Troisième partie - Université de Pau et des Pays de l`Adour
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Troisième partie - Université de Pau et des Pays de l`Adour
[Note : pour des raisons de propriété intellectuelle les images (cartoons etc) qui figuraient dans la version imprimée de la thèse (imprimée à six ou sept exemplaires …) ont été presque entièrement estompées dans cette version électronique / For reasons of copyright and intellectual property, the images (cartoons etc) which were reproduced in the printed version of the thesis (of which there were six or seven copies …) have been almost entirely whitened out in this electronic version. Sorry !] Troisième Partie Analyse détaillée des textes i) quelques champs d’étude détaillée ii) analyse détaillée des textes : les éditoriaux (iii) les discours parallèles dans le Times Troisième partie, (i) Quelques champs d’étude détaillée I Références historiques et culturelles dans le Times II Le débat autour du concept de la « guerre juste » III Quel écho le Times donna-t-il à l’opposition et au pacifisme politique ? IV Le Times a-t-il subi la fascination des armes ? V Les images des principaux pays acteurs : Argentine, États-Unis, Royaume-Uni Cette troisième partie aborde l’étude détaillée des textes du Times pendant la guerre des Malouines. Elle se subdivise en trois grandes sections. La première étudie la façon dont cinq grands sujets ont été traités dans le Times : les références historiques et culturelles, le débat autour du concept de la « guerre juste », l’opposition et les mouvements pour la paix, la fascination des armes modernes, et enfin les représentations des trois principaux pays impliquées dans la crise : l’Argentine, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Nous nous proposons de suivre ces sujets dans les différentes rubriques du journal. Ainsi, par exemple, le concept de la guerre juste fit l’objet d’un échange d’idées entre l’éditorialiste, les auteurs d’articles de fond et le courrier des lecteurs. La deuxième grande section est consacrée à l’étude détaillée du discours des éditoriaux, faisant appel à des méthodes d’analyse linguistiques, ainsi qu’à une analyse quantitative comparative des principales rubriques du journal. La troisième grande section étudie les « discours parallèles » dans le Times, en d’autres termes, les rubriques qui ont permis à d’autres voix de s’exprimer. Ce sont, d’une part, les voix extérieures au journal, dans le courrier des lecteurs, et d’autre part, les voix de l’humour dans les comptes rendus parlementaires de Frank Johnson ainsi que dans le Times Diary. Enfin nous examinerons une dernière forme de discours parallèle, l’iconographie. Nous tenterons de caractériser les principaux sujets représentés dans les photographies. Puis nous tournerons notre attention vers les dessins humoristiques, afin de dégager les thèmes traités dans ces illustrations. Pour permettre au lecteur de mieux appréhender le ton des dessins, nous en reproduirons quelques exemples. Chapitre I Les références historiques et culturelles dans le Times Dans leur entreprise d’explication, de mise en forme ou de mise en scène de l’actualité, les médias sont amenés à puiser, dans la culture qu’ils partagent avec leurs lecteurs, des références culturelles — historiques, littéraires, religieuses — permettant de mieux saisir la réalité du moment. C’est pourquoi la détermination des références culturelles qui interviennent dans le discours d’un journal permet de recueillir quelques indications sur la façon dont ce dernier voit ses lecteurs et se voit lui-même. Il serait excessivement fastidieux, et sans doute inutile, de faire un relevé exhaustif des références culturelles dans notre corpus. Nous limiterons donc l’étude aux références historiques, puis aux références littéraires et religieuses qui nous ont semblé les plus révélatrices. Références historiques Les expériences individuelles ou collectives du passé situent les faits et gestes du monde présent dans une continuité historique ; elles les rendent ainsi plus facilement compréhensibles. C’est un des éléments essentiels du rôle de “ médiation ” que jouent les “ médias ”. Mais cette fonction ne peut être remplie de manière objective ; au contraire elle nécessite une certaine Références historiques et culturelles dans le Times 6 interprétation, et aucune interprétation n’est possible sans un cadre idéologique. C’est ce qu’explique André-Jean Tudescq lorsqu’il écrit : « … qu’il s’agisse d’un événement qui s’impose à l’opinion, ou d’un événement sur lequel la presse attire l’attention de l’opinion, il y a toujours la différence déjà relevée par Kant, pour qui le monde n’est pas connu tel qu’il est mais tel qu’il paraît aux hommes. Or l’image de la réalité est chargée de résonances idéologiques qui sont pour une bonne part des résonances historiques, et c’est de là que viennent les divergences sur le contenu, la présentation, la signification d’un même événement dans la presse1. » Les événements de 1982 étaient bien de ceux qui s’imposent à l’opinion ; ils furent même perçus comme constituant un « moment historique ». Le conflit des Malouines fut un de ces épisodes où la perception de l’histoire en marche provoque un retour aux sources, un regain de sentiments d’identité nationale, comme aux heures les plus difficiles de l’histoire britannique. Pour beaucoup la rhétorique qui accueillait ce moment historique fit vibrer la corde patriotique britannique ; pour d’autres elle sonna creux, l’enjeu n’était pas à la hauteur des évocations du passé. Malgré cette diversité d’appréciation, il reste clair que la référence au passé était quasi obligatoire. Divers aspects de la crise rappelaient immanquablement le passé. Il s’agissait d’une guerre (une croisade ?) contre un dictateur fasciste. La Grande-Bretagne agissait seule, grâce à la Marine Royale, le « Senior Service » ou « Silent Service » à la longue tradition, inséparable du statut insulaire du Royaume ainsi que de son rayonnement international à l’heure de l’Empire. Le discours de la Chambre des communes, surtout lors de la session extraordinaire du samedi 3 avril, évoquait le style d’un des plus grands orateurs britanniques du 20ème siècle, Winston Churchill, ainsi que le fait remarquer Anthony Barnett : « It was Churchillism that dominated the House of Commons on 3 April 1982. All the essential symbols were there: an island people, the cruel seas, a British defeat, Anglo-Saxon democracy challenged by a dictator, and finally the quintessential Churchillian posture — we were down but we were not out2. » La crise des Malouines ne représentait pas seulement un moment historique ; elle constituait également un anachronisme frappant. Certains 1 2 André-Jean TUDESCQ. La Presse et l’événement. Paris & La Haye : Mouton, 1973, p. 20 Anthony BARNETT. Iron Britannia. Londres : Allison & Busby, 1982, p. 48 Références historiques et culturelles dans le Times 7 considéraient que l’affaire représentait une parodie de la diplomatie de la canonnière chère à Lord Palmerston à l’époque de la grandeur impériale britannique. En tout cas, la situation paraissait appartenir à un autre temps, les guerres coloniales (car le conflit des Malouines en fut une) évoquant bien davantage le XIXe siècle que le XXe. L’appel au passé était donc tout aussi inévitable, ou bien pour abonder dans ce sens ou, au contraire, pour rejeter des critiques tenues pour injustifiées. Un autre élément qui favorisa le recours à la référence historique fut la nature même de la crise. Comme nous l’avons indiqué dans notre chapitre consacré aux origines de la crise et à la manière dont elle fut présentée aux lecteurs du Times, un certain effort d’explication et d’interprétation de l’histoire était essentiel. Il était difficile de juger du bien-fondé des arguments mis en avant par les Britanniques — ou les Argentins — pour justifier leurs revendications en matière de souveraineté territoriale sans en référer à l’histoire des îles. Ces deux éléments — le caractère anachronique de la crise, ainsi que la nécessité d’en rechercher les origines — expliquent le recours fréquent à l’histoire, qui fournissait des précédents ou des éléments permettant de mieux comprendre l’imbroglio dans lequel les deux pays étaient empêtrés. Divers épisodes historiques furent invoqués pour soutenir des points de vue très divers. L’éventualité d’une intervention des Nations-Unies suscitait peu d’enthousiasme à la lumière de son histoire et des échecs subis par cette organisation dans ses tentatives de rétablir la paix lors de divers conflits. A plusieurs reprises, on compara l’agression argentine à d’autres invasions perpétrées ailleurs. Les ripostes britanniques à ces agressions internationales du passé furent également rappelées. De même, on évoqua l’histoire de la puissance militaire de la Grande-Bretagne et sa volonté historique de s’en servir. Diego Garcia Certains auteurs trouvaient intéressant le parallèle fourni par l’histoire de l’île de Diego Garcia dans l’océan indien, car au-delà des ressemblances — il s’agissait d’une île avec une petite population — le traitement accordé aux habitants tranchait très nettement avec la bienveillance chaleureuse prodiguée à l’intention des Falklandais. Ces auteurs considéraient que le principe du Références historiques et culturelles dans le Times 8 droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sur lequel le gouvernement de Mme Thatcher s’appuyait pour justifier l’envoi de la Task Force, n’y avait pas été respecté. Entre 1968 et 1974, le gouvernement britannique en avait expulsé, manu militari, la population indigène pour permettre la mise en place d’une base américaine. Cette disparité entre le traitement des indigènes de l’océan Indien et les moyens mis en œuvre pour défendre les Falklandais fut assidûment développée par les opposants à l’envoi de la marine cherchant à prouver que le gouvernement était coupable de « double standards ». Elle fut tout aussi soigneusement passée sous silence par ceux qui croyaient passionnément que la Grande-Bretagne devait agir pour protéger les Falklandais. Le Times ne consacra que peu d’articles à ce sujet pendant le conflit. Seul un article du 15 juin (date de l’annonce du cessez-le-feu) rapprochait les deux questions. La coïncidence de la date était sans doute fortuite ; d’ailleurs, le journaliste avait dû rédiger son article avant d’apprendre la nouvelle, car il y faisait allusion à la poursuite des combats. L’article avait certainement été rédigé en raison de la récente victoire d’une alliance de gauche à l’île Maurice. Le nouveau gouvernement avait déclaré qu’il souhaitait la restauration de la souveraineté mauricienne sur l’île de Diego Garcia (qui avait été détachée de l’île Maurice en 1968, avant l’indépendance de cette dernière) et le départ de la base américaine. La majeure partie du texte rapportait les négociations concernant la compensation que le gouvernement britannique s’était engagé à payer aux personnes déplacées, mais la première phrase présentait la situation en la comparant à celle des Malouines : « While the conflict continues over the Falkland Islands, with their civilian population of 1,800 British subjects, most people in Britain remain unaware that more than 1,000 people in another group of islands were forced to leave their homes as an act of deliberate policy1. » Les îlois2 n’avaient pas été expulsés de manière brutale, d’après les personnes que le journaliste avait interviewée à ce sujet, mais estimaient avoir été trompés par le gouvernement. 1 2 « Soveriegnty the issue for Diego Garcia », le Times, 15 juin 1982, p. 4 C’est ainsi que les appellent. les Mauriciens Références historiques et culturelles dans le Times 9 Seules deux lettres y faisaient allusion1. Dans l’une d’elles, publiée le 21 avril, Lord Jenkins de Putney s’insurgea contre la duplicité d’un gouvernement qui se lançait dans une croisade contre l’agression argentine, alors que l’agression turque à Chypre était restée impunie, et que les Britanniques eux-mêmes avaient expulsé la population de Diego Garcia. Sa présentation de cette action était beaucoup plus vigoureuse que celle de l’article du Times du 15 juin : « For some nuclear weaponry for Polaris on the cheap, we not merely abandoned more of the Queen’s subjects than live on the Falklands to their fate; we threw them off Diego Garcia into abject poverty in Mauritius and handed over their depopulated island to the U.S. Forces2. » Lord Jenkins conclut que la Grande-Bretagne était la nation la plus « artistic » du monde, expression qu’il faut comprendre dans sa signification de “ versatile ” ou “ fantasque ”. Le parallèle fourni par Chypre, où la Grande-Bretagne n’avait pu empêcher les Turcs de bafouer les droits de la minorité grecque, dont pourtant la Grande-Bretagne s’était portée garant par traité, fut d’ailleurs le sujet d’un éditorial. Presque deux mois après la fin des hostilités, un éditorial souligna très explicitement l’écart entre les efforts qui avaient été faits pour préserver le droit à l’auto-détermination des Falklandais et la façon dont les habitants des îles Chagos, auxquelles appartient l’île de Diego Garcia, avaient été expropriés. Le titre de l’article était particulièrement éloquent à cet égard, « We were not all Chagans then »3, invitant à la comparaison avec l’éditorial du 5 avril « We are all Falklanders Now ». L’éditorialiste critiquait vertement le comportement du gouvernement : « It is perhaps not surprising [ … ] that the report is subtitled « a contrast to the Falklands ». Clearly there was no question of self-determination for these 1800 islanders, who are British subjects but not « kith and kin », and had no lobby of MPs to speak up for them4. » 1Lettres de M. Gray, 8 avril 1982, p. 11, et Lord Jenkins of Putney, 21 avril 1982, p. 13 ; tous deux extrêmement critiques envers le gouvernement. 2 Le Times, courrier des lecteurs, 21 avril 1982, p. 13 3 Le Times, éditorial, 10 août 1982 4 Ibid. Références historiques et culturelles dans le Times 10 Rappelons, en passant, que ces titres étaient calqués sur le célèbre « Nous sommes tous des juifs allemands », slogan inscrit sur les banderoles portées par les manifestants qui défilaient, le 22 mai 1968, pour protester contre les propos tenus à l’encontre de Daniel Cohn-Bendit par l’Humanité1. Ce slogan lui-même rappelait à son tour le « Ich bin ein Berliner » de J.F. Kennedy, établissant ainsi un réseau de références historiques en cascade. On trouve également, dans les médias de 1982 et dans la littérature publiée à l’issue de la guerre, des références à des épisodes relativement peu connus de l’histoire britannique tels que la guerre de l’oreille de Jenkins et l’affaire de Don Pacifico2. La guerre de l’oreille de Jenkins fut l’occasion d’une fièvre de guerre fomentée par la Chambre des communes pour des motifs apparemment assez futiles ou dérisoires. En fait, le casus belli ne fut pas tant l’oreille du malheureux marin que le fait que les Espagnols avaient abordé et dévalisé un navire britannique. Le deuxième cas constitue un exemple assez frappant de la « diplomatie de la canonnière » de l’époque victorienne. Le fait de les évoquer (on y trouvait des allusions dans la presse plutôt opposée au conflit des Malouines3) indiquait assez clairement que l’auteur avait quelques réserves quant à la politique du gouvernement. En effet, la simple mention de 1 Le quotidien commentait l’exil en Allemagne de M. Cohn-Bendit, aqui avait été été interdit de séjour en France. 2 L’incident de l’oreille de Jenkins : Jenkins revenait des Antilles à bord du brick Rebecca en 1731 lorsque les gardes-côte espagnols abordèrent le navire, saisirent le contenu de sa cale, et coupèrent une oreille au capitaine du vaisseau, Jenkins. Dès son retour, ce dernier se plaignit auprès du roi. Au début cet événement n’eut que peu d’effet, mais lorsqu’il fut répété devant une commission parlementaire quelques années plus tard, en 1738, il suscita une vive émotion. La presse et l’opposition parlementaire se saisirent de l’épisode et en amplifièrent l’importance. L’incident fut l’un des facteurs qui provoquèrent la guerre anglo-espagnole de 1739. Don Pacifico (1784-1854), juif portugais né citoyen britannique à Gibraltar, avait réclamé des dommages et intérêts au gouvernement grec à la suite d’une émeute antisémite au cours de laquelle sa maison à Athènes avait été brûlée. En 1850, Palmerston se saisit de cette affaire pour attaquer le royaume héllénique. La Grèce était alors sous la protection conjointe de la France, du Royaume-Uni et de la Russie. La France retira son ambassadeur pour protester contre cette action de « diplomatie de la canonnière », et l’affaire fut terminée. La Chambre des Lords censura Palmerston, mais après que ce dernier eut prononcé un discours éloquent (qui dura presque cinq heures), la Chambre des communes décida l’annulation de cette sanction. C’est au cours de ce discours que Palmerston évoqua la responsabilité du gouvernement de protégér tout sujet britannique, où qu’il soit : « a British subject ought everywhere to be protected by the strong arm of the British government against injustice and wrong. » 3 Ils sont également rappelés dans les ouvrages adoptant une position critique à l’égard de la politique menée par le gouvernement au cours de la guerre, comme, par exemple, le livre d’Anthony Barnett, Iron Britannia. Références historiques et culturelles dans le Times 11 ces épisodes pouvait suggérer implicitement que le conflit des Malouines représentait un retour à la stratégie palmerstonienne du XIXe siècle1. L’histoire de Goa, une île que les Indonésiens avaient envahie pour ensuite en asservir la population, fut citée2 comme un cas où la GrandeBretagne — suivant en cela l’opinion internationale — n’avait pas pris position pour dénoncer une entorse grave au droit à l’auto-détermination. (Il n’est pas inutile, dans ce contexte, d’indiquer que l’amiral Anaya aurait initialement choisi le nom « Plan Goa » pour son action contre les Malouines.3) Enfin, de nombreuses comparaisons furent proposées entre les actions militaires dans l’Atlantique du sud en 1982 et d’autres actions du passé, la Deuxième Guerre mondiale fournissant l’aune à laquelle furent mesurées toutes les actions de la force navale d’intervention. La Deuxième Guerre mondiale représentait une base de connaissances historiques largement répandues dont les journalistes pouvaient se servir, assurés que leurs lecteurs les comprendraient. Nous proposons d’examiner ces références en les classant de la manière suivante : 1) Les références à l’Antiquité 2) L’histoire jusqu’en 1939 3) Les références à la Deuxième Guerre mondiale 1Une exception toutefois sert de contre-exemple. David Watts, directeur du Royal Institute of Contemporary Affairs, dans un article de fond du 16 avril et portant sur le caractère fragile de l’opinion publique. Commentant l’idée très répandue selon laquelle : « The British people are united in support of the Government », il dit : « True as far as it goes, but ministers must be aware that it does not go very far. National pride has been hurt and naturally calls for vengeance. It is irresistibly moving to see a large fleet sail out of Portsmouth once more. Nevertheless, Walpole’s observation at the beginning of the War of Jenkins’ Ear (‘Now they are ringing their bells, soon they will be wringing their hands’) is still apt. Public opinion wants satisfaction at all costs and if it turns out that the cost is in fact high in men, in money, or perhaps even in terms of world opinion, its patience may run out fast. » David WATT,« A few home truths from the South Atlantic », le Times, 16 avril 1982, p. 6 2 Éditorial, « Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7 3 Peter J. Pepper, Courrier des lecteurs, le Times, 27 septembre 1990 : « Jorge Anaya, a young Argentinian officer, later to become commander of the Argentinian fleet and a leading member of the junta, was so impressed by the similar lack of world reaction to the Goa invasion that he first gave the name « Plan Goa » (later changed to « Operation Rosario ») to his plan to seize the Falklands. This plan included the deportation of all islanders, although fear of world opinion prevented this. » Références historiques et culturelles dans le Times 12 4) Les références à l’histoire de l’après-guerre Enfin nous examinerons les références à la culture militaire du passé : les théoriciens de la guerre (Clausewitz, … ). Les références à l’Antiquité Il y eut moins de références à Rome ou à la Grèce antique qu’on aurait pu le penser, étant donné la culture classique qui règne, apparemment encore de nos jours, dans les bureaux du Times. Peut-être ceux des journalistes qui avaient étudié les lettres classiques à Oxford — une proportion non négligeable des journalistes du Times — n’étaient-ils pas chargés de la rédaction des éditoriaux sur la guerre ? On évoqua néanmoins à quelques reprises1 les précédents de l’Antiquité. La question des avantages et des inconvénients de la pratique de la démocratie en temps de guerre amena assez naturellement l’éditorialiste à l’histoire d’Athènes et aux écrits du philosophe Thucydide, à une époque où les Athéniens songeaient à réaliser une action navale éloignée2. La démocratie, estimait l’historien grec, pouvait affaiblir une nation, puisque le peuple, vivant sans crainte, pouvait en venir à ne plus craindre ses ennemis. L’histoire jusqu’en 1939 Il aurait été difficile d’imaginer des commentaires prolongés sur la perspective d’un affrontement naval sans que l’on fasse allusion aux deux principaux héros historiques de la Royal Navy, Sir Francis Drake et l’amiral Nelson. Pour le premier, il était question, bien entendu, de la partie de boules qu’il n’a pas voulu interrompre, même pour aller combattre l’Invincible Armada. Le Times évoqua cet épisode bien connu de l’histoire de l’Angleterre pour lancer un appel à la modération. On avait suggéré qu’il serait inopportun que l’équipe anglaise de football joue dans la Coupe du Monde, au risque de devoir affronter les Argentins sur la pelouse de Madrid, alors que les militaires britanniques se préparaient à affronter d’autres Argentins dans des conditions autrement dramatiques. Le Times rappela qu’il ne s’agissait pas d’une guerre mondiale, et qu’il fallait par conséquent savoir 1 Notamment dans les éditoriaux « From Minor to Major », du 24 mai 1982, où il fut question d’une victoire conquise à la manière des Parthes, « Near Miss at Gosport », du 12 avril 1982 qui compara le comportement du capitaine du bac de Portsmouth à celui du nocher Charon, et « First Principles First », du 21 avril 1982, où les Athéniens était cités. 