Résonances,Ces couples qui nous parlent - L`HEBDO-BLOG
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Résonances « Si les grands romanciers sont supportables, c’est pour autant que tout ce qu’ils s’appliquent à nous montrer trouve son sens, non pas du tout symboliquement, non pas allégoriquement, mais par ce qu’ils font retentir à distance »1 dit Lacan. Au-delà de l’agencement des mots, du style, des personnages, le sens d’un roman, pour qu’il soit bon, a à retentir. Au-delà de la lumière, du cadre, du son, du corps et du jeu des comédiens, un film de qualité offre à entendre un au-delà qui nous réveille. Autant dire que la musique du sens a à continuer de sonner puissamment à nos oreilles pour que les résonances continuent de se décliner. Infinies, les répercussions du sens d’une œuvre sont aussi imprévisibles. En nous livrant leurs coups de cœur pour un livre ou un film, les auteurs de cette semaine se font passeur de ces résonances. Et à bien y regarder, la moisson de l’Hebdo Blog pourrait nous éclairer sur deux aspects : d’une part, qu’est-ce que Juste la fin du monde de Xavier Dolan « fait retentir à distance » ? Quel est le sens au-delà du « tas de petits traits sensibles du réel qui ne veulent rien dire » 2 dans le livre La moustache ? Mais aussi : qu’est-ce qui a percuté Marie-Agnès Macaire dans sa lecture du livre de Philippe Lacadée François Augiéras : l’homme solitaire et la voie du réel ? Quel aspect de L’envers de la biopolitique d’Eric Laurent a poussé Pascal Simonet à prendre la plume ? Qu’est-ce qui a fasciné René Fiori dans L’œil de la poupée d’Irina Ionesco ? Et qu’est-ce qui a attrapé Yann Le Fur lors de la projection de Night Call ? C’est ce que Dalila Arpin nous confie : dans ces couples d’artistes qui l’ont inspirée résonnent quelques-unes des notes de sa propre histoire. 1- Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Editions du Seuil, 1994, p. 145. 2- Ibid., Ces couples qui nous parlent, entretien avec Dalila Arpin 1) Couples célèbres, liaisons inconscientes sort au moment où vous faites votre premier témoignage de passe lors des J46. Vous écrivez en introduction comment l’énigme du couple que formaient vos parents s’est déchiffrée de manière saisissante dans votre analyse. Pouvez-vous nous en dire davantage sur comment s’articulent votre passe et la sortie de votre livre ? Oui, en effet, l’idée du livre est issue de cette découverte saisissante de la liaison inconsciente du couple de mes parents. Si mes parents s’entendaient bien, ils avaient des centres d’intérêt très différents : mon père était plus pragmatique, de par son travail d’architecte et ma mère, plus intellectuelle, en tant que professeur de français. Mais ce que l’analyse m’a révélé c’est que la bonne humeur de mon père et sa tendance à plaisanter convenait parfaitement à ma mère, d’habitude plus sérieuse. La rencontre avec mon père lui avait permis d’échapper à une tendance à la tristesse qui s’était manifesté en elle pendant sa jeunesse. Finalement, la contingence fait bien les choses car si j’étais en train de travailler sur ce projet depuis plusieurs années, la sortie est venue s’associer à la présentation de mon premier témoignage, rejoignant ainsi son articulation logique : la découverte du rapport intersinthomatique de mes parents a trouvé un rebroussement dans cet effet de création. 2) Votre livre éclaire magistralement les complexités de la vie amoureuse avec les concepts freudiens et lacaniens. Loin de présenter des études de cas, vous cernez de près le singulier des liens amoureux de ces personnalités. Pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes laissée enseigner par ces vies selon l’éthique de l’orientation lacanienne ? Je suis partie notamment de la lecture des biographies de ces personnages et d’autres ouvrages pouvant m’éclairer. Ensuite, bien que ce matériel ne soit pas l’effet d’une écoute sous transfert, j’ai essayé de trouver dans chaque trajectoire un fil conducteur : quelle réponse chacun ou chacune avait donné aux enjeux