Troisième partie - Université de Pau et des Pays de l`Adour

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Troisième partie - Université de Pau et des Pays de l`Adour
[Note : pour des raisons de propriété intellectuelle les images (cartoons etc) qui
figuraient dans la version imprimée de la thèse (imprimée à six ou sept
exemplaires …) ont été presque entièrement estompées dans cette version
électronique / For reasons of copyright and intellectual property, the images
(cartoons etc) which were reproduced in the printed version of the thesis (of
which there were six or seven copies …) have been almost entirely whitened
out in this electronic version. Sorry !]
Troisième Partie
Analyse détaillée des textes
i)
quelques champs d’étude
détaillée
ii)
analyse détaillée des
textes : les éditoriaux
(iii) les discours parallèles
dans le Times
Troisième partie, (i) Quelques
champs d’étude détaillée
I
Références historiques et culturelles dans le Times
II
Le débat autour du concept de la « guerre juste »
III
Quel écho le Times donna-t-il à l’opposition et au
pacifisme politique ?
IV
Le Times a-t-il subi la fascination des armes ?
V
Les images des principaux pays acteurs : Argentine,
États-Unis, Royaume-Uni
Cette troisième partie aborde l’étude détaillée des textes du Times
pendant la guerre des Malouines. Elle se subdivise en trois grandes sections.
La première étudie la façon dont cinq grands sujets ont été traités dans le
Times : les références historiques et culturelles, le débat autour du concept de
la « guerre juste », l’opposition et les mouvements pour la paix, la fascination
des armes modernes, et enfin les représentations des trois principaux pays
impliquées dans la crise : l’Argentine, les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Nous nous proposons de suivre ces sujets dans les différentes rubriques du
journal. Ainsi, par exemple, le concept de la guerre juste fit l’objet d’un
échange d’idées entre l’éditorialiste, les auteurs d’articles de fond et le
courrier des lecteurs.
La deuxième grande section est consacrée à l’étude détaillée du discours
des éditoriaux, faisant appel à des méthodes d’analyse linguistiques, ainsi
qu’à une analyse quantitative comparative des principales rubriques du
journal.
La troisième grande section étudie les « discours parallèles » dans le
Times, en d’autres termes, les rubriques qui ont permis à d’autres voix de
s’exprimer. Ce sont, d’une part, les voix extérieures au journal, dans le
courrier des lecteurs, et d’autre part, les voix de l’humour dans les comptes
rendus parlementaires de Frank Johnson ainsi que dans le Times Diary. Enfin
nous examinerons une dernière forme de discours parallèle, l’iconographie.
Nous tenterons de caractériser les principaux sujets représentés dans les
photographies. Puis nous tournerons notre attention vers les dessins
humoristiques, afin de dégager les thèmes traités dans ces illustrations. Pour
permettre au lecteur de mieux appréhender le ton des dessins, nous en
reproduirons quelques exemples.
Chapitre I
Les références historiques et
culturelles dans le Times
Dans leur entreprise d’explication, de mise en forme ou de mise en scène
de l’actualité, les médias sont amenés à puiser, dans la culture qu’ils partagent
avec leurs lecteurs, des références culturelles — historiques, littéraires,
religieuses — permettant de mieux saisir la réalité du moment. C’est
pourquoi la détermination des références culturelles qui interviennent dans le
discours d’un journal permet de recueillir quelques indications sur la façon
dont ce dernier voit ses lecteurs et se voit lui-même.
Il serait excessivement fastidieux, et sans doute inutile, de faire un relevé
exhaustif des références culturelles dans notre corpus. Nous limiterons donc
l’étude aux références historiques, puis aux références littéraires et religieuses
qui nous ont semblé les plus révélatrices.
Références historiques
Les expériences individuelles ou collectives du passé situent les faits et
gestes du monde présent dans une continuité historique ; elles les rendent
ainsi plus facilement compréhensibles. C’est un des éléments essentiels du
rôle de “ médiation ” que jouent les “ médias ”. Mais cette fonction ne peut
être remplie de manière objective ; au contraire elle nécessite une certaine
Références historiques et culturelles dans le Times
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interprétation, et aucune interprétation n’est possible sans un cadre
idéologique. C’est ce qu’explique André-Jean Tudescq lorsqu’il écrit :
« … qu’il s’agisse d’un événement qui s’impose à l’opinion,
ou d’un événement sur lequel la presse attire l’attention de
l’opinion, il y a toujours la différence déjà relevée par Kant, pour
qui le monde n’est pas connu tel qu’il est mais tel qu’il paraît aux
hommes. Or l’image de la réalité est chargée de résonances
idéologiques qui sont pour une bonne part des résonances
historiques, et c’est de là que viennent les divergences sur le
contenu, la présentation, la signification d’un même événement
dans la presse1. »
Les événements de 1982 étaient bien de ceux qui s’imposent à l’opinion ;
ils furent même perçus comme constituant un « moment historique ». Le
conflit des Malouines fut un de ces épisodes où la perception de l’histoire en
marche provoque un retour aux sources, un regain de sentiments d’identité
nationale, comme aux heures les plus difficiles de l’histoire britannique. Pour
beaucoup la rhétorique qui accueillait ce moment historique fit vibrer la corde
patriotique britannique ; pour d’autres elle sonna creux, l’enjeu n’était pas à la
hauteur des évocations du passé.
Malgré cette diversité d’appréciation, il reste clair que la référence au
passé était quasi obligatoire. Divers aspects de la crise rappelaient
immanquablement le passé. Il s’agissait d’une guerre (une croisade ?) contre
un dictateur fasciste. La Grande-Bretagne agissait seule, grâce à la Marine
Royale, le « Senior Service » ou « Silent Service » à la longue tradition,
inséparable du statut insulaire du Royaume ainsi que de son rayonnement
international à l’heure de l’Empire. Le discours de la Chambre des
communes, surtout lors de la session extraordinaire du samedi 3 avril,
évoquait le style d’un des plus grands orateurs britanniques du 20ème siècle,
Winston Churchill, ainsi que le fait remarquer Anthony Barnett :
« It was Churchillism that dominated the House of Commons
on 3 April 1982. All the essential symbols were there: an island
people, the cruel seas, a British defeat, Anglo-Saxon democracy
challenged by a dictator, and finally the quintessential Churchillian
posture — we were down but we were not out2. »
La crise des Malouines ne représentait pas seulement un moment
historique ; elle constituait également un anachronisme frappant. Certains
1
2
André-Jean TUDESCQ. La Presse et l’événement. Paris & La Haye : Mouton, 1973, p. 20
Anthony BARNETT. Iron Britannia. Londres : Allison & Busby, 1982, p. 48
Références historiques et culturelles dans le Times
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considéraient que l’affaire représentait une parodie de la diplomatie de la
canonnière chère à Lord Palmerston à l’époque de la grandeur impériale
britannique. En tout cas, la situation paraissait appartenir à un autre temps,
les guerres coloniales (car le conflit des Malouines en fut une) évoquant bien
davantage le XIXe siècle que le XXe. L’appel au passé était donc tout aussi
inévitable, ou bien pour abonder dans ce sens ou, au contraire, pour rejeter
des critiques tenues pour injustifiées.
Un autre élément qui favorisa le recours à la référence historique fut la
nature même de la crise. Comme nous l’avons indiqué dans notre chapitre
consacré aux origines de la crise et à la manière dont elle fut présentée aux
lecteurs du Times, un certain effort d’explication et d’interprétation de
l’histoire était essentiel. Il était difficile de juger du bien-fondé des arguments
mis en avant par les Britanniques — ou les Argentins — pour justifier leurs
revendications en matière de souveraineté territoriale sans en référer à
l’histoire des îles.
Ces deux éléments — le caractère anachronique de la crise, ainsi que la
nécessité d’en rechercher les origines — expliquent le recours fréquent à
l’histoire, qui fournissait des précédents ou des éléments permettant de mieux
comprendre l’imbroglio dans lequel les deux pays étaient empêtrés.
Divers épisodes historiques furent invoqués pour soutenir des points de
vue très divers. L’éventualité d’une intervention des Nations-Unies suscitait
peu d’enthousiasme à la lumière de son histoire et des échecs subis par cette
organisation dans ses tentatives de rétablir la paix lors de divers conflits. A
plusieurs reprises, on compara l’agression argentine à d’autres invasions
perpétrées ailleurs. Les ripostes britanniques à ces agressions internationales
du passé furent également rappelées. De même, on évoqua l’histoire de la
puissance militaire de la Grande-Bretagne et sa volonté historique de s’en
servir.
Diego Garcia
Certains auteurs trouvaient intéressant le parallèle fourni par l’histoire
de l’île de Diego Garcia dans l’océan indien, car au-delà des ressemblances —
il s’agissait d’une île avec une petite population — le traitement accordé aux
habitants tranchait très nettement avec la bienveillance chaleureuse prodiguée
à l’intention des Falklandais. Ces auteurs considéraient que le principe du
Références historiques et culturelles dans le Times
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droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sur lequel le gouvernement de
Mme Thatcher s’appuyait pour justifier l’envoi de la Task Force, n’y avait pas
été respecté. Entre 1968 et 1974, le gouvernement britannique en avait
expulsé, manu militari, la population indigène pour permettre la mise en place
d’une base américaine. Cette disparité entre le traitement des indigènes de
l’océan Indien et les moyens mis en œuvre pour défendre les Falklandais fut
assidûment développée par les opposants à l’envoi de la marine cherchant à
prouver que le gouvernement était coupable de « double standards ». Elle fut
tout aussi soigneusement passée sous silence par ceux qui croyaient
passionnément que la Grande-Bretagne devait agir pour protéger les
Falklandais.
Le Times ne consacra que peu d’articles à ce sujet pendant le conflit. Seul
un article du 15 juin (date de l’annonce du cessez-le-feu) rapprochait les deux
questions. La coïncidence de la date était sans doute fortuite ; d’ailleurs, le
journaliste avait dû rédiger son article avant d’apprendre la nouvelle, car il y
faisait allusion à la poursuite des combats. L’article avait certainement été
rédigé en raison de la récente victoire d’une alliance de gauche à l’île Maurice.
Le nouveau gouvernement avait déclaré qu’il souhaitait la restauration de la
souveraineté mauricienne sur l’île de Diego Garcia (qui avait été détachée de
l’île Maurice en 1968, avant l’indépendance de cette dernière) et le départ de
la base américaine.
La majeure partie du texte rapportait les négociations concernant la
compensation que le gouvernement britannique s’était engagé à payer aux
personnes déplacées, mais la première phrase présentait la situation en la
comparant à celle des Malouines :
« While the conflict continues over the Falkland Islands, with
their civilian population of 1,800 British subjects, most people in
Britain remain unaware that more than 1,000 people in another
group of islands were forced to leave their homes as an act of
deliberate policy1. »
Les îlois2 n’avaient pas été expulsés de manière brutale, d’après les
personnes que le journaliste avait interviewée à ce sujet, mais estimaient avoir
été trompés par le gouvernement.
1
2
« Soveriegnty the issue for Diego Garcia », le Times, 15 juin 1982, p. 4
C’est ainsi que les appellent. les Mauriciens
Références historiques et culturelles dans le Times
9
Seules deux lettres y faisaient allusion1. Dans l’une d’elles, publiée le 21
avril, Lord Jenkins de Putney s’insurgea contre la duplicité d’un
gouvernement qui se lançait dans une croisade contre l’agression argentine,
alors que l’agression turque à Chypre était restée impunie, et que les
Britanniques eux-mêmes avaient expulsé la population de Diego Garcia. Sa
présentation de cette action était beaucoup plus vigoureuse que celle de
l’article du Times du 15 juin :
« For some nuclear weaponry for Polaris on the cheap, we not
merely abandoned more of the Queen’s subjects than live on the
Falklands to their fate; we threw them off Diego Garcia into abject
poverty in Mauritius and handed over their depopulated island to
the U.S. Forces2. »
Lord Jenkins conclut que la Grande-Bretagne était la nation la plus
« artistic » du monde, expression qu’il faut comprendre dans sa signification
de “ versatile ” ou “ fantasque ”.
Le parallèle fourni par Chypre, où la Grande-Bretagne n’avait pu
empêcher les Turcs de bafouer les droits de la minorité grecque, dont
pourtant la Grande-Bretagne s’était portée garant par traité, fut d’ailleurs le
sujet d’un éditorial.
Presque deux mois après la fin des hostilités, un éditorial souligna très
explicitement l’écart entre les efforts qui avaient été faits pour préserver le
droit à l’auto-détermination des Falklandais et la façon dont les habitants des
îles Chagos, auxquelles appartient l’île de Diego Garcia, avaient été
expropriés. Le titre de l’article était particulièrement éloquent à cet égard,
« We were not all Chagans then »3, invitant à la comparaison avec l’éditorial
du 5 avril « We are all Falklanders Now ». L’éditorialiste critiquait vertement
le comportement du gouvernement :
« It is perhaps not surprising [ … ] that the report is subtitled
« a contrast to the Falklands ». Clearly there was no question of
self-determination for these 1800 islanders, who are British subjects
but not « kith and kin », and had no lobby of MPs to speak up for
them4. »
1Lettres de M. Gray, 8 avril 1982, p. 11, et Lord Jenkins of Putney, 21 avril 1982, p. 13 ; tous
deux extrêmement critiques envers le gouvernement.
2 Le Times, courrier des lecteurs, 21 avril 1982, p. 13
3 Le Times, éditorial, 10 août 1982
4 Ibid.
Références historiques et culturelles dans le Times
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Rappelons, en passant, que ces titres étaient calqués sur le célèbre
« Nous sommes tous des juifs allemands », slogan inscrit sur les banderoles
portées par les manifestants qui défilaient, le 22 mai 1968, pour protester
contre les propos tenus à l’encontre de Daniel Cohn-Bendit par l’Humanité1.
Ce slogan lui-même rappelait à son tour le « Ich bin ein Berliner » de
J.F. Kennedy, établissant ainsi un réseau de références historiques en cascade.
On trouve également, dans les médias de 1982 et dans la littérature
publiée à l’issue de la guerre, des références à des épisodes relativement peu
connus de l’histoire britannique tels que la guerre de l’oreille de Jenkins et
l’affaire de Don Pacifico2. La guerre de l’oreille de Jenkins fut l’occasion d’une
fièvre de guerre fomentée par la Chambre des communes pour des motifs
apparemment assez futiles ou dérisoires. En fait, le casus belli ne fut pas tant
l’oreille du malheureux marin que le fait que les Espagnols avaient abordé et
dévalisé un navire britannique. Le deuxième cas constitue un exemple assez
frappant de la « diplomatie de la canonnière » de l’époque victorienne. Le fait
de les évoquer (on y trouvait des allusions dans la presse plutôt opposée au
conflit des Malouines3) indiquait assez clairement que l’auteur avait quelques
réserves quant à la politique du gouvernement. En effet, la simple mention de
1 Le quotidien commentait l’exil en Allemagne de M. Cohn-Bendit, aqui avait été été interdit
de séjour en France.
2 L’incident de l’oreille de Jenkins : Jenkins revenait des Antilles à bord du brick Rebecca en
1731 lorsque les gardes-côte espagnols abordèrent le navire, saisirent le contenu de sa cale, et
coupèrent une oreille au capitaine du vaisseau, Jenkins. Dès son retour, ce dernier se plaignit
auprès du roi. Au début cet événement n’eut que peu d’effet, mais lorsqu’il fut répété devant
une commission parlementaire quelques années plus tard, en 1738, il suscita une vive
émotion. La presse et l’opposition parlementaire se saisirent de l’épisode et en amplifièrent
l’importance. L’incident fut l’un des facteurs qui provoquèrent la guerre anglo-espagnole de
1739.
Don Pacifico (1784-1854), juif portugais né citoyen britannique à Gibraltar, avait réclamé des
dommages et intérêts au gouvernement grec à la suite d’une émeute antisémite au cours de
laquelle sa maison à Athènes avait été brûlée. En 1850, Palmerston se saisit de cette affaire
pour attaquer le royaume héllénique. La Grèce était alors sous la protection conjointe de la
France, du Royaume-Uni et de la Russie. La France retira son ambassadeur pour protester
contre cette action de « diplomatie de la canonnière », et l’affaire fut terminée. La Chambre
des Lords censura Palmerston, mais après que ce dernier eut prononcé un discours éloquent
(qui dura presque cinq heures), la Chambre des communes décida l’annulation de cette
sanction. C’est au cours de ce discours que Palmerston évoqua la responsabilité du
gouvernement de protégér tout sujet britannique, où qu’il soit : « a British subject ought
everywhere to be protected by the strong arm of the British government against injustice and
wrong. »
3 Ils sont également rappelés dans les ouvrages adoptant une position critique à l’égard de la
politique menée par le gouvernement au cours de la guerre, comme, par exemple, le livre
d’Anthony Barnett, Iron Britannia.
Références historiques et culturelles dans le Times
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ces épisodes pouvait suggérer implicitement que le conflit des Malouines
représentait un retour à la stratégie palmerstonienne du XIXe siècle1.
L’histoire de Goa, une île que les Indonésiens avaient envahie pour
ensuite en asservir la population, fut citée2 comme un cas où la GrandeBretagne — suivant en cela l’opinion internationale — n’avait pas pris
position pour dénoncer une entorse grave au droit à l’auto-détermination. (Il
n’est pas inutile, dans ce contexte, d’indiquer que l’amiral Anaya aurait
initialement choisi le nom « Plan Goa » pour son action contre les
Malouines.3)
Enfin, de nombreuses comparaisons furent proposées entre les actions
militaires dans l’Atlantique du sud en 1982 et d’autres actions du passé, la
Deuxième Guerre mondiale fournissant l’aune à laquelle furent mesurées
toutes les actions de la force navale d’intervention. La Deuxième Guerre
mondiale représentait une base de connaissances historiques largement
répandues dont les journalistes pouvaient se servir, assurés que leurs lecteurs
les comprendraient.
Nous proposons d’examiner ces références en les classant de la manière
suivante :
1) Les références à l’Antiquité
2) L’histoire jusqu’en 1939
3) Les références à la Deuxième Guerre mondiale
1Une exception toutefois sert de contre-exemple. David Watts, directeur du Royal Institute of
Contemporary Affairs, dans un article de fond du 16 avril et portant sur le caractère fragile de
l’opinion publique. Commentant l’idée très répandue selon laquelle : « The British people are
united in support of the Government », il dit : « True as far as it goes, but ministers must be
aware that it does not go very far. National pride has been hurt and naturally calls for
vengeance. It is irresistibly moving to see a large fleet sail out of Portsmouth once more.
Nevertheless, Walpole’s observation at the beginning of the War of Jenkins’ Ear (‘Now they
are ringing their bells, soon they will be wringing their hands’) is still apt. Public opinion
wants satisfaction at all costs and if it turns out that the cost is in fact high in men, in money,
or perhaps even in terms of world opinion, its patience may run out fast. » David WATT,« A
few home truths from the South Atlantic », le Times, 16 avril 1982, p. 6
2 Éditorial, « Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7
3 Peter J. Pepper, Courrier des lecteurs, le Times, 27 septembre 1990 : « Jorge Anaya, a young
Argentinian officer, later to become commander of the Argentinian fleet and a leading
member of the junta, was so impressed by the similar lack of world reaction to the Goa
invasion that he first gave the name « Plan Goa » (later changed to « Operation Rosario ») to
his plan to seize the Falklands. This plan included the deportation of all islanders, although
fear of world opinion prevented this. »
Références historiques et culturelles dans le Times
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4) Les références à l’histoire de l’après-guerre
Enfin nous examinerons les références à la culture militaire du passé : les
théoriciens de la guerre (Clausewitz, … ).
Les références à l’Antiquité
Il y eut moins de références à Rome ou à la Grèce antique qu’on aurait
pu le penser, étant donné la culture classique qui règne, apparemment encore
de nos jours, dans les bureaux du Times. Peut-être ceux des journalistes qui
avaient étudié les lettres classiques à Oxford — une proportion non
négligeable des journalistes du Times — n’étaient-ils pas chargés de la
rédaction des éditoriaux sur la guerre ?
On évoqua néanmoins à quelques reprises1 les précédents de l’Antiquité.
La question des avantages et des inconvénients de la pratique de la
démocratie en temps de guerre amena assez naturellement l’éditorialiste à
l’histoire d’Athènes et aux écrits du philosophe Thucydide, à une époque où
les Athéniens songeaient à réaliser une action navale éloignée2. La démocratie,
estimait l’historien grec, pouvait affaiblir une nation, puisque le peuple,
vivant sans crainte, pouvait en venir à ne plus craindre ses ennemis.
L’histoire jusqu’en 1939
Il aurait été difficile d’imaginer des commentaires prolongés sur la
perspective d’un affrontement naval sans que l’on fasse allusion aux deux
principaux héros historiques de la Royal Navy, Sir Francis Drake et l’amiral
Nelson. Pour le premier, il était question, bien entendu, de la partie de boules
qu’il n’a pas voulu interrompre, même pour aller combattre l’Invincible
Armada. Le Times évoqua cet épisode bien connu de l’histoire de l’Angleterre
pour lancer un appel à la modération. On avait suggéré qu’il serait
inopportun que l’équipe anglaise de football joue dans la Coupe du Monde,
au risque de devoir affronter les Argentins sur la pelouse de Madrid, alors
que les militaires britanniques se préparaient à affronter d’autres Argentins
dans des conditions autrement dramatiques. Le Times rappela qu’il ne
s’agissait pas d’une guerre mondiale, et qu’il fallait par conséquent savoir
1 Notamment dans les éditoriaux « From Minor to Major », du 24 mai 1982, où il fut question
d’une victoire conquise à la manière des Parthes, « Near Miss at Gosport », du 12 avril 1982
qui compara le comportement du capitaine du bac de Portsmouth à celui du nocher Charon,
et « First Principles First », du 21 avril 1982, où les Athéniens était cités.
2« You cannot joke with war », le Times, 12 mai 1982, p. 11
Références historiques et culturelles dans le Times
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raison garder. Si Drake pouvait terminer sa partie, l’équipe anglaise pouvait
bien jouer dans le Mundial.
L’amiral Nelson fut cité dans un article qui félicitait le gouvernement
d’avoir donné des arguments de poids aux négociateurs britanniques :
« Nelson described a fleet of British ships of war as the best
negotiators in Europe : that may have to apply even more so to the
South Atlantic1. »
Nelson fut également mentionné dans un article2 consacré à la question
de l’enterrement des militaires tombés au combat. L’éditorialiste rappela le
précédent de l’amiral, qui tenait les « burials at sea » en horreur. Après la
bataille de Trafalgar, où il trouva la mort, on ramena sa dépouille dans un
tonneau de cognac. L’équipage ne fut pas surpris d’essuyer des tempêtes
déchaînées lors du voyage du retour. Cette pratique ne se généralisa pas.
L’histoire navale fut évoquée une nouvelle fois lorsque l’éditorialiste
décrivit le départ de la flotte de Portsmouth. Celle-ci devait passer devant
l’endroit où s’effectuaient les travaux de renflouage du Mary Rose, navire
amiral de la flotte d’Henri VIII, qui avait coulé dans la rade sous les yeux du
roi :
« On her way to sea the Invincible steamed close by the wreck
of the Mary Rose, which was overwhelmed by [ … ] a farcical
triviality, when a breeze heeled her and sent the water in through
gun-ports too eagerly opened for combat. Last week many of the
crowds which watched the task-force sail stood on Henry VIII’s
Southsea Castle, where the king himself perhaps stood when he
watched his flagship capsize3. »
Ce rappel historique servait avant tout à rappeler la longue tradition de la
Royal Navy.
Enfin, un autre aspect du rôle historique joué par la Navy dans une
époque plus récente fut rappelé lorsque l’éditorialiste citait le protagoniste de
la diplomatie de la canonnière, Palmerston lui-même :
« “Britain has no eternal allies ; and no eternal enemies. Only
our interests are eternal,” said Lord Palmerston4. »
1«
First Principles First », le Times, 21 avril 1982, p. 13
A Sense of Proportion », le Times, 18 mai 1982, p. 15
3« Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7
4 « First Principles First », le Times, 21 avril 1982, p. 13
2«
Références historiques et culturelles dans le Times
14
Il n’est pas inintéressant de faire remarquer que les références à cette
forme de politique étrangère victorienne pouvait prendre une connotation
extrêmement négative dans la presse d’opposition, alors que pour le Times la
référence à Palmerston restait possible. Toutefois, il faut reconnaître que la
citation concernée ne représentait en rien cette politique impériale tant
critiquée à notre époque.
La Deuxième Guerre mondiale
Il y eut, tout à fait naturellement, de très nombreuses références à la
guerre de 1939-1945. Naturellement, car c’était la guerre la plus récente, une
guerre qui avait marqué la jeunesse de bon nombre des lecteurs du Times. La
Grande-Bretagne avait déclaré la guerre à l’Allemagne hitlérienne pour
mettre fin à la politique agressive d’un dictateur. Il en allait de même dans la
lutte contre la dictature argentine, dit l’éditorialiste, mais à une grande
différence près : la Grande-Bretagne avait défendu la Pologne parce qu’elle
avait donné sa parole (seul un cynique rappellerait qu’elle avait aussi donné
sa parole à la Tchécoslovaquie), et parce qu’il fallait qu’elle arrête un dictateur
qui menaçait, non pas seulement la Pologne, mais, à terme, la GrandeBretagne elle-même. Ce n’était donc pas pour renverser Hitler, pas plus qu’en
1982 le conflit ne fut mené pour renverser Galtieri. Il appartenait au peuple
allemand de décider s’il voulait se défaire de son Führer, comme il incombait
maintenant aux Argentins de se charger de la tyrannie de la Junte de Galtieri :
« As in 1939, so today ; the same principles apply to the
Falklands1. »
L’éditorialiste reconnut qu’il ne serait pas facile de faire évacuer les
Argentins des îles Malouines, certainement pas plus que de faire se retirer de
la Pologne les troupes allemandes. Mais il fallait le faire en 1939, et il fallait le
faire dans l’Atlantique sud en 1982.
Le spectacle du départ des navires de guerre réveilla des souvenirs de la
guerre de 1939-1945 :
« As HMS Invincible crept carefully through the narrows of
Portsmouth Harbour last week, under many hundreds of eyes
more or less wet with fears or memories2. »
1«
2
We are All Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
« Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7
Références historiques et culturelles dans le Times
15
Cependant les navires les plus puissants pouvaient être très vulnérables à de
toutes petites avaries, écrivit l’éditorialiste, rappelant la fin du Bismarck :
« Big ships have always been vulnerable to little injuries. The
Bismarck, which had the heels of most of the fleet pursuing her in
1941, would probably have got away if a lucky hit had not jammed
her rudder askew and compelled her to sail in circles1. »
Le Times fit également allusion à la politique d’apaisement (appeasement)
britannique de la fin des années trente, face à l’agressive politique nazie de
lebensraum. Il n’est pas nécessaire de rappeler la charge affective extrêmement
puissante de ces termes. De même, évoquant au 1er avril 1982 la perspective
d’une invasion argentine, le Times rappela l’Anschluss2.
Churchill et le style churchillien
Le discours de la guerre en 1982 fit souvent appel au plus célèbre
orateur britannique de l’histoire récente, Winston Churchill. Quelquefois les
références correspondaient à des clins d’oeil plus ou moins subtils. Prenons,
par exemple, cette conclusion à une lettre qui développait un argument contre
toute tentative d’abandon des Malouines :
« The attack is now being made by a fascist autocracy … The
reaction of the British people through Parliament is to make clear
what may not have been clear before — that there are limits to the
negotiating instructions of the FCO, and the attack oversteps the
limits, up with which the British people will not put3. »
Or un jour Churchill eut l’occasion de lire une phrase qui était
excessivement maladroite parce que son auteur avait tenté à tout prix d’éviter
qu’elle ne se termine avec une préposition. Avec son esprit habituel Churchill
produisit un bon mot qui est devenu célèbre : « This is the sort of English up
with which I will not put »4, confondant ainsi ses critiques. La référence dans
la citation du mois d’avril 1982 est évidente, mais subtile. Churchill était
invoqué, mais indirectement.
Une autre référence de ce style concerne le concept de « magnanimity in
victory ». Roy Jenkins, ancien ministre travailliste et co-fondateur du SDP,
fournit un article de fond sur la conduite à tenir pour bien terminer la guerre
1
Ibid.
« We don’t have the ships but by jingo …» Le Times, 1 avril 1982, p. 11
3 Lettre de Sir Douglas Dodds-Parker, le Times, 13 avril 1982, p. 7
4 Phrase citée dans Ernest GOWERS. Plain Words. Oxford : Oxford University Press, 1948
2
Références historiques et culturelles dans le Times
16
intitulé, « Our honour upheld: now comes the time for statesmanship »1. Il
conclut, « We have assuaged our honour. Let us now show foresight in
victory. », faisant ainsi allusion à la politique promue par Churchill de se
montrer magnanime dans la victoire2. L’éditorialiste du Times, lui, dans un
article publié quelques jours plus tard3, exprima son désaccord avec cette
proposition, mais introduisit explicitement le mot « magnanimity » :
« As we await the final act of the campaign to free the
Falklands from the invader, there is a general tendency not to
exonerate Argentina but to mitigate the effect of that crime by
saying that it should not result in Argentine humiliation. It is said
to be sound strategy, sensible diplomacy, wise statesmanship to
allow the Argentines something which relieves them of the burden
of suffering such humiliation. [ … ] What does magnanimity mean
in this context? If it means that Argentina should be enticed to
leave the Islands without further battles by the hope of some profit,
however small, for its illegal act, that would be the reverse of
magnanimous4. »
L’allusion à « statesmanship », utilisé dans le titre de l’article de Roy
Jenkins, permet de penser que c’était bien à ce dernier que l’éditorialiste s’en
prenait. Or, Roy Jenkins n’utilisa pas le terme de « magnanimity », même si
son texte appelait bien de ses vœux une issue du conflit qui éviterait
d’humilier l’Argentine. C’est donc en quelque sorte par référence
churchillienne interposée que le terme “ magnanime ”, implicite dans le texte
de Jenkins par le biais de la citation modifiée, apparaît explicitement dans
l’éditorial.
D’autres références à la rhétorique churchillienne sont plus
transparentes, comme, par exemple, cette allusion, tirée d’une lettre de Sir
Derek Walker-Smith QC MP au sujet de la Cour Internationale : « the
principle enunciated by Sir Winston in one of his less grandiloquent but
nevertheless relevant aphorisms, “ Jaw-jaw is better than war-war ”5. »
Selon le Times la gauche n’échappa pas au discours churchillien :
1
Le Times, 4 juin 1982, p. 8
« In war, resolution; in defeat, defiance; in victory, magnanimity; in peace, goodwill »
Winston CHURCHILL. The Second World War, tome I. Londres : 1948. Le général Haig
évoqua également cette idée en juin 1982.
3 « A Crime is a Crime », éditorial, le Times, 9 juin 1982, p. 11
4 Ibid.
5 Le Times, 24 avril 1982, p. 13
2
Références historiques et culturelles dans le Times
17
« The time may come when the unilateralist Left will look
back on its Churchillian posture on Saturday with amazement and
regret1. »
Lord Molloy fit aussi écho au grand homme, lorsqu’il dit devant la
Chambre, «… no longer can we say that it is quite all right to sup with an evil
devil so long as the spoon is long enough2 ». (Il s’agit, rappelons-le pour
mémoire, des propos prononcés par Churchill concernant ses rapports avec
Staline). Toutefois cette allusion ne fut pas rapportée par le Times.
Ce
phénomène
n’échappa
bien
évidemment
pas
aux
divers
commentateurs journalistes, historiens ou politologues. A titre d’exemple,
voici ce qu’en écrivit G.M. Dillon :
« All the mythology and symbolism of Britain’s defence
culture, derived largely from the legend of inter-war appeasement
and the Churchillian epic of the Second World War, was allied to
the language and values of international order3. »
De Gaulle
Le Times se permit une référence implicite au général de Gaulle lorsqu’il
disait dans un éditorial :
« Argentina as a whole will receive a boost to its morale,
which will help it to see the event in the South Atlantic as a setback
rather than a catastrophe, a lost battle but not a lost war4. »
La fin de cette phrase rappelait immanquablement la célèbre
proclamation du général, affichée à Londres en juillet 1940, quelques
semaines après l’appel du 18 juin : « La France a perdu une bataille, mais la
France n’a pas perdu la guerre. » Elle faisait également écho à une reprise du
slogan français faite par M. Julian Amery devant la Chambre des communes
en 1982, qui a été citée dans le chapitre, « La crise politique » :
« We have lost a battle, but we have not lost the war. There is
an old saying that Britain always wins the last battle5. »
1
« We are All Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
Official Report, The House of Lords, 3 avril 1982, col.1606
3 G.M. DILLON. op. cit., p. 233
4 « Argentina in Defeat », le Times, 11 juin 1982, p. 11
5 Official Report, House of Commons, 3 avril 1982, col. 648
2
Références historiques et culturelles dans le Times
18
Toutefois, l’auteur de ce bon mot n’était jamais identifié. Cet oubli était
peut-être involontaire : comme beaucoup de phrases célèbres, elles sont
mémorables beaucoup plus par leurs propres qualités, que par la célébrité de
leurs auteurs, et il ne serait pas exagéré de penser que ni Julian Amery, ni
l’éditorialiste ne se rappelaient l’origine de la citation. Peut-être même
n’avaient-ils même pas conscience de citer, l’aphorisme ayant été
parfaitement intégré pour appartenir pleinement à leur culture personnelle.
L’histoire récente — l’après-guerre
De nombreux épisodes de l’histoire mondiale depuis 1945 furent
rappelés dans les colonnes du Times. Citons notamment des références aux
conflits dont l’éditorialiste estimait qu’ils ne furent pas résolus de façon
convenable (Chypre, …) ou qui fournissaient des précédents à
l’expansionnisme argentin (les interventions soviétiques en Hongrie,
Tchécoslovaquie et Afghanistan, l’occupation indienne de Goa, l’occupation
indonésienne du Timor Est et l’annexion marocaine du Sahara Occidental1).
Dans une autre allusion à l’URSS, l’éditorialiste se demandait si elle ne
cherchait pas à profiter du conflit, et rappelait qu’au travers du pacte de nonagression germano-soviétique elle avait déjà montré qu’elle préférait ne pas
« mettre tous ses œufs dans le même panier ». L’éditorialiste tira également
une comparaison entre les Falklandais et les Berlinois. Le parallèle fut même
en quelque sorte inversé, puisque, soulignant l’importance du principe du
respect du droit international, l’éditorialiste signalait les situations dans
lesquelles les pays libres avaient dû faire preuve de fermeté, notamment à
Berlin ; les Berlinois, dit-il, étaient les Falklandais de l’Europe2.
D’autres allusions au passé signalaient les risques d’instabilité majeure
en Amérique du sud si les réclamations territoriales devaient se résoudre par
la force. De nombreux différends territoriaux pouvaient dégénérer si le
précédent argentin aux Malouines était imité : Belize était menacé, ainsi que la
Guyane britannique ; le Pérou et la Bolivie entretenaient tous deux des
revendications revanchistes à l’égard du Chili. Enfin l’Argentine elle-même
revendiquait le détroit de Beagle. Par ailleurs, ajouta l’éditorialiste, si les
motifs du coup de force argentin étaient acceptés, pourquoi le Mexique
1
« Naked Aggression », éditorial, le Times, 3 avril 1982, p. 7
« West Berliners [ … ] are, in one sense, the Falklanders of Europe ». « Will the Soviets Slip
In? », éditorial, le Times, 4 mai 1982., p. 9
2
Références historiques et culturelles dans le Times
19
n’exigerait-il pas la restitution des terres qui lui avaient été prises par les
États-Unis ?1
Il y eut un autre précédent qui n’incitait guère à l’optimisme concernant
la négociation. Dans l’histoire du différend qu’opposait le Chili et l’Argentine,
les deux pays s’en étaient référés plusieurs fois à l’arbitrage d’un tiers.
Chaque fois le jugement avait donné raison au Chili, et chaque fois
l’Argentine avait refusé de l’accepter2.
Le blocus autour de l’archipel fut comparé, à deux reprises, à un
précédent plus célèbre, celui de l’imposition d’un blocus autour de Cuba par
le Président Kennedy en 19623.
La situation militaire de plus en plus difficile des forces d’occupation
argentines suggéra une comparaison avec la France en Indochine :
« The Argentine garrison remains beleaguered, occupying an
indefensible and unusable airstrip. Its position is entirely similar to
that of the doomed French garrison at Dien Bien Phu4. »
Sur un tout autre sujet, le précédent du Viêt-nam fut évoqué. Depuis
cette guerre, faisait remarquer le Times, l’idée de se battre pour préserver un
principe était devenu suspecte5.
L’histoire militaire britannique de l’après-guerre fut également rappelée.
La fin de la Deuxième Guerre n’avait pas mis fin à l’intervention militaire
britannique, et entre 1945 et 1982 seule une année s’était passée sans que le
pays ait à déplorer de morts parmi ses soldats. En particulier 26 hommes
moururent lors du soulèvement des Mau-Mau au Kenya, 17 pendant l’affaire
de Suez, 62 à Bornéo et 525 au cours de la crise en Malaisie. Enfin, en Irlande
du Nord, déjà en 1982, 351 militaires avaient trouvé la mort, ainsi que 122
hommes de l’Ulster Defence Regiment.6
Presque tous ces conflits posèrent le problème de la politique à adopter
concernant l’enterrement des soldats tombés au combat. Nous avons rappelé
1
« First Principles First », éditorial, le Times, 21 avril 1982, p. 13
« First Principles First » le Times, 21 avril 1982, p. 13, et « The Riches of Antarctica » le Times,
28 avril 1982, p. 15
3 « Warning : Trespass at your Own Risk », éditorial, le Times, 10 avril 1982, p. 9, et « Contest
of Wills », éditorial, le Times, 14 mai 1982, p. 11
4 « From Minor to Major », éditorial, le Times, 24 mai 1982, p. 11
5 « Thanks to Mr Haig », le Times, 23 avril 1982, p. 15
6 « Willing the Means », éditorial, le Times, 6 mai 1982, p. 13
2
Références historiques et culturelles dans le Times
20
les conditions du rapatriement des restes de l’amiral Nelson. Les guerres
modernes posaient ce problème avec acuité ; fallait-il rapatrier les cadavres
ou les enterrer sur place ? C’est cette dernière solution qui s’était le plus
fréquemment imposée par le passé, pour des raisons purement pratiques.
L’éditorialiste rappelait le précédent de la Première Guerre Mondiale :
« … the custom became a rule in the 1914-18 war. The fate of
the dead, officially neglected in the early months, later became a
matter of obssessive public concern. It was widely felt that it would
be offensive if the wealthy brought their sons home to lie in lavish
tomb while other soldiers who had made just as great a sacrifice
were put underground with minimal ceremony in Flanders1. »
Cette pratique se généralisa au cours du vingtième siècle, et les
cimetières gérés par la War Graves Commission étaient bien entretenus, même
lorsqu’ils se trouvaient dans des pays qui avaient souffert aux mains des
troupes concernées. L’éditorialiste considérait que tel était le cas à Aden, à
Suez et à Chypre :
« In the nature of things, present governments of some of
those countries hardly recall the role of British forces in their
history very kindly. But victims of fighting in Aden, Suez and
Cyprus still lie there and their graves are treated with respect2. »
Enfin, tout comme le départ de la flotte britannique de 1982 fut marqué
par une coïncidence, celle qui voulait qu’elle passe devant l’épave du Mary
Rose d’Henri VIII que les archéologues tentaient d’extraire de la vase, la fin du
conflit tomba également un jour historique, l’anniversaire de la signature de
la Grande Charte :
« Yesterday, the anniversary of the Magna Carta, was also a
historic day in the annals of war; may it come to figure as large no, larger - in our dreams of a future, and better peace3. »
Références aux théoriciens de la guerre :
La phrase la plus célèbre de Karl von Clausewitz est sans conteste la
suivante :
« La guerre est une simple continuation de la politique par
d’autres moyens »4
1
« Some Far Corner of a Foreign Field », éditorial, le Times, 2 juin 1982, p. 11
Ibid.
3 « Freedom’s Day », éditorial, le Times, 16 juin 1982, p. 13
4 Karl von CLAUSEWITZ. De la guerre. Paris : Minuit, 1955, p. 67
2
Références historiques et culturelles dans le Times
21
Cet axiome était rappelé dans l’éditorial « Near Miss at Gosport » qui
rapportait le départ de la flotte de Portsmouth. L’éditorialiste disait du Mary
Rose qu’il avait été « le premier navire amiral à quitter Portsmouth pour
participer à la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens1 ».
Le nom de Clausewitz n’était pas mentionné. Sans doute l’auteur de ces
lignes n’estimait-il pas nécessaire de le préciser, tant la phrase est célèbre.
Dans un autre cas, l’éditorialiste en appelait explicitement à Clausewitz :
« Clausewitz used to maintain that the art of strategy was to
achieve decision as a result of a victory in battle2. »
Cette référence est intéressante dans la mesure où elle était erronée, de l’avis
d’un lecteur du journal, Sir Andrew Gilchrist. Selon cet ancien diplomate,
dans un courrier publié dans le Times du 14 avril 1982, la citation était
trompeuse :
« Clausewitz said nothing so simple. He by no means
excluded other ways of achieving success in war. »
Clausewitz ne fut pas le seul théoricien de la guerre évoqué dans le
journal. Le 8 avril, l’éditorialiste en cita trois autres dans un même
paragraphe :
« « Diplomacy without arms is like music without
instruments », said Frederick the Great. « When the profession
fails, you have to come to the rescue », said Talleyrand to Marshal
Ney. « When a man fights, it means that a fool has lost his
argument », say the Chinese3. »
Le 23 avril, l’éditorial, « First Principles First » en proposa deux autres :
« ’Men begin with blows, but when reverses come upon them
they have recourse to words’, said the Athenians long before such a
device occurred to Argentina [ … ]’ Britain has no eternal allies ;
and no eternal enemies. Only our interests are eternal, ’ said Lord
Palmerston4. »
Enfin l’éditorialiste cita Napoléon :
1 « A few yards of water and 400 years separated the first purpose-built capital ship that ever
sailed from Portsmouth to take a hand in the pursuit of diplomacy by other means, and the
other [le HMS Invincible], which we can hope may be the last that will ever need to. » « Near
Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7
2 « A Moral for Mr Haig », éditorial, le Times, 8 avril 1982, p. 11
3 Ibid.
4 « First Principles First », éditorial, le Times, 21 avril 1982, p. 13
Références historiques et culturelles dans le Times
22
« As Napoleon said, “ One can never foresee the
consequences of political negotiation undertaken under the
influence of a military eventuality ”1. »
Par ailleurs, des phrases célèbres sur la guerre parsemaient le discours
de l’éditorialiste, comme le célèbre bon mot de Talleyrand, selon lequel la
guerre est une chose bien trop sérieuse pour la laisser aux militaires ; ce
dicton fit son entrée dans la culture britannique lorsqu’il fut cité par Briand à
Lloyd George pendant la première guerre mondiale2. Dans ce cas précis,
l’éditorialiste choisit de modifier la citation pour mieux servir son argument,
que la guerre concernait chacun, et non pas les seuls militaires et hommes
politiques : « War is too important a business to be left to the generals or to
the politicians3 ». Ici aussi, l’auteur n’était pas identifié.
Les correspondants de guerre citèrent également les paroles de
l’empereur français, même si l’une des allusions semble assez mal à propos :
« …a principal enemy of the troops is the same trench foot that afflicted
Napoleon’s army in Russia4 ». On a l’impression que le journaliste confondait
les souffrances de l’armée napoléonienne — dont les pieds ont certainement
souffert — à un mal plus généralement associé à la Première Guerre. D’autres
correspondants rappelaient les observations de Napoléon à propos des rôles
respectifs de l’artillerie et de l’infanterie.
Il ressort de cette brève revue des principales allusions à l’histoire que le
Times en appelait assez souvent à la perspective historique, et ne rechignait
pas à citer des références dont on peut dire qu’elles ne sont pas
universellement connues. Certes, les parallèles qui s’imposaient, les références
évidentes, étaient bien présents, mais il y avait également des renvois à des
sources plus habituellement réservées aux spécialistes. Il est vrai que le fait de
citer Thucydide, pour ne prendre que cet exemple, ne présuppose en rien de
la connaissance du lecteur. La citation est donnée, l’auteur nommé. Toutefois,
la façon dont la citation était présentée suppose que le lecteur connaisse au
moins le nom de l’historien grec, sinon une familiarité totale avec son œuvre.
1
« Contest of Wills », éditorial, le Times, 14 mai 1982, p. 11
The Oxford Dictionary of Quotations. Oxford : Oxford University Press, 1970, (p. 526 « War is
much too serious a thing to be left to military men. »
3 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
4 Charles LAURENCE du Daily Telegraph dans une dépêche publiée par le Times dans le cadre
du « pool », 12 juin 1982, p. 5
2
Références historiques et culturelles dans le Times
23
Quant aux allusions implicites comme celles à Churchill dont nous venons de
parler, elles fonctionnent comme des clins d’œil adressés au lecteur.
Références culturelles (littéraires et religieuses)
Le Times fait relativement souvent allusion à la littérature, la musique ou
aux autres éléments du bagage culturel supposé acquis par le lecteur. Ces
références culturelles peuvent remplir plusieurs fonctions. Elles peuvent
conforter les positions prises par le journaliste, agissant en quelque sorte
comme une caution morale. Tout comme les références historiques, elles
peuvent créer un sentiment de complicité entre le journaliste et son public, le
lecteur reconnaissant la référence avec plaisir, et sachant gré au journaliste
d’avoir montré qu’il avait une idée aussi haute — mais juste — de sa culture.
Le lecteur est ainsi flatté et valorisé de se savoir le destinataire d’un message
“ codé ”, et d’avoir su le déchiffrer.
Il se peut même que parfois le journaliste fasse allusion à des œuvres
dont il ne peut guère espérer que ses lecteurs soient familiers. Si tel est le cas,
ce n’est ni neutre, ni nécessairement involontaire. Cela peut servir à donner
au texte une aura d’érudition.
Nous nous proposons de passer en revue quelques-unes des références
culturelles les plus saisissantes relevées dans notre corpus, et de les examiner
à la lumière de ces quelques éléments de réflexion.
Références littéraires :
John Donne
L’une des références culturelles les plus explicites que nous ayons
trouvées dans le Times pendant le conflit des Malouines provient de l’éditorial
célèbre du 5 avril 1982, « We are all Falklanders Now ». Il s’agit d’une longue
citation du poète John Donne, que nous reproduisons ci-dessous avec le texte
qui l’introduisait et le commentaire qui lui faisait suite :
« We are an island race, and the focus of attack is one of our
islands, inhabited by our islanders. At this point of decision the
words of John Donne could not be more appropriate for every
Briton, for every islander, for every man and woman anywhere in a
world menaced by the forces of tyranny :
Références historiques et culturelles dans le Times
24
‘ No man is an island, entire of itself. Any man’s
death diminishes me, because I am involved in
mankind ; and therefore never send to know for whom
the bell tolls ; it tolls for thee. ’
It tolls for us ; it tolls for them1. »
On ne peut qu’être frappé par la façon dont cette citation s’intègre au
texte. Il s’agit en quelque sorte de l’accord final après un crescendo lyrique
d’un style assez inhabituel pour un éditorial du Times. Il est vrai que tout cet
éditorial est extraordinaire, tant par ses dimensions volontairement
historiques que par son ton, grandiloquent et passionné.
Le lecteur avisé aura remarqué que cette citation de John Donne est
incomplète, et pourtant rien dans le texte ne l’indique. A la réflexion, il semble
peu vraisemblable que cette omission n’ait été qu’un simple oubli. Le passage
intégral aurait été singulièrement mal à propos. On s’en rendra facilement
compte à la lecture de l’extrait du sermon de John Donne, le Doyen de la
Cathédrale de St. Paul, reproduit ici sans coupure :
« No man is an island, entire of itself; every man is a piece of
the continent, a part of the main; if a clod be washed away by the
sea, Europe is the less, as well as if a promontory were, as well as if
a manor of thy friends or of thine own were; any man’s death
diminishes me, because I am involved in mankind; and therefore
never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee2. »
Les revendications argentines de souveraineté sur les Malouines
reposaient principalement sur l’idée que les îles faisaient partie du continent.
D’après l’Argentine, les mers peu profondes entre l’archipel et le continent
sud-américain recouvraient une extension de la marge continentale qui reliait
les deux territoires. Pour les Argentins, donc, les îles Malouines étaient
précisément « a piece of the Continent, a part of the Main ». Vue sous cet
angle, l’omission paraît particulièrement significative.
On peut même se demander pourquoi l’éditorialiste avait choisi de citer
ce texte, alors qu’il devait savoir qu’il serait obligé de le couper pour éviter
une allusion gênante au niveau littéral de la métaphore. La réponse se trouve
sans doute dans le fait que le sens de la citation, telle qu’elle est présentée
dans le texte de l’éditorial, n’est pas tant le contenu dénoté que la valeur
1
2
Le Times, 5 avril 1982, p. 9
John DONNE. Devotions. XVII.
Références historiques et culturelles dans le Times
25
connotative. Certes, le sens métaphorique traduit bien le message de
l’éditorialiste, résumé dans le titre même de son article, « We are all
Falklanders Now », c’est-à-dire que tout britannique devait se sentir touché en
son for intérieur par les événements du 2 avril 1982. Il nous semble
néanmoins que la connotation de tradition historique est tout aussi
importante. La citation, dans ce cas, représente un appel solennel au
sentiment d’appartenance à une communauté culturelle avec des racines
solidement ancrées dans le passé.
Yeats et Shakespeare
Une autre citation directe figure dans l’éditorial du 12 avril 1982, « Near
Miss at Gosport » consacré à un événement qui eut lieu, selon l’éditorialiste,
dans le port de Portsmouth. Selon ce journaliste, il s’en est fallu de peu que le
porte-avions HMS Invincible et le bac de Gosport n’entrent en collision. Les
conséquences auraient pu être graves :
« A trivial incident would have turned a majestic show of
determination into an opportunity for the kind of rueful selfdeprecation that the English do so well, and are today so much in
the habit of. In terms of such issues, many of us have grown used
to the idea that we ‘ but live where motley is worn ’, and now find
ourselves unsure whether motley is still the right gear or not. »
La citation vient du poème de Yeats, « Easter 1916 » vers 141. Le poème
établit un contraste entre ceux qui portent du « motley » (l’habit bigarré du
bouffon) et échangent des propos polis, vides de sens (« polite meaningless
words »), et ceux qui s’habillent de vert, la couleur des patriotes irlandais de
l’insurrection de Pâques 1916. Le poème décrit la façon dont les héros de la
rébellion galvanisèrent ceux qui portaient cet habit du bouffon2.
1« Motley » signifie « 1 A cloth of a mixed colour; a mixture; 2 A variegated, chequered or
mixed colour; also transf. and fig. an incongruous mixture; 3 A parti-coloured dress worn by
the professional fool or jester, freq. in phr. to wear m.; hence, allusively, foolery, nonsense. »
(SOED)
2 I have passed with a nod of the head
Or polite meaningless words,
Or have lingered awhile and said
Polite meaningless words,
And thought before I had done
Of a mocking tale or a gibe
To please a companion
Around the fire at the club,
Being certain that they and I
But lived where motley is worn:
All changed, changed utterly:
A terrible beauty is born.
Références historiques et culturelles dans le Times
26
L’éditorialiste semble suggérer qu’à ses yeux les Britanniques avaient
trop tendance à se déprécier dans leurs propos, mais qu’ils commençaient à se
demander si le temps n’était pas venu d’adopter une attitude plus positive. La
citation était sans doute destinée à renforcer la suggestion que les
Britanniques pouvaient se trouver transformés par le « Facteur Falklands » un
peu à la manière des Irlandais, dynamisés par le sacrifice des insurgés de
1916.
Même si l’origine de la citation n’est pas précisée, il est probable que la
référence aura été saisie par la plupart des lecteurs ; il s’agit d’un poème assez
bien connu qui figure dans la plupart des anthologies modernes.
Sans doute Yeats lui-même s’était-il inspiré de Comme il vous plaira qui
met en scène les propos suivants du Jacques :
« A fool, a fool ! I met a fool i’ th’ forest,
A motley fool. A miserable world !
As I do live by food I met a fool,
Who laid him down and bask’d him in the sun,
And rail’d on Lady Fortune in good terms,
In good set terms — and yet a motley fool.
‘Good morrow, fool’ quoth I; ‘No, sir,’ quoth he
‘Call me not fool until heaven hath sent me fortune.’
And then he drew a dial from his poke,
And, looking at it with lack-lustre eye,
Says very wisely ‘It is ten o’clock;
Thus we may see’ quoth he ‘how the world wags;
‘Tis but an hour ago since it was nine;
And after one more ‘twill be eleven;
And so from hour to hour we ripe and ripe,
And then from hour to hour we rot and rot;
And thereby hangs a tale’. When I did hear
The motley fool thus moral on the time,
My lungs began to crow like chanticleer
That fools should be so deep contemplative,
And I did laugh sans intermission
An hour by his dial. O noble fool !
O worthy fool ! Motley’s the only wear1. »
Il est probable que cette citation, également bien connue, ait été présente
à l’esprit de l’éditorialiste. Rappelons que dans le texte où il rapporte cette
[…]
Was it needless death after all?
[…]
MacDonagh and MacBride
And Connolly and Pearse
Now and in time to be,
Wherever green is worn,
Are changed, changed utterly:
A terrible beauty is born.
1W. SHAKESPEARE, As You Like It, Acte 2, Scène 7
Références historiques et culturelles dans le Times
27
citation, il exprimait la crainte qu’il avait ressentie à la perspective d’un
accident mineur qui aurait nui au caractère solennel du départ des navires de
guerre. En effet, il rappela la politique de la canonnière de Lord Palmerston,
faisant observer qu’un navire de guerre peut appuyer un argument
diplomatique par la simple menace de ses canons1. Or, pour l’éditorialiste, il
était extrêmement important que le départ s’effectue sans accroc, puisque « la
moindre “ peau de banane ” aurait menacé toute la puissance symbolique de
l’événement »2. En d’autres termes, l’effet de dissuasion que pouvait
provoquer le déploiement de cette puissance navale aurait perdu de sa
crédibilité si un accident, aussi banal fût-il, avait fait prendre au spectacle du
départ une allure bouffonne.
Shakespeare fut la source de plusieurs autres références, et même du
titre de l’éditorial qui fit le bilan du conflit quelques jours après le cessez-lefeu, « Strategy in a Silver Sea ». Ce titre renvoyait à la description de
l’Angleterre faite par Shakespeare dans Richard II :
« This happy breed of men, this little world
This precious stone set in the silver sea3. »
Il s’agissait d’une référence qui ne pouvait échapper au lecteur instruit, car,
selon Yvette Marin, ces « deux vers de Shakespeare tirés de Richard II n’ont
cessé d’être cités depuis près de quatre siècles pour qualifier l’Angleterre »4.
Enfin, dans une lettre publiée le 4 juin, Malcolm Muggeridge proposait
une longue citation de Hamlet qui permettait de voir l’action britannique sous
un regard peu flatteur. Nous ne reproduisons que l’extrait du dialogue entre
Hamlet et Fortinbras le plus approprié au conflit de l’Atlantique Sud :
« Fortinbras We go to gain a little patch of ground
That hath in it no profit but the name,
To pay five ducats, five, I would not farm it;
Nor will it yield to Norway or the Pole
A ranker rate, should it be sold in fee
Hamlet Why, then the Polack will never defend it.
Fortinbras Yes, ‘tis already garrisoned
1« by sauntering impressively here and there hinting at what its ordnance could do if it
would »
2« a mere hint of the banana-skin would have threatened the whole effect »
3William SHAKESPEARE, Richard II
4Yvette MARIN, « L'île aux anglais », in Le Débat, n°51, sept-oct 1988, p. 22
Références historiques et culturelles dans le Times
28
Hamlet Two thousnad souls and twenty thousand ducats
Will not debate the question of this straw1. »
D’autres références littéraires
Un éditorial du 3 juin, faisant le bilan de la visite officielle du pape en
Grande-Bretagne, avait pour titre, « A Man for Our Seasons ». Le pape, selon
l’éditorialiste, avait su agir comme il le fallait. Le titre rappelait la pièce
historique A Man for All Seasons (1960) de Robert Bolt, qui met en scène la vie
de Sir Thomas More. La pièce est surtout connue grâce à la célèbre adaptation
pour la BBC diffusée dans les années 1960, dans laquelle More était joué par le
comédien Paul Scofield.
L’éditorialiste citait aussi Hillaire Belloc, dont il reproduisait quelques
vers :
«Belloc wrote of the Andean Llama, in his usual mocking
tone, too light and lazy to be really offensive:
“ And I know the place he lives (or at least - I think I do)
It is Ecuador, Brazil or Chili (sic) - possibly Peru;
You must find it in the Atlas - if you can. ”2 »
Enfin, une référence à Benjamin Franklin se glissa dans l’éditorial « Near
Miss at Gosport » :
« The proverbial nail for want of which the battle was lost
might just as well have been in a sloop’s strake as in a horseshoe3. »
L’adjectif proverbial signalait qu’il s’agissait d’un dicton, mais
l’éditorialiste ne donnait aucune autre précision. Franklin écrivait, dans ses
Maxims … Prefixed to Poor Richard’s Almanac :
« … for want of a nail, the shoe was lost; for want of a shoe
the horse was lost; and for want of a horse the rider was lost4. »
1
William SHAKESPEARE. Hamlet, Acte IV scène IV. Le Times 4 juin 1982, p. 9
« The Anglo-Latin Gulf … », éditorial, le Times, 1 juin 1982, p. 15
3 « Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7
4 Oxford Dictionary of Quotations. op. cit., p. 211
2
Références historiques et culturelles dans le Times
29
La poésie de la Première Guerre mondiale.
Nous verrons dans notre chapitre sur les réactions des ecclésiastiques à
la perspective de la guerre dans l’Atlantique du sud que l’archevêque de
Cantorbéry cita dans le Times le célèbre poète Wilfred Owen. L’éditorialiste
fit également allusion à lui, de façon implicite, lorsqu’il évoquait la « pitié de
la guerre1. » Par ailleurs, il choisit un extrait de l’une des poésies les plus
célèbres de cette époque, comme titre de l’éditorial consacré à la question de
l’éventuel rapatriement des dépouilles des militaires morts au combat, « Some
Corner of a Foreign Field ». Il s’agit d’une citation du poème de Rupert
Brooke The Soldier :
« If I should die, think only this of me :
That there is some corner of a foreign field
That is forever England. … »
Cette même poésie fut rappelée dans un article rapportant
l’enterrement — par les Argentins — du premier militaire britannique mort
au combat, sous le titre, « Fallen Briton under a foreign flag2 ».
Références classiques
L’éditorial « Near Miss at Gosport » puisait dans la littérature classique
lorsqu’il fit remarquer que le capitaine du bac de Gosport, par son absence de
respect pour le puissant porte-avions Illustrious, ne faisait que perpétuer une
tradition qui remontait au plus ancien des pilotes de bac, le nocher qui
amenait les morts vers Hadès :
« Ferrymen have never been noted for deference or
considerateness from Charon onwards. »
Les éditoriaux contiennent d’autres allusions à l’histoire ancienne,
notamment aux batailles et théoriciens de guerre de l’Antiquité que nous
avons brièvement évoquées ci-dessus.
Références bibliques :
1 « Out of a blue sky society has been asked, overnight, to attune to the grey disciplines and
sacrifices of war; to the watching and waiting; to the sorrow and pity of it all; to the sad
necessity of heroism. ». « The Calculus of Grief », éditorial, le Times, 27 mai 1982, p. 13
2 Le Times, 11 mai 1982, p. 6
Références historiques et culturelles dans le Times
30
Deux titres d’éditoriaux renvoyaient directement à la Bible, « If You Live
by the Sword1 » (5 mai 1982) et « The Still Small Voice of Truth2 ». Une autre
citation, sans doute moins connue, était utilisée dans l’éditorial « Prisoners of
Their Past » :
« The security of the Falklanders can only rest with Britain
unless and until Argentina presents a more reassuring personality
to the world than the one which wrestles with itself today. Then,
but only then, can Britain welcome an Argentine leader to the
negotiating table with the words ‘‘Bring forth the best robe and put
it on him ’3. »
Aucune de ces citations n’était identifiée. L’éditorialiste semblait
supposer, sans doute à juste titre, que ces allusions seraient reconnues par le
lecteur. Par ailleurs elles rajoutaient une note solennelle aux propos
développés dans les articles et rappelaient l’importance accordée par la
rédaction du Times aux principes.
La fonction des références historiques et littéraires
Nous l’avons vu, les références historiques et littéraires renvoient à un
certain canon. En histoire, la Deuxième Guerre mondiale, et en particulier les
allusions à Churchill, ainsi que l’histoire navale de la Grande-Bretagne,
étaient les domaines les plus fréquemment exploités. Les précédents ou
contre-exemples de l’invasion argentine furent également étudiés, mais
restaient davantage conjoncturaux, alors que l’on a le sentiment que les
références à la guerre de 1939-45, avec la rhétorique de Churchill et à la
tradition navale britannique, seraient plus permanentes ou plus
profondément ressenties. En littérature, on retiendra bien évidemment la
préférence accordée à la littérature de langue anglaise, ce qui n’a bien sûr rien
d’étonnant, où Shakespeare et John Donne figuraient en première place, avec
les War Poets de la Première Guerre (la Seconde ne semblait pas aussi propice
à la création poétique), mais aussi Yeats, Belloc, et, par le biais d’un pastiche
composé par un lecteur, Kipling4. Ce pastiche évoquait non seulement un
1
« Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ». Matthieu, 26:52
I Kings 19« And behold, the Lord passed by, and a great and strong wind rent the
mountains, and brake in pieces the rocks before the Lord: but the Lord was not in the wind:
and after the wind an earthquake: but the Lord was not in the earthquake. And after the
earthquake a fire: but the Lord was not in the fire: and after the fire a still small voice. »
3 « Prisoners of their Past », éditorial, le Times 3 mai 1982, p. 9. Luc, 15:22 « Apportez la plus
belle robe et l’en revêtez » (parabole du fils prodigue)
4 Nous évoquerons ce pastiche du poème « The Dutch in the Medway (1664-72) » dans notre
chapitre sur les images de l’Argentine. Signalons que Kipling était le poète préféré de
2
Références historiques et culturelles dans le Times
31
poète et romancier associé à l’époque coloniale, Rudyard Kipling, mais
également un épisode de l’histoire britannique, la deuxième guerre
hollandaise de 1665-1667, au cours de laquelle la flotte hollandaise remonta la
Medway. L’impréparation des défenses anglaises dont profitèrent les
Hollandais pour infliger de sérieux dommages provoqua une vague de
mécontentement dirigée contre le gouvernement, et c’est cet aspect de la
question qui est traitée dans le poème. Sous cet éclairage on comprend mieux
le sens du pastiche ; l’amiral souhaitait rappeler au gouvernement les
conséquences d’un manque de préparation à la guerre, et ce rappel
intervenait quelques semaines avant le débat sur le budget de la défense.
On constatera l’absence de littérature non-britannique ; mais cette
absence n’était certainement pas fortuite. Les éditorialistes et journalistes du
Times n’ignoraient pas les œuvres canoniques des autres littératures
européennes, mais ne les sélectionnaient pas. Certes, ils connaissaient sans
doute beaucoup mieux la littérature britannique, mais peut-être le contexte lui
même n’était-il pas totalement étranger au choix de textes que nous avons
relevé. A plusieurs reprises, l’éditorialiste appelait à l’unité nationale, à un
patriotisme profond, à un attachement viscéral à une identité séculaire. Quel
meilleur moyen de souligner cet appel qu’en rappelant les œuvres qui avaient
contribué à former cette identité culturelle, et en évoquant les événements du
passé qui y avaient également participé ?
