La pensée sans langage

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La pensée sans langage
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La pensée sans langage
par Dominique LAPLANE
| SER-SA | Études
2001/3 - Tome 394
ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 345 à 357
Pour citer cet article :
— Laplane D., La pensée sans langage, Études 2001/3, Tome 394, p. 345-357.
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SCIENCES
La pensée sans langage
DO
M I N I Q U E
LA
PLA N E
P
OUR les neurologues, l’existence
d’une pensée sans langage apparaît de jour en jour plus évidente
et déterminante dans la vie mentale. Certains envisagent même
une totale indépendance de cette pensée par rapport au langage.
A l’opposé, le courant très antique et actuellement majoritaire,
de nature essentiellement philosophique, tient qu’il n’y a pas de
pensée sans langage. La thèse ici défendue est qu’une pensée ne
peut être complète sans l’intervention du langage, mais qu’elle
existe largement préformée sur un mode non verbal et que le
langage participe, de ce fait, à son parachèvement.
Le terme de pensée n’est pas facile à définir, mais il
doit être clair que la pensée dont il sera parlé ici est bien la
pensée consciente. S’il s’agissait de parler des mécanismes
inconscients, on aurait l’impression d’enfoncer des portes
ouvertes, tant sont nombreux les travaux prouvant l’intervention de mécanismes inconscients dans la formation de
la pensée, qu’il s’agisse de l’inconscient cognitif ou de
l’inconscient freudien.
Etudes • 14, rue d’Assas • 75006 Paris • Mars 2001 • N° 3943
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L’expérience des aphasiques
Que la pensée sans langage puisse atteindre des
niveaux de performance élevés est maintenant bien admis
des neuropsychologues. En France, François Lhermitte
s’était fait le champion de cette cause. Elle est aussi soutenue par des auteurs étrangers parmi les plus fameux, et
l’accord est assez vaste pour que S. Pinker ait pu proclamer
que « l’idée selon laquelle le langage serait la même chose
que la pensée est un exemple de ce que l’on pourrait appeler une “absurdité de convention” ». Ce terme polémique a
l’avantage de préciser carrément la position des milieux neuropsychologiques, mais il témoigne aussi d’une tendance à
la simplification qui pourra causer quelques difficultés
lorsqu’on examinera à frais nouveaux les rapports entre la
pensée et le langage. Cette conviction des neuropsychologues est née de la constatation ancienne que les aphasiques pouvaient conserver une intelligence normale. Les
aphasiques souffrent d’une lésion de la vaste zone du langage qui occupe une grande partie de l’hémisphère gauche,
altérant l’émission et la compréhension du langage écrit
comme oral, quoique dans des proportions variables, selon
les cas. Cette intégrité intellectuelle, en dépit de la dévastation du langage, unanimement admise au XIXe siècle, a fait
l’objet, au début du XXe, de débats très âpres ; cependant,
l’apport d’observations non rares maintenant d’aphasiques
sévèrement touchés dans leur langage, mais intellectuellement très performants, soit dans leurs comportements, soit
dans la passation de tests formels non verbaux, a permis de
trancher la question : les troubles intellectuels rencontrés
chez les aphasiques résultent de lésions associées à celle de
la zone du langage. Si seul le langage est atteint, les performances dans les exercices cités sont préservées.
Il est important de noter que les aphasiques ont
perdu le langage intérieur aussi bien que le langage extérieur. Tous ceux qui en ont récupéré suffisamment les capacités le proclament, et cette unanimité se trouve confirmée
par les études d’imagerie fonctionnelle du cerveau qui
montrent que les zones cérébrales mises en activité sont les
mêmes, que le langage soit exprimé ou reste intérieur. On
en conclut que la lésion de ces aires cérébrales doit bien
perturber de la même manière les langages intérieur et
extérieur, comme le disent les anciens aphasiques.
346
1. R.W. Sperry, « Consciousness, personal identity and the divided
brain », Neuropsychologia,
1984, 22, 661-673.