2« You cannot joke with war », le Times, 12 mai 1982, p. 11 Références historiques et culturelles dans le Times 13 raison garder. Si Drake pouvait terminer sa partie, l’équipe anglaise pouvait bien jouer dans le Mundial. L’amiral Nelson fut cité dans un article qui félicitait le gouvernement d’avoir donné des arguments de poids aux négociateurs britanniques : « Nelson described a fleet of British ships of war as the best negotiators in Europe : that may have to apply even more so to the South Atlantic1. » Nelson fut également mentionné dans un article2 consacré à la question de l’enterrement des militaires tombés au combat. L’éditorialiste rappela le précédent de l’amiral, qui tenait les « burials at sea » en horreur. Après la bataille de Trafalgar, où il trouva la mort, on ramena sa dépouille dans un tonneau de cognac. L’équipage ne fut pas surpris d’essuyer des tempêtes déchaînées lors du voyage du retour. Cette pratique ne se généralisa pas. L’histoire navale fut évoquée une nouvelle fois lorsque l’éditorialiste décrivit le départ de la flotte de Portsmouth. Celle-ci devait passer devant l’endroit où s’effectuaient les travaux de renflouage du Mary Rose, navire amiral de la flotte d’Henri VIII, qui avait coulé dans la rade sous les yeux du roi : « On her way to sea the Invincible steamed close by the wreck of the Mary Rose, which was overwhelmed by [ … ] a farcical triviality, when a breeze heeled her and sent the water in through gun-ports too eagerly opened for combat. Last week many of the crowds which watched the task-force sail stood on Henry VIII’s Southsea Castle, where the king himself perhaps stood when he watched his flagship capsize3. » Ce rappel historique servait avant tout à rappeler la longue tradition de la Royal Navy. Enfin, un autre aspect du rôle historique joué par la Navy dans une époque plus récente fut rappelé lorsque l’éditorialiste citait le protagoniste de la diplomatie de la canonnière, Palmerston lui-même : « “Britain has no eternal allies ; and no eternal enemies. Only our interests are eternal,” said Lord Palmerston4. » 1« First Principles First », le Times, 21 avril 1982, p. 13 A Sense of Proportion », le Times, 18 mai 1982, p. 15 3« Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7 4 « First Principles First », le Times, 21 avril 1982, p. 13 2« Références historiques et culturelles dans le Times 14 Il n’est pas inintéressant de faire remarquer que les références à cette forme de politique étrangère victorienne pouvait prendre une connotation extrêmement négative dans la presse d’opposition, alors que pour le Times la référence à Palmerston restait possible. Toutefois, il faut reconnaître que la citation concernée ne représentait en rien cette politique impériale tant critiquée à notre époque. La Deuxième Guerre mondiale Il y eut, tout à fait naturellement, de très nombreuses références à la guerre de 1939-1945. Naturellement, car c’était la guerre la plus récente, une guerre qui avait marqué la jeunesse de bon nombre des lecteurs du Times. La Grande-Bretagne avait déclaré la guerre à l’Allemagne hitlérienne pour mettre fin à la politique agressive d’un dictateur. Il en allait de même dans la lutte contre la dictature argentine, dit l’éditorialiste, mais à une grande différence près : la Grande-Bretagne avait défendu la Pologne parce qu’elle avait donné sa parole (seul un cynique rappellerait qu’elle avait aussi donné sa parole à la Tchécoslovaquie), et parce qu’il fallait qu’elle arrête un dictateur qui menaçait, non pas seulement la Pologne, mais, à terme, la GrandeBretagne elle-même. Ce n’était donc pas pour renverser Hitler, pas plus qu’en 1982 le conflit ne fut mené pour renverser Galtieri. Il appartenait au peuple allemand de décider s’il voulait se défaire de son Führer, comme il incombait maintenant aux Argentins de se charger de la tyrannie de la Junte de Galtieri : « As in 1939, so today ; the same principles apply to the Falklands1. » L’éditorialiste reconnut qu’il ne serait pas facile de faire évacuer les Argentins des îles Malouines, certainement pas plus que de faire se retirer de la Pologne les troupes allemandes. Mais il fallait le faire en 1939, et il fallait le faire dans l’Atlantique sud en 1982. Le spectacle du départ des navires de guerre réveilla des souvenirs de la guerre de 1939-1945 : « As HMS Invincible crept carefully through the narrows of Portsmouth Harbour last week, under many hundreds of eyes more or less wet with fears or memories2. » 1« 2 We are All Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 « Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7 Références historiques et culturelles dans le Times 15 Cependant les navires les plus puissants pouvaient être très vulnérables à de toutes petites avaries, écrivit l’éditorialiste, rappelant la fin du Bismarck : « Big ships have always been vulnerable to little injuries. The Bismarck, which had the heels of most of the fleet pursuing her in 1941, would probably have got away if a lucky hit had not jammed her rudder askew and compelled her to sail in circles1. » Le Times fit également allusion à la politique d’apaisement (appeasement) britannique de la fin des années trente, face à l’agressive politique nazie de lebensraum. Il n’est pas nécessaire de rappeler la charge affective extrêmement puissante de ces termes. De même, évoquant au 1er avril 1982 la perspective d’une invasion argentine, le Times rappela l’Anschluss2. Churchill et le style churchillien Le discours de la guerre en 1982 fit souvent appel au plus célèbre orateur britannique de l’histoire récente, Winston Churchill. Quelquefois les références correspondaient à des clins d’oeil plus ou moins subtils. Prenons, par exemple, cette conclusion à une lettre qui développait un argument contre toute tentative d’abandon des Malouines : « The attack is now being made by a fascist autocracy … The reaction of the British people through Parliament is to make clear what may not have been clear before — that there are limits to the negotiating instructions of the FCO, and the attack oversteps the limits, up with which the British people will not put3. » Or un jour Churchill eut l’occasion de lire une phrase qui était excessivement maladroite parce que son auteur avait tenté à tout prix d’éviter qu’elle ne se termine avec une préposition. Avec son esprit habituel Churchill produisit un bon mot qui est devenu célèbre : « This is the sort of English up with which I will not put »4, confondant ainsi ses critiques. La référence dans la citation du mois d’avril 1982 est évidente, mais subtile. Churchill était invoqué, mais indirectement. Une autre référence de ce style concerne le concept de « magnanimity in victory ». Roy Jenkins, ancien ministre travailliste et co-fondateur du SDP, fournit un article de fond sur la conduite à tenir pour bien terminer la guerre 1 Ibid. « We don’t have the ships but by jingo …» Le Times, 1 avril 1982, p. 11 3 Lettre de Sir Douglas Dodds-Parker, le Times, 13 avril 1982, p. 7 4 Phrase citée dans Ernest GOWERS. Plain Words. Oxford : Oxford University Press, 1948 2 Références historiques et culturelles dans le Times 16 intitulé, « Our honour upheld: now comes the time for statesmanship »1. Il conclut, « We have assuaged our honour. Let us now show foresight in victory. », faisant ainsi allusion à la politique promue par Churchill de se montrer magnanime dans la victoire2. L’éditorialiste du Times, lui, dans un article publié quelques jours plus tard3, exprima son désaccord avec cette proposition, mais introduisit explicitement le mot « magnanimity » : « As we await the final act of the campaign to free the Falklands from the invader, there is a general tendency not to exonerate Argentina but to mitigate the effect of that crime by saying that it should not result in Argentine humiliation. It is said to be sound strategy, sensible diplomacy, wise statesmanship to allow the Argentines something which relieves them of the burden of suffering such humiliation. [ … ] What does magnanimity mean in this context? If it means that Argentina should be enticed to leave the Islands without further battles by the hope of some profit, however small, for its illegal act, that would be the reverse of magnanimous4. » L’allusion à « statesmanship », utilisé dans le titre de l’article de Roy Jenkins, permet de penser que c’était bien à ce dernier que l’éditorialiste s’en prenait. Or, Roy Jenkins n’utilisa pas le terme de « magnanimity », même si son texte appelait bien de ses vœux une issue du conflit qui éviterait d’humilier l’Argentine. C’est donc en quelque sorte par référence churchillienne interposée que le terme “ magnanime ”, implicite dans le texte de Jenkins par le biais de la citation modifiée, apparaît explicitement dans l’éditorial. D’autres références à la rhétorique churchillienne sont plus transparentes, comme, par exemple, cette allusion, tirée d’une lettre de Sir Derek Walker-Smith QC MP au sujet de la Cour Internationale : « the principle enunciated by Sir Winston in one of his less grandiloquent but nevertheless relevant aphorisms, “ Jaw-jaw is better than war-war ”5. » Selon le Times la gauche n’échappa pas au discours churchillien : 1 Le Times, 4 juin 1982, p. 8 « In war, resolution; in defeat, defiance; in victory, magnanimity; in peace, goodwill » Winston CHURCHILL. The Second World War, tome I. Londres : 1948. Le général Haig évoqua également cette idée en juin 1982. 3 « A Crime is a Crime », éditorial, le Times, 9 juin 1982, p. 11 4 Ibid. 5 Le Times, 24 avril 1982, p. 13 2 Références historiques et culturelles dans le Times 17 « The time may come when the unilateralist Left will look back on its Churchillian posture on Saturday with amazement and regret1. » Lord Molloy fit aussi écho au grand homme, lorsqu’il dit devant la Chambre, «… no longer can we say that it is quite all right to sup with an evil devil so long as the spoon is long enough2 ». (Il s’agit, rappelons-le pour mémoire, des propos prononcés par Churchill concernant ses rapports avec Staline). Toutefois cette allusion ne fut pas rapportée par le Times. Ce phénomène n’échappa bien évidemment pas aux divers commentateurs journalistes, historiens ou politologues. A titre d’exemple, voici ce qu’en écrivit G.M. Dillon : « All the mythology and symbolism of Britain’s defence culture, derived largely from the legend of inter-war appeasement and the Churchillian epic of the Second World War, was allied to the language and values of international order3. » De Gaulle Le Times se permit une référence implicite au général de Gaulle lorsqu’il disait dans un éditorial : « Argentina as a whole will receive a boost to its morale, which will help it to see the event in the South Atlantic as a setback rather than a catastrophe, a lost battle but not a lost war4. » La fin de cette phrase rappelait immanquablement la célèbre proclamation du général, affichée à Londres en juillet 1940, quelques semaines après l’appel du 18 juin : « La France a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre. » Elle faisait également écho à une reprise du slogan français faite par M. Julian Amery devant la Chambre des communes en 1982, qui a été citée dans le chapitre, « La crise politique » : « We have lost a battle, but we have not lost the war. There is an old saying that Britain always wins the last battle5. » 1 « We are All Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 Official Report, The House of Lords, 3 avril 1982, col.1606 3 G.M. DILLON. op. cit., p. 233 4 « Argentina in Defeat », le Times, 11 juin 1982, p. 11 5 Official Report, House of Commons, 3 avril 1982, col. 648 2 Références historiques et culturelles dans le Times 18 Toutefois, l’auteur de ce bon mot n’était jamais identifié. Cet oubli était peut-être involontaire : comme beaucoup de phrases célèbres, elles sont mémorables beaucoup plus par leurs propres qualités, que par la célébrité de leurs auteurs, et il ne serait pas exagéré de penser que ni Julian Amery, ni l’éditorialiste ne se rappelaient l’origine de la citation. Peut-être même n’avaient-ils même pas conscience de citer, l’aphorisme ayant été parfaitement intégré pour appartenir pleinement à leur culture personnelle. L’histoire récente — l’après-guerre De nombreux épisodes de l’histoire mondiale depuis 1945 furent rappelés dans les colonnes du Times. Citons notamment des références aux conflits dont l’éditorialiste estimait qu’ils ne furent pas résolus de façon convenable (Chypre, …) ou qui fournissaient des précédents à l’expansionnisme argentin (les interventions soviétiques en Hongrie, Tchécoslovaquie et Afghanistan, l’occupation indienne de Goa, l’occupation indonésienne du Timor Est et l’annexion marocaine du Sahara Occidental1). Dans une autre allusion à l’URSS, l’éditorialiste se demandait si elle ne cherchait pas à profiter du conflit, et rappelait qu’au travers du pacte de nonagression germano-soviétique elle avait déjà montré qu’elle préférait ne pas « mettre tous ses œufs dans le même panier ». L’éditorialiste tira également une comparaison entre les Falklandais et les Berlinois. Le parallèle fut même en quelque sorte inversé, puisque, soulignant l’importance du principe du respect du droit international, l’éditorialiste signalait les situations dans lesquelles les pays libres avaient dû faire preuve de fermeté, notamment à Berlin ; les Berlinois, dit-il, étaient les Falklandais de l’Europe2. D’autres allusions au passé signalaient les risques d’instabilité majeure en Amérique du sud si les réclamations territoriales devaient se résoudre par la force. De nombreux différends territoriaux pouvaient dégénérer si le précédent argentin aux Malouines était imité : Belize était menacé, ainsi que la Guyane britannique ; le Pérou et la Bolivie entretenaient tous deux des revendications revanchistes à l’égard du Chili. Enfin l’Argentine elle-même revendiquait le détroit de Beagle. Par ailleurs, ajouta l’éditorialiste, si les motifs du coup de force argentin étaient acceptés, pourquoi le Mexique 1 « Naked Aggression », éditorial, le Times, 3 avril 1982, p. 7 « West Berliners [ … ] are, in one sense, the Falklanders of Europe ». « Will the Soviets Slip In? », éditorial, le Times, 4 mai 1982., p. 9 2 Références historiques et culturelles dans le Times 19 n’exigerait-il pas la restitution des terres qui lui avaient été prises par les États-Unis ?1 Il y eut un autre précédent qui n’incitait guère à l’optimisme concernant la négociation. Dans l’histoire du différend qu’opposait le Chili et l’Argentine, les deux pays s’en étaient référés plusieurs fois à l’arbitrage d’un tiers. Chaque fois le jugement avait donné raison au Chili, et chaque fois l’Argentine avait refusé de l’accepter2. Le blocus autour de l’archipel fut comparé, à deux reprises, à un précédent plus célèbre, celui de l’imposition d’un blocus autour de Cuba par le Président Kennedy en 19623. La situation militaire de plus en plus difficile des forces d’occupation argentines suggéra une comparaison avec la France en Indochine : « The Argentine garrison remains beleaguered, occupying an indefensible and unusable airstrip. Its position is entirely similar to that of the doomed French garrison at Dien Bien Phu4. » Sur un tout autre sujet, le précédent du Viêt-nam fut évoqué. Depuis cette guerre, faisait remarquer le Times, l’idée de se battre pour préserver un principe était devenu suspecte5. L’histoire militaire britannique de l’après-guerre fut également rappelée. La fin de la Deuxième Guerre n’avait pas mis fin à l’intervention militaire britannique, et entre 1945 et 1982 seule une année s’était passée sans que le pays ait à déplorer de morts parmi ses soldats. En particulier 26 hommes moururent lors du soulèvement des Mau-Mau au Kenya, 17 pendant l’affaire de Suez, 62 à Bornéo et 525 au cours de la crise en Malaisie. Enfin, en Irlande du Nord, déjà en 1982, 351 militaires avaient trouvé la mort, ainsi que 122 hommes de l’Ulster Defence Regiment.6 Presque tous ces conflits posèrent le problème de la politique à adopter concernant l’enterrement des soldats tombés au combat. Nous avons rappelé 1 « First Principles First », éditorial, le Times, 21 avril 1982, p. 13 « First Principles First » le Times, 21 avril 1982, p. 13, et « The Riches of Antarctica » le Times, 28 avril 1982, p. 15 3 « Warning : Trespass at your Own Risk », éditorial, le Times, 10 avril 1982, p. 9, et « Contest of Wills », éditorial, le Times, 14 mai 1982, p. 11 4 « From Minor to Major », éditorial, le Times, 24 mai 1982, p. 11 5 « Thanks to Mr Haig », le Times, 23 avril 1982, p. 15 6 « Willing the Means », éditorial, le Times, 6 mai 1982, p. 13 2 Références historiques et culturelles dans le Times 20 les conditions du rapatriement des restes de l’amiral Nelson. Les guerres modernes posaient ce problème avec acuité ; fallait-il rapatrier les cadavres ou les enterrer sur place ? C’est cette dernière solution qui s’était le plus fréquemment imposée par le passé, pour des raisons purement pratiques. L’éditorialiste rappelait le précédent de la Première Guerre Mondiale : « … the custom became a rule in the 1914-18 war. The fate of the dead, officially neglected in the early months, later became a matter of obssessive public concern. It was widely felt that it would be offensive if the wealthy brought their sons home to lie in lavish tomb while other soldiers who had made just as great a sacrifice were put underground with minimal ceremony in Flanders1. » Cette pratique se généralisa au cours du vingtième siècle, et les cimetières gérés par la War Graves Commission étaient bien entretenus, même lorsqu’ils se trouvaient dans des pays qui avaient souffert aux mains des troupes concernées. L’éditorialiste considérait que tel était le cas à Aden, à Suez et à Chypre : « In the nature of things, present governments of some of those countries hardly recall the role of British forces in their history very kindly. But victims of fighting in Aden, Suez and Cyprus still lie there and their graves are treated with respect2. » Enfin, tout comme le départ de la flotte britannique de 1982 fut marqué par une coïncidence, celle qui voulait qu’elle passe devant l’épave du Mary Rose d’Henri VIII que les archéologues tentaient d’extraire de la vase, la fin du conflit tomba également un jour historique, l’anniversaire de la signature de la Grande Charte : « Yesterday, the anniversary of the Magna Carta, was also a historic day in the annals of war; may it come to figure as large no, larger - in our dreams of a future, and better peace3. » Références aux théoriciens de la guerre : La phrase la plus célèbre de Karl von Clausewitz est sans conteste la suivante : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens »4 1 « Some Far Corner of a Foreign Field », éditorial, le Times, 2 juin 1982, p. 11 Ibid. 3 « Freedom’s Day », éditorial, le Times, 16 juin 1982, p. 13 4 Karl von CLAUSEWITZ. De la guerre. Paris : Minuit, 1955, p. 67 2 Références historiques et culturelles dans le Times 21 Cet axiome était rappelé dans l’éditorial « Near Miss at Gosport » qui rapportait le départ de la flotte de Portsmouth. L’éditorialiste disait du Mary Rose qu’il avait été « le premier navire amiral à quitter Portsmouth pour participer à la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens1 ». Le nom de Clausewitz n’était pas mentionné. Sans doute l’auteur de ces lignes n’estimait-il pas nécessaire de le préciser, tant la phrase est célèbre. Dans un autre cas, l’éditorialiste en appelait explicitement à Clausewitz : « Clausewitz used to maintain that the art of strategy was to achieve decision as a result of a victory in battle2. » Cette référence est intéressante dans la mesure où elle était erronée, de