Nous avons constaté au moins une exception à cela : la référence à la
proclamation du général de Gaulle. Or ce rappel d’un des cris de ralliement
de la France libre était peut-être étranger, mais pas totalement. Il avait bien été
placardé à Londres, d’où sans doute son emprise sur la mémoire du vieux
conservateur ultra-traditionaliste Julian Amery. Aussi curieux que cela puisse
paraître, ce petit détail de l’héritage culturel du Général est bien anglais par
certains côtés. Par ailleurs il s’agissait d’un appel solennel, comme celui du 18
juin qui l’avait précédé de peu, au sentiment patriotique et de défense de la
nation, et donc il pouvait rappeler, par tout un réseau de références
culturelles, un temps où la fibre patriotique des hommes de bonne volonté
Mme Thatcher (Margaret THATCHER. The Downing Street Years. Londres : Harper Collins,
1993, p. 82). Cela n’a en soi que peu de signification, mais rappelle néanmoins que Kipling
reste surtout populaire auprès de personnes plutôt attachés à “ une certaine idée de la
Grande-Bretagne ”, dont les racines historiques se confondent avec la grandeur impériale de
l’époque du poète victorien.
Références historiques et culturelles dans le Times
32
vibrait pour défendre l’identité même de la Grande-Bretagne comme de la
France.
En outre, ces références peuvent tisser des liens de complicité entre
l’auteur et ses lecteurs. Nous verrons dans la troisième partie que, à
l’exception des dépêches des correspondants de guerre, les signes formels de
subjectivité sont assez rares dans les textes de notre corpus. La complicité à
laquelle invite une allusion implicite est un moyen subtil d’établir une
certaine forme de communication signifiant une communauté culturelle.
Enfin, le Times considérait — ou faisait semblant de considérer — que
ses lecteurs avaient un niveau culturel élevé. Certes, il pouvait parfois faire
des allusions assez ésotériques ou obscures ; mais n’oublions pas que le
lecteur type recherche justement le défi de l’allusion ésotérique dans une
rubrique bien particulière, mais ô combien traditionnelle du journal, ses
célèbres mots croisés.
Chapitre II
Le débat autour du concept
de la « guerre juste »
Toute guerre, ou perspective de guerre, pose un dilemme
particulièrement difficile pour les églises, qui prêchent avant tout la paix et
l’amour du prochain. Le conflit des Malouines provoqua un vif débat dans les
pages du Times sur la question de la moralité de la guerre.
En Grande-Bretagne, il convient de souligner le statut particulier de
l’église anglicane, qui est l’église établie. Certes, il ne faudrait pas exagérer
l’importance des liens constitutionnels entre l’église d’Angleterre, la
Couronne, et le Parlement, mais il est bon de garder cette spécificité présente
à l’esprit, notamment lorsqu’on étudie les déclarations officielles du chef
spirituel de l’église, l’archevêque de Cantorbéry.
Indiquons toutefois que Mme Thatcher et l’église anglicane n’ont pas
toujours eu de bonnes relations : elles ont parfois été franchement mauvaises.
Cela semble avoir mis fin à une longue période de symbiose et de
communauté de pensée entre le conservatisme politique et l’anglicanisme.
Les violentes critiques adressées à l’église par les dirigeants conservateurs, à
l’occasion de la publication du rapport The Church and the City, ne devaient
intervenir que deux ans après le conflit des Malouines, mais déjà en 1982, la
vieille boutade selon laquelle l’église anglicane était « the Conservative party
La guerre juste
34
at prayer » ne traduisait plus du tout la réalité des relations entre les deux
formations.
Les deux autres composantes principales de la vie chrétienne en GrandeBretagne sont l’église catholique et les églises non-conformistes. Les
pratiquants de ces trois branches chrétiennes sont en nombre sensiblement
comparable, mais les personnes qui se déclarent anglicanes sont beaucoup
plus nombreuses que celles qui déclarent appartenir à l’une des églises nonconformistes ou à l’église catholique.
La majorité de la population ne pratique plus de façon régulière, n’allant
à l’église que pour accomplir les rites liés aux trois étapes majeures de la vie :
le baptême, le mariage et les funérailles. Néanmoins, il ne faudrait pas pour
autant négliger l’influence des représentants des églises. La part importante
qu’ils ont jouée dans le débat, dans le Times, comme dans les autres journaux,
témoigne du rôle qu’on continue d’attribuer à l’église dans le domaine de la
morale : non pas dans son sens étriqué, mais dans le sens des grandes
questions philosophiques.
Les hommes d’église et la perspective de la guerre
Le Times fut le forum privilégié d’un débat long et détaillé sur la façon
dont les chrétiens devaient agir devant la perspective d’une guerre dans
l’Atlantique sud. L’éditorialiste prit part à cet échange de points de vue, ainsi
qu’un bon nombre d’hommes et de femmes extérieurs au Times, qui
s’exprimèrent dans les articles de fond et le courrier des lecteurs.
Le silence des chefs religieux
Un des journalistes religieux de la BBC, dans un article publié dans le
Times le 4 mai, s’étonnait du peu d’enthousiasme des chefs des principales
églises chrétiennes à s’exprimer sur les ondes. Selon ce journaliste, le Dr
Runcie et le Cardinal Hume avaient tous deux décliné une invitation de la
BBC à participer à un débat. Pourtant, estimait-il, un tel débat permettrait aux
chrétiens de formuler leur propre opinion sur la perspective de la guerre. Les
hommes d’église étaient divisés, certains évêques, comme l’évêque John
Robinson, ayant déclaré qu’une guerre contre l’Argentine ne serait pas une
guerre juste, alors que l’archevêque de Cantorbéry Runcie et le cardinal Hume
La guerre juste
35
pensaient le contraire. Le journaliste de la BBC se demandait même si la
situation nationale des deux principaux prélats ne les avait pas gênés :
« If prelates have any public function, it is to give and justify
moral guidance at a time of national need. […] Bishop Robinson
fears that many outside the churches will see the silence as one
more example of Christians having nothing to say. Others in the
church will wonder if their leaders are hampered by being
Establishment figures1. »
Il alla même jusqu’à suggérer qu’il était possible que l’on ait demandé
aux chefs ecclésiastiques d’éviter de faire des déclarations pouvant porter
préjudice à l’intérêt national ! Quoi qu’il en soit, cette relative discrétion à la
télévision et à la radio de la part des principaux acteurs ecclésiastiques ne
rendait que plus intéressant le débat dans le Times.
Au tout début de la crise, alors que la force navale d’intervention quittait
la Grande-Bretagne, la guerre semblait assez improbable. Les sondages
montraient que la majorité de la population croyait que la menace d’une
riposte militaire britannique suffirait à faire céder les Argentins. Mais au fur
et à mesure que les navires s’approchaient des Malouines, alors que la navette
diplomatique du général Haig ne semblait pas en mesure de réaliser l’espoir
d’une situation négociée, la perspective d’une guerre devenait de plus en plus
sérieuse. Ce fut à partir du moment où l’on prit conscience de la probabilité
croissante d’un recours aux armes que les hommes d’église commencèrent à
se prononcer sur la moralité d’une telle action.
Les principales prises de position
Les réponses des églises peuvent s’orienter autour de trois grands axes.
Tout d’abord, la majorité des hommes d’église, invoquant la théorie de
la guerre juste, estimait que dans certains cas bien définis, le recours à la force
pouvait être admissible et légitime. Cependant, beaucoup d’entre eux se
demandaient si le conflit qui menaçait d’éclater aux îles Malouines remplirait
les conditions d’une guerre juste. On rappela par ailleurs qu’un conflit juste,
une fois commencé, pouvait dégénérer si les objectifs du départ étaient
perdus de vue, ou si les moyens mis en œuvre dépassaient les limites du
raisonnable.
1
Le Times, 4 mai 1982, p. 8
La guerre juste
36
Certains hommes d’église considéraient qu’il pouvait y avoir une
obligation de recourir à la force, qu’il serait mauvais de répéter l’erreur de
l’apaisement de 1939, et qu’il était du devoir des chrétiens envers leur
prochain de le défendre contre l’injustice et de combattre le mal partout où ils
le pouvaient.
Enfin une minorité pacifiste estimait qu’il serait mauvais de se servir de
la force. Certains disaient même qu’il ne pouvait y avoir de justification à
l’utilisation des armes, car l’usage de la force était contraire aux principes du
christianisme.
Ce sont donc ces trois composantes de la pensée religieuse telle qu’elle
fut exprimée au cours de la guerre des Malouines dont nous proposons de
suivre l’évolution dans les colonnes du Times, après une rapide revue des
points de vue représentatifs de ces trois grands courants d’opinion.
La « guerre juste »
La doctrine de la guerre juste fut introduite pour la première fois par des
philosophes grecs, pour ensuite être développée par des théologiens
chrétiens, notamment Saint Thomas d’Aquin. Cette doctrine identifie trois
règles qui définissent la guerre juste. Le degré de force utilisé doit être
maîtrisé, la souffrance occasionnée par la guerre doit être proportionnée, et,
enfin, la destruction doit être discriminée, c’est-à-dire épargner les noncombattants. A ces règles essentielles, il convient d’ajouter quelques
conditions supplémentaires. La guerre doit être menée par une autorité
légitime, après une déclaration de guerre. Elle ne doit être envisagée qu’en
tout dernier recours, et il doit y avoir une chance raisonnable de succès.
Certaines de ces règles ont parfois été contestées. Par exemple, la règle
selon laquelle les non-combattants ne devaient pas pâtir de la guerre ne
semblait pas « réaliste » au Docteur Robert Runcie, Archevêque de
Cantorbéry jusqu’en 1992. Le 15 novembre 1991, il s’exprima devant le synode
général de l’Église d’Angleterre, pour commenter la façon dont cette doctrine
avait été présentée dans le contexte de la crise du Golfe :
« Sometimes the distortions of the doctrine have gone to
extraordinary lengths. For example, some have argued that an
essential part of the doctrine is the rule that in a ‘just war’ noncombatants must not be hurt. That, quite frankly, is a doctrine of
near perfection that has been unattainable save in the most
La guerre juste
37
exceptional circumstances. If you took this rule to be part of the
essence of the doctrine of a just war, the war against Hitler would
not have been just, although, oddly enough, the Falklands War
would have been. Though war is only rarely just, it can be
justifiable1. »
Il est difficile d’expliquer sa phrase sur la guerre des Malouines. A
l’époque, en 1982, il semblait penser qu’il s’agissait bien d’une guerre juste.
Pourquoi donc trouvait-il curieux que la guerre des Malouines pût être
considérée comme remplissant cette condition ? Sans doute ne faut-il pas trop
chercher à y voir une remise en cause a posteriori du conflit. Lorsque nous
avons eu l’occasion de soulever cette apparente contradiction avec
M. Graham Howe, de Trinity College, Cambridge, qui avait participé en 1982
à la rédaction de ce discours, il nous répondit qu’il ne l’avait tout simplement
pas vue, laissant entendre qu’elle n’était pas voulue2.
On aura remarqué que pour le Docteur Runcie il s’agissait moins d’une
doctrine de guerre juste que de guerre justifiable.
Une obligation morale de combattre le mal, fût-ce au moyen de
la force militaire
Un certain nombre d’hommes d’église estimaient, non seulement que la
guerre pouvait être juste, mais que, dans certaines circonstances, il serait
mauvais de ne pas la faire.
C’est une position dont se rapprocha l’Archevêque de Cantorbéry en
1990. Sans dire qu’en certains cas il fallait faire la guerre, il estimait que
parfois la guerre procédait d’une soif de justice légitime :
« The Christian has a built-in resistance to the use of force. We
are given only one mandate. We are to be peacemakers. But the
Bible insists that we live in a world in rebellion against its own best
interests, a world which has rejected the order given it by its
creator. Christianity does not lack realism about the intransigence
of conflict. The scriptures speak of our responsibility for seeking
justice and the well-being of creation in the world as it exists. The
hard fact is that the use of force is caused as much by human
virtues — our sense of justice; our belief in the difference between
1
Dr Robert RUNCIE, Presidential Address to the General Synod, November 15 1990, p. 2
Conversation à l’occasion du colloque du CRECIB « Les Églises dans la cité : leur impact
social et la politique », 7-9 décembre 1990
2
La guerre juste
38
right and wrong; our readiness for self-sacrifice on behalf of
others — as it is by any of our failures1. »
Réserves quant au statut de « guerre juste » du conflit des
Malouines, et pacifisme
Enfin d’autres hommes d’église imploraient le gouvernement de ne pas
recourir à la force, soit parce qu’ils estimaient que les Malouines ne
constituaient pas un enjeu suffisant, ou suffisamment clair, pour justifier que
l’on fît la guerre pour les reprendre, soit parce qu’ils refusaient toute guerre,
quels qu’en soient les motifs.
Le débat moral et la guerre des Malouines
La « guerre juste » et l’obligation morale de combattre
L’archevêque de Cantorbéry fit des déclarations s’appuyant sur la
doctrine de la guerre juste. Il espérait une solution négociée, mais néanmoins
acceptait qu’en dernier recours, en cas d’échec des négociations, la GrandeBretagne serait en droit moralement et légalement d’utiliser la force, de façon
modérée, pour rétablir le droit international ainsi que le droit des Falklandais
à disposer d’eux-mêmes.
La première occasion qu’il eut de faire connaître son point de vue à ce
sujet devant la nation fut à la Chambre des Lords, le 14 avril 1982, soit douze
jours après l’annonce de l’invasion argentine. Pour lui, il était important
d’éviter que « l’orgueil blessé des Britanniques ne brouille leur raison »2. S’il
était disposé à penser qu’un conflit au sujet des Malouines pouvait constituer
une guerre juste, il n’en craignait pas moins que le principe de la
« proportionnalité » ne soit de plus en plus menacé, la logique de guerre
risquant de créer une dynamique difficile à maîtriser. Dans un article publié
par le Times le 8 mai, il soulignait le risque d’une telle évolution :
« … in the world in which we actually live, … it is possible for
a war that begins with a just cause to become unjust through the
disproportionate suffering it causes on both sides3. »
1
Ibid., p. 5
Official Report, House of Lords, 14 avril 1982, col. 299
3 Dr Robert RUNCIE, « When the price of even a just war becomes too high », Le Times, 8 mai
1982, p. 8
2
La guerre juste
39
Il fallait, à ses yeux, que les deux belligérents oublient leur orgueil, et
pour appuyer cette thèse, le docteur Runcie invoqua le célèbre poète de la
première guerre mondiale, Wilfred Owen. Owen trouvait que la première
guerre avait acquis une dynamique telle qu’il ne semblait plus possible de
faire marche arrière. Or, estimait-il, le véritable obstacle à la paix n’était pas
tant la réalité militaire que le simple orgueil des chefs des deux côtés. Dans sa
poésie, Owen demandait au « vieillard » d’oublier son orgueil plutôt que de
voir son fils mourir à la guerre. Cet appel n’avait pas été entendu en 19141918, mais le Dr. Runcie espérait qu’en 1982 une telle chose soit devenue
possible. Il suggéra une forme d’administration internationale après une
médiation sous l’égide des Nations-Unies.
Le journal consacra un éditorial à cette question, sous le titre assez
inattendu de « The War Within ». Il ne s’agissait pas d’une allusion à une
quelconque cinquième colonne ou à un prétendu ennemi intérieur, mais bien
au dilemme moral posé par la guerre. Pour l’éditorialiste, le cinquième
commandement semblerait a priori n’admettre que le pacifisme absolu.
Pourtant, poursuivait-il, depuis l’Antiquité le Christianisme avait dû
s’adapter aux exigences du monde réel. Son argumentation est assez
compliquée. En voici le paragraphe central :
« So we come to the paradox of Christians at war. The one
exception to the commandment “Thou shalt not kill” is that which
entitles people to participate in the preservation of security of their
fellow men. The injunction to love thy neighbour must in practice
imply a preferential possibility among one’s neighbours. In the
name of love, or charity, the Christian sanction which legitimises
the use of force to repel aggression against one set of neighbours is
that it would lead to a lesser evil, when the greater evil is that more
suffering would ensue from a failure to resist that aggression. It is
not therefore an exception to the rule of loving thy neighbour, so
much as a part of the rule itself1. »
Pour l’éditorialiste, la guerre ne pouvait être juste que si elle était menée
pour redresser un tort et si elle se bornait à utiliser le minimum de force
nécessaire, à l’instar de la définition légale de l’auto-défense. Pour lui, la
guerre pouvait être juste, et même constituer une obligation morale, une
expression de l’amour d’un chrétien pour son prochain.
1
Le Times, 24 avril 1982, p. 13
La guerre juste
40
Ce concept fut également évoqué par son homologue de l’église
catholique, l’archevêque de Westminster, le Cardinal Basil Hume.
« … the United Kingdom [ … ] may well have a [ … ]
responsibility to take action insofar as aggression often thrives on
inaction and appeasement1. »
La position du prélat catholique fut brièvement résumée à la une du
journal du 21 mai 1982, dans un article concernant la visite du pape :
« The English cardinal has given the British Government
broad support, and feels the invasion of the Falklands was immoral
and illegal, justifying a measured use of force as a last resort. He is
going to Rome willing to defend that point of view vigorously, it is
understood. Cardinal Gray of Edinburgh, who is also invited to
take part in the Pope’s “Mass for peace” is known to be less happy
about the British position.
Church officials close to the situation say the Pope’s invitation
may well have embarrassed Cardinal Hume, a man of stern
patriotic feeling who once considered joining the Royal Navy
himself2. »
Il est intéressant de noter que d’autres hommes d’église prééminents
avaient servi dans les forces armées. L’actuel évêque de Durham, David
Jenkins, avait servi dans l’armée ; pendant la Deuxième Guerre mondiale il
était officier dans le corps des artilleurs. L’archevêque de Cantorbéry avait
servi sous les drapeaux pendant la guerre dans un régiment de blindés (sous
les ordres d’un certain Major William Whitelaw, le futur Lord William
Whitelaw, qui devait, au moment de la guerre des Malouines, se retrouver
dans le Cabinet de Guerre), et il reçut la Croix Militaire3.
Robert Runcie estimait également qu’il pouvait y avoir une obligation
morale de prendre les armes. Dans son article dans le Times, il rappelait les
paroles qu’il avait prononcées devant la Chambre des Lords :
« In the House of Lords on April 14 I said, ‘the need to ensure
that nations act within international law is the bulwark on which
the future peace of the world depends. We would be gravely in
breach of our moral duty if this country had not reacted as it did in
this matter.’ This still applies. It was wrong then and it would be
1
Le Times, 28 avril 1982, p. 15
Clifford LONGLEY, (« Religious Affairs Correspondent »), « Hume is optimistic on Pope’s
visit », Le Times 21 mai 1982 p. 1
3On trouvera un compte rendu de son parcours pendant la guerre dans Margaret DUGGAN.
Runcie, the making of an Archbishop. Londres : Hodder & Stoughton, 1983, p. 69-84. Les
circonstances de l’action qui lui valut la Croix Militaire sont détaillées p. 80
2
La guerre juste
41
wrong now to give any encouragement to those in many parts of
the world, not simply in South America, who attempt to pursue
territorial claims with armed force1. »
Enfin, dans un discours prononcé le 23 mai 1982, l’archevêque avait dit
que dans le monde réel, il n’était pas toujours possible de « tendre l’autre
joue ».
Le pacifisme chrétien
D’autres hommes d’église n’acceptaient pas que l’on modifie les
préceptes du Christ pour mieux faire face aux exigences du monde. Les
Quakers, qui depuis toujours refusent toute guerre, prirent part au
mouvement pacifiste sous la Présidence de Dame Judith Hart. Au sein de
l’église anglicane, l’Anglican Pacifist Fellowship œuvrait contre le recours aux
armes. Son Président, Gordon Wilson, exprima les idées de l’association dans
le courrier des lecteurs. Il rappela, dans une lettre publiée le 21 avril, une
déclaration qui avait été faite lors du Congrès de Lambeth en 1930, et
réaffirmée à plusieurs reprises depuis, selon laquelle la guerre est
incompatible avec l’enseignement et l’exemple du Christ :
« […] war as a method of settling international disputes is
incompatible with the teaching and example of our Lord Jesus
Christ. »
Il interpella vivement l’archevêque de Cantorbéry et les autres évêques
de son église :
« Would the bishops now be willing to tell the nation that this
truth does not apply to the particular conflict in which our nation is
now engaged, and that therefore the Gospel should be suspended
for the period of the emergency?2 »
Il évoqua un précédent sud-américain qu’il souhaitait voir se renouveler.
En effet, au début du siècle, Argentins et Chiliens avaient renoncé à la guerre
qui menaçait à cette époque, décidant plutôt d’ériger une statue du Christ à la
frontière des deux pays, pour rappeler qu’ils avaient préféré mettre en
application les principes du Christ et déposer les armes.
Quelques jours plus tard, en réponse à l’éditorial « The War Within », le
Révérend Wilson reprit la plume pour écrire un article de fond. Il
1Le
2Le
Times, 8 mai 1982, p. 8
Times, Courrier des lecteurs, 21 avril 1982, p. 13
La guerre juste
42
reconnaissait à cet éditorial le mérite d’avoir soulevé une question importante,
mais contestait le recours à la doctrine augustinienne de « guerre juste ». Pour
lui, celle-ci n’avait rien de spécifiquement chrétien. Il s’agissait plutôt d’une
théorie inspirée du concept platonicien et cicéronien de justum bellum, qui
visait non pas à justifier la guerre, mais simplement à lui imposer des limites.
Il contestait même l’appel au cinquième commandement. Pour lui, le
pacifisme ne pouvait se réduire à la simple obéissance à ce commandement de
l’Ancien Testament, mais, au contraire, devait s’inspirer de l’injonction
chrétienne d’amour. Il rejetait les critiques selon lesquelles sa position n’était
pas réaliste, rappelant que le christianisme n’était pas fondé sur le réalisme,
mais sur l’idéal de l’amour :
« At the heart of Christianity is a commitment to the Cross as
the way of self-giving love and as the only way of victory over
evil […] This kind of pacifism is therefore certainly not an attempt
to ‘disengage from the world of the possible’ […] Nothing is more
‘impossible’ in worldly terms than the Resurrection, the very
foundation of the Christian faith. By such means, vindicating the
power of divine love, Christian pacifists believe that the world can
break out of the constraints of ‘the possible’, which prompt the
belief that only by the power of violence can mankind overcome
evil and achieve desirable ends1. »
Enfin, lorsque le pape arriva en Grande-Bretagne, après une longue
période d’incertitude pendant laquelle il semblait vraisemblable qu’il annulât
sa visite en raison du conflit, ses premières paroles, prononcées aussitôt après
son arrivée, exprimaient son désir de voir aboutir des négociations menant à
une paix juste2 et à une réconciliation constructive3 entre les deux pays. Il pria
pour les morts et les blessés des deux côtés. Enfin, le souverain pontife se
rapprocha considérablement du point de vue pacifiste lorsqu’il dit :
« Today, the scale and horror of international warfare—
whether nuclear or not—makes it totally unacceptable as a means
of settling differences between nations. War should belong to the
tragic past, to history. It should find no place on humanity’s
agenda for the future4. »
1Le
Times, 1 mai 1982, p. 13
negotiations that would pave the way to a just peace », Alan HAMILTON, « Solace for the
suffering », Le Times May 29 1982, p. 1
3« constructive reconciliation » Clifford LONGLEY (Times’ Religious Affairs Correspondent),
« Preoccupied Pope urges peace and reconciliation »,Le Times, 29 mai 1982, p. 1.
4 Pope JOHN PAUL II, Coventry, 30 mai 1982, cité par, inter alia, Arthur OSMAN & Tony
SAMSTAG, « The Pope urges an end to horror of war », Le Times, 31 mai 1982, p. 2. On notera
que les termes qu’il utilisa rappellent les déclarations du congrès de Lambeth mentionnées cidessus.
2«
La guerre juste
43
Cette prise de position très nette contre la guerre provoqua ce
commentaire, peut-être exagéré, de la part du correspondant religieux du
Times, M. Clifford Longley :
« … yesterday it seemed the traditional ‘just war’ theory,
invented by the church in the middle ages, was finally repudiated
by papal authority1. »
Une position intermédiaire : la guerre des Malouines, une guerre
injuste ?
Parmi les hommes d’église qui acceptaient la doctrine de la guerre juste,
un certain nombre ne trouvaient pas que le conflit anglo-argentin en
remplirait les conditions. Citons, par exemple, l’évêque catholique Murphy
O’Connor, dans une lettre publiée le 8 mai, c’est-à-dire quelques jours après
les pertes du Belgrano et du Sheffield. Il se disait inquiet à la lecture de
l’éditorial « Prisoners of the Past », auquel il trouvait un ton hypocrite. Pour
lui, d’éventuels « succès » militaires ne feraient que diminuer la justice de la
cause britannique, le différend devant être résolu par des moyens pacifiques.
En tout état de cause, disait-il, la justice de la cause ne justifiait pas l’effusion
de sang :
« Any further escalation of military action will in all
probability entail serious loss of life on both sides, and cause deep
rifts in international relations, including those with our allies. It
will also violate the conviction of most of the people of this
country, who feel deeply, as I do, that the issue of the Falkland
Islands should be solved by peaceful means, and that in this case
the justice of the cause does not justify the shedding of blood. To
risk all this is quite certainly disproportionate to the original aim,
and makes a negotiated settlement imperative2. »
Citons encore un courrier de Stephen Trott, (de Westcott House, collège
anglican de théologie), selon lequel la seule décision raisonnable était de
renoncer aux îles plutôt que de voir une nouvelle fois le sang couler pour
défendre un territoire britannique éloigné :
« This is not necessarily pacifism; it is simply to place an
infinitely higher value upon human life than upon territorial
possession3. »
1Clifford
LONGLEY, « Pope says war belongs to the tragic past », The Times 31 mai 1982, p. 1
Times, 8 mai 1982, p. 9
3Le Times, 30 avril, p. 11
2Le
La guerre juste
44
Parfois les déclarations laissaient planer quelques doutes, non pas sur
leur souhait sincère de voir une solution pacifique, mais sur la position à
prendre face à la possibilité d’une action militaire. Sans doute cette pudeur
représentait-elle le reflet d’une église dont les membres pouvaient afficher des
vues différentes à ce sujet. A titre d’exemple, la déclaration publiée le 15 mai
1982 par les Baptistes évoquait la nécessité de tout faire pour arriver à une
solution non-violente. La guerre, disait-elle, était un anachronisme dangereux,
qui comportait dorénavant le risque d’une possible dérive vers un holocauste
nucléaire. Elle implorait le gouvernement de rechercher une solution sous
l’égide des Nations-Unies. Elle invitait les chrétiens à prier et à travailler
ensemble pour la paix. Enfin, elle souhaitait que la Grande-Bretagne puisse
montrer au monde le chemin de la paix :
« Is it too much to ask that Britain should have the courage to
give a moral lead to the world? 1»
Elle ne se prononçait pas cependant clairement en faveur d’une option
résolument pacifiste, dans ce sens qu’elle ne rejetait pas explicitement tout
recours à la force, préférant simplement réclamer une issue pacifique. Il s’agit,
certes, d’une nuance subtile, mais néanmoins réelle.
Le débat dans le Times
Voici donc les principales prises de position exprimées par les hommes
d’église. La diversité des vues mises en avant était telle qu’il était difficile de
les réconcilier, et un courrier des lecteurs particulièrement riche témoignait de
cette situation.
Le Dr. Kenneth Greet, modérateur du Free Church Federal Council,
résuma les points de vue des différents hommes d’église dans un article
publié le 22 mai. Il identifiait les points d’accord qui faisait l’objet d’un certain
consensus. Tous affirmaient la nécessité de respecter et de faire respecter les
principes du droit international et l’Organisation des Nations-Unies. Tous
critiquaient l’action de l’Argentine, et acceptaient que l’utilisation de la force
par la Grande-Bretagne ne serait moralement justifiée que si elle n’intervenait
qu’en tout dernier recours. Le docteur Greet rappelait que les chefs religieux
avaient exprimé leur inquiétude que l’orgueil national ou la soif de revanche
ne dictât les actes du gouvernement. Il précisait qu’il était lui-même hostile à
1Le
Times, 15 mai, p. 11
La guerre juste
45
la solution militaire, qui serait, selon lui, une folie anachronique. Il regrettait
notamment que les églises ne se soient pas prononcées avec davantage de
vigueur contre l’iniquité du commerce des armes, qu’il qualifiait de cynique,
sinistre et immoral :
« It is sheer hypocrisy to lambast the Argentine regime as a
‘fascist dictatorship’ and to acquiesce in the sale to it of deadly
weapons like the one which proved capable of destroying a ship. »
C’en était trop pour le Révérend Harry Warne, qui, dans une lettre du 29
mai, l’accusa d’avoir déformé l’opinion des dirigeants ecclésiastiques :
« As usual on these matters, he gives less than the full
picture. »
Pour lui, la négociation sans la menace de la force n’avait aucune chance de
réussite, et il estimait que les Nations-Unies étaient incapables de faire
respecter la Résolution 502. Quant au rejet du commerce des armes, Warne le
jugeait avec une extrême sévérité :
« It is the appeasement of aggression which is the
‘anachronistic folly’ and falsifies Dr Greet’s ‘global’ view. So long
as arms are needed to withstand aggression, an unqualified attack
on the arms trade is itself unprincipled1. »
Le même jour, une lettre critiquait non moins sévèrement les prises de
position de l’archevêque de Cantorbéry, qui avait, selon son auteur, trahi
l’enseignement du Christ :
« In a sermon preached at Wesley’s Chapel this Sunday [c’està-dire le 23 mai], the Archbishop of Canterbury defended the use
of force to recapture the Falklands, saying that in ‘the real world’
one cannot afford to turn the other cheek. Is one to infer that the
Church of England considers the Sermon on the Mount to have no
relevance in ‘the real world’?2 »
Une autre contribution au courrier des lecteurs invoquait la Bible, mais,
au contraire, pour justifier le recours à la force. Il citait Mathieu 24:43 :
« But this know ye, that if the goodman of the house knew at
what hour the thief would come, he would certainly watch and
would not suffer his house to be broken open3. »
1Le
Times, 29 mai 1982, p. 11
R.P.C. MUTTER, courrier des lecteurs, le Times, 29 mai 1982, p. 11
3 S.E. MACKENZIE, courrier des lecteurs, le Times, 27 avril 1982, p. 13, p. 13
2
La guerre juste
46
On pourrait y voir un exemple assez saisissant de l’utilisation de textes
des Écritures en dehors de leur contexte pour justifier un point de vue très
différent de leur véritable signification. Dans ce cas précis, il s’agissait d’une
parabole illustrant l’imprévisibilité du jour du jugement dernier, et nullement
d’une justification de la violence, fût-elle utilisée dans le cadre de l’autodéfense.
Plusieurs lecteurs affirmaient la nécessité d’agir dans le « monde réel »,
même si dans la « Cité de Dieu » ces actions auraient été répréhensibles. Les
pacifistes absolutistes ne risquaient-ils pas de se soustraire aux vrais
problèmes d’un monde imparfait ?1 La proposition de l’érection sur les îles
d’une Abbaye consacrée à la paix fut qualifiée de « pittoresque », mais guère
susceptible de convaincre les lecteurs du sérieux de l’argument pacifiste2.
L’attaque la plus virulente contre certaines formes de pacifisme vint sous
la plume du journaliste Ronald Butt dans un article paru le 13 mai.
Cependant, sa cible n’était pas tant le pacifisme chrétien, que le « défaitisme »
qu’il avait cru discerner chez certains opposants à la force militaire :
« The real cause for complaint is the deep-rooted sceptical
neo-pacifism3 of many who are not, in the strict sense, pacifists and
who would deny the label, but whose attitude is essentially
defeatist since it seems never to accept that self-defence is a really
tolerable option4. »
Il en allait tout autrement du pacifisme authentique, croyance qu’il
respectait, mais qui, à ses yeux, était une attitude bien trop difficile pour la
plupart des individus:
« It is not true pacifism, which is rooted in the religious or
ethical conviction that it is wrong to shed blood in any
circumstances. That is an honourable creed too hard and noble for
most of us. It requires the ultimate courage to accept martyrdom, if
necessary, not for oneself alone but for family and friends.
If self-defence is abandoned, there can be no physical
resistance to the midnight knock at the door under totalitarian rule.
Reliance is on the ultimate self-sacrifice to vanquish evil with
good5. »
1Révérend
P.G.ATKINSON, le Times, 21 avril 1982
Times, 1 mai 1982, p. 13
3On constatera que l’addition du préfixe « neo- » rajoute souvent une connotation assez
négative.
4Le Times, 13 mai 1982, p. 12
5 Ibid., 13mai 1982, p. 12
2Le
La guerre juste
47
La question de la « proportionnalité » fut soulevée à plusieurs reprises,
certains se demandant si la force déployée contre les Argentins était
effectivement proportionnée à l’« injustice » qu’ils avaient occasionnée. Ne
pouvait-il pas y avoir des principes qui ne pouvaient pas se mesurer ?
Certains martyrs avaient préféré mourir plutôt que de mentir, choix qui
semblait difficile à défendre d’un point de vue pragmatique. Un tel
absolutisme serait aujourd’hui qualifié de fanatisme.
Après la visite du pape, le débat disparut progressivement des colonnes
du journal. A partir du moment où les britanniques avaient engagé leurs
troupes sur l’île, le débat ne pouvait qu’apparaître de plus en plus
académique.
En conclusion, remarquons d’abord que ce débat sur le concept de la
guerre juste et sur la légitimité du recours aux armes pour résoudre un conflit
international fut extrêmement profond et détaillé. Sans doute l’ampleur de cet
échange de vues, et l’intérêt qu’il suscitait, traduisaient-ils l’importance
croissante de l’engagement du clergé britannique dans la vie de la cité. Peutêtre le caractère institutionnel de l’église d’Angleterre n’y est-il pas étranger.
Peut-être ce débat était-il aussi le reflet d’un caractère national un peu
particulier. Dans un article publié le 10 mai 1982, le spécialiste du Times en
affaires religieuses, M. Longley, faisait allusion à la « 1981 European Values
Survey ». D’après cette enquête, les Britanniques étaient davantage disposés à
risquer leur vie pour sauver celle de leur prochain que la plupart des autres
Européens, et c’étaient encore les Britanniques qui se disaient les plus prêts à
se battre pour leur pays. On aurait pu penser, opina Longley, en constatant ce
caractère absolutiste chez les Britanniques, que les églises traditionalistes
britanniques auraient défendu des idéaux absolus. Pourtant ces dernières
semblaient plutôt enclines à chercher une position « relativiste » :
« Pacifists belong with the absolutists; while most of the
committed men who run the churches as institutions seem to be
relativists, albeit passionately so1. »
Le débat n’était-il pas justement entre idéalistes d’un côté, et
« relativistes » de l’autre ? N’a-t-il pas révélé un aspect extrêmement
intéressant de la personnalité britannique qui, sans ce conflit, serait resté
1«
Change of mood over the Pope's visit », le Times, 10 mai 1982, p. 10
La guerre juste
48
caché ? C’était l’avis de M. Longley, qui estimait qu’il y avait eu une certaine
polarisation, voire de l’amertume, dans les diverses prises de position. Les
idéalistes pacifistes avaient manifesté à l’occasion leur colère envers les chefs
qui soutenaient le concept de guerre juste. Cette diversité d’opinion ne
pouvait s’analyser en termes de politique de gauche ou de droite, ni se
réduire à un conflit entre pacifistes et non-pacifistes :
« It may even be a fundamental difference of moral
philosophy of a long-term nature, something which would have
remained concealed had not the Falklands brought it to the
surface. »1
Le Times aura contribué grandement au développement de ce débat
philosophique appliqué au cas particulier de la guerre des Malouines.
1
Ibid.
Chapitre III
Quel écho le Times donna-t-il
à l'opposition et au pacifisme
politiques ?
1
Au chapitre précédent, nous avons évoqué la contribution des chrétiens
au débat sur la possible justification de la guerre. Comme nous l’avons vu, la
perspective d’une guerre dans l’Atlantique Sud provoqua parfois de vives
réactions parmi la communauté chrétienne. Certaines personnes ou certains
groupes religieux exprimèrent une opposition très vigoureuse à ce qu’on
appelait à l’époque l’« option militaire ».
L’opposition à l’action du gouvernement ne fut pas pour autant
l’apanage des seuls pacifistes chrétiens, loin s’en faut. On peut identifier tout
un éventail de points de vue ou de prises de position opposés à ceux du
gouvernement : depuis les inquiétudes ressenties par des conservateurs
gagnés par le doute, jusqu’aux idées des plus farouches militants de la gauche
anti-colonialiste ou latino-américaniste.
Ces diverses formes d’opposition, ou même de simple réserve à
l’encontre de l’utilisation de la force militaire, furent violemment rejetées par
certains hommes (et femmes) politiques, ainsi que par certains secteurs de la
presse populaire. Pour eux, tout commentaire qui ne soutenait pas sans
1
Par opposition au pacifisme « chrétien ».
Opposition et pacifisme politiques
50
réserve la politique du gouvernement témoignait d’un inexcusable manque
de courage, voire d’un manque tout aussi inexcusable de patriotisme.
Pourtant, même parmi ceux qui soutenaient le gouvernement, certains
entretenaient quelques inquiétudes quant aux conséquences des actions qu’il
avait entreprises, ou éprouvaient quelques doutes — qu’ils se gardaient bien
parfois d’exprimer — sur le bien-fondé de la position prise par les dirigeants
du pays1. D’autres encore faisaient connaître leurs réserves à cet égard, mais
restaient loyaux envers le gouvernement, et, lorsque le combat devint
inévitable, envers les forces armées à qui il incomba de le poursuivre.
L’opposition à l’option militaire ne provoqua pas un grand intérêt dans
les médias. Les idées des quelques hommes et femmes politiques qui
prônaient le rappel immédiat de la flotte, notamment Dame Judith Hart et
Tony Benn, ainsi que les manifestations pacifistes qu’ils animaient avec leurs
collègues du « Ad-Hoc Falklands Peace Campaign » n’étaient pas toujours
prises au sérieux par les médias. On pourrait presque se demander s’ils ne
jouaient pas, aux yeux de l’Establishment, le rôle de faire-valoir de l’image de
libéralisme du régime britannique, constituant la preuve vivante que la
Grande-Bretagne avait su maintenir sa tradition de liberté de pensée, et que la
liberté d’expression était bien une réalité. Sans doute ne faut-il pas oublier que
la presse britannique était — et est encore aujourd’hui — dominée par la
droite2.
Il est possible que le peu d’intérêt manifesté par la majeure partie de la
presse ne fût que le reflet assez fidèle de la véritable importance qu’il
convenait d’accorder à ces personnes et à ces mouvements. Les sondages
d’opinion indiquaient qu’ils étaient nettement minoritaires dans l’opinion
publique ; les opposants parlementaires ne pouvaient réunir qu’une poignée
de sympathisants : seuls 33 MPs sur les 635 que comptait la Chambre des
communes étaient prêts à voter contre le gouvernement ; les manifestations
pacifistes ne réussirent jamais à mobiliser plus de 115 000 personnes3.
1Le général Haig précise bien dans son livre Caveat que les hommes qui entouraient
Mme Thatcher n’avaient pas tous partagé sa fermeté lors des discussions du début du mois
d’avril. Alexander HAIG. Caveat. Londres : Macmillan, 1984Par ailleurs, nous savons que le
commandement des forces armées, notamment le commandant en chef de l’armée de l’air,
estimait que l’intervention militaire était extrêmement risquée.
2 À l’exception notamment du Daily Mirror et du Guardian.
3 Certains journaux avancèrent des chiffres nettement plus élevés. Nous y reviendrons.
Opposition et pacifisme politiques
51
Le conformisme intellectuel de l’Establishment
Cette vision des choses est cependant peut-être un peu restrictive. En
effet, la politique britannique, ainsi que les commentateurs privilégiés que
sont les médias, témoignent souvent d’une forme de conformisme, un peu à la
manière de la dictature des idées politically correct dont souffrent aujourd’hui
les milieux intellectuels des États-Unis, et les « années Thatcher » ont vu
s’installer un nouveau conformisme, se démarquant nettement de la tradition
consensuelle de l’après-guerre.
Il ne faut pas sous-estimer le rôle des clubs dans la formation de l’esprit
de certains des dirigeants du pays. Si l’on a pu exagérer le côté « public
schoolboy » des représentants de l’Establishment, ce serait cependant une
erreur de négliger totalement cet aspect bien réel de la vie politique
britannique. Il y a une certaine continuité entre l’ambiance particulière des
public schools, et, dans une certaine mesure, des deux Universités, comme
disent, avec un superbe mépris, ceux qui ont fréquenté Oxford et Cambridge,
et celle des grands clubs si célèbres de l’ouest de Londres. L’ambiance feutrée
et exclusive de ces clubs est peut-être particulièrement propice à l’éclosion
d’un tel conformisme intellectuel. Encore faudrait-il, pour bien cerner ce
conformisme, rappeler que le terme « intellectuel » comporte généralement en
Grande-Bretagne une connotation nettement dépréciative. Les idées qui ne
cadrent pas avec les idées reçues sont tout simplement écartées. Rappelons
l’une des principales contributions de Mme Thatcher au lexique politique
britannique : le terme « wet ». Il s’agit, dans le sens où elle l’a utilisé, d’un
emprunt au lexique des public schools, et elle s’en servait pour décrire, et
parfois tenter de ridiculiser1, les hommes politiques de son parti qui ne
partageaient pas ses convictions.
Or, pour Mme Thatcher, comme pour nombre de ceux qui se
retrouvaient dans son idéologie, le pacifisme était « wet ». C’est d’ailleurs ce
terme qui a été spontanément utilisé par Anthony Bevins, journaliste du Times
en 1982, en réponse à une question que nous lui avons posée à ce sujet :
« As for coverage of the “peace” movement, that was never a
Times strong point during my time there. As Murdoch would
undoubtedly have said — that was just “wet”. Her Majesty’s Press
1 C’est l’attaché de presse auprès du premier ministre, M. Bernard Ingham, qui semble avoir
été particulièrement chargé de discréditer les ministres qui semblaient enclins à affirmer leur
différence de vue avec le premier ministre.
Opposition et pacifisme politiques
52
would have shared that view, and not much difference was shown
during the Gulf when only the Guardian stood out as a paper which
gave time and space to the alternative view1. »
Tout cela peut dans une certaine mesure contribuer à expliquer le peu de
cas que firent les journaux du mouvement pacifiste.
Il y a peut-être une autre explication, au moins partielle, au peu d’intérêt
montré par le Times et ses confrères de la presse quotidienne à l’égard des
mouvements d’opposition pacifistes, et qui tient tout simplement à des
considérations de calendrier. La plupart des manifestations et discours
pacifistes ont lieu le samedi, et tombent donc tout naturellement dans le
domaine de la presse dominicale. Le Times ne pouvait rapporter le lundi des
événements relativement peu importants qui avaient déjà fait l’objet d’articles
publiés le dimanche.
Cependant, il ne faudrait pas se borner aux manifestations (dans les
deux sens du terme) de cette opinion, et il convient de rappeler la possibilité
qu’avaient le Times et les autres organes de ce que Bevins appelle, avec une
pointe de sarcasme, « la presse de Sa Majesté », d’entamer un débat de fond
autour de cette pensée dissidente. Or, si ce débat n’est pas totalement absent,
notamment dans le courrier des lecteurs et les articles « feature », il n’en est
pas moins très discret, tout au moins dans le Times.
Le Times a-t-il volontairement négligé les mouvements pour la
paix aux Malouines ?
Selon le Oxford Illustrated History of Britain, les opposants à la guerre ne
réussirent pas à faire entendre leur voix :
« The Falklands War was immensely popular; dissidents,
CND or otherwise, were unable to gain a fair hearing2. »
Les protagonistes des mouvements pour la paix accusaient les médias
d’avoir passé sous silence leurs revendications, ou, pire encore, d’avoir
présenté une image déformée des faits.
1
2
Communication privée, 16 janvier 1992
K. MORGAN. Oxford Illustrated History of Britain. Oxford : OUP, 1988, p. 586
Opposition et pacifisme politiques
53
Pour évaluer l’adéquation des reportages du Times aux mouvements
d’opposition pacifistes, il convient avant tout d’en mesurer le véritable
impact, chose dont il est particulièrement difficile de se rendre compte.
Le Times et les marches pour la paix
Dans le Times Diary du 18 mai 1982, on pouvait lire que Dame Judith
Hart et Tony Benn s’étaient plaints de la façon dont les médias rapportaient la
guerre et le mouvement pacifiste :
« Dame Judith has, like Tony Benn, accused the media of
military bias and of ignoring the peace movement1. »
Selon un communiqué de presse publié par la Society of Friends, plus
connue sous le nom de Quakers, Dame Judith Hart accusait les médias d’avoir
grossièrement déformé la position des mouvements pour la paix pendant le
conflit2. Interrogée par nous à ce sujet, elle répondit qu’elle n’était pas certaine
d’avoir utilisé ces termes exacts, mais que si elle les avait effectivement
utilisés, c’était à la presse populaire qu’elle faisait allusion3. Quant au Times et
aux autres journaux de qualité, elle les considérait coupables, non pas d’avoir
déformé la vérité concernant le ou les mouvements pour la paix, mais plutôt
de les avoir presque complètement passés sous silence. Elle précise que, pour
autant qu’elle pût se souvenir, les pacifistes n’avaient pas tenté d’utiliser le
Times pour faire avancer leur cause par le biais de lettres adressées au courrier
des lecteurs ou d’articles qu’ils auraient cherché à faire publier (peut-être,
pourrait-on penser, parce qu’ils estimaient qu’ils n’auraient pas été publiés,
ou encore parce qu’ils cherchaient en priorité, mais en vain, à rallier le parti
travailliste à leur cause). Elle regrettait de devoir dire que le seul journal qui
se soit intéressé à leur mouvement était le Morning Star. Elle nous proposait
d’examiner les reportages sur les activités du mouvement dans ce quotidien
communiste, pour pouvoir déterminer les aspects du conflit auxquels
s’intéressait le Morning Star, mais que le Times ne rapportait pas.
1
Le Times, 18 mai 1982, p. 8
‘grossly distorting’ the peace movement’s case during the war ». Crisis Committee in a
Future Conflict? Press Release, Quaker Peace and Service, 15.3.83, p. 2
3Voici le texte de la lettre de Dame Judith : « I do not recall that we tried to use the Times for
letters or articles.
As for distortion, although I do not remember using that word, I would be thinking of the
tabloid press. The serious papers were, more simply, guilty of almost completely failing to
report us — as were the BBC and ITV, on television and radio.
You might, I suggest, find it very useful to spend a day or so looking at the files of the
Morning Star. Sadly, it was the only paper which was interested in reporting us — and the
comparison would indicate that the Times did not report. ». Correspondance privée, 1991
2«
Opposition et pacifisme politiques
54
Il serait excessivement fastidieux de comparer tous les comptes rendus
de manifestations pacifistes dans le Morning Star pour les comparer à ceux du
Times. Néanmoins, deux principaux cas de figure se présentent : des
manifestations de petite envergure, rapportées dans le quotidien communiste
mais non dans le Times, et d’importantes manifestations décrites dans les
deux journaux.
Quelques petites manifestations
Un exemple du premier cas est fourni par un défilé qui aurait eu lieu à
Glasgow le 11 avril. Selon le Morning Star, 30 000 personnes participèrent à
cette manifestation. Toutefois, si la crise des Malouines était évoquée dans
l’article, la manifestation n’était pas pour autant spécifiquement dirigée contre
elle. Il s’agissait d’une marche contre le missile nucléaire Trident :
« As British warships sailed further south towards the
Falkland Islands tens of thousands took to the streets in defence of
their country against the horror of nuclear war … the biggest
demonstration by far took place in Glasgow, where more than
30,000 people answered the call to ‘Stop Trident’1. »
Toutefois, si le Times ne fit pas écho à la manifestation à Glasgow, il
publia un rapport à la dernière page, illustré d’une grande photographie de
Robert Runcie en train de discuter avec de jeunes pèlerins qui s’étaient rendus
à Cantorbéry, consacré à la campagne pour la paix. L’article, intitulé « Peace
campaigners ask church for support », décrivait un sit-in organisé par plus
d’un millier de manifestants pacifistes dans le nef de la cathédrale. Joan
Ruddock, président national de la CND (Campaign for Nuclear Disarmament),
expliqua au chef spirituel de l’église d’Angleterre son inquiétude devant le
rejet par le gouvernement britannique de propositions de désarmement
nucléaire présentées par le groupe des pays non-alignés à l’ONU. La crise des
Malouines ne méritait qu’une toute petite mention à la fin de l’article :
« Miss Ruddock told the rally that the Falkland Islands crisis
showed how fast a military confrontation could develop in the
modern world2. »
Il est important de rappeler qu’en 1982 les mouvements pour la paix
avaient le vent en poupe ; la CND comptait un nombre record d’adhérents, et
la campagne contre l’installation des missiles de croisière, notamment à
1
2
Le Morning Star, 12 avril 1982
Le Times, 13 avril 1982, p. 18
Opposition et pacifisme politiques
55
Greenham Common où des femmes montèrent une manifestation
permanente, avait pris une grande ampleur. Tous ces mouvements ne
partageaient pas les points de vue de Benn et Hart ; souvent les adhérents
étaient divisés à ce sujet. Il est par conséquent parfois difficile d’évaluer la
portée de ces manifestations du point de vue de la crise des Malouines.
Il y eut quelques petites manifestations dont fit état le Morning Star, et
non le Times. Toutefois le nombre de participants était tellement faible que
cette disparité n’est pas significative. Par exemple, le quotidien communiste
signala une manifestation de 1 500 personnes à Londres1 ; le Times choisit de
ne pas le signaler. Avait-il à le faire ?
Le 9 mai, selon le Morning Star, un rassemblement de 3 000 personnes
eut lieu à Hyde Park, suivie d’un défilé vers les bâtiments de la BBC. Le Times
consacra à cette manifestation un article en page 4, qui rapportait le chiffre de
1 200 personnes environ. Le Times s’intéressa davantage aux idées exprimées
par les principaux protagonistes, Judith Hart et Tony Benn, ainsi qu’à leurs
attaques contre le « biais pro-militaire2 » dans les reportages de la BBC.
L’article était illustré par deux photographies, au demeurant peu flatteuses,
montrant Dame Judith et M. Benn, montrant tous deux des expressions un
peu agressives.
Les grandes manifestations
Les deux plus grandes manifestations pour la paix eurent lieu à Londres
les 23 mai et 7 juin.
La première mobilisa 10 000 manifestants selon le Morning Star, 2 500
selon le Times. Le premier donna à l’événement la principale place à la une, le
second 7,5 cms de colonne en page 6. Il s’agissait d’une manifestation
organisée par le Ad Hoc Committee for Peace in the Falklands présidé par Judith
Hart :
« About 2,500 people braved driving rain during a march and
rally in central London yesterday in protest against Britain’s
military action. Speakers, who included Mr Wedgewood Benn and
Dame Judith Hart, chairman of the Labour Party, called for an
immediate ceasefire and a settlement negotiated through the
1
2
Le Morning Star, 26 avril 1982
Le Times, 10 mai 1982, p. 4
Opposition et pacifisme politiques
56
United Nations. Mr Benn accused Mrs Margaret Thatcher of using
war hysteria to win another five years in power1. »
Le Times donnait une indication non sans intérêt à ce sujet : il pleuvait à
verse. Il faut néanmoins reconnaître que le Times n’estimait visiblement pas
que la manifestation méritait qu’il y consacre une place importante ; le texte
cité ci-dessus représente l’intégralité de l’article imprimé tout à fait en bas de
la page 6.
La manifestation du 7 juin fut sans conteste la plus grande de la période.
Elle ne fut pas pour autant principalement dirigée contre l’action du
gouvernement dans l’Atlantique Sud. Le Morning Star lui consacra sa une, et
annonça un chiffre de 250 000 participants. Il constituait une « victoire
triomphale contre le chauvinisme2 ».
Le Times lui consacra un article ainsi qu’une photographie à la dernière
page. Il la présentait comme une manifestation de la CND, et non pas comme
une manifestation pour la paix aux Malouines. La photographie montre des
bannières sur lesquelles on lit « Nuclear Arms No, Peace Yes » et « Oxford
against the Missiles ». L’emblème de la CND est partout visible. L’article
précisait que les orateurs ne firent que peu d’allusions à la question des
Malouines (« the Falklands issue »), mais reconnaissait que la foule arborait
des badges et portait des pancartes exigeant la fin des combats. Le Times citait
les chiffres donnés par les organisateurs, à savoir 230 000. Il rapportait que le
ministère de la Défense avait espéré que le soutien populaire pour
l’intervention militaire aux Malouines aurait ralenti la poussée de popularité
de l’organisation, et signalait que, selon la police, la foule ne comptait pas
plus de 115 000 personnes. Il rapportait les réactions des organisateurs à cet
égard :
« But Miss Joan Ruddock, chairman of CND, said the turn-out
proved the strength of the movement’s support which had not
been affected by the Falklands issue, although CND officials
conceded privately that the attendance was lower than they
anticipated3. »
Cet aspect fut également signalé par le Morning Star, lorsqu’il disait :
1
Le Times, 24 mai 1982, p. 6
Morning Star, 7 juin 1982, p. 1. « The peace movement recorded a triumphant victory over
jingoism yesterday when more than 250,000 people flooded the streets of London … »
3 The Times, 7 juin 1982, p. 28
2
Opposition et pacifisme politiques
57
« The turnout, perhaps even bigger than last October’s
historic rally, was achieved in the teeth of the Falklands ‘effect’ and
must have shocked government leaders who had been hoping for a
flop1. »
Il est important de rappeler que le principal objectif des mouvements
pacifistes restait l’abandon des armes nucléaires. Les mouvements pour la
paix craignaient de diviser le mouvement en se prononçant trop nettement
contre la campagne aux Malouines, intervention non-nucléaire que soutenait
la majorité de la population. Tout au plus le mouvement a-t-il exprimé sa
crainte de voir l’affrontement dégénérer en conflit nucléaire, rappelant qu’il
était probable que certains des navires dépêchés dans l’Atlantique Sud n’aient
pas été délestés de leurs armements nucléaires avant leur départ précipité.
Cette réticence a dû sans doute contribuer à diminuer l’influence du Ad Hoc
Falkland Islands Peace Committee.
Les Malouines n’étaient pas cependant totalement négligées par les
orateurs à Hyde Park, et le Times cite en particulier M. Benn :
« Mr Wedgewood Benn, who adressed the demonstration,
said the Falklands “war”2 had taught the peace movement how the
poison of nationalism can be used to neutralize the United Nations
as a force for peace.
“We have learnt how easily national leaders can whip up war
hysteria and hate to divert public attention from their own political
failures at home. We have seen the media become the mouthpiece
of the military, making money out of the bloodshed, drowning out
the voices of peace and threatening democracy itself”.
Mr Benn said CND must demand that all those who work in
the mass media as well as those who own or control the media
accept their moral responsibility to give fair coverage to all those
who speak for peace3. »
Dans son journal, M. Benn se plaint que les chiffres annoncés par la
police aient été en deçà de la réalité :
« There were without any doubt a quarter of a million people
on it. The police estimated half that number, as they always do for
left-wing gatherings but not for the Pope etc.4 »
1
Le Morning Star, 7 juin 1982
On notera que le Times n’accepte pas qu’il s’agisse d’une guerre, préférant indiquer
clairement que la responsabilité de l’utilisation du terme « war » revenait à M. Benn, et non
pas au Times lui-même, qui préfère parler de « Falklands issue ».
3 Ibid.
4 Tony BENN. The End of an Era: Diaries 1980-1990. Londres : Hutchinson, 1992, p. 226
2
Opposition et pacifisme politiques
58
Quelle que soit la justesse de son reproche envers la police, on ne peut
pas adresser la même critique au Times, qui cite les deux chiffres, ceux de la
police ainsi que ceux donnés par les organisateurs. Certes, le Times semble
pencher en faveur des chiffres officiels, mais il donne au lecteur les
informations lui permettant de choisir en fonction de la confiance qu’il
accorde aux organisateurs ou à la police.
Des manifestations « anti-pacifistes »
Enfin, on notera dans le Times deux articles consacrés à des
manifestations « anti-pacifistes » qui ne furent pas rapportées dans le Morning
Star. La première était une contre-manifestation organisée le 9 mai par un
petit groupe de membres des Young Conservatives et de la Freedom
Association. Il semble que la police les ait empêchés de s’affronter
directement à la manifestation des pacifistes.1 L’autre eut lieu le 30 mai :
« March against the pacifists : About 250 supporters of
Britain’s action over the Falklands marched through central
London to Hyde Park yesterday to counter the anti-military lobby.
They were addressed by two Conservative MPs, Mr Anthony Buck
and Mr John Stokes. A spokeswoman for the Freedom for the
Falklands Coordinating Committee said, ‘It’s about time we
showed our support’2. »
L’opposition parlementaire et la libre expression des opinions
pacifistes
Les observations du Glasgow University Media Group
Le Glasgow University Media Group a poursuivi son étude des médias
tout au long de la guerre des Malouines, et publia les résultats dans un
ouvrage intitulé War and Peace News. L’une des conclusions de l’étude
concernait la façon dont les médias représentaient l’opposition. Elle jugeait
que la télévision avait tendance à sous-représenter cette opposition,
confirmant ainsi la critique formulée par Dame Judith Hart. Les statistiques
présentées dans le livre indiquaient que le nombre d’interviews accordées,
dans les journaux télévisés, à des partisans de l’action du gouvernement était
très nettement supérieur à celui des entretiens avec des opposants. Selon le
1
2
Le Times, 10 mai 1982, p. 4
Le Times, 31 mai 1982, p. 5
Opposition et pacifisme politiques
59
groupe, il y eut une « hiérarchie d’accès1 » à la télévision qu’il aurait été
difficile de qualifier d’équilibrée.
Le groupe le mieux représenté fut celui des députés conservateurs : 74
interviews leur furent consacrées, dont 50 avec les quatre députés du cabinet
de guerre. Aucune interview ne fut accordée, cependant, à des extrémistes, ni
les faucons, ni ceux qui doutaient du bien-fondé de l’expédition militaire
britannique2. 22 députés travaillistes furent interviewés, dont seulement trois
du « parti de la paix ». Il y eut également 72 interviews avec des “ experts ”
militaires.
Opposition parlementaire
Il est vrai que l’opposition parlementaire à l’envoi de la Task Force était
très nettement minoritaire, mais elle n’était pas pour autant totalement
négligeable. Le 20 mai 1982, 33 MPs votèrent contre l’utilisation de la force,
dont notamment Tony Benn, Tam Dalyell, porte-parole travailliste (ou
« ministre fantôme ») pour la Science, Andrew Faulds, porte-parole
travailliste pour les Arts, ainsi que Dame Judith Hart, président du comité
central du parti. Dame Judith et M. Tam Dalyell perdirent tous les deux leur
place sur les bancs du « gouvernement fantôme ». M. Gavin Strang, porteparole travailliste pour l’Agriculture, qui avait été absent lors du vote,
démissionna également pour exprimer son opposition à la guerre. Deux
députés du parti nationaliste gallois votèrent eux aussi contre l’intervention
armée. D’ailleurs, Plaid Cymru fut le seul parti parlementaire à s’opposer
officiellement à l’utilisation de la force3.
La nouvelle du vote à la Chambre des communes fut annoncé dans le
Times du 20 mai, dans un court article sur les divisions entre la « gauche
dure » et le reste du parti, notamment à propos de la décision d’exiger un vote
prise par la minorité opposée à l’action militaire. Le compte rendu
parlementaire du Times ne nommait pas les dissidents, mais se bornait à
donner le résultat :
1 Glasgow University Media Group. War and Peace News. Milton Keynes : Open Univerity
Press, p. 130
2 Il s’agissait bien d’interviews accordées par les journaux télévisés. Les statistiques ne
tiennent pas compte des interviews diffusées au cours des émissions d’actualité comme
Panorama.
3Anthony BARNETT. Iron Britannia. Londres : Alison & Busby, 1982, p. 154 (note 6, chap. 1)
Opposition et pacifisme politiques
60
« Some Labour MPs registered their disapproval of
Government policy by forcing a division on the technical closure
motion at the end of the debate. It was carried by 296 votes to 33 —
Government majority 2631. »
Il est vraisemblable que les 33 voix contre le gouvernement sousestimaient l’opposition à sa politique. Les députés conservateurs ne pouvaient
ignorer la fait que voter contre le gouvernement constituerait un acte lourd de
conséquences pour leur carrière future, les députés travaillistes savaient ce
qu’ils risquaient. Trois membres du cabinet fantôme furent relevés de leur
fonction à la suite de leur vote. Seul un homme très fortement motivé pouvait
être prêt à compromettre son avenir professionnel en décidant de voter contre
le gouvernement, sachant que cet acte n’aurait aucune portée réelle. De toute
manière, l’ironie de l’Histoire voulait qu’au moment même où les députés
votaient, les forces britanniques s’apprêtaient à débarquer (le débarquement
eut lieu à 9h30, heure britannique, le 21 mai).
Un autre indice qui permet de mesurer l’importance de l’opposition
parlementaire à l’utilisation de la force a été fourni par l’Economist du 8 mai.
Dans un article intitulé « Pym plays for peace—and time », il indiquait
qu’environ 702 députés travaillistes avaient signé une motion exigeant un
cessez-le-feu ainsi que le retrait de la force navale d’intervention, le problème
devant ensuite être soumis pour règlement à l’ONU. L’écart entre le chiffre de
70 signataires de la motion et le chiffre de 33 seulement ayant voté contre les
propositions du gouvernement à la Chambre le 20 mai peut s’expliquer, ou
bien par un changement d’esprit, provoqué, peut-être, par le souhait de ne
pas trahir les militaires déjà engagés dans la bataille, ou bien par la peur de
s’exprimer librement, et la peur, à ce moment-là, des comités de
circonscription, qui venaient de gagner le pouvoir de “ désélectionner ” leur
candidat si celui-ci n’appliquait pas la ligne du parti.
Si l’on ajoute à ce chiffre de 70 et plus un petit nombre de députés de la
formation nationaliste galloise Plaid Cymru, du SDP, et même des rangs des
conservateurs (après tout, il y en eut pour justifier leur opposition au cours de
l’émission Panorama), on arrive à un total de plus de 80 députés sur un total
de 635, soit près de 13%. Étant donné qu’il y avait très certainement un
nombre non négligeable de députés qui éprouvaient des doutes, mais
1
Ibid. p. 4
Selon M. Tony Benn, 79 députés signèrent la motion. (11 mai 1982). Tony BENN. The End of
an Era : Diaries 1980-90. Londres : Hutchinson, 1992, p. 221
2
Opposition et pacifisme politiques
61
préféraient se taire en attendant de voir l’évolution de la crise, il semblerait
quelque peu exagéré de prétendre que la Chambre des communes fût
totalement unie derrière le gouvernement.
L’opposition politique dans le Times
Nous avons étudié ci-dessus l’accusation portée contre les médias par les
opposants à la guerre, selon laquelle les actions du mouvement pour la paix
étaient quasiment absentes des colonnes de la presse sérieuse. Qu’en était-il
de leurs idées et de leurs déclarations ? Anthony Barnett a signalé que
certaines personnes avaient écrit, sans succès, au Times, pour exprimer leur
opinion. Il est impossible de confirmer cette allégation, puisque le Times
refusait — et refuse toujours — de donner des informations concernant les
lettres qu’il choisissait de ne pas publier, si ce n’est les statistiques globales.