Les neurosciences ont bien d’autres moyens de
conforter leur certitude que la pensée sans langage peut rester très performante. Parmi les arguments les plus forts,
figure l’étude des capacités de l’hémisphère droit isolé de
son homologue par l’opération de callosotomie qui sectionne les fibres réunissant les deux moitiés du cerveau. Cet
hémisphère est, rappelons-le, dépourvu de langage. Voici
les conclusions de Sperry 1, dont les travaux en ce domaine
ont été récompensés du prix Nobel :
Clairement, l’hémisphère droit perçoit, pense, apprend, et se
souvient, à un niveau tout à fait humain. Sans le recours du langage, il
raisonne, prend des décisions «cognitives», et met en œuvre des actions
volontaires nouvelles.
Ou encore :
L’hémisphère droit est supérieur [au gauche] dans des tâches
nouvelles, qui impliquent un raisonnement logique [...]. La capacité de
l’hémisphère droit à apprendre par expérience, en mémorisant des tests
passés quelques jours ou quelques semaines auparavant, est aussi difficile à concilier avec le concept de simple automatisme.
2. Pour plus de détails,
voir La Pensée d’outre-mots ;
la pensée sans langage et la
relation pensée-langage, éd.
Les Empêcheurs de Penser
en rond, Institut Synthélabo, 1997.
Les études de sourds-muets non éduqués pour un
langage sont aussi riches d’enseignements. Bien entendu,
l’étude de l’intelligence des chimpanzés est aussi intéressante, mais à un niveau de performance très inférieur.
L’intelligence des enfants avant le langage, bien mieux performante que celle des chimpanzés dans bien des secteurs,
est aussi très instructive 2.
Intégrité du langage, altérations mentales
Non seulement la pensée sans langage est capable
de performances de haut niveau aux tests non verbaux (qui
sont très abstraits), comme le progressive matrix, par
exemple, mais elle paraît véritablement guider le langage.
Le lobe frontal joue un rôle très particulier dans l’organisation de la pensée ; nous visons ici tout particulièrement
les fonctions dites « exécutives », traduction maladroite de
ce qu’on devrait appeler en français « fonctions de direction ». Atteints de telles lésions, certains patients sont incapables de résoudre les problèmes à la Luria aussi simples
que : « Dans une bibliothèque, il y a douze livres répartis
347
sur deux étagères. Il y en a deux fois plus sur l’étagère du
haut. Combien cela fait-il sur chaque étagère ? » Ou
encore : « Pierre est plus grand que Paul, mais plus petit
que Jacques. Quel est le plus grand des trois ? » Et pourtant, ils n’ont aucun trouble élémentaire du langage ou du
calcul. Leur récit d’histoires connues, comme Le Petit Chaperon Rouge, est souvent incohérent, et ce peut être la grandmère qui mange le loup ! L’intégrité du module
linguistique ne les fait nullement échapper à une incapacité logique.
3. E. Bisiach, « Language
without thought in
Thought without language », L. Weiskrantz
edit., Oxford, Science
Publication, 1988, 464483.
4. D. Laplane, loc. cit.
348
L’étude des délires est aussi très convaincante. Les
délirants délirent sans atteinte des centres du langage. Pour
nous mettre hors d’atteinte des discussions difficiles
concernant les schizophrènes, nous ferons appel à certains
patients victimes de lésions de la région pariétale droite,
qui font sortir la moitié gauche du corps du champ de leur
représentation. Cet hémicorps est ignoré, inexistant, disparu. Déjà, il apparaît que l’intégrité du langage ne suffit
pas à garantir la permanence mentale de cet hémicorps,
même à titre purement intellectuel, et bien que, si on les
interroge, les « hémiasomatognosiques » ne nient pas avoir
des membres gauches auxquels ils prêtent des performances imaginaires. Certains de ces patients, en dépit de
l’intégrité du langage, développent même des idées délirantes à ce sujet, comme le vol de leur main gauche
(lorsqu’on leur demande de la montrer), ou encore la
conviction que le médecin qui tient leur main ignorée
entre ses deux mains est doté de trois mains 3.