réels auxquels ils avaient eu affaire. Au lieu de chercher à appliquer des catégories théoriques, je me suis laissé enseigner, de la même façon que par mes analysants. La liaison inconsciente est venue répondre à ces enjeux, que chacune de ces personnalités avait eu à traverser. Et bien qu’on trouve des éléments qu’on pourrait qualifier d’invariants, comme a pu le faire en Anthropologie Françoise Héritier – en l’occurrence, la logique amoureuse freudienne, selon laquelle un homme cherche une femme qu’il puisse sauver, il y a, dans chaque cas, des notes singulières. Ainsi, Scott Fitzgerald veut guérir une femme, tandis que Juan Domingo Perón, sauve une femme de la pauvreté et de l’opprobre et le Che Guevara, médecin de formation, épouse une femme blessée. Ou encore Arthur Miller qui devine l’orpheline à sauver derrière la femme fatale. Si Hannah Arendt et Dora Maar font l’expérience du ravage dans la relation amoureuse, pour chacun d’elles, cela se fait de façon différente. C’est cette attention au plus singulier de chaque histoire dans son rapport au réel qui est pour moi la grande leçon de l’orientation lacanienne. 3) Ces célébrités toutes sensiblement contemporaines appartiennent au siècle dernier, pouvez-vous vous nous dire quelques mots sur ce qui a présidé à leurs choix ? Il est vrai que je n’ai pas cherché à faire des choix représentatifs ni d’une époque, ni à les distribuer dans des catégories précises. Je me suis laissée guider par la boussole de mon désir. Mais l’inconscient fait bien les choses et je me suis aperçue, une fois le staff au complet, que tous ces personnages appartenaient au XXème siècle, c’est-à-dire, à l’époque dans laquelle ont vécu mes parents, comme le pointe très justement Hélène Bonnaud[1]. Ce sont, pour la plupart des gens dont j’ai appris l’existence par mes parents et qui sont devenus, dès lors, énigmatiques à leur tour, comme par exemple, le Che Guevara, dont le nom était tabou dans l’Argentine des années 1970. Marilyn Monroe avait été une icône admirée par ma mère et d’après qui elle avait prénommé sa chatte. Quand j’étais enfant, ma mère avait formé un surnom avec mes deux prénoms qui était assez proche de ce nom. Mon père s’y connaissait en peinture et m’a fait découvrir, pendant ma jeunesse, Dali et Picasso, entre autres artistes. A un autre niveau, je retrouve des éléments de mon cas dans plusieurs de ces histoires. 4) La célébrité de ces couples en fait-elle des sortes d’archétypes ou paradigmes du « faire couple », des objets où projeter ses fantasmes ou ses propres interrogations ? La célébrité de ces duos m’a permis de creuser la question : « comment fait-on couple ? », chacun à sa façon, au-delà des recettes ou des convenances sociales. D’où leur résonance avec la façon de faire couple pour chacun d’entre nous. L’une des découvertes les plus intéressantes de cette aventure a été de constater combien ces histoires étaient parlantes pour ceux qui les lisaient. Il est ainsi arrivé que des gens qui ont fait partie des lecteurs, se reconnaissent dans ces histoires. Récemment, une lectrice m’a écrit pour me dire que la lecture du livre lui avait permis de comprendre non seulement son propre couple, mais aussi celui de ses parents, de sa famille, de ses amis. Cela démontre qu’à chaque fois qu’on lit ou qu’on écrit, on y met du sien. Et c’est la seule façon de lire du point de vue de la psychanalyse : à partir de sa propre position subjective. Jorge Luis Borges disait que lorsqu’un auteur nous parle, c’est qu’il a écrit pour nous. Lacan ne nous apprend-il pas qu’une lettre arrive toujours à destination ? [1] Lacan Quotidien, n° 606, http://www.lacanquotidien.fr/blog/2016/11/lacan-quotidien-n-606/ Juste la fin du monde – une allégorie de la solitude On ne sait et on ne saura pas ce qui s’est passé, ce qui s’est produit pour que chaque une, Martine, la mère, Suzanne la petite soeur et chaque un, Antoine, le frère aîné dépossédé dès sa naissance du prénom paternel et Louis, le frère cadet, qui en hérite, soient pris dans sa