Toutefois, Judith Hart précisait dans la lettre qu’elle nous a envoyée qu’elle
n’avait pas l’impression que le mouvement de la paix avait essayé d’utiliser le
Times pour diffuser leurs idées. Même s’il avait été possible de connaître le
nombre de lettres exprimant des prises de position contre la guerre, ce
résultat n’aurait pas permis de connaître le motif du refus.
La seule indication détaillée que nous avons trouvée concernant cet
aspect de la diffusion des opinions opposées à la guerre est fournie par une
note dans l’ouvrage d’Anthony Barnett :
« A letter which denounced the war was signed by some of
Britain’s best novelists, from Angela Carter to Salman Rushdie and
was sent to The Times, which refused to publish it1. »
On peut se faire une idée du contenu probable de ce courrier, à travers le
texte soumis par Salman Rushdie pour publication dans le recueil de textes
Authors Take Sides on the Falklands. Quelques paragraphes suffisent à donner
une idée assez claire du ton :
« I am against the British Government’s response to the
Argentine landings for three reasons : because it was hypocritical;
because it effectively committed Britiain to war before a peaceful
settlement could be negotiated; and because of the xenophobic
militarism it unleashed here in Britain.
[ …]
The British government has always been expert at tailoring its
moralizing to its interest. When Ugandan-based British citizens
1
Ibid., p. 158
Opposition et pacifisme politiques
62
were in danger, ‘we’ defended their right not to live under fascism
by passing laws to keep them out of Britain. But they, of course,
were black.
This war was fought to drown the noise of our own
diplomatic chickens coming home to roost. It was a war to save
Mrs Thatcher’s face, which may, in time, become as notorious as
Jenkins’s ear. It is not a face worth launching a thousand ships, or
even a task force, to rescue1. » (22 juin 1982)
Il faut néanmoins reconnaître que les points de vue dissidents étaient
exprimés dans le courrier des lecteurs ainsi que dans les articles de fond.
L’ouverture à des idées dissidentes
Un élément non sans intérêt à cet égard est le fait que Charles DouglasHome invitait Tony Benn à donner des articles réguliers, et cela pendant la
guerre des Malouines. Voici l’extrait concerné du dernier tome du journal de
Tony Benn. Le 7 juin, il écrivait :
« I rang Charles Douglas-Home, the editor of The Times, and
declined the column he had offered me, explaining that I wasn’t
principally a journalist, but if he was interested in publishing an
article by me at any time, maybe a speech, I would be happy to
contribute2. »
On ne connaît pas la réponse de Douglas-Home, mais la proposition
faite à Tony Benn n’eut pas de suite. Il serait sans doute exagéré de voir dans
ce fait une quelconque censure de la part du Times. On peut imaginer que
l’offre de M. Benn de publier un discours ne fut pas retenue, pour des raisons
davantage liées à l’intérêt journalistique d’une telle initiative, qu’à une refus
de publier un texte de Benn.
Par ailleurs, le Times ne refusa pas de rapporter les déclarations de
M. Benn au sujet de la guerre. En témoigne, à titre d’exemple, un texte publié
le 15 juin, jour de l’annonce de la victoire dans la presse, intitulé, « Benn says
‘Thatcher’s war’ unnecessary ». Il est vrai qu’il ne figurait pas en très bonne
place, car il se trouvait tout à fait en bas de la page 3. Benn exprimait sa
crainte que les militaires tombés ne soient morts pour rien. En outre, il mettait
en doute la bonne foi du Premier ministre lors des négociations :
1Cecil WOOLF & Jean MOORCROFT WILSON. Authors Take Sides on the Falklands. Londres :
Cecil Woolf, 1982, p 95
2BENN, Anthony, Ibid., p226
Opposition et pacifisme politiques
63
« I think one of the main motivations on her part was
domestic. I don’t believe there was any intention to negotiate
whatsoever1. »
Signalons, pour souligner la volonté de la rédaction de permettre une
véritable tolérance en matière d’expression, que quelques jours après la fin du
conflit des Malouines, le Times publia un article de fond (« feature article ») de
Peter Taaffe, intitulé « Why Labour should keep its Militants »2. Peter Taaffe
était le rédacteur-en-chef du journal de la gauche trotskiste « entriste »
Militant. On peut difficilement imaginer un meilleur exemple de l’ouverture
du Times. L’article contenait tous les éléments caractéristiques du discours de
l’extrême gauche. M. Taaffe craignait le retour des chasses aux sorcières des
années 1950, qui avait été dirigées contre la gauche, derrière Aneurin Bevan.
Aucune zèle comparable n’était déployée pour rechercher d’éventuels
noyautages du parti travailliste par la CIA, selon lui. Pourtant, Denis Healey,
entre autres, avait été proche de groupes qui recevaient des subventions de la
CIA, coupable, comme le rappelait Peter Taaffe, de l’invasion de la Baie des
Cochons à Cuba. L’extrait suivant est celui qui se rapproche le plus du ton
que l’on associe le plus couramment à la presse contestataire de la gauche
« dure ». La droite, dit M. Taaffe, prétendait que Militant représentait un
handicap électoral pour le parti travailliste :
« What is this but a crude attempt to find a scapegoat for the
right-wing’s own failures, whether in the last Labour government,
when they began the cuts and monetarist policies extended by the
Toires, or in recent election campaigns, when they have utterly
failed to campaign on the Party’s radical policies? Instead of
energetically fighting the SDP, right-wing Labour MPs, who in
reality share the SDP’s pro-capitalist policies, have treacherously
advocated a Labour-SDP coalition after the next general election. »
Une présentation partiale de l’opposition à la guerre ?
Peu avant le conflit, le Glasgow University Media Group publia un ouvrage
commentant la façon dont les actions syndicales, d’une part, et les campagnes
menées par l’aile gauche du parti travailliste, d’autre part, étaient rapportées
dans les médias (surtout à la télévision)3. Les auteurs observaient que les
1
Le Times, 15 juin 1982, p. 3
Le Times, 23 juin 1982, p. 10
3 GLASGOW UNIVERSITY MEDIA GROUP. Really Bad News. Londres : Writers and readers,
1982
2
Opposition et pacifisme politiques
64
syndicats, comme la gauche travailliste, étaient presque toujours présentés
comme des fauteurs de trouble.
Analysant la couverture des grèves qui eurent lieu à British Leyland en
1979, les auteurs décelaient une tendance, de la part des médias, à représenter
les luttes sociales en termes de conflits opposant, d’un côté, des citoyens
responsables, de l’autre, une minorité irresponsable décidée à semer la
perturbation1. De la même façon, lorsque la télévision couvrait les débats au
sein du parti travailliste à propos des relations entre le parti parlementaire, les
syndicats et les militants dans les circonscriptions, ces thèmes étaient
présentés du point de vue de la droite travailliste. Pour les médias, la gauche
pratiquait une forme d’intimidation ou de terrorisme intellectuel2.
L’une des conséquences de cette présentation fut que les activités de la
gauche étaient interprétées comme constituant une menace, alors que les
activités de la droite étaient décrites comme des appels à la raison. Les rares
articles dans le Times rapportant les opinions de la gauche travailliste au cours
de la guerre des Malouines confirmèrent cette tendance.
A titre d’exemple, voici les titres de deux courts articles publiés le 27
mai : « Orme tells Labour left to ‘shut up’ » et « Executive backs Foot against
Benn »3. Dans ces deux cas, la position de la gauche est rapportée du point de
vue de la majorité travailliste, et sous l’angle de la mise en échec de Benn.
Quelques jours plus tôt, la division interne avait été présentée en termes très
forts :
« The full venom of Labour’s internal rift over the Falklands
last night erupted at a meeting of the Parliamentary Labour Party
over hard left domination to push the Commons into a vote. The
Shadow Cabinet decided on Wednesday that in such an
eventuality, Mr Michael Foot, the party leader, would recommend
that Labour MPs should abstain. Last night’s regular meeting of the
Parliamentary Party became so bitter at one point that the row
spilled over into a Commons committee corridor with Mr John
Evans, the leader’s parliamentary aide, in hot pursuit with Dame
Judith Hart. »
Lorsque le Times présenta les déclarations diverses qui accueillaient la
nouvelle de la victoire, celle de M. Benn fut juxtaposée à celle de son
1
Ibid., p. 40
Ibid., p. 73 et 80
3 Le Times, 27 mai 1982, p. 3
2
Opposition et pacifisme politiques
65
adversaire de l’élection au poste de deputy leader, M. Denis Healey, renforçant
ainsi le thème de la division au sein du parti.
Le parti travailliste ne fut pas pour autant le seul dont les divergences
d’opinion furent rapportées dans le Times. Ce fut notamment le cas lorsque
M. Pym devint l’objet de critiques de la part des conservateurs qui craignaient
qu’il ne tente d’imposer une solution diplomatique inacceptable. Le titre de
l’article qui rendit compte de cette situation était éloquent : « Colleagues vilify
Pym as split with Thatcher widens »1.
Une manifestation pour la paix en Argentine rapportée dans le
Times
Des manifestations pour la paix furent également organisées en
Argentine, quoique les articles de l’envoyé du Times à Buenos Aires laissât
entendre que la participation avait été assez dérisoire. Christopher Thomas
décrit un rassemblement qui eut lieu à Buenos Aires le 9 mai, fête nationale
du patriotisme en Argentine. Le ton était, comme à l’habitude, plutôt
spirituel. Voici la description de ce rassemblement donnée par le Times :
« A few kindly people did, however, organise a peace rally
yesterday outside the presidential palace in the Plaza de Mayo, but
it was a flop. A small group shuffled around with flowers for a
while and went dejectedly home. … There was nothing antiArgentine or anti-British about the demonstration, which was
approved in advance by the authorities. ‘There has not been
enough compromise in advance on either side’, Miss Rees [one of
the demonstrators] said. ‘Too little has been done to try to find
peace.’
Alas, all but a few went about their business of Saturday
morning shopping, without stopping to inquire why a handful of
people were wasting their time with such silly sentiments. »
Il est intéressant de constater la manière dont un adjectif comme
« kindly » pouvait être utilisé de telle façon que sa signification en était
pervertie. Dans ce contexte, l’adjectif suggère que les manifestants, malgré
leurs bonnes intentions, avaient perdu le sens des réalités, et que par
conséquent leurs actes resteraient sans effet. Par ailleurs, lorsque le journaliste
précisait que leur manifestation avait été autorisée par le gouvernement, il
sous-entend qu’elle avait reçu, non seulement l’aval du gouvernement
argentin, mais son soutien. Peut-être même avait-elle été organisée par lui.
1
Article d’Anthony Bevins, le Times, 31 mai 1982, p. 1
Opposition et pacifisme politiques
66
Ce sous-entendu mérite quelques réflexions. Les manifestations à
Londres ou à Paris étaient également soumises à l’approbation préalable de la
police, ou d’une autre autorité municipale ou préfectorale. Il serait absurde
pour autant de considérer que le « régime » politique britannique ou français
pussent être comparés à celui de Buenos Aires. Ni Londres, ni Paris, ne
faisaient disparaître leurs dissidents. C’est le fait même que le journaliste ait
cru nécessaire de donner cette précision qui est intéressant, puisqu’il sousentendait ainsi que d’autres manifestations auraient vraisemblablement été
interdites. Un journal londonien ou parisien ne percevrait pas l’utilité d’une
telle précision ; ce n’est que si une manifestation est interdite que la question
de l’autorisation officielle se pose.
Par ailleurs, le fait qu’un journaliste ait utilisé un qualificatif axiologique
comme « silly » pour décrire les motifs de manifestants politiques provoque
un certain malaise. Il nous a semblé que l’expression d’un tel jugement de
valeur était déplacée dans un article informatif. Signalons, toutefois, que le
discours de M. Thomas n’était pas caractéristique du Times. Nous aurons
l’occasion, dans notre chapitre sur les articles informatifs, de revenir sur cet
aspect de la couverture du conflit dans le journal.
Conclusions : les idées et les manifestations pacifistes dans le
Times
Dame Judith Hart et M. Tony Benn ont reproché au Times d’avoir
négligé d’accorder au(x) mouvement(s) pacifiste(s) une publicité adéquate.
Dame Judith Hart précise qu’elle n’accusait pas le Times d’avoir déformé les
faits, mais plutôt de les avoir passées sous silence, ou, en tout cas, de ne pas
avoir suffisamment fait état de l’existence d’un courant de pensée opposé à
l’intervention militaire.
Il est extrêmement difficile de quantifier — et encore plus d’évaluer
qualitativement — l’intérêt que devrait susciter un fait ou une idée.
Néanmoins, si on peut penser que le Times aurait pu effectivement mettre
davantage en évidence certains éléments concernant les circonstances du
conflit (comme le fait que la Falkland Islands Company appartenait à la
société Coalite, et que le Foreign Office avait eu ses doutes quant à la justesse
des revendications territoriales britanniques concernant les Malouines), il est
difficile de suivre M. Benn quand il accuse la presse d’être devenue le porteparole des forces armées, de noyer les voix appelant à la paix, et par là de
Opposition et pacifisme politiques
67
mettre en péril la démocratie même. Ne seraient-ce pas Dame Judith Hart et
M. Benn qui évaluaient mal l’importance — en termes de soutien public — de
leurs propres idées ? On peut citer à titre d’exemple le cas de Tony Benn
brandissant une liasse de lettres devant les députés à la Chambre des
communes, lettres qui, disait-il, montraient que le peuple ne soutenait pas
l’action gouvernementale, alors que le lendemain les sondages d’opinion
indiquaient très nettement le contraire1. M. Benn n’a-t-il pas été en quelque
sorte victime de sa propre naïveté ? Ne s’est-il pas empressé de croire que le
peuple partageait son opposition à l’usage de la force ? Sa générosité sincère,
sa fougue démocratique et socialiste, ne l’ont-t-elles pas induit en erreur ?
N’a-t-il pas fait un amalgame entre presse populaire belliqueuse et presse de
qualité (et même presse populaire plus mesurée) ?
On ne pourra jamais apporter de réponses satisfaisantes à toutes ces
questions, tant les faits sont difficiles à établir. La presse agit sur l’opinion
publique, mais elle est aussi très fortement influencée par elle. Faut-il
condamner les médias pour avoir créé une ambiance propice à l’éclosion d’un
sentiment nationaliste, ou, au contraire, féliciter certains journaux pour avoir
su résister à la montée du nationalisme populaire et préserver un minimum
de distance critique ?
En tout cas, même si on peut ne pas partager la ligne du Times telle
qu’elle apparaît dans les éditoriaux, on ne peut accuser le journal d’avoir
caché l’existence d’idées contraires aux siennes. Il est faux de dire que le Times
a participé à une entreprise de propagande, et il est faux de dire qu’il a tu les
voix dissidentes. Ceux qui le prétendent ne font pas une distinction
suffisamment claire entre la propagande, d’une part, et la libre expression
d’une pensée éditoriale, de l’autre. Face au reportage des événements en
fonction de leur importance et de leur intérêt pour les lecteurs, ils accusent les
1 Robert WORCESTER, directeur de l’institut de sondage MORI, décrit ainsi cet épisode :
« On the second day of April President Galtieri of Argentina sent Argentinian troops into the
Falkland Islands and Mrs Thatcher of course sent the task force down and all of that. On the
Thursday in the House of Commons following the sending of the task force, Tony Benn, the
former Cabinet Minister, on the basis of receipt of several hundred letters, waved a handful of
letters and said, “ Public opinion is swinging massively against the war ”. The day after that,
on the Friday, we published a poll in the Economist that said 78% of the British public were in
favour of … approved of the sending of the task force to the Falklands. So I think that opinion
polls in that instance, as a tool of political communications, had a very important role to
enable politicians and the public to see what was truth, in terms of the measurement of the
attitudes of the British public, rather than the manipulation — even though it might well have
been well-intentioned — by a politician. » Transcription de l’enregistrement d’une
intervention lors d’une table ronde organisée par le CRECIB (Centre de Recherche et d’Études
en Civilisation Britannique) en septembre 1991 à Paris.
Opposition et pacifisme politiques
68
journalistes de cacher des faits qui ne cadrent pas avec le point de vue de leur
journal, alors qu’ils ne font qu’appliquer une autre échelle de valeurs. La plus
grande manifestation pacifiste, qui a mobilisé entre 115 000 et 230 000
personnes, selon les estimations, a été reléguée à la dernière page par la
nouvelle de l’invasion du Sud Liban par les Israéliens, campagne au cours de
laquelle des milliers de Libanais devaient perdre la vie. Cette manifestation
s’inscrivait dans une tendance de longue durée, celle de la croissance d’une
opposition au maintien d’une force de frappe nucléaire. Elle n’était pas
principalement dirigée contre le conflit aux Malouines. La décision de donner
la une à l’invasion du Liban, avec la crainte d’une nouvelle guerre au Moyen
Orient1, et non pas à la manifestation pour la paix à Londres, est difficilement
critiquable. Une lecture soignée du Times permet d’affirmer que les
informations sont là, et que les sources sont précisées. Par ailleurs, les
commentaires et opinions sont clairement identifiés comme tels.
Certes, les critiques de Dame Judith et de M. Benn furent dirigées
principalement contre une presse populaire qui, pour la plupart, adopta un
ton « va-t-en-guerre » assez saisissant, mais leurs propos auraient gagné en
crédibilité s’ils avaient mieux fait la part des choses entre les différents médias
en présence.
1 Ce sont les termes utilisés dans l’article en question par le correspondant du Times à
Beyrouth, le journaliste de guerre très expérimenté, Robert Fisk.
Chapitre IV
Le Times a-t-il subi la
fascination des armes ?
Le bi-hebdomadaire satirique Private Eye comporte, depuis des années,
une rubrique appelée « Pseud’s Corner »1, qui regroupe des textes
sélectionnés et envoyés par les lecteurs en raison de leur caractère prétentieux.
Le 21 mai, la vedette de la rubrique est allée à un texte de Gareth Parry,
correspondant du Guardian à bord de l’Invincible, texte dans lequel il décrivait
le vol gracieux des missiles dont était équipé son navire :
« The twin Sea Dart missiles are automatically unsheathed
and loaded on to their launcher in seconds. They move with a
balletic grace which might have been choreographed especially for
them. The tall, slim white painted killers train skywards, swoop to
the port side and then to starboard with only a momentary
pause2. »
Ces quelques lignes traduisaient la fascination que ressentait l’auteur
face à la beauté et à la sophistication impressionnante des armes modernes.
On peut trouver, comme le lecteur de Private Eye qui proposait ce texte, que le
style souffrait d’une certaine emphase. On peut constater que cette rubrique
ne reprit aucun texte du Times pendant la guerre des Malouines, ce qui semble
1 « Pseud » est une expression péjorative signifiant une personne qui essaie, de façon
prétentieuse, de briller par sa culture, son savoir etc.
2 Private Eye, 21 mai 1982, p. 6
La fascination des armes
70
laisser entendre que les articles qui y paraissaient n’atteignaient pas le même
niveau de lyrisme que celui de M. Parry. Néanmoins, si le style des articles du
Times n’était pas tout à fait le même que celui du Guardian dans l’extrait (assez
peu représentatif, d’ailleurs) que nous avons reproduit, ils n’en partageaient
pas moins cette grande fascination pour la nouvelle technologie militaire.
La guerre des Malouines fut la première guerre dans laquelle on utilisa à
une grande échelle les missiles modernes. Ce fut également la première fois
depuis la Deuxième Guerre mondiale que deux forces navales importantes
s’opposèrent. L’image des navires de guerre quittant le port naval de
Portsmouth éveilla irrésistiblement le souvenir d’autres départs dans le passé,
à cette différence près que l’appréhension n’était pas la même que quarante
ans auparavant. Il y avait une certaine inquiétude, mais malgré l’inévitable
anxiété des familles et des amis des militaires, l’ambiance générale était à
l’euphorie.
La situation était nouvelle, voire totalement inattendue, et la nouveauté
est toujours la bienvenue pour un journaliste. Il devenait subitement possible
de décrire les armes de guerre à un large public, et non plus simplement à un
petit lectorat de spécialistes.
Par ailleurs, de l’avis général, la simple menace d’utiliser ces armes allait
suffire à faire renoncer la Junte, comme l’indiquait cette citation du Financial
Times faite dans le Times :
« the main aim of the British task force is simply to lend
credibility to the immense diplomatic pressure which will be led by
the United States1. »
Par conséquent, il semblait peu probable que ces armes soient réellement
utilisées pour tuer, et les journalistes en semblaient d’autant moins gênés
pour les décrire, parfois assez longuement.
Le départ des porte-avions
La Presse abordait ainsi avec une relative sérénité le spectacle du départ
des porte-avions Hermes et Invincible, accompagnés des frégates et autres
navires de guerre qui devaient les escorter. La foule agita des drapeaux, et,
dit-on, une jeune femme exprima son émotion en soulevant son chemisier
1
Le Times 6 avril 1982, p. 26
La fascination des armes
71
pour offrir aux marins des navires le spectacle de ses seins nus. Malgré cette
diversion, les journalistes portèrent toute leur attention sur le spectacle
militaire. Le lundi 5 avril, le correspondant militaire du Times Henry Stanhope
décrivait l’activité débordante du port de Portsmouth où l’on s’affairait à
charger les hommes et les équipements à bord des navires :
« […] Sea King helicopters crouched like insects on the wide
flight decks of Hermes. Eight Sea Harriers screamed on to the
19,500-ton Invincible in the morning from their Yeovilton
headquarters and a similar number on to Hermes. Red flags
fluttered on all ships to signal that ammunition was being
loaded1. »
Une grande photographie à la une montrait des avions Sea Harriers et
des hélicoptères Sea King sur le pont du Hermes. Le lendemain, la première
page montrait une photographie du navire en train de quitter le port, avec la
légende : « Destination, the South Atlantic. Britain’s biggest warship, HMS
Hermes (28,700 tons) moves majestically out of Portsmouth. »2 On peut
signaler l’utilisation du mot majestically qui n’est pas un adjectif objectif au
même titre, par exemple, que 19,500-ton. Il s’agit d’un terme axiologique affectif,
pour reprendre la terminologie de C. Kerbrat-Orecchioni3, c’est-à-dire non
seulement un terme qui porte un jugement sur la chose concernée (ici un
jugement nettement mélioratif) mais qui, en plus, indique une réaction
émotionnelle de la part de l’énonciateur.
John Witherow, le correspondent du Times à bord de l’Invincible décrivit
ainsi le départ du deuxième porte-avions britannique :
« Three Harrier vertical take-off fighters, armed with
Sidewinder missiles, stood on deck. At the stern were four Sea
King helicopters, their rotor blades strapped back. The motto for
the helicopter 820 Ringbolt squadron, in which Prince Andrew is a
sub-lieutenant pilot, is ‘Shield and Avenge’. Their job will be to
seek out and destroy Argentine submarines if the decision is taken
to recapture the islands by force.
Eventually the great ship cruised away from the small chaseboats crowded with cameramen, past the old sea forts and the
salvage work on Henry VIII’s flagship Mary Rose4. »
1
Henry STANHOPE, le Times April 5, p. 1
Le Times 6 avril 1982, p. 1
3 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI. L’énonciation: de la subjectivité dans le langage. Paris :
Armand Colin, 1980, p. 73.
4 John WITHEROW, Le Times 6 avril 1982, p. 1
2
La fascination des armes
72
Nous avons déjà commenté les évocations de la tradition navale très
ancienne de la Grande-Bretagne dans le discours du Times. Cette allusion, qui
peut paraître tout simplement dictée par les besoins de la description
géographique, n’était certainement pas fortuite. Elle donnait à l’événement sa
dimension historique, le plaçant ainsi dans le contexte glorieux de l’histoire
de la Marine Royale. Dans cet esprit, les avions de chasse, les missiles
Sidewinder, et les hélicoptères, avec leur devise un peu médiévale de
« protéger et venger », étaient les dignes successeurs des navires et canons qui
avaient joué un rôle si important dans l’histoire de la Grande-Bretagne.
La compétence des hommes — la qualité de l’équipement
Une fois en mer, les préparatifs de guerre commencèrent
immédiatement. A bord de l’Invincible, John Witherow décrivit l’entraînement
des pilotes des avions à décollage vertical, les Harrier. Il indiqua que les
hommes étaient très fiers de leurs machines, et n’entretenaient guère de doute
sur leur supériorité. Il cita l’un des pilotes à ce sujet :
« He said they had trained against a United States ‘aggressor’
squadron flying F5s in Britain and Sardinia and had ‘wiped the
table’1. »
D’autres articles présentaient les diverses options disponibles et les
illustraient avec des photographies de Marines en manœuvres et des
graphiques comparant les forces britanniques et argentines.
L’impression d’ensemble était celle d’une nette supériorité britannique
en termes d’équipement et d’entraînement. Les articles de Witherow mirent
l’accent sur l’efficacité, décrivant la façon dont on préparait les hommes et les
navires pour leur rôle guerrier. Les vêtements de protection contre l’incendie
et les explosions avaient été distribués, et tous les éléments de confort qui
pouvaient gêner la poursuite des combats supprimés. Cette image d’efficacité
et de professionnalisme fut renforcée dans un autre article décrivant les
techniques utilisées par la Marine Britannique pour effectuer le ravitaillement
en mer. La haute compétence des marins britanniques était soulignée :
« [British skill at refuelling at sea] at high speed, while zigzagging and in the dark, has been the envy of other navies,
including those of the superpowers, for many years. [ It ] does not
1
John WITHEROW, Le Times 7 avril 1982, p. 4
La fascination des armes
73
in fact involve any great mechanical or technological magic, just
first-class seamanship1. »
Par coïncidence, l’accent mis sur la compétence supérieure des marins
de la Royal Navy fut rappelé deux jours plus tard dans un article
commémorant une bataille navale qui avait eu lieu 200 ans plus tôt. Il
s’agissait d’une bataille décisive remportée par l’amiral Lord Rodney contre la
flotte française des Antilles grâce à une stratégie insolite mais efficace.2 Ce
compte rendu historique permettait encore une fois de situer l’actualité navale
dans une longue tradition d’excellence maritime.
La qualité de l’équipement moderne de la force navale d’intervention
britannique continua d’être l’un des thèmes favoris de l’envoyé spécial du
Times, et la confiance dans la qualité du dispositif britannique, qu’il semble
avoir partagée avec l’équipage, a permis un grand optimisme :
« Harrier jets rocketed targets off HMS Invincible today […].
It was the first time the Harriers have used the two inch rockets at
sea and the tests proved so successful that a target towed 300 yards
behind the ship was blown out of the water. The jets screamed low
over the ship, circled and then came into attack firing anything
between one and nine rockets. Most were very close to the target.
‘If I was an Argentinian I’d be on my bike3 cycling west’
Commander Francis Milner, in charge of air operations, said4 . »
Il n’y eut pas d’autres photographies des navires de la force navale
d’intervention avant le 19 avril, date à laquelle, en première page du Times,
figurait un cliché montrant quatre navires de guerre, sur une mer calme et
sous un ciel paisible de fin de journée. Le texte de la légende soulignait cette
impression de calme : « Plain sailing: The British task force heads for the
Falklands across a tranquil evening sea »5. Les préparatifs mouvementés des
premiers jours semblaient avoir cédé la place à une confiance sereine : une
« Force Tranquille ».
1
John CHARTRES, Le Times 8 avril 1982, p. 5
Le Times 10 avril 1982
3 Il s’agit sans doute d’une allusion à l’expression célèbre de M. Norman TEBBIT qui enjoignit
aux chômeurs de prendre leur vélo (“get on their bikes”) pour aller chercher du travail. C’est
un exemple intéressant de la manière dont le lexique de la politique pouvait pénétrer le
discours militaire. Dans de nombreux cas, c’est dans l’autre sens que cela se passait, le
vocabulaire militaire étant adapté à la vie civile. On notera le cas d’une vieille dame qui
refusait un ordre d’expropriation déclarant une « zone d’exclusion totale » autour de sa
propriété (le Times, 10 mai 1982, p. 3)
4 John WITHEROW, le Times, 10 avril 1982, p. 22
5 Le Times 19 avril p. 1
2
La fascination des armes
74
L’équipement des Argentins
Les armements modernes dont disposaient les Argentins furent évoqués
le 21 avril lorsque Henry Stanhope, le correspondant militaire du Times, fit
allusion aux missiles guidés Sea Dart qu’avait vendus la Grande-Bretagne à
l’Argentine peu avant le début de la crise. L’article décrivait longuement les
performances de ces projectiles :
« Travelling at twice the speed of sound, Sea Dart is guided
by radar to its target aircraft […]. But it can also be directed to
plunge down from a great height on to other ships, powered by its
ramjet engine to hit the deck or superstructure with disabling
force1. »
M. Stanhope estimait que les Argentins n’avaient pas disposé d’un
temps suffisant pour bien maîtriser ce missile, et il pensait que ce facteur en
réduirait l’efficacité. Il comparait Sea Dart au missile français Exocet qui
équipait sept navires argentins.2 L’Exocet, écrivait-il, avec une prescience assez
remarquable, était plus lent, mais restait très dangereux :
« Sea Dart might make a warship hors de combat; but Exocet —
if it escapes the Sea Wolf anti-missile missiles on the task force’s
Type 22 frigates — could actually sink it3. »
L’article était illustré par une photographie d’un missile Sea Dart. Des
informations techniques concernant l’armement de la marine furent même
rapportées à la première page, lorsqu’on annonça que la flotte devait recevoir
un nouveau type de torpille, le Sting Ray, et que les Harriers de la RAF qui
accompagnaient la marine devaient également recevoir des missiles air-air
Sidewinder.
La spéculation quant à la possible annonce d’une zone d’exclusion
aérienne entraîna de nouvelles descriptions des armes de la Task Force, et,
dans le détail, de l’équipement de l’armée de l’air argentine, qui n’avait
encore suscité que peu de commentaires, sans doute parce que la force navale
et ses avions de combat avaient été jusqu’alors hors de portée.4 On y revint
quelques jours plus tard, le 29 avril, lorsque la zone d’exclusion totale fut
1
Le Times, 21 avril, p. 6
Le monde ne savait pas encore que l’Argentine disposait de missiles Exocet aéroportés
opérationnels
3 Le Times 21 avril, p. 6
4 Le Times, 23 avril, p. 1
2
La fascination des armes
75
annoncée. Toujours à bord de l’Invincible, John Witherow fit une nouvelle fois
allusion au bruit assourdissant des avions Harrier passant au-dessus des
navires1.
L’humour était encore possible. En effet, le 26 avril, la première page du
numéro du Times montrait une photographie des cuisiniers militaires à bord
du Canberra, vêtus des uniformes blancs de leur métier, portant d’énormes
mitrailleuses.2 Dès le lendemain, cependant, ce type d’armes fut effectivement
utilisé lors de la reprise de l’île de la Géorgie du Sud. On ne donna que peu de
détails, et rien ne vint rappeler la fascination des armes modernes qu’on avait
pu entrevoir depuis le début de la crise. Sans doute cela s’explique-t-il par le
fait que les accrochages autour de la Géorgie du Sud avaient mis en jeu
surtout des armes classiques — bombardement naval ainsi que mitrailleuses
et lance-roquettes héliportés — et non pas les missiles ultra-sophistiqués,
comme les Exocet, Sidewinder et Sea Dart.
Vers la fin du mois d’avril, il y eut une baisse d’intérêt pour les
reportages militaires, sans doute parce que l’activité diplomatique battait son
plein. Le Times continua à montrer de temps à autre des photographies de
navires de guerre : une de l’Intrepid, navire de même classe que le Fearless,
l’autre, le 30 avril, du porte-avions l’Invincible, mais la première n’occupait
pas une place très prééminente, et la seconde illustrait un article consacré, non
pas directement au conflit en cours, mais au budget du ministère de la
Défense.
1 Il est intéressant de noter que les avions sont presque toujours almost décrits come
« screaming ». De même, les journalistes disaient à plusieurs reprises que les Marines allaient
« storm ashore" » (Le Times 6 avril, et ensuite « storming South Georgia », le Times, 7 avril
p. 5). Il semblerait que les correspondants de guerre sont au moins aussi vulnérables à l’attrait
des phrases toutes faites que leurs collègues dans d’autres circonstances.
2 Le Times, 26 avril 1982, p. 5
La fascination des armes
76
La description des armes dans le Times après le début des
hostilités
La reprise d’une activité militaire d’envergure, lorsque les marines et les
armées de l’air des deux belligérants commencèrent les combats au tout début
du mois de mai, fut accompagnée d’un regain d’intérêt pour les armes de
guerre, même si la diplomatie restait le principal sujet à la une. Le ton n’était
plus tout à fait le même, comme on peut s’en rendre compte à la lecture de
cette dépêche envoyée par John Witherow :
« The first wave of Invincible’s Harriers took off with a
tremendous roar shortly before dawn, and wheeled away towards
Port Stanley, many miles away, to provide air cover for Harriers
bombing the airfield. […] Argentine fighters kept screaming in,
loosing off missiles, then evading missiles1. »
La première page, ainsi que la page 2, rapportaient les exploits du pilote
qui avait abattu un Mirage argentin. Le lieutenant Penfold dit aux
journalistes, « I locked a Sidewinder missile into his jet wake and, after three
or four seconds, the missile hit. There was an enormous explosion and I felt
quite sick »2. Il rapporta à John Witherow : « I saw my missile hit the back of
the enemy aircraft and it exploded just as advertised. The rear of the plane
was engulfed in flames […] »3 La page 2 montrait des photographies d’un
avion bombardier Vulcan (« a training picture of a Vulcan dropping its load of
bombs with devastating effect »), d’un Mirage argentin, ainsi que d’un avion
bombardier argentin Canberra B2. En vis-à-vis, à la page 3, le Times publia un
diagramme présentant l’équilibre des forces dans l’Atlantique Sud4.
On s’interrogeait également sur les risques que couraient les avions
britanniques. Étaient-ils aussi vulnérables aux missiles air-air que les avions
argentins ? Un article du même jour suggérait que les Harriers étaient bien
plus difficiles à abattre de cette façon:
« With the exception of the Russian Yakovlev Yak 36MP, it is
the only high-speed aircraft in the world which can […] ‘viff’
(vector in forward flight) - that is ‘stop’ in mid-air and swerve
acutely sideways, all of which makes it a frustrating target for heatseeking missiles5. »
1
John WITHEROW, le Times, 3 mai, 1982 p. 1
Le Times, 3 mai 1982, p. 1
3 Le Times, 3 mai 1982, p. 2
4 « Balance of Power in the South Atlantic »
5 Le Times, 3 mai, 1982, p. 3
2
La fascination des armes
77
La première place à la une fut ensuite prise brièvement par le torpillage
du croiseur argentin General Belgrano. Le correspondant du Times spécialisé
dans les questions de Défense, Henry Stanhope, y décrivit les torpilles
Tigerfish Mark 24 qui, croyait-il, avaient été utilisées par le sous-marin
Conqueror lors de cette attaque. On apprit par la suite que le capitaine du sousmarin leur avait finalement préféré de vieilles torpilles plus fiables1.
La destruction du Sheffield commentée et expliquée dans le
Times
Le 5 mai, on apprit la nouvelle du triomphe de la technologie des
missiles modernes avec l’attaque contre le HMS Sheffield. Après cette date, la
fascination pour les armes modernes dont avait témoigné le texte de Gareth
Parry fit place à un sentiment de respect devant leur immense pouvoir
destructeur, menace qui n’avait pas été suffisamment appréciée des médias et
du public auparavant. L’amiral Lewin raconte qu’il a appris la perte du
Sheffield avec une sorte de soulagement, parce que, dit-il, cet incident
soulignait le danger très réel auquel les navires de la force d’intervention
étaient confrontés2.
Le Times, comme ses confrères, se chargea d’expliquer à son lectorat la
technique utilisée par les Argentins pour atteindre les navires britanniques.
D’autres articles expliquaient les choix techniques qu’avaient faits les
architectes de la Royal Navy, notamment en ce qui concerne les matériaux
utilisés pour la construction des superstructures. On s’interrogea sur le bienfondé de l’utilisation de l’aluminium. En effet, l’utilisation d’alliages
d’aluminium permettait d’envisager un compromis entre le poids et la
robustesse. En revanche, elle augmentait le risque d’incendie. Or, on constata
que le Sheffield avait continué à brûler longtemps après l’attaque, et que c’était
bien ces incendies qui avaient mis le navire hors d’état de fonctionner.
La fin du lyrisme ?
Le lyrisme que nous avons évoqué au début de ce chapitre semblait
s’être évanoui. Lorsque les articles des correspondants de guerre se
permettaient encore une pointe de lyrisme, comme ce fut le cas lorsqu’ils
décrivaient l’éclairage donné par les balles traçantes qui montaient « avec
1
2
Le Times, 4 mai, 1982, p. 2
Cité in Denys BLAKEWAY. The Falklands War. Londres : Sidgwick & Jackson, 1992, p. 105
La fascination des armes
78
paresse » vers leurs cibles, ou encore lorsqu’il rendaient compte des
bombardements, ils adoptaient un ton beaucoup plus sombre.
Il y avait peut-être une raison particulière à cela : à partir de cette étape
du conflit, les correspondants eux-mêmes furent menacés directement et
personnellement par les armes qu’ils décrivaient. Ils pouvaient alors
considérer les armes britanniques, non plus comme des exemples fascinants
d’armes hautement technologiques, mais plutôt, et tout simplement, comme
des moyens de défense dont pouvait dépendre leur propre vie. Les
correspondants étaient logés à la même enseigne, littéralement sur le même
bateau, que les militaires de la force d’intervention, notamment lorsqu’ils se
trouvaient dans la baie de San Carlos Water et connaissaient la peur des
attaques aériennes au même titre que les marins. Il est sans doute difficile,
dans ces circonstances, de décrire les armes avec le même détachement que
lorsqu’on écrit un article sur les nouveautés montrées aux meeting aériens de
Farnborough ou du Bourget.
Certains correspondants devaient vivre des expériences comparables à
terre, notamment au cours des combats autour de Goose Green. Il est possible
qu’ils aient parfois exagéré les risques personnels auxquels ils furent exposés.
Le lieutenant Tinker, dans le recueil posthume de lettres et de notes de son
agenda que publia son père après le conflit, fit des remarques assez cinglantes
à ce sujet. Cependant, certains journalistes furent réellement en danger, et
certains des comptes rendus qu’ils firent de leurs expériences et de la façon
dont ils avaient à plusieurs reprises frôlé la mort, étaient sans doute
véridiques. On pense en particulier à Robert Fox de la BBC, qui accompagna
les soldats lors de la bataille de Goose Green. Il n’y a rien d’étonnant donc à ce
que les descriptions aient été parsemées de mots comme « deadly », et
« lethal ».
On retrouve parfois un ton lyrique, à la fois émerveillé et effrayé, dans
les dépêches écrites lors des batailles livrées sur les hauteurs menant vers Port
Stanley, qui eurent lieu presque exclusivement la nuit. Il y était question de
balles traçantes partant dans l’obscurité comme des serpents, et d’explosions
de l’artillerie figeant sur la rétine des images fugaces et terrifiantes, mais
l’impression de beauté était, dès lors, tempérée par la perception du pouvoir
de destruction effroyable de ces armes.
La fascination des armes
79
L’heure des combats vit également des articles rapportant la découverte
de stocks de napalm dans les dépôts de munitions argentins, et, dans le
Guardian, des articles réagissant contre l’utilisation par les Britanniques de
bombes à fragmentation (cluster bombs). Ces armes n’avaient rien de la beauté
d’un missile en vol, ni ne témoignaient d’une technologie avancée dont on
pouvait être fier. On peut d’ailleurs souligner que le Times n’exprimait pas la
même gêne que son confrère le Guardian devant l’utilisation de ces armes si
peu « fair-play ».
Conclusion
Le Times ne rechignait pas à décrire les armes de guerre, ni à en publier
des photographies. Cependant, il les présentait plutôt à titre d’information.
Seules quelques références stéréotypées dans les articles des correspondants
de guerre témoignaient d’une fascination comme celle que M. Parry avait
subie. Encore faudrait-il préciser que c’était surtout les avions de guerre qui
les fascinaient. Les expressions toutes faites abondaient dans les descriptions
qu’ils en faisaient : les avions vrombissaient et virevoltaient dans le ciel, les
missiles étaient meurtriers.
En dehors des dépêches des correspondants de guerre, il n’y eut rien
dans le Times qui permettait de penser qu’il était particulièrement fasciné par
les armes. Il expliquait leur fonctionnement, surtout lorsque cette explication
permettait de mieux comprendre les événements, comme ce fut le cas, par
exemple, après le choc de l’attaque Exocet qui endommagea le Sheffield.
Toutefois, si des photographies de bâtiments de la force navale d’intervention
furent souvent montrées dans le Times, ce fut davantage pour symboliser la
puissance navale, et la détermination de s’en servir s’il le fallait, que pour
exalter les armes en tant que telles.
Chapitre V
Images des pays acteurs :
Argentine, États-Unis,
Royaume-Uni
Images de l’Argentine
La distinction entre le peuple argentin et la Junte
Dès le début du conflit, l’éditorialiste du Times prit soin de préciser que
l’hostilité britannique envers la Junte ne se dirigeait pas contre le peuple
argentin. Il écrivait : « It should be made clear … that we have no quarrel with
the good people of Argentina »1. Cette expression ne doit sans doute pas être
interprétée de façon restrictive, laissant entendre que la Grande-Bretagne était
brouillée avec les mauvaises gens de l’Argentine ; au contraire, elle s’applique
vraisemblablement au peuple argentin entier. Il s’agissait plutôt d’un
qualificatif paternaliste, qui établissait un contraste entre les bonnes gens
ordinaires d’un côté, et la Junte de l’autre. C’est un point de vue que
l’éditorialiste rappela à plusieurs reprises, ce qu’il reconnut explicitement
dans un éditorial écrit à la mi-mai :
1«
We are all Falklanders Now », The Times, 5 avril 1982, p. 9
Images des pays acteurs
81
« We have many times said that we have no quarrel with the
Argentine people, and that we are limiting our actions against
them to what is strictly necessary for the recovery of the Falkland
Islands1. »
Le 3 juin 1982, dans un éditorial intitulé « A Test of Generalship », il
reprit les mêmes termes pour souligner la distinction qu’il convenait de faire
entre le peuple et l’action inacceptable de ses dirigeants :
« There is no quarrel with the people of Argentina, only with
the decision of their leaders to attack our people2. »
La Junte qui gouvernait le pays — ce triumvirat représentatif des trois
armes — fut systématiquement qualifiée de dictatoriale et tyrannique. C’est
un point de vue que l’éditorialiste supposait partagé par ses lecteurs.
L’éditorialiste précisa qu’il était particulièrement important, de
distinguer entre la Junte et les Argentins en général, mais que c’était difficile,
dans la mesure où le peuple avait apparemment manifesté son approbation,
sous forme de manifestations populaires de soutien à l’invasion des îles
Malouines :
« There has been dancing in the streets. Poor Argentina, it has
little enough to dance about today. It is more particularly
important to make a distinction between the Junta and the people
of Argentina in view of the scenes of celebration there which
greeted the news of invasion3. »
Ce distinguo pourrait, à première vue, sembler quelque peu
contradictoire. Après tout, si le peuple donnait son soutien enthousiaste à
l’initiative militaire de la Junte, pourquoi donc fallait-il le disculper, et
maintenir à tout prix cette distinction ? L’éditorialiste soutint
systématiquement, et tout au long du conflit, qu’il était tout à fait naturel que
le peuple argentin accueille l’invasion des Malouines, puisqu’elle représentait
une des rares bonnes nouvelles dont il pouvait se réjouir dans une situation
par ailleurs assez désespérante, dont la Junte devait assumer la principale
responsabilité. L’Argentine, laissait entendre l’éditorialiste, était un pays
digne de pitié — car là est certainement le sens de l’épithète affectif « poor »
dans « poor Argentina … ». Il signalait que la Junte le savait très bien, et
1«
A Sense of Proportion », 18 mai 1982, p. 15
A Test of Generalship », 3 juin 1982, p. 13
3« We are all Falklanders Now », 5 avril 1982, p. 9
2«
Images des pays acteurs
82
suggéra que toute l’affaire avait été « montée » par elle pour détourner
l’attention du peuple de ses échecs et faire oublier sa cote de popularité
catastrophique dans le domaine des affaires intérieures. Il estimait que le
soutien enthousiaste du peuple devait être interprété à la lumière de cette
situation, et que, par conséquent, il était difficile de l’en blâmer.
C’était passer quelque peu sous silence le fait que l’attachement affectif
du peuple argentin pour les îles Malouines était très fort. A titre d’exemple, le
Times précisait que les enfants apprenaient dans les écoles argentines que la
Grande-Bretagne avait illégalement saisi les îles par la force en 1832, et que,
depuis lors, l’état argentin avait été privé d’un territoire qui lui appartenait.
Leurs maîtres affirmaient que les Malouines étaient géographiquement liées à
l’Argentine par un prolongement du plateau continental. On rapportait même
dans le Times Diary que, selon les livres argentins de socio-linguistique, la
langue parlée aux Malouines était un dialecte de l’espagnol argentin du
littoral. On comprend mieux, à la lumière de cette information, l’expérience
troublante d’un soldat argentin lorsqu’il débarqua à Port Stanley peu après
l’invasion :
« The first thing that struck me when we arrived at Puerto
Argentino was how English it all looked. There was nothing
Argentine there. I can remember picking up a box of nails which
had ‘Made in England’ on them. So then you start thinking where
am I? What is this? They didn’t even speak Spanish. They were
afraid of us. They didn’t like us. But it turned out that the people
who we were supposedly there to defend, namely the Islanders,
weren’t really our people at all […]1. »
Cette perception du puissant sentiment d’injustice que ressentaient les
Argentins devant l’occupation britannique des îles Malouines n’était que très
rarement évoquée dans le Times2. L’idée qui fut mise en avant pour expliquer
l’action argentine était que la Junte l’avait ordonnée pour gagner le soutien du
peuple, un peu à la manière des circenses de l’histoire de Rome, ou des guerres
planifiées du 1984 de George Orwell.
1 Horacio BENITEZ in BILTON & KOSMINSKY (eds). Speaking Out—Untold Stories from the
Falklands War. Londres : André Deutsch, 1989, p. 184
2 Notons cependant dans « A Moral for Mr Haig »: « There is the historic right of Britain,
under international law, to her presence in the Falklands ; it is set against the historic
Argentine claim, never tested in law, but emotionally strong. »
Images des pays acteurs
83
Images de la Junte
a) Desaparecidos, « sale guerre » et Astiz
La Junte elle-même fut présentée comme un régime fasciste
particulièrement déplaisant, qui n’accordait que très peu de liberté aux gens
sur lesquels elle exerçait son pouvoir dictatorial, allant même jusqu’à enlever
et tuer (en Argentine on disait « faire disparaître ») tous ceux qui osaient s’y
opposer :
« The people of Argentina are again today on their knees
under the rifle butts of a military tyranny which has introduced a
sinister new idiom to their language—’the disappeared ones’1. »
Le thème des desaparecidos fut assez régulièrement soulevé pendant les
premiers jours du conflit, c’est-à-dire au cours de ce qu’on pourrait appeler la
phase pédagogique dans les médias.
Ce côté sinistre de la Junte devait revenir sur le devant de la scène
lorsque Alfredo Astiz2, connu sous le surnom de « l’Ange de la Mort » à cause
du contraste entre sa beauté physique et sa participation cruelle à la « sale
guerre » des années 1970, fut fait prisonnier lors de la reprise de la Géorgie du
Sud. On pensait Astiz responsable de l’arrestation et de la disparition d’une
Suédoise de 17 ans en 1977, ainsi que de la torture et du meurtre de deux
religieuses françaises. Le gouvernement suédois demanda l’extradition
d’Astiz, mais le gouvernement britannique, invoquant la Convention de
Genève, appliqua à la lettre le règlement concernant le traitement des
prisonniers de guerre. Cette décision fut largement reprise et commentée dans
les médias.3 L’histoire de la « sale guerre » argentine, et en particulier la
réputation personnelle de tortionnaire et d’assassin du Marine argentin,
furent rappelées comme éléments d’information indispensables à une bonne
compréhension de cette « affaire Astiz ».
1«
We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
Astiz fut identifié par la presse parfois comme capitaine, parfois comme lieutenantcommander. Martin MIDDLEBROOK, dans son livre The Fight for the Malvinas, précise qu’il
était un teniente de navío, un rang hiérarchiquement inférieur à celui de capitaine ou lieutenantcommander, équivalent à celui de naval lieutenant dans la Royal Navy. MIDDLEBROOK. The
Fight for the Malvinas. Londres : Viking, 1989, p. 11
3 voir l’éditorial « Protecting Prisoners’ Rghts », 11 mai 1982, p. 13
2
Images des pays acteurs
84
b) Le caractère insaisissable de la Junte
On présenta également la Junte comme une instance sans réelle cohésion
ni véritable pouvoir affirmé, surtout lorsqu’il devint clair que certains
résultats de la négociation semblaient acceptables à la Junte, ou à certains
membres de la Junte, alors qu’il furent rejetés sans ménagement par d’autres.
Selon le Times, ces frictions internes affaiblissaient la Junte, et la
rendaient incapable d’agir de façon décisive. Par ailleurs, l’éditorialiste
estimait qu’elle était incapable de comprendre l’importance de la réaction
britannique et internationale à leur invasion. Il semble qu’elle fut réellement
surprise par la rapidité de la réaction britannique et par l’ampleur du soutien
accordé par l’Europe et les États-Unis :
« [One] difficulty is the nature of the Argentine junta, which
the Americans seem now to have discovered is riven with rivalries,
distrust, and other weaknesses. It is said to be an extremely fragile
group of men, lacking in confidence, shifting positions, abashed by
the scale of international opprobrium which its invasion has
incurred. Such men are dangerous.1 »
Une autre critique adressée par le Times à l’encontre de la Junte et du
peuple argentin tout entier était celle de son instabilité et de son immaturité.
Ce reproche fut évoqué notamment dans le contexte de l’histoire de querelles
frontalières impliquant l’Argentine :
« The Argentines have hardly ever stopped squabbling about
boundaries in their short history2. »
Le mot « squabble » évoque des disputes puériles ou enfantines, et la
suggestion implicite d’immaturité était renforcée par la référence à l’histoire
courte du pays. En faisant allusion à la jeunesse de l’état argentin,
l’éditorialiste invitait la comparaison avec la Grande-Bretagne, pays fier de sa
longue histoire et avec son sentiment profond de la tradition.
Lâcheté ?
Non seulement la Junte était immature et instable aux yeux du journal,
mais aussi d’une grande lâcheté :
1
« In Freedom's Cause », 15 avril 1982, p. 11
We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
2«
Images des pays acteurs
85
« It would be surprising if the Argentine leaders did not use
the Falklanders as hostages, sheltering behind them like any cheap
gangster grabbing the nearest body to shield him when caught in
the act of robbery1. »
Cette allégation extrême et insultante ne semble pas avoir été justifiée
par les faits. Il semble que, en règle générale, les forces argentines sur les îles
se soient comportées assez correctement, envers les forces armées
britanniques comme avec les Falklandais (à l’exception des quelques cas de
vol et de vandalisme commis par des soldats à la dérive dans des maisons
abandonnées). Il y avait, certes, des allégations de mauvais traitement de la
part des Argentins, concernant la façon dont certains officiers argentins
traitaient leurs hommes. Cependant, ils montraient qu’ils savaient respecter
les valeurs du courage et de dignité humaine en temps de guerre, donnant,
par exemple, au pilote britannique abattu au cours des premiers raids aériens
sur Goose Green, un enterrement militaire avec tous les honneurs habituels.
De même, les commandos argentins qui prirent Government House
déclarèrent aux Marines défaits qu’ils pouvaient être fiers de la façon dont ils
s’étaient comportés pendant les combats. Le sergent Lou Armour des Royal
Marines, relatant cet épisode, rapporta comment le commandement argentin
manifesta son sens de l’honneur :
« … They made us lie down. Suddenly you’re in their hands.
There were two APCs [armoured personnel carriers] of theirs hit;
they must have lost guys in them2. There were three casualties
lying in the garden of Government House. You think: What sort of
mood are they going to be in when their oppos [mates] are shot
up?
When we were actually lying down I felt a bit humiliated but
I also felt apprehensive about what was going to happen next. One
of the Argentine officers came along and actually struck one of the
guards and said that we shouldn’t lie down, that we should be
proud of what we’d done3. »
Plus tard dans le conflit, le courage dont faisaient preuve les pilotes
argentins lorsqu’ils attaquaient les navires de guerre britanniques fit une
1
Ibid.
2Apparemment
il se trompait à ce sujet, tout au moins si le livre de Martin Middlebrook est
exact, ce qui semble être le cas. Un seul Argentin, le Lieutenant-Commander Giachino, est mort,
dans le jardin de la Government House. Cependant, il semble que les Marines, ainsi que les
habitants qui virent l’attaque menée par ces derniers sur les véhicules blindés amphibies
argentins croyaient que cette attaque avait entraîné la mort de soldats argentins dans un des
véhicules. Martin MIDDLEBROOK. op. cit., p. 37
3 BILTON & KOSMINSKY (eds.). Speaking Out—Untold Stories from the Falklands War.
Londres : André Deutsch, 1989, p. 233
Images des pays acteurs
86
grande impression sur tous ceux qui en étaient témoins, et cette impression
fut rapportée dans le Times, ainsi que dans toute la presse, les dépêches qui
décrivaient l’audace des pilotes argentins ayant été partagées selon l’accord
du pool. Toute suggestion de lâcheté, comme celle à laquelle nous faisons
allusion, aurait paru alors invraisemblable. Certes, il s’agissait bien dans ce
cas des pilotes de l’armée de l’air et non pas de la Junte militaire, mais il
n’était plus possible d’accepter des idées préconçues quant au courage des
Argentins.
Un certain sentiment anti-latin dans le Times ?
Il est tentant de rappeler à ce sujet le mépris pour les peuples latins qui a
trop souvent marqué la mentalité britannique. Il suffit de penser à la façon
dont les actualités présentaient les « Eyties » pendant la Deuxième Guerre
mondiale, et la réputation de lâcheté dont les Italiens furent affublés à la suite
de leur rôle assez confus vers la fin de cette guerre. Cela se manifestait
notamment dans d’innombrables plaisanteries — sans doute passées de mode
maintenant, ou, ce qui est plus probable, recyclées pour s’attaquer à de
nouvelles cibles — qui prenaient pour thème d’humour cette prétendue
lâcheté.
Il est intéressant à ce sujet de mentionner une conversation rapportée
par le journaliste Hugo Young dans sa biographie politique de Margaret
Thatcher, One of Us. La question des origines ethniques fut soulevée au cours
de cette conversation, et l’un des participants à la discussion affirma que les
Argentins étaient un mélange, pour moitié de sang espagnol, et pour l’autre
moitié de sang italien. Si le sang espagnol dominait, dit-il, les Argentins se
battraient, mais si c’était le sang italien qui prenait le dessus, ils ne se
battraient pas.
Les allégations d’immaturité s’accompagnèrent parfois de la suggestion
que beaucoup des personnages historiques de l’Argentine avaient été des
gens assez peu recommandables, quoique ce thème fût limité au Times Diary,
et encore ne s’agit-il que de quelques brèves allusions. L’un de ces
personnages était le général Belgrano. On l’y décrivit comme l’une des figures
les plus présentables de l’histoire argentine, laissant ainsi entendre que
d’autres, beaucoup moins recommandables, avaient émaillé son passé. On
peut citer à ce sujet l’extrait d’un article du Times Diary du 6 avril qui présente
l’histoire d’une façon particulièrement négative :
Images des pays acteurs
87
« It is symptomatic of the Argentine’s criminal seizure of the
Falklands that they should have chosen to rename Port Stanley in
honour of a ruthless murderer who committed one of the beastliest
crimes the islands have ever known. Port Stanley is, for the present,
called Puerto Rivero. Rivero, now regarded as an Argentine folk
hero, was a gaucho who, with some of his fellows, murdered
Captain Matthew Brisbane, an Irishman who had been put in
charge of fishing from the Falklands in 1833. Rivero and his
friends had demanded to be paid in silver instead of paper money
and Brisbane, having refused, was callously slaughtered with two
of his colleagues1. »
« Bean-eaters » et « Argies »
L’un des articles envoyés par le correspondant du Times à bord de
l’Invincible, John Witherow, mentionnait le surnom de « bean-eaters »
(mangeurs de haricots) que l’on donnait apparemment aux Argentins. C’était
dans le cadre d’un article sur la prise de conscience, de la part des militaires
britanniques, de la valeur des pilotes argentins. En effet, ceux-ci venaient de
montrer, par les raids qu’ils avaient menés contre les bâtiments de la Royal
Navy, que les Britanniques avaient sous-estimé leur courage et leur
compétence, et que, par conséquent, le surnom était injustifié. Aucune
explication ne fut donnée quant à l’origine de ce surnom. Les Argentins ne
sont pas le seul peuple américain à se nourrir de haricots. Par ailleurs,
M. Witherow n’expliqua pas en quoi la consommation de haricots pouvait
affecter la compétence et le courage des pilotes.
Le surnom le plus connu et le plus répandu des Argentins était
certainement celui de « Argies ». Il ne semble pas que ce surnom ait été
beaucoup utilisé avant 1982, en dehors des îles Malouines ou de la
communauté anglo-argentine à Buenos Aires. En tout cas, ce surnom fut
popularisé par la presse populaire, qui en fit grand usage. Il permit un certain
nombre de jeux de mots, notamment autour de l’expression « argy-bargy »,
qui veut dire « bagarre » ou « remue-ménage », coïncidence qui fit le bonheur
des auteurs de la presse populaire. En effet, cette association, avec l’assonance
de « Argies » et « barge », permettait des expressions telles que « The Argies
barged in »2.
1Le
Times, 6 avril 1982, p. 8
Expression utilisée par un militaire interviewé lors d’une émission de télévision sur le
conflit. Elle fut également utilisée dans le Sun et ses confrères de la presse populaire à
sensation.
2
Images des pays acteurs
88
Mais, dans le Times ce terme est pratiquement absent. Signalons
toutefois un pastiche du poème de Kipling, « The Dutch in the Medway »
proposé par l’amiral Hervey et publié au courrier des lecteurs du 21 juin, dont
nous reproduisons la première strophe à titre d’exemple :
« If wars were won by boasting,
Or victory by a speech,
Or safety found in voting sound,
How long would be our reach!
But honour and dominion
Are not maintained so,
They’re only got by sword and shot,
And this the Argies know! 1»
Le Times n’utilisait pas d’expressions de ce type. Un autre qualificatif
péjoratif, que l’on pouvait parfois retrouver dans la presse populaire, est
« dago ». « Dago » renvoie généralement aux Espagnols, mais peut s’étendre à
d’autres Méditerranéens ou à des Sud-Américains. Ce terme est totalement
absent dans le Times.
Les Argentins, un peuple orgueilleux ?
Le Times Diary publia quelques « plaisanteries argentines ».88 Ce type de
plaisanterie n’apporte en général qu’une vision stéréotypée de la façon dont
les habitants d’un pays se voient, ou sont vus par les autres. Pourtant il n’est
pas inintéressant de connaître ces stéréotypes. Voici ces quelques boutades ou
plaisanteries :
« Go south, Argentina is the first white nation »
« Argentines are what you get when you feed Italians on
good red meat »
1 Rear-Admiral John HERVEY, courrier des lecteurs, le Times, 21 juin 1993, p. 11. A titre de
comparaison, voici le premier verset du poème original :
If wars were won by feasting,
Or victory by song,
Or safety found in sleeping sound
How England would be strong!
But honour and dominion
Are not maintainèd so.
They’re only got by sword and shot,
And this the Dutchmen know! »
Rudyard KIPLING. « The Dutch in the Medway (1664-72)»
Images des pays acteurs
89
« At a match in Rome one Argentine says to another, “Have
you noticed […] how all the Italian players have Argentine
names ?”1 »
L’éditorialiste décrivait les Argentins eux-mêmes comme des gens
arrogants et orgueilleux qui prétendaient jouer un rôle prédominant en
Amérique du Sud :
« The Argentine personality may not yet, in such an
unstructured society and with such a turbulent history, have come
to terms with its Spanish inheritance, which many seem to think
entitles them to a cultural pre-eminence in Spanish America
because the viceroyalty over Bolivia, Uruguay and Paraguay was
centred in Buenos Aires for many years, and because the final
moment of liberation from Spanish rule was celebrated by all the
original provinces meeting in Buenos Aires in 18222. »
Ils étaient de ce fait particulièrement sensibles à la diminution
progressive de leur territoire dans les années qui ont suivi l’indépendance :
« Argentina has indeed paid attention to Latin America, too
much attention, but of the wrong kind, in pursuing irredentist
claims catalogued recently by the magazine El Gente which set out
how much the fatherland had lost since its inception in 18103. »
Notons que les critiques exprimées dans cet article s’adressent, non pas à
la seule Junte, mais aux Argentins en général :
« In the rest of Latin America, the Argentine junta has had
many enemies, while Argentines as people have for a long time
been feared for their power and disliked for their airs. Once, when
the country seemed a real rival to the United States as a political
leader in the Americas, their arrogance may almost have been
justified. Now, after two generations of political mismanagement,
those who laugh at Argentina are as many as those who tremble4. »
Une autre prétendue caractéristique du caractère argentin fut
mentionnée, quoique très brièvement : son machisme. Dans un conflit qui
opposait trois hommes argentins à une femme britannique, la personnalité
latine des premiers ne pouvait envisager avec sérénité la perspective de
l’affront que représenterait une défaite militaire devant une femme, fût-elle de
fer. Ce thème ne fut pas exploité de façon significative et ne peut être que
1
Le Times, 11 mai 1982, p. 8
« Prisoners of their Past », 3 mai 1982, p. 9
3 « The Voice of the Conquistador" », le Times, 12 juin 1982, p. 13
4 « The Anglo-Latin Gulf … 1 juin 1982, p. 15
2
Images des pays acteurs
90
d’un intérêt assez marginal. Il est toutefois intéressant de constater que ce
machisme est identifié comme espagnol, alors que le Général Galtieri était
d’origine italienne, comme, d’ailleurs, bon nombre de ses compatriotes :
« The uncertainties and tensions within the Junta, and
perhaps an underlying sense of Spanish machismo appalled at the
prospect of losing a contest of wills with a woman, are not
unimportant psychological factors when assessing the capacity of
Argentina to give way on these fundamental principles [le droit
britannique à la souveraineté et le droit des Falklandais à l’autodétermination]1. »
On trouva également des accusations de malhonnêteté. Le journal
rapporta que les hommes de la Junte pouvaient, à l’occasion, mentir, à la fois
dans leurs rapports avec leur propre peuple et avec les gouvernements
étrangers :
« In Argentina now the Junta is lying and bluffing, and lying
again. How are such leaders to be trusted by other governments
when they lie even to their own people?2 »
Enfin, pour terminer cette liste de défauts prêtés à l’Argentine, signalons
que, selon l’éditorialiste du Times, la Junte était peu disposée à écouter la voix
de la raison :
« […] reason has not figured prominently at the Councils of
the Junta3. »
Le journal reconnaissait que les deux pays, la Grande-Bretagne et
l’Argentine, se connaissaient mal et se comprenaient peu. Les hommes
politiques britanniques, disait l’auteur d’un éditorial sur les rapports angloargentins, s’intéressaient peu à l’Amérique latine. Par exemple, aucun Premier
ministre britannique n’avait jamais effectué de visite officielle à l’Amérique
du Sud4.