Ces arguments, tous disponibles pour ceux qui
veulent bien en prendre connaissance, et bien d’autres qui
ne peuvent être développés dans le cadre d’un court
article 4, devraient finir par l’emporter sur le seul vrai
obstacle à l’acceptation de la pensée sans langage : elle
est contre-intuitive. En effet, le cerveau normal ne fonctionne pas par compartiments, et si nous nous prenons la
tête dans les mains pour réfléchir sur la pensée non verbale, les mots affluent. Nous nous prenons à douter de son
existence même. Nous n’arrivons même pas à imaginer
ce que cette expression peut signifier. Cet argument « compréhensible » est cependant de peu de poids face aux
évidences de l’observation et de l’expérimentation neuropsychologique.
L’hypothèse d’un proto-langage universel ?
Cela veut-il dire que le langage est en quelque sorte
inutile à la formation de la pensée ? C’est bien ce
qu’affirme Steven Pinker. Il nie toute réalité à la loi dite de
Sapir et Whorf, qui veut que le vocabulaire et l’organisation
syntaxique d’une langue conditionnent la manière de penser de ceux qui s’en servent. La vraie raison de son opposition est l’hypothèse selon laquelle (après Fodor) la pensée
sans langage supposerait en réalité un langage (c’est-à-dire
l’utilisation de symboles réunis par une syntaxe) totalement ignoré de nous et universel pour le genre humain, le
« mentalais ». Cette supposition dérive de la prétendue
nécessité qu’aurait le cerveau de fonctionner sur le mode
de l’ordinateur, plus précisément de la machine de Turing,
qui utilise un langage formel.
5. D. Laplane, loc. cit.
Une telle hypothèse soulève cependant de sérieuses
réserves. L’objection principale est que, pour avancer sa
thèse, Pinker est obligé de prémunir le mentalais de tous
les défauts bien connus de toutes les langues humaines
dont il dit lui-même qu’elles sont « désespérément inadaptées pour servir de milieu intérieur à notre raisonnement ».
Il leur reproche, en effet, leur ambiguïté, leur manque de
logique explicite, la co-référence, les difficultés de la deixis
(désignation), qui dépend entièrement du contexte, la
synonymie, etc. Il ne nous montre cependant pas comment
un langage, quel qu’il soit, peut éviter ces écueils, et il y a
de sérieuses raisons d’en douter. Il est facile, en effet, de
montrer, par exemple, que la polysémie est inévitable et
tient au fait qu’il n’existe pas de classification universelle
permettant de découper la réalité en catégories répondant à
tous les besoins 5. Pour éviter la polysémie, il faut avoir
recours à des vocabulaires techniques dont le champ
d’application est très limité. D’une façon générale, plus on
réduit l’ambiguïté, plus étroit est le champ sémantique
couvert. Les langages de logique formelle sont sémantiquement vides, ils sont incapables d’enfermer toutes les
mathématiques, comme les mathématiques toute la physique, ou la physique toute la biologie. Que dire alors des
sciences humaines ou de la philosophie ? Dans le même
ordre d’idées, Nietzsche ne dit-il pas : « Nommer, c’est
appauvrir » ? La rigueur logique et l’extension du champ
349
6. Dans le cadre étroit de
cet article, la question si
intéressante de la poésie,
qui utilise bien davantage
les connotations que le
sens, ne pourra pas être
envisagée.
couvert sont en concurrence 6. Dans l’échelle que nous
avons rapidement indiquée, la rigueur formelle va en
décroissant. Encore faut-il indiquer que la déformalisation
ne s’arrête pas là. Le langage oral courant n’est même pas la
variété de langage la moins formelle. Le langage intérieur
étudié par Vygotsky le bat encore sur ce terrain. La tentation est donc grande d’extrapoler, et de suggérer que la pensée n’est plus langagière du tout. Si l’on ajoute que la
pensée sans langage inclut tout ce qui nous habite, y compris nos sentiments — que les cognitivistes oublient trop
facilement de prendre en compte et que certains philosophes redoutent —, cette extrapolation devient une
exigence.
Les études poussées dans le domaine dit de la « vie
artificielle » ont mis en évidence ce dont on pouvait se
douter, à savoir que, pour interpréter notre monde extérieur (mais c’est aussi vrai pour le langage), nous sommes
dans la nécessité de mobiliser en permanence des myriades
de renseignements que nous avons acquis depuis notre
plus tendre enfance. Nous sommes pris dans une trame
d’une infinie complexité, impossible à mettre en programme (en langage) informatique. Il est évident que le
mentalais ne ferait pas mieux, ni quelque langage que ce
soit.