souffrance et sa jouissance propre sans possibilité aucune d’en transmette quelque mot. Suzanne questionne, dit le manque de ce frère qu’elle a peu connu, parti il y a 12 ans, devenu un auteur célèbre. La mère cautionne, tu es celui qui avait le droit de partir. Antoine est pris pour un con et s’y emploie à l’envi. Il est cruel et désespéré. Louis, le héros, aime les garçons, il est parti de chez lui et revient pour leur dire qu’il va mourir. « Dans combien de temps ? » est la question de la femme d’Antoine. Pure équivoque ? Elle ne parle pas de ce que l’on croit qu’elle a deviné. Ou peut-être le sait-elle trop bien et revient-elle sur ses pas. Xavier Dolan nous rend palpable le malentendu entre les parlêtres. Les silences, les plans serrés sur les visages, sur les corps enlacés, sur les regards insistants ou subrepticement posés, participent de ce huis-clos où la famille ne peut tenir. Du père, il est peu question, figure mythologique de l’âge d’or de la famille, celui qui emmenait tout le monde en voiture le dimanche. Mais dont on sait juste qu’un jour il a été là et dont on ne sait rien du pourquoi il n’est plus. Une énigme de plus. La chaleur s’intensifie dans ces trois heures que durent le repas dominical, les semblants de retrouvailles heureuses, ne dureront même pas le temps d’un après-midi. Ah les dimanches ! Ceux qui étaient joyeux du temps du 4, papa et maman avec leurs deux fils mais qui cessent d’exister quand Suzanne nait et que les garçons sont adolescents. « Ça ne servait plus à rien ces escapades », ponctue la mère. Qui est visé ? Les garçons qui ont grandi et n’ont plus voulu suivre leurs parents ? La petite sœur qui rompt l’harmonie ? Chacun est visé. Louis est celui qui s’est sauvé, avec toute la chaîne des associations possibles. Mais personne ne se sauve totalement de sa famille, de son carcan, des identifications refilées et habitées. La voie sublimatoire lui a sûrement permis d’écrire sa famille, son exil, d’en témoigner et de la rendre lisible, dicible, à d’autres. Il a pu jouir du succès de ce savoir écrire qu’il a nourri en partant. Mais une fois près d’eux, il est plus exilé que jamais. Louis pense qu’il doit leur dire de vive voix et à corps présent, qu’il va mourir. L’ont-ils deviné ? Ou sont-ils tanqués dans leur névrose et leur naïve et désespérée croyance qu’ils vont revoir Louis ? Les volutes de fumées de cigarette accompagnent des plans très serrés. La cigarette est tour à tour un recours pour les âmes esseulées, puis un objet de transaction, entre ceux pour qui c’est permis et les autres, dont la mère, qui s’autorise à fumer devant le fils prodigue et se cache de l’aîné, porteur de l’interdit. Un film à la hauteur de ce que nous enseigne la psychanalyse avec le dernier enseignement de Lacan, lu par Jacques Alain Miller : « La Jouissance comme telle est Une, elle relève de l’Un, et elle n’établit pas d’elle-même de rapport à l’Autre. Il n’y a pas de rapport sexuel veut dire que la jouissance est en son fond idiote et solitaire. »[1] « Juste canadien sorti en la pièce en 1990. la fin du monde » est un film dramatique francoécrit, coproduit, réalisé et monté par Xavier Dolan, 2016. Il s’agit de l’adaptation cinématographique de de théâtre du même nom, écrite par Jean-Luc Lagarce [1] Miller J.-A. « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, Paris, Navarin/Seuil, octobre 1999, p.21. Un léger imprévu… C’est ce qui nous est arrivé le 29 septembre[1] alors que nous apprêtions à nous installer confortablement dans les fauteuils du cinéma de la cité de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême pour regarder Nightcrawler. Ce que l’on n’avait pas vu venir, c’était la panne de courant qui plongea la salle et la moitié de la ville dans le noir ! L’objet regard réduit au silence ? Il en fallait plus pour refroidir un public venu en nombre découvrir, pour beaucoup, ce film malheureusement passé un peu trop sous les radars médiatiques lors de sa sortie en salles. Et la lumière fut ! C’est donc avec un léger retard