Le Times et la nécessité d’une reprise des relations après le
conflit
Un élément important de la ligne éditoriale du Times était la conscience
que l’avenir des îles dépendrait, à terme, des rapports anglo-argentins. Par
1«
First Principles First », 23 avril 1982, p. 15
A Crime is a Crime »9 juin 1982, p. 11
3"« A Test of Generalship », 3 juin 1982, p. 13
4 « The Anglo-Latin Gulf… », le Times, 1 juin 1982, p. 15
2«
Images des pays acteurs
91
conséquent, il faudrait rétablir, à plus ou moins longue échéance, de bonnes
relations avec l’Argentine. Ce point de vue fut vigoureusement défendu dans
un éditorial intitulé, « When the smoke clears » :
« Much will now depend on the circumstances in which, if all
goes well, the Argentines are induced to depart. If they have been
humiliated they will remain uncooperative for some time. Britain
will then have to maintain an active defence of the islands against a
possible new attempt at invasion, and also replace the services
which were provided by Argentina before the invasion. It can be
done. It would have to be done. But it would be an expensive
commitment to maintain over a long period.
At some point, therefore, it will be necessary to try to restore
links between the islands and Argentina1. »
Cette conscience de la nécessité de rétablir à terme des liens entre les îles
et l’Argentine n’atténua pas pour autant les critiques adressées à la Junte par
les éditoriaux. Ils continuèrent de critiquer le peu de respect pour le droit
dont témoignait la Junte : son mépris du droit international démontré par
l’invasion des Malouines, et sa politique interne qui bafouait les droits de
l’homme les plus élémentaires.
La Junte, ridicule ?
On présenta parfois la Junte, non pas comme sinistre et fasciste, ni même
comme un groupe complexe d’hommes aux objectifs parfois contradictoires,
mais plutôt comme la caricature légèrement ridicule d’une junte militaire. Ce
n’était pas une vision partagée par l’éditorialiste2, ni par les correspondants
spécialisés dans les affaires étrangères ou dans les questions de défense. C’est
un thème qui survenait parfois dans les dépêches expédiées par le
correspondant du Times à Buenos Aires, M. Christopher Walker, et, à
l’occasion, dans la rubrique du Times Diary ou dans les dessins humoristiques.
Les images de l’Argentine ailleurs que dans le Times
Si l’image de l’Argentine donnée par le Times n’était pas très bonne, elle
ne pouvait en rien rivaliser avec celle véhiculée par son confrère du groupe
News International, le Sun. Ce journal n’avait pas encore atteint son niveau
actuel de xénophobie, mais le conflit des Malouines lui fournissait l’occasion
1
« When the Smoke Clears », le Times, 7 avril 1982, p. 11
Même si, comme nous l’avons déjà vu, dans un éditorial, les négociations avec la Junte sont
comparées à des négociations avec un “ blanc-manger ”, un dessert caractérisé par sa
consistance molle et difficile à saisir.
2
Images des pays acteurs
92
d’étaler tous les griefs stéréotypés qu’il pouvait exprimer à l’égard des Latins.
Il publia une série de « plaisanteries » argentines de fort mauvais goût. Ce
comportement étant depuis devenu classique, il n’est pas utile de s’y attarder.
Mais, à l’époque, ce ton choquait encore …
Le Times n’approchait que très rarement ces abysses. Une seule
plaisanterie assez lourde publiée par le Times Diary aurait peut-être pu
trouver sa place dans le Sun, et nous la mentionnons ici pour mémoire.
Il s’agissait d’une version, mise au goût du jour, de « selling coals to
Newcastle » :
« Terry Jones has succeeded in selling fairy tales to Denmark,
home of Hans Christian Andersen. The feat, equivalent to selling
grease to an Argentine,1 … »
Rappelons, pour permettre de comprendre en quoi le fait de vendre de
la graisse aux Argentins pouvait représenter un défi commercial difficile à
relever, que le terme dépréciatif « dago » utilisé pour qualifier les Latins, et
surtout les Espagnols, est très souvent accompagné de l’épithète « greasy ».
C’est la seule allusion d’un tel mauvais goût que nous ayons trouvée
dans le Times.
L’image des Argentins donnée par le Times était, comme nous venons de
le voir, globalement négative, même si le journal insistait parfois — mais pas
toujours — sur la nécessité de bien distinguer entre le peuple et la véritable
coupable, la Junte. L’histoire du pays était évoquée, mais principalement pour
souligner l’immaturité de ce peuple, ou encore son déclin apparemment
irréversible.
Dans le tableau qu’il brosse de ce pays, le Times ne trouvait que bien peu
de points positifs qui puissent le racheter à ses yeux. Pourtant, même si
l’histoire récente de l’Argentine était effectivement peu glorieuse, et cela
surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Juan Perón en 1946, l’Argentine avait
connu de bien meilleurs jours, avec l’aide (ou malgré l’aide?) des financiers
britanniques. Pourquoi le Times ne rappela-t-il pas (comme le font remarquer
Rice et Gavshon dans l’introduction à leur livre sur l’attaque contre le
Belgrano,) que pendant les années 20, l’Argentine détenait des réserves d’or
1
Le Times (Times Diary) 19 avril 1982, p. 8
Images des pays acteurs
93
qui la plaçaient au cinquième rang mondial ? Il est vrai que le Times indiquait
qu’elle avait même caressé l’espoir de devenir à l’Amérique du Sud ce
qu’étaient les États-Unis pour l’Amérique du Nord, voire de concurrencer les
États-Unis sur le continent américain. Cependant, si l’éditorialiste en faisait
état, c’était avant tout pour souligner l’importance du déclin argentin, et pour
montrer ainsi que les prétentions de grandeur de la Junte étaient totalement
irréalistes.
Les deux pays avaient pourtant eu des liens assez proches au XIXe siècle
et au début du XXe. Il existait toute une histoire de coopération économique
entre l’Argentine et la Grande-Bretagne, qui ne se résumait pas à la simple
exportation de corned beef, et d’importantes communautés britanniques
continuaient de vivre, apparemment en paix, dans plusieurs endroits du pays.
Certes, les plus en vue étaient les Anglais de Buenos Aires, population
extrêmement aisée, mais il y avait aussi les Gallois de Puerto Madryn, qui, diton, parlent encore gallois. Ces rappels historiques sont presque complètement
absents des colonnes du Times.
On ne peut accuser le Times de présenter une image trop sombre de
l’Argentine, tant la dictature militaire avait cumulé injustices et erreurs.
Toutefois, on peut regretter qu’il n’ait pas davantage cherché à nuancer cette
image, et à rappeler que le pays n’avait pas toujours souffert sous le joug de la
dictature militaire.
Serait-on en droit d’accuser le Times, ainsi que bon nombre de ses
confrères, d’avoir souligné le côté négatif du pays qui avait commis une
agression contre la Grande-Bretagne ? On est tenté de comparer le traitement
de l’Argentine à celui de l’Irak en 1990/1991. En effet, ce dernier pays avait
été présenté dans les années 1980 comme un allié dans la lutte contre
l’intégrisme musulman qui avait bouleversé son voisin l’Iran. Après son
invasion du Koweït, l’Irak devint un pays honni par la communauté
internationale, et Saddam Hussein se vit comparé à Hitler (comme l’avait été
Nasser quelques années auparavant), et même au diable.
Le parallèle entre l’Irak et l’Argentine est intéressant, même s’il y avait
de nombreuses différences fondamentales entre ces deux pays. L’Argentine
avait été considérée, notamment par les États-Unis, comme l’un des pays
stables de l’Amérique du Sud, et, de ce fait, comme un allié précieux,
puisqu’elle permettait de freiner l’avance du communisme. Les Britanniques
Images des pays acteurs
94
n’avaient-ils pas vendu des armes de guerre aux prédécesseurs de la Junte, y
compris des navires de la même classe que le Sheffield ? Il semblerait même
que le premier avion britannique abattu au-dessus des îles Malouines ait été
atteint par des munitions fabriquées à Grantham, ville natale de
Mme Thatcher1. En revanche, à la suite de l’agression contre les îles
Malouines, elle était montrée du doigt comme une dictature fasciste, ses
atteintes aux droits de l’homme conspuées. Il n’est guère étonnant que la
presse de gauche, qui condamnait depuis longtemps les régimes fascistes de
l’Amérique du Sud pour leur sévère répression de toute opposition politique,
aient douté de la sincérité de ce regard critique soudainement éveillé,
rappelant à l’occasion que le Chili était toujours présenté comme l’ami de la
Grande-Bretagne. Pourtant, la dictature chilienne n’avait rien à envier à celle
de l’Argentine.
Images des États-Unis
Les États-Unis furent considérés principalement sous deux angles, à
travers la navette diplomatique du général Haig, avec la neutralité réelle ou
non qu’imposait cette initiative, et à travers le soutien matériel, logistique et
moral apporté par une partie de l’Administration et par la population.
1° Les États-Unis neutres (« honest broker », Al Haig)
Lorsque le Président Reagan chargea son secrétaire d’État, le général
Alexander Haig, de mener une mission diplomatique, il choisit de rester
neutre dans le conflit, arguant que, s’il prenait ouvertement partie pour la
Grande-Bretagne, son effort diplomatique serait compromis. Or l’apparente
neutralité des Américains en irrita plus d’un, et le soutien que Jeane
Kirkpatrick, ambassadrice des États-Unis auprès des Nations-Unies, semblait
accorder à l’Argentine, agaça franchement les Britanniques.
2° Les États-Unis allié et ami (fournitures en matériel de guerre etc.)
Le 19 mai 1982, le Times2 publia un article annonçant que les États-Unis
s’étaient décidés à fournir une assistance à la Grande-Bretagne sous forme de
matériel de guerre, mais laissait entendre qu’ils ne l’avaient pas encore fait.
1 Selon le professeur Paul Rogers, de l’Université de Bradford, interviewé au cours l’émission
« Champs de bataille », Arte, 1993.
2 Le Times, 19 mai 1982, p. 4 « US asked to keep arms ready »
Images des pays acteurs
95
Or, il est clair aujourd’hui que le Pentagone avait déjà accordé une assistance
importante, et cela depuis le début du conflit. Nous avons vu que les
Américains mirent immédiatement à la disposition des Britanniques la base
aérienne de l’île d’Ascension et leur donnèrent les missiles Sidewinder les plus
récents, deux facteurs militaires décisifs. Certains prétendent (en général des
Américains … ) que, sans cette aide militaire, la Grande-Bretagne n’aurait pas
pu gagner la guerre. Le secrétaire de la Défense, Caspar Weinberger proposa
même de prêter un porte-avions aux Britanniques si l’un des leurs était
atteint. Tout cela se fit dans le secret, un secret bien gardé, puisque même la
Maison Blanche ne sut pas tout.
Comme nous avons déjà évoqué assez longuement cet aspect du conflit
dans notre chapitre sur les négociations et l’opinion internationale, nous n’y
reviendrons pas ici. Retenons simplement que, en dehors des rapports qu’il
publia concernant l’impatience, ressentie par la classe politique (y compris la
rédaction du Times) ainsi que par le public, devant la position d’impartialité
adoptée par les États-Unis, le journal rapportait régulièrement le soutien
exprimé par l’administration et le peuple américains.
Images de la Grande-Bretagne et des Britanniques
Il est bien plus difficile de cerner l’image de la Grande-Bretagne et des
Britanniques dans la presse britannique de qualité que dans les journaux
étrangers. Sans doute cela s’explique-t-il par le fait que le lecteur d’un journal
britannique est censé connaître les sentiments de son propre pays, même s’il
lui faut pour cela l’aide des sondages d’opinion, alors qu’il n’en est pas de
même pour les lecteurs d’ailleurs.
Pour bien apprécier l’image de la Grande-Bretagne et des Britanniques
qui n’est souvent qu’implicite dans la presse britannique — si elle n’est pas
totalement absente — il convient d’examiner l’image d’elle donnée par les
journalistes étrangers. Nous proposons quelques brefs exemples permettant
d’illustrer la façon dont deux grands quotidiens, le journal américain le New
York Times et le quotidien français Le Monde, présentaient la Grande-Bretagne
et ses habitants.
Images des pays acteurs
96
La Grande-Bretagne et les Britanniques dans The New York
Times et Le Monde
L’une des caractéristiques frappantes du New York Times est son goût
pour les articles1 de type “ human interest ”, ou pour l’équivalent de ce que
les journalistes de la télévision appellent des “ micro-trottoirs ” (en anglais,
des vox pops).
Les human interest stories sont particulièrement prisées par la presse
populaire. Elles ont assuré le succès de journaux britanniques comme le News
of the World et bien d’autres encore. En revanche, la presse sérieuse
britannique en contient relativement peu. Le New York Times, cependant, qui
n’est pas pourtant un journal que l’on pourrait qualifier de populaire, semble
faire davantage appel à ce type de reportage que ses homologues européens.
Les vox pops consistent en des entretiens rapides avec des passants ou
d’autres personnes, dans la rue ou ailleurs, pour permettre au téléspectateur
de sonder l’humeur du peuple. Cela n’était généralement traité dans le Times
que lorsqu’il commentait les sondages d’opinion. Le Monde ne semblait pas
davantage attiré par ce type de procédé. Il est possible que les journalistes
concernés aient craint qu’il y ait un problème d’objectivité dans ce type de
reportage. En effet, il est extrêmement difficile, sinon impossible, de trouver
un petit nombre d’individus représentatifs des grands courants de l’opinion
publique. De surcroît, ce type de journalisme se pratique en général à la hâte,
perdant en cela le recul qui permet de bien appréhender l’actualité dans toute
sa complexité.
Cependant il s’agit d’un type de reportage bien plus vivant et plus
personnel que la prose d’un analyste ou que les statistiques des sondeurs, ce
qui explique sans doute sa popularité outre-Atlantique. Il est très
fréquemment utilisé à la télévision pour donner corps aux opinions que les
journalistes souhaitent présenter à leurs téléspectateurs. La télévision exerce
une influence considérable sur la presse, ne serait-ce que parce qu’elle a
modifié les habitudes des lecteurs. On ne s’étonne donc pas de trouver dans la
presse américaine des articles qui fonctionnent selon ce même procédé. C’est
d’ailleurs une forme de journalisme qui se développe également en Europe,
malgré une certaine résistance à la superficialité du sound bite.
1 Les journalistes anglophones parlent tout simplement d’histoires, stories, et il est vrai que ce
type d’article obéit généralement aux lois du genre narratif.
Images des pays acteurs
97
Le New York Times
Voici un exemple d’un article de type « human interest », le premier à
paraître dans le quotidien américain au sujet du conflit des Malouines, publié
le 5 avril :
« … Kevin Preen, a 23-yr old bricklayer, covered his car with
slogans like ‘Argentina Get Out’ and ‘Britain is Spineless’. Then he
locked himself into the car in front of 10 Downing Street, the Prime
Minister’s office and residence.
At the Argentine Embassy on Wilton Crescent, one of
fashionable Belgravia’s most fashionable streets, angry Britons kept
up a steady stream of demonstrations, illuminated at night by
flaming torches1. »
Les articles de style “ micro-trottoir ” rapportaient les propos des
personnes interviewées. Le premier exemple de ce type de reportage apparut
quelques jours plus tard, le 11 avril, dans un article à la une intitulé, « In
Britain, Some Doubts about How Tough to Be », par « Steven Rattner, special
to The New York Times and reporting from Kingston-on-Thames, England » :
« … ’I don’t think it’s worth losing any lives over’, Mr
Williams, a lanky local government official in his early 40’s, said.
His wife, a secretary, immediately interrupted : ’At the same time, I
don’t think anyone can come in and take over part of another
country. It’s simply not right.’
Ces interventions étaient représentatives de l’opinion des concitoyens de
Monsieur et Madame Williams, précisait la suite de l’article :
« Eight days after the Argentine invasion of the Falklands, a
wave of second thoughts in this bustling middle-class suburb of
London and across the country have [sic] left people confused and
divided over how far the Government should go in restoring
British rule there.
For many, the initial impulse to engage the Argentine
invaders in whatever scale of military encounter was required has
been replaced by a nagging doubt about whether the lives of
thousands of British soldiers should be risked for 1,800 islanders. »
Pour illustrer ce dernier sentiment, le journaliste cita un imprimeur qu’il
rencontra dans un pub :
1
The New York Times, April 6 1982, p. A6
Images des pays acteurs
98
« ’They’re not really British, are they?’ Patrick Bowe, a printer,
asked rhetorically in a London pub. ‘If they were British, they
would be in this country.’
At the moment, the majority of British citizens still appear to
favor using military force as needed1. »
Bien évidemment, l’envoyé spécial du New York Times ne put disposer
que d’un échantillon de population assez limité, et les couples du Middlesex,
comme les imprimeurs rencontrés dans les pubs londoniens, n’étaient pas
nécessairement représentatifs de l’opinion nationale. Lorsque cet article fut
écrit, les sondages d’opinion avaient déjà donné quelques résultats, ce qui
permit à M. Rattner d’affirmer que la majorité des Britanniques approuvaient
encore l’utilisation de la force militaire si nécessaire. Ces entretiens donnaient
une certaine vie aux statistiques froides des sondages, tout en rajoutant une
touche de « couleur locale ».
Le Monde
Comme nous l’avons indiqué, Le Monde ne s’intéressa guère à la
description des Britanniques. Il y eut quelques allusions très générales,
comme ce fut le cas lorsque la journaliste Claire Tréan rapporta que l’émotion
générale des premiers jours semblait s’être apaisée, les Britanniques
abandonnant leur préoccupation au sujet de la crise de l’Atlantique du sud
pour mieux profiter de leurs vacances pascales. Hormis quelques exceptions
de ce type, Le Monde se soucia peu des petites gens pour se concentrer sur les
principaux acteurs, d’abord diplomatiques et ensuite militaires, de ce
différend anglo-argentin.
Néanmoins, il ne s’en désintéressa pas complètement. Le 10 avril, il
indiqua qu’un sondage avait trouvé que 70% des Britanniques étaient
favorables à l’envoi d’une force d’intervention dans les îles. Toutefois, le
départ de la Marine avait été interprété comme une simple démonstration de
force, permettant ainsi à la population de jouer à la guerre sans devoir tenir
compte des inévitables pertes qu’un véritable déploiement militaire ne
pouvait qu’occasionner. Mais, déjà au 10 avril, l’éventualité d’un affrontement
militaire se précisait :
« Chez quelques-unes dont la fibre nationaliste n’a pas encore
vibré et qui gardent encore le sens de la dérision, l’épopée de la
1
The New York Times, April 11 1982, p. 1
Images des pays acteurs
99
Royal Navy et le battage de propagande dont elle fait l’objet
déclenchent carrément les fous rires1. »
Le 18 avril, André Fontaine déplorait la résurgence du nationalisme en
Argentine comme en Grande-Bretagne, qu’il qualifiait de « maladie
infantile ». En Grande-Bretagne il convenait de parler de « jingoïsme », « qui
est l’équivalent, avec une connotation plus impériale, de notre
chauvinisme2 ».
Le Monde porta presque toute son attention sur les idées, ne faisant que
très rarement allusion au comportement du peuple, en dehors de ces quelques
références assez indirectes.
La Grande-Bretagne et les Britanniques dans le Times
Il n’est guère étonnant de constater que le Times était relativement bien
disposé à l’égard des Britanniques, faisant allusion en particulier à un sens de
la solidarité et de l’unité qui les rapprochaient, comme l’avait fait le Blitz de
1940-1941.
La troisième partie de cette étude examine, entre autres phénomènes
linguistiques, l’utilisation du prénom we. Or, ce we renvoie parfois au peuple
britannique tout entier, et notamment dans le contexte d’un rappel de son
souvenir de la Deuxième Guerre mondiale. Le journal rappelait à plusieurs
reprises les sacrifices consentis par le peuple britannique, et soulignait sa
détermination de préserver sa liberté. Les britanniques apparaissaient
également comme un peuple fier de son histoire et de ses traditions.
Pourtant, il serait faux d’imaginer que le Times adoptait une position
systématiquement favorable à la Grande-Bretagne. Savourons, par exemple,
cette critique implicite de la vie politique britannique :
« … resignation yesterday, therefore, is consistent with a man
who has served his party and country not only with distinction but
more particularly with a sense of honour sadly rare in politics
today3. »
Ce compliment adressé à Lord Carrington jette implicitement une lumière
peu flatteuse sur la vie politique britannique.
1
Le Monde, 10 avril 1982, p. 3
André FONTAINE. « La maladie infantile », Le Monde. 18 avril 1982, p. 1
3 « Lord Carrington’s Honour », leTimes, 6 avril 1982
2
Images des pays acteurs
100
Human Interest Stories ou la « petite histoire » dans le Times
La narration des histoires personnelles d’individus “ ordinaires ”
n’intéresse les médias que si quelque chose les rend extraordinaires ou
exemplaires. La guerre est souvent un événement qui, justement, sort les
honnêtes gens de leur cadre de vie habituel, qui peuvent, de ce fait, intéresser
les journalistes. Dans le Times ce furent les mariages célébrés quelques heures
seulement avant le départ du nouveau marié pour les Malouines, ou encore la
vie brisée des familles des victimes. Par exemple, le 15 juin, jour de l’annonce
du cessez-le-feu, le Times, comme toute la presse britannique, publia les
photographies du mariage d’un jeune marin gallois tué lors de l’attaque
contre le Galahad à Bluff Cove.
Le Sunday Times du 9 mai 1982 publia à la une deux photographies de
veuves de guerre, l’une anglaise, « The widow of Stubbington », l’autre
argentine, « The widow of Buenos Aires ». Le texte précisait que Mme Audrey
Till avait souhaité exprimer publiquement sa douleur, sans doute pour
démarquer la pratique de l’hebdomadaire de celle d’une certaine presse
populaire qui n’hésita pas à envoyer des équipes parcourir les villes autour
des bases navales, à la recherche de nouvelles veuves de la guerre. Le Times,
lui, ne montra aucune photographie de ce type, en dehors de quelques cas de
jeunes soldats mariés peu avant leur départ et morts pendant la campagne,
comme celle que nous venons de mentionner, ainsi que l’entretien avec la
veuve de « H » Jones évoquée dans le chapitre X, mais ces quelques exemples
d’articles consacrés aux familles des soldats tombés au combat restèrent très
discrètes.
Quelques anecdotes révélatrices de comportements particuliers
Le public britannique retrouva de vieux réflexes, envoyant des cadeaux
aux troupes. Le type de cadeau choisi est sans doute significatif ; il y eut de la
bière, des bonnets « balaclava » … et des films érotiques1.
Un autre article, d’un intérêt tout à fait marginal, relata l’action
entreprise par un jeune Britannique pour appuyer l’action du gouvernement.
En effet, il avait porté un T-shirt rouge blanc bleu intimant aux Argentins, en
termes grossiers, l’ordre de quitter les Malouines (« a T-shirt telling the
Argentines in no uncertain terms to go away »). Il fut condamné à payer une
1
Le Times, 14 mai 1982, p. 7
Images des pays acteurs
101
amende pour outrage aux mœurs. Il se serait défendu en disant qu’il ne faisait
que défendre son pays (« I was only sticking up for my country1 »).
Enfin, nous avons relevé une publicité placée dans le Times par un
groupe de marchands de vin qui avaient acheté, avant le conflit, de grandes
quantités de vin argentin. Il avait décidé de le brader. La publicité invitait les
acheteurs à participer — sans grande peine — à l’effort de guerre. « Let’s
drink the country dry2 », proposait l’annonce.
Conclusions
L’image de l’Argentine présentée dans le Times fut particulièrement
sombre, même si le journal s’efforça — non sans mal — de maintenir une
distinction entre le peuple et la Junte.
Le Times semble s’être moins intéressé aux opinions de l’homme de la
rue (ou du Clapham omnibus, pour reprendre l’expression utilisée par le
Guardian dans le titre d’un article consacré à celles-ci) que la plupart des
journaux. Certes, les statistiques données par les instituts de sondage y furent
rapportées et commentées, mais il n’y eut pas d’interviews « représentatives »
pour donner vie à ces chiffres. Il faut sans doute en chercher la raison dans
son ambition d’être un journal de référence, très attaché à l’exactitude des
faits qu’il relatait. Des interviews à titre d’illustration n’auraient pas servi
cette entreprise. Signalons que si le Guardian publia effectivement quelques
articles de ce type, ils furent néanmoins très peu nombreux.
1
2
Le Times, 18 mai 1982, p. 6
Le Times, 19 avril 1982, p. 4
Troisième partie, (ii) analyse
détaillée des textes : les
éditoriaux
VI
Analyse de discours et l’étude du Times
VII
L’implicite et la subjectivité
VIII
Le lexique de la guerre
IX
Analyse quantitative comparative — l’évolution des
espaces alloués aux éditoriaux et aux autres rubriques
principales
Chapitre VI
L’analyse de discours et
l’étude du Times
Introduction
Le terme « analyse de discours » recouvre un ensemble d’approches qui
tentent de mettre en lumière les « irruptions du discours à l’intérieur de la
langue1 ». En d’autres termes, il s’agit de l’étude du texte dans le cadre de ses
conditions de production. C’est une approche qui a souvent été utilisée pour
mettre en évidence l’idéologie qui sous-tend la production des textes étudiés.
C’est en partie en cela que cette approche semble pouvoir apporter une
contribution importante à notre analyse.
Il n’y a pas une seule et unique méthode d’analyse de discours qu’il
suffirait de mettre en œuvre mécaniquement pour mieux comprendre un
texte. Tout au plus y a-t-il des méthodes, comme l’indique le titre d’un des
livres de Maingueneau, qui s’est spécialisé dans l’analyse de discours :
Initiation aux méthodes de l’analyse de discours2. D’ailleurs, analyse de discours, ou
encore analyse du discours, est une expression dont il existe de nombreuses
1 Pour prendre la définition des embrayeurs donnée par Benveniste, cité par Marina
YAGUELLO. Alice au pays du langage. Paris : Seuil, 1981, p. 21
2 Dominique MAINGUENEAU. Initiation aux méthodes de l’analyse de discours. Paris : Hachette,
1976
L’Analyse de discours et l’étude du Times
104
définitions. C’est une discipline qui s’est déjà scindée en différentes écoles (on
parle de « l’école française d’analyse de discours1 » ). Selon Maingueneau :
« L’évolution de la linguistique depuis une vingtaine
d’années a fait émerger de multiples recherches qui visent aussi à
« une étude linguistique des conditions de production » des
énoncés. L’énorme développement de la nébuleuse qu’est la
pragmatique et celui de cette autre nébuleuse qu’est devenue
l’analyse de discours tendent ainsi souvent à se confondre dans
une linguistique du langage en contexte, de l’usage de la langue2. »
Wilson, qui propose dans son livre une analyse du discours politique
dans la perspective de la pragmatique linguistique, plaide en faveur d’un
mélange d’approches :
« Although the analysis has been heavily influenced by the
Anglo-American view of linguistic pragmatics, various different
theoretical and methodological ingredients will be added where
these are seen as relevant or necessary in exploring particular
issues. …
The mixed approach … seems particularly relevant where one
is involved in an applied exercise3. »
Avant de présenter la synthèse d’approches inspirées de la pragmatique
linguistique qui nous ont paru susceptibles de permettre une meilleure
compréhension de notre corpus, nous proposons de passer rapidement en
revue les concepts essentiels des approches linguistiques qui constituent
l’analyse de discours.
Approches linguistiques de l’analyse de discours
Nous proposons de nous intéresser à deux catégories essentielles,
l’implicite et la référence. Ce sont deux voies d’approche particulièrement
intéressante pour l’étude de la presse.
L’implicite peut se subdiviser en présupposition et sous-entendu. La
présupposition correspond à une forme d’implicite qui ne dépend pas du
contexte, le sous-entendu à une forme d’implicite qui au contraire ne peut être
décodé sans une certaine connaissance du contexte extra-linguistique.
1 Dominique MAINGUENEAU. L’analyse de discours - Introduction aux lectures de l’archive.
Paris : Hachette, 1991, p. 9
2 Ibid, p. 16
3 John WILSON, Politically Speaking. Londres : Blackwell, 1990, p. 2
L’Analyse de discours et l’étude du Times
105
Un exemple permettra d’illustrer cette distinction :
« Pierre a cessé de fumer »
Cet énoncé présuppose que Pierre fumait autrefois. Il présuppose
également qu’il y a quelqu’un qui s’appelle Pierre. Il peut aussi comporter un
sous-entendu, qui pourra être, selon les circonstances, une signification
comme « tu ferais bien d’en faire autant …1 », ou encore, dans un autre
contexte, « ce n’est pas la peine de sortir un cendrier ». Il est clair que seul le
contexte peut permettre de saisir ce sous-entendu, alors que le sens
présupposé est « context free », c’est-à-dire peut être saisi en dehors de tout
contexte.
La référence est importante puisque c’est elle qui lie le discours au
monde réel. Lorsqu’un énonciateur dit « aujourd’hui » ou « toi » ou encore
« là-bas », il se réfère au contexte de son énonciation, et rien dans les mots
eux-mêmes ne permet de situer le référent. Si le jeu de référence est perverti,
on ôte tout le sens d’un énoncé. Demain, comme on le sait, on rase gratis.
Nous verrons que certaines formes de référence permettent de jeter une
lumière intéressante sur notre corpus, notamment par le biais de l’étude des
pronoms dans les éditoriaux.
Il serait bien entendu impossible d’étudier tous les exemples de ces
phénomènes dans notre corpus du Times pendant le conflit des Malouines,
aussi proposons-nous de concentrer notre attention sur quelques exemples
particulièrement significatifs.
L’implicite — présupposition et sous-entendu
La présupposition
La présupposition est un phénomène dont l’enjeu dans le discours est
considérable. Brown et Yule citent la définition suivante de Stalnaker :
« … presuppositions are what is taken by the speaker to be
the common ground of the participants in a conversation »2
Il n’y a certainement pas lieu de limiter la présupposition à une conversation,
mais l’idée de « common ground » est cruciale.
1
2
C. KERBRAT-ORECCHIONI. L’Implicite,. Paris : Armand Colin, 1986, p. 271
Ibid., p. 29
L’Analyse de discours et l’étude du Times
106
Bertrand Russell fut un des premiers à identifier le rôle de la
présupposition. C’est lui qui proposa l’exemple célèbre, « L’actuel roi de
France est chauve »1, qui présuppose l’existence d’un actuel roi de France.
Selon Givón, cité par Brown & Yule, la présupposition2 est :
« defined in terms of assumptions the speaker makes about
what the hearer is likely to accept without challenge3. »
On peut néanmoins considérer que cela n’est pas vrai de tous les cas, en
particulier lorsque l’énonciateur décide délibérément de laisser abusivement
entendre que son propos est, ou sera, accepté de son co-énonciateur. Quoi
qu’il en soit, l’intérêt de l’étude de la présupposition, qui permet d’identifier
ainsi ce que l’énonciateur présente comme en quelque sorte « allant de soi »
pour son co-énonciateur, apparaît clairement. Dans le cas du journal, le coénonciateur est le lecteur.
Le sous-entendu
Rappelons que le mot sous-entendu se réfère au contenu implicite d’un
énoncé qui ne peut être décodé en dehors du contexte, contrairement à
l’implicite présupposé, qui est indépendant du contexte. L’un des concepts
linguistiques les plus utiles pour appréhender les mécanismes du sousentendu est l’implicature, selon le terminologie de Grice4.
L’implicature est un terme qui décrit la façon dont on peut donner un
sens à un énoncé qui semble contrevenir à certaines « lois du discours ». Ces
lois présentent les conditions nécessaires à une situation “ normale ” de
communication efficace. Les plus célèbres sont les lois élaborées par Grice en
1975. Le principe général, que Grice nomme le Cooperative Principle, est le
suivant :
1 Cité dans Paul LARREYA. Le possible et le nécessaire : modalités et auxiliaires modaux en anglais
britannique. Paris : Nathan, 1984, p. 7
2 Tout au moins le type de présupposition qui intéresse l’analyse de discours, la
présupposition pragmatique. Il serait inutile de porter plus dans le détail la discussion
théorique concernant les différentes conceptions de la présupposition, que le lecteur intéressé
pourra trouver dans Paul LARREYA, Énoncés performatifs, présupposition : éléments de
sémantique et de pragmatique, Nathan, Paris, 1979, 108p.
3 Ibid. p. 29
4 H.P. GRICE, « Logic and Conversation », in Peter COLE & Jerry L. MORGAN. Syntax and
Semantics, vol. 3, Speech Acts. Londres : Academic Press, 1975, p. 43-4
L’Analyse de discours et l’étude du Times
107
« Make your conversational contribution such as is required,
at the stage at which it occurs, by the accepted purpose or direction
of the talk exchange in which you are engaged1. »
Ce principe se subdivise en quatre lois dites de quantité, de qualité, de
pertinence et de manière2. Lorsque ces lois paraissent violées ( flouted ) dans la
lettre, le co-énonciateur cherche à savoir si cette apparente contravention ne
s’explique pas tout simplement par un respect de l’esprit de la loi, qui
n’apparaît pas dans la signification littérale de surface. Un exemple permettra
de mieux appréhender ce phénomène :
A) « What time did Bill get home ? »
B) « The pubs were closed »
Au niveau du sens littéral, B semble ne pas répondre à la question. Cependant
le principe de coopération incitera A à chercher à savoir en quoi la
contribution de B peut constituer, non pas une remarque gratuite au sujet
d’un aspect du monde sans rapport avec la question de A, mais une tentative
d’aider A à trouver l’information qu’il veut. B ne sait pas exactement l’heure à
laquelle Bill est rentré, mais il sait qu’il est rentré après l’heure de fermeture
des pubs. C’est cette information qu’il communique à A, qui interprétera
vraisemblablement l’énoncé de B dans ce sens.
D’autres linguistes ont formulé des « lois » du même ordre, notamment
Oswald Ducrot dans Dire et ne pas dire, qui propose des « lois du discours »
présentant plusieurs points communs avec la formulation de Grice. Tout
manquement à ces règles permet à l’énonciateur de communiquer une
signification qui se rajoute au sens littéral de son énoncé.
1
2
Ibid. p. 45
« Quantity :
1. Make your contribution as informative as is required (for
the current purposes of the exchange). 2. Do not make your contribution
more informative than is required.
Quality :
1. Do not say what you believe to be false. 2. Do not say that
for which you lack adequate evidence.
Relation :
Be relevant.
Manner :
Be perspicuous.
Avoid obscurity of expression.
Avoid ambiguity.
Be brief (avoid unnecessary prolixity).
Be orderly. » (H.P. GRICE, op. cit., p. 45-46. Le lecteur trouvera une traduction
française dans KERBRAT-ORRECHIONI. L’Implicite. Paris : Armand Colin,
1986, p. 195)
L’Analyse de discours et l’étude du Times
108
Ces lois ou maximes rendent bien compte de la raison pour laquelle il est
des situations où certaines expressions paraissent dire beaucoup plus qu’elles
ne disent en surface. A un niveau très simple, quelqu’un qui pose une
question au sujet d’une autre personne « trahit » son intérêt pour elle. Ce n’est
pas la question elle-même qui permet de s’en rendre compte, mais le fait
qu’elle soit posée. Pour reprendre les termes de Coulthard, cité dans Discourse
Analysis, lorsqu’on est co-énonciateur d’un énoncé, on garde toujours présente
à l’esprit la question, « pourquoi est-ce maintenant et à moi qu’il dit cela ?1 »
En d’autres termes, on demande comment l’énonciateur respecte ces « lois du
discours », et surtout les lois/maximes de Quantity (que l’on pourrait appeler
en français « loi d’informativité2 ») et de Relation (« loi de pertinence »), c’està-dire : « ne soyez ni plus ni moins informatif qu’il ne le faut » et « soyez
pertinent » (« be relevant »). Toutes les autres lois peuvent plus ou moins se
résumer à cette règle de « Be relevant ».
« Loi de pertinence » — « Be relevant »
Gordon & Lakoff3 ont imaginé un exemple frappant et amusant de nonrespect de cette loi. Un homme croise un de ses amis dans la rue et lui dit,
« Votre femme est fidèle ». Si la signification de l’énoncé se bornait au
message (?) explicite et superficiel de la phrase prononcée, on comprendrait
mal les réactions qu’une telle situation ne manquerait sans doute pas de
provoquer. On peut imaginer que l’ami réponde, interloqué, « Que voulezvous dire par là ? », ou encore, « Qu’essayez-vous d’insinuer au sujet de ma
femme ? ».
Gordon et Lakoff précisent que dans une conversation qui comporte des
affirmations visant à informer (c’est-à-dire en dehors des conversations de
type small talk), on ne dit pas des choses que son interlocuteur doit
vraisemblablement savoir déjà ou tenir pour acquis4. Or, l’énoncé « votre
femme est fidèle » semble être en contravention avec ce principe. Le coénonciateur doit par conséquent tenter de l’interpréter pour essayer de savoir
quelle information l’énonciateur cherche à lui apporter.
1
BROWN & YULE, op cit., p. 77 ( » why that now and to me »)
d’ailleurs, le terme retenu par Ducrot pour une « loi du discours » du même ordre.
3David GORDON & George LAKOFF, « Conversational Postulates », in Peter COLE & Jerry
L. MORGAN, Syntax and Semantics, vol. 3, Speech Acts, p. 92, traduction française : « Postulats
de conversation », Langages, n° 30, 1973, p. 41
4 Ibid., p. 41
2C’est,
L’Analyse de discours et l’étude du Times
109
Prenons un autre exemple. Imaginons que le gouvernement annonce :
« L’essence ne sera pas augmentée ». Cette phrase provoquerait certainement
une réaction du type « Je ne savais pas qu’il était question d’augmenter
l’essence » ou encore, « Je suppose que ce sera pour bientôt ! »1. Un autre
exemple encore, « Ça ne fera pas mal … », énoncé qui, pour les générations du
passé en tout cas, annonçait le début des opérations douloureuses. Si le
dentiste était amené à dire que son intervention n’allait pas faire mal, c’est
qu’il y avait lieu de penser qu’elle pouvait être douloureuse — et que, malgré
ses assurances, elle pouvait encore l’être ! Voici un dernier exemple dans un
contexte qui rend très explicite la question implicite soulevée par un démenti
suspect :
« Août 1992 [ … ] Sur les marchés des changes, le temps déjà
est orageux. Et tout d’un coup, vendredi 28 août en fin de journée,
[ … ] un éclair inattendu explose. La cellule qui gère le SME publie
un communiqué inhabituel. Signé par les douze gouvernements et
les douze gouverneurs des banques centrales, le texte affirme, avec
une rare fermeté, que les parités au sein du SME sont totalement
justifiées : « Un changement dans la structure présente des taux pivots
ne constituerait pas une réponse appropriée aux tensions actuelles dans le
SME. » Quelqu’un en douterait-il ?2 »
Quinze jours plus tard, la lire italienne fut dévaluée de 7%, la livre sterling,
sous la pression des spéculateurs, fut retirée du SME et dévaluée d’environ
17%, et la peseta fut dévaluée de 5%, en attendant de nouvelles dévaluations
quelques semaines plus tard.
Autres domaines de l’analyse de discours
La référence et l’implicite constituent des domaines privilégiés de
l’analyse de discours, mais celle-ci peut inclure d’autres concepts. Parmi eux
figurent l’étude de la subjectivité dans l’énonciation, ainsi que les approches
lexicographiques3. Nous nous proposerons d’étudier principalement
l’utilisation des pronoms personnels et la modalité, qui constituent les
1 exemple proposé par Paul LARREYA. Énoncés performatifs — Présupposition — éléments de
sémantique et de pragmatique. Paris : Nathan, 1979, p. 64
2 Éric IZRAELEWICZ & Françoise LAZARE.« La bataille du franc », Le Monde, 29 décembre
1992, p. 19
3 Ces deux pôles d’intérêt peuvent être considérés comme contribuant tous deux à l’étude de
la référence et de l’implicite. En effet, on peut penser que les marques de l’insertion de la
subjectivité de l’énonciateur dans le discours, aussi cachées soient-elles, relèvent du concept
de référence. Par ailleurs, et à titre d’exemple, la recherche de lexèmes tels que les verbes
« factifs » comme « regret » permet d’étudier les présupposés impliqués sémantiquement par
ces derniers. (« Je regrette d’avoir vendu ma voiture », ainsi que « Je ne regrette pas d’avoir
vendu ma voiture » présupposent « J’ai vendu ma voiture »)
L’Analyse de discours et l’étude du Times
110
principales marques de subjectivité dans le discours. Nous étudierons ensuite
le lexique spécifique des conditions particulières dans lesquelles les éditoriaux
de notre corpus ont été produits.
Toutes ces pistes peuvent contribuer à dégager l’implicite du discours, la
couche de sens sous-jacente, tout ce qui est à la fois non-dit — en surface — et
dit, ou au moins fortement suggéré — entre les lignes. C’est là que l’on
retrouve le Weltanschauung de l’énonciateur, le « ce qui va sans dire » de son
univers idéologique.
Mise en œuvre des techniques d’analyse de discours en étude de
presse
Cette introduction rapide avait pour but d’évoquer certaines approches
linguistiques de l’analyse du discours et de donner une première idée de leur
possible application à la présente étude. Les chapitres suivants seront
consacrés à celles qui paraissent les plus intéressantes ; elles seront abordées
de façon plus détaillée et ensuite appliquées à quelques exemples significatifs.
Ces exemples sont pris essentiellement dans les éditoriaux, qui constituent un
corpus relativement homogène, et qui offrent l’avantage supplémentaire de
représenter un discours particulièrement important pour le journal, mais
d’autres textes venant d’autres rubriques seront inclus lorsque l’intérêt qu’ils
présentent le justifie.
Seront successivement étudiés les domaines suivants :
Chapitre VII :
• l’implicite et la présupposition
• les pronoms personnels
• la modalité
• les questions oratoires
• quelques éléments du style (niveau de langue, répétition, …)
Les lexiques spécifiques seront étudiés dans le chapitre VIII :
• le lexique de la guerre et de la diplomatie
L’Analyse de discours et l’étude du Times
111
• le lexique de la morale : principes, etc.
Enfin, le chapitre IX présentera une analyse quantitative permettant de
situer l’importance relative des éditoriaux par rapport aux autres rubriques
principales, et de suivre leur évolution au cours de la crise.
Chapitre VII
L’implicite et la subjectivité
Quelques emplois significatifs de l’implicite dans
les éditoriaux du Times
Sous-entendu
Nous avons trouvé plusieurs cas dans les éditoriaux où un message
implicite était suggéré par le non-respect d’une des lois du discours. Par
exemple, dans l’éditorial célèbre du début du conflit, « We are all Falklanders
Now », l’éditorialiste écrivait :
« It should be made clear, however, that we have no quarrel
with the good people of Argentina. There must be no nonsense of
burning effigies, irrelevant spite, or public hysteria1. »
Y avait-il réellement un risque d’hystérie collective ? La foule allait-elle
brûler des effigies ? L’éditorialiste paraît le croire ; une telle mise en garde
n’aurait eu aucun sens s’il ne croyait pas que ce risque existât réellement.
L’interdiction n’a pas de sens si l’acte que l’on prétend interdire n’est pas
vraisemblable, comme le montre Voltaire dans Zadig :
1
Le Times, 5 avril 1982, p. 9
L’implicite et la subjectivité
113
« Il s’éleva une grande dispute sur une loi de Zoroastre qui
défendait de manger du griffon. Comment défendre le griffon,
disaient les uns, si cet animal n’existe pas ? — Il faut bien qu’il
existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu’on en
mange. Zadig voulut les accorder en leur disant : s’il y a des
griffons, n’en mangeons point; s’il n’y en a point, nous en
mangerons encore moins, et par là nous obéirons tous à
Zoroastre1. »
Or, rien ne justifiait cette crainte d’hystérie collective en GrandeBretagne en 1982. Il semble au contraire que, dans l’ensemble, le public
britannique soit resté très calme, en tout cas beaucoup plus que la Chambre
des communes ou l’éditorialiste du Times. « Emotion is no sound basis for
successful strategic thinking », affirmait ce dernier dans son éditorial. Comme
le remarquait Anthony Barnett dans sa polémique Iron Britannia , de façon
peut-être un peu excessive, mais, sans doute, non sans raison :
« It is always a danger sign when such a proviso is made; only
those in the grip of emotion feel the need to reassure themselves
that they are ‘cool’2. »
On ne dit rien, donc, de façon totalement gratuite. Considérons, par
exemple, deux extraits de notre corpus d’éditoriaux. Le premier provient du
premier article à commenter l’invasion argentine3. La présupposition
concerne l’expression « Argentina’s fascist rulers ». C’était la première fois
que l’éditorialiste utilisait cette expression, même s’il venait de rappeler
l’existence des desaparecidos. Voici l’extrait :
« … the Soviet Union, swallowing its ideological scruples,
loses no opportunity to curry favour with Argentina's fascist
rulers … »
La proposition, « l’Argentine est gouvernée par des fascistes » était ainsi
présupposée, et donc présentée comme si cela allait de soi pour le lecteur. Ce
n’était peut-être pas totalement inexact, même si, avant l’invasion en avril
1982, de telles affirmations, exprimées avec un vocabulaire aussi fort, étaient
plutôt rares dans le Times, sans doute parce que l’Argentine étant encore
considérée comme un allié des États-Unis dans la lutte contre le communisme,
ou bien, tout simplement, parce que le journal rechignait à utiliser un tel
1VOLTAIRE, Zadig, Ch. IV, « L’Envieux », cité dans Anna JAUBERT, La Lecture pragmatique,
Paris, Hachette, 1990, p. 198
2Anthony BARNETT. Iron Britannia. Londres : Alison & Busby, 1982, p. 96
3 « Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7
L’implicite et la subjectivité
114
lexique qui pouvait heurter un pays avec lequel la Grande-Bretagne n’avait
pas de désaccord particulier.
Le deuxième exemple, qui pourrait appeler les mêmes remarques, est
extrait de l’éditorial « We are all Falklanders Now » du 5 avril 1982. Il
s’agissait de la première fois que le mot « tyranny » intervenait dans le
corpus, même si d’autres termes comparables, tels que « dictatorship »
avaient déjà été utilisés pour qualifier la Junte :
« … the tyranny of the Galtieri Junta is a matter for the
Argentine people. »
Dans cet exemple la proposition « la Junte de Galtieri est tyrannique » est
présupposée.
Les linguistes proposent souvent le test de la négativisation1 pour
prouver la nature présupposée d’une telle proposition, et en effet « L’actuel
roi de France n’est pas chauve » maintient la proposition présupposée « Il
existe actuellement un roi de France ». En disant que le roi de France est
chauve, ou même qu’il ne l’est pas, on suppose (ou on fait semblant de
supposer) que le co-énonciateur accepte qu’il y ait un roi de France, le but
manifeste apparent de l’énoncé en question étant de le renseigner sur l’état de
sa chevelure. De même, lorsque l’éditorialiste affirmait que l’Union Soviétique
chercherait à gagner l’amitié des dirigeants fascistes argentins, ou encore que
la tyrannie de la Junte concernait principalement le peuple argentin, les
transformations négatives
« … the Soviet Union, swallowing its ideological scruples, is
failing to seize the opportunity to curry favour with Argentina's
fascist rulers … »
et
« … the tyranny of the Galtieri Junta is not a matter for the
Argentine people. »
laissent intactes les propositions présupposées « les dirigeants argentins
sont des fascistes » et « la Junte est une tyrannie ».
1 Encore que’il ne s’agisse pas d’un test fiable dans tous les cas. Par exemple, « J’aurais dû
vendre ma voiture » présuppose la proposition « Je n’ai pas vendu ma voiture», alors que « Je
n’aurais pas dû vendre ma voiture» présuppose le contraire.
L’implicite et la subjectivité
115
Le même procédé semble motiver l’utilisation du mot « unilateralist »
dans le passage suivant, extrait de l’éditorial « We are all Falklanders Now »
du 5 avril 1982 :
« In this danger the Royal Navy must know it has the fullest
support of the British people. On Saturday that report came out of
the Commons loud and clear. Let us hope it will also be long. The
time may come when the unilateralist Left will look back on its
Churchillian posture on Saturday with amazement and regret. For
the present it is enough to welcome the prodigal’s return1. »
Quelle était la véritable signification de l’utilisation du mot
« unilateralist » ? Était-ce exclusif ? Faut-il comprendre que le but de
l’éditorialiste était d’indiquer que le reste de la gauche ne s’associait pas à ce
style ? Seule la connaissance du contexte politique permet de penser qu’il n’en
était rien.
Les « unilatéralistes » étaient certainement parmi les derniers à souhaiter
adopter un ton et des options politiques churchilliens. La gauche qui prit la
parole ce samedi-là était-elle « unilatéraliste » ? Certes, la politique officielle
du parti était une politique de désarmement unilatéral, mais plusieurs
députés de l’aile centriste du parti la contestaient, alors que plusieurs
ministres du cabinet fantôme, sans la contester ouvertement, ne la soutenaient
que très mollement. On se souviendra du bon mot de Harold Wilson
lorsqu’on l’interrogea sur les motifs de son opposition au retrait de la célèbre
« Clause IV », et surtout de son quatrième paragraphe2, de la constitution du
parti travailliste : « We were being asked to take Genesis out of the Bible. You
don't have to be a fundamentalist to say that Genesis is part of the Bible3. ».
Pour de nombreux députés travaillistes, l’unilatéralisme était devenu « une
partie de la Bible » plutôt encombrante, mais dont on ne pouvait se
débarrasser qu’au prix de heurts assez violents, comme cela a été le cas en
1960. Or, ce furent surtout les « unilatéralistes malgré eux » qui prirent la
parole ce jour-là.
1
« We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
Il s’agit de l’article qui définit les objectifs du parti, et, selon l’interprétation de la gauche,
l’engage à poursuivre une politique de nationalisation, ou, du moins, d’intervention de l’État
dans l’industrie : « To secure for the workers by hand or by brain the full fruits of their
industry and the most equitable distribution thereof that may be possible upon the basis of
the common ownership of the means of production, distribution, and exchange, and the best
obtainable system of popular administration and control of each industry or service. »
3 Alan SKED & Chris COOK. Post-War Britain. Londres : Penguin, 1980, p. 206
2
L’implicite et la subjectivité
116
Quelle était alors la fonction du mot « unilateralist » dans le texte du
Times ? Ne peut-on pas y voir une occasion de porter une critique contre le
parti travailliste lui-même ? Dans cette interprétation, « unilateralist » aurait
joué le rôle d’un dépréciatif, analogue en quelque sorte au « révisionniste » ou
« contre-révolutionnaire » de la langue de bois.
En effet les nominalisations, qu’affectionnaient notamment les systèmes
politiques totalitaires, permettent de répéter un message implicite
fondamental. Comme l’explique Anna JAUBERT :
“ Lorsque des énoncés martèlent :
‘Les ennemis du peuple préparent un nouveau complot’
‘La crise du capitalisme connaît un nouveau soubresaut’
ils font passer chaque fois deux types de contenu :
— un contenu officiel inscrit dans les propos
— un contenu officieux glissé subrepticement dans le thème :
‘le peuple a des ennemis’, ‘le capitalisme est en crise’ ; ici s’ajoute
au demeurant le présupposé sémantique charrié par l’adjectif
‘nouveau’ : ’ce n’est pas le premier’. L’information glissée en sousmain n’est pas l’objet du message, mais la matière première qui le
constitue : elle n’est pas en question parce qu’elle ne fait pas
question1. »
Il n’est évidemment pas possible d’affirmer avec une certitude absolue la
justesse de la signification que nous avons prêtée à ce mot « unilateralist ».
Néanmoins, s’il était possible de montrer que cette glose était étayée par
d’autres indices du même ordre, on ferait ainsi la preuve de la « cohérence »
qui, selon Roland Barthes2, constitue le seul moyen de valider une lecture des
sens implicites ou des connotations d’un texte.
Présupposition
Or, il y a un certain nombre d’autres éléments, exprimés sous forme de
présupposé, qui permettent de penser que le jugement de l’éditorialiste à
l’égard du parti travailliste était assez nettement négatif. Tout d’abord, et
dans le même paragraphe que l’allusion à la gauche unilatéraliste, le journal
estimait la prestation churchillienne de la gauche digne d’être accueillie avec
toute la chaleur due au retour du fils prodigue. Cela implique très clairement
que le comportement du parti travailliste au cours des mois précédant l’article
1
2
Anna JAUBERT, La Lecture pragmatique, 1990, p. 199
Roland BARTHES. Système de la mode. Paris : Seuil, 1967, p. 237
L’implicite et la subjectivité
117
avait été comparable à celui du fils prodigue qui avait dilapidé la fortune de
son père.
On peut relever une dernière observation extrêmement désobligeante à
l’encontre du parti travailliste, cette fois sous forme de présupposition :
« Should the diplomatic attempts fail, however, “Britain will
not appease dictators”. Such a cry cannot be gainsaid on the
Labour benches, at least not when the dictators in question are
fascist ones and their victims are British citizens1. »
Que faut-il comprendre par la proposition restrictive introduite par « at
least » ? L’éditorialiste suggérait implicitement que les travaillistes seraient
éventuellement prêts à apaiser des dictateurs si ces derniers n’étaient pas des
fascistes et si les victimes n’étaient pas des Britanniques. Pensait-il à un
exemple précis ? Il ne serait pas excessif de voir dans cette proposition
présupposée un préjugé assez répandu à l’égard de la gauche, selon lequel
cette dernière ne se serait jamais véritablement affranchie du marxisme, et par
là même de Moscou. Certains communistes européens tardèrent sans doute à
reconnaître le caractère apparemment tyrannique du stalinisme, faisant ainsi
preuve, aux yeux de la droite, d’une mansuétude à l’égard des dictateurs de
gauche qu’ils refusaient aux dictateurs de droite. Mais en 1982, l’accusation
portée contre le parti travailliste, si on accepte qu’elle est réellement présente,
peut paraître parfaitement déplacée.
Présuppositions avec yet
Une phrase dans le même éditorial illustre bien une autre forme
d’énoncé présupposé :
« … although Britain has been the victim of an unprovoked
attack, there is no reason yet to declare war on Argentina. »
Cet énoncé présuppose qu’il pouvait exister des raisons de déclarer la guerre
à l’Argentine. La présupposition est surtout portée par la présence de yet qui
signifie formellement que si la proposition n’était pas vraie au moment de
l’énoncé, elle pouvait le devenir par la suite. Il n’est pas inintéressant de
comparer les différences de signification qu’il y aurait eu entre ces deux
énoncés possibles :
« … there is no reason to declare war on Argentina »
1
« A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 9
L’implicite et la subjectivité
118
et
« … there is no reason yet to declare war on Argentina »
Le premier énoncé ne présuppose en rien l’éventuelle nécessité, à terme,
d’une déclaration de guerre. Tout au plus aurait-elle pu sous-entendre, par le
fait même de son énonciation, que la possibilité existait. En revanche, le
deuxième énoncé présupposait que la possibilité d’une telle déclaration
existait, et que, s’il n’était pas encore nécessaire d’y procéder, cette nécessité
pouvait venir ultérieurement.
Un autre exemple intéressant de cette utilisation de yet était fourni dans
l’éditorial « The Calculus of Grief », qui évoquait la difficulté d’assurer une
diffusion de l’information compatible avec les exigences d’un pays
démocratique, tout en veillant à ce que, dans la mesure du possible, les
familles soient individuellement informées avant que les pertes humaines ne
soient annoncées par les médias :
« Names have been withheld. But that is not so easy to
arrange from 8,000 miles away, even though the contest in the
South Atlantic is not yet appearing nightly on our television
screens1. »
L’utilisation de yet présupposait qu’une telle couverture médiatique
deviendrait une réalité ultérieurement, prévision qui ne se réalisa que de
façon très partielle.
La présupposition est un procédé qui peut être utilisé tout à fait
normalement ou honnêtement, c’est-à-dire lorsqu’effectivement la
proposition présupposée appartient au « common ground » des énonciateurs.
Tout énonciateur doit partir d’un thème au sujet duquel il va dire quelque
chose, le rhème de l’énoncé qui correspond à ce que Kerbrat-Orecchioni
appelle le « soubassement » de l’énoncé2.
Les choses ne sont pas toujours aussi simples que cela, et on peut utiliser
le sous-entendu pour « dire » quelque chose tout en se gardant la possibilité
de nier l’avoir dit si l’effet du message se révèle trop inacceptable :
« … on a fréquemment besoin, à la fois de dire certaines
choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les
1
2
« The Calculus of Grief », le Times, 27 mai 1982, p. 13
Catherine KERBRAT-ORECCHIONI. op. cit., p. 30
L’implicite et la subjectivité
119
dire, mais de façon telle qu’on puisse refuser la responsabilité de
leur énonciation1. »
La présupposition peut même être utilisée de façon malhonnête pour
faire passer une proposition tout en obligeant le co-énonciateur à l’accepter ou
contester la présupposition même, ce qui est bien plus difficile que de
contester le contenu posé d’un énoncé. Ducrot explique ainsi le
fonctionnement de ce subterfuge :
« Si … le refus des présupposés apparaît nécessairement
comme polémique et agressif, il y a beaucoup de situations où le
destinataire l’évitera (soit qu’il soit en situation d’infériorité
hiérarchique, soit qu’il tienne à ne pas trop « faire monter le ton »
de la conversation). Ce dont le locuteur peut profiter pour faire
passer dans le discours certaines propositions qui, affirmées
directement, seraient plus faciles à mettre en cause. … Quant au
discours politique, il en resterait fort peu de chose si l’on en retirait
les présupposés. Si l’on observe par exemple les débats
radiophoniques … on s’aperçoit que les participants présentent
généralement les opinions auxquelles ils tiennent le plus sous
forme de présupposés : elles apparaissent notamment, et d’une
façon privilégiée, dans les descriptions définies (le comportement
scandaleux de X …, l’inévitable déclin du parti Y … ), … ainsi que
dans les subordonnées relatives dites descriptives ou qualificatives
(Notre ville, qui a été gérée huit ans par des incapables, souhaite un
nouveau maire … ). … L’astuce d’une telle présentation est que
l’interlocuteur, du simple fait qu’il continue le dialogue, est placé
devant un dilemme. Ou bien il « laisse passer », et il semble par là
souscrire au présupposé, dont il renforce ainsi, par son abstention
même, l’apparente évidence ; ou bien il s’y oppose, mais on peut
l’accuser alors d’interrompre la conversation, de sortir du sujet,
voire de chercher à envenimer le débat2. »
Ducrot prend l’exemple d’une conversation, et il est clair que la lecture
d’un journal constitue une activité très différente de la participation à un
débat. Le dialogue, s’il y en a un, est mené à distance, avec un décalage
temporel considérable : le temps qui s’écoule entre la publication d’un texte et
la réponse, dans le courrier des lecteurs ou ailleurs. Bien entendu, la vaste
majorité des lecteurs ne participe pas à cet échange, et le domaine
d’intervention de l’interlocuteur du dialogue peut se résumer au choix
d’acheter le même journal le lendemain ou, au contraire, d’en changer pour
un autre journal dont il accepte mieux l’idéologie sous-jacente, ce qui
représente un dialogue bien maigre. Il existe pourtant un dialogue « virtuel »
1
2
Oswald DUCROT. Dire et ne pas dire. Paris : Hermann, 1972 (nouvelle édition 1980), p. 5
Ibid., p. 96
L’implicite et la subjectivité
120
dans l’acte même de lecture, et nous sommes convaincu que tout lecteur
réagit et répond in petto à ce qu’il lit. On sourit ou on rit intérieurement, on se
dit, « là, il exagère ! », on admire la plume enragée du polémiste. Quoi qu’il en
soit, le « coup de force » que peut représenter le présupposé est une stratégie
discursive qui existe aussi bien dans un texte écrit que dans un échange oral.
On peut considérer que l’exemple donné ci-dessus, concernant
l’accusation d’incohérence morale dans la position du parti travailliste à
l’égard des dictatures, représentait un cas de présupposition soit “ normale ”,
soit involontaire, soit encore malhonnête. On ne peut en juger de façon
définitive sans connaître les motifs de l’auteur de cet éditorial. Est-il
vraisemblable que l’éditorialiste ait réellement tenu pour acquise la
suggestion de « double standards » chez les travaillistes ?
Des distorsions dans le discours
La notion de discours tendancieux ou déformé (biased) dépend très
souvent de l’utilisation de la présupposition. C’est elle qui donne la « charge »
aux loaded ou leading questions comme celle-ci, rapportée par KerbratOrecchioni, posée par Georges Marchais lors d’un entretien télévisé avec JeanFrançois Revel, « Combien vous paye Barre pour poser de telles questions ? ».
Le Monde relate que « Tirant la conclusion de tels excès de langage, le
directeur de L’Express s’est levé et a quitté le studio » (Le Monde 16 janvier
1979 p. 40). Il n’y a guère de doute possible quant à la nature excessive des
propos du Secrétaire général du PCF, mais c’est dans le message implicite que
se trouve le présupposé offensant « M. Barre vous paye pour poser des
questions [sans doute politiquement embarrassantes] ».
Dans le discours politique on trouve souvent des questions de ce type,
notamment à la Chambre des communes où les députés ont plus souvent le
droit de poser des questions, ce droit étant considéré comme un des garants
de la démocratie, que de faire des déclarations. Par conséquent plusieurs
questions n’en sont qu’au niveau de la forme. Voici un exemple extrait de
l’ouvrage de Wilson :
« Mr Willie Hamilton : Is he [the minister] prepared to have a
look at the senseless housing policies inflicted on the people of
Glenrothes and elsewhere by the Government ?1 »
1
John WILSON. Ibid., p. 162
L’implicite et la subjectivité
121
Il n’est pas besoin d’expliciter le procédé employé, ni d’imaginer le
domaine de réponse possible pour le ministre. Il ne pouvait que nier le
présupposé, mais en même temps il devait répondre à la partie nonprésupposée de la question, c’est-à-dire réaffirmer sa volonté de suivre de
près la politique du logement du gouvernement. En d’autres termes, il devait
neutraliser le présupposé que représentent senseless et inflicted sans omettre de
répondre à la question posée, sans quoi il aurait pu donner l’impression qu’il
se désintéressait des problèmes de logement des habitants de Glenrothes.
Les débats de 1982 ne firent pas exception à cette pratique. Voici un
exemple parmi des dizaines:
« Mr Tam Dalyell (West Lothian) : As the runway at Port
Stanley has been strengthened and lengthened to take Mirages,
MIGs and Skyhawks, what are the consequences for air superiority
and what will be the next action of the task force ?1 »
En l’occurrence, rien ne permettait de confirmer que le présupposé de la
question, c’est-à-dire le fait que la piste d’atterrissage avait été renforcée et
étendue pour permettre à des chasseurs à réaction d’évoluer à partir des
Malouines, était justifié, comme le fit remarquer Mme Thatcher dans sa
réponse :
« I do not wholly accept the premises upon which the hon.
Gentleman’s question is founded. »2
Cela démontre bien qu’il est tout à fait possible de réfuter le présupposé,
peut-être d’autant plus facilement à la Chambre des communes que le débat y
est ouvertement polémique et que les leading questions y sont monnaie
courante. Toutefois l’efficacité du procédé n’est pas prouvée ; si le présupposé
est contesté, la question entière devient sans objet, et c’est précisément ce qui
arriva à l’échange cité ci-dessus. En effet, le rapport parlementaire du Times
du lendemain retranscrivait verbatim les interventions précédant et suivant
celle de M. Dalyell, ainsi que les réponses du Premier ministre, mais cet
échange au sujet de la couverture aérienne avait été supprimé3.
Avant de passer à une étude détaillée de l’une des facettes de cette crise
qui donna lieu à un grand nombre d’énoncés présupposés, signalons, en
1 The Falklands Campaign — A Digest of Debates in the House of Commons 2 April to 15 June 1982,
p. 131-132
2 Ibid.
3 Le Times, 27 avril 1982, p. 8
L’implicite et la subjectivité
122
passant, un cas intéressant où le sens implicite pouvait aller à l’encontre de
l’argument mis en œuvre par l’éditorialiste, qui de ce fait choisit explicitement
de l’annuler :
« But if this action is justified, as it is, what chance is there of
securing a satisfactory settlement that will prevent the conflict
moving on to an even more dangerous level ?1 »
En effet, le fait de pouvoir présenter une proposition sous le mode de
l’hypothétique, par le biais de if, implique que la proposition puisse ne pas
être vraie. En disant « if this action is justified », on présuppose la possibilité
qu’elle ne le soit pas. Cette interprétation possible était annulée par l’énoncé,
« as it is ».