Un modèle de pensée non symbolique ?
Quelle idée se faire, dès lors, de cette pensée sans
langage ? La réponse nous est suggérée par les spécialistes
en « vie artificielle » et par leur utilisation des « réseaux
neuronaux ». Il s’agit de machines faites d’unités de calcul
et réunies entre elles par un réseau. L’état d’excitation de
chacun de ces prétendus « neurones » et la décharge qui en
résulte sont fonction de la somme des informations que
chacun reçoit des autres unités du réseau auxquelles il est
connecté. Il est sans importance, ici, que ces machines
soient très diverses par les unités de calcul utilisées, par
l’architecture de leur réseau, la règle de calcul utilisée, etc. ;
ce qui importe, ce sont leurs propriétés communes.
Si l’on fait parvenir un message aux neurones
d’entrée (une valeur de stimulation à chacun d’entre eux),
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on va recueillir un « message de sortie ». Si on répète le
même message, le message de sortie va se modifier à
chaque passage, jusqu’à osciller autour d’un certain profil.
Ce résultat est dû au fait que la valeur des pondérations
synaptiques fluctue autour d’un « attracteur » (descriptible
mathématiquement, dans un espace à n dimensions). Le
réseau a dès lors mémorisé le message. Par la suite, on
pourra évoquer le message de sortie en envoyant le message initial, ou bien — et c’est le plus important — une
partie seulement de ce message, ou ce message légèrement
déformé. Si les informations sont insuffisantes, le message
ne sera pas retrouvé ; mais si on les augmente, le résultat
s’améliorera progressivement jusqu’à restitution. Si maintenant on débranche au hasard des « neurones », on s’aperçoit que les performances tout d’abord se maintiennent,
puis se détériorent progressivement. Apprentissage par
répétition, amélioration des performances par augmentation des indices, détérioration progressive par destruction
des neurones (comme dans la maladie d’Alzheimer), voici
bien des points qui rappellent la mémoire humaine.
7. F. Varela, Autonomie et
connaissance. Essai sur le
vivant, Le Seuil, 1989.
Cette mémoire possède encore une autre propriété,
tout aussi humaine et encore plus importante. Elle est
faillible. Si à un réseau d’une complexité suffisante nous
apprenons plusieurs messages, il pourra les distinguer si
ces messages sont suffisamment distincts les uns des autres.
Dans le cas contraire, ou si on ne lui fournit pas assez
d’indices, le réseau va pouvoir les confondre. Ce qui peut
paraître un inconvénient est en fait un immense avantage :
le réseau ne se trompe pas au hasard, il se trompe dans la
mesure où il existe des ressemblances. Détecter des similitudes, voici ce que les ordinateurs classiques font si mal et
que l’esprit humain fait si bien. Qu’on pense aux capacités
qu’il a de repérer, parmi des frères ou des cousins, des « airs
de famille » impossibles à verbaliser utilement. Cet
exemple pourrait-il commencer d’ébranler le sceptique ?
On comprend bien qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un langage pour noter cette ressemblance. Dernier point essentiel : les unités de calcul ont bien reçu un programme écrit
selon un langage adapté, mais les réseaux en tant que tels
n’en ont pas. Il n’y a pas, au départ, un vocabulaire ni une
syntaxe, pas de langage du réseau. Ils vont apprendre en
fonction des messages qui vont leur être transmis. Ce ne
sont pas des systèmes symboliques 7.
351
Toutes les caractéristiques énumérées plus haut sont
de nature à intéresser le neuroscientifique, à commencer
par la structure en réseau, qui est évidemment celle du cerveau, et à lui donner des idées. On ne leur demandera pas
davantage.
Un « raisonnement » préverbal
Mais quel rapport avec la pensée sans langage ? A
l’évidence, l’établissement de similitudes. Considérons une
expérience de Rumelhardt : il construit un système de
réseaux auquel il va apprendre à associer entre eux des
messages. Pour rendre compréhensible l’expérience, il
donne aux messages des noms de code faciles à retenir :
rose, marguerite, pin, chêne, etc. ; et rouge-gorge, canari,
etc. On associe à la première série une autre série de messages, codés sous le nom de propriétés telles que : avoir des
racines, des feuilles, des fleurs, etc. ; et, à la deuxième série,
avoir des ailes, des plumes, être capable de voler, etc.