que nous pûmes nous laisser happer par le regard sidéral et sidérant d’un Jake Gyllenhaal au sommet de son art. Il incarne ici Lou Bloom, antihéros au visage émacié et à la trajectoire désincarnée, que l’on va suivre dans son évolution au sein de l’univers des chaines de télévisons locales qui s’abreuvent des crimes et des accidents que la ville de Los Angeles fournit chaque nuit par dizaines. Voilà un personnage qui se présente comme le sujet moderne par excellence coupé de toute honte, affect daté de la subjectivité, comme nous le rappela Rodolphe Adam au cours des échanges qui suivirent la projection. On découvre comment ce personnage Joycien, son patronyme y est bien pour quelque chose, achève ses errements un soir en se branchant sur la figure des Stringers[2] qu’il observe filmant un accident de voitures sur une autoroute. Adossé au discours capitaliste, il déploie alors sa toile sur la cité des anges d’une façon telle qu’il contamine tous ceux qui l’entourent. Tout cela est parfaitement illustré quand on le voit contempler l’effet que ses images trashs produisent sur les techniciens, les journalistes et les spectateurs qui les découvrent, le regard fixé sur les écrans. Ce que Dan Gilroy, scénariste hollywoodien dont c’est le premier film en tant que réalisateur, saisit ici, c’est bien ce point de « la dynamique centrifuge du regard »[3] comme Lacan pouvait l’anticiper dans son dernier enseignement. Gilles Collas, président de l’association Hidden Circle et représentant du monde cinéphile, nous rappela d’ailleurs l’importance qu’avait pu avoir la figure du voyeur au cinéma, chez Hitchcock et De Palma notamment. C’est là aussi un point auquel Lacan avait été sensible quand il pointait, en lien avec le concept essentiel de la pulsion, que « le regard est cet objet perdu, et soudain retrouvé, dans la conflagration de la honte, par l’introduction de l’autre »[4]. La dernière indication clinique de Rodolphe Adam, sur la dimension kleptomane de la jouissance de Lou Bloom nous sera ici précieuse pour approcher également ce qui se joue chez certains sujets modernes que nous pouvons rencontrer dans notre pratique comme relevant d’une tentative de captation, voir d’un vol pur et simple, de l’image et du regard chez l’autre. [1] Projection du Night Call le 29 septembre à Angoulême en présence de Rodolphe Adam, membre de l’ECF, et Gilles Collas, président d’Hidden Circle. [2] Journalistes indépendants. [3] J. LACAN, Le Sinthome, Séminaire XXIII, p. 85. [4] J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, Séminaire XI, p.166. Des erreurs délicieuses, une folie créatrice ! Le jeudi 15 septembre, dans les salons de la librairie Mollat, Philippe Lacadée[1] invité par l’ACF-Aquitania, présentait son dernier ouvrage : François Augiéras, l’Homme solitaire et la voie du Réel. L’auteur de ce livre s’est effacé derrière l’écrivain dont il parle. Il l’a suivi pas à pas ; Parfois même leurs styles se confondent. Cet ouvrage se lit comme un roman. La vie de François Augérias nous étonne, nous embarque dans une sorte de suspens au vu de ses déplacements géographiques, de ses élaborations, ses tentatives de combler le trou du signifiant qu’il n’y a pas. Père mort juste avant sa naissance, Nom-duPère non advenu, il s’avance dans la vie, peur et courage confondus. C’est un livre qu’on lit du début jusqu’à la fin. Cet écrit de Philippe Lacadée semble se mouvoir entre l’écrivain Augiéras et le lecteur que nous sommes. Avec délicatesse il nous fait entrer dans l’univers de l’Homme, insufflant le désir d’en savoir plus. Quelques repères théoriques jalonnent le texte, brefs, précis, indiquant la construction délirante de François Augiéras. Ces trouées cliniques n’envahissent pas le texte, n’entachent pas la beauté de l’écriture. Au contraire, celle-ci apparaît dans toute sa poésie. Pas de diagnostic donc, mais l’élévation de l’écriture, des trouvailles d’Augiéras à la dignité de celles d’un grand écrivain. Cet ouvrage se lit aussi comme un poème. On est frappé par cette poésie