l’avis d’un lecteur du journal, Sir Andrew Gilchrist. Selon cet ancien diplomate, dans un courrier publié dans le Times du 14 avril 1982, la citation était trompeuse : « Clausewitz said nothing so simple. He by no means excluded other ways of achieving success in war. » Clausewitz ne fut pas le seul théoricien de la guerre évoqué dans le journal. Le 8 avril, l’éditorialiste en cita trois autres dans un même paragraphe : « « Diplomacy without arms is like music without instruments », said Frederick the Great. « When the profession fails, you have to come to the rescue », said Talleyrand to Marshal Ney. « When a man fights, it means that a fool has lost his argument », say the Chinese3. » Le 23 avril, l’éditorial, « First Principles First » en proposa deux autres : « ’Men begin with blows, but when reverses come upon them they have recourse to words’, said the Athenians long before such a device occurred to Argentina [ … ]’ Britain has no eternal allies ; and no eternal enemies. Only our interests are eternal, ’ said Lord Palmerston4. » Enfin l’éditorialiste cita Napoléon : 1 « A few yards of water and 400 years separated the first purpose-built capital ship that ever sailed from Portsmouth to take a hand in the pursuit of diplomacy by other means, and the other [le HMS Invincible], which we can hope may be the last that will ever need to. » « Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7 2 « A Moral for Mr Haig », éditorial, le Times, 8 avril 1982, p. 11 3 Ibid. 4 « First Principles First », éditorial, le Times, 21 avril 1982, p. 13 Références historiques et culturelles dans le Times 22 « As Napoleon said, “ One can never foresee the consequences of political negotiation undertaken under the influence of a military eventuality ”1. » Par ailleurs, des phrases célèbres sur la guerre parsemaient le discours de l’éditorialiste, comme le célèbre bon mot de Talleyrand, selon lequel la guerre est une chose bien trop sérieuse pour la laisser aux militaires ; ce dicton fit son entrée dans la culture britannique lorsqu’il fut cité par Briand à Lloyd George pendant la première guerre mondiale2. Dans ce cas précis, l’éditorialiste choisit de modifier la citation pour mieux servir son argument, que la guerre concernait chacun, et non pas les seuls militaires et hommes politiques : « War is too important a business to be left to the generals or to the politicians3 ». Ici aussi, l’auteur n’était pas identifié. Les correspondants de guerre citèrent également les paroles de l’empereur français, même si l’une des allusions semble assez mal à propos : « …a principal enemy of the troops is the same trench foot that afflicted Napoleon’s army in Russia4 ». On a l’impression que le journaliste confondait les souffrances de l’armée napoléonienne — dont les pieds ont certainement souffert — à un mal plus généralement associé à la Première Guerre. D’autres correspondants rappelaient les observations de Napoléon à propos des rôles respectifs de l’artillerie et de l’infanterie. Il ressort de cette brève revue des principales allusions à l’histoire que le Times en appelait assez souvent à la perspective historique, et ne rechignait pas à citer des références dont on peut dire qu’elles ne sont pas universellement connues. Certes, les parallèles qui s’imposaient, les références évidentes, étaient bien présents, mais il y avait également des renvois à des sources plus habituellement réservées aux spécialistes. Il est vrai que le fait de citer Thucydide, pour ne prendre que cet exemple, ne présuppose en rien de la connaissance du lecteur. La citation est donnée, l’auteur nommé. Toutefois, la façon dont la citation était présentée suppose que le lecteur connaisse au moins le nom de l’historien grec, sinon une familiarité totale avec son œuvre. 1 « Contest of Wills », éditorial, le Times, 14 mai 1982, p. 11 The Oxford Dictionary of Quotations. Oxford : Oxford University Press, 1970, (p. 526 « War is much too serious a thing to be left to military men. » 3 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 4 Charles LAURENCE du Daily Telegraph dans une dépêche publiée par le Times dans le cadre du « pool », 12 juin 1982, p. 5 2 Références historiques et culturelles dans le Times 23 Quant aux allusions implicites comme celles à Churchill dont nous venons de parler, elles fonctionnent comme des clins d’œil adressés au lecteur. Références culturelles (littéraires et religieuses) Le Times fait relativement souvent allusion à la littérature, la musique ou aux autres éléments du bagage culturel supposé acquis par le lecteur. Ces références culturelles peuvent remplir plusieurs fonctions. Elles peuvent conforter les positions prises par le journaliste, agissant en quelque sorte comme une caution morale. Tout comme les références historiques, elles peuvent créer un sentiment de complicité entre le journaliste et son public, le lecteur reconnaissant la référence avec plaisir, et sachant gré au journaliste d’avoir montré qu’il avait une idée aussi haute — mais juste — de sa culture. Le lecteur est ainsi flatté et valorisé de se savoir le destinataire d’un message “ codé ”, et d’avoir su le déchiffrer. Il se peut même que parfois le journaliste fasse allusion à des œuvres dont il ne peut guère espérer que ses lecteurs soient familiers. Si tel est le cas, ce n’est ni neutre, ni nécessairement involontaire. Cela peut servir à donner au texte une aura d’érudition. Nous nous proposons de passer en revue quelques-unes des références culturelles les plus saisissantes relevées dans notre corpus, et de les examiner à la lumière de ces quelques éléments de réflexion. Références littéraires : John Donne L’une des références culturelles les plus explicites que nous ayons trouvées dans le Times pendant le conflit des Malouines provient de l’éditorial célèbre du 5 avril 1982, « We are all Falklanders Now ». Il s’agit d’une longue citation du poète John Donne, que nous reproduisons ci-dessous avec le texte qui l’introduisait et le commentaire qui lui faisait suite : « We are an island race, and the focus of attack is one of our islands, inhabited by our islanders. At this point of decision the words of John Donne could not be more appropriate for every Briton, for every islander, for every man and woman anywhere in a world menaced by the forces of tyranny : Références historiques et culturelles dans le Times 24 ‘ No man is an island, entire of itself. Any man’s death diminishes me, because I am involved in mankind ; and therefore never send to know for whom the bell tolls ; it tolls for thee. ’ It tolls for us ; it tolls for them1. » On ne peut qu’être frappé par la façon dont cette citation s’intègre au texte. Il s’agit en quelque sorte de l’accord final après un crescendo lyrique d’un style assez inhabituel pour un éditorial du Times. Il est vrai que tout cet éditorial est extraordinaire, tant par ses dimensions volontairement historiques que par son ton, grandiloquent et passionné. Le lecteur avisé aura remarqué que cette citation de John Donne est incomplète, et pourtant rien dans le texte ne l’indique. A la réflexion, il semble peu vraisemblable que cette omission n’ait été qu’un simple oubli. Le passage intégral aurait été singulièrement mal à propos. On s’en rendra facilement compte à la lecture de l’extrait du sermon de John Donne, le Doyen de la Cathédrale de St. Paul, reproduit ici sans coupure : « No man is an island, entire of itself; every man is a piece of the continent, a part of the main; if a clod be washed away by the sea, Europe is the less, as well as if a promontory were, as well as if a manor of thy friends or of thine own were; any man’s death diminishes me, because I am involved in mankind; and therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee2. » Les revendications argentines de souveraineté sur les Malouines reposaient principalement sur l’idée que les îles faisaient partie du continent. D’après l’Argentine, les mers peu profondes entre l’archipel et le continent sud-américain recouvraient une extension de la marge continentale qui reliait les deux territoires. Pour les Argentins, donc, les îles Malouines étaient précisément « a piece of the Continent, a part of the Main ». Vue sous cet angle, l’omission paraît particulièrement significative. On peut même se demander pourquoi l’éditorialiste avait choisi de citer ce texte, alors qu’il devait savoir qu’il serait obligé de le couper pour éviter une allusion gênante au niveau littéral de la métaphore. La réponse se trouve sans doute dans le fait que le sens de la citation, telle qu’elle est présentée dans le texte de l’éditorial, n’est pas tant le contenu dénoté que la valeur 1 2 Le Times, 5 avril 1982, p. 9 John DONNE. Devotions. XVII. Références historiques et culturelles dans le Times 25 connotative. Certes, le sens métaphorique traduit bien le message de l’éditorialiste, résumé dans le titre même de son article, « We are all Falklanders Now », c’est-à-dire que tout britannique devait se sentir touché en son for intérieur par les événements du 2 avril 1982. Il nous semble néanmoins que la connotation de tradition historique est tout aussi importante. La citation, dans ce cas, représente un appel solennel au sentiment d’appartenance à une communauté culturelle avec des racines solidement ancrées dans le passé. Yeats et Shakespeare Une autre citation directe figure dans l’éditorial du 12 avril 1982, « Near Miss at Gosport » consacré à un événement qui eut lieu, selon l’éditorialiste, dans le port de Portsmouth. Selon ce journaliste, il s’en est fallu de peu que le porte-avions HMS Invincible et le bac de Gosport n’entrent en collision. Les conséquences auraient pu être graves : « A trivial incident would have turned a majestic show of determination into an opportunity for the kind of rueful selfdeprecation that the English do so well, and are today so much in the habit of. In terms of such issues, many of us have grown used to the idea that we ‘ but live where motley is worn ’, and now find ourselves unsure whether motley is still the right gear or not. » La citation vient du poème de Yeats, « Easter 1916 » vers 141. Le poème établit un contraste entre ceux qui portent du « motley » (l’habit bigarré du bouffon) et échangent des propos polis, vides de sens (« polite meaningless words »), et ceux qui s’habillent de vert, la couleur des patriotes irlandais de l’insurrection de Pâques 1916. Le poème décrit la façon dont les héros de la rébellion galvanisèrent ceux qui portaient cet habit du bouffon2. 1« Motley » signifie « 1 A cloth of a mixed colour; a mixture; 2 A variegated, chequered or mixed colour; also transf. and fig. an incongruous mixture; 3 A parti-coloured dress worn by the professional fool or jester, freq. in phr. to wear m.; hence, allusively, foolery, nonsense. » (SOED) 2 I have passed with a nod of the head Or polite meaningless words, Or have lingered awhile and said Polite meaningless words, And thought before I had done Of a mocking tale or a gibe To please a companion Around the fire at the club, Being certain that they and I But lived where motley is worn: All changed, changed utterly: A terrible beauty is born. Références historiques et culturelles dans le Times 26 L’éditorialiste semble suggérer qu’à ses yeux les Britanniques avaient trop tendance à se déprécier dans leurs propos, mais qu’ils commençaient à se demander si le temps n’était pas venu d’adopter une attitude plus positive. La citation était sans doute destinée à renforcer la suggestion que les Britanniques pouvaient se trouver transformés par le « Facteur Falklands » un peu à la manière des Irlandais, dynamisés par le sacrifice des insurgés de 1916. Même si l’origine de la citation n’est pas précisée, il est probable que la référence aura été saisie par la plupart des lecteurs ; il s’agit d’un poème assez bien connu qui figure dans la plupart des anthologies modernes. Sans doute Yeats lui-même s’était-il inspiré de Comme il vous plaira qui met en scène les propos suivants du Jacques : « A fool, a fool ! I met a fool i’ th’ forest, A motley fool. A miserable world ! As I do live by food I met a fool, Who laid him down and bask’d him in the sun, And rail’d on Lady Fortune in good terms, In good set terms — and yet a motley fool. ‘Good morrow, fool’ quoth I; ‘No, sir,’ quoth he ‘Call me not fool until heaven hath sent me fortune.’ And then he drew a dial from his poke, And, looking at it with lack-lustre eye, Says very wisely ‘It is ten o’clock; Thus we may see’ quoth he ‘how the world wags; ‘Tis but an hour ago since it was nine; And after one more ‘twill be eleven; And so from hour to hour we ripe and ripe, And then from hour to hour we rot and rot; And thereby hangs a tale’. When I did hear The motley fool thus moral on the time, My lungs began to crow like chanticleer That fools should be so deep contemplative, And I did laugh sans intermission An hour by his dial. O noble fool ! O worthy fool ! Motley’s the only wear1. » Il est probable que cette citation, également bien connue, ait été présente à l’esprit de l’éditorialiste. Rappelons que dans le texte où il rapporte cette […] Was it needless death after all? […] MacDonagh and MacBride And Connolly and Pearse Now and in time to be, Wherever green is worn, Are changed, changed utterly: A terrible beauty is born. 1W. SHAKESPEARE, As You Like It, Acte 2, Scène 7 Références historiques et culturelles dans le Times 27 citation, il exprimait la crainte qu’il avait ressentie à la perspective d’un accident mineur qui aurait nui au caractère solennel du départ des navires de guerre. En effet, il rappela la politique de la canonnière de Lord Palmerston, faisant observer qu’un navire de guerre peut appuyer un argument diplomatique par la simple menace de ses canons1. Or, pour l’éditorialiste, il était extrêmement important que le départ s’effectue sans accroc, puisque « la moindre “ peau de banane ” aurait menacé toute la puissance symbolique de l’événement »2. En d’autres termes, l’effet de dissuasion que pouvait provoquer le déploiement de cette puissance navale aurait perdu de sa crédibilité si un accident, aussi banal fût-il, avait fait prendre au spectacle du départ une allure bouffonne. Shakespeare fut la source de plusieurs autres références, et même du titre de l’éditorial qui fit le bilan du conflit quelques jours après le cessez-lefeu, « Strategy in a Silver Sea ». Ce titre renvoyait à la description de l’Angleterre faite par Shakespeare dans Richard II : « This happy breed of men, this little world This precious stone set in the silver sea3. » Il s’agissait d’une référence qui ne pouvait échapper au lecteur instruit, car, selon Yvette Marin, ces « deux vers de Shakespeare tirés de Richard II n’ont cessé d’être cités depuis près de quatre siècles pour qualifier l’Angleterre »4. Enfin, dans une lettre publiée le 4 juin, Malcolm Muggeridge proposait une longue citation de Hamlet qui permettait de voir l’action britannique sous un regard peu flatteur. Nous ne reproduisons que l’extrait du dialogue entre Hamlet et Fortinbras le plus approprié au conflit de l’Atlantique Sud : « Fortinbras We go to gain a little patch of ground That hath in it no profit but the name, To pay five ducats, five, I would not farm it; Nor will it yield to Norway or the Pole A ranker rate, should it be sold in fee Hamlet Why, then the Polack will never defend it. Fortinbras Yes, ‘tis already garrisoned 1« by sauntering impressively here and there hinting at what its ordnance could do if it would » 2« a mere hint of the banana-skin would have threatened the whole effect » 3William SHAKESPEARE, Richard II 4Yvette MARIN, « L'île aux anglais », in Le Débat, n°51, sept-oct 1988, p. 22 Références historiques et culturelles dans le Times 28 Hamlet Two thousnad souls and twenty thousand ducats Will not debate the question of this straw1. » D’autres références littéraires Un éditorial du 3 juin, faisant le bilan de la visite officielle du pape en Grande-Bretagne, avait pour titre, « A Man for Our Seasons ». Le pape, selon l’éditorialiste, avait su agir comme il le fallait. Le titre rappelait la pièce historique A Man for All Seasons (1960) de Robert Bolt, qui met en scène la vie de Sir Thomas More. La pièce est surtout connue grâce à la célèbre adaptation pour la BBC diffusée dans les années 1960, dans laquelle More était joué par le comédien Paul Scofield. L’éditorialiste citait aussi Hillaire Belloc, dont il reproduisait quelques vers : «Belloc wrote of the Andean Llama, in his usual mocking tone, too light and lazy to be really offensive: “ And I know the place he lives (or at least - I think I do) It is Ecuador, Brazil or Chili (sic) - possibly Peru; You must find it in the Atlas - if you can. ”2 » Enfin, une référence à Benjamin Franklin se glissa dans l’éditorial « Near Miss at Gosport » : « The proverbial nail for want of which the battle was lost might just as well have been in a sloop’s strake as in a horseshoe3. » L’adjectif proverbial signalait qu’il s’agissait d’un dicton, mais l’éditorialiste ne donnait aucune autre précision. Franklin écrivait, dans ses Maxims … Prefixed to Poor Richard’s Almanac : « … for want of a nail, the shoe was lost; for want of a shoe the horse was lost; and for want of a horse the rider was lost4. » 1 William SHAKESPEARE. Hamlet, Acte IV scène IV. Le Times 4 juin 1982, p. 9 « The Anglo-Latin Gulf … », éditorial, le Times, 1 juin 1982, p. 15 3 « Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7 4 Oxford Dictionary of Quotations. op. cit., p. 211 2 Références historiques et culturelles dans le Times 29 La poésie de la Première Guerre mondiale. Nous verrons dans notre chapitre sur les réactions des ecclésiastiques à la perspective de la guerre dans l’Atlantique du sud que l’archevêque de Cantorbéry cita dans le Times le célèbre poète Wilfred Owen. L’éditorialiste fit également allusion à lui, de façon implicite, lorsqu’il évoquait la « pitié de la guerre1. » Par ailleurs, il choisit un extrait de l’une des poésies les plus célèbres de cette époque, comme titre de l’éditorial consacré à la question de l’éventuel rapatriement des dépouilles des militaires morts au combat, « Some Corner of a Foreign Field ». Il s’agit d’une citation du poème de Rupert Brooke The Soldier : « If I should die, think only this of me : That there is some corner of a foreign field That is forever England. … » Cette même poésie fut rappelée dans un article rapportant l’enterrement — par les Argentins — du premier militaire britannique mort au combat, sous le titre, « Fallen Briton under a foreign flag2 ». Références classiques L’éditorial « Near Miss at Gosport » puisait dans la littérature classique lorsqu’il fit remarquer que le capitaine du bac de Gosport, par son absence de respect pour le puissant porte-avions Illustrious, ne faisait que perpétuer une tradition qui remontait au plus ancien des pilotes de bac, le nocher qui amenait les morts vers Hadès : « Ferrymen have never been noted for deference or considerateness from Charon onwards. » Les éditoriaux contiennent d’autres allusions à l’histoire ancienne, notamment aux batailles et théoriciens de guerre de l’Antiquité que nous avons brièvement évoquées ci-dessus. Références bibliques : 1 « Out of a blue sky society has been asked, overnight, to attune to the grey disciplines and sacrifices of war; to the watching and waiting; to the sorrow and pity of it all; to the sad necessity of heroism. ». « The Calculus of Grief », éditorial, le Times, 27 mai 1982, p. 13 2 Le Times, 11 mai 1982, p. 6 Références historiques et culturelles dans le Times 30 Deux titres d’éditoriaux renvoyaient directement à la Bible, « If You Live by the Sword1 » (5 mai 1982) et « The Still Small Voice of Truth2 ». Une autre citation, sans doute moins connue, était utilisée dans l’éditorial « Prisoners of Their Past » : « The security of the Falklanders can only rest with Britain unless and until Argentina presents a more reassuring personality to the world than the one which wrestles with itself today. Then, but only then, can Britain welcome an Argentine leader to the negotiating table with the words ‘‘Bring forth the best robe and put it on him ’3. » Aucune de ces citations n’était identifiée. L’éditorialiste semblait supposer, sans doute à juste titre, que ces allusions seraient reconnues par le lecteur. Par ailleurs elles rajoutaient une note solennelle aux propos développés dans les articles et rappelaient l’importance accordée par la rédaction du Times aux principes. La fonction des références historiques et littéraires Nous l’avons vu, les références historiques et littéraires renvoient à un certain canon. En histoire, la Deuxième Guerre mondiale, et en particulier les allusions à Churchill, ainsi que l’histoire navale de la Grande-Bretagne, étaient les domaines les plus fréquemment exploités. Les précédents ou contre-exemples de l’invasion argentine furent également étudiés, mais restaient davantage conjoncturaux, alors que l’on a le sentiment que les références à la guerre de 1939-45, avec la rhétorique de Churchill et à la tradition navale britannique, seraient plus permanentes ou plus profondément ressenties. En littérature, on retiendra bien évidemment la préférence accordée à la littérature de langue anglaise, ce qui n’a bien sûr rien d’étonnant, où Shakespeare et John Donne figuraient en première place, avec les War Poets de la Première Guerre (la Seconde ne semblait pas aussi propice à la création poétique), mais aussi Yeats, Belloc, et, par le biais d’un pastiche composé par un lecteur, Kipling4. Ce pastiche évoquait non seulement un 1 « Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ». Matthieu, 26:52 I Kings 19« And behold, the Lord passed by, and a great and strong wind rent the mountains, and brake in pieces the rocks before the Lord: but the Lord was not in the wind: and after the wind an earthquake: but the Lord was not in the earthquake. And after the earthquake a fire: but the Lord was not in the fire: and after the fire a still small voice. » 3 « Prisoners of their Past », éditorial, le Times 3 mai 1982, p. 9. Luc, 15:22 « Apportez la plus belle robe et l’en revêtez » (parabole du fils prodigue) 4 Nous évoquerons ce pastiche du poème « The Dutch in the Medway (1664-72) » dans notre chapitre sur les images de l’Argentine. Signalons que Kipling était le poète préféré de 2 Références historiques et culturelles dans le Times 31 poète et romancier associé à l’époque coloniale, Rudyard Kipling, mais également un épisode de l’histoire britannique, la deuxième guerre hollandaise de 1665-1667, au cours de laquelle la flotte hollandaise remonta la Medway. L’impréparation des défenses anglaises dont profitèrent les Hollandais pour infliger de sérieux dommages provoqua une vague de mécontentement dirigée contre le gouvernement, et c’est cet aspect de la question qui est traitée dans le poème. Sous cet éclairage on comprend mieux le sens du pastiche ; l’amiral souhaitait rappeler au gouvernement les conséquences d’un manque de préparation à la guerre, et ce rappel intervenait quelques semaines avant le débat sur le budget de la défense. On constatera l’absence de littérature non-britannique ; mais cette absence n’était certainement pas fortuite. Les éditorialistes et journalistes du Times n’ignoraient pas les œuvres canoniques des autres littératures européennes, mais ne les sélectionnaient pas. Certes, ils connaissaient sans doute beaucoup mieux la littérature britannique, mais peut-être le contexte lui même n’était-il pas totalement étranger au choix de textes que nous avons relevé. A plusieurs reprises, l’éditorialiste appelait à l’unité nationale, à un patriotisme profond, à un attachement viscéral à une identité séculaire. Quel meilleur moyen de souligner cet appel qu’en rappelant les œuvres qui avaient contribué à former cette identité culturelle, et en évoquant les événements du passé qui y avaient également participé ? Nous avons constaté au moins une exception à cela : la référence à la proclamation du général de Gaulle. Or ce rappel d’un des cris de ralliement de la France libre était peut-être étranger, mais pas totalement. Il avait bien été placardé à Londres, d’où sans doute son emprise sur la mémoire du vieux conservateur ultra-traditionaliste Julian Amery. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce petit détail de l’héritage culturel du Général est bien anglais par certains côtés. Par ailleurs il s’agissait d’un appel solennel, comme celui du 18 juin qui l’avait précédé de peu, au sentiment patriotique et de défense de la nation, et donc il pouvait rappeler, par tout un réseau de références culturelles, un temps où la fibre patriotique des hommes de bonne volonté Mme Thatcher (Margaret THATCHER. The Downing Street Years. Londres : Harper Collins, 1993, p. 82). Cela n’a en soi que peu de signification, mais rappelle néanmoins que Kipling reste surtout populaire auprès de personnes plutôt attachés à “ une certaine idée de la Grande-Bretagne ”, dont les racines historiques se confondent avec la grandeur impériale de l’époque du poète victorien. Références historiques et culturelles dans le Times 32 vibrait pour défendre l’identité même de la Grande-Bretagne comme de la France. En outre, ces références peuvent tisser des liens de complicité entre l’auteur et ses lecteurs. Nous verrons dans la troisième partie que, à l’exception des dépêches des correspondants de guerre, les signes formels de subjectivité sont assez rares dans les textes de notre corpus. La complicité à laquelle invite une allusion implicite est un moyen subtil d’établir une certaine forme de communication signifiant une communauté culturelle. Enfin, le Times considérait — ou faisait semblant de considérer — que ses lecteurs avaient un niveau culturel élevé. Certes, il pouvait parfois faire des allusions assez ésotériques ou obscures ; mais n’oublions pas que le lecteur type recherche justement le défi de l’allusion ésotérique dans une rubrique bien particulière, mais ô combien traditionnelle du journal, ses célèbres mots croisés. Chapitre II Le débat autour du concept de la « guerre juste » Toute guerre, ou perspective de guerre, pose un dilemme particulièrement difficile pour les églises, qui prêchent avant tout la paix et l’amour du prochain. Le conflit des Malouines provoqua un vif débat dans les pages du Times sur la question de la moralité de la guerre. En Grande-Bretagne, il convient de souligner le statut particulier de l’église anglicane, qui est l’église établie. Certes, il ne faudrait pas exagérer l’importance des liens constitutionnels entre l’église d’Angleterre, la Couronne, et le Parlement, mais il est bon de garder cette spécificité présente à l’esprit, notamment lorsqu’on étudie les déclarations officielles du chef spirituel de l’église, l’archevêque de Cantorbéry. Indiquons toutefois que Mme Thatcher et l’église anglicane n’ont pas toujours eu de bonnes relations : elles ont parfois été franchement mauvaises. Cela semble avoir mis fin à une longue période de symbiose et de communauté de pensée entre le conservatisme politique et l’anglicanisme. Les violentes critiques adressées à l’église par les dirigeants conservateurs, à l’occasion de la publication du rapport The Church and the City, ne devaient intervenir que deux ans après le conflit des Malouines, mais déjà en 1982, la vieille boutade selon laquelle l’église anglicane était « the Conservative party La guerre juste 34 at prayer » ne traduisait plus du tout la réalité des relations entre les deux formations. Les deux autres composantes principales de la vie chrétienne en GrandeBretagne sont l’église catholique et les églises non-conformistes. Les pratiquants de ces trois branches chrétiennes sont en nombre sensiblement comparable, mais les personnes qui se déclarent anglicanes sont beaucoup plus nombreuses que celles qui déclarent appartenir à l’une des églises nonconformistes ou à l’église catholique. La majorité de la population ne pratique plus de façon régulière, n’allant à l’église que pour accomplir les rites liés aux trois étapes majeures de la vie : le baptême, le mariage et les funérailles. Néanmoins, il ne faudrait pas pour autant négliger l’influence des représentants des églises. La part importante qu’ils ont jouée dans le débat, dans le Times, comme dans les autres journaux, témoigne du rôle qu’on continue d’attribuer à l’église dans le domaine de la morale : non pas dans son sens étriqué, mais dans le sens des grandes questions philosophiques. Les hommes d’église et la perspective de la guerre Le Times fut le forum privilégié d’un débat long et détaillé sur la façon dont les chrétiens devaient agir devant la perspective d’une guerre dans l’Atlantique sud. L’éditorialiste prit part à cet échange de points de vue, ainsi qu’un bon nombre d’hommes et de femmes extérieurs au Times, qui s’exprimèrent dans les articles de fond et le courrier des lecteurs. Le silence des chefs religieux Un des journalistes religieux de la BBC, dans un article publié dans le Times le 4 mai, s’étonnait du peu d’enthousiasme des chefs des principales églises chrétiennes à s’exprimer sur les ondes. Selon ce journaliste, le Dr Runcie et le Cardinal Hume avaient tous deux décliné une invitation de la BBC à participer à un débat. Pourtant, estimait-il, un tel débat permettrait aux chrétiens de formuler leur propre opinion sur la perspective de la guerre. Les hommes d’église étaient divisés, certains évêques, comme l’évêque John Robinson, ayant déclaré qu’une guerre contre l’Argentine ne serait pas une guerre juste, alors que l’archevêque de Cantorbéry Runcie et le cardinal Hume La guerre juste 35 pensaient le contraire. Le journaliste de la BBC se demandait même si la situation nationale des deux principaux prélats ne les avait pas gênés : « If prelates have any public function, it is to give and justify moral guidance at a time of national need. […] Bishop Robinson fears that many outside the churches will see the silence as one more example of Christians having nothing to say. Others in the church will wonder if their leaders are hampered by being Establishment figures1. » Il alla même jusqu’à suggérer qu’il était possible que l’on ait demandé aux chefs ecclésiastiques d’éviter de faire des déclarations pouvant porter préjudice à l’intérêt national ! Quoi qu’il en soit, cette relative discrétion à la télévision et à la radio de la part des principaux acteurs ecclésiastiques ne rendait que plus intéressant le débat dans le Times. Au tout début de la crise, alors que la force navale d’intervention quittait la Grande-Bretagne, la guerre semblait assez improbable. Les sondages montraient que la majorité de la population croyait que la menace d’une riposte militaire britannique suffirait à faire céder les Argentins. Mais au fur et à mesure que les navires s’approchaient des Malouines, alors que la navette diplomatique du général Haig ne semblait pas en mesure de réaliser l’espoir d’une situation négociée, la perspective d’une guerre devenait de plus en plus sérieuse. Ce fut à partir du moment où l’on prit conscience de la probabilité croissante d’un recours aux armes que les hommes d’église commencèrent à se prononcer sur la moralité d’une telle action. Les principales prises de position Les réponses des églises peuvent s’orienter autour de trois grands axes. Tout d’abord, la majorité des hommes d’église, invoquant la théorie de la guerre juste, estimait que dans certains cas bien définis, le recours à la force pouvait être admissible et légitime. Cependant, beaucoup d’entre eux se demandaient si le conflit qui menaçait d’éclater aux îles Malouines remplirait les conditions d’une guerre juste. On rappela par ailleurs qu’un conflit juste, une fois commencé, pouvait dégénérer si les objectifs du départ étaient perdus de vue, ou si les moyens mis en œuvre dépassaient les limites du raisonnable. 1 Le Times, 4 mai 1982, p. 8 La guerre juste 36 Certains hommes d’église considéraient qu’il pouvait y avoir une obligation de recourir à la force, qu’il serait mauvais de répéter l’erreur de l’apaisement de 1939, et qu’il était du devoir des chrétiens envers leur prochain de le défendre contre l’injustice et de combattre le mal partout où ils le pouvaient. Enfin une minorité pacifiste estimait qu’il serait mauvais de se servir de la force. Certains disaient même qu’il ne pouvait y avoir de justification à l’utilisation des armes, car l’usage de la force était contraire aux principes du christianisme. Ce sont donc ces trois composantes de la pensée religieuse telle qu’elle fut exprimée au cours de la guerre des Malouines dont nous proposons de suivre l’évolution dans les colonnes du Times, après une rapide revue des points de vue représentatifs de ces trois grands courants d’opinion. La « guerre juste » La doctrine de la guerre juste fut introduite pour la première fois par des philosophes grecs, pour ensuite être développée par des théologiens chrétiens, notamment Saint Thomas d’Aquin. Cette doctrine identifie trois règles qui définissent la guerre juste. Le degré de force utilisé doit être maîtrisé, la souffrance occasionnée par la guerre doit être proportionnée, et, enfin, la destruction doit être discriminée, c’est-à-dire épargner les noncombattants. A ces règles essentielles, il convient d’ajouter quelques conditions supplémentaires. La guerre doit être menée par une autorité légitime, après une déclaration de guerre. Elle ne doit être envisagée qu’en tout dernier recours, et il doit y avoir une chance raisonnable de succès. Certaines de ces règles ont parfois été contestées. Par exemple, la règle selon laquelle les non-combattants ne devaient pas pâtir de la guerre ne semblait pas « réaliste » au Docteur Robert Runcie, Archevêque de Cantorbéry jusqu’en 1992. Le 15 novembre 1991, il s’exprima devant le synode général de l’Église d’Angleterre, pour commenter la façon dont cette doctrine avait été présentée dans le contexte de la crise du Golfe : « Sometimes the distortions of the doctrine have gone to extraordinary lengths. For example, some have argued that an essential part of the doctrine is the rule that in a ‘just war’ noncombatants must not be hurt. That, quite frankly, is a doctrine of near perfection that has been unattainable save in the most La guerre juste 37 exceptional circumstances. If you took this rule to be part of the essence of the doctrine of a just war, the war against Hitler would not have been just, although, oddly enough, the Falklands War would have been. Though war is only rarely just, it can be justifiable1. » Il est difficile d’expliquer sa phrase sur la guerre des Malouines. A l’époque, en 1982, il semblait penser qu’il s’agissait bien d’une guerre juste. Pourquoi donc trouvait-il curieux que la guerre des Malouines pût être considérée comme remplissant cette condition ? Sans doute ne faut-il pas trop chercher à y voir une remise en cause a posteriori du conflit. Lorsque nous avons eu l’occasion de soulever cette apparente contradiction avec M. Graham Howe, de Trinity College, Cambridge, qui avait participé en 1982 à la rédaction de ce discours, il nous répondit qu’il ne l’avait tout simplement pas vue, laissant entendre qu’elle n’était pas voulue2. On aura remarqué que pour le Docteur Runcie il s’agissait moins d’une doctrine de guerre juste que de guerre justifiable. Une obligation morale de combattre le mal, fût-ce au moyen de la force militaire Un certain nombre d’hommes d’église estimaient, non seulement que la guerre pouvait être juste, mais que, dans certaines circonstances, il serait mauvais de ne pas la faire. C’est une position dont se rapprocha l’Archevêque de Cantorbéry en 1990. Sans dire qu’en certains cas il fallait faire la guerre, il estimait que parfois la guerre procédait d’une soif de justice légitime : « The Christian has a built-in resistance to the use of force. We are given only one mandate. We are to be peacemakers. But the Bible insists that we live in a world in rebellion against its own best interests, a world which has rejected the order given it by its creator. Christianity does not lack realism about the intransigence of conflict. The scriptures speak of our responsibility for seeking justice and the well-being of creation in the world as it exists. The hard fact is that the use of force is caused as much by human virtues — our sense of justice; our belief in the difference between 1 Dr Robert RUNCIE, Presidential Address to the General Synod, November 15 1990, p. 2 Conversation à l’occasion du colloque du CRECIB « Les Églises dans la cité : leur impact social et la politique », 7-9 décembre 1990 2 La guerre juste 38 right and wrong; our readiness for self-sacrifice on behalf of others — as it is by any of our failures1. » Réserves quant au statut de « guerre juste » du conflit des Malouines, et pacifisme Enfin d’autres hommes d’église imploraient le gouvernement de ne pas recourir à la force, soit parce qu’ils estimaient que les Malouines ne constituaient pas un enjeu suffisant, ou suffisamment clair, pour justifier que l’on fît la guerre pour les reprendre, soit parce qu’ils refusaient toute guerre, quels qu’en soient les motifs. Le débat moral et la guerre des Malouines La « guerre juste » et l’obligation morale de combattre L’archevêque de Cantorbéry fit des déclarations s’appuyant sur la doctrine de la guerre juste. Il espérait une solution négociée, mais néanmoins acceptait qu’en dernier recours, en cas d’échec des négociations, la GrandeBretagne serait en droit moralement et légalement d’utiliser la force, de façon modérée, pour rétablir le droit international ainsi que le droit des Falklandais à disposer d’eux-mêmes. La première occasion qu’il eut de faire connaître son point de vue à ce sujet devant la nation fut à la Chambre des Lords, le 14 avril 1982, soit douze jours après l’annonce de l’invasion argentine. Pour lui, il était important d’éviter que « l’orgueil blessé des Britanniques ne brouille leur raison »2. S’il était disposé à penser qu’un conflit au sujet des Malouines pouvait constituer une guerre juste, il n’en craignait pas moins que le principe de la « proportionnalité » ne soit de plus en plus menacé, la logique de guerre risquant de créer une dynamique difficile à maîtriser. Dans un article publié par le Times le 8 mai, il soulignait le risque d’une telle évolution : « … in the world in which we actually live, … it is possible for a war that begins with a just cause to become unjust through the disproportionate suffering it causes on both sides3. » 1 Ibid., p. 5 Official Report, House of Lords, 14 avril 1982, col. 299 3 Dr Robert RUNCIE, « When the price of even a just war becomes too high », Le Times, 8 mai 1982, p. 8 2 La guerre juste 39 Il fallait, à ses yeux, que les deux belligérents oublient leur orgueil, et pour appuyer cette thèse, le docteur Runcie invoqua le célèbre poète de la première guerre mondiale, Wilfred Owen. Owen trouvait que la première guerre avait acquis une dynamique telle qu’il ne semblait plus possible de faire marche arrière. Or, estimait-il, le véritable obstacle à la paix n’était pas tant la réalité militaire que le simple orgueil des chefs des deux côtés. Dans sa poésie, Owen demandait au « vieillard » d’oublier son orgueil plutôt que de voir son fils mourir à la guerre. Cet appel n’avait pas été entendu en 19141918, mais le Dr. Runcie espérait qu’en 1982 une telle chose soit devenue possible. Il suggéra une forme d’administration internationale après une médiation sous l’égide des Nations-Unies. Le journal consacra un éditorial à cette question, sous le titre assez inattendu de « The War Within ». Il ne s’agissait pas d’une allusion à une quelconque cinquième colonne ou à un prétendu ennemi intérieur, mais bien au dilemme moral posé par la guerre. Pour l’éditorialiste, le cinquième commandement semblerait a priori n’admettre que le pacifisme absolu. Pourtant, poursuivait-il, depuis l’Antiquité le Christianisme avait dû s’adapter aux exigences du monde réel. Son argumentation est assez compliquée. En voici le paragraphe central : « So we come to the paradox of Christians at war. The one exception to the commandment “Thou shalt not kill” is that which entitles people to participate in the preservation of security of their fellow men. The injunction to love thy neighbour must in practice imply a preferential possibility among one’s neighbours. In the name of love, or charity, the Christian sanction which legitimises the use of force to repel aggression against one set of neighbours is that it would lead to a lesser evil, when the greater evil is that more suffering would ensue from a failure to resist that aggression. It is not therefore an exception to the rule of loving thy neighbour, so much as a part of the rule itself1. » Pour l’éditorialiste, la guerre ne pouvait être juste que si elle était menée pour redresser un tort et si elle se bornait à utiliser le minimum de force nécessaire, à l’instar de la définition légale de l’auto-défense. Pour lui, la guerre pouvait être juste, et même constituer une obligation morale, une expression de l’amour d’un chrétien pour son prochain. 1 Le Times, 24 avril 1982, p. 13 La guerre juste 40 Ce concept fut également évoqué par son homologue de l’église catholique, l’archevêque de Westminster, le Cardinal Basil Hume. « … the United Kingdom [ … ] may well have a [ … ] responsibility to take action insofar as aggression often thrives on inaction and appeasement1. » La position du prélat catholique fut brièvement résumée à la une du journal du 21 mai 1982, dans un article concernant la visite du pape : « The English cardinal has given the British Government broad support, and feels the invasion of the Falklands was immoral and illegal, justifying a measured use of force as a last resort. He is going to Rome willing to defend that point of view vigorously, it is understood. Cardinal Gray of Edinburgh, who is also invited to take part in the Pope’s “Mass for peace” is known to be less happy about the British position. Church officials close to the situation say the Pope’s invitation may well have embarrassed Cardinal Hume, a man of stern patriotic feeling who once considered joining the Royal Navy himself2. » Il est intéressant de noter que d’autres hommes d’église prééminents avaient servi dans les forces armées. L’actuel évêque de Durham, David Jenkins, avait servi dans l’armée ; pendant la Deuxième Guerre mondiale il était officier dans le corps des artilleurs. L’archevêque de Cantorbéry avait servi sous les drapeaux pendant la guerre dans un régiment de blindés (sous les ordres d’un certain Major William Whitelaw, le futur Lord William Whitelaw, qui devait, au moment de la guerre des Malouines, se retrouver dans le Cabinet de Guerre), et il reçut la Croix Militaire3. Robert Runcie estimait également qu’il pouvait y avoir une obligation morale de prendre les armes. Dans son article dans le Times, il rappelait les paroles qu’il avait prononcées devant la Chambre des Lords : « In the House of Lords on April 14 I said, ‘the need to ensure that nations act within international law is the bulwark on which the future peace of the world depends. We would be gravely in breach of our moral duty if this country had not reacted as it did in this matter.’ This still applies. It was wrong then and it would be 1 Le Times, 28 avril 1982, p. 15 Clifford LONGLEY, (« Religious Affairs Correspondent »), « Hume is optimistic on Pope’s visit », Le Times 21 mai 1982 p. 1 3On trouvera un compte rendu de son parcours pendant la guerre dans Margaret DUGGAN. Runcie, the making of an Archbishop. Londres : Hodder & Stoughton, 1983, p. 69-84. Les circonstances de l’action qui lui valut la Croix Militaire sont détaillées p. 80 2 La guerre juste 41 wrong now to give any encouragement to those in many parts of the world, not simply in South America, who attempt to pursue territorial claims with armed force1. » Enfin, dans un discours prononcé le 23 mai 1982, l’archevêque avait dit que dans le monde réel, il n’était pas toujours possible de « tendre l’autre joue ». Le pacifisme chrétien D’autres hommes d’église n’acceptaient pas que l’on modifie les préceptes du Christ pour mieux faire face aux exigences du monde. Les Quakers, qui depuis toujours refusent toute guerre, prirent part au mouvement pacifiste sous la Présidence de Dame Judith Hart. Au sein de l’église anglicane, l’Anglican Pacifist Fellowship œuvrait contre le recours aux armes. Son Président, Gordon Wilson, exprima les idées de l’association dans le courrier des lecteurs. Il rappela, dans une lettre publiée le 21 avril, une déclaration qui avait été faite lors du Congrès de Lambeth en 1930, et réaffirmée à plusieurs reprises depuis, selon laquelle la guerre est incompatible avec l’enseignement et l’exemple du Christ : « […] war as a method of settling international disputes is incompatible with the teaching and example of our Lord Jesus Christ. » Il interpella vivement l’archevêque de Cantorbéry et les autres évêques de son église : « Would the bishops now be willing to tell the nation that this truth does not apply to the particular conflict in which our nation is now engaged, and that therefore the Gospel should be suspended for the period of the emergency?2 » Il évoqua un précédent sud-américain qu’il souhaitait voir se renouveler. En effet, au début du siècle, Argentins et Chiliens avaient renoncé à la guerre qui menaçait à cette époque, décidant plutôt d’ériger une statue du Christ à la frontière des deux pays, pour rappeler qu’ils avaient préféré mettre en application les principes du Christ et déposer les armes. Quelques jours plus tard, en réponse à l’éditorial « The War Within », le Révérend Wilson reprit la plume pour écrire un article de fond. Il 1Le 2Le Times, 8 mai 1982, p. 8 Times, Courrier des lecteurs, 21 avril 1982, p. 13 La guerre juste 42 reconnaissait à cet éditorial le mérite d’avoir soulevé une question importante, mais contestait le recours à la doctrine augustinienne de « guerre juste ». Pour lui, celle-ci n’avait rien de spécifiquement chrétien. Il s’agissait plutôt d’une théorie inspirée du concept platonicien et cicéronien de justum bellum, qui visait non pas à justifier la guerre, mais simplement à lui imposer des limites. Il contestait même l’appel au cinquième commandement. Pour lui, le pacifisme ne pouvait se réduire à la simple obéissance à ce commandement de l’Ancien Testament, mais, au contraire, devait s’inspirer de l’injonction chrétienne d’amour. Il rejetait les critiques selon lesquelles sa position n’était pas réaliste, rappelant que le christianisme n’était pas fondé sur le réalisme, mais sur l’idéal de l’amour : « At the heart of Christianity is a commitment to the Cross as the way of self-giving love and as the only way of victory over evil […] This kind of pacifism is therefore certainly not an attempt to ‘disengage from the world of the possible’ […] Nothing is more ‘impossible’ in worldly terms than the Resurrection, the very foundation of the Christian faith. By such means, vindicating the power of divine love, Christian pacifists believe that the world can break out of the constraints of ‘the possible’, which prompt the belief that only by the power of violence can mankind overcome evil and achieve desirable ends1. » Enfin, lorsque le pape arriva en Grande-Bretagne, après une longue période d’incertitude pendant laquelle il semblait vraisemblable qu’il annulât sa visite en raison du conflit, ses premières paroles, prononcées aussitôt après son arrivée, exprimaient son désir de voir aboutir des négociations menant à une paix juste2 et à une réconciliation constructive3 entre les deux pays. Il pria pour les morts et les blessés des deux côtés. Enfin, le souverain pontife se rapprocha considérablement du point de vue pacifiste lorsqu’il dit : « Today, the scale and horror of international warfare— whether nuclear or not—makes it totally unacceptable as a means of settling differences between nations. War should belong to the tragic past, to history. It should find no place on humanity’s agenda for the future4. » 1Le Times, 1 mai 1982, p. 13 negotiations that would pave the way to a just peace », Alan HAMILTON, « Solace for the suffering », Le Times May 29 1982, p. 1 3« constructive reconciliation » Clifford LONGLEY (Times’ Religious Affairs Correspondent), « Preoccupied Pope urges peace and reconciliation »,Le Times, 29 mai 1982, p. 1. 4 Pope JOHN PAUL II, Coventry, 30 mai 1982, cité par, inter alia, Arthur OSMAN & Tony SAMSTAG, « The Pope urges an end to horror of war », Le Times, 31 mai 1982, p. 2. On notera que les termes qu’il utilisa rappellent les déclarations du congrès de Lambeth mentionnées cidessus. 2« La guerre juste 43 Cette prise de position très nette contre la guerre provoqua ce commentaire, peut-être exagéré, de la part du correspondant religieux du Times, M. Clifford Longley : « … yesterday it seemed the traditional ‘just war’ theory, invented by the church in the middle ages, was finally repudiated by papal authority1. » Une position intermédiaire : la guerre des Malouines, une guerre injuste ? Parmi les hommes d’église qui acceptaient la doctrine de la guerre juste, un certain nombre ne trouvaient pas que le conflit anglo-argentin en remplirait les conditions. Citons, par exemple, l’évêque catholique Murphy O’Connor, dans une lettre publiée le 8 mai, c’est-à-dire quelques jours après les pertes du Belgrano et du Sheffield. Il se disait inquiet à la lecture de l’éditorial « Prisoners of the Past », auquel il trouvait un ton hypocrite. Pour lui, d’éventuels « succès » militaires ne feraient que diminuer la justice de la cause britannique, le différend devant être résolu par des moyens pacifiques. En tout état de cause, disait-il, la justice de la cause ne justifiait pas l’effusion de sang : « Any further escalation of military action will in all probability entail serious loss of life on both sides, and cause deep rifts in international relations, including those with our allies. It will also violate the conviction of most of the people of this country, who feel deeply, as I do, that the issue of the Falkland Islands should be solved by peaceful means, and that in this case the justice of the cause does not justify the shedding of blood. To risk all this is quite certainly disproportionate to the original aim, and makes a negotiated settlement imperative2. » Citons encore un courrier de Stephen Trott, (de Westcott House, collège anglican de théologie), selon lequel la seule décision raisonnable était de renoncer aux îles plutôt que de voir une nouvelle fois le sang couler pour défendre un territoire britannique éloigné : « This is not necessarily pacifism; it is simply to place an infinitely higher value upon human life than upon territorial possession3. » 1Clifford LONGLEY, « Pope says war belongs to the tragic past », The Times 31 mai 1982, p. 1 Times, 8 mai 1982, p. 9 3Le Times, 30 avril, p. 11 2Le La guerre juste 44 Parfois les déclarations laissaient planer quelques doutes, non pas sur leur souhait sincère de voir une solution pacifique, mais sur la position à prendre face à la possibilité d’une action militaire. Sans doute cette pudeur représentait-elle le reflet d’une église dont les membres pouvaient afficher des vues différentes à ce sujet. A titre d’exemple, la déclaration publiée le 15 mai 1982 par les Baptistes évoquait la nécessité de tout faire pour arriver à une solution non-violente. La guerre, disait-elle, était un anachronisme dangereux, qui comportait dorénavant le risque d’une possible dérive vers un holocauste nucléaire. Elle implorait le gouvernement de rechercher une solution sous l’égide des Nations-Unies. Elle invitait les chrétiens à prier et à travailler ensemble pour la paix. Enfin, elle souhaitait que la Grande-Bretagne puisse montrer au monde le chemin de la paix : « Is it too much to ask that Britain should have the courage to give a moral lead to the world? 1» Elle ne se prononçait pas cependant clairement en faveur d’une option résolument pacifiste, dans ce sens qu’elle ne rejetait pas explicitement tout recours à la force, préférant simplement réclamer une issue pacifique. Il s’agit, certes, d’une nuance subtile, mais néanmoins réelle. Le débat dans le Times Voici donc les principales prises de position exprimées par les hommes d’église. La diversité des vues mises en avant était telle qu’il était difficile de les réconcilier, et un courrier des lecteurs particulièrement riche témoignait de cette situation. Le Dr. Kenneth Greet, modérateur du Free Church Federal Council, résuma les points de vue des différents hommes d’église dans un article publié le 22 mai. Il identifiait les points d’accord qui faisait l’objet d’un certain consensus. Tous affirmaient la nécessité de respecter et de faire respecter les principes du droit international et l’Organisation des Nations-Unies. Tous critiquaient l’action de l’Argentine, et acceptaient que l’utilisation de la force par la Grande-Bretagne ne serait moralement justifiée que si elle n’intervenait qu’en tout dernier recours. Le docteur Greet rappelait que les chefs religieux avaient exprimé leur inquiétude que l’orgueil national ou la soif de revanche ne dictât les actes du gouvernement. Il précisait qu’il était lui-même hostile à 1Le Times, 15 mai, p. 11 La guerre juste 45 la solution militaire, qui serait, selon lui, une folie anachronique. Il regrettait notamment que les églises ne se soient pas prononcées avec davantage de vigueur contre l’iniquité du commerce des armes, qu’il qualifiait de cynique, sinistre et immoral : « It is sheer hypocrisy to lambast the Argentine regime as a ‘fascist dictatorship’ and to acquiesce in the sale to it of deadly weapons like the one which proved capable of destroying a ship. » C’en était trop pour le Révérend Harry Warne, qui, dans une lettre du 29 mai, l’accusa d’avoir déformé l’opinion des dirigeants ecclésiastiques : « As usual on these matters, he gives less than the full picture. » Pour lui, la négociation sans la menace de la force n’avait aucune chance de réussite, et il estimait que les Nations-Unies étaient incapables de faire respecter la Résolution 502. Quant au rejet du commerce des armes, Warne le jugeait avec une extrême sévérité : « It is the appeasement of aggression which is the ‘anachronistic folly’ and falsifies Dr Greet’s ‘global’ view. So long as arms are needed to withstand aggression, an unqualified attack on the arms trade is itself unprincipled1. » Le même jour, une lettre critiquait non moins sévèrement les prises de position de l’archevêque de Cantorbéry, qui avait, selon son auteur, trahi l’enseignement du Christ : « In a sermon preached at Wesley’s Chapel this Sunday [c’està-dire le 23 mai], the Archbishop of Canterbury defended the use of force to recapture the Falklands, saying that in ‘the real world’ one cannot afford to turn the other cheek. Is one to infer that the Church of England considers the Sermon on the Mount to have no relevance in ‘the real world’?2 » Une autre contribution au courrier des lecteurs invoquait la Bible, mais, au contraire, pour justifier le recours à la force. Il citait Mathieu 24:43 : « But this know ye, that if the goodman of the house knew at what hour the thief would come, he would certainly watch and would not suffer his house to be broken open3. » 1Le Times, 29 mai 1982, p. 11 R.P.C. MUTTER, courrier des lecteurs, le Times, 29 mai 1982, p. 11 3 S.E. MACKENZIE, courrier des lecteurs, le Times, 27 avril 1982, p. 13, p. 13 2 La guerre juste 46 On pourrait y voir un exemple assez saisissant de l’utilisation de textes des Écritures en dehors de leur contexte pour justifier un point de vue très différent de leur véritable signification. Dans ce cas précis, il s’agissait d’une parabole illustrant l’imprévisibilité du jour du jugement dernier, et nullement d’une justification de la violence, fût-elle utilisée dans le cadre de l’autodéfense. Plusieurs lecteurs affirmaient la nécessité d’agir dans le « monde réel », même si dans la « Cité de Dieu » ces actions auraient été répréhensibles. Les pacifistes absolutistes ne risquaient-ils pas de se soustraire aux vrais problèmes d’un monde imparfait ?1 La proposition de l’érection sur les îles d’une Abbaye consacrée à la paix fut qualifiée de « pittoresque », mais guère susceptible de convaincre les lecteurs du sérieux de l’argument pacifiste2. L’attaque la plus virulente contre certaines formes de pacifisme vint sous la plume du journaliste Ronald Butt dans un article paru le 13 mai. Cependant, sa cible n’était pas tant le pacifisme chrétien, que le « défaitisme » qu’il avait cru discerner chez certains opposants à la force militaire : « The real cause for complaint is the deep-rooted sceptical neo-pacifism3 of many who are not, in the strict sense, pacifists and who would deny the label, but whose attitude is essentially defeatist since it seems never to accept that self-defence is a really tolerable option4. » Il en allait tout autrement du pacifisme authentique, croyance qu’il respectait, mais qui, à ses yeux, était une attitude bien trop difficile pour la plupart des individus: « It is not true pacifism, which is rooted in the religious or ethical conviction that it is wrong to shed blood in any circumstances. That is an honourable creed too hard and noble for most of us. It requires the ultimate courage to accept martyrdom, if necessary, not for oneself alone but for family and friends. If self-defence is abandoned, there can be no physical resistance to the midnight knock at the door under totalitarian rule. Reliance is on the ultimate self-sacrifice to vanquish evil with good5. » 1Révérend P.G.ATKINSON, le Times, 21 avril 1982 Times, 1 mai 1982, p. 13 3On constatera que l’addition du préfixe « neo- » rajoute souvent une connotation assez négative. 4Le Times, 13 mai 1982, p. 12 5 Ibid., 13mai 1982, p. 12 2Le La guerre juste 47 La question de la « proportionnalité » fut soulevée à plusieurs reprises, certains se demandant si la force déployée contre les Argentins était effectivement proportionnée à l’« injustice » qu’ils avaient occasionnée. Ne pouvait-il pas y avoir des principes qui ne pouvaient pas se mesurer ? Certains martyrs avaient préféré mourir plutôt que de mentir, choix qui semblait difficile à défendre d’un point de vue pragmatique. Un tel absolutisme serait aujourd’hui qualifié de fanatisme. Après la visite du pape, le débat disparut progressivement des colonnes du journal. A partir du moment où les britanniques avaient engagé leurs troupes sur l’île, le débat ne pouvait qu’apparaître de plus en plus académique. En conclusion, remarquons d’abord que ce débat sur le concept de la guerre juste et sur la légitimité du recours aux armes pour résoudre un conflit international fut extrêmement profond et détaillé. Sans doute l’ampleur de cet échange de vues, et l’intérêt qu’il suscitait, traduisaient-ils l’importance croissante de l’engagement du clergé britannique dans la vie de la cité. Peutêtre le caractère institutionnel de l’église d’Angleterre n’y est-il pas étranger. Peut-être ce débat était-il aussi le reflet d’un caractère national un peu particulier. Dans un article publié le 10 mai 1982, le spécialiste du Times en affaires religieuses, M. Longley, faisait allusion à la « 1981 European Values Survey ». D’après cette enquête, les Britanniques étaient davantage disposés à risquer leur vie pour sauver celle de leur prochain que la plupart des autres Européens, et c’étaient encore les Britanniques qui se disaient les plus prêts à se battre pour leur pays. On aurait pu penser, opina Longley, en constatant ce caractère absolutiste chez les Britanniques, que les églises traditionalistes britanniques auraient défendu des idéaux absolus. Pourtant ces dernières semblaient plutôt enclines à chercher une position « relativiste » : « Pacifists belong with the absolutists; while most of the committed men who run the churches as institutions seem to be relativists, albeit passionately so1. » Le débat n’était-il pas justement entre idéalistes d’un côté, et « relativistes » de l’autre ? N’a-t-il pas révélé un aspect extrêmement intéressant de la personnalité britannique qui, sans ce conflit, serait resté 1« Change of mood over the Pope's visit », le Times, 10 mai 1982, p. 10 La guerre juste 48 caché ? C’était l’avis de M. Longley, qui estimait qu’il y avait eu une certaine polarisation, voire de l’amertume, dans les diverses prises de position. Les idéalistes pacifistes avaient manifesté à l’occasion leur colère envers les chefs qui soutenaient le concept de guerre juste. Cette diversité d’opinion ne pouvait s’analyser en termes de politique de gauche ou de droite, ni se réduire à un conflit entre pacifistes et non-pacifistes : « It may even be a fundamental difference of moral philosophy of a long-term nature, something which would have remained concealed had not the Falklands brought it to the surface. »1 Le Times aura contribué grandement au développement de ce débat philosophique appliqué au cas particulier de la guerre des Malouines. 1 Ibid. Chapitre III Quel écho le Times donna-t-il à l'opposition et au pacifisme politiques ? 1 Au chapitre précédent, nous avons évoqué la contribution des chrétiens au débat sur la possible justification de la guerre. Comme nous l’avons vu, la perspective d’une guerre dans l’Atlantique Sud provoqua parfois de vives réactions parmi la communauté chrétienne. Certaines personnes ou certains groupes religieux exprimèrent une opposition très vigoureuse à ce qu’on appelait à l’époque l’« option militaire ». L’opposition à l’action du gouvernement ne fut pas pour autant l’apanage des seuls pacifistes chrétiens, loin s’en faut. On peut identifier tout un éventail de points de vue ou de prises de position opposés à ceux du gouvernement : depuis les inquiétudes ressenties par des conservateurs gagnés par le doute, jusqu’aux idées des plus farouches militants de la gauche anti-colonialiste ou latino-américaniste. Ces diverses formes d’opposition, ou même de simple réserve à l’encontre de l’utilisation de la force militaire, furent violemment rejetées par certains hommes (et femmes) politiques, ainsi que par certains secteurs de la presse populaire. Pour eux, tout commentaire qui ne soutenait pas sans 1 Par opposition au pacifisme « chrétien ». Opposition et pacifisme politiques 50 réserve la politique du gouvernement témoignait d’un inexcusable manque de courage, voire d’un manque tout aussi inexcusable de patriotisme. Pourtant, même parmi ceux qui soutenaient le gouvernement, certains entretenaient quelques inquiétudes quant aux conséquences des actions qu’il avait entreprises, ou éprouvaient quelques doutes — qu’ils se gardaient bien parfois d’exprimer — sur le bien-fondé de la position prise par les dirigeants du pays1. D’autres encore faisaient connaître leurs réserves à cet égard, mais restaient loyaux envers le gouvernement, et, lorsque le combat devint inévitable, envers les forces armées à qui il incomba de le poursuivre. L’opposition à l’option militaire ne provoqua pas un grand intérêt dans les médias. Les idées des quelques hommes et femmes politiques qui prônaient le rappel immédiat de la flotte, notamment Dame Judith Hart et Tony Benn, ainsi que les manifestations pacifistes qu’ils animaient avec leurs collègues du « Ad-Hoc Falklands Peace Campaign » n’étaient pas toujours prises au sérieux par les médias. On pourrait presque se demander s’ils ne jouaient pas, aux yeux de l’Establishment, le rôle de faire-valoir de l’image de libéralisme du régime britannique, constituant la preuve vivante que la Grande-Bretagne avait su maintenir sa tradition de liberté de pensée, et que la liberté d’expression était bien une réalité. Sans doute ne faut-il pas oublier que la presse britannique était — et est encore aujourd’hui — dominée par la droite2. Il est possible que le peu d’intérêt manifesté par la majeure partie de la presse ne fût que le reflet assez fidèle de la véritable importance qu’il convenait d’accorder à ces personnes et à ces mouvements. Les sondages d’opinion indiquaient qu’ils étaient nettement minoritaires dans l’opinion publique ; les opposants parlementaires ne pouvaient réunir qu’une poignée de sympathisants : seuls 33 MPs sur les 635 que comptait la Chambre des communes étaient prêts à voter contre le gouvernement ; les manifestations pacifistes ne réussirent jamais à mobiliser plus de 115 000 personnes3. 