RAPPORT ENVIRONNEMENTAL Le grand Canal du Nicaragua
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RAPPORT ENVIRONNEMENTAL Le grand Canal du Nicaragua
RAPPORT ENVIRONNEMENTAL Le grand Canal du Nicaragua : une catastrophe environnementale 28 avril 2015, Jeremy Hance, Mongabay correpondent. Publié par Under Global Forest Reporting Network. (Cet article a été publié dans le cadre du Global Forest Reporting Network et peut être partagé sur votre site Internet, blog, magazine, newsletter ou journal suivant ces conditions.) Il y a 100 ans, la construction du Canal de Panama a remodelé la géographie de notre planète car il a, pour la première fois, permis aux bateaux d’éviter le dangereux passage du Cap Horn en les faisant tout simplement traverser un continent. Aujourd’hui, un nouveau projet mené par un discret millionnaire chinois a pour ambition de concurrencer ce célèbre canal avec la construction d’un autre canal de 278 kilomètres à travers le Nicaragua. Le gouvernement du Nicaragua défend l’idée que ce projet de grande envergure permettra au pays de se tirer de la désastreuse situation économique dans laquelle il se trouve actuellement (le Nicaragua en effet, après Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental). Les critiques affirment cependant qu’il va provoquer des dégâts environnementaux inutiles et bouleverser de nombreuses communautés, et qu’il ne sera en outre pas d’une grande utilité pour le peuple nicaraguayen. Un jaguar se déplace furtivement devant un piège photographique à Bankukuk, au Nicaragua, le long du tracé du Grand Canal. Les écologistes craignent l’impact que pourrait avoir la construction du canal sur les espèces déjà menacées du Nicaragua, telles que le jaguar. Photo de Christopher Jordan. Jorge Huete-Perez, fondateur et directeur du Centre de Biologie Moléculaire de l’Université Centroamericana au Nicaragua, a récemment coécrit un article publié dans la revue Nature dans lequel il défend l’idée que le Grand Canal pourrait conduire à un « désastre environnemental ». Mais le gouvernement du Nicaragua, ainsi que son président Daniel Ortega, soutiennent fermement ce projet. Ils sont allés jusqu’à l’approuver avant même qu’une étude de viabilité environnementale n’ait été conduite. De plus, le gouvernement a confié l’étude environnementale au groupe HKND, qui en a commandé la réalisation au cabinet de conseil Environmental Resources Management. Tracé approximatif du canal qui traversera le sud du Nicaragua et le lac Nicaragua. Image de Global Forest Watch . Un tracé jalonné de hauts lieux de la biodiversité Le tracé approuvé fera passer le gigantesque canal le long des limites de deux réserves naturelles, Cerro Silva et Punta Gorda, ainsi qu’à travers la réserve biologique d’Indio Maíz. Ces trois zones protégées sont connues pour leur biodiversité, ainsi que pour leurs importants îlots de forêt dans lesquels évoluent des espèces emblématiques se déplaçant sur de longues distances. « Dans ces zones, nous avons trouvé des tapirs, des jaguars et d’autres espèces importantes de la forêt tropicale », nous dit Urquhart. « Les forêts dans lesquelles ils vivent seront détruites lors de la construction du canal, mais l’impact global sur ces populations d’animaux est difficile à déterminer. » Bien que zones protégées, Cerro Silva et Punta Gorda ont déjà été durement touchées par l’action d’occupants légaux et illégaux, qui pour beaucoup convertissent la forêt en pâturages. En fait, les données de Global Forest Watch révèlent qu’entre 2001 et 2013, la réserve naturelle de Punta Gorda a perdu 23 % de sa couverture forestière, tandis que Cerro Silva en a perdu 16 %. « Comme cette zone a déjà subi de lourdes pertes forestières, la perte totale imputable à la construction du canal ne semblera pas si importante », souligne Urquhart. « Le problème est que cela va engendrer une nouvelle perturbation dans le “couloir” de forêts de la côte caribéenne du Nicaragua. Cette forêt relie de plus grandes parcelles entre elles. » Au sud se trouve la réserve biologique d’Indio Maíz, une parcelle de plus grande taille qui s’en sort mieux que ses cousines du nord. Au cours de la même période de 12 ans, cette zone protégée n’a perdu qu’une superficie inférieure à 1 %, soit 2 726 hectares. Les points roses représentent des parcelles déboisées entre 2001 et 2013 dans des zones protégées le long du tracé du Grand Canal, au sudest du Nicaragua. La portion verte ayant subi très peu de déforestation correspond à la réserve biologique d’Indio Maíz. Au nord se trouvent les réserves de Cerro Silva et de Punta Gorda Nature, qui ont subi de lourdes pertes forestières au cours de 12 dernières années. Données provenant de Global Forest Watch. Perte forestière de 2001 à 2012 dans les réserves naturelles de Cerro Silva et Punta Gorda au Nicaragua. Données provenant de Global Forest Watch. Au total, le Nicaragua a perdu 822 513 hectares de forêt au cours des 12 dernières années, une superficie de la taille de Puerto Rico. En prenant 2001 comme année de référence, cela signifie que le pays a perdu plus de 10 % de sa couverture forestière au cours des 12 dernières années. S’il est construit, le Grand Canal ne fera qu’accroître la pression sur les forêts du pays. Huete-Perez estime que la construction du canal pourrait mener à la destruction de « plus de 400 000 hectares de forêts et de zones humides ». Cela équivaudrait à près de la moitié de la perte forestière subie au cours des douze dernières années, soit environ 6 % des forêts restantes du pays. Les écosystèmes de la région pourraient également être