qui n’annule en rien la souffrance, la puissance, la jouissance à laquelle l’artiste avait affaire. Un style y est à l’œuvre. On découvre la naissance de l’écriture d’Augiéras, dans le désert d’El Golea, à partir du grand lit de fer, face aux étoiles, jouissant terriblement des assauts d’un vieillard, enfonçant « ses ongles au creux du matelas, sur des draps blancs », « premières l’indicible. »[2] lettres » de « l’écriture de On découvre la solution de cet homme : incarner l’Homme nouveau, via le Dieu de l’Univers, en lien avec le Cosmos. On découvre son désir de se séparer du monde des humains pour se lancer dans un Univers sans bornes, hors du temps, « depuis toujours et à jamais »,[3] et se réaliser comme un « être de toute éternité »[4]. A la librairie Mollat, Philippe Lacadée entouré de Pénélope Fay[5] et de Rodolphe Adam[6], fut accompagné dans la découverte de François Augiéras, par Marc Saboya[7]. Celui-ci commenta principalement l’une des peintures de cet écrivainpeintre qui installa son atelier d’artiste dans une grotte en Périgord dans le village magnifique de Domme. Peignant sur du bois, sur des tissus, sur les supports à sa disposition, ces toiles superbes, inclassables, reflètent par leurs couleurs chaudes l’ambiance des grottes préhistoriques si proches de Domme, telle celle de Lascaux. On y retrouve le désert d’ El Golea, les rocs du Périgord, des silhouettes de jeunes garçons etc. On y retrouve aussi l’atmosphère du « délire » d’Augiéras. Celui-ci aurait peint 200 œuvres, dont seules 100 sont répertoriées. Philippe Lacadée a voulu se faire le passeur de François Augiéras, et il a réussi. Tout son livre incite à se plonger dans l’écriture de celui-ci, peu d’ouvrages d’ailleurs, avec en son cœur Le vieillard et l’enfant[8]. Pour terminer, un mot à propos d’un des derniers chapitres de « l’Homme solitaire ». Il s’agit de sa rencontre avec un enfant, et cette rencontre, inédite, inouïe, très pure, adoucit sa vie. Alors qu’il était exclu du village, voilà qu’un enfant lui porte des fleurs ! Cet enfant lui permet d’avoir un visage, il devient celui dans lequel il peut se voir, et ce soutien imaginaire remettra de la joie dans son existence. Au cours de ce moment à la librairie Mollat, Philippe Lacadée et ses interlocuteurs ont su certainement produire de nouveaux lecteurs. [1] Philippe Lacadée, psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP, auteur de nombreux ouvrages, dont Robert Walser, le promeneur ironique, Cécile Dufaut, 2010. [2] Philippe Lacadée, François Augérias, l’Homme solitaire et la voie du Réel, Editions Michèle, 2016, p. 111. [3] Ibid, p. 211. [4] Ibid, p. 254. [5] Pénélope Fay, psychologue, membre de l’ACF-Aquitania, rédactrice de Tresses, bulletin de l’ACF-Aquitania. [6] Rodolphe Adam, psychologue, psychanalyste, membre de l’ECF et de l‘AMP, délégué régional de l’ACF-Aquitania. [7] Marc Saboya, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Bordeaux III, auteur de nombreux ouvrages sur l’architecture contemporaine, notamment Bordeaux, l’architecture et son double, 2013. [8] François Augiéras, (Abdallah Chaamba), Le vieillard et l’enfant, Paris, Minuit, 1963. L’œil de la poupée L’oeil de la poupée[1], c’est autobiographique d’Irina Ionesco. le titre du livre La fascination qu’il dégage tient au fait qu’il est écrit à la troisième personne, que tous les noms réels y sont substitués par d’autres fictifs, sans pour autant que le lecteur ait affaire à un roman. Irina se regarde vivre tout au long du livre, et nous fait participer à son regard qui dans le même temps interprète. Et ce style, qui fait puissamment exister ce regard surplombant, est syntone au sentiment de la vie qui peine à irradier le corps de la jeune fille, puis de la jeune femme. L’immense tristesse de sa grand-mère qui l’élève, mais surtout le silence pesant de la lourde énigme de sa naissance, et encore plus ce « regard dans lequel elle ne se voit pas », et qui est celle de cette mère à l’absence irrémédiable autant qu’inconsolable pour la jeune enfant, en