Lorsqu’on examine ensuite la configuration interne du
réseau (la matrice des pondérations synaptiques, pour être
précis), on se rend compte que le réseau a assigné des
conformations similaires à des concepts semblables : pin et
chêne, rose et marguerite, canari et rouge-gorge. Si maintenant on introduit un nouveau terme, comme celui de moineau, et qu’on entraîne le réseau à répondre qu’il s’agit
d’un oiseau, d’un animal, d’un être vivant, etc., on voit le
réseau former progressivement, pour moineau, un patron
de répartition des pondérations synaptiques très proche de
celui de canari ou rossignol ; avec, en conséquence, des
réponses correctes à des questions sur le fait qu’il a des
ailes et des plumes, qu’il est capable de grandir et de voler,
sans qu’on le lui ait appris explicitement. Rumelhardt en
tire la conclusion que le réseau est, dans une certaine
mesure, parvenu à « généraliser » un concept.
On ne se prendra pas au mot : c’est évidemment
l’expérimentateur qui observe cette généralisation, dont la
base matérielle est dans le réseau. N’est-on pas alors au
cœur de la question du nominalisme ? Il suffit de très peu
d’expérience à un enfant pour savoir ce qu’est un dada. Au
début, il le confondra avec une vache ou un âne, mais il
saura très rapidement ce qu’est un cheval, et appellera ainsi
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sans hésiter un pur sang ou un percheron, ou même un cheval de bois, sans se méprendre pour autant sur la nature de
ce dernier. L’unité du genre cheval provient de la ressemblance et, sans doute, de la réalisation dans le cerveau de
conformations semblables de quelque chose qui ressemble
aux matrices de pondération des synapses d’une « assemblée cellulaire » — pour reprendre le mot de Hebb, l’un des
pères fondateurs du « connectivisme ». Là encore, on n’a
pas besoin de langage pour établir cette ressemblance, mais
on entre dans un domaine non pas plus abstrait que la
ressemblance des visages, mais plus « conceptuel ».
Il est évident que Rumelhardt s’est donné la facilité
d’attribuer une valeur sémantique aux messages et qu’on
ne sait pas comment le cerveau y parvient. Mais le cœur de
l’expérience reste que le réseau construit par Rumelhardt
est capable d’adopter des conformations fonctionnelles
semblables pour des items qui regroupent des propriétés
analogues.
On peut traduire autrement l’expérience de
Rumelhardt : le réseau a appris que tout ce qui est oiseau a
des plumes et des ailes. Cette opération n’est nullement
discursive, mais elle résulte des ressemblances dans l’organisation fonctionnelle des réseaux. C’est, dans mon hypothèse, transposé dans le cerveau, ce « protosyllogisme » non
langagier qui va permettre au module langagier d’exécuter
le syllogisme proprement dit : tout ce qui est oiseau a des
ailes ; or, le moineau est un oiseau ; donc, il a des ailes. Le
fait est que le mécanisme mental est bloqué si le « raisonnement » préverbal ne fonctionne pas, mais qu’il peut
fonctionner et donner un résultat conscient si le module
verbal est détérioré.
Le langage apparaît alors essentiellement comme
une mise en forme de ce qui est déjà apparu à la conscience
et qui demande seulement d’être traduit en un code symbolique pour pouvoir être communiqué.