1Le général Haig précise bien dans son livre Caveat que les hommes qui entouraient Mme Thatcher n’avaient pas tous partagé sa fermeté lors des discussions du début du mois d’avril. Alexander HAIG. Caveat. Londres : Macmillan, 1984Par ailleurs, nous savons que le commandement des forces armées, notamment le commandant en chef de l’armée de l’air, estimait que l’intervention militaire était extrêmement risquée. 2 À l’exception notamment du Daily Mirror et du Guardian. 3 Certains journaux avancèrent des chiffres nettement plus élevés. Nous y reviendrons. Opposition et pacifisme politiques 51 Le conformisme intellectuel de l’Establishment Cette vision des choses est cependant peut-être un peu restrictive. En effet, la politique britannique, ainsi que les commentateurs privilégiés que sont les médias, témoignent souvent d’une forme de conformisme, un peu à la manière de la dictature des idées politically correct dont souffrent aujourd’hui les milieux intellectuels des États-Unis, et les « années Thatcher » ont vu s’installer un nouveau conformisme, se démarquant nettement de la tradition consensuelle de l’après-guerre. Il ne faut pas sous-estimer le rôle des clubs dans la formation de l’esprit de certains des dirigeants du pays. Si l’on a pu exagérer le côté « public schoolboy » des représentants de l’Establishment, ce serait cependant une erreur de négliger totalement cet aspect bien réel de la vie politique britannique. Il y a une certaine continuité entre l’ambiance particulière des public schools, et, dans une certaine mesure, des deux Universités, comme disent, avec un superbe mépris, ceux qui ont fréquenté Oxford et Cambridge, et celle des grands clubs si célèbres de l’ouest de Londres. L’ambiance feutrée et exclusive de ces clubs est peut-être particulièrement propice à l’éclosion d’un tel conformisme intellectuel. Encore faudrait-il, pour bien cerner ce conformisme, rappeler que le terme « intellectuel » comporte généralement en Grande-Bretagne une connotation nettement dépréciative. Les idées qui ne cadrent pas avec les idées reçues sont tout simplement écartées. Rappelons l’une des principales contributions de Mme Thatcher au lexique politique britannique : le terme « wet ». Il s’agit, dans le sens où elle l’a utilisé, d’un emprunt au lexique des public schools, et elle s’en servait pour décrire, et parfois tenter de ridiculiser1, les hommes politiques de son parti qui ne partageaient pas ses convictions. Or, pour Mme Thatcher, comme pour nombre de ceux qui se retrouvaient dans son idéologie, le pacifisme était « wet ». C’est d’ailleurs ce terme qui a été spontanément utilisé par Anthony Bevins, journaliste du Times en 1982, en réponse à une question que nous lui avons posée à ce sujet : « As for coverage of the “peace” movement, that was never a Times strong point during my time there. As Murdoch would undoubtedly have said — that was just “wet”. Her Majesty’s Press 1 C’est l’attaché de presse auprès du premier ministre, M. Bernard Ingham, qui semble avoir été particulièrement chargé de discréditer les ministres qui semblaient enclins à affirmer leur différence de vue avec le premier ministre. Opposition et pacifisme politiques 52 would have shared that view, and not much difference was shown during the Gulf when only the Guardian stood out as a paper which gave time and space to the alternative view1. » Tout cela peut dans une certaine mesure contribuer à expliquer le peu de cas que firent les journaux du mouvement pacifiste. Il y a peut-être une autre explication, au moins partielle, au peu d’intérêt montré par le Times et ses confrères de la presse quotidienne à l’égard des mouvements d’opposition pacifistes, et qui tient tout simplement à des considérations de calendrier. La plupart des manifestations et discours pacifistes ont lieu le samedi, et tombent donc tout naturellement dans le domaine de la presse dominicale. Le Times ne pouvait rapporter le lundi des événements relativement peu importants qui avaient déjà fait l’objet d’articles publiés le dimanche. Cependant, il ne faudrait pas se borner aux manifestations (dans les deux sens du terme) de cette opinion, et il convient de rappeler la possibilité qu’avaient le Times et les autres organes de ce que Bevins appelle, avec une pointe de sarcasme, « la presse de Sa Majesté », d’entamer un débat de fond autour de cette pensée dissidente. Or, si ce débat n’est pas totalement absent, notamment dans le courrier des lecteurs et les articles « feature », il n’en est pas moins très discret, tout au moins dans le Times. Le Times a-t-il volontairement négligé les mouvements pour la paix aux Malouines ? Selon le Oxford Illustrated History of Britain, les opposants à la guerre ne réussirent pas à faire entendre leur voix : « The Falklands War was immensely popular; dissidents, CND or otherwise, were unable to gain a fair hearing2. » Les protagonistes des mouvements pour la paix accusaient les médias d’avoir passé sous silence leurs revendications, ou, pire encore, d’avoir présenté une image déformée des faits. 1 2 Communication privée, 16 janvier 1992 K. MORGAN. Oxford Illustrated History of Britain. Oxford : OUP, 1988, p. 586 Opposition et pacifisme politiques 53 Pour évaluer l’adéquation des reportages du Times aux mouvements d’opposition pacifistes, il convient avant tout d’en mesurer le véritable impact, chose dont il est particulièrement difficile de se rendre compte. Le Times et les marches pour la paix Dans le Times Diary du 18 mai 1982, on pouvait lire que Dame Judith Hart et Tony Benn s’étaient plaints de la façon dont les médias rapportaient la guerre et le mouvement pacifiste : « Dame Judith has, like Tony Benn, accused the media of military bias and of ignoring the peace movement1. » Selon un communiqué de presse publié par la Society of Friends, plus connue sous le nom de Quakers, Dame Judith Hart accusait les médias d’avoir grossièrement déformé la position des mouvements pour la paix pendant le conflit2. Interrogée par nous à ce sujet, elle répondit qu’elle n’était pas certaine d’avoir utilisé ces termes exacts, mais que si elle les avait effectivement utilisés, c’était à la presse populaire qu’elle faisait allusion3. Quant au Times et aux autres journaux de qualité, elle les considérait coupables, non pas d’avoir déformé la vérité concernant le ou les mouvements pour la paix, mais plutôt de les avoir presque complètement passés sous silence. Elle précise que, pour autant qu’elle pût se souvenir, les pacifistes n’avaient pas tenté d’utiliser le Times pour faire avancer leur cause par le biais de lettres adressées au courrier des lecteurs ou d’articles qu’ils auraient cherché à faire publier (peut-être, pourrait-on penser, parce qu’ils estimaient qu’ils n’auraient pas été publiés, ou encore parce qu’ils cherchaient en priorité, mais en vain, à rallier le parti travailliste à leur cause). Elle regrettait de devoir dire que le seul journal qui se soit intéressé à leur mouvement était le Morning Star. Elle nous proposait d’examiner les reportages sur les activités du mouvement dans ce quotidien communiste, pour pouvoir déterminer les aspects du conflit auxquels s’intéressait le Morning Star, mais que le Times ne rapportait pas. 1 Le Times, 18 mai 1982, p. 8 ‘grossly distorting’ the peace movement’s case during the war ». Crisis Committee in a Future Conflict? Press Release, Quaker Peace and Service, 15.3.83, p. 2 3Voici le texte de la lettre de Dame Judith : « I do not recall that we tried to use the Times for letters or articles. As for distortion, although I do not remember using that word, I would be thinking of the tabloid press. The serious papers were, more simply, guilty of almost completely failing to report us — as were the BBC and ITV, on television and radio. You might, I suggest, find it very useful to spend a day or so looking at the files of the Morning Star. Sadly, it was the only paper which was interested in reporting us — and the comparison would indicate that the Times did not report. ». Correspondance privée, 1991 2« Opposition et pacifisme politiques 54 Il serait excessivement fastidieux de comparer tous les comptes rendus de manifestations pacifistes dans le Morning Star pour les comparer à ceux du Times. Néanmoins, deux principaux cas de figure se présentent : des manifestations de petite envergure, rapportées dans le quotidien communiste mais non dans le Times, et d’importantes manifestations décrites dans les deux journaux. Quelques petites manifestations Un exemple du premier cas est fourni par un défilé qui aurait eu lieu à Glasgow le 11 avril. Selon le Morning Star, 30 000 personnes participèrent à cette manifestation. Toutefois, si la crise des Malouines était évoquée dans l’article, la manifestation n’était pas pour autant spécifiquement dirigée contre elle. Il s’agissait d’une marche contre le missile nucléaire Trident : « As British warships sailed further south towards the Falkland Islands tens of thousands took to the streets in defence of their country against the horror of nuclear war … the biggest demonstration by far took place in Glasgow, where more than 30,000 people answered the call to ‘Stop Trident’1. » Toutefois, si le Times ne fit pas écho à la manifestation à Glasgow, il publia un rapport à la dernière page, illustré d’une grande photographie de Robert Runcie en train de discuter avec de jeunes pèlerins qui s’étaient rendus à Cantorbéry, consacré à la campagne pour la paix. L’article, intitulé « Peace campaigners ask church for support », décrivait un sit-in organisé par plus d’un millier de manifestants pacifistes dans le nef de la cathédrale. Joan Ruddock, président national de la CND (Campaign for Nuclear Disarmament), expliqua au chef spirituel de l’église d’Angleterre son inquiétude devant le rejet par le gouvernement britannique de propositions de désarmement nucléaire présentées par le groupe des pays non-alignés à l’ONU. La crise des Malouines ne méritait qu’une toute petite mention à la fin de l’article : « Miss Ruddock told the rally that the Falkland Islands crisis showed how fast a military confrontation could develop in the modern world2. » Il est important de rappeler qu’en 1982 les mouvements pour la paix avaient le vent en poupe ; la CND comptait un nombre record d’adhérents, et la campagne contre l’installation des missiles de croisière, notamment à 1 2 Le Morning Star, 12 avril 1982 Le Times, 13 avril 1982, p. 18 Opposition et pacifisme politiques 55 Greenham Common où des femmes montèrent une manifestation permanente, avait pris une grande ampleur. Tous ces mouvements ne partageaient pas les points de vue de Benn et Hart ; souvent les adhérents étaient divisés à ce sujet. Il est par conséquent parfois difficile d’évaluer la portée de ces manifestations du point de vue de la crise des Malouines. Il y eut quelques petites manifestations dont fit état le Morning Star, et non le Times. Toutefois le nombre de participants était tellement faible que cette disparité n’est pas significative. Par exemple, le quotidien communiste signala une manifestation de 1 500 personnes à Londres1 ; le Times choisit de ne pas le signaler. Avait-il à le faire ? Le 9 mai, selon le Morning Star, un rassemblement de 3 000 personnes eut lieu à Hyde Park, suivie d’un défilé vers les bâtiments de la BBC. Le Times consacra à cette manifestation un article en page 4, qui rapportait le chiffre de 1 200 personnes environ. Le Times s’intéressa davantage aux idées exprimées par les principaux protagonistes, Judith Hart et Tony Benn, ainsi qu’à leurs attaques contre le « biais pro-militaire2 » dans les reportages de la BBC. L’article était illustré par deux photographies, au demeurant peu flatteuses, montrant Dame Judith et M. Benn, montrant tous deux des expressions un peu agressives. Les grandes manifestations Les deux plus grandes manifestations pour la paix eurent lieu à Londres les 23 mai et 7 juin. La première mobilisa 10 000 manifestants selon le Morning Star, 2 500 selon le Times. Le premier donna à l’événement la principale place à la une, le second 7,5 cms de colonne en page 6. Il s’agissait d’une manifestation organisée par le Ad Hoc Committee for Peace in the Falklands présidé par Judith Hart : « About 2,500 people braved driving rain during a march and rally in central London yesterday in protest against Britain’s military action. Speakers, who included Mr Wedgewood Benn and Dame Judith Hart, chairman of the Labour Party, called for an immediate ceasefire and a settlement negotiated through the 1 2 Le Morning Star, 26 avril 1982 Le Times, 10 mai 1982, p. 4 Opposition et pacifisme politiques 56 United Nations. Mr Benn accused Mrs Margaret Thatcher of using war hysteria to win another five years in power1. » Le Times donnait une indication non sans intérêt à ce sujet : il pleuvait à verse. Il faut néanmoins reconnaître que le Times n’estimait visiblement pas que la manifestation méritait qu’il y consacre une place importante ; le texte cité ci-dessus représente l’intégralité de l’article imprimé tout à fait en bas de la page 6. La manifestation du 7 juin fut sans conteste la plus grande de la période. Elle ne fut pas pour autant principalement dirigée contre l’action du gouvernement dans l’Atlantique Sud. Le Morning Star lui consacra sa une, et annonça un chiffre de 250 000 participants. Il constituait une « victoire triomphale contre le chauvinisme2 ». Le Times lui consacra un article ainsi qu’une photographie à la dernière page. Il la présentait comme une manifestation de la CND, et non pas comme une manifestation pour la paix aux Malouines. La photographie montre des bannières sur lesquelles on lit « Nuclear Arms No, Peace Yes » et « Oxford against the Missiles ». L’emblème de la CND est partout visible. L’article précisait que les orateurs ne firent que peu d’allusions à la question des Malouines (« the Falklands issue »), mais reconnaissait que la foule arborait des badges et portait des pancartes exigeant la fin des combats. Le Times citait les chiffres donnés par les organisateurs, à savoir 230 000. Il rapportait que le ministère de la Défense avait espéré que le soutien populaire pour l’intervention militaire aux Malouines aurait ralenti la poussée de popularité de l’organisation, et signalait que, selon la police, la foule ne comptait pas plus de 115 000 personnes. Il rapportait les réactions des organisateurs à cet égard : « But Miss Joan Ruddock, chairman of CND, said the turn-out proved the strength of the movement’s support which had not been affected by the Falklands issue, although CND officials conceded privately that the attendance was lower than they anticipated3. » Cet aspect fut également signalé par le Morning Star, lorsqu’il disait : 1 Le Times, 24 mai 1982, p. 6 Morning Star, 7 juin 1982, p. 1. « The peace movement recorded a triumphant victory over jingoism yesterday when more than 250,000 people flooded the streets of London … » 3 The Times, 7 juin 1982, p. 28 2 Opposition et pacifisme politiques 57 « The turnout, perhaps even bigger than last October’s historic rally, was achieved in the teeth of the Falklands ‘effect’ and must have shocked government leaders who had been hoping for a flop1. » Il est important de rappeler que le principal objectif des mouvements pacifistes restait l’abandon des armes nucléaires. Les mouvements pour la paix craignaient de diviser le mouvement en se prononçant trop nettement contre la campagne aux Malouines, intervention non-nucléaire que soutenait la majorité de la population. Tout au plus le mouvement a-t-il exprimé sa crainte de voir l’affrontement dégénérer en conflit nucléaire, rappelant qu’il était probable que certains des navires dépêchés dans l’Atlantique Sud n’aient pas été délestés de leurs armements nucléaires avant leur départ précipité. Cette réticence a dû sans doute contribuer à diminuer l’influence du Ad Hoc Falkland Islands Peace Committee. Les Malouines n’étaient pas cependant totalement négligées par les orateurs à Hyde Park, et le Times cite en particulier M. Benn : « Mr Wedgewood Benn, who adressed the demonstration, said the Falklands “war”2 had taught the peace movement how the poison of nationalism can be used to neutralize the United Nations as a force for peace. “We have learnt how easily national leaders can whip up war hysteria and hate to divert public attention from their own political failures at home. We have seen the media become the mouthpiece of the military, making money out of the bloodshed, drowning out the voices of peace and threatening democracy itself”. Mr Benn said CND must demand that all those who work in the mass media as well as those who own or control the media accept their moral responsibility to give fair coverage to all those who speak for peace3. » Dans son journal, M. Benn se plaint que les chiffres annoncés par la police aient été en deçà de la réalité : « There were without any doubt a quarter of a million people on it. The police estimated half that number, as they always do for left-wing gatherings but not for the Pope etc.4 » 1 Le Morning Star, 7 juin 1982 On notera que le Times n’accepte pas qu’il s’agisse d’une guerre, préférant indiquer clairement que la responsabilité de l’utilisation du terme « war » revenait à M. Benn, et non pas au Times lui-même, qui préfère parler de « Falklands issue ». 3 Ibid. 4 Tony BENN. The End of an Era: Diaries 1980-1990. Londres : Hutchinson, 1992, p. 226 2 Opposition et pacifisme politiques 58 Quelle que soit la justesse de son reproche envers la police, on ne peut pas adresser la même critique au Times, qui cite les deux chiffres, ceux de la police ainsi que ceux donnés par les organisateurs. Certes, le Times semble pencher en faveur des chiffres officiels, mais il donne au lecteur les informations lui permettant de choisir en fonction de la confiance qu’il accorde aux organisateurs ou à la police. Des manifestations « anti-pacifistes » Enfin, on notera dans le Times deux articles consacrés à des manifestations « anti-pacifistes » qui ne furent pas rapportées dans le Morning Star. La première était une contre-manifestation organisée le 9 mai par un petit groupe de membres des Young Conservatives et de la Freedom Association. Il semble que la police les ait empêchés de s’affronter directement à la manifestation des pacifistes.1 L’autre eut lieu le 30 mai : « March against the pacifists : About 250 supporters of Britain’s action over the Falklands marched through central London to Hyde Park yesterday to counter the anti-military lobby. They were addressed by two Conservative MPs, Mr Anthony Buck and Mr John Stokes. A spokeswoman for the Freedom for the Falklands Coordinating Committee said, ‘It’s about time we showed our support’2. » L’opposition parlementaire et la libre expression des opinions pacifistes Les observations du Glasgow University Media Group Le Glasgow University Media Group a poursuivi son étude des médias tout au long de la guerre des Malouines, et publia les résultats dans un ouvrage intitulé War and Peace News. L’une des conclusions de l’étude concernait la façon dont les médias représentaient l’opposition. Elle jugeait que la télévision avait tendance à sous-représenter cette opposition, confirmant ainsi la critique formulée par Dame Judith Hart. Les statistiques présentées dans le livre indiquaient que le nombre d’interviews accordées, dans les journaux télévisés, à des partisans de l’action du gouvernement était très nettement supérieur à celui des entretiens avec des opposants. Selon le 1 2 Le Times, 10 mai 1982, p. 4 Le Times, 31 mai 1982, p. 5 Opposition et pacifisme politiques 59 groupe, il y eut une « hiérarchie d’accès1 » à la télévision qu’il aurait été difficile de qualifier d’équilibrée. Le groupe le mieux représenté fut celui des députés conservateurs : 74 interviews leur furent consacrées, dont 50 avec les quatre députés du cabinet de guerre. Aucune interview ne fut accordée, cependant, à des extrémistes, ni les faucons, ni ceux qui doutaient du bien-fondé de l’expédition militaire britannique2. 