La présentation, sous forme de présupposé, du bien-fondé des
revendications britanniques concernant la souveraineté
L’un des domaines les plus saisissants de présupposition réitérée a
concerné le bien-fondé juridique de la souveraineté britannique sur les îles
Malouines. Le Times, suivant la ligne du gouvernement, la présenta
systématiquement comme indéniable, supprimant ainsi tout doute possible à
cet égard. Cette position était considérée comme acceptée par tous, ou comme
allant de soi, et prit donc fréquemment la forme de propositions
présupposées.
Certes, il n’aurait pas été possible chaque fois de poser explicitement
cette donnée. Une fois qu’une idée peut être considérée comme acquise au
cours d’un discours, qu’il s’agisse d’un texte écrit, d’un dialogue ou de toute
autre forme de communication, il est normal qu’elle ne soit plus énoncée que
comme présupposée, puisqu’elle forme, à ce moment-là, le soubassement de
la communication, et non pas le “ nouveau ” message que l’énonciateur
construit à partir des éléments de son développement déjà installés. Toutefois,
il est important de rappeler la fonction “ langue de bois ”, le martèlement du
soubassement s’inscrivant comme un deuxième niveau de communication
comparable aux images dites “ subliminales ”. L’utilisation parfois
caricaturale de ce procédé qui caractérise la langue de bois n’est qu’un cas
extrême ; toute communication repose ainsi sur des idées, un savoir partagé,
une idéologie.
1
« Time to Take Sides », le Times, 26 avril 1982, p. 9
L’implicite et la subjectivité
123
La question de la souveraineté était l’une des questions essentielles de ce
conflit. Les experts en droit international sont parvenus — avant et après le
conflit de 1982 — à des conclusions incertaines à ce sujet. Pourtant le Times a
déclaré, et ensuite répété inlassablement, très souvent sous forme de
présupposé, que la revendication britannique concernant la souveraineté aux
Malouines était inattaquable.
Même avant l’annonce de l’invasion la souveraineté britannique était
présupposée : « The Government cannot afford to appear to be backing down
in face of a threat to British sovereignty in the Falkland Islands1. » Le
surlendemain, l’éditorial qui accueillit, à chaud, la nouvelle de l’invasion,
précisait que les îles, comme leurs habitants, étaient britanniques depuis aussi
longtemps que l’Argentine était un État indépendant. L’éditorialiste parlait,
déjà sous forme de présupposé, du viol, ou du rapt, des Malouines : « For the
Russians to help Argentina get way with the rape of the Falkland Islands
would be no more than tit for tat2 ».
Le lundi, l’éditorialiste écrivit une nouvelle fois pour cerner les enjeux
de la crise. Il fit écho aux déclarations du Premier ministre concernant le statut
juridique de l’archipel et de ses habitants :
« As the Prime Minister said in the Commons on Saturday,
the Falkland Islands are British territory, inhabited by British
citizens3. »
L’objectif principal, selon l’éditorialiste, était de restaurer la souveraineté
britannique et de rendre aux habitants la liberté de disposer d’eux-mêmes.
« The objective therefore is the restoration of British
sovereignty over the Falklands and the freedom for the Falklanders
to choose what they want to do with their lives4. »
Une nouvelle fois la souveraineté britannique était présentée comme allant de
soi, la proposition portant sur la restauration de la souveraineté, et non pas
1
« We don’t have the ships, but by jingo … », le Times, 1 avril 1982, p. 11
« Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7
3 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9. En fait, le Premier ministre
n’avait pas affirmé que les habitants des îles étaient des citoyens britanniques, mais avait
simplement déclaré : « Nor do we have any doubt about the unequivocal wishes of the
Falkland Islanders, who are British in stock and tradition, and they wish to remain British in
allegiance. ». Official Report, House of Commons, 3 avril 1982, cols. 633-634
4 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
2
L’implicite et la subjectivité
124
sur son bien-fondé. Ce principe fut maintes fois réitéré, comme en témoignent
les quelques exemples ci-dessous :
« What are the terms we wish to impose? They are no more
and no less than the evacuation of Argentine troops from the
Falklands and the restoration of British sovereignty and
administration there1. »
« … there is clearly some readiness to contemplate an interim
administration shared with the United States and perhaps some
commissioner from Argentina, though all under a restored British
sovereignty2. »
« … the original British objective was not only to undo the
aggression and restore British sovereignty; it was also to restore
British administration3 .»
« Britain has set out to undo the seizure, restore British
sovereignty and administration, and therefore give the islanders
the freedom to decide on their own future4. »
La souveraineté britannique coulait donc de source ; faisant écho au
Dr Owen du SDP, le Times affirma même que cette souveraineté n’avait
jamais été contestée :
« As Dr. Owen pointed out yesterday, Britain's legal
sovereignty over the Falklands was never in dispute ; it was only to
achieve security for the Falklanders that British governments had
found it necessary to talk to Buenos Aires in the first place5. »
Cette affirmation paraît tout à fait étonnante, puisque dès le début de la crise,
juste avant l’invasion, le journal avait fait allusion aux revendications
argentines sur la souveraineté de l’archipel6. Enfin, voici un extrait des
éditoriaux qui mérite une attention toute particulière :
« It is not necessary to go into copious legal detail to establish
that Britain's title to sovereignty over the Falkland Islands was
absolutely lawful at the time it was originally established and whatever new circumstances now apply - that is still the legal basis
on which sovereignty is assessed7. »
1
« A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 11
« In Freedom’s Cause », le Times, 15 avril 1982, p. 11
3 « Falklanders Have Rights », le Times, 17 mai 1982, p. 11
4 « The Reckoning », le Times, 21 mai 1982, p. 13
5 « In Freedom’s Cause », le Times, 15 avril 1982, p. 11
6 « Naked Aggression », le Times, 1 avril 1982, p. 11
7 « First Principles First », le Times, 21 April 1982, p. 13
2
L’implicite et la subjectivité
125
Il semblerait que l’éditorialiste aurait mieux fait d’étudier lui-même le
détail juridique entourant l’affaire. Si, jusqu’en 1933, les principaux textes
affirmant la souveraineté britannique sur les Malouines mettaient
effectivement l’accent sur le caractère légal de son occupation en 1833, cette
justification fut progressivement abandonnée en faveur du concept de
« prescription ». La Grande-Bretagne pouvait faire état d’une longue période
d’occupation incontestée et pacifique. C’est ce concept qui était invoqué par
les documents britanniques officiels, notamment dans la brochure intitulée
The Falkland Islands. The Facts de 1982, mais également dans d’autres
documents antérieurs. C’est également l’avis de Mme Thatcher elle-même,
ainsi qu’elle l’exprime, avec plus de onze ans de recul, dans son
autobiographie :
« Since 1833 there has been a continuous and peaceful British
presence on the islands. Britain’s legal claim in the present day
rests upon that fact, and on the desire of the settled population —
which is entirely of British stock — to remain British1. »
Au-delà de l’erreur, ou du moins de l’incertitude, entourant la base
juridique des revendications britanniques, il convient de noter le ton
extrêmement condescendant de l’éditorial. Par ailleurs, le bien-fondé de la
revendication britannique n’est pas l’objet manifeste de l’énoncé, mais il est
présenté comme allant de soi par le biais d’une forme présupposée : ce n’était
pas la proposition « Britain's title to sovereignty … was absolutely lawful … »
elle-même qui était explicitement mise au premier plan, mais plutôt son
caractère évident.
Le Times ne se contentait pas de faire référence aux droits britanniques ;
il s’employait également à invalider la position argentine, d’une façon très
péremptoire :
« There is no basis in law for Argentina’s claim to the
Falklands. The first government in Buenos Aires which Britain
recognized in 1825 itself recognized this fact as early as 1830. That
the claim has recurred has been a reflection of the Argentine
government’s inability to satisfy people without creating fantasies
and distractions for them2. »
En d’autres termes, la revendication argentine à la souveraineté sur les
Malvinas relevait, aux yeux de l’éditorialiste, du fantasme, né d’un
1
2
Margaret THATCHER. The Downing Street Years. Londres : Harper Collins, 1993, p. 174
« We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
L’implicite et la subjectivité
126
attachement sentimental à ces territoires auquel le Times reconnaissait une
force politique puissante. Mais les Britanniques n’étaient pas moins attachés à
leurs compatriotes falklandais, affirmait le journal, encore une fois de façon
présupposée :
« This readiness to negotiate such sensitive matters [ as
sovereignty ] with a dictatorship no doubt tempted the Junta into
thinking that our hearts did not lie very strongly with the
Falklanders. It is late to prove them wrong, but not too late1. »
Si « our » renvoyait à l’ensemble des Britanniques, la proposition présupposée
« our hearts lay very strongly with the Falklanders » ne résiste pas à l’épreuve
des faits : beaucoup de Britanniques ignoraient tout de ces insulaires de
l’Atlantique Sud.
Pourrait-on accuser le Times de malhonnêteté dans la façon dont il
présenta la question de la souveraineté ? En d’autres termes, le recours à la
présupposition, qui suppose l’adhésion du lecteur à la proposition ainsi
rejetée au deuxième plan, se justifiait-il ? Bien sûr, on ne peut savoir quels
étaient les véritables motifs de l’éditorialiste. Toutefois, il est vraisemblable
qu’il se fia à la version officielle des faits, sans laisser de place au doute. Selon
la doctrine officielle, les quelques ouvrages qui tendaient à donner raison à
l’Argentine, notamment celui de Julius Goebel2, un juriste américain,
donnaient une vision partiale de la question3.
Il est néanmoins frappant de constater la régularité avec laquelle cette
version est affirmée, toujours au second plan. Pourquoi la répéter si souvent,
si elle était si manifestement vraie ? La répétition même du procédé montre la
fragilité du présupposé. Cela tenait presque de la méthode Coué ; à force de
répétition, on peut finir par se convaincre.
1
Ibid.
Julius GOEBEL. The Struggle for the Falkland Islands; a study in legal and diplomatic history. Port
Washington N.Y. : Kennikat Pres, 1971
3 voir le Sunday Times, 20 juin 1982
2
L’implicite et la subjectivité
127
Référence et subjectivité
Les pronoms
De tous les phénomènes relevant de la référence, nous avons choisi de
nous limiter aux pronoms, dont l’utilisation fournit des indices précieux sur le
degré de subjectivité. On pourrait presque établir une échelle de subjectivité
qui s’échelonnerait du « moi-je » de Raymond Queneau jusqu’au discours
historique ou scientifique, dans lequel les pronoms personnels sont
partiellement ou complètement évacués. Cependant, il ne suffit pas de
compter les occurrences des différents pronoms pour en rendre compte.
Certains pronoms, en particulier ceux de la première personne du pluriel (we,
us, ourselves), ainsi que les formes possessives correspondantes (our, ours),
méritent une étude détaillée.
I / me / my / mine
Tout d’abord il convient d’observer l’absence totale, dans les éditoriaux,
de pronoms de la première personne du singulier, en dehors de quelques
citations. Cela n’est guère surprenant, puisque l’identité de l’individu
responsable de l’article n’est pas prééminente ; les éditoriaux ne sont pas
signés et se rangent sous l’enseigne du journal. Une subjectivité apparente
matérialisée par l’usage de I, me, my ou mine n’aurait donc pas été conforme à
cette situation d’énonciation. Il en allait de même dans les articles
d’information.
L’exception la plus notable à cet usage a concerné les dépêches des
correspondants de guerre. Cette particularité tenait au rôle même joué par ces
envoyés spéciaux. En effet, leur véritable mission ne fut pas tant de découvrir
et de publier le déroulement des événements, leurs confrères à Londres étant
souvent mieux placés pour le faire, grâce à la structure de diffusion des
informations officielles, mais de servir de témoins oculaires, confirmant ainsi
les faits rendus publics par les déclarations officielles, et leur donnant
l’épaisseur de l’expérience directe. Contrairement à leur pratique habituelle,
la plupart des journalistes ne se contentèrent donc pas de la troisième
personne, qui convient au récit historique, mais indiquèrent, par le biais de la
première personne du singulier, qu’ils avaient assisté aux événements qu’ils
rapportaient.
L’implicite et la subjectivité
128
D’ailleurs, la phrase la plus célèbre produite par un correspondant de
guerre, prononcée par le journaliste de la BBC, Brian Hanrahan, était formulée
à la première personne du singulier. Hanrahan décrivait le retour des avions
Harrier partis effectuer des raids contre les pistes d’aviation. Il avait reçu la
consigne de ne pas préciser le nombre d’avions y ayant participé, et dit : « I
counted them all out, and I counted them all back ». Sans la marque explicite
du témoignage direct, cette phrase n’aurait certainement pas eu le même
impact : « All the planes returned safely ».
Dans les dépêches publiées par le Times, ce ne fut pas la règle
systématique, mais le cas fut suffisamment fréquent pour que nous en
fassions état. Quelques exemples serviront à mieux appréhender les
conditions d’utilisation de la première personne du singulier :
« Late one night, I witnessed the shadowy Special Boat
Section setting up … an operation1. »
« I have seen two Argentine armies in action …the regular
troops … include deadly and determined snipers, one of whom
pinned down a force I was with for several hours … I experienced
both types of Argentine soldier in the storming of
Longdon … Weapons I saw were poorly maintained …2 »
Enfin, la première personne du singulier apparut régulièrement dans le
courrier des lecteurs, soulignant ainsi le fait qu’il s’agissait de contributions
personnelles.
1
2
Charles LAURENCE. le Times, 12 juin 1982, p. 5
Leslie DOWD (Reuters), le Times, 15 juin 1982, p. 4
L’implicite et la subjectivité
129
We / us / our / ours / ourselves
Comme nous l’avons indiqué au cours de notre deuxième partie, le
thème de l’unité nationale fut largement présent dans les colonnes du Times,
ce qui n’est guère surprenant d’ailleurs, tout conflit renforçant la tendance à la
représentation du monde divisé en « nous » et « eux ». Ce phénomène,
observable donc dans toute guerre, peut paraître encore plus frappant dans
un conflit comme celui des îles Malouines dans lequel les enjeux économiques
et stratégiques n’étaient pas des plus vitaux. Dans un pareil cas, le sentiment
national de part et d’autre devient presque le seul motif du la lutte ; tout au
moins est-ce ainsi que le présente l’historien Eric Hobsbawm dans son livre
sur les nations et les nationalismes contemporains :
« … where ideologies are in conflict, the appeal to the
imagined community of the nation appears to have defeated all
challengers. What else but the solidarity of an imaginary ‘us’
against a symbolic ‘them’ would have launched Argentina and
Britain into a crazy war for some South Atlantic bog and rough
pasture?1 »
Ces deux pronoms, ainsi que les formes possessives correspondantes,
ont par conséquent fait l’objet d’une analyse détaillée.
Le pronom « nous » mérite une réflexion particulière. On peut, à
première vue, le considérer comme le simple pluriel de la première personne,
comme nous y invite sa description conventionnelle grammaticale. Pourtant il
est clair que « nous » n’est pas un simple « je » pluralisé, comme le remarque
Benveniste dans Problèmes de linguistique générale2. Il observe que les mots
pour « je » et « nous » sont généralement différents dans les différentes
langues du monde, et donc « je » n’accepte pas les règles habituelles de la
pluralisation (comme c’est le cas pour la troisième personne en français, « il »
devenant tout simplement « ils » et « elle », « elles »). On comprend d’ailleurs
qu’il en soit ainsi. « je », c’est « moi qui parle ». Le pronom « nous » ne peut
pas se réduire à « moi qui parle » + « moi qui parle » + « moi qui parle » …
sauf dans les cas limites, somme toute assez rares, d’une rédaction collective,
comme par exemple un manifeste politique, ou du chœur d’une tragédie
grecque.
1 Eric HOBSBAWM. Nations and Nationalism since 1780: Programme, Myth, Reality. Cambridge :
Cambridge University Press, 1990, p. 163
2 Émile BENVENISTE. Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1966, p. 233
L’implicite et la subjectivité
130
« Nous », dans tous les autres cas, correspond à « je » + « non-je ». En
revanche, puisque « non-je » peut correspondre à la deuxième personne « tu »
ou « vous » aussi bien qu’à la troisième personne, ou encore à un mélange des
deux, il doit y avoir au moins deux types de « nous », couramment appelés
« inclusif » et « exclusif ». Le « nous » inclusif correspond à « moi + vous »,
l’« exclusif » à « moi + eux ». Cette distinction n’est pas totalement
satisfaisante, toujours selon Benveniste, car il y a une autre dimension au
« nous » :
« Ce ‘ nous ’ est autre chose qu’une jonction d’éléments
indéfinissables; la prédominance de ‘ je ’ y est très forte, au point
que, dans certaines conditions, ce pluriel peut tenir lieu du
singulier. La raison en est que ce ‘ nous ’ n’est pas un ‘ je ’ quantifié
ou multiplié, c’est un ‘ je ’ dilaté au-delà de la personne stricte, à la
fois accru et de contours vagues. De là viennent en dehors du
pluriel ordinaire deux emplois opposés, non contradictoires. D’une
part, le ‘ je ’ s’amplifie par ‘ nous ’ en une personne plus massive,
plus solennelle et moins définie ; c’est le ‘ nous ’ de majesté.
D’autre part, l’emploi de ‘ nous ’ estompe l’affirmation trop
tranchée de ‘ je ’ dans une expression plus large et diffuse : c’est le
‘ nous ’ d’auteur ou d’orateur1. »
Pour ce qui est de notre corpus, il contient de multiples types de we et
our / ours /ourselves. Les éditoriaux du Times, ainsi que ceux de beaucoup
d’autres journaux, représentent un exemple assez frappant du phénomène
relativement rare de rédaction collective. Ils ne sont pas signés, et sont censés
représenter la « ligne » du journal par rapport à l’actualité. Ils sont, pour le
Times, véritablement collectifs, puisque le sujet, ainsi que la teneur générale de
l’opinion à exprimer, sont décidés au cours de réunions de l’équipe des
rédacteurs d’éditoriaux, même si la rédaction de l’article lui-même est confiée
à un individu (dont le texte peut être modifié, notamment par le rédacteur en
chef ).
Cependant ce we est loin d’être le plus répandu. Celui de « We are All
Falklanders Now » ne peut pas se borner à l’équipe rédactionnelle. Il semble
clair que ce we désignait le peuple britannique tout entier. On trouve parfois
des we au sens moins large, qui semblent se limiter aux classes dirigeantes, ou
à l’Establishment. On assiste même parfois à des glissements hautement
significatifs entre différents types de we.
1Ibid,
p. 234-5
L’implicite et la subjectivité
131
On notera que le terme « our people », utilisé à plusieurs reprises pour
qualifier les Falklandais, peut dénoter un rapport beaucoup plus complexe
que celui d’une appartenance commune à une même entité, une même nation.
Dans un sens, « our people » s’utiliserait de la même façon que « nos
concitoyens » en français. Mais on peut aussi imaginer un grand
administrateur parlant de « our people » comme en français on parlerait de
« nos gens », impliquant ainsi un rapport hiérarchique. Il y a dans le choix de
ce terme une ambiguïté linguistique qui n’est que le reflet de l’ambiguïté plus
générale qui flottait sur toute la question de la « britannicité » des îles et de
leurs habitants, et sur le degré d’autonomie qu’il convenait de donner à
diverses composantes du peuple britannique.
we — le peuple britannique tout entier
La nature même du we indifférencié de l’anglais, qui de ce point de vuelà se comporte comme le « nous » du français, fait qu’il n’est pas toujours
facile de l’interpréter avec certitude. On peut même se demander si les
éditorialistes ne profitent pas à l’occasion de cette ambiguïté —
éventuellement de façon inconsciente. Au début de la crise, we, c’est le pays
entier. La première occurrence de we dans l’éditorial « Naked Aggression »
qui fit immédiatement suite à l’annonce de l’invasion argentine en était un
bon exemple :
« Our capacity for resistance in the South Atlantic may not be
perfect. We no longer “ rule the waves ”. But we still have one of
the world's more powerful navies, including a number of nuclearpowered submarines1. »
Ce we, comme le suggère implicitement la référence à la chanson
patriotique Rule, Britannia!, c’est Britannia. Deux jours plus tard la situation
était un peu plus compliquée. L’éditorial “ historique ” « We are All
Falklanders Now », qui invitait tous les Britanniques à se sentir concernés par
le sort des Falklandais, appelait à la réflexion. Il fallait garder son sang-froid
pour bien analyser le problème :
« It is important to have these strategic principles in mind
when we come to focus on the Falkland Islands affair after a
weekend when emotions have quite naturally been at their height
in reaction to the aggression of last Friday. Emotion is no sound
basis for successful strategic thinking. If we are to prevail with our
1
« Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7
L’implicite et la subjectivité
132
political objectives we must have both the wisdom to identify
them, a variety of means to achieve them, and the will to choose
the right means and to live with the consequences. »
Il semble que l’auteur de l’article n’ait pas été hors d’atteinte du courant
d’émotion contre lequel il « nous » prévenait. (On peut d’ailleurs plaider
l’émotion comme circonstance atténuante expliquant l’inhabituel défaut de
rigueur grammaticale de « both the wisdom … , a variety of means … , and
the will … », soit trois choses, ce qui fait une de trop pour « both »). Qui est ce
« nous » qui doit porter son regard sur la question des Malouines ? Il pourrait
s’agir d’un simple « nous » d’auteur, d’un « nous » de rédaction collective, ou
encore, et c’est la solution qui semble la plus vraisemblable, d’un « nous » qui
inclut l’équipe rédactionnelle ainsi que les lecteurs avisés du Times. En est-il
de même du « nous » qui cherchait à réaliser ses objectifs politiques ? Ce
« nous » pouvait signifier le peuple, la classe dirigeante, « nous » les
intellectuels susceptibles d’avoir la sagesse nécessaire pour identifier les
véritables enjeux … Il est bien difficile de répondre de façon certaine. En
revanche, le we suivant, que l’on retrouve quelques lignes plus loin, renvoyait
clairement au peuple britannique entier : « … in 1939, we stood by Poland and
went to war. » Il fait appel à l’Histoire, aux sentiments d’une guerre dont on a
pu dire que c’était « la guerre du peuple » (The People’s War). C’est la GrandeBretagne « éternelle » dans son incarnation de 1982 qui devait se montrer à la
hauteur face à la menace d’une dictature, et une dictature qui menaçait
« nos » intérêts. Le caractère « pan-britannique » de l’appel devenait plus clair
encore vers la fin de l’éditorial : « We are an island race, and the focus of
attack is one of our islands, inhabited by our islanders. » L’éditorialiste avait
déjà exprimé l’horreur qu’il ressentait de voir l’Argentine menacer tout un
peuple d’îliens, les Falklandais, du sort des desaparecidos : « it intends to make
a whole island people — the Falklanders — disappear ».
On pourrait s’attarder quelques instants sur le jeu complexe
d’appartenance qui se noue dans ces lignes. En effet, il y a quelque chose de
contradictoire dans le fait de définir les Falklandais comme un peuple, alors
que l’éditorialiste précise qu’ils appartenaient à cette race insulaire que
constituait le peuple britannique ? Il y a une certaine ambiguïté dans ces
propos. Si les Falklandais étaient des Britanniques au même titre que les
autres représentants de cette espèce insulaire, pouvaient-ils constituer un
peuple à eux seuls ? Cette ambiguïté ne reflète-t-elle pas une caractéristique
assez fondamentale de cette guerre coloniale très particulière? La population
L’implicite et la subjectivité
133
coloniale ne dominait aucune population colonisée1, et restait culturellement
(et ethniquement) très proche du pays colonisateur. Mais en même temps elle
était très marquée par un mode de vie, une identité propres.
Néanmoins, dans la vaste majorité des cas, we et our se réfèrent à la
nation. Par exemple, dans la phrase suivante, on pourrait substituer our à
« Britain’s » et vice-versa
« It is part of Britain's case in the present conflict that she is
upholding democratic and civilized standards against a ruthless
military dictatorship, and therefore our natural instinct is to want
to help the Swedes as far as we can [dans leur tentative
d’apprendre la vérité sur les citoyens Suédois qui auraient été
torturés et assassinés par le Commandant Astiz, capturé lors de la
reprise de la Géorgie du Sud]2. »
Lorsque we et our ne se réfèrent pas nettement au pays entier, ils
signifient ses représentants. C’est du moins l’interprétation que nous pouvons
faire de la phrase suivante :
« The tone of voice with which we speak to each other in our
deliberations, and, by extension, the tone of voice which we adopt
when speaking to our adversary and to the world at large, will be
an increasingly important expression of our quiet but resolute
approach to matters which will elsewhere provoke much shouting
and violent eruptions3. »
Il est légitime de se demander si on n’abusait pas, parfois, de ce pouvoir
intégrateur de we. La rédaction des articles du Times laissait entendre que le
peuple britannique entier partageait tous les points de vue du gouvernement,
avec de nombreuses phrases telles que :
« What are the terms we wish to impose? They are no more
and no less than the evacuation of Argentine troops from the
Falklands and the restoration of British sovereignty and
administration there4. »
ou encore :
« There are some who think that should automatically apply
to the present circumstances ; that we must engage the Argentine
1Bien que certains aient pu dire que les ouvriers agricoles Falklandais auraient été mieux
traités s’ils avaient été noirs, dans quel cas leur statut de colonisés aurait été plus clairement
reconnu … Voir le chapitre « Les Falklandais ».
2« Protecting Prisoners’ Rights », le Times, 11 mai 1982, p. 13
3« Will the Soviets slip in ? », le Times, 4 mai 1982, p. 9
4« Warning: Trespass at Your Own Risk », le Times, 10 avril 1982, p. 9
L’implicite et la subjectivité
134
Navy in battle. We may have to ; and we are prepared to do so
successfully1. »
Le lien qui relie le gouvernement à ce we est clairement indiqué lorsque
l’éditorialiste rappelle :
« Parliament, on our behalf on April 3, chose to combat
evil2. »
Ce we ne laissait guère de place à des opinions divergentes, ce qui était
parfaitement cohérent avec le thème de l’unité nationale que développait
l’éditorialiste.
Parfois we renvoie explicitement au gouvernement ou à la classe
dirigeante. Sinon, comment expliquer cette phrase : « In doing all we can to
evict them [the Argentines] from British territory, the Government must not,
and need not, seek a wider war3. » Dans cette phrase, stricto sensu,
« we » réfère cataphoriquement à « the Government ». Il s’agit sans doute
d’un raccourci, mais d’un raccourci révélateur, signifiant une identification
totale avec le gouvernement.
We pouvait désigner des entités différentes, comme c’était le cas dans le
passage suivant :
« In the course of defending our zone we have inflicted
casualties against our attackers, and suffered them. Suddenly, the
whole atmosphere of the crisis has changed. The flag waving and
the fanfare are no longer part of the fun. It is a sad reflection on the
television age that violence of all kinds assumes a kind of
plasticity - an unrealness - which tends to immunise us from the
idea of violence …. »
Le we qui avait subi ces pertes, c’était bien évidemment les forces armées
britanniques. Considérant qu’ils agissaient au nom du peuple britannique
l’éditorialiste s’est servi d’un we inclusif. Mais ce furent des militaires qui
étaient morts ou avaient été blessés, et non l’éditorialiste ou la majorité de ses
lecteurs. En revanche, le us qui avait été immunisé contre la violence par la
télévision ne comprenait sans doute pas les militaires. Ceux-ci connaissaient
l’Irlande du Nord, et pouvaient certainement avoir une autre idée des réalités
du combat que le public.
1“
A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 11
The Still Small Voice of Truth », le Times, 20 mai 1982, p. 15
3« No Wider War », le Times, 8 mai 1982, p. 9
2«
L’implicite et la subjectivité
135
Cette citation provient d’un article écrit à la suite d’un des moments
cruciaux du conflit : la destruction du HMS Sheffield et la mort de marins
britanniques qui avaient ébranlé la résolution du gouvernement, des
Britanniques et de leurs médias. L’image — puissante, au demeurant — des
corps mutilés flottant à la merci d’une mer déchaînée et glacée traduit le
désarroi provoqué par ce rude rappel de la réalité de la guerre. L’éditorialiste
lui-même révèle ses cauchemars, et regrette le « fun » (un mot assez
révélateur) de la « drôle de guerre ». C’était donc un moment
particulièrement difficile, où l’éditorialiste semblait s’employer à resserrer les
liens de l’unité nationale. Le we n’en devenait que plus important.
Il peut arriver que « we » n’inclue pas le public, mais au contraire
renvoie à un ensemble non précisé, une élite, vraisemblablement l’équipe
rédactionnelle ou encore, de façon très vague, l’Establishment, ou
l’intelligentsia. L’exemple suivant est assez frappant en ce que le we / our
semble osciller entre différents référents. L’éditorialiste citait Belloc, qui avait
souligné l’ignorance des Britanniques à l’égard de l’Amérique latine :
« Our atlases are now open at the South American page. But it
remains still doubtful whether many of our fellow citizens know
much of the countries named by Belloc. The few who know the
geography tend to think that the nations concerned are crushed
into the ground by military dictators and their brutal barefeet
soldiery.
Few of us appreciate the promise and diversity of the great
green continent. When President Belaunde recently brought back
democracy to Peru, he made few headlines in the great newspapers
of the West. The seriousness of contributions to art by Latin
Americans - particularly novelists - is recognised only by
cognoscenti … A starting point must be made, however, for the
future. That should be in the way Britain looks at the South
American continent. We must correct a certain historical
insensitivity which has crept into this perspective1. »
En attirant l’attention sur la méconnaissance des Britanniques (« nos
concitoyens ») à propos de la géopolitique du continent sud-américain,
l’article semblait néanmoins sous-entendre que les connaissances de l’équipe
rédactionnelle du Times, associée à ses lecteurs, étaient plus approfondies.
Ensuite il constate que peu de Britanniques (« few of us ») connaissaient
profondément l’Amérique latine. Il incombait donc à un troisième we, qui
1«
The Anglo-Latin Gulf », le Times, 1 juin 1982, p. 15
L’implicite et la subjectivité
136
renvoyait à une autre entité, la communauté des intellectuels, de corriger ces
erreurs de perspective.
Ailleurs, we désignait très explicitement le Times, comme par exemple
dans la phrase « The interview with General Galtieri which we publish today
provides a most eloquent illustration of this attitude1. » Parfois même il y
avait un certain glissement, entre le we d’auteur et le we plus inclusif :
« We have many times said that we have no quarrel with the
Argentine people, and that we are limiting our actions against
them to what is strictly necessary for the recovery of the Falkland
Islands2. »
Il est clair que les trois we ne peuvent avoir exactement le même référent.
La fin du conflit permit à de nombreux commentateurs de déceler un
nouvel esprit chez les Britanniques, le Falklands Factor. Ce prolongement de
l’union sacrée d’un pays confronté à la guerre devait se traduire par un we
très nettement inclusif. Ce fut en effet le cas dans l’éditorial qui fit le bilan à la
fin du conflit, « Strategy in a Silver Sea » (dont le titre même, par sa référence
à un passage patriotique de Shakespeare, devait déjà donner le ton). Voici
comment celui-ci présente ce « facteur » :
« […] The Falklands factor, which will inevitably not feature
in any of these operational calculations but which is nevertheless
the most important one of all, is that when the fleet sailed it seemed
such a natural thing to the great majority of British citizens.
Somewhere deep in the collective subconscious lay an
understanding that we are an island people who, when threatened,
have to look to the sea not just to locate the threat but to discover
the instrument of our own security. We have the sea around us,
and we have to have a navy for all seasons and for all seas. […]3 »
Pour clore cette réflexion, signalons un phénomène a priori assez
inattendu. A deux reprises au moins, us indique la Grande-Bretagne et
l’Argentine. Cependant dans les trois cas il s’agit d’un us qui semble exclure
plus ou moins explicitement la Junte :
« However, it has been a peacefully recognised dispute
between us for long enough, before the Junta, in its desperation,
brought us to blows4. »
1«
Voice of the Conquistador », le Times, 12 juin 1982, p. 13
A Sense of Proportion », le Times, 18 mai 1982, p. 15
3« Strategy in a Silver Sea », le Times, 21 juin 1982, p. 11
4“ The Anglo-Latin Gulf », le Times, 1 juin 1982, p. 15
2“
L’implicite et la subjectivité
137
« It is a retreat that we seek and not an annihilation. It is a
retreat from the Falklands and the restoration of relations with
Argentina based on mutual respect for international law and a
recognition that force should not be used to resolve the historical
dispute between us [ … ]1. »
« If magnanimity is required it should be in saying little and
in putting this past episode behind us as soon as Argentina is
prepared to resume relations on a peaceful basis2. »
Ces citations proviennent d’articles écrits alors que la fin du conflit
semblait imminente et que, par conséquent, il convenait de réfléchir sur la
conduite à tenir dans la perspective d’une victoire proche. L’espoir d’un
accord entre la Grande-Bretagne et l’Argentine, une fois le différend réglé,
expliquait sans doute ce “ rapprochement pronominal ”.
we chez les correspondants de guerre
Les journalistes britanniques embarqués avec la force d’intervention
navale, et, par la suite, rattachés aux unités d’infanterie sur les îles Malouines,
ont souvent fait état du sentiment de communauté qui les envahissait à
mesure que les combats progressaient. Au début des hostilités, ils
partageaient les dangers des attaques aériennes, et, arrivés sur le terre ferme,
ils furent parfois exposés aux mêmes obus que les militaires qu’ils
accompagnaient. Ces sentiments de partage et d’appartenance se traduisirent
tout naturellement par le choix de la première personne du pluriel.
Par exemple, Gareth Parry, du Guardian, expliquait comment les
correspondants de guerre adoptaient le we = ( je + les forces britanniques ) :
« I noticed … that I began by saying “the British” and within
a few weeks I was writing « us » or « we » …3 »
et le journaliste de la BBC Robert Fox confirmait cette tendance :
« … after a thing like Goose Green it was just “we” all the
way through. It was “we, our group”, you know, I mean, it wasn’t
“we, Britain” … it was “we, the soldiers”, “we, that group of
people immediately in my earshot”4. »
1«
A Test of Generalship », le Times, 3 juin 1982, p. 13
A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11
3 David MORRISON & Howard TUMBER. Journalists at War. Londres : Sage, 1988, p. 99
4 Ibid. p. 107
2«
L’implicite et la subjectivité
138
Son premier compte rendu de la bataille illustrait parfaitement cette
utilisation des pronoms. Décrivant l’avance du bataillon qui réalisa l’attaque
et auquel il était rattaché, le 2ème Parachutiste, M. Fox privilégiait la troisième
personne, mais lorsqu’il rapportait les expériences que lui-même et ses voisins
immédiats avaient vécues, il passait à la première personne du pluriel. Il est
vrai qu’il n’était pas acteur, même s’il subissait le feu de l’ennemi. Par
conséquent, l’attaque était menée par une entité qui l’excluait, et qu’il
désignait par they, alors qu’il ne pouvait, sans doute à grand regret, se
soustraire aux balles et aux obus :
« The attack began under Naval gunfire and shells lit the sky
as the paras moved forward.
But in the daylight they were on their own, covered only by
guns and mortars. The enemy were falling back slowly … time and
again we were pinned down by mortars and fire from anti-aircraft
guns. I was with the battalion headquarters and, if we were within
10 feet of death from shrapnel once, we were there 40 times1. »
You / your / yours
Les formes de la deuxième personne sont pratiquement absentes des
éditoriaux. Le Times ne s’adressait pas directement à ses lecteurs comme
peuvent le faire, à l’occasion, les journaux populaires. En dehors de la
première phrase citée ci-dessous, où d’ailleurs on se serait peut-être attendu
plutôt à one, les occurrences de you et your se trouvent toutes dans des
énoncés proches du proverbe. Le parallèle établi entre l’envahisseur Argentin
et un cambrioleur est frappant à cet égard. Le you semble bien à sa place ici
dans une comparaison très concrète où le niveau de langue un peu recherché
de one aurait déparé. Il est intéressant de constater qu’environ la moitié des
passages utilisant you sont des titres, parmi lesquels deux d’entr’eux
représentaient des références culturelles.
1° « Diplomacy must be given a chance and it is always important in
strategy to leave your adversary room to retreat, if retreat rather
than annihilation is what you seek. It is a retreat that we seek. »
(« We are all Falklanders Now »)
2° « When the profession fails, you have to come to the rescue", said
Talleyrand to Marshal Ney. » (« A Moral for Mr Haig »)
3° « IF YOU LIVE BY THE SWORD » (titre de l’éditorial)
4° « YOU CANNOT JOKE WITH WAR » (titre de l’éditorial)
1
Robert FOX, le Times, 31 mai 1982, p. 5
L’implicite et la subjectivité
139
5° « Mr Heath told the House that the Junta should be left with a way
out, such as Kennedy left Kruschev, who sensibly took one during
the Cuba crisis. Yes: when you surprise a burglar in the house, you
should show him the door. You do not have to give him the title
deeds as well ». (« Contest of Wills »)
6° « WARNING : TRESPASS AT YOUR OWN RISK » (titre de l’éditorial)
7° « And I know the place he lives (or at least - I think I do)
It is Ecuador, Brazil or Chili (sic) - possibly Peru;
You must find it in the Atlas - if you can. » (une citation d’Hilaire Belloc)
La troisième personne
Il y a bien évidemment de nombreuses occurrences de ces pronoms,
mais peu de cas bien significatifs pour notre étude. Deux aspects de
l’utilisation des pronoms de la troisième personne au singulier nous ont
néanmoins frappé.
Tout d’abord il convient de rappeler que l’anglais peut utiliser « she »
et « it » de façon plus ou moins interchangeable pour désigner un pays. Le
Times aurait très bien pu établir une distinction entre la Grande-Bretagne et
les autres pays du monde, notamment l’Argentine. Il n’en fut rien, et on
trouve même « she » pour l’Argentine et « it » pour la Grande-Bretagne. Il
semblerait que l’usage en la matière ait dépendu davantage des préférences
des différents auteurs d’éditoriaux plutôt que d’un choix systématique.
Dans les articles d’information, la troisième personne trouvait tout à fait
naturellement sa place, même si ce choix déplut à un certain nombre de
conservateurs, qui auraient préféré que les journalistes prennent plus
nettement fait et cause pour leur pays :
« I also became very unhappy at the attempted ‘evenhandedness’ of some of the comment, and the chilling use of the
third-person — talk of ‘the British’ and ‘the Argentinians’ on our
news programmes1. »
Références à de tierces personnes
La plupart des références à de tierces personnes n’appellent aucune
remarque particulière. Toutefois, un exemple paraît significatif. L’éditorialiste
savait, à l’occasion, ériger une distinction explicite entre d’une part lui-même,
l’équipe rédactionnelle, et tout autre ensemble ou élite les comprenant, et
1
Margaret THATCHER. op. cit., p. 181
L’implicite et la subjectivité
140
d’autre part le grand public. Prenons, par exemple, cette mise en garde
critique de la façon dont les Britanniques avaient perdu le sens du sacrifice
nécessaire à la défense des valeurs démocratiques :
« There is a sense in which the age of deterrence and the
abolition of conscription have deprived the British people of the
means to understand the facts of their own security. Deterrence is
not a state of affairs which can be secured on the cheap ; and the
cost cannot just be financial. Yet for 25 years the British people
have been lulled by their leaders into willing the ends of
deterrence - peace - without willing the means, which are a
continuous involvement in, and possible sacrifice for, the cause of
peace1. »
Il serait difficile de penser que l’éditorialiste se comptait parmi ceux qui
s’étaient ainsi laissé bercer par de telles illusions. Rappelons que le retour à la
conscription était un des chevaux de bataille de Charles Douglas-Home, le
rédacteur en chef du journal.2
La modalité
La modalité est un terme qui mérite d’être défini, tant les utilisations
peuvent en être variées. Benveniste en donne la définition suivante :
« Nous entendons par modalité une assertion complémentaire
portant sur l’énoncé d’une relation. En tant que catégorie logique,
la modalité comprend 1° la possibilité, 2° l’impossibilité, 3° la
nécessité. Ces trois « modes » n’en font que deux au point de vue
linguistique, du fait que l’impossibilité n’a pas d’expression
distincte, et s’exprime par la négation de la possibilité. Ainsi
possibilité et nécessité sont deux modalités primordiales3. ”
La modalité est l’un des processus par lesquels l’énonciateur indique sa
propre position (subjective) par rapport au contenu de son énoncé.
Il convient de bien distinguer les auxiliaires modaux utilisés avec une
valeur épistémique ou logique, de ceux utilisés dans un énoncé déontique. En
d’autres termes, il faut différencier les modaux qui expriment une
1«
Willing the Means », le Times, 6 mai 1982, p. 13
Harold EVANS. Good Times, Bad Times. Londres : Weidenfeld & Nicolson, 1983, p. 232
3 Émile BENVENISTE. « Structure des relations d’auxiliarité », Problèmes de linguistique
générale, Tome II. Paris : Gallimard, 1974, pp 187-8
2
L’implicite et la subjectivité
141
appréciation, par le journaliste, du degré de vérité des faits ou jugements qu’il
propose au lecteur, de ceux qui servent à construire un énoncé exprimant une
obligation ou une permission. L’évaluation vrai/incertain/faux pourra
s’exprimer par le truchement de « must », « may/might (not) », « cannot » et,
à un degré différent « will ». Quant à l’obligation, elle pourra être atténuée, et
cela de façon plus ou moins explicite ; on y trouvera surtout des « must » et
des « should », alors que « ought to … » sera presque complètement absent.
En revanche, le « may » déontique ne se trouvera pour ainsi dire jamais dans
un corpus de presse, le rôle du journal n’étant pas d’accorder une quelconque
permission à qui que ce soit.
L’absence totale du regard subjectif, qu’il se réalise par la modalité ou
par d’autres moyens, est en fait impossible. L’effacement de la subjectivité,
celui du récit dans le sens que Benveniste donne à ce terme qu’il oppose au
discours, appartient davantage à l’historien qui rapporte des faits qui ont déjà
fait l’objet d’un certain consensus. Lorsqu’un historien écrit que Jules César
débarqua en Angleterre en l’an 56 avant notre ère, il peut, sans grande crainte
de contradiction, utiliser le « temps » qui convient au récit, le passé historique.
Relatés de cette façon, les faits semblent « se raconter tout seuls », selon
l’expression célèbre de Benveniste. Ces faits sont en quelque sorte
incontestables, admis par tous. On pourrait dire que ce discours tend vers une
très grande impartialité. On ne peut pas pour autant dire qu’il n’y absolument
aucune subjectivité, aucun regard.
L’actualité ne peut guère prétendre à un tel niveau d’historicité. Le
lecteur a besoin de la médiatisation que peut lui proposer son journal. Il a
besoin de savoir le degré de fiabilité des affirmations rapportées par les
journalistes, et il a également le désir de bénéficier des commentaires de
spécialistes pour l’aider à construire une image cohérente d’un monde en
perpétuelle évolution. Ces spécialistes acquièrent une certaine autorité, du fait
même de leur savoir, et peuvent souvent se permettre de proposer, aux
autorités ou aux autres acteurs de l’actualité rapportée par son journal, une
ligne de conduite qui découle naturellement de leur analyse. Ces phénomènes
de médiatisation correspondent justement au domaine de la modalisation.
L’implicite et la subjectivité
142
Les auxiliaires modaux can/could, may/might,
must, shall, should, ought to, will, would …
Les auxiliaires modaux ne constituent pas la seule expression de la
modalité. Il existe, bien entendu, d’autres formes de modalité, notamment les
diverses expressions adverbiales telles que « probably » et « possibly ».
Néanmoins, ces « modaux » représentent un moyen privilégié pour
l’énonciateur d’exprimer son propre jugement par rapport au contenu de son
énoncé, le « modus » qu’il surajoute au « dictum ».
Dans son étude lexicographique des auxiliaires modaux, Larreya1 établit
un tableau de fréquence à partir d’un corpus d’environ 300 000 mots, parmi
lesquels il a trouvé 4 469 occurrences d’auxiliaires modaux. Nous présentons
ce tableau en annexe, auquel nous avons ajouté pour comparaison nos
propres statistiques ainsi que celles du corpus LOB2, corpus élaboré par les
Universités de Lancaster, Oslo et Bergen, d’où il tire son nom. Il est constitué
de 500 textes d’environ 2 000 mots chacun, soit un total d’un million de mots.
Les textes furent choisis pour être aussi représentatifs que possible de la
diversité des registres et styles de l’anglais britannique. Tous datent de 1961.
Désormais, nous utiliserons « LOB » et « corpus Larreya » pour désigner ces
deux corpus.
Il ressort de l’analyse de ces chiffres que les auxiliaires modaux sont plus
nombreux, proportionnellement, dans notre corpus que dans les deux autres
avec lesquels nous avons pu comparer nos statistiques. Même s’il y a
quelques distorsions en raison de la différence de taille des corpus, ce résultat
n’en demeure pas moins significatif, avec une fréquence des modaux presque
deux fois plus élevée dans le Times. Nous tenterons d’expliquer cette disparité
lors de nos commentaires sur chacun de ces auxiliaires modaux.
Il semble logique — et commode — d’étudier ces modaux dans l’ordre
décroissant de fréquence, à ceci près qu’il est préférable d’analyser ought to et
should ensemble, pour mieux les comparer.
1
Paul LARREYA. Le possible et le nécessaire. Paris : Nathan, 1984
Les chiffres sont publiés dans Knut HOFLAND & Stig JOHANSSON. Word Frequencies,
Bergen : Norwegian Computing Centre for the Humanities, 1982.
2
L’implicite et la subjectivité
143
Will et would
On est frappé par le nombre beaucoup plus élevé d’occurrences de ces
formes dans notre corpus du Times, avec 1,05%, par rapport aux deux autres
(LOB : 0,50% et corpus Larreya : 0,75%). Sans doute cela s’explique-t-il
principalement par la situation qui se prêtait particulièrement au jeu de la
projection ou de l’anticipation.
Can/cannot et could
Can/cannot et could se retrouvent également dans notre corpus avec une
fréquence plus élevée que dans le LOB. Cela s’explique aussi sans doute par
les conditions particulières de production de ces éditoriaux. Il s’agissait pour
l’éditorialiste d’évaluer les possibilités matérielles des deux pays qui
s’opposaient au cours de ce conflit. L’option militaire n’était possible que si
elle était réaliste, et par conséquent les modalités de la possibilité matérielle
ont été exprimées plus souvent qu’elles ne l’auraient été dans d’autres
circonstances.
May et might
A une situation inattendue, aux contours flous et aux retombées
imprévisibles, la modalité par excellence de la possibilité ne pouvait que
s’imposer. Presque trois fois plus nombreuses que dans le corpus Larreya, et
presque deux fois plus nombreuses que dans le LOB, ces formes reflètent
aussi la nécessité d’appréciation d’une situation aux multiples possibilités.
must
Le caractère imprévisible des événements n’enlevait en rien au Times la
possibilité de définir une ligne de conduite et de la proclamer haut et fort. La
fréquence de must, tant déontique qu’épistémique, était beaucoup plus élevée
dans notre corpus que dans les deux autres (0,30% en 1982, 0,11% pour le
LOB, 0,05% pour Larreya). Nous avons donc souhaité approfondir l’étude de
cette forme d’expression de la modalité. Must peut exprimer une modalité
déontique, lorsqu’il s’agit d’établir une obligation, ou épistémique, lorsqu’il
s’agit d’énoncer un événement possible, tout en indiquant qu’on le considère
L’implicite et la subjectivité
144
comme très probable1. Dans son corpus, Larreya trouvait 91 occurrences de
must utilisé pour exprimer une obligation, et 60 occurrences de nécessité
logique2. Dans notre corpus, nous avons relevé une proportion beaucoup plus
élevée de must déontiques, soit 114 occurrences, contre 27 must épistémiques.
Il est très clair que le Times, dans la situation où ces éditoriaux ont été écrits,
fait très souvent appel à la modalité déontique indiquée par must.
Néanmoins, une remarque s’impose. Lorsque l’énonciateur utilise must
il établit lui-même l’obligation. C’est parfaitement évident dans une phrase
comme, « … we must, where we can, prevent the expansionist policies of a
dictatorship affecting our interests » ou, « At all times it is the future that
must be borne in mind whatever mistakes are apparent from the past », ou
encore, « The Royal Navy must know it has the fullest support of the British
people3 ». Ici, dans ces trois cas qui illustrent bien les occurrences de must
déontique dans notre corpus, l’énonciateur qui établit l’obligation ainsi
exprimée est l’éditorialiste ou l’équipe rédactionnelle.
Parfois le must déontique rentre plutôt dans le cadre du discours indirect
libre, et la situation alors se complique quelque peu. Prenons un exemple :
« Clausewitz used to maintain that the art of strategy was to
achieve decision as a result of a victory in battle. There are some
who think that should automatically apply to the present
circumstances ; that we must engage the Argentine Navy in battle.
We may have to ; and we are prepared to do so successfully. But it
is not inevitable, if we can achieve our objectives before that
moment arises4. »
Ici, il est bien évident que ce n’est pas l’auteur qui prend en charge cette
obligation, mais un énonciateur indéfini « some ». Un autre exemple :
« Finally, in law, Britain is fully covered under Article 51 to
take action against aggression consistent with its inherent right of
self defence though such action must be limited and
proportionate5. »
1 Il peut également, mais c’est beaucoup plus rare, impliquer une condition nécessaire. Par
exemple, « The baby must be at least 6 weeks old before you can have it adopted. » Cité par
LARREYA, op. cit., p. 265.
2 Larreya relève aussi 3 cas d’implication « pure », c’est-à-dire le must de la « condition
nécessaire » illustré par l’exemple ci-dessu ; nous n’en avons relevé aucun.
3« We are all Falklanders Now », The Times, 5 avril 1982, p. 9
4« A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 11
5 « First Principles First », le Times, 21 avril 1982, p. 13
L’implicite et la subjectivité
145
Est-ce l’auteur qui établit l’obligation, ou plutôt un autre énonciateur,
l’article 51 de la Charte des Nations-Unies ? Voici un autre exemple qui
illustre un phénomène semblable :
« Territorial rights are a matter of legitimate dispute. But
parties to a dispute must abide by the law, which Argentina does
not, either in the Antarctic or in the matter of the Continental Shelf
Convention, which Buenos Aires has not ratified1. »
Ici aussi, l’obligation est beaucoup moins établie par l’auteur que
rapportée. En fait, must peut exprimer une obligation établie par une
personne autre que l’auteur, cette tierce personne devenant l’énonciateur qui
prend en charge l’obligation. Notons simplement que l’éditorialiste, en
rapportant une obligation établie par une « autre autorité », indiquait qu’il y
souscrivait pleinement.
De la même façon, dans l’énoncé :
« Strategy, as Mr Pym told the Commons yesterday, must be
seen as a whole. It is not a diplomatic solution that we want ; nor
an economic solution, nor a military solution2. »
ce sont à la fois M. Pym hier à la Chambre des communes, et l’éditorialiste
aujourd’hui qui prennent en charge l’obligation.
Pour conclure cette analyse de must, rappelons que c’est le must
déontique, avec une nette prise en charge, de la part de l’énonciateur, de
l’autorité qui sous-tend l’obligation, qui serait le cas typique dans ces
éditoriaux. C’est bien l’éditorialiste qui, dans la vaste majorité des
occurrences, énonce l’obligation, et annonce l’incontournable. A qui
s’adressent ces énoncés déontiques ? Y a-t-il un co-énonciateur privilégié ? Le
gouvernement est souvent le destinataire de l’injonction exprimée par must.
Mais tout aussi souvent c’est we, ou encore c’est le destinataire indéfini de la
voix passive. Les États-Unis et l’Argentine reçoivent aussi des injonctions de
la part du Times.
1
« Riches of Antarctica », le Times, 28 avril 1982, p. 15
Willing the Means », le Times, 6 mai 1982, p. 13
2«
L’implicite et la subjectivité
146
ought to et should
Avant de passer à l’étude de ought to dans notre corpus, il serait utile de
s’arrêter quelques instants sur les différentes utilisations de should et ought to.
Rappelons que should peut se trouver dans des expressions telles que :
« It is important that they should … »,
ce qui n’est pas le cas de « ought to ». Tous deux peuvent exprimer une
modalité logique ou épistémique, comme, par exemple, dans :
« He should/ought to be home by now »
La nuance entre les deux modaux dans ce type d’utilisation est extrêmement
mince, voire inexistante.
En revanche, lorsqu’ils expriment une forme d’obligation, la situation est
bien plus complexe. Il a souvent été écrit que ought to … et should étaient
pratiquement synonymes, à cette seule différence près que ought to … serait
plus « emphatique » que should. Il y aurait également des différences de
niveau de langue entre ces deux formes d’obligation atténuée. Plus
récemment1, le couple ought to/should a été rapproché du couple have
to …/must, dans lequel have to exprime une obligation plus “ objective ”, que
l’énonciateur ne prend pas nécessairement à sa charge, alors que
must représente plutôt une obligation émanant de l’énonciateur. Dans cette
interprétation ought to … exprimerait une contrainte “ objective ” alors que
should exprimerait une contrainte « établie par l’énonciateur »2. Paul Larreya
remarque que ought to est impossible dans des énoncés administratifs du
genre, « Applicants should be 21 », puisque, « il implique beaucoup plus que
should la non-réalisation de l’événement désigné3 ». On pourrait même se
demander si ought to ne serait pas, contrairement à ce qui est souvent affirmé,
plutôt moins fort que should, puisqu’il peut admettre implicitement que
l’injonction qu’il apporte puisse ne pas être suivie d’effet.
1 BOUSCAREN et al., « Quelques remarques sur should et ought to », Les langues modernes, 2.
p. 208-217, cité par LARREYA, op. cit., p. 126
2LARREYA, op. cit., p. 126. Cet exposé s’appuie fortement sur celui proposé par Larreya,
p. 125-6.
3 Ibid., p. 126
L’implicite et la subjectivité
147
ought to
Les ought to dans notre corpus sont fort peu nombreux — neuf
occurrences sur un total d’environ 48 500 mots, dont deux épistémiques (les
phrases 1 et 6) et sept déontiques. Il nous est possible par conséquent de les
reproduire in extenso , ce qui ne sera évidemment pas le cas des autres
modaux. Nous avons choisi de le faire ici pour permettre un développement
un peu plus détaillé qu’ailleurs :
1&2) However, if it is not too difficult to envisage just
solutions that ought to be acceptable to both sides …That would
prejudice not only a peaceful future for the Falklanders but also
what ought to be another important British objective : the
restoration of good relations with Argentina.
3) There are two reasons why the United States ought now to
be ready to impose economic sanctions once the role of mediator is
no longer appropriate …
4) In all its deliberations on the Falklands crisis the House of
Commons needs to strike a delicate balance. It ought not to
renounce its constitutional responsibility to scrutinize so far as
possible and to criticize where necessary the activities of
Government. But it has a special obligation … .
5) When Mr Pym meets Mr Haig in Washington this weekend
he will be speaking to him once again as an ally and a partner, not
as a neutral personage. That is how it ought to be between any
British Foreign Secretary and any Secretary of State.
6) If that were achieved, victory ought to speak for itself at the
conference table. But this would be a difficult and possibly
hazardous operation.
7) It was a useful exercise, which ought to be a regular
practice so long as the crisis lasts.
8&9) … in the modern world, with Britain's diminished
power, this divergence may matter more. But it ought not to
obscure the fact that the common purpose remains as valid as ever.
The future of the Falklands matters to Britain, and its relationship
with Latin America is of consequence to the United States. But the
stability of the western world is of overriding importance to both
countries. The interest that they have in standing together to secure
that purpose, and in being seen by their own peoples and by the
world to stand together when either is under attack, ought still to
have priority over more limited concerns.
L’implicite et la subjectivité
148
Il n’est pas facile, à la lecture de ces extraits, de conclure quant à la
validité de l’une ou l’autre des interprétations de la portée de ought to. Dans
tous ces cas, il serait possible, quoiqu’avec plus ou moins de bonheur, de
remplacer ought to par should. On remarquera que dans plusieurs cas, ought to
est suivi de plus ou moins près par une phrase commençant par but. Cela
confirme peut-être une observation de Swan rapportée par Larreya
concernant la différence entre ought to et should. Swan remarque que s’il est
possible d’utiliser ought to dans une phrase telle que, « We ought to go and
see Mary tomorrow, but I don’t think we will », il n’en serait pas de même
pour should1. Ce fait, poursuit Larreya, « semble lié au caractère plus
nettement contre-factif de ought to ». Ceci est vrai surtout pour les phrases 4 et
6.
Il est intéressant de noter que ought to est beaucoup plus fréquent dans
notre corpus, avec 9 occurrences pour environ 48 500 mots, soit environ
0,19%, que dans le corpus Larreya, avec 14 occurrences pour environ 300 000
mots, soit 0,004%. Dans le LOB (environ 1 million de mots), ought to est
présent 103 fois, soit environ 0,01%. L’écart entre les chiffres du LOB et ceux
du corpus de Larreya peuvent s’expliquer, au moins en partie, par une
évolution dans l’utilisation de ought to, qui semble se raréfier2. Le LOB se
compose de textes publiés en 1961, alors que le corpus de Larreya se compose
de textes et d’enregistrements datant de 1974-1979.
Cependant, l’écart entre les statistiques de notre corpus de 1982 et celles
du corpus de Larreya ne peut pas s’expliquer de cette façon, puisque notre
corpus, quoique postérieur à celui de Larreya, comporte une proportion de
ought to presque cinq fois plus élevée. La différence serait encore plus
remarquable si on ne prenait pas en compte la distinction qu’il fait entre le
nombre d’occurrences dans les dialogues (principalement des pièces de
théâtre et des enregistrements) et les chiffres correspondant en dehors des
dialogues. Des 14 occurrences de ought to qu’il relève, 2 seulement se
trouvaient en dehors des dialogues. Or, notre corpus ne contient aucun
dialogue, et par conséquent la fréquence de ought to que l’on y retrouve est
d’autant plus frappante. Il ne faut pas pour autant perdre de vue le fait que
les échantillons sont relativement petits ; même avec des corpus importants le
nombre d’occurrences de ought to reste très faible (pour environ 50 000,
1
Ibid., p. 126.
si certains pensent avoir constaté une recrudescence récente de ought to.
2Même
L’implicite et la subjectivité
149
300 000 et 1 000 000 de mots, on retrouve respectivement 9, 14 et 103
occurrences).
Comment expliquer cet écart ? Il y a trois hypothèses qui nous ont paru
plausibles. La première est qu’il est possible que le Times, qui cultive un style
soigné, voire recherché, ait pu ainsi résister à des évolutions linguistiques
comme la diminution progressive dans la fréquence d’utilisation de ought to.
C’est un journal traditionaliste, et il n’est guère étonnant par conséquent de
constater une meilleure tenue de certaines expressions ou structures
apparemment de plus en plus délaissées par ailleurs. Il est vrai qu’on y
retrouve des mots qu’on pourrait presque qualifier d’archaïques, comme par
exemple perforce (relevé une fois dans notre corpus, pour trois fois dans le
corpus LOB1).
La deuxième hypothèse concerne les conditions de production qui
étaient très différentes de celles des deux autres corpus avec lesquels nous
avons comparé le nôtre. On serait tenté de se demander si l’écriture
journalistique ne ferait pas davantage usage de ought to que d’autres types de
texte, mais il ne semble pas qu’il en soit ainsi. Le corpus LOB comporte 105
textes extraits de la presse sur 500 (de longueur sensiblement identique), mais
ought to n’y apparaît pas plus souvent que dans le reste du corpus, bien au
contraire. Seules 12 occurrences sur 103 ont été relevées dans la partie
« presse », soit 11,64%, alors que les textes de presse représentent 21% du
total.
Enfin, il est tout à fait possible que ce soient bien les conditions
particulières du conflit des Malouines qui expliquent cet écart. Le Times
donnait volontiers des conseils, qui pouvaient être exprimés avec plus ou
moins de force, avec must, mais aussi avec should, ought to, et également avec
des expressions diverses comme « … would be wise to … », ou encore « …
would be well advised to … ». Pour savoir si la fréquence plus élevée de ought
to est une caractéristique générale, ou plutôt un trait lié aux conditions
particulières dans lesquelles ceux de notre corpus ont été rédigés, nous nous
proposons d’étudier should dont la fréquence d’utilisation pourra être
comparée à celle de ought to.
1 Ce n’est donc pas une fréquence très significative. Il s’agit plutôt d’un cas limite qui illustre
bien le goût de l’éditorialiste pour un niveau de langue recherché et parfois archaïque.
L’implicite et la subjectivité
150
shall/should
Tout d’abord il faut remarquer l’absence totale de shall. Certes,
l’utilisation de shall à la première personne dans des interrogations/offres du
type, « Shall I open the window ? » n’a évidemment que peu de raison d’être
dans un discours écrit. Cette utilisation de shall n’est pas la seule, cependant,
et on peut s’interroger sur l’absence du shall que l’on retrouve dans des
expressions telles que « We shall overcome » ou « They shall not pass », voire
« They shall not grow old ». Les deux premiers cas illustrent bien l’utilisation
de shall qui implique un engagement plus ou moins solennel de la part de
l’énonciateur. « They shall not pass », traduction du célèbre “ No pasarán ! »
de la guerre civile espagnole indique bien une farouche volonté de la part de
l’énonciateur de faire en sorte que l’ennemi ne passe pas. Le dernier exemple
est tiré d’une poésie de Laurence Binyon qui annonce l’état de jeunesse
éternelle des morts au combat :
« They shall not grow old, as we that are left grow old:
Age shall not weary them, nor the years condemn
At the going down of the sun and in the morning
We will remember them1. »
Ici le shall apporte une connotation solennelle. Ce shall, comme tous les
autres, est totalement absent de notre corpus. L’heure était sans doute grave,
mais la solennité d’un shall aurait certainement sonné faux. Quoi qu’il en soit,
il s’agit là d’une absence significative. On peut penser qu’un conflit qui aurait
réellement menacé la Grande-Bretagne n’aurait pas manqué de susciter des
shall qui auraient représenté, en quelque sorte, un appel grave et solennel.
Il y a une autre utilisation de shall qui n’est pas représentée dans les
éditoriaux du Times. En effet, shall est l’une des formes qui permettent, surtout
dans des documents à caractère juridique, d’énoncer une obligation. Or, le
Times, malgré toute son influence, n’est qu’un journal d’opinion ; il ne dispose
d’aucune autorité formelle.
On peut à cet égard comparer les statistiques que nous avons obtenues
pour notre corpus à celles correspondant au traité de Maastricht. Le traité
constitue un corpus de 66 724 mots. Shall y apparaît 1 601 fois, soit environ
2,40% du total, alors que must n’y figure que 20 fois (0,03%), et should
également 20 fois (presque tous des should “ hypothétiques ”, comme par
1Cité
dans Asa BRIGGS, A Social History of England, Londres, Penguin, 1983, p. 258
L’implicite et la subjectivité
151
exemple « should the Court of Justice so request »). Ought to en est
complètement absent. Le traité de Maastricht, texte de loi, a plus d’autorité
que le Times.
Le repérage des valeurs de should est un peu plus compliqué que pour
ought to. En effet, should peut exprimer non seulement des modalités
épistémiques et déontiques, mais s’utilise également dans des phrases
conditionnelles, et s’emploie souvent après des verbes tels que recommend ou
advise, ainsi qu’après des structures du type it is important that … .
Should apparaissait 152 fois dans les éditoriaux ; 137 fois il s’agissait d’un
should déontique, c’est-à-dire dans des phrases indiquant, d’une façon ou
d’une autre, une certaine injonction. Il était utilisé presque trois fois plus
souvent que dans le LOB.