est le prisme mortifère. Entendant les mots de l’amant de sa mère qui annoncent l’embarquement vers un lointain pays et l’absence de cette dernière, « A ces mots, le vertige envahit Isa et tue à jamais une partie d’elle-même. La petite grandira à même la cavité béante qui vient de se creuser au centre de son corps »[2]. Et encore « Maintenant, elle hurle. Elle a été abandonnée. Elle a perdu tout miroir. Irréversiblement ». Se joindront à cela les absences tout aussi inexpliquées du père. L’oeil de la poupée, ce sont les yeux verts de cette mère, jeune, belle, impassible, qui s’absentera de longues années, quatorze, pour un lointain pays. Et dont plus tard, les yeux de la maîtresse d’école d’Isa/Irina prendront le relais. Mais c’est aussi cette poupée de porcelaine offerte par le père, ou encore cette danseuse qui lui ressemblait. Pour la jeune fille s’enchaînent les maladies qui pullulent dans cette « cavité » mortifère du corps de l’enfant : hémorragies nasales qui la vident de son sang en Roumanie, pays natal où elle passe les premières années de sa vie, fièvre de la tétanie, dénutrition pendant la guerre, puis pleurésie, et incessantes angoisse et cauchemars. Se produit à l’adolescence, en assistant à des spectacles de cabaret, un revirement subjectif, et conséquemment un « rebroussement » du symptôme par le choix de son métier. « Sa vraie culture serait le sens du corps ». Isa/Irina devenue jeune femme va ainsi domestiquer cette « cavité ».[3] D’abord par la discipline de la danse « Son corps a besoin de vie. Ces exercices quotidiens lui apportent un bien-être »[4]. Puis comme écuyère acrobate, « Dans quelques heures, elle sera à nouveau ce point de mire, une cavalière au corps sculptural ondoyant au rythme de la musique animant le manège du célèbre Bal Tabarin. »[5] Ensuite à dix-neuf ans, comme contorsionniste, évoluant avec deux boas accompagnant ses contorsions. « Isa est devenue une femme spectacle [….] La femme aux serpents ». Puis comme acrobate encore. Comme le dit l’auteur, « c’est grâce à cette discipline du corps, qu’elle assurait un équilibre à son errance »[6]. L’atmosphère produite à cette époque par la découverte freudienne irrigue de bout en bout le récit. Nous sommes dans la première moitié du vingtième siècle, Isa/Irina rencontre un philosophe danseur. Elle deviendra aussi la cible vivante d’un lanceur de couteaux qui la laissera pour aller finir ses études de psychanalyse en Argentine. Puis elle se lie avec un révolutionnaire professionnel. Elle parcourt le monde, passe plusieurs années en Syrie. « Dans l’espace idéal de la scène, elle devient le rêve de l’autre »[7] Mais au cours d’un spectacle, c’est l’accident. Son partenaire n’a pu la rattraper au cours d’une voltige acrobatique. Isa/Irina, après une longue hospitalisation, commence alors à faire des croquis, et peint. De retour à Paris, elle deviendra la photographe sulfureuse et controversée que l’on sait. « Toujours l’effigie de cette femme. Sa mère est venue l’habiter. Pendant toute la seconde partie de sa vie, à coups de milliers de clichés photographiques, Isa désirera la reproduire ». Transposant, sublimant ainsi, dans cette superposition, ou plutôt cette fusion, de la mère imaginaire et de sa fille qui lui servait de modèle, l’acte de son père qui fit de sa fille, la mère de leur enfant : Isa/Irina. De la couleur verte des yeux de la mère-poupée, et du corps tétanisé de la jeune fille par cet Autre au regard vide d’affect, à la discipline contorsionniste vivifiante sous le regard anonyme du public, le regard ira se matérialiser dans l’appareil photo, productions photographiques qui répèteront, dupliqueront, avec la propre enfant d’Isa/Irina comme modèle, la réelle confusion fille-mère, non sans que ses contorsions autour du vide corporel aient été stoppées net par l’accident. La trajectoire du regard, signifiant autant qu’objet réel, trouvera son ultime point d’impact dans le scandale soulevé par sa fille Eva une fois devenue adulte, après avoir fui, adolescente, le