22 députés travaillistes furent interviewés, dont seulement trois du « parti de la paix ». Il y eut également 72 interviews avec des “ experts ” militaires. Opposition parlementaire Il est vrai que l’opposition parlementaire à l’envoi de la Task Force était très nettement minoritaire, mais elle n’était pas pour autant totalement négligeable. Le 20 mai 1982, 33 MPs votèrent contre l’utilisation de la force, dont notamment Tony Benn, Tam Dalyell, porte-parole travailliste (ou « ministre fantôme ») pour la Science, Andrew Faulds, porte-parole travailliste pour les Arts, ainsi que Dame Judith Hart, président du comité central du parti. Dame Judith et M. Tam Dalyell perdirent tous les deux leur place sur les bancs du « gouvernement fantôme ». M. Gavin Strang, porteparole travailliste pour l’Agriculture, qui avait été absent lors du vote, démissionna également pour exprimer son opposition à la guerre. Deux députés du parti nationaliste gallois votèrent eux aussi contre l’intervention armée. D’ailleurs, Plaid Cymru fut le seul parti parlementaire à s’opposer officiellement à l’utilisation de la force3. La nouvelle du vote à la Chambre des communes fut annoncé dans le Times du 20 mai, dans un court article sur les divisions entre la « gauche dure » et le reste du parti, notamment à propos de la décision d’exiger un vote prise par la minorité opposée à l’action militaire. Le compte rendu parlementaire du Times ne nommait pas les dissidents, mais se bornait à donner le résultat : 1 Glasgow University Media Group. War and Peace News. Milton Keynes : Open Univerity Press, p. 130 2 Il s’agissait bien d’interviews accordées par les journaux télévisés. Les statistiques ne tiennent pas compte des interviews diffusées au cours des émissions d’actualité comme Panorama. 3Anthony BARNETT. Iron Britannia. Londres : Alison & Busby, 1982, p. 154 (note 6, chap. 1) Opposition et pacifisme politiques 60 « Some Labour MPs registered their disapproval of Government policy by forcing a division on the technical closure motion at the end of the debate. It was carried by 296 votes to 33 — Government majority 2631. » Il est vraisemblable que les 33 voix contre le gouvernement sousestimaient l’opposition à sa politique. Les députés conservateurs ne pouvaient ignorer la fait que voter contre le gouvernement constituerait un acte lourd de conséquences pour leur carrière future, les députés travaillistes savaient ce qu’ils risquaient. Trois membres du cabinet fantôme furent relevés de leur fonction à la suite de leur vote. Seul un homme très fortement motivé pouvait être prêt à compromettre son avenir professionnel en décidant de voter contre le gouvernement, sachant que cet acte n’aurait aucune portée réelle. De toute manière, l’ironie de l’Histoire voulait qu’au moment même où les députés votaient, les forces britanniques s’apprêtaient à débarquer (le débarquement eut lieu à 9h30, heure britannique, le 21 mai). Un autre indice qui permet de mesurer l’importance de l’opposition parlementaire à l’utilisation de la force a été fourni par l’Economist du 8 mai. Dans un article intitulé « Pym plays for peace—and time », il indiquait qu’environ 702 députés travaillistes avaient signé une motion exigeant un cessez-le-feu ainsi que le retrait de la force navale d’intervention, le problème devant ensuite être soumis pour règlement à l’ONU. L’écart entre le chiffre de 70 signataires de la motion et le chiffre de 33 seulement ayant voté contre les propositions du gouvernement à la Chambre le 20 mai peut s’expliquer, ou bien par un changement d’esprit, provoqué, peut-être, par le souhait de ne pas trahir les militaires déjà engagés dans la bataille, ou bien par la peur de s’exprimer librement, et la peur, à ce moment-là, des comités de circonscription, qui venaient de gagner le pouvoir de “ désélectionner ” leur candidat si celui-ci n’appliquait pas la ligne du parti. Si l’on ajoute à ce chiffre de 70 et plus un petit nombre de députés de la formation nationaliste galloise Plaid Cymru, du SDP, et même des rangs des conservateurs (après tout, il y en eut pour justifier leur opposition au cours de l’émission Panorama), on arrive à un total de plus de 80 députés sur un total de 635, soit près de 13%. Étant donné qu’il y avait très certainement un nombre non négligeable de députés qui éprouvaient des doutes, mais 1 Ibid. p. 4 Selon M. Tony Benn, 79 députés signèrent la motion. (11 mai 1982). Tony BENN. The End of an Era : Diaries 1980-90. Londres : Hutchinson, 1992, p. 221 2 Opposition et pacifisme politiques 61 préféraient se taire en attendant de voir l’évolution de la crise, il semblerait quelque peu exagéré de prétendre que la Chambre des communes fût totalement unie derrière le gouvernement. L’opposition politique dans le Times Nous avons étudié ci-dessus l’accusation portée contre les médias par les opposants à la guerre, selon laquelle les actions du mouvement pour la paix étaient quasiment absentes des colonnes de la presse sérieuse. Qu’en était-il de leurs idées et de leurs déclarations ? Anthony Barnett a signalé que certaines personnes avaient écrit, sans succès, au Times, pour exprimer leur opinion. Il est impossible de confirmer cette allégation, puisque le Times refusait — et refuse toujours — de donner des informations concernant les lettres qu’il choisissait de ne pas publier, si ce n’est les statistiques globales. Toutefois, Judith Hart précisait dans la lettre qu’elle nous a envoyée qu’elle n’avait pas l’impression que le mouvement de la paix avait essayé d’utiliser le Times pour diffuser leurs idées. Même s’il avait été possible de connaître le nombre de lettres exprimant des prises de position contre la guerre, ce résultat n’aurait pas permis de connaître le motif du refus. La seule indication détaillée que nous avons trouvée concernant cet aspect de la diffusion des opinions opposées à la guerre est fournie par une note dans l’ouvrage d’Anthony Barnett : « A letter which denounced the war was signed by some of Britain’s best novelists, from Angela Carter to Salman Rushdie and was sent to The Times, which refused to publish it1. » On peut se faire une idée du contenu probable de ce courrier, à travers le texte soumis par Salman Rushdie pour publication dans le recueil de textes Authors Take Sides on the Falklands. Quelques paragraphes suffisent à donner une idée assez claire du ton : « I am against the British Government’s response to the Argentine landings for three reasons : because it was hypocritical; because it effectively committed Britiain to war before a peaceful settlement could be negotiated; and because of the xenophobic militarism it unleashed here in Britain. [ …] The British government has always been expert at tailoring its moralizing to its interest. When Ugandan-based British citizens 1 Ibid., p. 158 Opposition et pacifisme politiques 62 were in danger, ‘we’ defended their right not to live under fascism by passing laws to keep them out of Britain. But they, of course, were black. This war was fought to drown the noise of our own diplomatic chickens coming home to roost. It was a war to save Mrs Thatcher’s face, which may, in time, become as notorious as Jenkins’s ear. It is not a face worth launching a thousand ships, or even a task force, to rescue1. » (22 juin 1982) Il faut néanmoins reconnaître que les points de vue dissidents étaient exprimés dans le courrier des lecteurs ainsi que dans les articles de fond. L’ouverture à des idées dissidentes Un élément non sans intérêt à cet égard est le fait que Charles DouglasHome invitait Tony Benn à donner des articles réguliers, et cela pendant la guerre des Malouines. Voici l’extrait concerné du dernier tome du journal de Tony Benn. Le 7 juin, il écrivait : « I rang Charles Douglas-Home, the editor of The Times, and declined the column he had offered me, explaining that I wasn’t principally a journalist, but if he was interested in publishing an article by me at any time, maybe a speech, I would be happy to contribute2. » On ne connaît pas la réponse de Douglas-Home, mais la proposition faite à Tony Benn n’eut pas de suite. Il serait sans doute exagéré de voir dans ce fait une quelconque censure de la part du Times. On peut imaginer que l’offre de M. Benn de publier un discours ne fut pas retenue, pour des raisons davantage liées à l’intérêt journalistique d’une telle initiative, qu’à une refus de publier un texte de Benn. Par ailleurs, le Times ne refusa pas de rapporter les déclarations de M. Benn au sujet de la guerre. En témoigne, à titre d’exemple, un texte publié le 15 juin, jour de l’annonce de la victoire dans la presse, intitulé, « Benn says ‘Thatcher’s war’ unnecessary ». Il est vrai qu’il ne figurait pas en très bonne place, car il se trouvait tout à fait en bas de la page 3. Benn exprimait sa crainte que les militaires tombés ne soient morts pour rien. En outre, il mettait en doute la bonne foi du Premier ministre lors des négociations : 1Cecil WOOLF & Jean MOORCROFT WILSON. Authors Take Sides on the Falklands. Londres : Cecil Woolf, 1982, p 95 2BENN, Anthony, Ibid., p226 Opposition et pacifisme politiques 63 « I think one of the main motivations on her part was domestic. I don’t believe there was any intention to negotiate whatsoever1. » Signalons, pour souligner la volonté de la rédaction de permettre une véritable tolérance en matière d’expression, que quelques jours après la fin du conflit des Malouines, le Times publia un article de fond (« feature article ») de Peter Taaffe, intitulé « Why Labour should keep its Militants »2. Peter Taaffe était le rédacteur-en-chef du journal de la gauche trotskiste « entriste » Militant. On peut difficilement imaginer un meilleur exemple de l’ouverture du Times. L’article contenait tous les éléments caractéristiques du discours de l’extrême gauche. M. Taaffe craignait le retour des chasses aux sorcières des années 1950, qui avait été dirigées contre la gauche, derrière Aneurin Bevan. Aucune zèle comparable n’était déployée pour rechercher d’éventuels noyautages du parti travailliste par la CIA, selon lui. Pourtant, Denis Healey, entre autres, avait été proche de groupes qui recevaient des subventions de la CIA, coupable, comme le rappelait Peter Taaffe, de l’invasion de la Baie des Cochons à Cuba. L’extrait suivant est celui qui se rapproche le plus du ton que l’on associe le plus couramment à la presse contestataire de la gauche « dure ». La droite, dit M. Taaffe, prétendait que Militant représentait un handicap électoral pour le parti travailliste : « What is this but a crude attempt to find a scapegoat for the right-wing’s own failures, whether in the last Labour government, when they began the cuts and monetarist policies extended by the Toires, or in recent election campaigns, when they have utterly failed to campaign on the Party’s radical policies? Instead of energetically fighting the SDP, right-wing Labour MPs, who in reality share the SDP’s pro-capitalist policies, have treacherously advocated a Labour-SDP coalition after the next general election. » Une présentation partiale de l’opposition à la guerre ? Peu avant le conflit, le Glasgow University Media Group publia un ouvrage commentant la façon dont les actions syndicales, d’une part, et les campagnes menées par l’aile gauche du parti travailliste, d’autre part, étaient rapportées dans les médias (surtout à la télévision)3. Les auteurs observaient que les 1 Le Times, 15 juin 1982, p. 3 Le Times, 23 juin 1982, p. 10 3 GLASGOW UNIVERSITY MEDIA GROUP. Really Bad News. Londres : Writers and readers, 1982 2 Opposition et pacifisme politiques 64 syndicats, comme la gauche travailliste, étaient presque toujours présentés comme des fauteurs de trouble. Analysant la couverture des grèves qui eurent lieu à British Leyland en 1979, les auteurs décelaient une tendance, de la part des médias, à représenter les luttes sociales en termes de conflits opposant, d’un côté, des citoyens responsables, de l’autre, une minorité irresponsable décidée à semer la perturbation1. De la même façon, lorsque la télévision couvrait les débats au sein du parti travailliste à propos des relations entre le parti parlementaire, les syndicats et les militants dans les circonscriptions, ces thèmes étaient présentés du point de vue de la droite travailliste. Pour les médias, la gauche pratiquait une forme d’intimidation ou de terrorisme intellectuel2. L’une des conséquences de cette présentation fut que les activités de la gauche étaient interprétées comme constituant une menace, alors que les activités de la droite étaient décrites comme des appels à la raison. Les rares articles dans le Times rapportant les opinions de la gauche travailliste au cours de la guerre des Malouines confirmèrent cette tendance. A titre d’exemple, voici les titres de deux courts articles publiés le 27 mai : « Orme tells Labour left to ‘shut up’ » et « Executive backs Foot against Benn »3. Dans ces deux cas, la position de la gauche est rapportée du point de vue de la majorité travailliste, et sous l’angle de la mise en échec de Benn. Quelques jours plus tôt, la division interne avait été présentée en termes très forts : « The full venom of Labour’s internal rift over the Falklands last night erupted at a meeting of the Parliamentary Labour Party over hard left domination to push the Commons into a vote. The Shadow Cabinet decided on Wednesday that in such an eventuality, Mr Michael Foot, the party leader, would recommend that Labour MPs should abstain. Last night’s regular meeting of the Parliamentary Party became so bitter at one point that the row spilled over into a Commons committee corridor with Mr John Evans, the leader’s parliamentary aide, in hot pursuit with Dame Judith Hart. » Lorsque le Times présenta les déclarations diverses qui accueillaient la nouvelle de la victoire, celle de M. Benn fut juxtaposée à celle de son 1 Ibid., p. 40 Ibid., p. 73 et 80 3 Le Times, 27 mai 1982, p. 3 2 Opposition et pacifisme politiques 65 adversaire de l’élection au poste de deputy leader, M. Denis Healey, renforçant ainsi le thème de la division au sein du parti. Le parti travailliste ne fut pas pour autant le seul dont les divergences d’opinion furent rapportées dans le Times. Ce fut notamment le cas lorsque M. Pym devint l’objet de critiques de la part des conservateurs qui craignaient qu’il ne tente d’imposer une solution diplomatique inacceptable. Le titre de l’article qui rendit compte de cette situation était éloquent : « Colleagues vilify Pym as split with Thatcher widens »1. Une manifestation pour la paix en Argentine rapportée dans le Times Des manifestations pour la paix furent également organisées en Argentine, quoique les articles de l’envoyé du Times à Buenos Aires laissât entendre que la participation avait été assez dérisoire. Christopher Thomas décrit un rassemblement qui eut lieu à Buenos Aires le 9 mai, fête nationale du patriotisme en Argentine. Le ton était, comme à l’habitude, plutôt spirituel. Voici la description de ce rassemblement donnée par le Times : « A few kindly people did, however, organise a peace rally yesterday outside the presidential palace in the Plaza de Mayo, but it was a flop. A small group shuffled around with flowers for a while and went dejectedly home. … There was nothing antiArgentine or anti-British about the demonstration, which was approved in advance by the authorities. ‘There has not been enough compromise in advance on either side’, Miss Rees [one of the demonstrators] said. ‘Too little has been done to try to find peace.’ Alas, all but a few went about their business of Saturday morning shopping, without stopping to inquire why a handful of people were wasting their time with such silly sentiments. » Il est intéressant de constater la manière dont un adjectif comme « kindly » pouvait être utilisé de telle façon que sa signification en était pervertie. Dans ce contexte, l’adjectif suggère que les manifestants, malgré leurs bonnes intentions, avaient perdu le sens des réalités, et que par conséquent leurs actes resteraient sans effet. Par ailleurs, lorsque le journaliste précisait que leur manifestation avait été autorisée par le gouvernement, il sous-entend qu’elle avait reçu, non seulement l’aval du gouvernement argentin, mais son soutien. Peut-être même avait-elle été organisée par lui. 1 Article d’Anthony Bevins, le Times, 31 mai 1982, p. 1 Opposition et pacifisme politiques 66 Ce sous-entendu mérite quelques réflexions. Les manifestations à Londres ou à Paris étaient également soumises à l’approbation préalable de la police, ou d’une autre autorité municipale ou préfectorale. Il serait absurde pour autant de considérer que le « régime » politique britannique ou français pussent être comparés à celui de Buenos Aires. Ni Londres, ni Paris, ne faisaient disparaître leurs dissidents. C’est le fait même que le journaliste ait cru nécessaire de donner cette précision qui est intéressant, puisqu’il sousentendait ainsi que d’autres manifestations auraient vraisemblablement été interdites. Un journal londonien ou parisien ne percevrait pas l’utilité d’une telle précision ; ce n’est que si une manifestation est interdite que la question de l’autorisation officielle se pose. Par ailleurs, le fait qu’un journaliste ait utilisé un qualificatif axiologique comme « silly » pour décrire les motifs de manifestants politiques provoque un certain malaise. Il nous a semblé que l’expression d’un tel jugement de valeur était déplacée dans un article informatif. Signalons, toutefois, que le discours de M. Thomas n’était pas caractéristique du Times. Nous aurons l’occasion, dans notre chapitre sur les articles informatifs, de revenir sur cet aspect de la couverture du conflit dans le journal. Conclusions : les idées et les manifestations pacifistes dans le Times Dame Judith Hart et M. Tony Benn ont reproché au Times d’avoir négligé d’accorder au(x) mouvement(s) pacifiste(s) une publicité adéquate. Dame Judith Hart précise qu’elle n’accusait pas le Times d’avoir déformé les faits, mais plutôt de les avoir passées sous silence, ou, en tout cas, de ne pas avoir suffisamment fait état de l’existence d’un courant de pensée opposé à l’intervention militaire. Il est extrêmement difficile de quantifier — et encore plus d’évaluer qualitativement — l’intérêt que devrait susciter un fait ou une idée. Néanmoins, si on peut penser que le Times aurait pu effectivement mettre davantage en évidence certains éléments concernant les circonstances du conflit (comme le fait que la Falkland Islands Company appartenait à la société Coalite, et que le Foreign Office avait eu ses doutes quant à la justesse des revendications territoriales britanniques concernant les Malouines), il est difficile de suivre M. Benn quand il accuse la presse d’être devenue le porteparole des forces armées, de noyer les voix appelant à la paix, et par là de Opposition et pacifisme politiques 67 mettre en péril la démocratie même. Ne seraient-ce pas Dame Judith Hart et M. Benn qui évaluaient mal l’importance — en termes de soutien public — de leurs propres idées ? On peut citer à titre d’exemple le cas de Tony Benn brandissant une liasse de lettres devant les députés à la Chambre des communes, lettres qui, disait-il, montraient que le peuple ne soutenait pas l’action gouvernementale, alors que le lendemain les sondages d’opinion indiquaient très nettement le contraire1. M. Benn n’a-t-il pas été en quelque sorte victime de sa propre naïveté ? Ne s’est-il pas empressé de croire que le peuple partageait son opposition à l’usage de la force ? Sa générosité sincère, sa fougue démocratique et socialiste, ne l’ont-t-elles pas induit en erreur ? N’a-t-il pas fait un amalgame entre presse populaire belliqueuse et presse de qualité (et même presse populaire plus mesurée) ? On ne pourra jamais apporter de réponses satisfaisantes à toutes ces questions, tant les faits sont difficiles à établir. La presse agit sur l’opinion publique, mais elle est aussi très fortement influencée par elle. Faut-il condamner les médias pour avoir créé une ambiance propice à l’éclosion d’un sentiment nationaliste, ou, au contraire, féliciter certains journaux pour avoir su résister à la montée du nationalisme populaire et préserver un minimum de distance critique ? En tout cas, même si on peut ne pas partager la ligne du Times telle qu’elle apparaît dans les éditoriaux, on ne peut accuser le journal d’avoir caché l’existence d’idées contraires aux siennes. Il est faux de dire que le Times a participé à une entreprise de propagande, et il est faux de dire qu’il a tu les voix dissidentes. Ceux qui le prétendent ne font pas une distinction suffisamment claire entre la propagande, d’une part, et la libre expression d’une pensée éditoriale, de l’autre. Face au reportage des événements en fonction de leur importance et de leur intérêt pour les lecteurs, ils accusent les 1 Robert WORCESTER, directeur de l’institut de sondage MORI, décrit ainsi cet épisode : « On the second day of April President Galtieri of Argentina sent Argentinian troops into the Falkland Islands and Mrs Thatcher of course sent the task force down and all of that. On the Thursday in the House of Commons following the sending of the task force, Tony Benn, the former Cabinet Minister, on the basis of receipt of several hundred letters, waved a handful of letters and said, “ Public opinion is swinging massively against the war ”. The day after that, on the Friday, we published a poll in the Economist that said 78% of the British public were in favour of … approved of the sending of the task force to the Falklands. So I think that opinion polls in that instance, as a tool of political communications, had a very important role to enable politicians and the public to see what was truth, in terms of the measurement of the attitudes of the British public, rather than the manipulation — even though it might well have been well-intentioned — by a politician. » Transcription de l’enregistrement d’une intervention lors d’une table ronde organisée par le CRECIB (Centre de Recherche et d’Études en Civilisation Britannique) en septembre 1991 à Paris. Opposition et pacifisme politiques 68 journalistes de cacher des faits qui ne cadrent pas avec le point de vue de leur journal, alors qu’ils ne font qu’appliquer une autre échelle de valeurs. La plus grande manifestation pacifiste, qui a mobilisé entre 115 000 et 230 000 personnes, selon les estimations, a été reléguée à la dernière page par la nouvelle de l’invasion du Sud Liban par les Israéliens, campagne au cours de laquelle des milliers de Libanais devaient perdre la vie. Cette manifestation s’inscrivait dans une tendance de longue durée, celle de la croissance d’une opposition au maintien d’une force de frappe nucléaire. Elle n’était pas principalement dirigée contre le conflit aux Malouines. La décision de donner la une à l’invasion du Liban, avec la crainte d’une nouvelle guerre au Moyen Orient1, et non pas à la manifestation pour la paix à Londres, est difficilement critiquable. Une lecture soignée du Times permet d’affirmer que les informations sont là, et que les sources sont précisées. Par ailleurs, les commentaires et opinions sont clairement identifiés comme tels. Certes, les critiques de Dame Judith et de M. Benn furent dirigées principalement contre une presse populaire qui, pour la plupart, adopta un ton « va-t-en-guerre » assez saisissant, mais leurs propos auraient gagné en crédibilité s’ils avaient mieux fait la part des choses entre les différents médias en présence. 