LA VOIE DES PROFONDEURS
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LA VOIE DES PROFONDEURS
LA VOIE DES PROFONDEURS De l’Océan à l’Inconscient : voyage dans un monde d’énergie et de symboles Deuxième partie : « Le Vif Argent » « A l’origine, la mer. Dans ses vagues, l’algue et la vase donnent naissance à une pierre. La pierre accoucha de l’homme et la femme. » Mythe des îles Tonga « Surfeurs, c’est donc tout un univers physique et symbolique qui s’ouvre devant nous, un monde animé tout à la fois par les lois de la matière et celles du psychisme, un monde des mères mais aussi des fils. » Dans le bulletin n° 4, Cédric Grèze terminait ainsi « Surfer l’inconscient », la première partie d’une réflexion qu’il poursuit pour nous. C ar dés lors qu’il y a une Mère, il y a souvent un Fils. J’ai fait il y a plusieurs mois un rêve dans lequel se mêlaient la thématique chtonienne à la thématique océane. Un enfant de l’Océan, un Fils de la mer et des vagues en était le héros et le génie. La scène se déroule dans un lieu composé d’une surface et d’un souterrain. A la surface se déchaîne une fête très animée. Et sous cette soirée endiablée, dans une grande caverne creusée dans la roche brute, se joue une action fort différente. Sur le sol de la vaste cavité rocheuse est creusé un puits rond en pierres, qui s’enfonce profondément dans la terre. Au fond du puits, sans que je le voie, se trouve un surfeur qui y est enfermé. J’essaie de le photographier. Pour cela, je fais le tour du puits pour me situer dans une bonne position par rapport à un trait de lumière qui tombe sur le puits et me permettrait de photographier le surfeur correctement, mais je ne parviens pas à le distinguer. Installé à côté du puits se trouve un arabe en train de prier. C’est le gardien du puits. Il prie Allah afin qu’il lui accorde son soutien pour garder le surfeur enfermé au fond du puits. Ce motif du « surfeur de la grotte souterraine enfermé au fond du puits », ce fils de la mer et de la terre, évoque le Mercure emprisonné dans la bouteille au pied de l’arbre dans le conte rapporté par Jung au début de « L’esprit Mercure »*. Dans le rêve, je ne le vois pas directement, et malgré mes efforts, j’éprouve des difficultés à le photographier. Ainsi, cet étrange surfeur au fond du puits ne se rapporte-t-il pas au « secret intime de l’être » évoqué par Marie-Louise von Franz dans son puissant article : « L’homme cosmique, image du but de l’individuation et de l’évolution humaine »*1 ? Voici ce qu’en dit Marie-Louise : « Cette figure, elle aussi, veut rester cachée et atténuer son éclat, rester un secret de l’individu et, dans toute la mesure du possible, ne pas devenir visible à l’extérieur. » Et dans le Picatrix arabe, voici comment Picatrix s’adresse à Hermès : « Tu es si caché que l’on ne connaît pas ta nature, tu es si subtil que tu ne peux être défini par aucune qualification. »*2 * Carl Gustave JUNG, Essais sur la symbolique de l’esprit, Albin Michel Ouvrage collectif, Jung et la voie des profondeurs, La Fontaine de Pierre *2 Encyclopédie des symboles, La Pochothèque *1 Il y a une situation dans le surf où le pratiquant peut devenir complètement invisible à l’œil du spectateur : c’est quand il disparaît dans le « tube », dans la « chambre verte », recouvert par la déferlante. La forme d’un tube pourrait faire penser à un petit puits posé horizontalement Ŕ un puits dynamique et vivant en train de « dérouler » sa forme. Cet espace si singulier et éphémère, cathédrale d’eau et d’air, est le sanctuaire du surfeur. C’est l’apogée, le moment le plus intense qu’il puisse vivre sur sa planche. En cet instant rare, le surfeur et la vague ne font plus qu’un. Certains surfeurs disent que tuber procure des émotions plus puissantes qu’un orgasme. Sorte de satori éclair, de nirvana fugace et d’épiphanie corporelle, ce court instant représente, dans l’univers, l’un des rares moments d’harmonie absolue entre l’homme et la nature. Sans doute est-il permis de rapprocher ce motif de deux expressions mythiques liées au surf. La première que je mentionnerai est l’histoire du « Surfeur d’argent », super héros issu d’une BD américaine. Au moment de relater cette histoire, il me semble utile d’évoquer rapidement le rêve qui incita Marie-Louise à faire mention du Mercure alchimique dans son article sur « L’homme cosmique ». Il s’agit d’une femme de 45 ans qui rêve qu’en entrant dans sa maison de campagne, elle trouve sur le seuil un tas de paille et, « dessus, un homme d’un certain âge, vêtu comme un vagabond. La rêveuse comprend avec émotion que c’est le Christ. Toutefois, son corps n’est pas de chair et de sang, mais fait d’un métal étincelant et ardent. » « Le Surfeur d’argent » Ce fait rappelé, voici les grands traits de l’histoire du « surfeur d’argent » tels qu’ils sont brossés sur un site Internet se rapportant à cette légende contemporaine : « La planète Zenn-La a atteint un tel degré d'évolution que ses habitants vivent en paix depuis des millénaires. Mais tout change le jour où Galactus, le dévoreur de planètes, décide de détruire Zenn-La. Norrin Radd, le héros de notre histoire, propose à Galatus d'être son héraut en échange de la vie de Zenn-La. Galactus accepte et recouvre Norrin Radd d'une texture argentée lui permettant de résister au froid glacial de l'espace et l'investit aussi du pouvoir cosmique pour qu'il puisse mener à bien sa mission. Mais en arrivant sur Terre, le Surfer rechigne à voir cette planète pleine de promesses détruite. Il s'allie alors avec les 4 Fantastiques. Après un combat épique, Galactus est contraint d'abandonner, mais punit le Surfer en l'exilant à jamais sur la Terre. Commence alors la saga du Surfer d'Argent : le Surfer ne sera jamais accepté par cette Terre qu'il vient pourtant de sauver de la destruction ! Dés lors, son rôle consiste à faire des ronds sur son surf autour de la planète en se lamentant sur son sort d’exilé et sur l’ingratitude des humains qui ne voient en lui qu’une menace. » Ce mythème contemporain se rapproche du thème de notre rêve par le fait qu’il s’agit d’un surfeur, condamné à vivre caché ; il se rapproche aussi du songe rapporté par Marie-Louise car, comme le Christ de la rêveuse, ce surfeur est recouvert « d’un métal étincelant et ardent. » Dans son essai sur « L’Esprit Mercure », Jung le décrit comme le « Vif Argent » et en donne plusieurs dénominations dont celle de « Quicksilber », ce qui nous rapproche singulièrement du second motif que je voudrais vous présenter. « Quicksilber » … Il ne s’agit plus ici d’un conte ou d’un rêve, mais d’un fait réel très concret lié à l’économie mondiale. De nos jours, le surf n’est plus seulement un sport ou un art de vivre, mais il a également suscité un marché très florissant. Au sein de ce marché, il existe une marque de vêtements, la marque « Quicksilver », qui se traduit assez facilement par : vif argent. Créée par des passionnés et aujourd’hui cotée en bourse, Quicksilver est sans conteste la marque leader de ce marché, portée non seulement par des centaines de milliers de surfeurs de toute la planète, mais aussi par de très nombreux non-surfeurs. Il n’est pas dit spécifiquement dans mon rêve que le surfeur enfermé au fond du puits est une figure du « surfeur d’argent » ou du « vif argent », mais ce sont les images qui me sont venues spontanément au réveil. Le surfeur de mon rêve est caché, invisible, « hermétique ». Il est d’ailleurs si bien dissimulé que j’essaie de le photographier, mais sans y parvenir, malgré le trait de lumière qui tombe sur le puits, comme si la nature mettait du sien à la recherche de cette vision, tout en l’interdisant. Il ne faut en effet pas oublier la dangerosité du Mercure alchimique, personnalisation de la totalité de l’Inconscient, « cet être aux mille facettes, changeant et trompeur, (…) cet inconstant protéiforme et retors. »* Ce n’est sans doute pas pour rien que, dans le rêve, un « gardien du seuil » est en train de prier pour le garder enfermé. Comme le souligne Jung à propos de l’esprit emprisonné dans la bouteille, il a été « privé de sa liberté par une intervention extérieure et délibérée, artificiellement enfermé et banni comme un mauvais esprit (…) » Car quand cet esprit est libre, « il court de par le monde et se plaît aussi bien en compagnie du bien que du mal. »* L’évocation de la fulgurante réussite commerciale de « Quicksilver », dont on peut dire qu’elle s’est éloignée de sa base pour se consacrer au « business » de masse, nous encourage à explorer le côté séducteur du Mercure. Hermès, on le sait, n’est pas seulement le psychopompe, le « conducteur des âmes », il est aussi dieu du