délire maternel. [1] Ionesco Irina, L’oeil de la poupée, Paris, Editions des femmes, 2004. [2] Ibid., p.13 [3] Lacan J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.676 : « Il est des techniques du corps où le sujet tente d’éveiller en sa conscience une configuration de cette obscure intimité ». [4] Ibid., p.112 [5] Ibid., p.121 [6] Ibid., p.138 [7] Ibid., p.170 Des choses qui ne se font pas « Lituraterre » signe le démariage de Lacan avec la conception communément admise de l’écriture comme dépôt de petites lettres sur une page. Il y proclame que l’écriture se loge au cœur même de la parole. Dans le même temps que l’on parle, se mobilise l’instance de la lettre, l’effet de l’écrit. Quelque chose s’écrit dans la parole, se précipite, se jouit. C’est ce lien entre jouissance et écriture qu’Éric Laurent, invité à Bruxelles le 15 octobre dernier par l’ACF-Belgique à répondre à huit questions [1] autour de son livre incontournable, L’envers de la biopolitique, est venu tisser de manière magistrale. Pas un mot en effet que quelqu’un emploie qui ne soit gauchi par le fait qu’il le prononce[2]. Le sens tourne autour d’une rupture, d’une brisure fondamentale, ça s’y sense. Ce sens s’ancre en un point dans une logique temporelle. Cela s’éprouve tout spécialement dans la séance analytique où se croisent présent, passé et futur, noués par un point de capiton. De cette actualisation surgit une illusion particulière, celle d’un c’était écrit. Le sujet croit rattraper, réécrire les chapitres perdus de son histoire. Mais Lacan fera valoir que livre du sujet n’est pas déjà là, qu’il s’écrit au moment même où il parle, comme dans le rêve. Subvertissant le mode freudien du dépôt des traces dans l’inconscient mémoire, il s’avancera résolument vers un inconscient qui n’est plus constitué que de trous serrés par des nœuds, substituant à l’illusion du c’était écrit, une nouvelle écriture qui prend appui sur cette structure de réversion temporelle. Du fait que l’on ignore ce qui est écrit, que l’on s’avance sans la garantie du système de traces, ne subsistent que les équivoques dans la langue, nécessitant toujours une nouvelle lecture. L’écriture devient l’opération même qui permet de traverser le sens et de faire qu’après n’est plus comme avant. De ce mouvement, l’interprétation ne sort à coup sûr pas indemne. Que l’analyste fasse reson dans le corps suppose un usage de la résonance qui va au-delà de celui de « Fonction et champ de la parole et du langage ». Ce n’est plus un S2 équivoque qui permet de lire le S1 à nouveaux frais, mais plutôt la mise au jour d’une passion du parlêtre, soit S barré complété de l’objet petit a, sur le mode de l’équivoque. Il s’agit de surjouer, de remettre une couche sur le souvenir pour faire mouche à partir de l’objet petit a comme surprise, et manier ainsi une écriture qui est « désimpression », une écriture qui fait surgir la rupture toujours possible. L’analyste n’a pas à faire de son corps n’importe quoi, il doit « pouvoir incarner à un moment donné, un effet de présence de l’Autre du langage qui ne soit pas convenu, qui ne soit pas réductible à ce qui est attendu ». Pour arriver à faire des choses « qui ne se font pas » et qui néanmoins opèrent « dans une lueur étrange », l’analyste, objet petit a, a à sacrifier beaucoup. [1] Huit questions très argumentées étaient posées par Guy Poblome, Katty Langelez, Monique Kusnierek, Anne Lysy, Bernard Seynhaeve, Dominique Holvoet et Yves Vanderveken. [2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne – Choses de finesse, en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 26 novembre 2008, inédit, disponible sur le site de l’Ecole de la Cause freudienne : www.causefreudienne.net. La moustache : cette boussole phallique… Le roman s’ouvre sur un sourire : un couple harmonieux, très amoureux, discute tranquillement dans son salon. « Que diraistu si je me rasais la moustache ? » lance nonchalamment Marc à sa charmante épouse pour plaisanter. Celle-ci écoute d’une oreille distraite, répond