Le rôle du langage dans la pensée
Le rôle du langage serait donc, avant tout, de formaliser la pensée, avec les avantages de communicabilité, de
rigueur, grâce à la possibilité de vérification par soi-même
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et par autrui, et aussi l’inconvénient du rétrécissement du
champ de la pensée. Qu’il facilite l’abstraction est probable, mais pas au point d’en détenir l’exclusivité. Le
modèle des réseaux capables d’abstraire les similitudes le
suggère déjà. Nietzsche ne pensait-il pas que « Tout concept
n’est que l’identification du non-identique » ? Le rôle de la
pensée non verbale en mathématiques (Hadamard),
récemment confirmé par l’expérimentation et l’imagerie
cérébrale (Dehaene), est aussi un argument de poids. Si
l’on repense aux exemples très élémentaires de l’air de
famille et, déjà plus conceptuel, du genre cheval, on peut,
me semble-t-il, franchir un pas de plus et se représenter
comment l’aphasique conserve le concept sans le mot ou,
selon les mots du Dr Saloz (auteur célèbre de mémoires
d’aphasique) : « J’avais donc perdu la mémoire du mot,
mais il me restait le souvenir de la place qu’il occupait. » Le
Pr Lordat, qui nous a fourni les premiers et les plus complets des mémoires d’ancien aphasique, affirmait :
Le souvenir des faits, des principes, des dogmes, des idées
abstraites, était comme dans l’état de santé. [...] En réfléchissant sur la
formule chrétienne qu’on nomme la Doxologie, Gloire au Père, au Fils,
au Saint-Esprit, etc., je sentais que j’en connaissais toutes les idées,
quoique ma mémoire ne m’en suggérât pas un mot. [...] On doute
que la pensée ait été antérieure à la parole. On dit que la parole était
préalablement nécessaire, mais on a tort. [...] Ils disent [les philosophes]
qu’ils ne savent [penser sans parole]. Je sais, d’après mon expérience,
qu’on peut penser, combiner des choses abstraites, les bien distinguer,
sans avoir aucun mot pour les exprimer, et sans y penser le moins du
monde.
Sans doute ne peut-on prendre cette affirmation
pour une démonstration ; et le Pr Trousseau, contemporain
de Lordat, ne s’était pas privé d’en faire la remarque : « Que
l’illustre professeur de Montpellier me permette de lui
dire : ne se fait-il pas illusion ? » Mais il serait sot de compter ce témoignage pour rien, alors que Lordat a tiré de son
expérience la première description moderne de l’aphasie.
N’est-il pas confirmé, peut-être involontairement, par
Nietzsche quand il écrit, dans Par delà le Bien et le Mal, que
les philosophes
font tous semblant d’être parvenus à leur opinion par le développement
naturel d’une dialectique froide, pure et divinement insouciante [...]
tandis qu’ils défendent au fond une thèse anticipée, une idée subite,
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une « inspiration » et, le plus souvent un désir intime [c’est moi qui
souligne] qu’ils présentent d’une façon abstraite, qu’ils passent au crible
en l’étayant de motifs laborieusement cherchés.
En d’autres termes, Nietzsche suggère que le philosophe a déjà « en tête » le point où il veut que son raisonnement aboutisse ; et le raisonnement n’est là qu’en appui.
C’est d’ailleurs l’évidence. Il va de soi que les mots interfèrent à tous les stades, comme chez tous les sujets normaux,
mais les termes de Nietzsche — idée subite, inspiration,
désir intime — évoquent irrésistiblement le caractère non
verbal de ce point de départ, en exact contrepoint du
« développement naturel d’une dialectique froide, pure et
divinement insouciante ». Le terme « développement »
suggère un déroulement diachronique « comme celui du
langage », et la froideur est utilisée en raison de sa connotation logique, là encore discursive. Et voici que l’affreux
désir vient perturber la froideur du raisonnement !
V
8. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques 67,
Gallimard, 1961 ; rééd.
1990.
Cette façon de concevoir les rapports entre la pensée
et le langage est peut-être quelque peu dérangeante par rapport à nos habitudes. Elle est susceptible, tout d’abord, de
renouveler la question de la sémantique. Celle-ci piétine
depuis des décennies, sans doute parce que, depuis qu’on a
justement renoncé à référer directement le langage à la réalité extérieure, l’identification de la pensée et du langage
aboutit à faire de celui-ci un code autoréférentiel, ce qui
complique — c’est le moins que l’on puisse dire — toute
solution. Désormais, sa référence, c’est la pensée, qui n’est
pas sans rapport avec la réalité extérieure, mais qui en est
cependant bien différente. C’est elle que le langage tente
de traduire, et c’est elle que l’auditeur tente de s’approprier
— non sans d’inévitables déformations. Ce n’est pas sans
intention qu’a été introduite, plus haut, la notion d’air de
famille. Elle permet de faire écho aux réflexions de
Wittgenstein cherchant la définition du concept, prenant
pour exemple celui de jeu, et montrant que le concept
n’était qu’un « air de famille » entre les éléments qu’il couvrait 8. Là encore, il me semble qu’on peut comprendre
qu’un aphasique ait préservé dans son réseau neuronal cet
air de famille.