affectés par le dragage. La construction du canal à travers le pays sur une profondeur de plus de 27 mètres et sur une largeur de 230 à 520 mètres va générer des millions de tonnes de sédiments. Selon l’endroit où ils seront rejetés, il est fort probable que les écosystèmes des environs soient affectés. D’autres projets de développement connexes vont également entraîner des dégâts considérables au Nicaragua. Parmi eux figure la construction d’un aéroport international, d’une voie ferrée, de deux ports en eaux profondes, de quatre complexes hôteliers, d’une usine de production de béton, d’un oléoduc et d’un tas de nouvelles grandes routes. En outre, il faut s’attendre à ce que le projet attire des milliers de travailleurs étrangers, ainsi que de nombreux Nicaraguayens, à la recherche d’un emploi. On peut parier que l’augmentation de la population, les projets de développement de grande ampleur et la construction probable d’un grand nombre de nouvelles routes vont aggraver la situation de la faune et de la flore des parcs, dont la survie est pourtant déjà menacée. Mais, si elles sont déjà en difficulté, les forêts et la faune du Nicaragua ne sont pas les seuls écosystèmes à être menacés par la construction du Grand Canal. Que va-t-il arriver au lac Nicaragua? Une île volcanique émerge du lac Nicaragua. Photo d’Aaron Escobar Étant donné sa taille et son importance, il n’est pas surprenant que le lac Nicaragua possède de nombreux surnoms, tels que « Lago Cocibolca » ou l’évocateur « Mar Dulce ». C’est non seulement le plus grand lac d’Amérique centrale, mais également la plus grande source d’eau douce de la région. De plus, le lac présente une faune des plus étranges, comme des populations fluctuantes de requins-bouledogues (Carcharhinus leucas) et des poissons-scies, une espèce extrêmement menacée qui est arrivée de l’océan en remontant des rapides. Le lac abrite également un éventail varié de cichlidés, très connus dans le commerce des poissons d’aquarium. Les critiques craignent toutefois que la construction d’un canal de cette envergure à travers ce lac n’en bouleverse l’équilibre écologique, en provoquant un afflux d’espèces invasives et de grandes quantités d’eau salée, tout en détruisant une source d’eau douce vitale. « [Le lac] approvisionne en eau les industries agricole et d’élevage du Nicaragua et offre un moyen de subsistance à ceux qui vivent sur ses rives », explique Huete-Perez, avant d’ajouter que « même si les études d’impact n’ont pas été rendues publiques, nous pouvons déduire que le tracé sélectionné […] ne prend pas en compte ces préoccupations ». Comme le lac est trop peu profond pour y faire passer de nombreux paquebots et bateaux de marchandise, HKND propose de creuser un canal d’une profondeur de 27 mètres sur toute la longueur du lac, ainsi qu’à travers les rivières et les terres en amont et en aval. On ne sait toujours pas ce qu’il va advenir des millions de tonnes de sédiments ainsi générées, mais les scientifiques craignent qu’elles ne soient reversées dans le lac.« Il va probablement y avoir une augmentation de la pollution du lac Nicaragua, mais il reste à savoir quelle en sera l’ampleur », explique Urquhart. Un requin-bouledogue aux Bahamas. Cette espèce était autrefois abondante dans le lac Nicaragua ; elle a aujourd’hui quasiment disparu. Photo de Domaine public. De plus, les défenseurs de l’environnement craignent que l’augmentation du trafic maritime n’entraîne l’arrivée dans le lac d’espèces invasives, alors qu’il est déjà confronté, depuis des décennies, à des problèmes de pollution et de surpêche. En fait, selon Urquhart, les célèbres « populations de requins et de poissons-scies [du lac] ont déjà été décimées ». Les scientifiques redoutent que l’afflux d’eau salée causé par l’élargissement et l’approfondissement des rivières qui se jettent et qui sortent du lac n’en change la composition et condamne davantage les poissons qui y vivent et les populations qui en dépendent. Les volcans du lac constituent une autre inconnue. Deux volcans, dont l’un est encore actif, se trouvent sur l’île d’Ometepe, désignée réserve de biosphère en 2010. « Des experts locaux doivent encore étudier la possible activité volcanique et son impact sur le canal », explique Huete-Perez. « Le canal peut avoir d’importants impacts sur les deux volcans… [L’île d’Ometepe] est toujours vierge et sauvage, possède une riche biodiversité, fait l’objet de projets écologiques récents et abrite des vestiges archéologiques représentatifs de la riche histoire précoloniale du Nicaragua. […] Selon le tracé prévu, des bateaux vont passer à proximité de l’île. » Huete-Perez met également en garde contre les nombreux tremblements de terre que connaît le pays et qui pourraient endommager la « structure du canal ». Avant de choisir l’isthme de Panama pour la construction de leur canal, les États-Unis avaient sérieusement envisagé de le faire passer à travers le Nicaragua. Cela a même été soumis à un vote du Congrès américain en 1902, qui se prononça en faveur du Panama. Si la politique et l’instabilité du pays ont effrayé certains politiciens américains, ce sont surtout les préoccupations liées aux tremblements de terre et, en particulier, aux volcans qui ont influencé leur décision finale. Plus d’un siècle plus tard, on ne sait toujours pas comment un nouveau canal pourrait voir le jour sans être à terme confronté aux réalités tectoniques. Références: Meyer, Axel, and Jorge A. Huete-Perez. “Conservation: Nicaragua Canal could wreak environmental ruin.” Nature 506, no. 7488 (2014): 287-289. doi:10.1038/506287a