commerce, de l’industrie, des échanges et même des voleurs. Je me suis parfois laissé dire, en observant le monde contemporain tel qu’il est, voué sans limite à la production et à la commercialisation de tout, à la séduction trompeuse et à la publicité, qu’Hermès n’était peutêtre pas sans responsabilité dans cette drôle de situation, jouant sa farce à la planète entière, dans l’ombre, en sous-main, invisible et ignoré de tous. Jung voyait volontiers dans le Mercure alchimique l’ombre ou la compensation du Christ trop unilatéral. Est-ce un hasard si l’économie toute puissante et sans partage, dominée de part en part par les pulsions orales et anales, pulsions de dévoration cannibale d’un côté, et de pouvoir et de domination de l’autre, est-ce un hasard, donc, si cette économie toute puissante s’est imposée en premier lieu dans le monde chrétien ? « Face à la pureté et à la clarté de ce symbole (chrétien), le Mercure-lapis se révèle ambigu, sombre, paradoxal, et même franchement païen » écrit Jung. * Carl Gustave JUNG, Essais sur la symbolique de l’esprit, Albin Michel Nous savons bien que le « trickster », ce fripon divin qui se ballade encore, selon les fables amérindiennes, avec son sexe démesuré et détachable sur son dos, nous joue des tours sans cesse. Il prend un malin plaisir à nous faire explorer, à nos dépens, des voies sans issue, comme pour mieux nous enseigner à reconnaître, par nous-mêmes, celles qui ont plus de sens et d’avenir. Impitoyable, il se moque de nous en espérant, peut-être, que nous saurons apprendre quelque chose de ses farces. Il représente cette « profonde vérité anthropologique selon laquelle il n'y a pas de véritable création sans part d'ombre ni gaspillage » selon Guy Ménard*1. Notre présent collectif, où se côtoient si visiblement le commerce, l’absurde et la rapine, la violence et le sexe, n’est-il pas, au fond, l’une des farces du Mercure, ce « diabolique séducteur » ? Alors qu’il « pourrait apporter la lumière, nous dit Jung, il devient esprit du mensonge : à notre époque il célèbre les orgies les plus scandaleuses, soutenu par la presse et la radio (et aujourd’hui, la télévision), et précipite à leur perte des foules innombrables. » La « mer de mort » : destruction, traversée des enfers, renaissance et souveraineté. Notre monde de commerce est inféodé à la rationalité toute puissante, appelée aussi rentabilité dans l’économie mondialisée. Cette raison rigoureuse et structurée, déifiée, qui a refoulé loin d’elle sa « déraison pulsionnelle », est l’un des ferments les plus actifs de notre paradigme collectif. Ainsi, dans son inconscience et dans sa méconnaissance des phénomènes de l’âme, la société rationnelle, industrielle et technique, fouetté de plein fouet par un puissant « retour du refoulé » pulsionnel, a enfanté de plusieurs monstres destructeurs. Au XXème siècle, il y eut évidemment le péril nucléaire. Plus que jamais d’actualité aujourd’hui encore, le péril nucléaire s’est au cours du temps trouvé un frère jumeau, peut-être plus diffus et insidieux, quoiqu’en gestation depuis plusieurs siècles et tout aussi efficace : le péril écologique. Ces deux jumeaux menacent la planète de destruction, un peu comme Galactus, le dévoreur de planète, combattu par le surfeur d’argent. Comme l’indique Jung, « l’homme moderne est déjà tellement assombri qu’en dehors de la lumière de sa raison plus rien n’éclaire son monde. C’est pourquoi notre chère civilisation doit subir les évènements les plus étonnants, des évènements qui ressemblent bien plus à une fin du monde qu’à un crépuscule ordinaire. « Parmi les multiples peurs contemporaines représentées sur les télés du monde entier, les images apocalyptiques de déluge et de tempêtes tropicales, répétitives et lancinantes, diffusent en effet comme un parfum de fin du monde propre aux ères de grands bouleversements et de bascule civilisationnelle. Nous sommes plongés en pleine crise de l’environnement, crise que Chantal Delacotte a qualifiée d’ « initiatique » dans l’une de nos conversations. Une image parmi d’autres de cette crise me semble symptomatique. A la faveur du réchauffement climatique, un scénario d’élévation thermique des eaux océaniques et de fonte des glaces, entraînant progressivement une submersion des rivages, semble décrire une réalité tout autant physique que