John CAGE POUR LES OISEAUX Entretiens avec Daniel Charles
Transcription
John CAGE POUR LES OISEAUX Entretiens avec Daniel Charles
Sur la réédition de : John CAGE POUR LES OISEAUX Entretiens avec Daniel Charles Publiés en l976, les entretiens accordés à Daniel Charles par John Cage, et auxquels le compositeur décida de donner un titre quelque peu sibyllin, Pour les Oiseaux, ont fait le tour du monde : traduits non seulement en anglais, mais aussi en allemand, en espagnol, en italien et en japonais, ils ont permis à des publics nouveaux, quasiment urbi et orbi, de s’initier à la démarche de l’un des créateurs les plus passionnants – et les plus controversés – du vingtième siècle. C’est qu’ils ont constitué autant d’étapes dans une approche elle-même initiatique : piquée au vif dès le départ, vu le caractère désinvolte et l’humour narquois de l’artiste ; puis – très vite – émue par son extraordinaire générosité ; et - de proche en proche - fascinée par la qualité de sa sensibilité et la subtilité de son intelligence . De ces trois strates interrogatives, on retrouve la trace dans l’économie de l’ouvrage, laquelle en respecte scrupuleusement la chronologie. La première zone de texte est consacrée à un dialogue-phare, lequel remonte à l’automne l966 : aux trente-trois questions de l’enquête spéciale, relative à ses sentiments sur l’art, la nature et l’histoire, que souhaitait lui consacrer, pour la Revue d’Esthétique, Daniel Charles, John Cage n’avait pas donné moins de soixante réponses – en précisant qu’elles ne prétendaient nullement correspondre aux questions ! Il invitait en conséquence son interlocuteur à les imprimer selon une typographie variée au maximum, et à les disposer au gré rigoureux du hasard, « autour » des questions, dans les espaces blancs jouxtant celles-ci. Ce qui fut fait dans la Revue, en l967, et reproduit tel quel neuf ans plus tard. Cependant, l’édition de l976 de Pour les Oiseaux n’allait pas se contenter de reprendre, en guise de hors d’œuvre, l’exacte disposition du texte publié en l967, elle se fixa pour tâche la restitution de ce dernier à sa fonction de fait, d’avoir été le pré-texte d’un parcours inattendu. En effet, trois ans plus tard, soit en l970, toujours intrigué par le trop-plein des réponses cagiennes, dont le foisonnement avait condamné ses questions à demeurer « en l’air » - ou, selon le lexique de Charles Ives, unanswered - , Daniel Charles, à qui Maurice Fleuret avait demandé de s’entretenir à la fin octobre avec John Cage devant le public des Semaines musicales internationales de Paris, saisit l’occasion non pas, certes, d’une revanche, mais d’un contournement de l’obstacle scripturaire. Interroger oralement le compositeur, ne serait-ce pas le rabattre sur une linéarité propre à la sériation des arguments ? Du moins serait ainsi évitée l’évidente esquive d’une typographie désordonnée ! L’entretien prévu, qui se déroula au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, permit effectivement à un auditoire en grande partie néophyte d’apprécier la liberté de parole et l’humour d’un John Cage francophone, et dont on écoutait en direct la voix et le rire, déjà célèbre... Quant aux idées évoquées, elles s’éparpillaient en tous sens, au fil des divers personnages incarnés tour à tour, l’inventeur du piano préparé, l’accompagnateur de Merce Cunningham, l’amateur d’oracles chinois, le metteur en scène de spectacles multimedia, le graveur-sculpteur, voire le mycologue incollable. Il y en avait pour tous les goûts. Mais s’il était facile de se laisser subjuguer par celui que Fred Goldbeck avait dépeint, dans les années cinquante, comme « le musicien le plus giralducien de notre époque », rendait-on pour autant justice à la complexité réelle, profonde à force d’être protéiforme, du phénomène Cage ? Rien n’était moins sûr. L’enquête valait d’être continuée. A Daniel Charles, qui s’en était ouvert auprès de lui à l’issue de l’entretien du Musée d’Art moderne, John Cage représenta qu’il accepterait de poursuivre avec lui l’échange des idées, oralement ou par écrit, mais pourvu, justement, que le dialogue ne débouchât sur aucune sériation. Il souhaitait le voir rester informel : n’empruntant que des chemins de traverse. Bref, son vœu était, à peu près au rebours de celui d’un professeur d’Esthétique, Français de surcroît, de n’aller nulle part. Les développements ultérieurs, tels que les ont retracés les onze chapitres de Pour les Oiseaux, ont suivi, à la lettre, cette recommandation. De l970 à l972, John Cage et Daniel Charles ont remis en chantier à plusieurs reprises, page après page, chacun des sténogrammes élaborés à partir des rencontres proprement dites ; le texte définitif a fait en outre l’objet, entre l972 et l976, date de la publication, de plusieurs révisions successives. Comme l’a fait observer l’éditeur de la traduction américaine, For the Birds est ainsi devenu peu à peu une partition, typique de la manière de John Cage en ce qu’elle ne cesse jamais de s’interroger sur ellemême et sur son devenir. Œuvre « indéterminée quant à son exécution » - ou, plus proche du mot performance, « quant à son interprétation » - elle est à lire musicalement. Et c’est à ce titre qu’elle est à relire, vingt-cinq ans après sa première parution et dix ans après la disparition du compositeur. Moins comme un témoignage, qu’à la façon d’un work in progress. Cela peut se dire autrement : Cage est, encore et toujours aujourd’hui, le premier grand praticien de l’oubli. Il redécouvre (et ne cesse par là de découvrir pour la première fois, dans ses textes et musiques ou non-musiques) que l’art et la culture sont à décrisper et à désintellectualiser, et que « la » musique n’est nullement une mnémotechnie plus ou moins culpabilisante à vocation élitiste, voire théocentrique, mais plutôt un gigantesque flux machinique païen-plébéien, acentré et évanescent, auquel il n’est plus question de se soustraire. Musica mundana : musical est le jaillissement de tout ce qui est, en tant qu’il advient – musical est le monde. Bref, on jouit, en musique, de toutes parts, tous azimuts, par tout le corps, par tout le monde. Comme jadis on péchait : par-action-et-par-omission. Par volonté et par hasard. (D.C., 7-12-01)