IQuand Hans Magnus Enzensberger explore le Vieux

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IQuand Hans Magnus Enzensberger explore le Vieux
I
Quand Hans Magnus Enzensberger explore le Vieux Monde
L'Européen volant
• par Claude Roy
En étincelant
passe-partout des
frontières et
des cultures, l'écrivain
allemand déambule
clans toutes
les capitales d'Europe
lne suffitpas de toucher à tout pour briller
clair. Encore faut-il toucher juste. Neuf
fois sur dix, c'est le cas de Hans Magnus
Enzensberger, l'Allemand plus léger que
l'air et plus rapide que la lumière, vif
comme du vif-argent italien, érudit
comme un don d'Oxford et curieux comme une
fouine maligne frottée de marxisme révisé.
Vacciné de tous les gauchismes, libertaire
nuance « libéral-vraiment », étincelant d'ironie à la Lichtenberg, poète, auteur dramatique,
éditeur, traducteur, lanceur d'idées et de revues, voyageur, Enzensberger devait bien un
jour nous donner un livre qui s'appellerait
« Ach, Europa ! ». Le voilà traduit, sous le titre
« Europe, Europe ! ». Enzensberger, ce
passe-partout des frontières, des cultures et des
amitiés cosmopolites, est à lui tout seul une
Communauté européenne spontanée, sans
institutions ni bureaucratie, mais avec une tête
bien faite, intelligente et gaie. Visiter avec lui la
Suède, l'Italie, la Hongrie, le Portugal, la Norvège, la Pologne, l'Espagne et l'an 2006 donne
l'impression de prendre la route avec un écrivain-journaliste qui serait le petit neveu du
Stendhal des voyages et du Sterne des routes
d'école buissonnière.
Il ne faut pas attendre de ces nouveaux
« Mémoires d'un touriste » une théorie de
l'Europe qui départagerait doctement la querelle entre les tenants de l'Europe des nations et
ceux de l'Europe supranationale. Enzensberger a un goût prononcé et une méfiance invétérée : le goût des petits faits vrais et la méfiance
des pouvoirs. Tout le long de la route il collectionne les instantanés vifs, les anecdotes parlantes, les propos instructifs et les visages intéressants. Il furète partout, des musées les plus
connus aux faubourgs les moins explorés. Le
marché aux puces de Varsovie, le « ghetto » des
tsiganes à Budapest ou l'itinéraire du tram 28 à
Lisbonne n'ont pas de secrets pour lui. Il a le
génie de l'heureuse rencontre, depuis l'intellectuel célèbre jusqu'au marginal significatif.
Son Europe, c'est d'abord celle des gens, les
gens de toutes sortes, peuple et « classes dominantes », officiels et marginaux. Il admire
avant tout la résistance élastique des peuples
I
aux imbécillités autoritaires que leurs Etats
édictent, la façon dont les administrés arrivent
à survivre, malgré tout, sous des gouvernements qui, par bêtise ou avidité, en ont à leur
bourse et à leur vie.
La description de la Pologne sous Jaruzelski
est un chef-d'oeuvre d'ironie, de cennpassion et
de perspicacité. Le Portugal d'après Salazar et
« post-oeillets » est exploré par notre Allemand
volant avec une finesse et un tranchant réjouissants pour l'esprit (mais qui serrent un peu le
coeur). Comme les grands voyageurs et les
journalistes de génie, Enzensberger est un
homme de terrain. En Hongrie, il a l'idée d'aller
voir ce qu'est devenue, cinquante ans après, la
petite ville que décrivait Gyula Illyés dans
«'Ceux de la puszta "(la misère y a disparu). En
Espagne, il court dans un pays perdu, Ciempozuelos, pour comparer la description qu'on lui
en avait fait en 1978 à ce qui se passe en 1988.
Il a une vive curiosité pour les mages, astrologues, sorciers et voyants, et une grande indulgence pour la misère intérieure qui conduit à
les consulter. Ce qui en définitive semble remplir d'admiration notre voyageur, c'est que
malgré les gouvernements, malgré l'Etat, malgré les théories politiques absurdes, malgré
tous les malgrés, les peuples d'Europe arrivent
plus ou moins à survivre (c'est probablement
plutôt moins en Roumanie, certainement pas
très bien en Pologne, et à peine plus en Hongrie).
Pour donner un exemple de la démarche
d'Enzensberger, il faut lire dans le chapitre
italien son enquête sur l'étrange phénomène
qui a frappé tous ceux qui ont un peu vécu en
Italie entre 1975 et 1979 : la disparition totale
de la petite monnaie. Les Italiens recoururent
pendant quatre ans au système D : on rendait la
monnaie avec des barres de chewing-gum, des
jetons de téléphone, des cubes de Liebig, et ces
« minichèques "qui étaient la monnaie battue
par l'épicier, le supermercato ou le marchand
de chaussures. Enzensberger a enquêté sur les
cinquante-trois théories explicatives de cette
curieuse pénurie, toutes plus saugrenues les
unes que les autres. Et il a fini par aller luimême à la racine du mal. Il a découvert que la
Monnaie italienne était dans un état de délabrement et d'abandon tel que ses ateliers ne
pouvaient plus fournir de billon. Il fallut une
réforme hardie, nn ingénieur déterminé et
quelques années pour rétablir la situation.
Mais en attendant, la « société civile » avait
tenu, inventant une monnaie de singe et faisant
la nique à l'incapacité absolue de l'Etat.
« Europe, Europe I» ne nous apporte pas
une doctrine de la « construction européenne », une théorie politique ni un système
socioculturel ouvrant de vastes horizons. Simplement un vrai voyage avec un vrai voyageur,
cultivé et flâneur, bienveillant et sacarstique,
curieux de détails savoureux et brillant causeur. Un Allemand volant plus léger que l'air,
plus rapide que le son et intelligent comme
l'électricité. C. R.
« Europe, Europe ! », par Hans Magnus Enzensberger, traduit par Pierre Gallissaire et Claude
Orsoni, Gallimag coll. « leMonde actuel », 386
pages, 140E
,
Hans Magnus Enzensberger
16-22 SEPTEMBRE 1988 '/93