symbolique. Nous savons que les rivages, les côtes, les plages, sont des images parlantes pour symboliser la frontière entre conscient et inconscient. Dans les rêves et les mythes, c’est souvent le lieu d’émergence des contenus de l’inconscient, l’espace frontalier au sein duquel le duo conscientinconscient traduit en images perceptibles les forces obscures agissantes depuis les profondeurs les plus intimes de l’être, tapies dans l’ombre et la Ténèbre. Les images d’envahissement, d’engloutissement par les eaux sont parlantes. Celles présentées par Al Gore au monde entier dans son film « Une vérité qui dérange » sont sans ambiguïté. Néanmoins, cette image d’une ville côtière submergée, noyée sous les eaux que la civilisation, par ses agissements inconscients, n’a pas réussi à contenir, me paraît tout à fait symbolique : toutes les constructions des hommes et de la culture détruites, mises à bas par une irruption violente de la nature qui reprend ses droits. C’est un scénario de submersion par l’inconscient, d’invasion par les forces incontrôlables et destructrices de la vie et de la nature, auxquels il n’a pas été accordé une attention suffisante. C’est *1 http://pages.mlink.net/~menardg/tricks_tamia%20.html l’engloutissement, la destruction par les eaux maternelles, la noyade globale, la dévoration par l’ogre Mer, par la Grande Mère dévoratrice : Kâli la Noire ou Tiamât, dans leur aspect destructeur, que le héros n’a pas combattu. Personnellement, mes rêves m’ont souvent servi des images de raz-de-marée pour signifier un afflux d’énergie depuis l’inconscient. Par exemple, ce rêve, postérieur à celui du surfeur enfermé au fond du puits, dans lequel on le retrouve chevauchant une vague géante : « Venant de la pleine mer, un raz-de-marée se dirige vers la côte. Sur la pente de l’immense ondulation se trouve un personnage, un surfeur qui en suit la progression, ou même la dirige comme on conduit une monture, flottant au-dessus de la vague géante à même les pieds. » Selon le point de vue jungien, décrit dans les lignes qui suivent par Michel Cazenave dans son article consacré à la mer dans l’Encyclopédie des symboles, éditée à la Pochothèque, nous savons que « la plongée dans l’inconscient peut se terminer, selon les cas, dans la psychose ou, si on sait la négocier, dans le principe d’individuation. » Car « la liaison est immémoriale dans l’imaginaire humain entre la mer, la mort et la mère – la mer pouvant du coup y devenir, sous l’influence de la mère, un pouvoir de renaissance ; ou la mère, au contraire, une figure de la mort. » Et dans la mesure où « la mer se présente spontanément comme la meilleure image de la matrice primordiale et de l’inconscient » et où « toute vie sort de la matrice , (…) l’affrontement à la mer de mort et à l’inconscient le plus profond conduit vers la mère de vie et le thème de la nouvelle naissance (…) » Ainsi, la lutte avec la mer et ses monstres « remplit sa fonction mythique et initiatrice : combattre le chaos et affronter la nuit de l’âme pour faire advenir l’ordre du monde – ou de la psyché. » Ayant traversé l’enfer des fonds marins et affronté les créatures monstrueuses des abîmes, du Léviathan de Job au ventre du grand poisson de Jonas, en passant par Tiamât, le navigateur découvre enfin une île fortunée où « toute la maternité si puissante de la mer se condense et prend figure dans les Fées dispensatrices de souveraineté. » Sans doute est-il permis de rattacher ces « Fées dispensatrices de souveraineté » liées à la mer à la famille alchimique de « l’aquaster », l’astre aquatique, thème développé par Jung dans Synchronicité et Paracelsica*. Gouvernée par la lune et régnant sur le monde aquatique, l’aquaster représente l’aspect féminin du serpent Mercuriel, comme la fée Mélusine par exemple, créature hybride au buste de femme et à la queue de serpent, qui est selon Gérard Dorn « une vision qui apparaît à l’esprit », et qui, de par son lien à un travail d’imagination créatrice, se révèle comme « le secret symbolique de l’âme du monde » selon Michel Cazenave. Je vous propose ici un autre exemple avec cette « reine de la mer » imaginaire que m’a offert spontanément une petite fille à qui j’enseigne le surf (on remarque l’absence de jambes que remplace cette longue queue d’eau, qui rappelle la Sirène, dont Mélusine est l’un des avatars) ; les deux poissons se faisant face me semblent également significatifs, avec leurs rayures symétriques, illustrant le problème de l’affrontement des opposés ; on retrouve également le cœur comme centre du mandala quaternaire de la couronne, évoquant les illustrations médiévales du « cœur de Jésus » mentionnées dans « La légende du Graal » d’Emma Jung et MarieLouise Von Franz.