Les structures en should have ajoutent à la signification de should l’idée de
la non-réalisation de l’acte dont il est question. Par exemple, le Times déclarait,
à propos de la prestation de M. Nott lors de la session extraordinaire du 3
avril : « … he should have risen to a bigger occasion1 ». L’éditorialiste en tirait
la conclusion, également sous forme de conseil, : « perhaps he should now be
transferred to another post in the Cabinet2 ».
L’aspect “ contre-factif ” de should transparaissait clairement lorsque
l’éditorialiste critiquait les journaux qui, selon lui, prêchaient en faveur de
l’apaisement :
« … in Parliament at least, the ghosts of appeasement were
not to be seen, though they were meandering through the columns
of some newspapers which should know better3. »
En général, should fut la forme privilégiée lorsqu’il fallait énoncer un
conseil, sans qu’il s’agisse d’une injonction forte qui aurait mérité un must. Par
exemple, le Times se s’est permis de donner des conseils au secrétaire d’État
en ces termes :
« Mr Haig should be reminded of that point on his visit to
London today, since President Reagan has no more stalwart ally
than Mrs Thatcher4. »
1
« We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
Ibid.
3 « Warning: Trespass at your own Risk », le Times, 10 avril 1982, p. 9
4 Ibid.
2
L’implicite et la subjectivité
152
ou encore proposa une conduite particulière au gouvernement, comme dans
l’exemple suivant :
« The government should seek as large a measure of
Parliamentary unity as possible1. »
ou bien :
« Nothing should be done now to detract from an effort to
promote some recovery of understanding and rapprochement
between the two countries2. »
La fréquence très élevée de should, comme celle de ought to, traduisait le
rôle de conseiller que se donnait le Times. Parfois les injonctions du journal
concernaient des principes qui, selon lui, devaient rester absolus, et dans ce
cas c’est par le biais de must qu’il les affirmait, should restant plutôt le moyen
de tenter d’infléchir une ligne de conduite sans vouloir outrepasser le niveau
de la recommandation, ought to constituant une variante, attestant
vraisemblablement, par sa fréquence relativement élevée, le style parfois
légèrement archaïque des éditoriaux.
En tout cas, il est frappant de constater la fréquence très élevée de
formes injonctives, plus ou moins fortes, présentes dans les éditoriaux. Cela
traduit la volonté du Times de jouer pleinement son rôle de « Thunderer »,
proposant sans cesse, non seulement sa propre analyse des événements, mais
également les actions qui, selon lui, s’imposaient en cette circonstance.
Les autres formes d’expression de modalité épistémique et
déontique
Il est évident que les auxiliaires modaux à valeur épistémique ne
constituent pas les seuls moyens d’exprimer ce type de rapport. « It is possible
that X is Y » n’est pas très différent dans son expression de modalité que « X
may be Y ». De même, il existe de nombreuses expressions avec une valeur
déontique ou injonctive, comme par exemple, « they would be well-advised
to … », « it would be certainly misguided to … » ou encore, « it would also be
a mistake for broadcasters and journalists not to appreciate … », ainsi que des
adverbes comme « rightly », voire les titres d’éditoriaux, « Time to Take
1
2
« Parliament’s Responsibility », le Times, 30 avril 1982, p. 11
« Freedom’s Day », le Times, 16 juin 1982, p. 13
L’implicite et la subjectivité
153
Sides » et « Time to be Nice to Europe », pour ne citer que quelques cas parmi
plusieurs relevés dans notre corpus d’éditoriaux.
Il serait excessivement fastidieux de commenter tous les exemples de ce
genre d’expressions. Disons simplement que le Times en fit grand usage pour
exprimer sa satisfaction ou son mécontentement sur la conduite de l’une ou
l’autre des parties impliquées dans la crise, pour proposer des solutions, et
rappeler les principes en jeu.
Présuppositions en« wh »
Il, serait intéressant, pour terminer cette étude de la façon dont certains
phénomènes de l'implicite s’utilisaient dans le discours des éditoriaux,
d’étudier une forme particulière de présupposé à support syntaxique : les
énoncés introduits par un mot en « wh » ( Who, what, why, when, how, … ).
Un exemple de la façon dont peut fonctionner cette forme de présupposé
est fourni par le titre d’un article paru dans le mensuel Marxism Today : « Why
Thatcherism isn’t working ». Un tel titre indique clairement,
quoiqu’implicitement, que la proposition présupposée, dans ce cas
« Thatcherism isn’t working », peut être considérée comme acceptée par tous
les lecteurs, le but annoncé de l’article étant d’en examiner les causes. Un
autre exemple assez saisissant est fourni par le titre du premier chapitre du
petit livre rouge de Mao Tsé-toung : « Pourquoi le pouvoir rouge peut-il
exister en Chine ?1 ».
Dans une thèse de doctorat soutenue en 19802, J-Cl. Sergeant entreprit
une étude des éditoriaux dans la presse quotidienne britannique, y compris,
bien entendu, le Times. Sergeant a étudié un corpus d’éditoriaux des
quotidiens nationaux publiés aux mois de mai 1972 et 1978 (représentant un
total respectivement de 73 et 63 éditoriaux dans le Times). Ensuite il a consacré
une partie importante de sa thèse à l’étude des titres des éditoriaux de son
corpus3.
1 Mao TSE-TOUNG. Écrits militaires de Mao Tsé-toung. Pékin : Édition en langues étrangères,
1969, p. 5
2 Jean-Claude SERGEANT. Les éditoriaux des quotidiens nationaux britanniques. Thèse pour le
Doctorat d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines, présentée en 1980 à l’Université de la
Sorbonne Nouvelle, 738 p.
3 Ou, pour être exact, dans un corpus légèrement modifié par la durée de la période
concernée de telle sorte que le nombre d’éditoriaux étudiés pour chaque journal soit
comparable
L’implicite et la subjectivité
154
Nous avons comparé les résultats de son étude en ce qui concerne le
Times de 1972 et 1978 à notre corpus de 1982. L’ambition de notre étude ne
permet pas d’exposer et de commenter tous les enseignements que nous
avons tirés de cette comparaison. Cependant, un des critères sélectionnés
dans cette thèse, la valeur didactique d’un énoncé introduit par un mot en
« wh »1, mériterait un développement particulier dans ce chapitre.
Cette forme a été quasiment totalement absente des titres des éditoriaux
traitant de la crise des Malouines ; elle n'est représentée qu’une fois dans
notre corpus, dans le titre « When the smoke clears » (sur 60 éditoriaux, soit
un corpus d’importance comparable). Encore ne s’agissait-il pas d’un énoncé
comparable à ceux de Marxism Today et de Mao Tsé-toung que nous avons
donnés en exemple. Le corpus de Sergeant était plus riche, et on relève, en
1972, « When there is no man in the house », et en 1978, « What has happened
to the SNP ? », « Where Keynes was wrong », « When the Counting had to
Stop » et « Where paternity has no rights ».
Tous ces titres portent un message présupposé, le plus frappant étant
celui dans « Where Keynes was Wrong », qu’on pourrait analyser en « Keynes
was wrong » et « This article will tell you where ». Un tel titre en « wh »
annonce implicitement une proposition que l’article se propose d’étudier,
mais elle sous-entend que le journal s’estime en mesure de tout expliquer.
Cela revient presque à proposer au lecteur un contrat tacite : lisez cet article et
vous comprendrez. L'absence quasi totale de cette forme de titre dans le
Times, en 1982 traduit peut-être la volonté d'éviter un didactisme trop
manifeste.
Questions oratoires
L’une des armes dont le rhétoricien peut se servir est l’utilisation des
questions oratoires. Il s’agit d’un effet de style de la rhétorique qui consiste à
présenter sous forme de question la proposition que l’on souhaite introduire
dans son argumentation. En procédant de la sorte on interpelle le coénonciateur, faisant semblant de poser à sa place une question qu’il serait
susceptible de poser, avant d’y apporter soi-même la réponse. Cet artifice
n’est pas sans intérêt formel dans l’organisation du débat, puisqu’il vise à
1 « énoncés débutant par un mot interrogatif en wh et qui se présentent sous la forme d’une
proposition subordonnée complément qui serait privée de sa principale ». Jean-Claude
SERGEANT. Ibid. p. 507-508
L’implicite et la subjectivité
155
impliquer le destinataire du message dans sa formulation. De cette manière, il
introduit de façon implicite la deuxième personne dans le discours, une
deuxième personne dont on a vu qu’elle était singulièrement absente dans les
éditoriaux.
Le propre de la question oratoire est de ne pas appeler de réponse de la
part du co-énonciateur ; un orateur qui manie mal le procédé, de sorte que
son public réponde à la question, aura perdu au jeu de la rhétorique. Or, ce
risque est bien circonscrit dans un article de presse, puisque le lecteur ne peut
pas répondre, tout au moins il ne peut répondre qu’en différé. Quels sont
donc les effets de ce stratagème dans un discours écrit comme celui des
éditoriaux ?
Des soixante éditoriaux consacrés à la crise pendant la période du 1 avril
au 23 juin 1982, vingt-quatre comprenaient un total de cinquante-neuf
questions. Il ressort d’une lecture attentive de celles-ci qu’il y avait deux types
principaux de questions. La première catégorie — et c’est la catégorie la
mieux représentée — regroupait des questions dont la fonction était
d’annoncer un sujet de réflexion. La deuxième comprenait des questions au
caractère plus ouvertement polémique.
Les deux types de question oratoire apparaissaient de façon très claire
dans l’article « A Moral for Mr Haig1 ». Parmi les cinq questions qui figuraient
dans ce texte, trois correspondaient à la première catégorie, les deux autres à
la seconde. Celles du premier groupe étaient placées en début de paragraphe,
où elles indiquaient une nouvelle phase que l’auteur souhaitait aborder dans
le développement de sa thèse : « … how does Britain exploit this unity in the
difficult manœuvering which lies ahead? », « What are the terms we wish to
impose? » et « What are the ingredients? ». Les deux autres appartenaient au
groupe des questions plus polémiques, « There may be no blank cheque for
the government, but then why should there be? », et enfin :
« These 1,800 people are hostages, subjected to indignities and
virtually imprisoned in a way of life not of their choosing. If a
British Embassy had been hijacked on that scale, would one hear
fashionable sneers about the “ striped pants brigade ” the way
some liberal commentators have sneered about the Falklands
shepherds and their sheep? »
1Le
Times, 8 avril 1982, p. 11
L’implicite et la subjectivité
156
On pourrait imaginer que l’éditorialiste interpellait ainsi des lecteurs qui
auraient partagé le cynisme de ces commentateurs libéraux, ou bien qu’il
cherchait, en posant une question à laquelle la réponse souhaitée devait être
parfaitement évidente, à mobiliser l’opinion de ses lecteurs contre la tentation
du cynisme de bon aloi qu’il fustigeait. De même, lorsque l’éditorialiste s’en
prit à ceux qui considéraient que les principes pouvaient varier en fonction du
nombre d’habitants, il adopta un ton très conversationnel :
« If the task force had been sent out to the Falklands with a
limited casualty label stuck on its sterns, what would that figure
have been, one ? two ? twenty ? thirty ?1 »
Cela fonctionnait comme un défi lancé à l’intention de ceux qui estimaient
que le conflit ne devait être envisagé que si on pouvait être sûr que les pertes
seraient raisonnables. L’éditorialiste invitait ses lecteurs, ou, du moins, ceux
qui se seraient laissé tenter par cet argument, à répondre à sa question, avec la
certitude que personne ne peut accepter de donner un tel chiffre. Mis devant
l’impossibilité de leur démarche, ces lecteurs hypothétiques seraient obligés
de réviser leur point de vue. Cette interprétation est d’ailleurs étayée par la
suite du texte, « These figures are not calculable … », preuve qu’il s’agissait
bien d’une question oratoire.
L’article qui présentait la plus grande densité de questions fut celui qui,
vers la fin des combats, entreprenait de combattre les appels à un traitement
magnanime de l’adversaire défait. Il s’agissait de l’éditorial « A Crime is a
Crime », dont le titre tautologique lui-même relevait de l’effet de style
rhétorique. Par ailleurs, l’article répondait implicitement à l’article de M. Roy
Jenkins qui avait prôné une telle conduite, et on peut raisonnablement
imaginer que les questions lui étaient, dans une certaine mesure, adressées :
« They have repeatedly been invited to leave the Islands
without further loss, and without any demands for reparations.
What more could be offered than that? … Are the Generals in
Buenos Aires and the commanders in Port Stanley still really of the
view that it is preferable to lose life than to lose face? … What does
magnanimity mean in this context? … It is not magnanimous to
connive at an individual's act of self-deceit, so why should it be so
at the international level? … Argentina's friends are pleading for
her to be spared humiliation. What do her leaders say about
that? … How are such leaders to be trusted by other governments
when they lie even to their own people? How can they be “saved”
1
« Willing the Means », le Times, 6 mai 1982, p. 13
L’implicite et la subjectivité
157
from humiliation when, having committed one act of aggression,
and been corrected in it, they merely boast that they will do it
again? That is certainly no plea of mitigation1. »
Enfin, à l’occasion, l’éditorialiste a utilisé des questions oratoires pour
établir une certaine complicité, comme dans cet exemple extrait de l’article
commentant l’interview du général Galtieri publiée dans son journal :
« It is not Leopoldo Galtieri as an individual who should
attract condemnation, but the General who is the spokesman of a
regime which justifies aggression merely on the grounds of
impatience to satisfy a national “sentiment”. Have we in Europe
not heard that kind of thing somewhere, some time - some 44 years
before?2 »
Ainsi le Times fit-il appel à l’un des stratagèmes les plus classiques de
l’art de la rhétorique pour mieux convaincre. Le lecteur était impliqué,
interpellé, pris à partie par ce procédé qui renforçait l’impression d’un
échange, d’un dialogue entre journal et lecteur, que ce soit un dialogue de
complicité ou de polémique.
Un autre élément de style : la répétition
La fonction de la répétition dans le discours politique est bien connue.
Elle rassure, par la familiarité même qu’apporte la répétition de mots ou de
structures. Il s’agit aussi d’un procédé classique de la rhétorique, qui peut se
constater surtout dans un discours politique parlé. Dans le cas d’un discours
d’orateur haranguant la foule, la répétition sera accompagnée plus ou moins
fortement par des gestes ou même d’un martèlement répété du pupitre. Ne
parle-t-on pas en anglais de tub-thumping ? C’est aussi une caractéristique de
la façon de parler de certains hommes et femmes politiques même lorsqu’ils
s’expriment dans le calme d’un studio de télévision : l’exemple le plus
frappant de ces dernières années est sans doute Mme Margaret Thatcher,
après qu’elle eut profité des conseils proférés par ses consultants en
communication, changeant sa façon de parler, de s’habiller, et même de se
coiffer.
Lorsque le Times entreprenait de convaincre, il pouvait aussi faire appel
à cette technique. Quatre exemples, tous pris dans l’un des éditoriaux les plus
1
2
« A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11
« The Voice of the Conquistador », le Times, 12 juin 1982, p. 13
L’implicite et la subjectivité
158
rhétoriques, « We are all Falklanders Now », permettront de saisir le
phénomène :
« It can be done ; it will be done. In September 1939 we did
not know how to get the Germans out of Poland ; we knew it had
to be done. »
« The decision to persist - as persist we must - will have to be
ours and ours alone. It will be resisted ; it will be argued against ; it
will be doubted. Persist we must. »
« There can be - there must be - no doubt about our strategic
objective. As the Prime Minister said in the Commons on Saturday,
the Falkland Islands are British territory, inhabited by British
citizens. They have been invaded by enemy forces. Those enemy
forces must be removed. »
« We are an island race, and the focus of attack is one of our
islands, inhabited by our islanders. »
Plusieurs commentateurs ont été frappés par le style churchillien de ce
texte, et il est vrai que Churchill fut l’un des plus grands orateurs britanniques
du vingtième siècle. Ses discours les plus célèbres faisaient largement usage
de cette technique :
« … we shall not flag or fail. We shall go on to the end, we
shall fight in France, we shall fight on the seas and the oceans, we
shall fight with growing confidence and growing strength in the
air, we shall defend our island, whatever the cost may be, we shall
fight on the beaches, we shall fight on the landing grounds, we
shall fight in the fields and in the streets, we shall fight in the hills;
we shall never surrender …1 »
Conclusion
S’il fallait tenter de tirer les conclusions des quelques phénomènes
linguistiques que nous avons examinés dans ce chapitre, nous dirions d’abord
que l’utilisation des pronoms privilégie la recherche d’une certaine unité
autour de principes affirmés, présentés, élaborés ou simplement posés comme
déjà acquis dans les éditoriaux, et souvent sous-jacents dans d’autres textes,
comme ceux des correspondants de guerre. Ensuite, il ressort de cette étude
que le Times se proposait de donner des conseils, au gouvernement, comme à
ses lecteurs et à leurs concitoyens, tout en évitant un ton excessivement
didactique. C’était donc davantage par la puissance de ses arguments que par
1 Winston CHURCHILL. « Wars are not Won by Evacuations », discours donné à la Chambre
des Communes, 4 juin 1940. in David CANNADINE (éd.). Blood Toil Tears and Sweat. Winston
Churchill’s Famous Speeches. Londres : Cassell, 1989, p. 165
L’implicite et la subjectivité
159
des artifices linguistiques qu’il cherchait à rallier les avis de ses lecteurs à sa
cause.
C’est à travers l’étude du lexique spécifique de la crise des Malouines
que les principaux thèmes de cette entreprise de persuasion seront abordés
dans le chapitre suivant.
Chapitre VIII
Le lexique de la guerre
Approches lexicales
Nous proposons d’étudier les lexiques spécifiques à la crise des
Malouines dans une partie du corpus, soit l’ensemble des éditoriaux
consacrés au conflit, du 1er avril au 23 juin 1982. Pour des raisons qui ont déjà
été exposées, les éditoriaux représentent un objet d’étude particulièrement
important et homogène.
Notre démarche a été double. Nous avons élaboré un programme
informatique permettant d’établir la fréquence de tous les mots du corpus.
Nous avons ensuite opéré un certain nombre de classements et de traitements
statistiques, notamment pour déterminer les mots qui apparaissent avec une
fréquence beaucoup plus élevée dans les éditoriaux du Times consacrés à la
guerre des Malouines que dans le corpus de référence. Par ailleurs, nous
avons étudié les occurrences d’un certain nombre de termes dont
l’importance s’est révélée au cours de notre lecture, en fonction des
caractéristiques spécifiques du corpus. Nous avons porté une attention
particulière au vocabulaire de la guerre et de la diplomatie.
Le lexique de la guerre
161
Tableaux de fréquence
Nous avons soumis notre corpus à notre programme de détermination
de fréquence afin de dresser la liste des mots1 avec le nombre de fois qu’il
apparaît. Dans les deux tableaux reproduits ci-dessous nous avons éliminé les
mots dont la fréquence est inférieure à 20, d’une part, pour ne retenir que les
cas les plus significatifs, et d’autre part, pour limiter la taille du tableau.
Ensuite, pour chaque mot, nous avons reporté la fréquence indiquée dans le
livre Word Frequencies qui indique les fréquences de tous les mots du corpus
LOB.
Pour les rendre comparables, les fréquences ont été calculées en termes
de pourcentage du nombre total de mots dans les deux corpus : 55 000 pour
celui des éditoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines, un million
pour le LOB. Enfin, les deux chiffres de fréquence ont été comparés
mathématiquement, et un coefficient alloué au mot en fonction de l’écart entre
eux2. Un coefficient 0 indique que la fréquence relative est identique dans
notre corpus et dans le LOB. Plus le coefficient se rapproche de 1 ou -1, plus
l’écart entre la fréquence du mot dans notre corpus et la fréquence du mot
dans le LOB est grand. Un chiffre positif indique que le mot apparaît plus
1 Le classement concerne en fait des séquences graphiques, et non pas des mots
“ lemmatisés ”, c’est-à-dire regroupés et ramenés à une forme unique. Les noms sont classés
séparément au singulier et au pluriel, et les verbes apparaissent plusieurs fois en fonction de
leurs morphologies différentes (participes, troisième personne du singulier, …). Par ailleurs,
rien ne différencie des séquences graphiques de fonction différente, comme secure qui peut
être un verbe ou un adjectif. Un tel traitement était nécessaire pour permettre la comparaison
avec le corpus LOB, qui est organisé de cette façon.
2 Nous avons calculé ce coefficient selon la méthode utilisée par le Norwegian Computing
Centre for the Humanities et présentée dans Knut HOFLAND & Stig JOHANSSON. Word
Frequencies, Bergen : Norwegian Computing Centre for the Humanities, 1982, p. 14 :
(Fréquence LOB - Fréquence Corpus Malouines) divisé par (Fréquence LOB + Fréquence
Corpus Malouines)
Le lexique de la guerre
162
souvent dans le corpus “ Malouines ” que dans le LOB, un chiffre négatif
indique le contraire.
Le premier tableau présente les mots apparaissant au moins vingt fois
dans le corpus et ayant une fréquence plus élevée (de façon significative :
coefficient supérieur à 0,75) que dans le corpus de référence LOB, classés par
ordre décroissant de coefficients de comparaison.
Tableau I
Mot
ARGENTINE
FALKLANDS
JUNTA
FALKLANDERS
HAIG
AIRES
ARGENTINES
BUENOS
ISLANDERS
ARGENTINAS1
ARGENTINA
FALKLAND
THATCHER
SOVEREIGNTY
AGGRESSION
STRATEGY
ISLANDS
INVASION
DIPLOMACY
DISPUTE
ATLANTIC
COMPROMISE
DIPLOMATIC
NEGOTIATION
WITHDRAWAL
CRISIS
LATIN
SELF
SETTLEMENT
SECURITY
ZONE
BRITAINS
BRITAIN
CONFLICT
CITIZENS
RESOLUTION
MILITARY
FORCE
NEGOTIATIONS
NATIONS
PRINCIPLES
FORCES
ADMINISTRATION
TASK
UNITED
STATES
OBJECTIVE
COMMONS
BRITISH
SECURE
INTERNATIONAL
GOVERNMENTS
ACHIEVE
PRINCIPLE
Fréq
Fréq%
FréqLOB
155
143
38
35
32
31
31
31
29
27
196
48
28
49
65
24
105
62
22
22
42
21
32
28
40
67
54
24
30
41
22
48
214
30
23
23
98
120
32
59
34
58
46
57
130
82
30
31
221
21
45
35
20
42
0,32%
0,30%
0,08%
0,07%
0,07%
0,06%
0,06%
0,06%
0,06%
0,06%
0,41%
0,10%
0,06%
0,10%
0,14%
0,05%
0,22%
0,13%
0,05%
0,05%
0,09%
0,04%
0,07%
0,06%
0,08%
0,14%
0,11%
0,05%
0,06%
0,09%
0,05%
0,10%
0,45%
0,06%
0,05%
0,05%
0,20%
0,25%
0,07%
0,12%
0,07%
0,12%
0,10%
0,12%
0,27%
0,17%
0,06%
0,06%
0,46%
0,04%
0,09%
0,07%
0,04%
0,09%
0
0
0
0
0
0
0
0
0
0
3
1
2
6
8
4
27
17
8
10
20
11
17
16
24
47
42
19
26
36
20
52
249
36
28
28
133
168
45
84
49
84
68
86
198
125
47
54
397
39
93
82
52
118
Fréq%LOB
Coeff.
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,001%
0,001%
0,00%
0,00%
0,00%
0,001%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,00%
0,01%
0,02%
0,00%
0,00%
0,00%
0,01%
0,02%
0,00%
0,01%
0,00%
0,01%
0,01%
0,01%
0,02%
0,01%
0,00%
0,01%
0,04%
0,00%
0,01%
0,01%
0,01%
0,01%
1,0000
1,0000
1,0000
1,0000
1,0000
1,0000
1,0000
1,0000
1,0000
1,0000
0,9985
0,9980
0,9932
0,9884
0,9883
0,9842
0,9757
0,9741
0,9658
0,9575
0,9555
0,9511
0,9505
0,9468
0,9442
0,9351
0,9283
0,9271
0,9204
0,9194
0,9167
0,9015
0,8946
0,8915
0,8900
0,8900
0,8781
0,8745
0,8740
0,8725
0,8711
0,8705
0,8680
0,8654
0,8642
0,8641
0,8606
0,8462
0,8418
0,8369
0,8201
0,7985
0,7789
0,7631
1A noter que le programme informatique que nous avons élaboré pour calculer les fréquences
d’occurrence ne tenait pas compte des apostrophes. Par ailleurs, les pluriels et les singuliers
sont classés séparément.
Le lexique
AMERICA
ISSUE
43
32
0,09%
0,07%
127
95
0,01%
0,01%
164
0,7525
0,7514
Quels renseignements pouvons-nous tirer de ce premier tableau ? Tout
d’abord, on y retrouve des mots spécifiques, comme les noms des personnes
ou des lieux, ainsi que d’autres mots spécifiques à la géographie. Si on les
élimine — le constat de leur fréquence anormalement élevée n’apportant rien
de très inattendu —, on obtient le classement suivant :
Sovereignty, Aggression, Strategy, Invasion, Diplomacy, Dispute,
Compromise, Diplomatic, Negotiation, Withdrawal, Crisis, Self, Settlement,
Security, Zone, Conflict, Citizens, Resolution, Military, Force, Negotiations,
Nations, Principles, Forces, Administration, Task, Objective, Commons,
Secure, International, Governments, Achieve, Principle, Issue
Une première conclusion s’impose d’emblée : le lexique le plus
fréquemment utilisé est un lexique de la négociation. Les faits militaires sont
signalés, mais par le biais de mots plutôt abstraits comme aggression et
invasion, ou bien par des termes couramment utilisés pour qualifier des
situations de conflit de tous ordres, militaires ou non, comme dispute, crisis et
conflict, qui relèvent davantage du vocabulaire de la diplomatie que de celui
de la guerre.
La présence de ces mots dans le classement est intéressante, dans la
mesure où elle indique une préférence donnée aux lexiques de la diplomatie
et de la négociation, mais encore une fois le résultat n’a rien d’étonnant. De
même, lorsque l’on sait l’importance du concept de souveraineté dans
l’évolution de ce conflit, on ne peut être surpris du rang de sovereignty, mot, et
concept, par ailleurs très peu utilisé.
Plus inattendue est la présence de principle et principles, et, à un degré
moindre, strategy et objective. En raison de leur fréquence élevée, ils feront
l’objet d’une attention toute particulière dans la deuxième partie de cette
étude lexicale.
Le tableau correspondant pour les coefficients négatifs est beaucoup
plus court, pour des raisons qui tiennent à la différence de taille entre les deux
corpus, ainsi qu’à la spécificité très marquée du corpus “ Malouines ”, et
surtout à la méthodologie de la comparaison. En effet, nous sommes parti des
mots qui apparaissent au moins vingt fois dans notre corpus, pour ensuite en
Le lexique
165
comparer la fréquence avec celle du LOB. En revanche, nous n’avons pas tenu
compte de tous les mots dans le LOB qui n’apparaissent pas dans le nôtre, et
cela pour des raisons matérielles évidentes. Il en résulte un léger déséquilibre.
Tableau II
Word
SHE
HE
SAID
HER
HIM
LIKE
HAD
NEW
WAS
HIS
WERE
UP
THEN
BACK
VERY
WHERE
OUT
INTO
WHO
Freq
Freq%
FreqLOB
28
130
31
62
40
22
107
24
222
134
74
42
35
23
31
27
55
45
63
0,06%
0,27%
0,06%
0,13%
0,08%
0,05%
0,22%
0,05%
0,46%
0,28%
0,15%
0,09%
0,07%
0,05%
0,06%
0,06%
0,12%
0,09%
0,13%
3 912
8 776
2 074
4 030
2 258
1 205
5 391
1 181
10 499
6 266
3 400
1 860
1 546
934
1 229
1 033
2 035
1 657
2 200
Freq%LOB
Coeff.
0,39%
0,88%
0,21%
0,40%
0,23%
0,12%
0,54%
0,12%
1,05%
0,63%
0,34%
0,19%
0,15%
0,09%
0,12%
0,10%
0,20%
0,17%
0,22%
-0,7396
-0,5269
-0,5237
-0,5131
-0,4593
-0,4473
-0,4133
-0,4035
-0,3867
-0,3819
-0,3744
-0,3585
-0,3573
-0,3201
-0,3093
-0,2931
-0,2777
-0,2755
-0,2509
On observera qu’il y a peu de surprises. Toutefois il est intéressant de
constater que she et her apparaissent relativement peu, alors que l’un des
acteurs principaux du conflit était précisément une femme. Cela s’explique
tout simplement par le fait que le Times la désignait comme « Mrs Thatcher »
ou « the Prime Minister », et n’avait que peu souvent l’occasion d’utiliser le
pronom personnel correspondant, puisqu’il ne s’attardait pas sur sa position
personnelle, mais commentait plutôt la position du gouvernement. Encore
faudrait-il rappeler qu’un certain nombre de she et her renvoient à la GrandeBretagne ou l’Argentine. Signalons aussi, en passant, que he et his sont
beaucoup plus fréquents, dans notre corpus comme dans le corpus LOB, que
leurs équivalents féminins. « This is a man’s world ». On notera aussi que was,
were, had et said sont relativement moins bien représentés que dans le corpus
de référence, ce qui traduit sans doute le fait que les éditoriaux s’attachaient à
expliquer la situation présente, à étudier les perspectives pour le futur et à
interpréter les événements passés plutôt du point de vue de leur importance
pour les actions à venir. Il se peut aussi que la richesse du vocabulaire de
l’éditorialiste lui ait permis de rechercher des synonymes pour des mots aussi
courants que said, par exemple, ainsi que les adverbes comme back,
susceptibles dans une langue moins recherchée de participer à des phrasal
Le lexique
166
verbs comme get back (« get the islands back »), mais remplacés dans un
discours d’un niveau de langue élevé comme celui de notre corpus par
recover, retrieve, ou repossess.
L’analyse quantitative automatique s’est révélée intéressante, mais pour
plusieurs raisons elle n’a pas permis de trouver toutes les spécificités de notre
corpus, même si elle a permis de découvrir certaines tendances qu’une simple
lecture, aussi attentive qu’elle fût, n’aurait pas décelées de la même façon.
Dans cette deuxième partie, nous reviendrons sur le cas de sovereignty,
aggression, strategy, invasion, objective, principle et principles, dont la fréquence
anormalement élevée permet de penser qu’ils exprimaient des idées d’une
importance particulière. Par ailleurs, nous étudierons quelques domaines
lexicaux spécifiques à la situation de 1982.
Lexiques “spécifiques” de la guerre des
Malouines
Le lexique des objectifs et de la stratégie britanniques
La guerre a un vocabulaire qui lui est propre. Aussi avons-nous cherché
à étudier la façon dont ce lexique est employé dans les colonnes du Times.
Nous avons vu que parmi les mots dont la fréquence était particulièrement
élevée, par rapport à un corpus de référence, figuraient les mots sovereignty,
aggression, strategy, objective, et invasion.
Les mots strategy et objective s’inséraient dans une constellation de mots
et de références à l’art de la guerre, ou encore à la politique diplomatique.
Cette stratégie ne pouvait avoir de sens que si les finalités de l’action
britannique étaient clairement définies. Il y avait eu agression, répète
inlassablement le Times ; il fallait donc l’annuler. Comment peut-on autrement
rendre l’idée maintes fois reprise par l’éditorialiste de « défaire l’agression »
(« undo the aggression »). En effet, lorsque nous avons étudié les contextes
dans lesquels se trouvait ce mot qui avait déjà attiré notre attention par sa
fréquence anormalement élevée, nous avons vu qu’il s’agissait d’une part de
définir cette agression comme inadmissible (« naked aggression »), mais
surtout de la refuser, d’exiger qu’elle soit « défaite ».
Curieux concept que celui d’ « annulation » de l’agression. Il est
intéressant de noter que parmi le million de mots du corpus LOB, undo ne
Le lexique
167
paraît que 2 fois, et undid 3 fois. Pourtant la concordance que nous avons
effectuée à partir de notre corpus est formelle, c’est « undo the aggression »
qui représente l’environnement le plus typique de ce terme. Nous avons
retrouvé :
« undo the invasion » (1 fois)
« undo the aggression » (8 fois)
« undo the seizure » (1 fois)
Dans le même ordre d’idées nous avons relevé :
« The past seven weeks have shown that the Argentine
generals will use the tools of diplomacy only as a delaying tactic,
while hoping to create military facts of their own. This time they
should not be given that opportunity. We must untie with our
teeth a knot that would not yield to the tongue » ,
faisant intervenir une probable référence au noeud gordien. Toujours
avec ce même sens de défaire ou annuler la situation, l’éditorialiste écrit :
« the aggression must be reversed »
« The immediate objective is quite clear. It is to reverse the
fait accompli imposed on the islands last Friday … »
« While the formula [le plan diplomatique Péruvien] did not
prejudge what that permanent settlement would be, since it would
have to be subject to the wishes of the Islanders - it seemed clear
that it would not have involved a reversion to the status quo
before April 2. So British administration was effectively given
away. »
Tout cela pose un intéressant problème de signification. Dire que
l’agression doit être renversée présuppose ou sous-entend qu’une telle chose
est possible. Un énoncé comme “ Fermez la porte » serait absurde si les
conditions de réalisation n’étaient pas, au moins potentiellement, réunies. Si
la porte était fermée, par exemple, et qu’énonciateur et co-énonciateur(s) le
savaient, l’injonction paraîtrait pour le moins curieuse. Or, dès le 14 avril,
l’éditorialiste reconnut que le retour au statu quo ante n’était plus possible :
« There is obviously now no chance of the status quo ante
being restored » ,
Le lexique
168
ce qui semble à première vue en parfaite contradiction avec ce concept
d’annulation de l’agression. En fait, aussi surprenante que puisse paraître
cette idée d’annulation de l’invasion, elle traduit assez fidèlement la pensée
de l’éditorialiste. L’invasion étant un acte inacceptable, aucune solution de
compromis qui permette au responsable de cet acte d’en profiter ne pouvait
être recevable. Tout en reconnaissant l’impossibilité pour les habitants des îles
de remonter le temps et de retrouver leur situation d’avant le coup de force
argentin, l’éditorialiste refuse d’admettre que l’agression puisse payer.
Ce principe selon lequel l’agression ne devait pas profiter aux agresseurs
est une des idées force de la ligne du Times. C’est au nom d’une realpolitik de
la dissuasion, mais aussi d’une morale implacable, que l’éditorialiste rejette
totalement tout compromis qui ne le respecterait pas.
Les principes
Dès le début de la crise, le Times s’employa à définir les principes mis en
jeu par l’invasion argentine et la riposte britannique. Une fois définis, ces
principes étaient régulièrement rappelés. Pour le Times, les principes
n’admettaient pas de compromis, et il fit une distinction très claire entre les
modalités de la mise en application des principes, qui pouvaient faire l’objet
de discussions et de compromis, et les principes eux-mêmes, qui restaient
immuables. Par ailleurs, selon le Times, les principes ne dépendaient en rien
du nombre de personnes concernées ; le fait que la population des Malouines
fût très petite n’y changeait rien. De même, s’il fallait se montrer prêt à se
battre pour faire respecter ces principes, il ne fallait pas limiter les efforts ainsi
faits, notamment en fixant au préalable la limite de pertes “ tolérables ”.
Comme l’exprimait si bien le titre de l’un des éditoriaux, il fallait donner la
priorité aux principes fondamentaux : « First Principles First ».
Le lien entre strategy et principles fut souligné dès le 5 avril, lorsque
l’éditorialiste disait : « It is important to have these strategic principles in
mind when we come to focus on the Falkland Islands affair1. » Il y avait, dans
le discours de l’éditorialiste, une organisation hiérarchique — au demeurant
classique — entre les principes fondamentaux et les actions qu’il convenait
d’entreprendre pour les faire respecter. Les principes déterminaient les
objectifs, qui, à leur tour, déterminaient la stratégie, et enfin de la stratégie
1
« We are All Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9
Le lexique
169
dépendait le choix des tactiques. Le caractère immuable et inéluctable des
principes fut également affirmé dans le même éditorial : « … there can be no
evading the principle at stake …1 », et dans celui du lendemain, « … a prism
has many sides; a principle has one2 ». Il ne fallait pas se laisser dévier de la
conduite dictée par ces principes :
« The principle of the matter is that aggression should be
checked … That is the principle of the matter ; and it will not go
away, whatever permutations for the future may momentarily take
one's eye from it3. »
En fait, l’éditorialiste définissait un principe primordial (« governing
principle » et « overriding principle »), selon lequel toute agression était
intolérable, et donc que l’agresseur ne devait pas profiter de son agression. Il
fallait donc œuvrer pour « renverser l’agression4 ». Ensuite est venu s’ajouter
un nouveau principe, celui de l’auto-détermination, ou du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes :
« Britain has sent the fleet to defend two principles. One is the
principle that territorial claims should not be pursued by force, and
that when they are the gains should not be allowed to stand. In
other words, aggression should not pay. The other is the principle
of self-determination ; the Falklanders, like other peoples, should
have a right to decide under which government they wish to
live5. »
C’est d’ailleurs ce dernier principe qui fut affirmé dans l’éditorial qui
faisait le bilan du conflit, « Freedom’s Day ».
Ces principes étaient sans cesse menacés : par une communauté
mondiale qui préférait capituler pour éviter d’avoir à prendre des mesures
difficiles, et surtout par les Américains, dont beaucoup ne comprenaient plus
que l’on puisse se battre pour un principe, en raison de la guerre du ViêtNam. L’éditorialiste fustigea la lâcheté de ceux qui préféraient abandonner un
principe pour éviter toute effusion de sang :
1
Ibid.
« Lord Carrington’s Honour », le Times, 6 avril 1982, p. 13
3 « Facing a Long Haul », le Times, 14 avril 1982, p. 9
4 « There are many practical consequences which ensue from the assertion of the governing
principle that the aggression must be reversed », « We are all Falklanders Now », 5 avril 1982,
p. 9
5 The Search for Compromise », le Times, 20 avril 1982, p. 15
2
Le lexique
170
« Of course there is an enormous desire in this country, with
Britain's allies, and with the world as a whole to see that blood is
not shed for a principle. What after all are principles?1 »
La question oratoire appelait bien évidemment une réaction d’indignation de
la part d’un lecteur déjà convaincu que les principes devaient être défendus.
Pour prévenir tout risque possible d’incompréhension du message implicite,
le Times apporta quelques éléments de réponse à sa question :
« The pernicious argument that there are only 1,800
Falklanders, for whose security it is surely not worth prejudicing
the lives of many more than 1,800 servicemen, is one which only
leads to a pilot scheme for further aggression2. »
A titre de comparaison, le Guardian, qui a également des principes, était
terriblement gêné par cette affaire. Il réprouvait l’agression argentine, mais
estimait que la riposte britannique était disproportionnée, d’autant que le
Foreign Office essayait depuis plusieurs années de se défaire d’une colonie
que la Grande-Bretagne n’avait plus les moyens de défendre. Le principe
selon lequel l’agression ne devait pas profiter à l’agresseur, auquel il
souscrivait pleinement, était en quelque sorte atténué par les erreurs
commises dans le passé. Pour cette raison, la Grande-Bretagne était, selon le
Guardian, contrainte de rechercher une solution de compromis. Dans la presse
étrangère, ce sentiment de démesure était encore plus fort.
Le Times maintint son attachement aux principes, dont le caractère
absolu rendait sans objet la question de la mesure. Le manichéisme de son
analyse est parfaitement illustré par l’utilisation d’un lexique particulier :
celui de la métaphore du crime.
La métaphore du crime
Le Times, dans ses éditoriaux, assimile le coup de force argentin à un
crime, et rappelle le vieux dicton selon lequel le crime ne doit pas payer. Ce
recours à des dictons ou proverbes n’est pas neutre. Il tend à réduire le
problème à une dimension simple, qui puisse se comprendre dans le cadre de
la sagesse populaire. C’est d’ailleurs un procédé relativement fréquent dans
notre corpus. On y évoquait le « proverbial nail for which the battle was
1
2
« You Cannot Joke with War », le Times, 12 mai 1982, p. 11
Ibid.
Le lexique
171
lost1 », par exemple, ou bien on comparait l’invasion et les compromis
proposés par les négociateurs à un cambriolage. « Lorsque vous surprenez un
cambrioleur chez vous, écrivait l’éditorialiste, vous l’éconduisez. Vous n’êtes
pas obligé de lui donner les titres de propriété de la maison. »
D’aucuns ont reproché à Mme Thatcher de simplifier à l’excès les enjeux
de l’économie et de la politique intérieure et extérieure. On se rappellera
qu’elle se plaisait à comparer les comptes de l’état à ceux d’une ménagère, et
de faire appel au bon sens pour dire qu’un pays ne pouvait pas dépenser ce
qu’il ne possédait pas, façon de voir les choses qui devait davantage à la
mentalité victorienne telle que l’incarne (ironiquement) Mr Pickwick, qu’à
une véritable observation des réalités politico-économiques, à commencer par
celle des États-Unis.
Cette
réduction
simplificatrice
thatchérienne
trouve
un
écho
particulièrement clair dans l’éditorial « A Crime is a Crime ». Rappelons que
Mme Thatcher avait refusé d’accorder le statut de prisonnier politique aux
membres de l’IRA incarcérés à la suite des dispositifs légaux d’exception
découlant de l’application de l’état d’urgence dans la province d’Ulster,
malgré la campagne de grèves de la faim qui se traduisit par la mort de dix
hommes. Pour elle, il s’agissait de prisonniers de droit commun, et pour
appuyer sa lecture des faits, elle dit « A crime is a crime is a crime2 ». Le Times
reprit, au moins partiellement, cette formule tautologique lorsqu’il mit en
avant le caractère criminel de l’action argentine.
Il est intéressant de constater que la quasi totalité des références au
crime dans le corpus des éditoriaux consacrés par le Times au conflit des
Malouines est concentrée dans cet article. Sur 12 occurrences de crime et
criminal, 11 se retrouvent dans « A Crime is a Crime ». Ce caractère criminel
est d’ailleurs présupposé plutôt que constaté explicitement. Voici les premiers
paragraphes de cet éditorial du 9 juin 1982 :
« A CRIME IS A CRIME
Every crime has a motive and, therefore, an explanation. The
explanation, however, does not do away either with the deed itself
or with its criminal character. An explanation for a crime should
not become its excuse. We still hold individuals to be responsible
1
« Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7
Voir Taylor DOWNING (ed.), The Troubles — The Background to the Question of Northern
Ireland, Londres, Thames Macdonald, 1980, p 183
2
Le lexique
172
for their actions and to have a sense of that responsibility. That is
the basis for all morality in society. However, in the international
community, a sense of morality is less demanding. The collective
qualities of a society - particularly an international one - put a
premium on mediocrity. Man in the mass becomes anonymous
and, therefore, irresponsible.
That is what has happened today in regard to Argentina's
responsibilities for the international crime of invading the
Falklands. Of course, there are historical and cultural explanations
for it; but they cannot be excuses. No crime can be an isolated
event. It begets indignation, guilt and hatred. The wickedness of
others becomes our own wickedness because it kindles something
evil in ourselves since moral indignation is fuelled by the same
flame that inspired the original injustice.
The crime of the invasion called up a reaction from Britain
which many people held to be as bad as the crime itself. It had to
be done. Injustice has to be corrected and it may only be possible to
effect such a correction with means which, in isolation, would be
regarded as unpleasant.
As we await the final act of the campaign to free the Falklands
from the invader, there is a general tendency not to exonerate
Argentina but to mitigate the effect of that crime by saying that it
should not result in Argentine humiliation1. »
La onzième occurrence de « crime » se trouve plus loin dans le même
article, lorsque l’éditorialiste reproche aux Argentins de persister dans leur
tentative de se disculper de ce crime :
« Argentina's friends are pleading for her to be spared
humiliation. What do her leaders say about that? There is no sign
from them that they feel humiliated when they look ahead to
pursuing their claims by forceful means even when their troops are
off the Islands. In other words, they maintain a continually
aggressive justification for the original crime2. »
Le lexique de la morale
On ne peut qu’être frappé par le lexique biblique de plusieurs des
phrases dans cet extrait. Ce lexique souligne l’appel à la morale et à la
nécessité de combattre le mal.
La guerre pose avec une acuité inhabituelle des questions relevant de la
morale. Nous avons par conséquent recherché des mots et expressions
appartenant à ce registre. Nous avons vu, à partir des analyses statistiques,
1
2
« A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11
Ibid.
Le lexique
173
que le mot principle s’y retrouvait avec une fréquence exceptionnelle. D’autres
expressions relevant du domaine lexical de la morale étaient utilisées de
manière saisissante, sans toutefois que leur présence soit signalée par une
fréquence dans notre corpus plus grande qu’ailleurs. Parmi celles-ci figure le
mot « evil ». L’écart entre la fréquence de « evil » dans notre corpus et celle
signalée pour le LOB n’est pas très important, mais la caractéristique
frappante de l’utilisation de ce mot est sa concentration très forte,
principalement au sein d’un seul éditorial.
Le mot « evil »
Le mot evil est assez peu utilisé en anglais, en dehors du contexte
strictement religieux. A titre d’indication, il n’apparaît que 45 fois dans le
corpus LOB. Dans notre corpus, il apparaît en tout 14 fois (plus une fois
evils), deux fois dans l’éditorial « The War Within », qui traitait du dilemme
des chrétiens face à la perspective de la guerre, et pas moins de dix fois dans
« The Still Small Voice of Truth ». On se rappellera que la voix était celle de
Dieu s’adressant à Élie. La référence biblique était amplifiée par la litanie du
texte lui-même. La citation suivante ne reprend que les passages dans lesquels
le mot evil, que nous avons souligné, apparaît :
[ … ] at the heart of the matter, it was an evil thing, an
injustice, an aggression. [ …] Unity in Britain, on the other hand, is
based on recognition of the invasion as an incontrovertibly evil act.
Obviously there have been disagreements about the method of
coping with that evil, but there should be recognition that to
compromise with evil - to appease it - is to run the risk of having to
share responsibility for it. How we react to evil must therefore be
conditioned by the need to compromise with it as little as possible,
while taking care to see that our reaction to it does not compound
the original evil [ …] an evaluation of the immense power of evil in
the world, and the fact that mankind as a whole - nations, societies
and groups - are all capable of becoming merely instruments of
that evil, is part of that understanding; and part of that
morality. [ …] If force has to be used, it is well to temper it with
recognition of the need to search for some greater good to come out
of a moment of evil. [ …] Parliament, on our behalf on April 3,
chose to combat evil; it must therefore live with the consequences,
but see that it can mould those consequences into further
choices1. »
Cet éditorial faisait écho à une lettre publiée à côté de lui, sous la
rubrique du courrier des lecteurs. Il est possible, sinon probable, que
1
« The Still Small Voice of Truth », le Times, 20 mai 1982, p. 15
Le lexique
174
l’éditorialiste l’avait lue avant de rédiger son article. Le Doyen de King’s
College, Londres, avait écrit, dans une lettre datée de la veille, le 19 mai, pour
demander un débat et un vote parlementaires, avant la décision de débarquer.
Le Doyen, reprochant implicitement à l’éditorialiste d’avoir érigé les principes
en absolu, avait précisé les liens relatifs entre la morale et les principes, et
avait évoqué, lui aussi, le mal, evil :
« Every negotiated settlement involves compromise, and
where the compromise is the least evil course of action actually
open to us its acceptance is not a sell-out but a matter of moral
obligation. In the world in which we live morality is not just a
matter of following out principle to the bitter end (for perhaps
hundreds if not thousands of young men) but of balancing one
principle against another1. »
Les utilisations de evil dans « The War Within » — publié avant le début
des hostilités sur les Malouines — n’avaient rien du caractère incantatoire de
« The Still Small Voice of Truth », mais reposaient davantage sur l’idée
répandue du moindre mal, à l’instar de la lettre du Doyen :
« In the name of love, or charity, the Christian sanction which
legitimises [sic] the use of force to repel aggression against one set
of neighbours is that it would lead to a lesser evil, when the greater
evil is that more suffering would ensue from a failure to resist that
aggression2. »
Il en allait de même pour ce seul exemple pris dans l’éditorial « In Freedom’s
Cause » :
« The world may have to wait until the Argentines see that a
withdrawal of their forces, and an agreement to some complex
machinery for the future, is the lesser of two evils3. »
alors que dans « Prisoners of their Past », on retrouve un équilibre entre le
bien et le mal qui rappelle celui proposé dans « A Crime is a Crime », évoqué
ci-dessus :
« In looking to the future then, we must hold out some hope
for Argentina, not that the invasion can be rewarded - because that
cannot and should not be done - but that some future good may
emerge from contemporary evil4. »
1 Lettre de M. Richard Harries, doyen de King’s College, Londres, publiée sous le titre
« Falklands: a balance of principles », le Times, 20 mai 1982, p. 15
2 « The War Within », le Times, 24 avril 1982, p. 13
3 « In Freedom’s Cause », le Times, 15 avril 1982, p. 11
4 « Prisoners of their Past », le Times, 3 mai 1982, p. 9
Le lexique
175
Enfin, la dernière fois que ce mot apparaissait, justement dans l’éditorial
« A Crime is a Crime », il se trouvait à côté d’autres termes tout aussi forts du
domaine de la morale comme « wickedness » et « moral indignation » :
« The wickedness of others becomes our own wickedness
because it kindles something evil in ourselves since moral
indignation is fuelled by the same flame that inspired the original
injustice1. »
Le mot « colony »
L’Organisation des Nations Unies avait adopté une politique générale de
soutien à la décolonisation, et avait défini les Malouines comme l’un des
territoires concernés par cette politique. Or, le mot colony ou colonies est
extrêmement rare dans notre corpus. Ce terme, qui décrivait le statut
administratif officiel des îles Malouines, ne fut utilisé que deux fois dans les
éditoriaux, chaque fois dans le cadre d’une comparaison avec les situations
post-coloniales britannique et espagnole. L’Espagne avait conservé des liens
très forts avec ses anciennes colonies, et donc partageait un des aspects de la
situation britannique. D’un autre côté, les deux pays étaient en froid depuis
des années, à cause de Gibraltar :
« Spain, like Britain, has strong cultural and emotional links
with her former colonies on the other side of the Atlantic and, like
Britain, is ambivalent about her relationship to Europe2. »
« It was inevitable that Argentina's action in seizing the
Falkland Islands on April 2 would affect the very delicate relations
between Britain and Spain over Gibraltar. There are just too many
obvious parallels between these two surviving British colonies,
both with populations determined to remain British, both claimed
on geographical and historical (or pseudo-historical) grounds by
neighbouring Spanish-speaking states3. »
En dehors de ces deux cas, le mot colony fut soigneusement évité. Faut-il
voir en cela une volonté d’éviter les connotations plutôt gênantes, à l’heure
actuelle, de ce terme ? C’est une explication qui est au moins plausible. Le
Times était sensible à cet aspect de la question, comme en témoignaient ses
observations au sujet de la décision d’abandonner le cérémonial habituel du
Gouverneur :
1
« A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11
« … and the Country to Bridge it », le Times, 1 juin 1982, p. 15
3 « Gibraltar should not Suffer », le Times, 22 mai 1982, p. 11
2
Le lexique
176
« In the longer term, however, it is right to remove the
symbolic trappings of a type of colonialism which does not actually
exist in the Falklands1. »
Toutefois le journal donnait lui-même une justification de cette tendance dans
la phrase suivante :
« For too long, Britain's detractors in the Third World - blind
as yet to the essential principle of self-determination which
underlies the Falklanders' position - have been able to claim that it
did2. »
On peut soupçonner le Times d’avoir choisi — consciemment ou
inconsciemment — de ne pas souligner le caractère colonial des territoires,
pour ne pas attirer l’attention sur un aspect de la crise qui ne renforçait pas la
position britannique qu’il défendait.
Conflit ou guerre ?
Il a souvent été dit qu’avant de connaître l’issue de l’affaire des
Malouines, on préféra utiliser le terme de « crise » ou celui de « conflit », alors
qu’après la victoire elle fut bien plus fréquemment qualifiée de « guerre ».
Or, dans les éditoriaux, on remarque que le terme war apparaît dès le
début. En tout, les mots war(s) et (warfare)apparaissent 88 fois dans notre
corpus des éditoriaux, alors que le substantif conflict(s) n’y figure que 29 fois.
Toutefois, lorsqu’il s’agissait de nommer précisément l’affaire des Malouines,
l’éditorialiste parlait plutôt de conflict . Il la nomma en tout, à partir du 18 mai
1982, deux fois « the Falkland Islands conflict », et cinq fois « the Falklands
conflict ». Le mot war est apparu surtout lorsque l’éditorialiste parlait du
concept de la guerre, comme dans le débat sur la guerre juste, ou encore de la
deuxième guerre mondiale, ou de celle du Viêt-nam. Il ne fut jamais question
de la « Falklands war ». Signalons que le titre courant de la page intérieure
consacrée à l’affaire des Malouines était « Falklands Crisis » jusqu’au 26 mai,
et ensuite « Falklands Conflict ».
1
2
« Freedom’s Day », le Times, 16 juin 1982, p. 13
Ibid.
Le lexique
177
Toutefois l’éditorialiste ne rechignait pas systématiquement à qualifier le
conflit en cours de « guerre ». Il a bien précisé, dans un éditorial intitulé
justement « No Wider War », le 8 mai 1982, que la Grande-Bretagne ne devait
pas souhaiter étendre la guerre. Il s’agissait donc bien d’une guerre, dès le 8
mai. Bien qu’il ne fût jamais question de « the Falklands War » dans les
éditoriaux, à deux reprises l’éditorialiste utilisa, néanmoins, le terme « the
war » :
« The war that has developed over the reporting of the war1. »
(toutefois, on pourrait noter que cette première occurrence de « the war »
relève plus ou moins du jeu de mots), et :
« We have now been engaged in the first real war between a
European power and a Latin American one since Napoleon III's illfated expedition to Mexico …2 »
L’idée que la Grande-Bretagne était bien en guerre fut également
explicitement énoncée :
« In their hearts, Latin Americans deeply resent the spectacle
of Britain at war with a fellow Latin …3 »
« That is the way with Britain and Argentina. They have been
at war4. »
« Certainly that invasion and the war to recover the islands
has stirred emotions which have been sunk deep within the spirit
of Britain5 »
Malgré ces quelques réserves, il semble qu’on peut tout de même
considérer que le concept de « the Falklands War » ne se généralisa dans les
colonnes du Times qu’après la fin des hostilités.
Des dérives lexicales
Le lexique spécifique à la guerre fut parfois détourné pour s’appliquer à
d’autres sujets. Ainsi, lorsque le Times Diary fit état de la menace qui pesait
sur lui d’être déplacé vers une page moins prestigieuse, son rédacteur appela
1
« A Duty to Inform, » le Times, 13 mai 1982, p. 11
« The Anglo-Latin Gulf », le Times,1 juin 1982, p. 15
3 « A Test of Generalship », le Times, 3 juin 1982, p. 13
4 « Freedom’s Day », le Times, 16 juin 1982, p. 13
5 Ibid.
2
Le lexique
178
ses lecteurs à la rescousse. Cependant, il ne voulait pas garantir que cette
intervention suffirait :
« It would be rash to promise that readers’ wishes will be
paramount, but PHS1 would like them at least to be taken into
consideration2. »
Le parallèle avec la situation des Malouines était implicite, mais clair : en
effet, le gouvernement britannique insista, tout au long du conflit, sur le
caractère primordial des souhaits des habitants. Confronté à un problème de
souveraineté territoriale d’un tout autre ordre, le Times Diary ne put
s’empêcher d’en profiter pour faire une comparaison humoristique.
Un autre exemple provient de la page des actualités britanniques. La
légende d’une photographie montrant une vieille dame nous apprend qu’elle
s’opposait très fermement à une expropriation. S’inspirant de la déclaration
du blocus des Malouines, elle avait déclaré une « zone d’exclusion totale »
autour de sa propriété.
Conclusions
Il ressort de cette étude du lexique que le Times privilégia la langue de la
diplomatie. Le conflit lui-même était décrit, non pas comme une guerre, mais
en des termes qui appartiennent plutôt, eux aussi, au champ lexical de la
diplomatie. Les enjeux du conflit ont été présentés dans le cadre d’une
logique et d’une morale strictes, et même rigides. Le principe selon lequel
l’agression ne devait pas profiter à l’Argentine a été régulièrement réitéré
depuis le début de la crise jusqu’à la fin des combats. La stratégie, autre mot
dont la fréquence était bien plus élevée que dans notre corpus de référence,
devait servir ce principe. Parfois l’objectif de la guerre a pu paraître simplifié
à l’extrême, en raison de l’utilisation répétée de formules exigeant le
« renversement » de l’agression. Pour le Times, la négociation devait aboutir
au retrait des troupes argentines, et aucune concession substantielle
concernant la souveraineté ne pouvait être acceptée avant leur départ. Même
s’il était en fait impossible de retourner au statu quo ante, puisque rien ne
pouvait plus être comme avant, le Times ne se départit pas de son hostilité à
1 « PHS », les initiales de l’une des anciennes adresses du Times, Printing House Square, était
le pseudonyme du rédacteur de cette rubrique.
2 Times Diary, le Times, 4 juin 1982, p. 8
Le lexique
179
l’égard de toute proposition qui aurait représenté une victoire pour
l’agresseur.
Cet acharnement dans l’énonciation du principe fondamental s’est
appuyé à plusieurs reprises sur un étonnant vocabulaire du domaine de la
morale. L’action argentine était comparé à un crime ; il s’agissait d’un acte
tout à fait funeste. Le mot evil, utilisé ainsi pour qualifier l’agression
argentine, est une expression d’autant plus forte qu’elle est rarement utilisée.
Les prises de position très tranchées du Times se sont traduites par l’utilisation
de ce vocabulaire manichéen.
Enfin, les quelques rares exemples où le lexique propre à la situation
déborda pour servir dans d’autres contextes témoignent de la puissance que
peut avoir ce vocabulaire. En effet, il s’agissait d’un vocabulaire très fort, peu
utilisé, car l’occasion d’un conflit dont les enjeux étaient aussi nets —
contrairement à Suez — ne s’était pas présenté depuis la fin de la Deuxième
Guerre mondiale.
Chapitre IX
Analyse quantitative des
surfaces
Le lecteur d'un travail de critique littéraire peut, dans la majorité des cas,
se procurer et lire aisément les ouvrages concernés. Il peut ou bien les étudier
attentivement, se concentrant sur les infimes subtilités du texte, ou bien les
feuilleter, pour se faire une idée de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur.
Le lecteur d’une étude de presse ne peut que rarement s’offrir ce plaisir.
Un corpus de presse est infiniment plus difficile à manier qu’un livre ou
même les œuvres complètes du plus prolifique des auteurs littéraires. Cette
difficulté est encore aggravée par le caractère non-linéaire de la lecture d’un
corpus de presse. Certes, les numéros d’un même journal se suivent dans un
ordre chronologique implacable, mais chaque numéro se compose d’une
multiplicité de textes parfois très différents. Il n’y a pas d’ordre prédéfini et
incontournable dans la lecture d’un journal.
Notre corpus représente une somme considérable de textes. Charles
Douglas-Home souligna cet aspect du journalisme dans le rapport qu’il
soumit au HCDC :
Analyse quantitative
181
« We were probably actually putting into the paper up to
10,000 words of material each day on the Falklands. Some of the
tabloids might have been putting 500 and 600 in the papers …1 »
Le chiffre moyen était donc vraisemblablement légèrement inférieur à ce
maximum de 10 000 mots par jour. Cela n’en signifie pas moins que sur toute
de la durée du conflit, le Times publia plus d’un demi-million de mots
consacrés aux Malouines. Cela représenterait environ 1 500 pages de texte
imprimé au format habituel du livre.
Nous avons fait appel aux techniques de l’analyse de contenu pour
donner un aperçu quantitatif de cette masse de textes et pour permettre au
lecteur de se faire rapidement une image aussi claire que possible de la
relative importance de quatre rubriques principales : la une (articles
d’information et illustrations), les éditoriaux, le courrier des lecteurs et enfin
les dépêches des correspondants de guerre.
Notre démarche a été la suivante : pour les éditoriaux, le courrier des
lecteurs ainsi que les dépêches des correspondants de guerre, nous avons
calculé en centimètres carrés la surface totale des colonnes de chaque article
consacré aux Malouines. En ce qui concerne la une, nous avons mesuré non
seulement les textes, mais également les illustrations (photographies, cartes,
dessins).
La une
Le conflit des Malouines a dominé très largement la presse britannique
pendant les mois d’avril, mai et juin 1982. Le graphique ci-dessous présente le
volume d’articles et d’illustrations consacrés à cet événement à la première
page. Il ne tient pas compte du volume des articles et des illustrations en
pages intérieures. Toutefois, il nous a semblé que la mesure de l’espace
rédactionnel alloué à la guerre à la une permettrait de rendre compte de
l’importance accordée à cette actualité par le journal, de façon relativement
facile à lire.
1HCDC,
p. 368
Analyse quantitative
182
Graphique I : La surface de la une du Times consacré à la guerre des Malouines en cm2 :
1600
1400
1200
1000
800
600
400
200
0
1 3 6
8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 5
7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4
avril
mai
7 9 11 14 16 18 21 23
juin
Il apparaît clairement que la première page consacrait une très grande
surface à la crise. Pour permettre de mieux rendre compte de l’importance
relative de cet espace affecté aux Malouines, nous avons calculé la proportion
de la surface rédactionnelle totale de la une qu’il représentait. On observera
que cette proportion ne passait que très rarement en dessous de 50%.
Graphique I b : La surface consacrée à la une du Times en pourcentage
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
2
5
7 10 13 15 17 20 22 24 27 29 1
4
6
8 11 13 15 18 20 22 25 27 29 1
avril
On
note
3
mai
également
un
certain
nombre
5
8 10 12 15 17 19 22
juin
de
caractéristiques
particulièrement intéressantes. La courbe subit une première montée
importante, correspondant à l’annonce des mesures prises par le
gouvernement (l’envoi de la force navale d’intervention ou Task Force, la
démission de Lord Carrington et la nomination de M. Pym). On assiste
ensuite à un déclin assez net jusqu’au 26 avril, date à laquelle le journal
Analyse quantitative
183
annonça la prise de la Géorgie du Sud. On voit ensuite un certain nombre de
pics, correspondant aux nouvelles des premiers raids aériens sur les
aérodromes de l’archipel, puis à la première phase de la guerre navale. Le
grand pic autour du 23 mai traduit l’annonce du débarquement du 21. Il
s’ensuivit sur le terrain une période d’attente, accueillie à Londres, comme
nous l’avons vu, avec une certaine impatience. Il s’agit aussi de l’époque du
début de l’invasion israélienne au Liban, qui concurrença, et même détrôna,
les Malouines comme nouvelle principale à la une. Celles-ci reconquirent la
première page avec l’annonce de la victoire le 15 juin, et les comptes rendus
des suites de l’opération (rapatriement des prisonniers, impact sur la scène
politique britannique, avenir de la Junte).