355
Une pensée déverbalisée permet aussi de réintroduire dans la pensée l’affectivité, l’émotion, le désir, pour
reprendre le terme de Nietzsche. Où existeraient-ils, si ce
n’est dans le réseau neuronal ? Est-il besoin de souligner
que le langage est bien maladroit pour les exprimer ? Si la
pensée et le langage se superposaient, l’émotion ne se trouverait-elle pas chassée ? La crainte de la voir réapparaître
n’est-elle pas pour quelque chose dans les résistances des
philosophes, bien que la participation de l’affectivité
n’implique pas nécessairement sa prééminence, mais seulement sa prise en compte ?
Un champ pour la philosophie
9. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques 255.
10. Tractatus 4.003.
356
Faut-il déduire de la dominance de la pensée non
verbale sur le langage, mise en évidence plus haut, que
celui-ci n’a pas d’influence sur la pensée non verbale ? Si
l’hypothèse ici proposée est correcte, cette déduction ne va
pas de soi. Il paraît bien plus plausible, vu le maillage très
serré du cerveau, que le réseau non verbal soit lui-même
influencé, dialectiquement, par le module langagier.
L’hypothèse connectiviste ici soutenue ne dit pas, comme
Pinker, que la pensée est entièrement préformée avant sa
formulation, mais que le langage parachève une pensée
déjà largement élaborée. La preuve la plus spectaculaire de
l’interférence du langage dans la pensée ne se trouve-t-elle
pas dans la banalité des solutions purement verbales, qui
passent cependant bien trop souvent pour convaincantes ?
Or, la conviction dépasse toujours le langage, puisqu’elle
implique toujours, à quelque degré, l’affectivité. Place est
donc laissée pour une critique du langage par la philosophie. Il est déjà apparu clairement qu’une bonne partie du
rôle de cette discipline est de traiter les problèmes « comme
on traite une maladie 9 », c’est-à-dire en montrant le langage tel qu’il est. Tant pis s’il apparaissait, selon l’opinion
de Wittgenstein, que « la plupart des propositions et des
questions des philosophes viennent de ce que nous ne
comprenons pas la logique de notre langage 10 ». L’existence
d’une pensée sans langage donne évidemment un point de
vue nouveau et précieux par son extériorité, pour mieux
saisir cette logique, ses forces et ses limites, même si sa
monstration nécessite de passer par le langage. Elle laisse
entrevoir la possibilité de fonctionnement quasi autonome
11. Idem.
12. Loc. cit., 6.5.
du langage à l’origine des raisonnements purement verbaux, une sorte de « langage sans pensée » ! C’est sans
doute la pensée sans langage qui rend compte de ce que
« les problèmes les plus profonds ne sont nullement des
problèmes 11 », car « une réponse qui ne peut être exprimée
suppose une question qui, elle non plus, ne peut être exprimée 12 ». Il est trop tôt pour dire jusqu’où devra se faire cette
révision, mais la prise en compte de cette réalité ne devrait
pas rester sans effet sur la réflexion philosophique à venir.
DOMINIQUE LAPLANE*
* Dominique Laplane, Professeur honoraire de Neurologie à La Salpêtrière, a tiré de
son expérience trois essais. Le premier, éthique : Le Bonheur est-il pour les imbéciles ?,
Fayard, 1979 ; le deuxième, sur les rapports entre la pensée et la matière (cérébrale) :
La Mouche dans le bocal, Plon, 1987 ; le troisième, sur les rapports entre la pensée et le
langage, La Pensée d’outre-mots. La pensée sans langage et la relation pensée-langage. Les
Empêcheurs de penser en rond, éd. Synthélabo, 1997.
RENCONTRE - DÉBAT
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