*1 Dans la cadre de notre thématique océane, c’est donc la rencontre et l’accouplement symboliques avec les fées aquatiques qui procurent et dispensent la « souveraineté ». Mais que représente au juste cette souveraineté acquise à la faveur de cette union ? * Carl Gustave Jung, Synchronicité et Paracelsica, Albin Michel Emma JUNG et Marie-Louise VON FRANZ, La légende du Graal, Albin Michel *1 Sans trop risquer de se méprendre, je pense qu’il est possible d’affirmer qu’il s’agit de la souveraineté sur soi. C’est la souveraineté du roi sur son royaume, permise par son mariage avec les puissances divines maternelles dont il est issu. Elle manifeste l’empire de l’individu sur lui-même et sur son espace intérieur, quoique cet espace reste libre et autonome. C’est l’intégrité et la solidité du conscient face aux énergies puissantes de l’inconscient, obtenues à la faveur de la hiérogamie de ces deux termes fondateurs du vaste univers psychique. C’est la conjonction si vitale et précieuse de la raison rigoureuse et structurée avec l’immense champ irrationnel et pulsionnel duquel elle émerge et sur le socle duquel elle s’érige. Quand on est surfeur, la nature commande, certes, mais le surfeur se fraie un chemin en son sein. L’ancien mot hawaïen pour désigner le surf, employé chez les peuples premiers qui l’ont inventé est « He e’nalu ». He e’nalu décrit l’action du surfeur : « faire corps avec la vague en glissant sur elle ». Dans son court traité « Petite philosophie du surf »*, Frédéric Schiffer, professeur de philosophie à Biarritz, explique que, pour la mentalité primitive, « faire corps avec un élément signifie communier en esprit avec lui, échanger son âme avec la sienne. » On retrouve cette réunion, ici tout autant physique que symbolique, du « navigateur » avec une « fée aquatique ». Ainsi, surfer, à l’origine, s’apparente à une « transsubstantiation, à une transe. » C’est un « divertissement sacré » qui participe à cette quête de la souveraineté de soi. Nouer un contact avec l’Océan, quand ce contact et cette rencontre sont pleinement conscients, favorise puissamment la familiarisation avec ses propres énergies personnelles, ainsi que la découverte des forces mystérieuses qui nous entourent, qui nous animent et qui participent, par le dialogue constant qu’on instaure avec elles, à nous forger une destinée personnelle et à l’inscrire dans la destinée collective. Ainsi, la pratique de He e’nalu, participant du Grand Œuvre de l’individuation jungienne, favorise l’alliage unique de la pensée, du corps, de l’âme, et au-delà, du destin et de la nature. Mais quel est le fruit de cet alliage paradoxal ? Le produit qui en est issu ne s’apparente-t-il pas à cette « pierre des sages » tant recherchée et méditée par les philosophes alchimistes ? Cette pierre, dont les racines plongent dans la chair même du monde, symbole de la puissance de l’inanimé sur nos vies, mémoire et germe, qui, comme la pierre née de l’algue et de la vase du mythe tonga cité en épitaphe, donne naissance aux énergies masculine et féminine qui tissent l’étoffe du monde et des âmes. Ces deux énergies primordiales, qui se côtoient et s’affrontent dans le Vif Argent, comme dans chacun d’entre nous, et dont l’unification dialectique seule conduit à la guérison, à la remise en ordre des choses et du monde Ŕ ou, pour parler comme les chinois, en Tao. Cedric Grèze Cédric GREZE vit à Lacanau-Océan, enseigne le surf depuis ses 18 ans et pratique le bodyboard, petite planche sœur du surf. Fort d’une carrière de sportif de haut-niveau, Champion de France en 1995, il a monté sa propre école et une pédagogie personnelle de l’océan et des vagues. Engagé dans une pratique jungienne, c’est un grand admirateur de Marie-Louise von Franz, qu’il vit comme une sorte de grand-mère personnelle. www.bodyboardhouse.com [email protected] * Frédéric Schiffer, Petite philosophie du surf, Milan, collection Pause philo