qu’elle l’aime ainsi puis s’absente cinq minutes pour faire une course. En un éclair, devant son miroir, Marc décide de passer du witz à l’acte. En « riant silencieusement comme un gamin qui prépare un mauvais coup », il rase ce symbole de sa virilité, en imaginant avec jubilation et nervosité les mille réactions possibles de son épouse lorsqu’elle verra son image ainsi radicalement modifiée. Mais au retour de l’épouse, l’impensable se produit : rien ne se passe. L’épouse ne s’aperçoit pas de la métamorphose. Pourtant, se postant à l’entrée de l’appartement, « Il l’avait bien regardée au moment où elle le voyait. » Peu à peu, le witz tourne à la grimace, le gage à l’effroi. « Il demeura perplexe et agacé, éprouvant fortement l’envie d’une cigarette ». Puis la perplexité ouvre à une multitude d’hypothèses : elle se moque de moi, c’est une blague… Au comble de l’angoisse, il finit par l’interroger : – « Tu n’as rien remarqué !? Mais, enfin, ma moustache ! » – « Quoi ta moustache ? Tu sais bien que tu n’as jamais eu de moustache »… L’univers de Marc commence à s’effondrer. Il ne comprend plus rien de ce qui l’entoure ni des intentions des autres. Car cette absence de moustache, personne ne la voit : ni la jeune épouse amoureuse, ni l’entourage amical, professionnel…. Plus rien n’a de sens. Que se passe-t-il ? Complot ? Comédie de l’indifférence ? Et le lecteur bascule avec lui dans un monde de folie : ce ne peut être qu’une conspiration, un gigantesque canular. Plus rien ne le raccroche à la réalité. Même les photos sont trompeuses : est-ce bien lui, là, que l’on voit sur la photo, souriant et moustachu ? Si, dans le film tourné en 2005, Marc trouve à se raccrocher à un point de capiton – comme nous l’indiquait Eric Zuliani dans un récent numéro de Matuvu – dans le roman, c’est toute l’existence de Marc qui part à la dérive. Dans sa tête, « tout se désagrégeait. » Dans la question préliminaire, Lacan recompose son schéma L avec le schéma R car il est animé de cette question : comment se fait la relation entre l’imaginaire et le symbolique ? Entre l’image, le corps, et la signification de son être, qu’est-ce qui fait trait d’union ? Qu’est-ce qui permet de nouer ces deux plans et, ainsi, de stabiliser l’univers d’un sujet en lui donnant un sens ? L’élément qui lie ces deux champs, c’est le phallus. « Le phallus est un terme charnière, car il a un pied, à la fois dans l’imaginaire, à la fois dans le symbolique »[1]. C’est ce qui permet de se reconnaître dans le miroir et de se voir, (plus ou moins) à son avantage. C’est l’élément phallique qui permet au sujet de s’identifier à son être de vivant et « c’est ce que l’on réclame du phallus : qu’il soit vivant »[2], qu’il incarne la vivacité, l’humour, etc. C’est pourquoi ce roman commence comme une bonne plaisanterie, car il met tout de suite en jeu le phallus. Mais le sourire se transforme en grimace lorsque l’on s’aperçoit qu’ici, le phallus n’était qu’imaginaire. La dérive du sujet témoigne d’une absence d’identification symbolique. Marc n’est pas identifié au signifiant phallique, il lui faut la moustache réelle pour se « voir beau » et avoir une identité. C’est pourquoi tout file lorsqu’il se rase la moustache : narcissisme, imaginaire, signification, réalité… Aucun point d’arrêt à cette fuite de sens. Il n’a plus la boussole phallique. Quand plus rien ne fait sens, tout fait signe. Alors, V., en pleine errance, s’enfuit, prend un billet d’avion pour n’importe où, s’imagine poursuivit. Il ne se reconnaît plus dans le miroir, plus rien ne soutient le champ de la réalité pour lui. Son monde subjectif s’effondre, il délire. « Le point fondamental pour un sujet c’est cette identification phallique, c’est ce qui donne son assise au sujet »[3]. Ici, Marc n’est plus phallicisé. Confronté à l’horreur réelle de la castration, il ne trouve pas d’autre issue que de s’extraire lui-même du tableau… [1] Séminaire de l’ECF animé par Jean Louis Gault, 2012/2013 – Lecture de la question préliminaire, inédit. [2] Idem. [3] Idem.