Les éditoriaux
Graphique II : Les éditoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines en cm2 :
800
700
600
500
400
300
200
100
0
1 3
6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 5 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4 7
avril
mai
9 11 14 16 18 21
juin
Ce graphique présente des caractéristiques très comparables à celles que
nous avons observées dans le cas des articles et illustrations à la première
page. L’annonce de l’invasion fut suivie de nombreux commentaires dans les
éditoriaux. On remarque notamment le caractère exceptionnel de « We are all
Falklanders Now », le 5 avril. Seuls les deux éditoriaux du 12 mai réunis,
« You Cannot Joke with War » et « One Fold and One Shepherd », peuvent
réellement rivaliser avec cet éditorial historique. La chute d’intérêt
correspondant à l’époque où la navette diplomatique du général Haig (du 8
Analyse quantitative
184
au 30 avril) semblait en perte de vitesse est très nette, quoique de courte
durée. C’est entre le jour de la prise de la Géorgie du Sud, le 25 avril, et celui
du débarquement, le 21 mai, que la masse des commentaires dans les
éditoriaux est la plus homogène et continue. A partir de cette date, le
commentaire devient plus épisodique. Ce phénomène intéressant s’explique
sans doute par le rapport entre les commentaires exprimés dans les éditoriaux
et l’actualité. Le commentaire suit ou anticipe les faits. En d’autres termes,
l’éditorialiste analyse les événements du passé récent ou tente de prévoir, et
même d’infléchir, l’évolution des événements à venir. Or, la période des
combats terrestres (du 27 mai au 14 juin) intervint après une période déjà
longue de débat à propos des différentes options. Le temps des paroles était
en quelque sorte révolu ; il incombait dorénavant aux actes de déterminer
l’issue de la crise. Par ailleurs, les nouvelles du front venaient parfois avec
retard, parfois de façon incomplète ou incertaine ; il devenait ainsi difficile de
les commenter. On perçoit surtout que l’éditorialiste, comme tous les autres
commentateurs, s’était tourné vers l’après-Malouines, comme l’attestent les
quelques articles consacrés à ce sujet, mais attendait la fin des combats avant
de se livrer à un débat en profondeur.
Le courrier des lecteurs
Le graphique représentant l’autre grande rubrique d’opinion, le courrier
des lecteurs, reflète cette même tendance, avec parfois un ou deux jours de
décalage, correspondant au temps écoulé entre l’annonce dans les médias des
informations et l’arrivée, au bureau du Letters Editor, des réactions des
lecteurs.
Analyse quantitative
185
Graphique III: Le courrier des lecteurs consacré à la guerre des Malouines en cm2 :
600
500
400
300
200
100
0
1
3
6
8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3
5
avril
7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4
mai
7
9 11 14 16 18 21 23
juin
On peut constater, à la lecture de ce graphique, que l’espace dévolu aux
lettres traitant du conflit a diminué au moment même où les combats
terrestres se sont intensifiés. Les valeurs les plus élevées sur cet histogramme,
représentant le courrier publié le 6 et le 13 mai, correspondaient
respectivement aux commentaires faisant suite à la perte du Sheffield et aux
échanges à propos de l’affaire Panorama1.
1
voir chapitre « Les médias critiqués »
Analyse quantitative
186
Dépêches des correspondants de guerre
Graphique IV : Les dépêches en cm2 :
1200
1000
800
600
400
200
0
1 3
6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3
avril
5 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4
mai
7 9 11 14 16 18 21 23
juin
L’allure de ce graphique est tout à fait différente de celle des trois autres,
pour des raisons liées aux conditions particulières de transmission des textes
en question. Le graphique montre quelques dépêches, du 6 au 13 avril, qui
décrivaient le départ de la force navale, suivies d’un nombre plus ou moins
régulier de dépêches relativement courtes, ou bien en nombre assez limité. On
note ensuite quelques points marquants : les 24 et 25 mai (correspondant au
débarquement et aux raids aériens qui lui firent suite), le 31 mai et le 1 juin,
représentant les textes consacrés à la bataille de Goose Green. Les pics du 10
et 11 juin correspondent principalement aux comptes rendus de l’attaque
argentine à Bluff Cove et Fitzroy, avec toutefois une dépêche indiquant que
les forces britanniques s’apprêtaient à avancer sur Stanley. Les dépêches des
correspondants de guerre rapportant cette avance ne furent publiées qu’après
l’annonce de la victoire le 14 juin, principalement en raison de l’embargo
imposé par les autorités britanniques. Ces dépêches, arrivées à Londres à
partir du 14, furent publiées le 15 et surtout le 16. La valeur la plus élevée
correspond au 19 juin, où se côtoyaient entretiens avec le Prince Andrew,
comptes rendus du rapatriement des prisonniers argentins et bilan des
bombardements argentins sur la force navale. Par ailleurs, et contrairement à
Analyse quantitative
187
ce que l’on constate dans les graphiques concernant la une, la prise de la
Géorgie du Sud (annoncée par le ministre de la Défense le 25, rapportée par le
Times le 26) n’occasionna aucune augmentation dans le volume des dépêches,
tout simplement parce qu’aucun correspondant de guerre ne put y assister. La
nouvelle fut annoncée à Londres avant que les correspondants embarqués
avec la force navale n’en aient eu connaissance.
Le graphique suivant présente les deux rubriques d’opinion : les
éditoriaux et le courrier des lecteurs
Graphique V : courrier des lecteurs (en noir) et éditoriaux (en gris) (en cm2)
courrier des lecteurs
éditoriaux
800
700
600
500
400
300
200
100
0
1 3
6
8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3
avril
5
7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2
mai
4 7
9 11 14 16 18 21 23
juin
On observera que les éditoriaux et le courrier des lecteurs occupent une
surface comparable. Par ailleurs, on voit assez nettement le décalage léger du
Mike
Commentaire: This might not be entirely
true …
Analyse quantitative
188
courrier des lecteurs par rapport aux éditoriaux. Il n’est pas toujours possible
de généraliser, mais dans l’ensemble cela traduit bien la façon dont les lettres
répondaient aux informations et aux opinions publiées antérieurement dans
le journal.
Le dernier graphique compare les deux rubriques d’opinion aux
informations envoyées depuis le théâtre des opérations. Ainsi on peut
comparer l’importance relative des idées et des faits.
Graphique VI : courrier et éditoriaux (en aires cumulées) par rapport aux dépêches des
correspondants de guerre (histogramme)
1200
1000
800
600
400
200
0
1
3
6
8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3
avril
5
7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2
mai
4
7
9 11 14 16 18 21 23
juin
On observera que pendant la première moitié de la crise des Malouines,
la surface occupée par les deux principales rubriques d’opinion est nettement
supérieure à celle allouée aux dépêches, mais que cette tendance s’inverse
progressivement à partir du débarquement. A la fin de la période étudiée, les
faits rapportés par les dépêches occupaient une surface plus importante que
celle dévolue aux idées. Cette conclusion mériterait d’être nuancée par le fait
que les événements de l’Atlantique du sud n’étaient pas seulement rapportés
dans les dépêches envoyées par les correspondants de guerre, et que les idées
Analyse quantitative
189
pouvaient s’exprimer ailleurs que dans les deux rubriques que nous avons
retenues dans cette étude quantitative. Néanmoins, malgré cette réserve, les
chiffres donnent une indication claire de l’évolution des opinions et des
informations à mesure que la crise se déroulait.
Troisième partie, (ii) les
discours parallèles dans le
Times
X
Articles informatifs et dépêches des correspondants de
guerre
XI
Le courrier des lecteurs et la guerre
XII
Humour et humeur : le Times Diary et le carnet
parlementaire de Frank Johnson
XIII
L’iconographie : illustrations de la guerre
Chapitre X
Articles informatifs et
dépêches des correspondants
de guerre
Les événements de la guerre furent rapportés principalement à travers
les articles d’information, rédigés pour l’essentiel par les journalistes du Times
à Londres, New York et Buenos Aires, et par les correspondants embarqués
avec la force navale d’intervention. Le contenu de ces textes a déjà fait l’objet
de commentaires divers. Il reste à signaler quelques aspects significatifs de la
présentation et du style de ces articles, notamment en ce qui concerne les
éventuelles marques de subjectivité.
Deux facteurs principaux méritent quelques commentaires particuliers :
la façon dont les articles d’information identifiaient la source des informations
qu’ils présentaient, d’une part, et le discours très personnel de plusieurs
dépêches expédiées par les correspondants de guerre, d’autre part.
Les articles informatifs
Les références aux sources d’informations
L’une des règles essentielles de la déontologie journalistique est
d’identifier toujours les sources des informations rapportées1. C’est une
pratique qui permet de se prémunir contre toute accusation de manque
d’impartialité, puisque toutes les nouvelles données proviennent de sources
1
voir, par exemple, Harold EVANS. Newsman’s English. Londres : Heinemann, 1972, p. 92
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
192
fiables, identifiées et vérifiées. Les articles du Times ne dérogèrent pas à cette
règle. Toutes les origines, ou presque, étaient indiquées.
Les références étaient le plus souvent explicites, mais parfois des
indications conventionnelles étaient utilisées lorsque les informations
provenaient de sources non-attribuables (off-the-record briefings).
Références explicites
Figuraient dans cette catégorie les références à des déclarations
officielles, surtout celles faites au Parlement, celles qui venaient du porteparole officiel du ministère de la Défense, Ian McDonald, et les interviews
accordées par des responsables politiques et militaires, à la presse et aux
médias audio-visuels.
Souvent les sources étaient étrangères, argentines, bien évidemment,
mais aussi américaines. Plusieurs journalistes, notamment dans leurs
témoignages devant le HCDC, ont signalé la fiabilité de ces dernières. Par
exemple, peu avant la reprise de la Géorgie du Sud, le Times fit état
d’informations provenant d’un journal américain :
« A Boston Globe report that the Royal Navy’s Falklands task
force had split, with a detachment of two aircraft carriers, fast
destroyers and several troopships heading towards South Georgia,
was received non-committally in Whitehall yesterday. But it was
not denied1. »
Si l’importance des moyens détournés vers la Géorgie du Sud était exagérée,
l’information était, pour l’essentiel, exacte.
1
Le Times, 21 avril 1982, p. 26 (dernière page)
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
193
Indications conventionnelles
Lorsque le Times a repris des informations données par des sources nonattribuables, il a utilisé de nombreuses formules qui permettaient, sinon
d’identifier avec précision la personne responsable, au moins d’identifier
l’origine des affirmations rapportées. Par exemple : « … the ministry said
that … », « The ministry also announced that … », « Army sources were
pointing out last night that … 1».
Il est souvent possible, a posteriori, d’identifier plus précisément la
personne cachée derrière ces formules vagues. Par exemple, Sir Frank Cooper,
secrétaire général du ministère de la Défense, dit aux journalistes du Lobby,
lors d’un briefing non-attribuable tenu la veille du débarquement, qu’il n’y
aurait pas de débarquement comparable à celui de 1944. L’article qui rendait
compte de ce briefing non-attribuable indiquait :
« “ The screw is being tightened quite quickly and quite
tightly now, ” according to Whitehall sources last night … Yet the
sources were not expecting to see a repeat performance of D-Day,
with assault troops storming the beaches2. »
Ce discours indirect reprenait presque verbatim les paroles de Sir Frank, qui
sont citées en page Erreur ! Signet non défini., où cet épisode a déjà été
évoqué.
Un autre briefing qui fut rappelé lors des travaux du HCDC concernait
le nombre de victimes de l’attaque argentine contre les navires à l’ancre au
large de Fitzroy. Rappelons que le ministère avait retardé la diffusion de cette
information, et que la rumeur faisait état d’un bilan très lourd. Bernard
Ingham, l’attaché de presse du Premier ministre, reconnaît avoir décidé, trois
jours après l’attaque, de couper court à ces rumeurs, et d’avoir ainsi précisé
aux journalistes du Lobby que même le chiffre de soixante-dix morts, que
certains avaient avancé, étaient exagéré3. Le lendemain, le Times indiquait :
« Reports circulating in Whitehall and Fleet Street referred to
possible totals of about 46 dead …4 »
1 Henry STANHOPE & Stewart TENDLER. « British troops attack 12 miles from Stanley », le
Times, 1 juin 1982, p. 1
2 Henry STANHOPE. « Admiral told to act as fast as possible », le Times, 21 mai 1982, p. 1
3 Bernard INGHAM. Kill the Messenger. Londres : Harper Collins, 1991, p. 295 et HCDC, p. 391
4 Le Times, 12 juin 1982, p. 1
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
194
Enfin, M. Ingham a expliqué qu’il a décidé de confirmer les rumeurs de
la perte de deux Harriers (le 6 mai) en raison des allégations qu’il avait
entendues, selon lesquelles l’information avait été tenue secrète pour éviter
une possible influence sur les élections locales qui se tenaient le même jour1.
Le Times resta extrêmement discret quant à l’origine de cette information,
qu’il publia le 7 mai :
« Two Sea Harrier aircraft from the British task force were
reported to have been lost inside the Falklands exclusion zone last
night … The two pilots of the Harriers were said last night to be
missing, presumed dead, and their next of kin had been
informed … The reports, however, still awaited official
confirmation last night2. »
Ce respect de la règle déontologique de l’identification des sources était
tout à fait conforme à l’ambition du Times de constituer un journal de
référence.
Préférence accordée aux déclarations officielles ?
Cela n’est pas sans danger, cependant, car à vouloir toujours privilégier
des sources authentifiées, la presse peut être amenée à donner une
importance, que certains pourraient juger excessive, à des réseaux
d’information officiels, au détriment de nouvelles provenant de sources plus
contestables, ou, du moins, moins faciles à justifier.
Il en va de même pour les opinions rapportées dans les médias. Comme
la déontologie journalistique proscrit, dans les articles informatifs, la présence
trop visible du journaliste lui-même, ce dernier se voit obligé de rapporter
simplement les déclarations des autres. Pour que l’on ne puisse pas l’accuser
d’avoir pratiqué une sélection des déclarations ainsi disponibles, sélection qui
ne manquerait d’être qualifiée de partiale, le journaliste préfère souvent se
borner aux sources officielles. Il est paradoxal, voire pervers, que la recherche
de l’impartialité conduise ainsi à une certaine partialité. Dans son livre sur la
critique des médias, James B. Lemert décrit cette tendance de la façon
suivante :
« Political opinion doesn’t often appear in the news unless the
opinion can be attributed to “a source”. … Supposedly, the
journalist is merely relaying a source’s viewpoint, and it is a
1
2
HCDC, p. 394
Le Times, 7 mai 1982, p. 1
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
195
verifiable fact that this opinion was voiced by the source.
Journalists are held responsible for the accuracy of the quotes and
paraphrases they use, but they minimize their vulnerability to
charges of political bias by choosing the most obvious and
defensible sources to quote in their stories. The more obviously
“qualified” the source speaking is on that topic, the less vulnerable
reporters and their editors feel their selection of that source will
be1. »
Il en résulte, donc, une tendance à faire appel le plus souvent à des sources
officielles, réduisant ainsi la diffusion des points de vue extrêmes, que ce soit
à gauche ou à droite. C’est peut-être en cela que l’on peut dire qu’il est
impossible d’éliminer tout contenu idéologique, même si l’idéologie
concernée se résume au respect des déclarations officielles, ce qui implique
nécessairement un certain choix concernant les sources que les journalistes
considèrent dignes de foi.
Pour Jean Peytard, auteur d’un article sur une technique de lecture
critique de la presse, l’idéologie est toujours présente :
« S’il y a un lieu où les idéologies sont lisibles, plus
qu’ailleurs, c’est bien dans la presse, surtout lorsqu’elle se dit
d’information, c’est-à-dire lorsqu’elle cherche à occulter
l’idéologique2. »
La préférence du Times pour les déclarations officielles était peut-être d’autant
plus marquée qu’il s’identifiait avec une certaine classe, celle des décideurs et
des hommes d’influence, ce qui constitue, bien évidemment, un parti-pris
idéologique, comme l’est aussi l’une des conséquences : le fait de négliger les
extrêmes. Cette tendance à adopter le point de vue de l’Establishment est
certainement le reproche le plus souvent formulé à l’encontre du Times. A titre
d’exemple, voilà quelques éléments de jugement à l’égard du quotidien
rapportés par Alastair Hetherington, ancien rédacteur en chef du Guardian :
« Senior Times staff believe that Times reporting should be
politically ‘down the middle’. Senior Guardian staff believe also that
reporting should be down the middle, though with particular
attention to the well-being of the less affluent and less privileged.
Some senior BBC staff, while respecting the standards of both The
Times and the Guardian, take the view that in tone and character the
1
James B. LEMERT. Criticizing the Media - Emprirical Approaches. Londres : Sage, 1989, p. 23
PEYTARD. « Lecture(s) d’une ‘Aire Scripturale’ : La page de journal » in Langue
Française, (28), 1975. p. 39
2Jean
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
196
first is too obviously ‘establishment’ and the second too ‘nonconformist’1. »
De façon implicite, M. Hetherington estimait que le Times accordait une
importance particulière aux personnes riches et privilégiées : en d’autre
termes, et à quelques nuances près, l’Establishment. D’ailleurs, cette analyse est
exprimée plus ouvertement quelques pages plus loin, lorsque
M. Hetherington écrit, toujours au sujet des mêmes quotidiens :
« Both papers are catering mainly for a public that is
prosperous, educated and interested in world affairs. Of the two,
The Times assumes greater affluence among its readers than the
Guardian … In their choice of news, both papers are influenced by
their perception of their readers2. »
Néanmoins, Hetherington rapportait que d’après ce qu’il avait pu constater
au cours d’une semaine d’étude du comportement des deux quotidiens
concernés, le Times, comme le Guardian, se situaient effectivement au centre
politique. Par ailleurs, il qualifiait la façon dont le Times couvrait l’élection
partielle de Chesterfield, qui eut lieu au cours de sa semaine d’enquête, de
« factuelle » (factual), contrairement au Guardian, qui avait proposé une
couverture plus interprétative et haute en couleur3. L’expression « factual »
s’utilise généralement pour qualifier une présentation qui, sans être
nécessairement impartiale, se limite au faits observables et identifiables. Le
jugement de l’ancien rédacteur en chef rejoint ainsi notre analyse de la
présentation des événements et opinions dans les articles d’information en
1982.
Enfin, la préférence des déclarations officielles peut s’expliquer d’une
toute autre façon : les événements couverts par le Times et ses confrères en
1982 avaient une dimension nationale et même internationale, et dans un
pareil cas les autorités ne sont plus de simples sources de déclarations
officielles ; elles figurent également parmi les principaux acteurs dans les
événements rapportés.
1 Alastait HETHERINGTON. News, Newspapers and Television. Londres : Macmillan, 1985,
p. 173
2 Ibid. p. 184
3 « On the days studied here, both The Times and the Guardian are ‘down the middle’ on
every major news item with the possible exception of the Chesterfield by-election. Even there
the difference is not great. The Times gave less extensive coverage than the Guardian or
Telegraph, but was factual, while the Guardian was more freewheeling, colourful and
interpretative. » Ibid., p. 173
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
197
« British forces » ou « our forces »
On se rappellera l’hostilité des conservateurs envers la BBC provoqué
par sa neutralité, et notamment par son refus d’utiliser le pronom personnel
our pour désigner les forces armées britanniques. Or, le Times, comme la BBC,
préféra systématiquement la formulation neutre. Par exemple, « A British
destroyer was hit … », et, citant le ministre de la Défense, « British forces, he
said, now held Mount Longdon1 », ou encore, « Two British aircraft from the
British task force2 … » et « British troops have made contact with Argentine
positions3 … ». Ce dernier exemple illustre également le fait que les références
à l’Argentine suivaient le même modèle. Il n’était jamais question, dans les
articles informatifs, de l’ « ennemi ».
Les déclarations argentines étaient généralement introduites par des
verbes neutres ; il n’y a pas eu de tendance majeure à qualifier les affirmations
argentines de « claims » et les affirmations britanniques de « statements ».
Nous avons même relevé un exemple de « claim » utilisé à propos d’une
déclaration britannique : « … John Shirley of The Sunday Times … reported a
British claim of the first counter-hit on an Exocet missile.4 » Il ne s’agissait pas
pour autant de la mise en cause d’une déclaration officielle, mais plutôt de
l’expression d’une certaine précaution à l’égard des affirmations des hommes
sur le terrain qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une confirmation officielle.
D’ailleurs, l’utilisation du mot « claims » pour qualifier les rapports de
réussite formulés par la DCA n’était pas tout à fait nouvelle : en 1940 les
mêmes termes ont été utilisés dans la presse lors de la bataille aérienne audessus de l’Angleterre.
La modalité dans les articles informatifs
L’étude des éditoriaux présentée dans le chapitre précédent montrait
que les auxiliaires modaux (épistémiques ou déontiques), étaient partout
présents dans ce discours. Dans les articles informatifs, en revanche, la
modalité, qu’elle soit exprimée par le biais d’auxiliaires modaux ou par
d’autres structures, est très rare ou discrète. La modalité déontique est, bien
évidemment, totalement absente. Les quelques rares exemples de modalité
1
Le Times, 14 juin 1982, p. 1
Le Times, 7 mai 1982, p. 1
3 Le Times, 1 juin 1982, p. 1
4 Le Times, 1 juin 1982, p. 1
2
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
198
épistémique concernent les estimations du journaliste sur la véracité de
certains rapports ou la probabilité de certains événements, exprimées par le
biais de mots comme probably, ou des structures comme « It is expected
that … », « … are believed to be ».
Une rubrique particulière : les comptes rendus parlementaires
Le Times était très fier de ses comptes rendus parlementaires, qui
constituaient l’une des pièces maîtresses de son dispositif de journal de
référence. Cette fierté était tout à fait justifiée, car le Times était le seul journal
en 1982 qui publiait encore un compte rendu important. M. Harold Evans,
rédacteur en chef du Times de 1981 à mars 1982, présentait la rubrique ainsi :
« The full-page parliamentary report was indispensable. The
Telegraph, Guardian and Financial Times had allowed their reports
to dribble away. The Times was the only paper to have its own
staff of parliamentary shorthand writers1. »
Nous avons comparé plusieurs comptes rendus du Times au compte
rendu officiel, et nous avons constaté la qualité du travail de cette équipe de
journalistes-sténographes. Certes, un compte rendu ne peut tenir compte de
tous les détails, ainsi que nous l’avons écrit dans le chapitre « La crise
politique rapportée dans le Times », mais la teneur générale est respectée, et
les discours des principaux parlementaires, Premier ministre, ministres,
leaders des partis, étaient fidèlement retranscrits.
Nous avons néanmoins trouvé une erreur importante, que nous
signalons, tout en rappelant qu’il s’agissait d’une exception extrêmement rare.
Le compte rendu concerné est celui du débat qui eut lieu le 25 mai, au cours
duquel M. Michael Foot tenta d’exploiter les divergences entre le ministre des
Affaires étrangères, M. Francis Pym, et le Premier ministre. Voici l’échange tel
qu’il parut dans l’Official Report :
« Mr. Foot: … I ask the right hon. Lady clearly, does she or
does she not agree with what was said by the Foreign Secretary at
the end of the debate on Thursday, when the decision to send in
British troops had already been made?
The Prime Minister: I do not think that the Foreign Secretary
would disagree for one moment with what I have said, or with
what I am saying now. …2 »
1
Harold EVANS. Good Times, Bad Times. Londres : Weidenfeld & Nicolson, 1983, p. 188
The Falklands Campaign: a Digest of Debates in the House of Commons 2 April to 15 June 1982.
Londres : H.M.S.O., 1982, p. 314
2
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
199
Le Times, lui, rapportait cet échange de la façon suivante :
« Mr Foot: … I ask her, does she agree or not with what was
said by the Foreign Secretary at the end of the debate on Thursday,
when the decision had been made to send in British troops?
Mrs Thatcher: I do not think the Foreign Secretary did agree
for a moment with what I have said, or what I am saying now1. »
La différence de formulation de la question de M. Foot peut s’expliquer
par le fait que l’Official Report corrige parfois la structure des interventions
pour les rendre plus claires2. En revanche, la réponse de Mme Thatcher, telle
qu’elle est rapportée par le Times est manifestement inexacte. D’ailleurs, c’est
bien la version de l’Official Report que le chroniqueur M. Frank Johnson
reprenait dans son compte rendu humoristique, dans le même numéro du
journal. Il est probable qu’il s’agisse d’un erreur de retranscription ou de
typographie, le mot « disagreed » ou les mots « would disagree » se
transformant en « did agree ».
Encore une fois, ce genre d’erreur était rare, très rare, et c’est cette rareté
même qui explique notre étonnement devant la gravité de la méprise. Dans ce
sens, c’est bien l’exception qui prouve la règle.
Quelques entorses à la neutralité journalistique dans le Times
Les articles du correspondant permanent à Buenos Aires
Il y eut quelques exceptions à cette présentation neutre de faits
identifiables, et notamment dans les articles en provenance de Buenos Aires.
Tout au long de la crise des Malouines, le Times maintint un correspondant
dans la capitale argentine, M. Christopher Thomas. Les articles de M. Thomas
témoignaient d’un style assez particulier. A plusieurs reprises, le ton utilisé, le
choix des sujets et la formulation de son discours laissaient entrevoir un
regard que l’on pourrait qualifier de narquois à l’égard des Argentins.
Le chapitre consacré à l’opposition à la guerre a cité un extrait d’un
article de M. Thomas décrivant une manifestation pacifiste à Buenos Aires,
dans lequel il utilisait un vocabulaire qui pouvait étonner, ou, du moins,
1
Le Times, 26 mai 1982, p. 4
voir à ce sujet : Stef SLEMBROUCK. « The parliamentary Hansard ‘verbatim’ report: the
written construction of spoken discourse » in Language and Literature. Londres, vol. 1, n° 2,
1992, p. 101-119
2
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
200
détonner, dans les colonnes du Times, notamment lorsqu’il qualifiait ces
défilés de « ridicules » (« silly »).
Dans un autre texte, du 15 mai, le journaliste rendait compte des
événements organisés en Argentine pour soutenir l’effort de guerre. Ce qui
frappe dans cet article n’est pas le contenu, mais le style. Sans que l’on puisse
isoler un seul élément qui contreviendrait gravement à la déontologie
journalistique, on reste indécis, mais gêné, devant des passages comme celuici :
« The admirals and generals will do almost anything these
days to part the people from their pesos. They brought out the rock
bands and folk singers yesterday, in the first big music festival in
six austere years of military rule, to raise money, gifts and morale
for the South Atlantic war1. »
De tels jeux de mots sont-ils à leur place dans un article informatif ?
Les tentatives de désinformation opérées par les Argentins firent
également l’objet d’un traitement qui laissait peu de doute quant au regard
porté par le journaliste sur les agissements de la Junte et d’une certaine presse
à Buenos Aires. Commentant une photographie, qui prétendait montrer
l’Invincible en proie à un important incendie, il passait en revue les
informations inexactes publiées par le magazine Revista 10. Le titre de l’article,
« The day they sank the Invincible, again2 » donnait le ton. Il n’est pas
nécessaire de signaler le rôle de la présupposition exprimée par again,
présupposition sur laquelle repose l’humour de la phrase. M. Thomas estimait
que le magazine n’était guère fiable, les nouvelles qu’il publiait étant
sélectionnées surtout en fonction de leur caractère sensationnel, fût-ce au prix
d’une certain légèreté à l’égard de la vérité :
« They sank the Invincible again yesterday. A magazine
called Revista 10, which never lets the truth spoil a good story,
published a picture of the aircraft carrier with great balls of smoke
belching from amidships with the headline: “Crushing attack on
the Invincible”3. »
Toutefois, l’article précisait que les autorités argentines n’y étaient pour rien.
1
Christopher THOMAS. « Rock bands help war effort », le Times, 18 mai 1982, p. 6
Christopher THOMAS. « The day they sank the Invincible, again », le Times, 3 juin 1982, p. 5
3 Ibid.
2
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
201
Des sarcasmes à l’encontre de Radio Atlantico del Sur
Une autre exception à la neutralité qui était par ailleurs la règle survint
dans un article à propos de Radio Atlantico del Sur. Cette station de
propagande, mise en service par le ministère de la Défense, fut unanimement
décriée par les journalistes. Dans un article intitulé « The ultimate weapon :
Radio station could be last straw for invaders », qui annonçait déjà le ton
légèrement sarcastique du texte de l’article, Nicholas Timmins ironisait sur
cette initiative :
« If the British artillery does not blast the Argentines out of
Port Stanley, or the RAF’s leaflets cow them into surrender, it is
just possible that the 8,000 Argentine troops in the islands will still
give up just to get away from Radio Atlantico del Sur, the Ministry
of Defence’s propaganda service to the beleaguered troops1. »
Il mettait très nettement en cause les déclarations officielles, selon lesquelles la
station n’émettrait pas de la propagande :
« “ The station will not indulge in propaganda ”, the Ministry
of Defence firmly stated when it began broadcasting a fortnight
ago. Well, if it does not, it is still a fine example of the old aphorism
that objectivity depends on where you are standing at the time2. »
Enfin, d’après le journaliste, même les officiers de Relations publiques du
Ministère s’efforçaient de s’en dissocier :
« The programme’s sheer awfulness has embarrassed even
the hardened spokesmen at the Ministry of Defence. Transcripts,
alas, are not available, they say, while one added hastily: “ It is not
done by the public relations branch you know. ”3 »
Ce ton persifleur rappelle tout à fait celui que nous avons remarqué chez
le correspondant du Times à Buenos Aires. Il est intéressant de constater que
dans les deux cas, c’est la propagande, argentine ou britannique, qui attirait ce
genre de discours. On pourrait presque croire que les journalistes estimaient
pouvoir déroger à l’obligation d’adopter le style neutre et “ factuel ”,
préconisé par la déontologie journalistique, dès lors que l’article traitait
justement de l’absence d’impartialité ou de la diffusion de fausses nouvelles.
C’était peut-être une façon de maintenir cette règle, en stigmatisant tout ce qui
ne la respectait pas.
1
Le Times, 5 juin 1982, p. 4
Ibid.
3 Ibid.
2
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
202
Dépêches des correspondants de guerre
L’étude des pronoms dans les éditoriaux du Times a permis de mettre en
évidence certains aspects de la façon dont la rédaction affirmait, par le choix
du « nous », son appartenance à différentes entités, nationales,
professionnelles, culturelles, à laquelle elle intégrait souvent ses lecteurs.
L’utilisation de la première personne par les correspondants de guerre y a
également été évoquée, avec deux exemples. Les correspondants de guerre
utilisaient dans leur discours les pronoms de la première personne, non
seulement au pluriel, affirmant ainsi leur appartenance à d’autres entités
comme la nation, leur bataillon, le corps des journalistes, mais aussi au
singulier. En voici deux nouveaux extraits de dépêches :
« I spent a chilly night in the Falklands front line, waiting for
the enemy to hit us …1 »
« Last week I joined a commando unit at the task force’s most
advanced position only five and a half miles from the main
Argentine garrison2. »
Il faut néanmoins signaler que ces dépêches, publiées dans le Times,
furent rédigées par des journalistes travaillant pour d’autres journaux, ou
pour les médias audio-visuels, dans le cadre de l’accord de partage (pool ).
Quant à John Witherow, l’envoyé du Times, il préféra bannir la première
personne dans ses dépêches, même si son regard transparaissait par d’autres
moyens, comme le démontre cet extrait de l’article qu’il rédigea sur les
attaques des derniers jours :
« … the most breathtaking sight was the bombardment of
Argentine positions by three naval frigates …3 »
Dans ce passage le point de vue de l’auteur est clairement mis en évidence par
le mot « sight », et son implication personnelle implicitement signalée grâce à
l’adjectif évaluatif « breathtaking ».
Cette subjectivité, même extrêmement discrète, n’était d’ailleurs qu’une
des conséquences du rôle même de correspondant de guerre dans ce conflit.
Leur mission étant moins de rapporter les événements que de les authentifier
1
Bob McGOWAN (Daily Express), le Times, 25 mai 1982, p. 5
Patrick BISHOP (Observer), le Times, 5 juin 1982, p. 4
3 John WITHEROW, le Times, 16 juin 1982, p. 2
2
Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux
203
grâce à leur témoignage, il aurait été difficile, voire contradictoire, de tenter
d’éliminer de leurs dépêches toute trace d’un regard personnel.
Conclusions
Les articles d’information du Times pendant la guerre des Malouines ont
respecté les règles du journalisme honnête. Ils ont cité les sources des
informations, et n’ont indiqué aucune préférence ouverte pour l’un ou l’autre
des pays impliqués dans le conflit, même si on ne peut guère mettre en doute
le point de vue du journal à cet égard. Il ne s’agissait pas d’une véritable
neutralité devant les événements, mais plutôt d’une façon de les présenter qui
respectait la séparation des articles d’information et des articles d’opinion, ce
qui constitue une des lois les plus importantes du code de déontologie
journalistique. Rappelons l’attachement de la rédaction du Times au concept
de journal de référence. Il aurait failli à cette ambition s’il avait pris
ouvertement partie pour la Grande-Bretagne dans les articles informatifs.
Les sources de la très grande majorité des informations étaient
identifiées, même si cela se faisait parfois grâce à des formules que seuls les
initiés pouvaient décoder. Tout au plus pourrait-on s’interroger sur la
possibilité d’une distorsion introduite par cette préférence accordée à des
sources identifiables et authentifiables.
Les quelques rares exemples d’un journalisme dont le ton ne semblait
pas en accord avec ces exigences se trouvent dans des articles qui rapportaient
justement le peu de cas que faisaient certains journaux argentins, ainsi que la
propagande britannique, de ces règles professionnelles.
Chapitre XI
Le courrier des lecteurs et la
guerre
Le 22 avril 1990, le Sunday Times publia un article de Brian MacArthur
dans la rubrique « Paper Round » consacrée à la presse. Il célébrait le départ à
la retraite du Letters editor du Times entre 1980 et 1990, Leon Pilpel.
M. MacArthur avait accompagné Pilpel pendant sa dernière journée et s’était
entretenu avec lui à propos du travail qu’il était sur le point de quitter. Au
sujet de la diversité d’opinions que l’on peut trouver sous cette rubrique
célèbre, il écrivait :
« As he selected the best letters, Pilpel recalled the principle
enunciated by John Walter, first owner of The Times, that a
newspaper would be like a well-stocked table with dishes to suit
every taste. That was precisely what the letters page was, he said.
‘It should reflect the intelligent after-dinner conversation that
you would expect to find among educated folk, with the occasional
off-beat subject thrown in.’1 »
1 Brian MacARTHUR. « Eloquent sign-off for unsung man of letters », le Sunday Times, 22
avril 1990, p. C11
Courrier des lecteurs
205
Dans ce chapitre nous étudierons cette “ conversation ”, et nous
tenterons de définir quelques éléments de la sociologie des auteurs. Nous
montrerons que le courrier des lecteurs n’a pas été, à l’occasion de la guerre
des Malouines, unanimement en accord avec les principes énoncés dans les
éditoriaux, loin s’en faut.
Le courrier des lecteurs est incontestablement l’une des rubriques les
plus prestigieuses du journal. Charles Wintour, écrivant dans l’Observer, a
relaté l’impact du conflit sur le courrier des lecteurs et en a évalué le rôle :
« That unique barometer of Establishment concerns - the
letters column of The Times - normally receives about 55,000
missives a year - an average of about 1,200 a week if the ChristmasNew Year fortnight and Easter are excluded. This average roughly
doubled during those weeks when action was in train1. »
Une augmentation comparable du nombre de lettres fut constatée au
Guardian, dont la majorité ont pris des positions contraires à celle du
gouvernement :
« Similarly the Guardian reports that its postbag has just
about doubled. Peter Preston, its unassertive but steady-nerved
editor, tells me with some pleasure that letters have been running
ten-to-one in support of, or amplification of, the Guardian’s
markedly critical views regarding Mrs Thatcher’s approach to the
crisis2. »
Qu’en a-t-il été du Times ? Les auteurs de lettres ont-ils eu cette même
tendance ? Ont-ils soutenu la ligne du journal exprimée dans ses éditoriaux ?
Il ne serait pas déraisonnable de considérer que les lecteurs du Guardian, qui,
dans l’ensemble, connaissent bien les orientations politiques du quotidien,
l’ont choisi parce qu’ils se reconnaissent dans les idées qu’il développe. Il
n’est donc pas étonnant qu’ils aient approuvé la ligne plutôt sceptique du
journal par rapport à la guerre des Malouines. Il est probable que l’orientation
politique des lecteurs du Times est moins homogène ; ainsi pourrait-on
s’attendre à voir davantage de lettres critiquant ses opinions. Par ailleurs, il
est probable que la composition sociologique des lecteurs du Guardian et du
Times soit assez différente, celle du Guardian étant encore une fois
vraisemblablement plus homogène.
1The
2
Observer, 9 juin, p. 8
Ibid.
Courrier des lecteurs
206
Les hypothèses que nous venons de développer demandent évidemment
à être soumises à l’étude et confrontées à la réalité de notre corpus, tout au
moins pour ce qui est du Times. Nous comparerons, le cas échéant, la situation
du Times à celle du Guardian, puisque nous disposons des éléments de
comparaison que nous venons d’exposer.
Nous ajouterons à cette confrontation les quelques mots écrits à ce sujet
par Michel Morel, auteur d’un article sur le Guardian et la guerre des
Malouines, qui fournissent d’autres informations sur la sociologie des
auteurs, ainsi que les principaux thèmes traités :
« Ce public assez typé d’intellectuels et de cadres est en
général en parfait accord avec la ligne modérée et pacifiste du
Guardian … Les thèmes principaux font échos aux différents textes
(militarisme et pacifisme, institutions, médias, le danger nucléaire
et les Falklands, l’ONU, les ventes d’armes, le chômage et la
guerre, les partis politiques, et aussi les bombes à fragmentation).
En l’absence de données statistiques précises sur le courrier reçu, il
est difficile de tirer des conclusions sur les réactions des lecteurs.
Le Guardian précise cependant le 8 mai que les lettres de
protestation contre la guerre sont beaucoup plus nombreuses que
les lettres de soutien. On compte environ 240 lettres du 5 avril au
16 juin soit 3,7 lettres par jour1. ».
A titre de comparaison, le Times publia plus de 325 lettres consacrées au
conflit entre le 1 avril et le 23 juin, soit une moyenne de presque cinq lettres
par jour. Nous avons dressé une liste des lettres évoquant la guerre des
Malouines et établi quelques statistiques concernant la sociologie des auteurs
et leur position pour ou contre le conflit. Il n’est pas toujours facile de
déterminer la catégorie socio-professionnelle des auteurs. La majorité des
auteurs ne sont pas identifiés autrement que par leur nom et leur adresse. Un
certain nombre occupent une position particulière indiquée par le Times (par
exemple, directeur de l’émission Panorama, ou encore un Falklandais).
D’autres sont identifiés comme pairs du royaume, ministres ou députés.
D’autres encore sont identifiables grâce à leur titre (militaires, universitaires,
ecclésiastiques, médecins, avocats) ou leur adresse (universitaires,
ecclésiastiques, médecins2). Les titres peuvent être ambigus, « Dr » pouvant
identifier un médecin ou un universitaire. Nous avons classé les autres sous la
1 Michel MOREL. « Falklands : le Guardian et la guerre », La « civilisation » dans l’enseignement
et la recherche. Lez Valenciennes, p. 115-131. Valenciennes : Université de Valenciennes, n° 7,
Hiver 1982, p. 128
2 Par exemple, une lettre écrite par une personne donnant le titre « Dr. » et une adresse à
Harley Street, Londres, célèbre pour ses cliniques privées.
Courrier des lecteurs
207
rubrique « non-identifiés ». Il nous a ainsi été possible de créer une
« radioscopie » sociologique des auteurs. En revanche, il ne nous est pas
possible de commenter le type de lettre rejetée, cette information n’ayant
jamais été donnée. Par conséquent, il est impossible de déterminer si, par
exemple, le Times a refusé davantage de lettres prenant des positions contre la
guerre que de lettres en sa faveur.
La très grande majorité des lettres publiées dans notre corpus, et dont les
auteurs étaient identifiables, provint d’universitaires, d’hommes — et de
femmes — politiques, de militaires ou de militaires retraités, d’hommes
d’église et de professionnels des médias. Peu d’autres domaines
professionnels y furent représentés. Toutefois on ne peut pas pour autant
conclure à une quelconque exclusion de facto des hommes d’affaires, par
exemple, ou d’autres catégories qui échappent aux grandes institutions
comme l’Église, l’Armée et l’Université. Les ecclésiastiques, les militaires et les
universitaires, en particulier, semblent préférer indiquer leur adresse
professionnelle. Cela est en soi un constat intéressant, quoique guère
surprenant. Il est des professions, métiers ou vocations dont les représentants
considèrent, à tort ou à raison, que leurs opinions valent la peine d’être
publiées, et estiment qu’en indiquant leur statut professionnel ils y ajoutent
une certaine crédibilité. Les hommes d’affaires ne semblent pas avoir agi de la
sorte. A fortiori, les autres lecteurs préféreront donner leur adresse
personnelle.
Parmi les personnes identifiées grâce à d’autres précisions, données par
les intéressées ou apportées par le Times, on retrouve des gens ayant des liens
particuliers avec l’Atlantique du Sud, comme le directeur du British Antarctic
Survey, un Argentin d’origine britannique, un Falklandais, le présidentdirecteur général de la J.B. Holdings Ltd., groupe dont une filiale avait
construit la piste d’atterrissage de Port Stanley, et un chercheur du S. Georgia
Whaling and Sealing Communities Project. D’autres auteurs représentaient des
groupes de pression politiques comme l’Association of World Federalists et la
Coalition for Peace through Security, ou des groupes de recherche comme le
Glasgow University Media Group.
Les autres personnalités plus ou moins connues comprenaient l’auteur
Brian Aldiss, le fils du navigateur Sir Francis Chichester, et le directeur de la
Portsmouth Harbour Ferry Company, qui écrivit pour démentir les allégations
Courrier des lecteurs
208
portées par l’éditorialiste concernant une collision qui, selon ce dernier, aurait
failli se produire entre l’Invincible et l’un des bacs du port.
Dans une certaine mesure, les sujets commentés par les différents
groupes professionnels ont varié en fonction de leur domaine d’activité. Les
militaires ont écrit principalement au sujet de la conduite de la guerre. Les
hommes d’église ont surtout été intéressés par le débat autour du concept de
la guerre juste évoqué dans notre deuxième partie, les professionnels des
médias par les problèmes liés à la “ guerre des mots ”.
On peut comparer ces statistiques pour 1982 à des statistiques du même
ordre correspondant à l’année 1968, citées dans une article consacrée à cette
rubrique dans le magazine spécial commémorant le bicentenaire du journal
en 1984 :
« Another perennial criticism has always been that too much
emphasis is put on rank and position in the choosing of letters for
publication. Norman Grenyer, for many years deputy letters editor,
was continually rebutting this, in written replies or on the phone,
by consulting a cutting he kept in his desk. This was a survey made
by Mr James Henderson in 1968 of the ‘kind of people who wrote
to The Times’. From a total of 4,268 letters printed, dons and
schoolmasters wrote 436, MPs 304, clergymen 182, peers and
peeresses 156, bishops 39, captains of industry 83, and the
remaining 3,070 were written ‘by people who had no titles or were
unidentifiable’. Henderson should have made it clear that his
survey referred to letters printed, since in 1968 the number written
to The Times was in fact 63,9631. »
En d’autres termes, plus de 71% des lettres publiées par le Times ont été
l’œuvre de personnes non-identifiables. Cette proportion est représentée dans
le graphique suivant :
1 G. WOOLLEY, « Letters to the Editor » in le Times - Past, Present Future - To celebrate two
hundred years of publication, p. 113
Courrier des lecteurs
Nonidentifiables
72%
209
Identifiables
28%
Dans notre corpus de 1982, 139 auteurs ne sont pas identifiables. Les chiffres
précis correspondant à notre corpus sont résumés dans le graphique suivant :
Proportion de lettres identifiables
Nonidentifiables
43%
Identifiables
57%
On constate que la proportion de lettres identifiables est bien plus élevée
en 1982 qu’en 1968. Il y a certainement plusieurs raisons à cela. Les
caractéristiques du corpus de 1982 sont assez particulières. Il s’agit d’un
échantillon de lettres concernant un événement bien délimité, qui mobilisait
Courrier des lecteurs
210
un grand nombre de spécialistes : les diplomates et fonctionnaires qui
connaissaient le problème, les militaires, les représentants des médias qui
s’intéressaient de très près à ce sujet.
Par ailleurs, nous avons peut-être réussi à identifier un plus grand
nombre d’auteurs, même parmi ceux dont l’identité n’étaient pas précisée ;
rappelons que notre corpus représente 325 lettres, celui de James Henderson
plus de 4 000. De plus, nous avons ajouté une rubrique « divers ». Ne
connaissant pas les détails de la procédure de codage utilisée en 1968, il nous
est difficile de tirer des conclusions précises de cette confrontation ; il semble
néanmoins que l’explication principale de l’écart significatif entre les deux
graphiques tienne bien à la nature très spécialisée du sujet et la participation
importante d’hommes et de femmes spécialisés.
Le graphique reproduit ci-dessous représente la répartition par grande
catégorie des auteurs identifiables en 1968 :
Répartition par profession en 1968
Pairs
13%
Évêques
3%
Industriels
7%
Hommes d’église
15%
Chercheurs et
enseignants
37%
Députés
25%
Nous avons repris les catégories de l’étude de 1968, soit les universitaires,
chercheurs et enseignants ; les députés ; les hommes d’église (hors évêques) ;
les pairs ; les évêques ; et les industriels. Nous avons ajouté quatre catégories :
les diplomates, les hauts fonctionnaires et les juristes ; les militaires ; les
personnalités des médias (journalistes, responsables de la presse écrite et
Courrier des lecteurs
211
audio-visuelle) ; et une catégorie « divers », comprenant, entre autres, les
médecins ainsi que diverses autres professions. Pour faciliter la comparaison,
nous avons utilisé les mêmes motifs.
Répartition par profession 1982
Diplomates
11%
Divers
10%
Médias
7%
Militaires
13%
Chercheurs et
enseignants
31%
Industriels et hommes
d'affaires Évêques
3%
1%
Pairs
14%
Hommes d’église
6%
Députés
4%
On constate que la proportion de députés était nettement moins élevée
en 1982 qu’en 1962. Il est probable que cette différence s’explique par le fait
que les députés ont bénéficié, à plusieurs reprises, de la possibilité de
s’exprimer à la Chambre des communes et dans les médias audio-visuels. Par
ailleurs, les indécis ont vraisemblablement préféré garder leurs doutes pour
eux. La proportion de chercheurs et enseignants (principalement des
universitaires) est comparable à celle relevée en 1982. En revanche, les
industriels sont peu représentés en 1982. Sans doute la crise des Malouines ne
Courrier des lecteurs
212
les concernait-elle pas autant que d’autres questions de la vie du pays
représentées dans l’échantillon de 1968. Les enjeux économiques de la guerre
des Malouines n’étaient pas primordiaux.
Le contenu des lettres
On pourrait penser, en constatant la prédominance des représentants de
la pairie, de la haute fonction publique, des diplomates et des militaires, que
ce phénomène aurait entraîné la prééminence d’un point de vue proche de
celui de l’Establishment, et un soutien massif accordé aux options prises par le
Premier ministre et son gouvernement. Il est vrai que la majorité des auteurs a
partagé les principes fondamentaux énoncés par l’éditorialiste dans les
colonnes du Times, et par Mme Thatcher devant la Chambre des communes.
La rubrique du courrier des lecteurs n’a pas exclu pour autant les opinions
divergentes, donnant la parole à des lecteurs qui s’opposaient avec une
grande vigueur à l’action du gouvernement et aux déclarations des
parlementaires.
Nous avons étudié, à titre d’exemple, les lettres publiées le 8 avril 1982.
Les débats parlementaires du 3 avril était qualifiés par l’un des auteurs de
« balivernes chauvinistes1 » (« jingoistic claptrap »). Les motifs du
gouvernement étaient sévèrement mis en cause par un autre lecteur :
« before it [the government] commits us to a bloody war
fought over an immense distance, it must decide whether it does so
to save these relatively unimportant islands for their inhabitants, or
merely to save its face2. »
Le Times a publié des lettres dans lesquelles les auteurs exprimaient leur
opposition aux idées exposées dans le journal et s’en prenaient même au style
de ses éditoriaux. L’exemple suivant, de J. Huizinga (vraisemblablement de la
famille du célèbre historien médiéviste) retournait les arguments du journal
contre lui :
« Thankyou for reminding us, as you did on Saturday (Apr 3)
that ‘British rule in the Falklands dates from 1832-1833 when two
British warships visited the islands and expelled the remnants of
an Argentine garrison’. If that is the true origin of British
1
2
Lettre du révérend Llewelyn, le Times, 8 avril 1982
Lettre de M. J. Neipperg, le Times, 8 avril 1982, p. 11
Courrier des lecteurs
213
sovereignty, why all the moral indignation at Friday’s tit-for-tat? Is
not imitation supposed to be the sincerest form of flattery?1 »
Le 8 avril, un lecteur feignit une incrédulité naïve pour mieux se moquer
du ton grandiloquent et des idées anachroniques de l’éditorialiste :
« Congratulations on your editorial of April 5 ! ‘We are all
Falklanders now’; ‘an invasion ... of our whole spirit’; ‘the authority
of Britain must be re-asserted’; a ‘test’ of the ‘resolve’ ... of all the
British ‘people’. It was magnificent. I would take issue with you on
only one point. Your leader was dated April 5 1982. You did mean
1882 ? Didn’t you ?2 »
Le Times n’a pas rechigné à publier des lettres parfois violemment
critiques à propos du journal lui-même et des opinions exprimées dans les
éditoriaux. En témoigne cette lettre particulièrement vigoureuse de Lord
Wigg, publiée dès le 6 avril :
« … my doubts are further emphasised by the attitude of The
Times which, during my lifetime, has been wrong on every major
issue, and I have little doubt that the time will come when your
current follies will be added to the long list of failures to serve your
country with wisdom in her hour of need. »
Le Times n’a pas non plus refusé les louanges :
« May I warmly applaud you on your leader this morning
(Apr 5)? Patriotism tempered with good sense. That is the voice I
like to hear: the Thunderer speaking for England3. »
Toutefois, ce jour-là, le 8 avril, il y avait davantage de lettres critiques de
cet éditorial que de lettres approbatrices. La plus sévère contenait le jugement
suivant, (toujours à propos de « We are all Falklanders Now ») :
« In that tissue of rhetorical nonsense there is hardly a
paragraph that would stand up to five minutes’ cool scrutiny. At a
time like this, so gross a contribution to national hysteria is
unpardonable4. »
1
Lettre de M. Huizinga, le Times, 8 avril 1982, p. 11
Lettre de M. George Binney, le Times, 8 avril 1982, p. 11
3 Lettre de M. Christopher Arthur, le Times, 8 avril 1982, p. 11. On notera, en passant, que,
pour ce lecteur, le Times parle au nom de l’Angleterre, et non pas de la Grande-Bretagne. Ses
lecteurs, ou tout au moins ceux dont les lettres étaient publiées, étaient effectivement en
majorité des Anglais.
4 Lettre de M. Derrick, le Times, 8 avril 1982, p. 11
2
Courrier des lecteurs
214
Il ressort très clairement de cet échantillon que le Times n’a pas écarté les
paroles dissidentes, ni refusé des critiques parfois acerbes à son égard.
Les regroupements par thème
Le choix opéré par le Times ne s’est pas limité à une simple décision
entre publication et rejet : il y a eu une organisation thématique, les lettres
sélectionnées de cette façon étant regroupées sous un titre général donnant le
sujet du débat. Parfois ce thème suivait l’actualité de très près, comme ce fut
le cas lors du débat autour de l’émission de Panorama, mais il n’en fut pas
toujours ainsi. Souvent des lettres datées de plusieurs jours avant la date de
publication sont parues avec d’autres, plus récentes, sur le même sujet. Cette
pratique, qui n’était pas particulière à la guerre des Malouines, renforçait le
sentiment qu’il y avait un véritable échange, un débat structuré, et non pas
une simple suite de lettres traitant de sujets disparates.
Nous avons comparé ces thèmes à ceux évoqués par Michel Morel pour
le Guardian. Certains des thèmes dont il fait état sont extrêmement rares dans
notre corpus : les bombes à fragmentation (aucune lettre) et le danger des
armes nucléaires (quatre lettres). Ces sujets préoccupaient davantage le
Guardian et ses lecteurs que le Times. En effet, le Guardian s’intéressait
beaucoup plus aux mouvements pour la paix que son confrère. Comme le
signalait Alastair Hetherington, le Guardian était — et est encore — plutôt
non-conformiste, alors que le Times se rapprochait de l’Establishment. Par
ailleurs, le Guardian était connu pour ses feature articles, notamment ceux
consacrés aux mouvements féministes et écologiques. Cette orientation se
traduisait nécessairement par un choix des nouvelles et un regard différents.
Par exemple, les femmes de Greenham Common, qui manifestaient en
permanence contre l’installation de missiles américains à la base de Greenham
Common dans le Berkshire, apparaissaient souvent dans les colonnes du
Guardian. Le Times, lui, ne leur accordait que très peu d’intérêt. En revanche le
Times s’intéressait beaucoup plus que le Guardian aux questions de stratégie et
de politique de défense.
Le choix des sujets, dans les deux quotidiens, n’était sans doute
déterminé ni par les journaux, ni par les lecteurs, mais par une espèce de
symbiose entre les deux. Le lecteur qui envoie une lettre à un journal effectue
lui-même un certain choix. D’une part, il y a une question d’opportunité, une
lettre sur l’écologie féministe (?) ayant beaucoup plus de chances d’être
Courrier des lecteurs
215
publiée par le Guardian que par le Times, et d’autre part, il y a une question
d’affinité avec les idées exprimées dans le forum que représentent ces
rubriques. En ce qui concerne la guerre des Malouines, certaines formes de
pacifisme avait plus de chances de recevoir un écho favorable dans le
Guardian que dans le Times. En même temps, le Times n’a pas exclu pour
autant les idées pacifistes, encore que ce ne fût pas tout à fait le même type de
pacifisme. Par exemple, il y eut moins de références dans le Times à
l’utilisation
d’armes
modernes
conventionnelles
particulièrement
destructrices comme les bombes à fragmentation ou le napalm, dont Michel
Morel précise qu’elles ont fait l’objet d’une correspondance dans le Guardian.
En fait, seule une lettre a traité de cet aspect du conflit.
« Before we get too carried away with indignation over
Argentine Indian-hunts and napalm, should we not reflect on what
our people did in Tasmania and the flame-throwers we used in
Hitler’s war1. »
Quant aux risques d’une dérive nucléaire, seuls quelques articles consacrés
aux mouvements pacifistes en ont fait état. Le pacifisme du Times s’est limité
au débat plutôt savant sur les théories classiques de la guerre.
Il est intéressant de constater, à la lecture des quelques extraits du
courrier du Times reproduits à titre d’exemple ci-dessus, que les lettres
opposées à la guerre ont pris un ton nettement polémique. Ce phénomène fut
confirmé par la suite du courrier, même si c’était loin d’être systématique.
Sans doute cela était-il normal, puisque le Times lui-même avait affiché très tôt
son soutien au gouvernement ; les auteurs opposés à sa politique se savaient
critiques, non seulement du gouvernement, mais aussi du Times lui-même.
Dans le Guardian la situation était tout autre, puisque le journal, tout en
qualifiant l’invasion argentine d’inacceptable, considérait que la GrandeBretagne avait commis trop d’erreurs dans sa politique étrangère et, de ce fait,
était obligée de s’entendre avec l’Argentine. Les lecteurs qui s’opposaient à
l’envoi de la force navale d’intervention se sont donc tournés tout à fait
naturellement vers lui et ont pu s’exprimer sans l’agressivité qui caractérisait
parfois les lettres dissidentes dans le Times.
1
Lettre de M. C.C. Evans, le Times, 7 juin 1982, p. 15
Courrier des lecteurs
216
Un forum de choix
Nous avons constaté que plusieurs lettres ont contribué à un débat
public important. Deux exemples suffiront à illustrer ce rôle fondamental du
courrier des lecteurs du Times.
Peu après le début de la crise, le Times publia un article rapportant les
propos qu’aurait tenus le capitaine Carlisle, concernant les habitants des
Malouines. Cela lui valut une lettre cinglante du gouverneur des Malouines,
M. Rex Hunt. Le capitaine Carlisle répondit, toujours à travers le courrier des
lecteurs, que l’article n’avait pas rendu compte fidèlement de ses paroles.
Comme nous avons déjà fait état de cet épisode dans le chapitre sur les
Falklandais, il n’est pas utile de rappeler les détails ici. Toutefois, il constitue
un premier exemple de la façon dont la rubrique du courrier pouvait servir de
forum public.
Le deuxième exemple que nous pouvons citer à ce sujet concerne
l’affaire Panorama, que nous avons également déjà commentée. Le directeur
de l’émission, le présentateur, ainsi que des journalistes qui avaient participé
à la préparation de l’émission choisirent les pages du Times pour porter
devant le public leur propre version ou leur propre analyse de l’épisode.
Conclusions
La qualité du débat dans le courrier des lecteurs était très élevée ; nous
en avons présenté quelques exemples dans notre chapitre sur la « guerre
juste ». Les auteurs étaient majoritairement des intellectuels et des
responsables politiques, même si, parmi les lettres d’auteurs non-identifiables,
des opinions simples côtoyaient des exposés extrêmement savants. Enfin, il
faut également rappeler qu’un certain nombre des personnes directement
impliquées dans l’actualité, notamment ceux qui jouaient un rôle dans la
« guerre des mots », ont choisi de s’exprimer par le biais d’une lettre au Times.
On peut même dire que la rubrique du courrier des lecteurs a constitué l’un
des champs de bataille de cette guerre. Il en allait de même pour le conflit
d’idées au sujet du bien-fondé de l’action britannique.
Il nous a paru que, pendant cette période, le courrier des lecteurs a
pleinement justifié sa réputation. Le prestige de la rubrique fut tel, que les
lecteurs qui souhaitaient faire connaître leur opinion, auprès d’une audience
Courrier des lecteurs
217
qui comprenaient la plupart des hommes et des femmes de pouvoir et
d’influence, ont choisi de s’exprimer par le biais du Times.
Chapitre XII
Textes d’humour et
d’humeur : le Times Diary et
les comptes rendus
parlementaires de Frank
Johnson
Le Times Diary
La rubrique du Times Diary a permis l’intrusion d’un ton plus léger dans
un journal par ailleurs plutôt sérieux, même si une place a toujours été
ménagée pour des clins d’œil et des jeux de mots parmi les dernières lettres
de la rubrique du courrier des lecteurs, et si une tradition, abandonnée en
19661, permettait à la rédaction de s’exprimer à propos de sujets frivoles, dans
un quatrième éditorial (« the fourth leader »). Sous le pseudonyme PHS
(initiales de l’ancienne adresse du Times à Londres avant le déménagement à
Gray’s Inn Road, Printing House Square), le chroniqueur2 bénéficiait d’une
grande liberté dans le choix de ses sujets, tous plus ou moins frivoles, mais
généralement liés à l’actualité. Le Diary occupait une place stratégique ; en bas
de la page des features, il faisait face à la très prestigieuse page des éditoriaux
et du courrier des lecteurs. Il a accueilli les dessins humoristiques de Marc
que nous présenterons au chapitre suivant. Le ton assez persifleur de la
1 voir E.C. HODGKIN. « The Fourth Leader », Times bicentenary magazine. Londres : 1982,
p. 109-111
2 En fait il s’agisait d’une femme, Angela Gordon. (Times Centenary Magazine, p. 11)
Textes d’humour et d’humeur
219
rubrique lui valut d’être menacée de disparition pendant la période de notre
étude, mais l’attaque fut repoussée.
Il n’y avait pas de thèmes privilégiés dans le Times Diary : toute
nouvelle, aussi frivole soit-elle, qui permettait d’introduire quelques notes
d’humour sur les marges des grands sujets de l’actualité, y était accueillie. A
titre d’exemple, le Diary a raconté des plaisanteries argentines (citées dans
notre chapitre sur les images des acteurs du conflit, page 88 ; il a recueilli des
informations insignifiantes sur les îles Malouines et leurs habitants, reflétant
leurs qualités ou leurs défauts ; il a présenté quelques anecdotes impliquant
des Argentins présents ou passés, dont les histoires furent particulièrement
peu édifiantes ; et il a rassemblé des histoires drôles ou insolites à propos du
comportement des Britanniques dans leurs rapports avec les îles au cours de
l’Histoire et pendant la crise de 1982. Nous en donnons ci-dessous quelques
exemples pour permettre de mieux cerner le ton et le contenu de ces textes
divers.
L’une des premières références aux personnages peu recommandables
de l’histoire de l’Argentine a été provoquée par l’annonce de la décision
argentine de rebaptiser Port Stanley. A titre provisoire, ils avaient choisi de le
renommer Puerto Rivero, en l’honneur d’un héros national, dont on a appris
qu’il était l’assassin d’un Irlandais nommé responsable de la pêche autour des
îles en 1833. Ce choix était, selon PHS, symptomatique de l’agression
criminelle des Argentins aux Malouines1.
Le chroniqueur du Diary annonça les buts qu’il se fixait pour sa
couverture particulière de la crise des Malouines dès le 7 avril, et sollicitait
l’aide de ses lecteurs :
« As a contribution to the national, but, I hope, temporary war
effort, PHS will continue to welcome items of information hurtful
to Argentina, and news of any ferocity laudable or laughable, here
at home2. »
En fait, le Times Diary publia peu d’histoires susceptibles de nuire à
l’Argentine ; peut-être ses lecteurs n’en ont-ils pas trouvé beaucoup.
L’un des paragraphes du Diary du 26 avril illustre bien le caractère
frivole de certains de ses textes :
1
2
Times Diary, le Times, 6 avril 1982, p. 14
Le Times, 7 avril 1982, p. 10
Textes d’humour et d’humeur
220
« You will find no more jokes about the Argentines in in the
Falklands in this column, but I could not resist this: the Frenchman
expelled from the islands in 1839, having been detected in the
commission of an unnatural crime for want of women, is
mentioned twice in the census of 1838. The first time his name is
given as Louis Dépreaix, but the second it appears as Louis
Desperate. »
Le même jour, la rubrique rapportait le texte que l’on pouvait retrouver
sur l’étiquette des lainages fabriqués à partir de laine des îles Malouines :
« The reverse of the label describes Falklands wool […] as having “superb
strength, resilience, and remarkable softness”1. » Un autre texte du même
style rapportait le comportement agressif des canards falklandais2. Ces
informations suggéraient l’existence de ces qualités chez les Falklandais euxmêmes.
Une série d’articles s’interrogea sur le choix du nom utilisé pour
désigner les îles ; la Pravda les appelait les « Falklands(Malvinas) », mais la
revue travailliste Labour Herald avait choisi « Malvinas ». Quant aux Français,
PHS rapportait que Le Monde les appelait « les îles Malouines », ce qui, selon
lui, n’était pas étonnant de la part des Français3. Quelques jours plus tard, il
dit avoir mieux compris ce choix, ayant entendu le mal qu’avaient les
présentateurs des émissions en français de la BBC (World Service) à
prononcer « les Falklands » de manière convaincante. Cette mansuétude à
l’égard des Français ne fut que de courte durée : le 24 mai il retira ses excuses,
après avoir appris qu’au début de la crise les deux expressions avaient été
utilisées en France, les « îles Falkland » et les « îles Malouines ». En raison
d’une plainte déposée par l’ambassade argentine à Paris, le Quai d’Orsay
avait donné l’ordre à tous ses diplomates de préférer le nom « les
Malouines ». PHS s’exclama, « The French are just as bad as I thought ».
Les Britanniques eux-mêmes n’échappèrent pas pour autant à l’humour
de cette rubrique : le 15 juin, par exemple, le Diary rapporta que les appels à
se rendre lancés aux soldats argentins étaient rédigés en Espagnol
idiomatique, grâce à un dictionnaire de l’argot de Buenos Aires, le Glossario
Lunfardo. Mais au début du conflit, le ministère de la Défense avait envoyé des
hommes chercher un dictionnaire d’argot intitulé El Lenguaje del Bajo Fondo. Le
1
Ibid.
Times Diary, le Times, 13 mai 1982, p. 10
3 Times Diary, 13 mai 1982, p. 10
2
Textes d’humour et d’humeur
221
bibliothécaire de l’Université de Londres avait refusé de leur donner son
exemplaire, qui était exclu du prêt ; les hommes du Ministère avait rétorqué
que s’ils pouvaient réquisitionner le paquebot Queen Elizabeth II, ils pouvaient
emprunter le dictionnaire. En l’occurrence, le livre put rester à la
bibliothèque :
« Luckily someone looked at El Lenguaje del Bajo Fondo before
yielding it up to the requisitioners. It turned out that the volume
was a reprint of a nineteenth century work. Its use might have
given our propaganda a curiously old-fashioned turn of phrase1. »
Le Diary a pu, à l’occasion, publier des informations plus importantes,
comme lorsqu’il rapporta le retrait du Public Records Office d’un certain
nombre de documents historiques concernant les Malouines. Comme nous
l’avons indiqué dans notre chapitre sur les contraintes en matière de presse, le
Diary sous-entendait qu’il n’avait pas été convaincu par les affirmations
officielles, selon lesquelles les documents avaient été transmis au Foreign
Office « pour recherche ». PHS citait à ce sujet le Dr. Peter Beck, historien
spécialisé dans la question des Malouines, qui avait conclu que les
Britanniques étaient beaucoup moins sûrs du bien-fondé de leur
revendication de souveraineté qu’ils ne le disaient.
Malgré le ton presque sinistre de l’objectif propagandiste annoncé le 7
avril, c’est-à-dire de privilégier des histoires qui nuiraient à l’Argentine, et de
rechercher des commentaires amusants ou édifiants au sujet des
comportements britanniques, le Times Diary proposa plutôt un mélange
extrêmement divers, et souvent drôle, d’anecdotes de la petite histoire. La
sélection des sujets ne montrait pas les Argentins sous leur meilleur jour, mais
les Britanniques n’étaient pas totalement épargnés.
Frank Johnson : la métaphore de guerre appliquée
à la politique
La métaphore de la guerre est, on le sait, l’une des plus utilisées dans le
discours journalistique. Les articles sur l’économie, la politique et le sport, en
particulier, font un usage très étendu du lexique de la guerre. Les actionnaires
hostiles sont des « raiders », les commerçants — et même les pays — se font
une « guerre des prix ». Les hommes et les femmes politiques s’affrontent
dans des « clash » d’idées ; les ministres à la Chambre des communes
1
Times Diary, le Times, 15 juin 1982, p. 10
Textes d’humour et d’humeur
222
ripostent aux « attaques » venues des bancs adverses situés en face d’eux.
Alors que la guerre des Malouines était couramment qualifiée de simple
conflit, les conflits de la vie civile étaient souvent décrits comme des guerres.
Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres dans le corpus de cette étude,
un conflit entre des éboueurs grévistes et des briseurs de grève fut relaté dans
un article intitulé, « Day in the life of the private war of Wandsworth’s
dustbins1 ».
Dans le domaine du sport, la métaphore guerrière est encore plus
répandue, sans doute parce que, dans un sens, le jeu se construit justement à
l’image de la guerre. C’est particulièrement vrai des sports d’équipe comme le
football ou le rugby, ou deux adversaires sont rangés de part et d’autre d’une
ligne pour se livrer bataille. Il y a des défenseurs et des attaquants, et ces
derniers pratiquent des tirs d’attaque contre l’adversaire. La prose des
journalistes sportifs peut parfois ressembler à un véritable compte rendu de
bataille. Les parallèles entre le sport et la guerre sont légion. La bataille de
Waterloo, selon le célèbre adage, fut gagnée sur les terrains de sport d’Eton.
Lors de certaines avances meurtrières de la Première guerre mondiale, les
fantassins partirent à l’assaut avec un ballon de football2.
En période de conflit, l’utilisation de ce lexique se trouve dans une
situation particulière. Les domaines économique et sportif furent très peu
affectés par le conflit des Malouines, mais le journalisme politique ne pouvait
rester totalement insensible au fait que le champ lexical et métaphorique
habituel avait changé de nature avec la réalité simultanée d’une guerre au
premier degré.
Dans ses comptes rendus parlementaires, Frank Johnson décrivait les
débats avec un humour sans méchanceté, admirablement servi par un œil
perspicace. Son article paraissait plusieurs fois par semaine, en dernière page.
Il n’y avait aucune méprise possible sur la nature du texte, qui était séparé du
reste de la page par un épais entrefilet noir.
Au fil des jours, Johnson se servit de plus en plus des possibilités de
cette nouvelle situation. Dès le 7 avril, il intitula l’article dans lequel il relatait
la première session parlementaire de questions adressées au Premier ministre
(Prime Minister’s Question Time) depuis l’invasion argentine : « Mrs Thatcher
1
2
Le Times, 26 mai 1982, p. 26 (dernière page)
voir Paul FUSSELL. The Great War and Modern Memory. Oxford : O.U.P., 1975, p. 27
Textes d’humour et d’humeur
223
sails into battle without an escort ». Le gouvernement et Mme Thatcher ellemême avaient été plongés dans l’embarras par l’impréparation dont ils étaient
collectivement responsables, et le Premier ministre devait répondre seul aux
attaques verbales lancées depuis les bancs des travaillistes. Le parallèle entre
la force d’intervention, partant à la bataille, et le Premier ministre, confronté
aux rires de l’opposition, a suggéré ce titre où la métaphore de la guerre fut
appliquée pour la première fois aux débats parlementaires dans les colonnes
de M. Johnson.
Il fallut attendre le début des hostilités aux Malouines pour que ce
détournement du lexique de la guerre se développe. Juste avant le
débarquement, le 20 mai, M. Johnson décrivit une autre guerre, celle menée
par les travaillistes contre la Communauté européenne : « With all the world
expecting the war to happen in the south Atlantic, the Labour party
yesterday, in a brilliant diversionary move, launched a huge attack on the
Common Market1. » C’était à la fois spirituel et très sévère. M. Johnson
reprochait aux travaillistes d’avoir perdu tout sens de la mesure ; à ses yeux,
ils avaient perdu beaucoup d’estime et de soutien en raison de leur
comportement au cours de la crise des Malouines, et ils cherchaient
simplement à redorer leur blason en se lançant dans la lutte « patriotique »
contre
les
« bureaucrates
bruxellois ».
Reprenant
l’expression
qu’affectionnaient Mme Thatcher et le Sun, ce dernier s’étant désigné comme
« The paper that supports our boys », Frank Johnson décrivit l’offensive
menée par le ministre fantôme de l’Agriculture : « Leading our boys into the
attack was its spokesman on agriculture ».
La description de la “ bataille ” poursuivait la comparaison entre
Westminster et les Malouines :
« The Tories were now ready to surrender. They had put up a
magnificent fight against overwhelming odds … A few brave
Conservatives tried a last salvo of: “Boring”. The Speaker moved in
to impose an interim administration2. »
Un autre exemple frappant figura, toujours à la dernière page du Times,
le jour du cessez-le-feu. L’article rendait compte des interventions
parlementaires de Tam Dalyell. Mélangeant les références bibliques et
guerrières, Johnson intitula son article « Doubting Tam goes over the top ».
1
2
Frank JOHNSON. « Labour has its day for jingoism », le Times, 20 mai 1982, p. 30
Ibid.
Textes d’humour et d’humeur
224
M. Dalyell avait déposé une question d’urgence pour exprimer son
inquiétude pour la vie des Falklandais, dont deux avaient déjà trouvé la mort
au cours de l’attaque contre Stanley. M. Dalyell avait voulu souligner le
paradoxe de la situation ; une force importante avait été envoyée pour
sauvegarder le style de vie des habitants des îles, mais la bataille elle-même
en avait tué deux. C’est un risque que les opposants à la guerre avaient
rappelé à de nombreuses reprises. L’attaque verbale de Dalyell se transforma,
sous la plume de Johnson, en bataille, la question d’urgence en missile
Exocet :
« Ever since the Falklands fighting began, Mr Dalyell has been
tring to land a private notice question on the enemy — the enemy
being, from his point of view, the Government … Many private
notice questions are fired by backbenchers at the Government of
the day. Few get through. The Speaker normally intercepts them.
But when they do get through they can cause widespread
tedium … Mr Dalyell was supported by covering “hear, hears”
from another Labour backbench opponent of the war, Andrew
Faulds … Mr Onslow [ministre du Foreign Office] fought back …
The dull thud of Faulds heckles echoed around him as he fought1. »
Sans doute le meilleur exemple — où la métaphore est filée le plus
longtemps — est fourni par la description d’une « mission Kamikaze »
réalisée par le leader de l’opposition, M. Michael Foot. Selon M. Johnson, le
leader travailliste se trouvait confronté à la perspective épouvantable (pour
lui) d’une évacuation des îles Malouines effectuée par les Britanniques sans
l’aide des Nations-Unies ou du président du Pérou. Il partit, héroïque,
exécuter un dernier raid contre Mme Thatcher :
« Mr Foot flew a heroic last mission against Mrs Thatcher at
Prime Minister’s question time yesterday. “Can she clarify the
attitude of the Government on the state of, or the possibilities of,
negotiations now,” he asked, braving a Tory backbench surface-toair missile: a cry from the direction of Sir William Clark of: “Come
off it, Foot.” It was sheer suicide. How long can Mr Foot go on
flying these missions ? That was the question the defence
specialists were asking themselves last night. Mr Foot has kept it
up now for seven weeks. First he bombarded the Prime Minister
with demands that Mrs Thatcher put her faith in the negotiating
skills of the United Nations Secretary General. He is a Peruvian.
When Mrs Thatcher withstood that onslaught, Mr Foot roared
down on her with a new negotiator, the President of Peru2. »
1
2
Frank JOHNSON. « Doubting Tam goes over the top », le Times, 15 juin 1982, p. 24
Frank JOHNSON. « Kamikaze Foot fights to the last Peruvian », le Times, 26 mai 1982, p. 26
Textes d’humour et d’humeur
225
M. Johnson se demandait quel lien mystérieux unissait M. Foot au
Pérou ; sans doute Ebbw Vale, la circonscription de M. Foot, était-elle une
région particulièrement péruvienne du pays de Galles. Mme Thatcher
répondit que les Nations-Unies avaient demandé le retrait des troupes
argentines. Si cette résolution était respectée, la paix suivrait. M. Foot repartit
à l’attaque :
« Mr Foot had resumed his seat to refuel. Bravely, within
seconds, he set out again. He told her: “That is not the question.”
Of course it wasn’t. It was the answer. He was the one supposed to
be asking the questions. The war has rather confused Mr Foot1. »
Cherchant à exploiter les divergences entre Mme Thatcher et M. Pym,
qui passait pour être beaucoup moins favorable qu’elle à l’usage de la force,
M. Foot demanda à cette dernière si elle adhérait entièrement aux propos du
ministre des Affaires étrangères, lorsqu’il avait dit que la Grande-Bretagne
était toujours disposée à négocier. M. Johnson observa qu’il était bien évident
que le Premier ministre n’y adhérait pas :
« Of course Mrs Thatcher does not “fully agree” with her
Foreign Secretary. Otherwise it is extremely unlikely that we
would be pressing ahead with the war. Everyone knew that,
including Mr Foot2. »
M. Johnson précisait que Mme Thatcher ne pouvait le reconnaître en ces
termes ; par conséquent, elle esquivait, répétant ce qu’elle avait dit à propos
de la résolution 502 des Nations-Unies. M. Foot repartit une nouvelle fois à
l’assaut :
« Gamely, Mr Foot struggled to his feet yet again, displaying
magnificent fighting spirit — that is to say, from his point of view,
negotiating spirit. “She cannot leave the matter there”, he
protested. Did she agree with the Foreign Secretary, he repeated.
She replied that she did not think the Foreign Secretary disagreed
with her “for one moment,” a remark which caused widespread
hilarity. Mr Foot called off his attacks for the day3. »
Ces descriptions sont extrêmement drôles, l’utilisation de la langue de la
guerre, et même des expressions plus particulières au conflit des Malouines
comme « administration provisoire », se rajoutant aux autres ingrédients plus
classiques de ce genre de texte.
1
Ibid.
Ibid.
3 Ibid.
2
Textes d’humour et d’humeur
226
On peut, toutefois, s’interroger sur la justesse de ces remarques. Certes,
l’article de Frank Johnson est un texte personnel, qui ne prétend pas à une
quelconque impartialité. Toutefois, il peut paraître quelque peu inconvenant
de se moquer ainsi des tentatives honorables, faites par le leader de
l’opposition de Sa Majesté, pour s’assurer que toutes les possibilités d’une
issue pacifique de la crise avaient été explorées. Par ailleurs, il n’y a pas ici de
véritable « droit de réponse », ni de souci d’équilibre de temps de parole.
Dans ce genre humoristique, rien n’est tabou, mais on peut toutefois constater
que, même si les conservateurs n’échappaient pas au regard ironique de
M. Johnson, son humour se dirigeaient beaucoup plus souvent contre les
travaillistes que contre les conservateurs. On sait, sans grand mal, quelle est la
position du journaliste.
Conclusions
L’humour du Times Diary était assez différent de celui des articles de
Frank Johnson. Le Times Diary recherchait plus l’insolite que le spirituel.
Certes, ces anecdotes pouvaient faire rire, mais l’humour était moins dans le
ton ou dans la présentation que dans le contenu des histoires qu’il racontait.
En revanche, les comptes rendus de Frank Johnson faisaient sourire par leur
verve, par leur sens du burlesque, par le jeu de la langue, par le détournement
d’un discours guerrier d’actualité au service d’un humour basé sur
l’exagération du caractère conflictuel des joutes parlementaires.
Y avait-il, cachée derrière ces histoires drôles, une certaine idéologie ? En
tout cas, il s’agissait d’un humour assez typiquement britannique. C’était
parfois un peu puéril ; un humour comme l’aiment les élèves — et sans doute
les anciens élèves — des public schools. Le débat à la Chambre des communes,
sous la plume de Frank Johnson, ressemblait parfois à un chahut d’écoliers.
En même temps, cet humour savait rire — ou, en tout cas, sourire — de
choses parfois assez sérieuses. Il témoignait d’une capacité de se moquer de
soi-même, autre caractéristique d’un certain humour anglais. Enfin, cet
humour permettait d’exprimer quelques coups d’humeur. Le Times Diary put
évacuer son envie de dénigrer les Argentins, pour ensuite passer à des
anecdotes plus sereines ; les comptes rendus de M. Johnson exprimaient son
agacement face à des parlementaires têtus comme Tam Dalyell, agacement
qui, sous l’effet de l’humour, prenait presque des airs de tolérance amusée.
Textes d’humour et d’humeur
227
L’humour permettait donc d’endurer certains discours lassants, comme
les interventions parfois excessivement procédurières de l’infatigable
M. Dalyell ou les attaques répétées de M. Foot. Le lien entre humour et
tolérance était même rendu presque explicite, grâce à l’existence du verbe
anglais to humour, lorsque Johnson écrivait : « None the less [ sic ], to humour
Mr Foot, we were all prepared to agree that that was not the question1. »
Le revers de la médaille est que ce genre d’humour peut servir à
marginaliser des opinions qui s’écartent trop des idées reçues ; dans ce cas,
l’humour se met au service de l’Establishment. Le rire peut exclure : ne dit-on
pas en anglais « to laugh someone out of court » ? Cet humour se
rapprocherait ainsi d’un rire moqueur méchant. Il nous a semblé que
l’humour de Frank Johnson traçait un chemin qui frôlait souvent de très près
la limite entre le rire franc et le rire moqueur.
Dans le chapitre suivant, nous proposons d’aborder une autre forme
d’expression, l’image, à la fois les illustrations « informatives » comme les
photographies ou les cartes, et les illustrations « d’opinion » : les dessins
humoristiques (cartoons).
1
Ibid.
Chapitre XIII
L’iconographie
La forme d’illustration la plus importante dans le Times était — et
reste — la photographie. Nous nous proposons de dégager les principales
caractéristiques de l’illustration photographique de la crise, puis d’étudier les
dessins humoristiques, et ensuite nous évoquerons le rôle joué par les cartes
et les schémas. Nous ne reproduisons pas de clichés photographiques,
principalement pour des raisons techniques, mais nous donnerons quelques
exemples des cartoons.
Photographies
La couverture photographique du conflit peut se décomposer en quatre
étapes majeures. D’abord, les premières photographies de la guerre ont
représenté les réactions à Buenos Aires et les troupes sur les îles Malouines. Il
s’agissait évidemment de photographies d’origine argentine. Puis, très
rapidement, les images du départ de la force navale d’intervention prirent la
première place à la une du journal (du 5 au 7 avril), même si de nouveaux
clichés en provenance des Malouines occupaient une place non négligeable en
pages intérieures ou à la dernière page. Une troisième phase se concentra sur
l’activité diplomatique (du 12 au 17 avril). Entre le 19 avril et le 3 mai, des
photographies illustrant les progrès de la négociation alternèrent avec des
Iconographie
229
clichés montrant des scènes militaires. A partir de ce moment, et jusqu’au 28
mai, les images furent surtout militaires, les unes se concentrant sur les pertes
navales britanniques (Sheffield, Antelope), les autres portant sur les
préparations militaires (Marines à l’entraînement, soldats attendant sur l’île
de l’Ascension, départ du Queen Elizabeth II, photographie aérienne de la zone
de débarquement, prisonniers pris sur la Géorgie du Sud et renvoyés en
Argentine depuis l’île de l’Ascension, blessés britanniques et argentins,
hélicoptère à San Carlos). Du 29 mai au 11 juin, la photographie principale à
la une se détourna des Malouines pour illustrer la visite du pape (29, 30 mai et
1 et 3 juin), la visite du président Reagan à Paris et à Londres (4, 8 et 9 juin)
ainsi que l’invasion israélienne du Liban (5, 7, 11 et 14 juin). Vers la fin du
conflit dans l’Atlantique Sud, les images plutôt militaires reprirent le dessus,
avec, le 10 juin une photographie de Marines sur le Mont Kent se préparant
pour l’assaut final, une autre du Galahad, le 12, le retour du Queen Elizabeth II,
le 15 le port de Port Stanley, et le 16 un cliché montrant les célébrations de la
victoire à Stanley également. Enfin, pendant les premiers jours après la fin des
hostilités la première page fut dominée par des images de la déroute
argentine : avion argentin endommagé, armes déposées par les troupes
vaincues, prisonniers de guerre faisant la queue pour recevoir leurs rations.
La une du Times comporte toujours une grande illustration, que nous
appelons illustration principale, d’environ 200 à 300 cm2. Sur les 71 journaux
qui constituent notre corpus du 1 avril au 23 juin, 44 portaient une illustration
principale montrant un aspect de la guerre des Malouines, dont 30
photographies militaires (dont deux du même jour, le 27 mai), 11
photographies des diplomates, des personnalités politiques, ainsi que des
civils ayant quitté les Malouines, et 4 cartes. 31 photographies et cartes de
taille plus modeste complétaient cette couverture visuelle informative. En
tout, il y eut 12 cartes à la une. Il y eut également 31 petits croquis
humoristiques de Calman (voir infra).
Les thèmes les plus fréquents furent les navires de guerre (15
photographies), les soldats à l’entraînement, sur les îles, ou rapatriés (14
clichés) ainsi que les lieux du conflit (Géorgie du Sud, San Carlos et Port
Stanley). Mme Thatcher parut cinq fois, le général Haig quatre fois, le général
Galtieri trois fois, M. Pym et M. Menéndez une fois chacun.
Seules trois photographies principales à la une étaient argentines. Il
arriva que le Times ne présente aucune photographie traitant de la crise
Iconographie
230
falklandaise à la une, parfois, sans doute, parce qu’il n’y en avait pas, parfois
par choix. Par exemple, le 10 mai, alors que la une du Guardian montrait un
cliché argentin sur lequel on voyait une fumée noire s’élevant de l’aérodrome
de Port Stanley1, le Times préféra montrer une photographie du marathon de
Londres. Il est vrai que cette même première page contenait une masse de
textes détaillant les événements militaires.
Dans l’ensemble, la une du Times ne privilégia pas systématiquement les
images guerrières. Même le chiffre de 30 grandes photographies militaires,
auxquelles il conviendrait certainement d’ajouter les quatre cartes en
illustrations principales, mériterait quelques explications. En effet, nous avons
estimé militaire toute image se référant aux hommes ou aux événements du
domaine des armes ; certaines, comme la photographie du monument aux
morts à Sheffield, remplissaient cette condition, mais n’étaient pas pour
autant belliqueuses.
Les nombreuses photographies de navires de guerre publiées pendant
les premières semaines renforçaient l’impression que la crise pouvait
dégénérer en un conflit armé. Par ailleurs, les clichés de la puissance navale
confortaient l’idée de la supériorité technique des britanniques. Les légendes
participaient à la création de cette image : le Hermes quittait Portsmouth de
façon « majestueuse » (6 avril), le départ du Fearless suscitait l’allitération
rassurante « Farewell Fearless » (7 avril), et surtout, le 19 avril, une
photographie de quatre navires de la force navale d’intervention
s’accompagnait d’un texte presque lyrique : « Plain sailing: The British task
force heads for the Falklands across a tranquil evening sea ». Cette dernière
photographie et sa légende firent l’objet de commentaires dans un article
publié par New Society intitulé, « The changing images of war »2. Pour les
auteurs de l’article, ces images évoquaient d’autres départs de ce genre dans
le passé. Ceux de la Deuxième guerre mondiale, bien sûr, mais aussi de la
guerre de Crimée, où, pour la première fois, la presse avait mobilisé l’opinion
publique derrière l’effort de guerre. Les auteurs voyaient un procédé similaire
en 1982, et la photographie du Times portant la légende « Plain sailing … »
représentait à leurs yeux un discours guerrier porté au plus haut point (« a
peak of bellicosity »).
1
Le Guardian, 10 mai 1982, p. 1
Deborah CHERRY & Alex POTTS. « The changing images of war », New Society, 29 avril
1982, p. 172-174
2
Iconographie
231
Nous ne pouvons souscrire pleinement à ce jugement. Certes, le
spectacle du départ des grands porte-avions ne laissa pas indifférente la
rédaction du Times, mais il est difficile de voir une réaction particulièrement
belliqueuse dans le fait de montrer des photographies de navires, alors que la
plus grande force navale britannique depuis la Deuxième guerre mondiale
quittait les ports Au contraire, si le Times n’avait pas montré ces scènes, il
aurait probablement failli à sa mission d’information. Le problème est de
savoir si la presse suit l’actualité ou si elle la crée, si elle suscite des attentes —
dans ce cas précis l’attente d’une guerre — ou si elle se contente de rapporter
des événements dignes d’intérêt. Or, dans le choix des clichés, le Times ne
semble pas avoir cherché à tout prix à présenter une image belliqueuse.
Toutefois, certaines légendes mirent en avant le thème de la préparation
militaire. Ainsi, le 6 avril, en page 8, une légende présenta des « Marines
storming ashore », le 12 mai, une photographie en page 7 montra des fusiliers
marins s’entraînant au débarquement, et le lendemain, 13 mai, un cliché, dans
lequel on voyait d’autres Marines à l’entraînement sur la terre ferme, porta la
légende « Marching on to war: Royal Marines on exercise in Ascension
Island1 ».
Il ressort de la comparaison avec le Guardian, qu’on ne pourrait pourtant
soupçonner de velléités guerrières, que le Times choisit de ne pas publier
certaines photographies dont on a pu dire qu’elles présentaient une image
belliqueuse. Par exemple, le 7 avril 1982, le Guardian publiait à la dernière
page un cliché montrant des Marines s’entraînant à bord du Hermes. On voit
un groupe important de soldats, tenant leur fusil en l’air à bout de bras. Cette
illustration, également citée par l’article sur les images de la guerre de New
Society2, ne parut pas dans le Times.
La « guerre des images »
En pages intérieures, la proportion d’images des actions militaires, des
réunions diplomatiques et des principaux hommes et femmes politiques a été
sensiblement la même qu’à la une. Toutefois, pendant la première phase des
combats, entre les raids aériens du 1 mai et le débarquement, annoncé dans le
journal le 22 mai, la proportion de clichés d’origine argentine a été plus élevée
qu’à la une. Le 11 mai, la page 6 comporta un cliché de l’épave d’un avion
1Le
2
Times, 13 mai 1982, p. 6
Deborah CHERRY & Alex POTTS. op. cit., p. 174
Iconographie
232
Harrier qui avait été abattu au-dessus des Malouines, et là, contrairement aux
clichés du 6 et du 8, il était précisé qu’il provenait de l’agence de presse
argentine. Il en fut de même pour le cliché qui figurait en page 6 le 18 mai,
montrant le navire de transport (« supply ship ») Bahia Buen Suceso, qui aurait
été coulé par des Harriers. La provenance de la photographie, comme de
l’information citée, était clairement précisée : « The Argentine Navy issued
this photograph of the supply ship Bahia Buen Suceso which, it said, was
sunk by British Harriers in the Falklands Sound on Sunday1. » On aura
observé qu’à côté de l’indication claire des sources, le journal évitait dans la
légende toute distanciation ou mise en cause de l’information donnée par la
Marine argentine, préférant « said » à un terme plus subjectif comme
« claimed ».
Au cours du débat sur la couverture des événements par la BBC, il fut
reproché à cette dernière d’avoir utilisé des films d’origine argentine. La BBC
avait rétorqué que ces films étaient les seuls qu’elle pût montrer. Il en allait de
même concernant les images fixes qui, jusqu’au débarquement, furent
acheminées à l’île de l’Ascension et ensuite transportées par avion jusqu’à
Londres. Il en résulta un laps de temps assez important entre le début des
hostilités, avec les attaques contre les pistes de Stanley et Goose Green, et
l’arrivée à Londres des premières images britanniques. Les Argentins étaient
ainsi assurés d’une large diffusion de leurs images, fixes et animées. La
première image des combats fut publiée en Grande-Bretagne le 19 mai (navire
participant au bombardement de la Géorgie du Sud, cliché publié à la
dernière page).
La pénurie de photographies fit l’objet d’un grand mécontentement du
côté de la presse. Le Times en fit état dans un article intitulé « Controversy
over the news pictures2 », rapportant une déclaration du ministère de la
Défense, qui avait invoqué des problèmes techniques pour expliquer le
nombre nettement insuffisant d’images.
Le Times, comme tous les journaux, a sélectionné les photographies qu’il
publiait, et en a éliminé d’autres, dont certaines utilisées par ses confrères.
Signalons, à titre d’exemple, qu’il n’a pas publié un cliché, pris par un
photographe militaire, et diffusé par le ministère de la Défense, qui montrait
1
2
Le Times, 18 mai 1982, p. 6
Le Times, 25 mai 1982, p. 5
Iconographie
233
des soldats hissant le drapeau britannique sur la Géorgie du Sud. Pour Robert
Harris, cette image était propagandiste d’une manière flagrante :
« The first still picture to come out of the South Atlantic did
not come through until 18 May, over three weeks late, and even
then it turned out to be an embarrassingly naked propagandist
photograph of the Union Jack being unfurled over South
Georgia1 .»
Le 24 mai, la pénurie d’images céda la place à une relative abondance.
Une série de clichés fut retransmise et rapidement diffusée par le ministère de
la Défense. Ils montraient la zone du débarquement, les premières attaques
aériennes dans la baie de San Carlos, et enfin l’accueil chaleureux réservé par
la population locale, qui offrait des tasses de thé à ses libérateurs. Cette
dernière image renforça l’impression que les autorités britanniques menaient
une « guerre de propagande », accélérant la diffusion de photographies qui
donnaient une image favorable de la guerre, et retardant les autres. Interrogé
à ce sujet, le ministre de la Défense, John Nott, dit simplement que les images
avaient été diffusées rapidement parce qu’il avait estimé que les journaux
seraient heureux de pouvoir les utiliser. Les critiques, plutôt portés sur l’idée
d’un complot, ne le crurent pas un seul instant. Pourtant, même s’il semble
clair que les autorités préféraient pouvoir donner une bonne image de la
guerre, elles avaient pris conscience de la nécessité de fournir des images,
faute de quoi les journaux s’approvisionneraient en Argentine. Par ailleurs, il
semblerait que le débarquement, ainsi que l’arrivée de certains transports,
aient facilité la transmission par satellite des images fixes.
La rapidité avec laquelle est parvenue en Angleterre l’image de la tasse
de thé à San Carlos a souvent été comparée à un prétendu retard constaté
dans la diffusion de l’image spectaculaire de l’explosion qui détruisit
l’Antelope. Voici le commentaire de l’équipe de l’Université de Cardiff qui
participa à l’enquête commandée par le ministère de la Défense après la
guerre :
« … even the belated arrival of the equipment did not end
their problems. It arrived just in time for the landing and therefore
to beam back photographs of the Union Jack being raised again
over Falklands soil and a Royal Marine sharing a cup of tea with an
islander. Conspiracy theorists saw the speed with which these
“good news” photographs were returned as evidence that bad
news was being stifled. There are, in fact, stronger grounds for
1
Robert HARRIS, Gotcha!. Londres : Faber & Faber, 1983, p. 56
Iconographie
234
complaint about what happened after the landing. A photograph
of Antelope exploding was delayed for several days on the pretext
that the explosion was caused by the detonation of an unexploded
bomb1. »
Cette critique, qui a été très souvent reprise depuis, appelle néanmoins
quelques observations. D’une part, il est peut-être trompeur de considérer que
l’explication donnée pour ce retard ne fût qu’un prétexte : l’explosion avait
effectivement été occasionnée par une bombe qui n’avait pas explosé. Était-ce
la véritable raison du retard, ou n’était-elle qu’un moyen de retarder la
diffusion d’une photographie qui ne manquerait pas de renforcer l’impression
que les pertes navales étaient très lourdes ? On ne peut pas le dire avec
certitude, mais les raisons invoquées par le ministère de la Défense ne
peuvent pas être totalement rejetées. D’autre part, et c’est sans doute plus
important, le retard subi par la photographie ne fut pas réellement de
« plusieurs jours ». L’Antelope fut atteint par deux bombes argentines dans
l’après-midi du 23 mai 1982. Les bombes n’explosèrent pas, mais le capitaine
ordonna à l’équipe d’abandonner le navire, et un artificier tenta de les
désamorcer. Il échoua. L’explosion provoqua de graves incendies qui se
propagèrent rapidement. Le photographe Martin Cleaver guetta pendant
quatre heures l’explosion qu’il savait inéluctable ; elle se produisit au début
de la nuit du 23 au 24. La photographie parut à la une du Times daté du 26
mai ; par conséquent, le cliché était arrivé aux bureaux du journal le 25 mai au
soir : avant vingt et une heures, car elle fut utilisée dans les premières éditions
de la soirée. Le décalage entre la prise du cliché, vers 18h au soir du 23, et son
arrivée dans les rédactions à Londres avant 21h le 25, était donc de l’ordre de
48 heures, y compris le temps nécessaire pour développer, tirer et transmettre
le cliché.
De toute évidence le retard ne fut donc pas de « plusieurs jours » comme
l’affirme le livre de Derek Mercer et de ses collaborateurs. En revanche,
l’équipe de Cardiff rappelle, à la suite de cette critique concernant l’Antelope,
que Martin Cleaver ne fut autorisé à débarquer que douze jours après le
débarquement :
« One consequence of this was the conspicuous absence of
pictures of injured or dead Britons2. »
1
2
Derek MERCER et al. The Fog of War. Londres : Heinemann, 1987, p. 149
Ibid., p. 150
Iconographie
235
ce qui est parfaitement exact. Il s’agit d’un facteur de grande importance dans
la perception de la guerre, puisque cette période de douze jours incluait la
bataille de Goose Green. Aucune photographie ne fut prise au cours de ce
combat. Les images télévisées des suites de la bataille, notamment celles de
l’enterrement des soldats morts pendant les combats, ne furent diffusées que
le 14 juin, jour de l’annonce de la victoire. Ainsi, l’aspect visuel des batailles a
totalement manqué, et peu des 202 photographies prises et transmises à
Londres pendant le conflit1 montraient des soldats blessés ou morts.
Les esquisses
Le Times ne fit pas du tout appel à des esquisses, contrairement à son
confrère le Sunday Times, pour ne citer que lui, qui utilisa très souvent des
“ impressions d’artistes ” pour mettre en images les événements qu’il
rapportait. Le quotidien évita ainsi la représentation stylisée des principaux
faits de guerre. L’esquisse reproduite à la page suivante permet de se rendre
compte du type de représentation que le Times choisit de ne pas proposer à
ses lecteurs.
Si le Times ne disposait pas de photographies pour illustrer l’actualité, il
s’en dispensait, et ne cherchait pas à combler le vide en faisant appel à des
dessins de ce genre.
Les dessins humoristiques (cartoons)
Les dessins humoristiques (cartoons), essentiellement de Lurie, Calman
et Marc, portaient très souvent sur la crise diplomatique et ensuite la guerre
des Malouines. Leurs dessins furent très différents les uns des autres, ne
serait-ce que par la taille des dessins. Ceux de Calman et de Marc sont de
petits croquis d’environ 6,5 X 4,5 cm, alors que ceux de Lurie sont beaucoup
plus grands, de l’ordre de 18 X 13 cm. Les dessins de Calman étaient
généralement publiés à la une, ceux de Marc avec le Times Diary, et ceux de
Lurie également en pages intérieures, généralement sous la rubrique des
nouvelles de l’étranger.
1
HCDC, p. xxv
Mike
Commentaire: Check however exactly
what the sit was a few days after the battle
Iconographie
236
Partie d’une esquisse parue à la première page du Sunday Times
Source : Le Sunday Times, 23 mai 1982, p. 1
Les dessins de Lurie étaient beaucoup plus travaillés que ceux de
Calman et Marc. Ils étaient généralement plus visuels, se passant parfois de
légende, alors que les croquis de Calman et Marc mettaient souvent en scène
des échanges ou des bribes de conversation imaginaires.
Iconographie
237
Les quelques dessins reproduits ci-dessous1 donneront une idée, à la fois
des thèmes, du graphisme, ainsi que du ton, adoptés dans ces dessins. Les
dessins ont été sélectionnés pour être aussi représentatifs que possible de la
thématique générale développée par chaque dessinateur ; nous en profiterons
pour esquisser, dans les grandes lignes, les traits principaux de l’humour de
chaque artiste.
Lurie
Le premier dessin humoristique sur la guerre des Malouines à paraître
dans le Times fut le suivant, du dessinateur Lurie (réduit de 60%) :
Source : le Times, 5 avril 1982, p. 3
Ce cartoon présentait l’attaque argentine comme une ingérence
légèrement inconvenante et désuète. Le dessinateur ne semble pas prendre la
crise au sérieux, la présentant comme plutôt dérisoire. On aura remarqué
l’utilisation du symbolique John Bull, coiffé de son chapeau haut de forme
aplati et orné du drapeau britannique. Lurie se servira d’autres symboles
typiquement britanniques tout au long du conflit. En voici un autre exemple
(réduit de 60%) :
1 Le lecteur pourra se reporter au chapitre sur les négociations pour y voir deux autres
dessins comparables
Iconographie
238
Source : le Times du 8 avril 1982, p. 8
Le vieux lion britannique a perdu ses dents, mais son dentier, porté
apparemment par des soldats, court vers une souris apeurée — l’Argentine —
qui s’attaque à une portion de la queue du lion sur laquelle on lit
« Falklands ». Le lion fut utilisé une nouvelle fois1 comme symbole d’une
grandeur britannique plutôt diminuée, mais non entièrement disparue. Ainsi,
le 19 avril, Lurie montrait un général argentin à table, une bouteille de
champagne dans un sceau à glace, un cigare dans le cendrier, sous une
immense tête de lion empaillée. Nous voyons, derrière le mur, le corps du
fauve. Le lion vient de saisir le général dans sa gueule.
Les risques du conflit, pour le Président argentin comme pour le Premier
ministre britannique, furent rappelés dans un dessin du 16 avril2.
Mme Thatcher et le général Galtieri se tiennent tous deux sur une île, mais ils
ne se préoccupent pas l’un de l’autre ; ils cherchent plutôt à échapper à des
requins qui nagent dans la mer autour d’eux. Sur leurs nageoires dorsales, on
lit « Putsch », du côté du général argentin, et « SDP » et « Labour » du côté du
Premier ministre britannique. Lurie semble tenir le conflit pour dérisoire, à en
juger par le pantalon de pyjama qui sert de drapeau sur l’île.
A plusieurs reprises, le processus diplomatique fit les frais du regard
amusé du dessinateur. Dans le chapitre sur la diplomatie, nous avons
reproduit un de ses dessins sur lequel on voit un porte-avions avancer
apparemment à la rame, laissant entendre que la force navale d’intervention
était subordonnée à l’effort diplomatique. Or, vers la fin de la phase
diplomatique, un dessin montrait les diplomates quittant le porte-avions,
1
2
Le Times, 19 avril 1982, p. 4
Le Times, 16 avril 1982, p. 5
Iconographie
239
symbolisant l’échec de la négociation. Le navire de guerre n’était plus
encombré par leur présence (ne dit-on pas en anglais to clear the decks pour
« dégager un espace de travail » ?) :
Source : le Times, 18 mai 1982, p. 7
Plusieurs cartoons mirent en avant le caractère irréconciliable des deux
positions argentines et britanniques, sur le mode, bien entendu, de l’humour.
Dans l’un d’eux, Lurie faisait écho à l’idée qui s’était répandue, selon laquelle
les Falklandais menaient une forme de désobéissance civile, refusant
d’obtempérer lorsque le nouveau gouverneur donna l’ordre de rouler
dorénavant à droite. Voici le dessin dans lequel Lurie faisait un amalgame
amusant de ces deux éléments :
Iconographie
240
Source : Le Times, 13 mai 1982, p. 10
Les dessins de Lurie exprimaient le sentiment que l’Argentine ne
pouvaient que perdre. Le 26 avril, Lurie proposa un dessin montrant deux
Argentins, coiffés de Sombreros, accompagnant un engin sous-marin, se
lançant à l’attaque des Malouines. L’engin est une espèce de chenillard, il
porte sur un panneau latéral une clé mécanique qui doit servir à remonter la
machine, ainsi que l’inscription « Argentina’s economy », le tout est couronné
d’un périscope, attaché par des ficelles à un balai , qui le relie au corps de
l’engin. L’un des Argentins dit à l’autre, « ils doivent avoir vraiment peur
maintenant1 ». Un autre dessin souligne l’isolement de la position argentine, à
moins qu’il ne symbolise le caractère dérisoire de l’enjeu. On y voit un soldat
argentin tenu en respect par un soldat britannique armé d’un fusil. Les deux
hommes se tiennent debout sur une petite île, au milieu d’une grande mer
noire et menaçante. L’Argentin plaide auprès du soldat, « Vous voulez
vraiment me dire que je dois quitter tout cela ?2 »
Le déséquilibre des forces a été exprimé le 27 avril dans un dessin où
l’on voit un général argentin pêcher depuis son bateau3. Il vient de prendre
1
« they must be scared to death by now », le Times, 26 avril 1982, p. 5
« You’re trying to tell me I have to leave all this ? », le Times, 2 juin 1982, p. 6
3 Le Times, 27 avril 1982, p. 2
2
Iconographie
241
un énorme poisson sur lequel on lit, « Falklands ». Le poisson vient de tirer
sur la ligne de l’Argentin, qui est arraché de son bateau et projeté en l’air.
Ce thème du déséquilibre matériel fut repris un mois plus tard par un
autre dessin, sur lequel on voit débarquer un policier britannique avec son
vélo. A sa descente de la barge de débarquement, il est accueilli par un groupe
d’Argentins armés de mitraillettes et de fusils. « Je vous arrête tous1 », leur
annonce le policier, et les Argentins semblent disposés à obtempérer, le visage
défait. On peut voir dans ce dessin, non seulement une allusion au
déséquilibre en matière d’équipement, mais peut-être aussi une allusion à une
certaine supériorité morale de la position britannique, doublée d’une
référence au caractère illégal de l’occupation argentine. Si, dans la mythologie
britannique, un policier seul, et sans arme, peut maîtriser un groupe de
trublions, c’est bien grâce à son autorité morale.
Lurie ne semblait pas pour autant approuver le conflit, et pouvait à
l’occasion faire preuve d’un regard assez ironique. En témoigne ce dessin du 4
mai, soit juste après la perte du Belgrano, sur lequel on voit un navire
britannique traversant une mer jonchée d’épaves d’avions et de navires, dont
l’un porte la légende « Argentine losses ». Deux officiers de Marine
commentent la scène de désolation : « Looks like peaceful negociations
ahead … ». L’humour ne pouvait faire oublier que le conflit menaçait de
dégénérer en une guerre à plus grande échelle. Cette analyse était traduite
sous la forme d’un dessin2 montrant les Malouines, au-dessus desquelles
volent des missiles et obus. Sous les îles, on aperçoit un énorme
amoncellement de bombes, dont les amorces remontent jusqu’à la surface de
la mer.
Enfin, pour terminer avec cette étude de Lurie, signalons un dessin qui
soulevait la question du commerce des armes d’une façon assez caustique3. Le
dessin montre un paysage de mer, avec, au loin, des îles, traversé d’un grand
nombre d’avions, de missiles, de navires. L’un des avions porte l’enseigne,
« Use British », l’autre, « Made in Israel », un missile Exocet, « Buy French ».
Les deux navires annoncent, « Think American » and « Get American », et,
enfin, entre deux périscopes qui émergent de l’eau, une banderole annonce ,
en caractères gothiques, « Trust West German Goods ».
1
« OK, you’re all under arrest », le Times, 21 mai 1982, p. 9
Le Times, 7 mai 1982, p. 8
3 Le Times, 20 mai 1982, p. 10
2
Iconographie
242
Les croquis de Marc et de Calman traitaient généralement des retombées
de la crise sur la vie “ à l’arrière ”. Le regard est assez goguenard, amusé,
ironique, mais sans méchanceté. Ceux de Marc mettent en scène une variété
de personnages, par exemple de hauts fonctionnaires ou d’autres
représentants des milieux d’influence, ou bien des bourgeoises, alors que les
dessins de Calman montrent des gens ordinaires dans des situations plus
domestiques.
Calman
Pour Calman, l’aventure paraissait un peu insensée, comme il le laisse
entendre dans le dessin suivant :
Source : Le Times, 18 mai 1982, p. 1
Il évoquait très souvent la façon dont la crise des Malouines avait fait
irruption dans la vie de tous les jours, principalement par le biais des
informations télévisées. Ses personnages semblent vite saturés par les
informations sur l’évolution de la crise. Le 22 avril, un dessin montrait deux
hommes passant devant un écriteau de kiosque à journaux sur lequel on lit,
« Pym adds a few words ». L’un commente, « I didn’t think there was
anything left to say about the Falklands ».
Avec l’évolution du conflit, le temps des paroles céda la place au temps
des actes. Le 29 avril, un autre dessin montrait un homme assis devant son
téléviseur. L’écran affiche, « It’s War-War » ; le téléspectateur fait remarquer,
rappelant le bon mot de Churchill1, « Whatever happened to jaw-jaw? ». Dans
1
« Jaw-jaw is better than war-war »
Iconographie
243
un dessin particulièrement parlant, on voit la guerre sortir littéralement du
téléviseur pour inonder le salon des téléspectateurs (6 mai).
Cette guerre devenait de plus en plus envahissante, semblent penser les
petits personnages des dessins. Le 5 mai, soit au moment de la perte du
Belgrano et du Sheffield, un client consulte la carte au restaurant du Queen
Elizabeth II, paquebot qui avait été réquisitionné pour servir de transport de
troupes. Il dit au garçon, « Waiter, there’s a war in my soup! ».
Les accusations portées par les conservateurs contre la BBC firent l’objet
d’un dessin de Calman le 12 mai. Il mit l’accent sur le rôle du Premier
ministre, dont il suggérait qu’elle tentait d’exercer un pouvoir important sur
la diffusion des informations :
Source : le Times, 12 mai 1982, p. 1
Le conflit avait réveillé de vieux souvenirs de la Deuxième Guerre
mondiale. Ainsi, le 21 mai, Calman proposa un dessin sur lequel on voit deux
femmes en train de discuter autour d’une tasse de thé. L’une dit à l’autre,
« Les choses doivent être sérieuses ; il a sorti son casque et sa pompe à main
portative1 ». Ces deux objets représentaient l’équipement de base des officiers
de la défense civile pendant le Blitz, la pompe devant servir dans la lutte
contre les incendies provoqués par des bombes incendiaires. De même, un
dessin du 4 juin trouvait que la nouvelle d’un lâcher de tracts effectué audessus des Malouines par la RAF rappelait des actions similaires menées en
1940 :
1 « Things must be bad — he’s got out his tin hat and his stirrup pump », le Times, 21 mai
1982, p. 1
Iconographie
244
Source : le Times, 4 juin, p. 1
Deux dessins de Calman évoquèrent la façon dont la crise avait créé de
nouvelles métaphores qui pouvaient s’appliquer à des événements politiques
sans aucun lien avec les Malouines. Le premier (à gauche) met en scène un
homme qui propose de recourir à la politique de la canonnière pour briser
une grève des cheminots, et le deuxième (à droite) montre un homme qui se
demande s’il ne faudrait pas envoyer un corps expéditionnaire à Bruxelles
pour régler le conflit autour du financement de la Communauté économique
européenne :
Source : le Times, 13 mai 1982, p. 1
Source : le Times, 19 mai 1982, p. 1
Iconographie
245
La fin des combats provoqua un soulagement évident de la part du
dessinateur qui décrivit le retour à la routine. Le 16 juin, Calman dessinait un
couple prenant son petit déjeuner. Sur le journal de Monsieur, on lit,
« ASCOT ». Madame fait remarquer, « How wonderful to worry about trivial
things again ». La principale bénéficiaire de la guerre des Malouines fut le
Premier ministre, qui sortit avec une cote de popularité enviable. Calman
force un peu le trait lorsqu’un de ses personnages demande à son ami si
Mme Thatcher serait proclamée reine de l’Atlantique sud :
Source : le Times, 17 juin 1982, p. 1
Il est intéressant de constater ainsi que ces petits dessins pouvaient
concentrer en quelques mots des impressions qui ne figuraient pas toujours
dans les textes plus sérieux. En effet, Mme Thatcher avait frappé par son style
régalien, et il faut rappeler que la conduite politique de la guerre des
Malouines ne laissa pas de place à la reine Elizabeth. Certes, il s’agissait
d’humour, mais on peut parfois dire des choses sur le mode de l’humour qui
ne passeraient pas autrement.
Marc
Les dessins de Marc, comme ceux de Lurie, évoquèrent les risques pour
le gouvernement. A l’instar de Private Eye, qui rapprochait les enjeux pour les
deux dirigeants, le président Galtieri et Mme Thatcher, Marc souligne la
différence entre leurs deux positions, mais de façon suffisamment peu
convaincante pour que nous comprenions que c’est bien le contraire qu’il veut
suggérer :
Iconographie
246
Source : le Times, 14 avril 1982, p. 8, The Times Diary.
La controverse à propos de la façon dont la BBC rendait compte des
événements fournit l’inspiration pour plusieurs dessins. Les journalistes de la
BBC subissaient la colère des conservateurs, agacés par leur ton de neutralité.
Les conservateurs voulaient sévir. Marc proposa une punition excessive,
rappelant, en passant, que les conservateurs restaient très divisés sur la
question de la peine de mort :
Iconographie
247
Source : le Times, 11 mai 1982, p. 12
Le troisième dessin de Marc, que nous reproduisons ci-dessous, reprend
ce thème. Il présente deux hommes, hauts fonctionnaires ou hommes
politiques, discutant devant le Parlement. Traduisant le peu de sympathie
ressentie par le Premier ministre pour la BBC, l’un dit à l’autre, « Le Premier
ministre veut décorer Kee pour mauvais services rendus à la BBC ». Robert
Kee avait présenté l’émission de Panorama qui avait déclenché les plus vives
protestations, mais s’était dissocié de l’émission qu’il critiquait pour ses
défauts journalistiques dans une lettre au Times.
Source : Le Times, 18 mai 1982, p. 14
Toutefois, Marc critiqua implicitement le rôle joué par les Conservateurs
dès le 5 mai, dans un dessin où on voit un présentateur de journal télévisé,
qui annonce « … and next follows a war bulletin on behalf of the
Conservative party ». Enfin le rôle des “ experts ”, souvent des officiers
retraités, fut évoqué dans un dessin de Marc qui montre une infirmière
annonçant à son patient, un amiral à la retraite, qu’il vient de recevoir son avis
de mobilisation, de la part de la BBC :
Iconographie
248
Source : le Times, 13 mai 1982, p. 12
Comme Calman, Marc soulignait le sentiment de saturation que
pouvaient éprouver les téléspectateurs devant l’omniprésence du conflit sur
leur écran. Le 25 mai, un dessin de Marc montra un présentateur de journal
télévisé interrompant un reportage sur les Malouines, pour faire une annonce
concernant … les Malouines : « We interrupt this programme on the
Falklands to bring you a news flash on the Falklands1. » Quelques semaines
plus tard, Marc évoqua de nouveau cet aspect de la guerre des Malouines,
indiquant que d’autres informations pouvaient désormais venir interrompre
les émissions consacrées aux Malouines. Le dessin, publié le 15 juin, montre
une présentatrice, qui annonce : « We interrupt this programme on the
Falklands to bring you a World Cup flash2. »
Les cartes
Les cartes reproduites dans le Times témoignèrent d’une volonté d’aider
le lecteur à suivre le cours des événements.
Ces cartes apparurent à des moments stratégiques dans le déroulement
de la crise. Tout d’abord, elles étaient nécessaires au tout début de l’affaire
pour permettre au lecteur de mieux situer les îles par rapport à la GrandeBretagne et à l’Argentine. Une carte de l’océan Atlantique fut ainsi publiée à
1
2
Le Times, 25 mai 1982, p. 10
Le Times, 15 juin 1982, p. 10
Iconographie
249
la une le 3 avril, indiquant notamment les distances entre la Grande-Bretagne,
l’île de l’Ascension, l’archipel des Malouines, et l’Argentine. Le 10 avril, une
autre, également à la une, montra les « zones de guerre » britannique et
argentine. La Géorgie du Sud fit également l’objet d’une attention
cartographique inhabituelle au moment de sa reprise par les forces
britanniques le 23 avril ; pour la première fois, la carte prit la place de
l’illustration principale. Ensuite, une deuxième, servant d’illustration
principale à la une, le 29 avril, indiqua les parties des îles Malouines où, selon
la légende, s’étaient probablement réfugiés les Falklandais. Le lendemain, une
plus petite carte montra la zone d’exclusion autour des îles.
Avec l’arrivée de la force navale d’intervention dans l’archipel le 1er mai,
la guerre entra dans une nouvelle phase : le bombardement de la piste
d’aviation de Port Stanley fut illustré par une carte à la une le 3 mai, le
torpillage du Belgrano, illustré le 4 mai par une autre intitulée « Approximate
location of torpedo attack on cruiser », et le 8 mai, la zone d’exclusion, déjà
montrée le 30 avril, fut une nouvelle fois présentée à la une. D’autres cartes,
publiées les 12 et 17 mai, illustrèrent de nouvelles actions, l’attaque contre un
transport argentin et l’attaque lancée par un commando contre la piste
d’aviation de Pebble Island.
La perspective du débarquement explique la publication en illustration
principale à la une, le 20 mai, d’une carte des Malouines, renforçant ainsi
l’impression donnée au lecteur de son imminence. Le débarquement luimême créa un nouveau besoin d’information géographique, ce qui se
traduisit, les 22 et 24 mai, par des cartes signalant la baie de San Carlos et l’île
d’East Falkland, avec San Carlos à l’ouest à Port Stanley à l’est.
Toutes les cartes publiées à la une à partir de cette date servirent à
expliquer des événements passés et non plus à participer à l’attente et
l’anticipation. Elles montrèrent la zone de bataille de Goose Green, les
environs de Port Stanley, les îles Sandwich du Sud, qui furent reprises après
la reddition des troupes sur les Malouines, et enfin le port de Puerto Madryn,
destination des prisonniers de guerre rapatriés.
Bien sûr, des cartes figurèrent également en pages intérieures, mais il
nous a semblé que l’étude de ces documents à la une permettait de rendre
compte de la façon dont le Times les utilisait. En tout, 12 furent publiées à la
une, chiffre qui témoigne de la nécessité ressentie par la rédaction d’aider ses
Mike
Commentaire: check
Iconographie
250
lecteurs à suivre les principales étapes de l’opération, et, à l’occasion,
d’anticiper sur les actions à venir.
Le Times pouvait rire de son formidable effort pédagogique : dans un
dessin humoristique publié le 30 avril, Calman ironisait sur l’utilisation de
cartes par les lecteurs attirés par la stratégie militaire. Le dessin montre un
couple regardant une carte des Malouines affichée au mur. Madame dit à
Monsieur : « Si tu commences à mettre des épingles et des drapeaux sur cette
carte, je m’en vais !1 ».
1 « If you start sticking pins and flags on that map — I’m leaving! », le Times, 30 avril 1982,
p. 1
Iconographie
251
Les schémas
Il conviendrait de mentionner les schémas proposés par le Times
représentant l’équilibre des forces argentines et britanniques en navires et
aéronefs. Ce type de schéma fut utilisé lorsque les spécialistes du journal
passaient en revue les différentes options militaires. Cela fut notamment le cas
au tout début de la crise, en complément à un article écrit par le vice-amiral
Sir Ian McGeoch, le 6 avril, intitulé « The battle plan when the Marines storm
ashore ». Le 18 mai, soit quelques jours avant le débarquement, le
correspondant du Times spécialisé en questions de Défense proposa un
schéma indiquant les forces terrestres britanniques, illustrant un article
intitulé « If we go in: the options open to the task force1. » Enfin, le schéma le
plus frappant fut publié le 3 juin 1982. Intitulé « The Falklands Fighting
Ships2 », il occupait, avec un bref texte d’introduction, une page entière,
présentant les bâtiments de la force navale d’intervention, ainsi que les avions
et hélicoptères qui accompagnaient la Marine et le corps expéditionnaire. On
ne pouvait qu’être frappé par l’importance des moyens mis en jeu.
La photographie du général Menéndez
Il n’était pas toujours facile de trouver des photographies des officiers
argentins, et cette difficulté fut l’occasion d’une méprise assez drôle dans le
Times et chez le général qui commanda les troupes britanniques sur les
Malouines, le Général Jeremy Moore.
Le 6 avril, le Times avait publié une photographie du nouveau
gouverneur ainsi qu’un article donnant de nombreux renseignements sur son
passé. L’article portait le titre, « Menéndez: Death squad veteran »3.
1
Le Times, 18 mai 1982, p. 14
Le Times, 3 juin 1982, p. 8
3 Le Times, mardi 6 avril 1982, p. 3
2
Iconographie
252
Source : le Times, 6 avril 1982, p. 3
L’article précisait que le nouveau gouverneur de l’archipel des
Malouines s’appelait Luciano Benjamin Menéndez, général à la retraite. Selon
le Times, le général aurait joué un rôle important dans le régime militaire du
Président Jorge Videla. Il aurait instauré un règne de terreur dans la ville de
Cordoba, ordonnant l’exécution de centaines d’hommes et de femmes
soupçonnés d’extrémisme. Toujours selon le Times, le général Menéndez
aurait tenté de déposer le général Videla, lui reprochant l’affaiblissement du
régime dans la lutte anti-communiste.
Or, le gouverneur des îles Malouines était en fait le général Mario
Menéndez. L’armée argentine ne comptait pas moins de cinq généraux
Menéndez, et il semblerait que le Times se soit trompé quant à la véritable
identité du nouveau gouverneur argentin. En cela, il n’était pas seul. Le
général Moore avait décidé de porter avec lui, à l’instar du général
Montgomery qui gardait toujours auprès de lui une photographie de son
adversaire le général Rommel, une photographie du chef des forces armée
argentines dans les Malouines. Il fut quelque peu décontenancé, le jour de la
reddition, de s’apercevoir que son homologue argentin ne ressemblait en rien
à ce portrait1.
1 « On his voyage to the South Atlantic, he studied carefully the man’s background and
character; he even carried a photograph of him. Moore decided that his adversary was a
tough paratrooper who could be expected to attempt an aggressive battle and would not
easily give in. Unfortunately, there were five General Menendezes in the Argentine army and
General Moore had got the wrong one, something he did not realise until he met the real one
at the surrender. » Michael NICHOLSON. A Measure of Danger — Memoirs of a British War
Correspondent. Londres : Harper Collins, 1991, p. 254
Iconographie
253
Toujours est-il que le visage lugubre du général Luciano Benjamin
Menéndez que présentait le Times, associé au compte rendu sinistre de son
passé, ne pouvait qu’inquiéter. Le général Mario Menéndez, quant à lui,
ressemblait plutôt à un directeur de petite agence bancaire, à en croire les
hommes qui reçurent l’acte de reddition à l’issue de la campagne.
Certes, il serait tout à fait déraisonnable de faire un quelconque procès
d’intention à l’égard du Times pour cette méprise. L’erreur serait sans doute
plutôt imputable aux services d’intelligence britanniques. Néanmoins, au-delà
de la question de la responsabilité, il convient de constater que la façon dont
fut présenté le chef militaire sous l’autorité duquel se trouvaient les
Falklandais fut pour le moins trompeuse.
L’iconographie : conclusions
Les photographies qui illustrèrent la guerre des Malouines portaient
principalement sur les forces armées, et surtout les navires de guerre, d’une
part, et sur les acteurs dans le conflit, notamment les négociateurs, d’autre
part. Malgré les critiques qui ont été portées sur le choix des images dans la
presse, il n’y a aucune manifestation d’un ton belliqueux déplacé dans le
Times.
Les dessins humoristiques politiques, quant à eux, représentent un
terrain d’étude particulièrement intéressant. En effet, pour présenter les
opinions, les aspirations, les idéologies et les comportements par le biais de
l’humour, il faut savoir prendre un certain recul, de telle sorte que le décalage
entre la réalité et la caricature soit suffisant pour déclencher le rire ou le
sourire, mais sans excès. Il faut aussi savoir rire de soi-même, de son pays, des
hommes et des femmes politiques qui le gouvernent, ainsi que de ses alliés et
de ses adversaires. L’humour dans les dessins parus dans le Times en 1982
n’était ni noir, ni grinçant. Il n’était pas non plus complaisant ; les dessins
soulignaient parfois les faiblesses et les contradictions de la position
britannique.
Le Times publia des dessins humoristiques du début jusqu’à la fin du
conflit, et cela sans interruption. Cela mérite d’être signalé, notamment
lorsque l’on sait que le Guardian ne fit pas de même. En effet, s’inspirant d’un
Iconographie
254
cartoon dessiné pendant la Deuxième Guerre mondiale par Zec1, le
dessinateur Gibbard avait proposé, à la une du Guardian du 6 mai, l’image
d’un marin naufragé s’accrochant à un radeau de sauvetage, assortie de la
légende : « Price of sovereignty has been increased, official ». Ce dessin avait
provoqué un véritable tollé de critiques, et alors qu’il avait publié 24 dessins
sur le conflit des Malouines en avril, le chiffre tomba à 5 en mai et 4 en juin2.
Par leur nombre, et leur qualité, les cartes attestent l’effort pédagogique
du quotidien. Il en va de même des schémas présentant les moyens militaires
dont disposaient les deux parties.
1 La légende de 1940 avait été la suivante : « Price of petrol has been increased by 1d.,
official »
2 Michel MOREL. « Falklands : Le Guardian et la guerre », La « Civilisation » dans l’enseignement
et la recherche. Valenciennes : Université de Valenciennes, 1982, p. 118
Conclusions
Nous avons vu, au terme de cette troisième partie, que le Times avait une
opinion, claire, rigide même, sur les principes qu’il convenait de respecter et
de faire respecter au cours de cette crise. Cette opinion était présentée de
façon généralement honnête, mais on peut toutefois s’interroger sur la façon
dont certains aspects de la crise furent affirmés et répétés sur le mode du
présupposé, notamment le bien-fondé juridique de la position britannique
concernant la souveraineté. Nous savons que la situation n’était pas aussi
nette que le gouvernement et le Times ont bien voulu le faire croire. Sous cet
éclairage, la réitération systématique de la justesse des revendications
britanniques apparaît presque comme une tentative de chasser, ou même de
conjurer, le doute. De même, lorsque l’éditorialiste qualifie la Junte de
« tyrannie fasciste », de « dictature », on est en droit de se demander pourquoi
il a attendu le début du mois d’avril 1982 pour le dire de façon aussi brutale.
L’étude des pronoms et de la modalité nous a permis de mettre en
évidence quelques caractéristiques importantes. Le Times n’hésitait pas à
donner des conseils, comme en témoigne la grande fréquence d’auxiliaires
modaux déontiques. Par ailleurs, son utilisation du pronom we, en particulier,
renforçait le thème de l’appartenance des journalistes et des lecteurs à une
même communauté avec des valeurs partagées. Enfin, l’étude du lexique
spécifique à la situation de 1982 nous a permis de souligner l’attachement du
Times à la diplomatie, à la condition, toutefois, que certains principes
fondamentaux, souvent présentés en termes de morale stricte, soient
sauvegardés.
Les discours parallèles, le courrier des lecteurs, les articles de fond, les
billets d’humeur, les textes et illustrations d’humour, ont permis une
multiplicité de points de vue. Souvent ces textes ou images ont développé des
positions très différentes de celle du journal. Si l’éditorialiste bénéficie d’un
situation privilégiée, avec trois colonnes chaque jour à la page la plus
prestigieuse du journal, il n’a pas une situation de monopole ; à quelques
centimètres de ses articles, les lecteurs à sa droite, et les auteurs des articles de
Editoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines
256
fond à sa gauche, pouvaient s’exprimer librement, y compris lorsqu’ils
critiquaient très sévèrement la ligne qu’il avait exposée la veille. L’humour,
surtout celle qui s’exprimaient dans les dessins, permettait une réelle liberté
de pensée et de ton. Certains des dessins furent extrêmement irrévérencieux,
frôlant les tabous, épinglant les incohérences. Quant aux textes
humoristiques, on peut regretter la tendance des articles de Frank Johnson de
s’en prendre davantage à la gauche qu’à la droite. Ils n’en restent pas moins
drôles, mais, peut-être pour cette raison, paraissent plus conformistes que les
autres discours parallèles. Le Times Diary, lui, était souvent frivole, ajoutant
ainsi une autre dimension à la couverture de la guerre des Malouines.
Quant à l’information, elle est donnée d’une façon qui respecte les lois
essentielles du bon journalisme. Information et opinion sont distinctes ; les
articles informatifs sont « factuels », et les seules marques de subjectivité
concernent les appréciations concernant la probabilité ou la fiabilité des
informations données. Les sources des informations sont données aussi
clairement que possible. On peut trouver gênant, voire hypocrite, de cacher
l’identité des informateurs du Lobby ou d’autres sources d’informations plus
ou moins secrètes. C’est d’ailleurs une question qui va bien au-delà du rôle
d’un seul journal, fût-ce le Times. La connivence qui peut résulter d’une telle
interdépendance du gouvernement et du quatrième pouvoir pose de sérieux
problèmes déontologiques ; mais elle n’est pas inéluctable, et les meilleurs
journalistes estiment avoir suffisamment d’indépendance et d’expérience
professionnelle pour ne pas se laisser berner par un porte-parole, même
habile. Cela est surtout le cas lorsque les cellules d’information des différents
Ministères ne sont pas coordonnées efficacement, comme ce fut
manifestement le cas pendant la guerre des Malouines. Un journaliste
expérimenté pouvait comparer les versions données par les différents porteparole, pour tenter de dégager la vérité. En 1982, l’information n’a été ni
immédiate, ni complète, mais la plupart des événements ont été rapportés
relativement rapidement. Le Times les a rapportées honnêtement. Il n’a pas
répercuté des rumeurs non confirmées en provenance de la zone de guerre,
alors que certains de ses confrères de la presse populaire en ont fait leur
principale information à la une.
Dans la quatrième et dernière partie de cette étude, nous présentons la
façon dont les confrères du Times se sont comportés. Puis, nous tentons de
Editoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines
257
caractériser l’opinion publique, de savoir notamment quel était le jugement
des lecteurs sur la prestation de leur journal.

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