1 Ce sont les termes utilisés dans l’article en question par le correspondant du Times à Beyrouth, le journaliste de guerre très expérimenté, Robert Fisk. Chapitre IV Le Times a-t-il subi la fascination des armes ? Le bi-hebdomadaire satirique Private Eye comporte, depuis des années, une rubrique appelée « Pseud’s Corner »1, qui regroupe des textes sélectionnés et envoyés par les lecteurs en raison de leur caractère prétentieux. Le 21 mai, la vedette de la rubrique est allée à un texte de Gareth Parry, correspondant du Guardian à bord de l’Invincible, texte dans lequel il décrivait le vol gracieux des missiles dont était équipé son navire : « The twin Sea Dart missiles are automatically unsheathed and loaded on to their launcher in seconds. They move with a balletic grace which might have been choreographed especially for them. The tall, slim white painted killers train skywards, swoop to the port side and then to starboard with only a momentary pause2. » Ces quelques lignes traduisaient la fascination que ressentait l’auteur face à la beauté et à la sophistication impressionnante des armes modernes. On peut trouver, comme le lecteur de Private Eye qui proposait ce texte, que le style souffrait d’une certaine emphase. On peut constater que cette rubrique ne reprit aucun texte du Times pendant la guerre des Malouines, ce qui semble 1 « Pseud » est une expression péjorative signifiant une personne qui essaie, de façon prétentieuse, de briller par sa culture, son savoir etc. 2 Private Eye, 21 mai 1982, p. 6 La fascination des armes 70 laisser entendre que les articles qui y paraissaient n’atteignaient pas le même niveau de lyrisme que celui de M. Parry. Néanmoins, si le style des articles du Times n’était pas tout à fait le même que celui du Guardian dans l’extrait (assez peu représentatif, d’ailleurs) que nous avons reproduit, ils n’en partageaient pas moins cette grande fascination pour la nouvelle technologie militaire. La guerre des Malouines fut la première guerre dans laquelle on utilisa à une grande échelle les missiles modernes. Ce fut également la première fois depuis la Deuxième Guerre mondiale que deux forces navales importantes s’opposèrent. L’image des navires de guerre quittant le port naval de Portsmouth éveilla irrésistiblement le souvenir d’autres départs dans le passé, à cette différence près que l’appréhension n’était pas la même que quarante ans auparavant. Il y avait une certaine inquiétude, mais malgré l’inévitable anxiété des familles et des amis des militaires, l’ambiance générale était à l’euphorie. La situation était nouvelle, voire totalement inattendue, et la nouveauté est toujours la bienvenue pour un journaliste. Il devenait subitement possible de décrire les armes de guerre à un large public, et non plus simplement à un petit lectorat de spécialistes. Par ailleurs, de l’avis général, la simple menace d’utiliser ces armes allait suffire à faire renoncer la Junte, comme l’indiquait cette citation du Financial Times faite dans le Times : « the main aim of the British task force is simply to lend credibility to the immense diplomatic pressure which will be led by the United States1. » Par conséquent, il semblait peu probable que ces armes soient réellement utilisées pour tuer, et les journalistes en semblaient d’autant moins gênés pour les décrire, parfois assez longuement. Le départ des porte-avions La Presse abordait ainsi avec une relative sérénité le spectacle du départ des porte-avions Hermes et Invincible, accompagnés des frégates et autres navires de guerre qui devaient les escorter. La foule agita des drapeaux, et, dit-on, une jeune femme exprima son émotion en soulevant son chemisier 1 Le Times 6 avril 1982, p. 26 La fascination des armes 71 pour offrir aux marins des navires le spectacle de ses seins nus. Malgré cette diversion, les journalistes portèrent toute leur attention sur le spectacle militaire. Le lundi 5 avril, le correspondant militaire du Times Henry Stanhope décrivait l’activité débordante du port de Portsmouth où l’on s’affairait à charger les hommes et les équipements à bord des navires : « […] Sea King helicopters crouched like insects on the wide flight decks of Hermes. Eight Sea Harriers screamed on to the 19,500-ton Invincible in the morning from their Yeovilton headquarters and a similar number on to Hermes. Red flags fluttered on all ships to signal that ammunition was being loaded1. » Une grande photographie à la une montrait des avions Sea Harriers et des hélicoptères Sea King sur le pont du Hermes. Le lendemain, la première page montrait une photographie du navire en train de quitter le port, avec la légende : « Destination, the South Atlantic. Britain’s biggest warship, HMS Hermes (28,700 tons) moves majestically out of Portsmouth. »2 On peut signaler l’utilisation du mot majestically qui n’est pas un adjectif objectif au même titre, par exemple, que 19,500-ton. Il s’agit d’un terme axiologique affectif, pour reprendre la terminologie de C. Kerbrat-Orecchioni3, c’est-à-dire non seulement un terme qui porte un jugement sur la chose concernée (ici un jugement nettement mélioratif) mais qui, en plus, indique une réaction émotionnelle de la part de l’énonciateur. John Witherow, le correspondent du Times à bord de l’Invincible décrivit ainsi le départ du deuxième porte-avions britannique : « Three Harrier vertical take-off fighters, armed with Sidewinder missiles, stood on deck. At the stern were four Sea King helicopters, their rotor blades strapped back. The motto for the helicopter 820 Ringbolt squadron, in which Prince Andrew is a sub-lieutenant pilot, is ‘Shield and Avenge’. Their job will be to seek out and destroy Argentine submarines if the decision is taken to recapture the islands by force. Eventually the great ship cruised away from the small chaseboats crowded with cameramen, past the old sea forts and the salvage work on Henry VIII’s flagship Mary Rose4. » 1 Henry STANHOPE, le Times April 5, p. 1 Le Times 6 avril 1982, p. 1 3 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI. L’énonciation: de la subjectivité dans le langage. Paris : Armand Colin, 1980, p. 73. 4 John WITHEROW, Le Times 6 avril 1982, p. 1 2 La fascination des armes 72 Nous avons déjà commenté les évocations de la tradition navale très ancienne de la Grande-Bretagne dans le discours du Times. Cette allusion, qui peut paraître tout simplement dictée par les besoins de la description géographique, n’était certainement pas fortuite. Elle donnait à l’événement sa dimension historique, le plaçant ainsi dans le contexte glorieux de l’histoire de la Marine Royale. Dans cet esprit, les avions de chasse, les missiles Sidewinder, et les hélicoptères, avec leur devise un peu médiévale de « protéger et venger », étaient les dignes successeurs des navires et canons qui avaient joué un rôle si important dans l’histoire de la Grande-Bretagne. La compétence des hommes — la qualité de l’équipement Une fois en mer, les préparatifs de guerre commencèrent immédiatement. A bord de l’Invincible, John Witherow décrivit l’entraînement des pilotes des avions à décollage vertical, les Harrier. Il indiqua que les hommes étaient très fiers de leurs machines, et n’entretenaient guère de doute sur leur supériorité. Il cita l’un des pilotes à ce sujet : « He said they had trained against a United States ‘aggressor’ squadron flying F5s in Britain and Sardinia and had ‘wiped the table’1. » D’autres articles présentaient les diverses options disponibles et les illustraient avec des photographies de Marines en manœuvres et des graphiques comparant les forces britanniques et argentines. L’impression d’ensemble était celle d’une nette supériorité britannique en termes d’équipement et d’entraînement. Les articles de Witherow mirent l’accent sur l’efficacité, décrivant la façon dont on préparait les hommes et les navires pour leur rôle guerrier. Les vêtements de protection contre l’incendie et les explosions avaient été distribués, et tous les éléments de confort qui pouvaient gêner la poursuite des combats supprimés. Cette image d’efficacité et de professionnalisme fut renforcée dans un autre article décrivant les techniques utilisées par la Marine Britannique pour effectuer le ravitaillement en mer. La haute compétence des marins britanniques était soulignée : « [British skill at refuelling at sea] at high speed, while zigzagging and in the dark, has been the envy of other navies, including those of the superpowers, for many years. [ It ] does not 1 John WITHEROW, Le Times 7 avril 1982, p. 4 La fascination des armes 73 in fact involve any great mechanical or technological magic, just first-class seamanship1. » Par coïncidence, l’accent mis sur la compétence supérieure des marins de la Royal Navy fut rappelé deux jours plus tard dans un article commémorant une bataille navale qui avait eu lieu 200 ans plus tôt. Il s’agissait d’une bataille décisive remportée par l’amiral Lord Rodney contre la flotte française des Antilles grâce à une stratégie insolite mais efficace.2 Ce compte rendu historique permettait encore une fois de situer l’actualité navale dans une longue tradition d’excellence maritime. La qualité de l’équipement moderne de la force navale d’intervention britannique continua d’être l’un des thèmes favoris de l’envoyé spécial du Times, et la confiance dans la qualité du dispositif britannique, qu’il semble avoir partagée avec l’équipage, a permis un grand optimisme : « Harrier jets rocketed targets off HMS Invincible today […]. It was the first time the Harriers have used the two inch rockets at sea and the tests proved so successful that a target towed 300 yards behind the ship was blown out of the water. The jets screamed low over the ship, circled and then came into attack firing anything between one and nine rockets. Most were very close to the target. ‘If I was an Argentinian I’d be on my bike3 cycling west’ Commander Francis Milner, in charge of air operations, said4 . » Il n’y eut pas d’autres photographies des navires de la force navale d’intervention avant le 19 avril, date à laquelle, en première page du Times, figurait un cliché montrant quatre navires de guerre, sur une mer calme et sous un ciel paisible de fin de journée. Le texte de la légende soulignait cette impression de calme : « Plain sailing: The British task force heads for the Falklands across a tranquil evening sea »5. Les préparatifs mouvementés des premiers jours semblaient avoir cédé la place à une confiance sereine : une « Force Tranquille ». 1 John CHARTRES, Le Times 8 avril 1982, p. 5 Le Times 10 avril 1982 3 Il s’agit sans doute d’une allusion à l’expression célèbre de M. Norman TEBBIT qui enjoignit aux chômeurs de prendre leur vélo (“get on their bikes”) pour aller chercher du travail. C’est un exemple intéressant de la manière dont le lexique de la politique pouvait pénétrer le discours militaire. Dans de nombreux cas, c’est dans l’autre sens que cela se passait, le vocabulaire militaire étant adapté à la vie civile. On notera le cas d’une vieille dame qui refusait un ordre d’expropriation déclarant une « zone d’exclusion totale » autour de sa propriété (le Times, 10 mai 1982, p. 3) 4 John WITHEROW, le Times, 10 avril 1982, p. 22 5 Le Times 19 avril p. 1 2 La fascination des armes 74 L’équipement des Argentins Les armements modernes dont disposaient les Argentins furent évoqués le 21 avril lorsque Henry Stanhope, le correspondant militaire du Times, fit allusion aux missiles guidés Sea Dart qu’avait vendus la Grande-Bretagne à l’Argentine peu avant le début de la crise. L’article décrivait longuement les performances de ces projectiles : « Travelling at twice the speed of sound, Sea Dart is guided by radar to its target aircraft […]. But it can also be directed to plunge down from a great height on to other ships, powered by its ramjet engine to hit the deck or superstructure with disabling force1. » M. Stanhope estimait que les Argentins n’avaient pas disposé d’un temps suffisant pour bien maîtriser ce missile, et il pensait que ce facteur en réduirait l’efficacité. Il comparait Sea Dart au missile français Exocet qui équipait sept navires argentins.2 L’Exocet, écrivait-il, avec une prescience assez remarquable, était plus lent, mais restait très dangereux : « Sea Dart might make a warship hors de combat; but Exocet — if it escapes the Sea Wolf anti-missile missiles on the task force’s Type 22 frigates — could actually sink it3. » L’article était illustré par une photographie d’un missile Sea Dart. Des informations techniques concernant l’armement de la marine furent même rapportées à la première page, lorsqu’on annonça que la flotte devait recevoir un nouveau type de torpille, le Sting Ray, et que les Harriers de la RAF qui accompagnaient la marine devaient également recevoir des missiles air-air Sidewinder. La spéculation quant à la possible annonce d’une zone d’exclusion aérienne entraîna de nouvelles descriptions des armes de la Task Force, et, dans le détail, de l’équipement de l’armée de l’air argentine, qui n’avait encore suscité que peu de commentaires, sans doute parce que la force navale et ses avions de combat avaient été jusqu’alors hors de portée.4 On y revint quelques jours plus tard, le 29 avril, lorsque la zone d’exclusion totale fut 1 Le Times, 21 avril, p. 6 Le monde ne savait pas encore que l’Argentine disposait de missiles Exocet aéroportés opérationnels 3 Le Times 21 avril, p. 6 4 Le Times, 23 avril, p. 1 2 La fascination des armes 75 annoncée. Toujours à bord de l’Invincible, John Witherow fit une nouvelle fois allusion au bruit assourdissant des avions Harrier passant au-dessus des navires1. L’humour était encore possible. En effet, le 26 avril, la première page du numéro du Times montrait une photographie des cuisiniers militaires à bord du Canberra, vêtus des uniformes blancs de leur métier, portant d’énormes mitrailleuses.2 Dès le lendemain, cependant, ce type d’armes fut effectivement utilisé lors de la reprise de l’île de la Géorgie du Sud. On ne donna que peu de détails, et rien ne vint rappeler la fascination des armes modernes qu’on avait pu entrevoir depuis le début de la crise. Sans doute cela s’explique-t-il par le fait que les accrochages autour de la Géorgie du Sud avaient mis en jeu surtout des armes classiques — bombardement naval ainsi que mitrailleuses et lance-roquettes héliportés — et non pas les missiles ultra-sophistiqués, comme les Exocet, Sidewinder et Sea Dart. Vers la fin du mois d’avril, il y eut une baisse d’intérêt pour les reportages militaires, sans doute parce que l’activité diplomatique battait son plein. Le Times continua à montrer de temps à autre des photographies de navires de guerre : une de l’Intrepid, navire de même classe que le Fearless, l’autre, le 30 avril, du porte-avions l’Invincible, mais la première n’occupait pas une place très prééminente, et la seconde illustrait un article consacré, non pas directement au conflit en cours, mais au budget du ministère de la Défense. 1 Il est intéressant de noter que les avions sont presque toujours almost décrits come « screaming ». De même, les journalistes disaient à plusieurs reprises que les Marines allaient « storm ashore" » (Le Times 6 avril, et ensuite « storming South Georgia », le Times, 7 avril p. 5). Il semblerait que les correspondants de guerre sont au moins aussi vulnérables à l’attrait des phrases toutes faites que leurs collègues dans d’autres circonstances. 2 Le Times, 26 avril 1982, p. 5 La fascination des armes 76 La description des armes dans le Times après le début des hostilités La reprise d’une activité militaire d’envergure, lorsque les marines et les armées de l’air des deux belligérants commencèrent les combats au tout début du mois de mai, fut accompagnée d’un regain d’intérêt pour les armes de guerre, même si la diplomatie restait le principal sujet à la une. Le ton n’était plus tout à fait le même, comme on peut s’en rendre compte à la lecture de cette dépêche envoyée par John Witherow : « The first wave of Invincible’s Harriers took off with a tremendous roar shortly before dawn, and wheeled away towards Port Stanley, many miles away, to provide air cover for Harriers bombing the airfield. […] Argentine fighters kept screaming in, loosing off missiles, then evading missiles1. » La première page, ainsi que la page 2, rapportaient les exploits du pilote qui avait abattu un Mirage argentin. Le lieutenant Penfold dit aux journalistes, « I locked a Sidewinder missile into his jet wake and, after three or four seconds, the missile hit. There was an enormous explosion and I felt quite sick »2. Il rapporta à John Witherow : « I saw my missile hit the back of the enemy aircraft and it exploded just as advertised. The rear of the plane was engulfed in flames […] »3 La page 2 montrait des photographies d’un avion bombardier Vulcan (« a training picture of a Vulcan dropping its load of bombs with devastating effect »), d’un Mirage argentin, ainsi que d’un avion bombardier argentin Canberra B2. En vis-à-vis, à la page 3, le Times publia un diagramme présentant l’équilibre des forces dans l’Atlantique Sud4. On s’interrogeait également sur les risques que couraient les avions britanniques. Étaient-ils aussi vulnérables aux missiles air-air que les avions argentins ? Un article du même jour suggérait que les Harriers étaient bien plus difficiles à abattre de cette façon: « With the exception of the Russian Yakovlev Yak 36MP, it is the only high-speed aircraft in the world which can […] ‘viff’ (vector in forward flight) - that is ‘stop’ in mid-air and swerve acutely sideways, all of which makes it a frustrating target for heatseeking missiles5. » 1 John WITHEROW, le Times, 3 mai, 1982 p. 1 Le Times, 3 mai 1982, p. 1 3 Le Times, 3 mai 1982, p. 2 4 « Balance of Power in the South Atlantic » 5 Le Times, 3 mai, 1982, p. 3 2 La fascination des armes 77 La première place à la une fut ensuite prise brièvement par le torpillage du croiseur argentin General Belgrano. Le correspondant du Times spécialisé dans les questions de Défense, Henry Stanhope, y décrivit les torpilles Tigerfish Mark 24 qui, croyait-il, avaient été utilisées par le sous-marin Conqueror lors de cette attaque. On apprit par la suite que le capitaine du sousmarin leur avait finalement préféré de vieilles torpilles plus fiables1. La destruction du Sheffield commentée et expliquée dans le Times Le 5 mai, on apprit la nouvelle du triomphe de la technologie des missiles modernes avec l’attaque contre le HMS Sheffield. Après cette date, la fascination pour les armes modernes dont avait témoigné le texte de Gareth Parry fit place à un sentiment de respect devant leur immense pouvoir destructeur, menace qui n’avait pas été suffisamment appréciée des médias et du public auparavant. L’amiral Lewin raconte qu’il a appris la perte du Sheffield avec une sorte de soulagement, parce que, dit-il, cet incident soulignait le danger très réel auquel les navires de la force d’intervention étaient confrontés2. Le Times, comme ses confrères, se chargea d’expliquer à son lectorat la technique utilisée par les Argentins pour atteindre les navires britanniques. D’autres articles expliquaient les choix techniques qu’avaient faits les architectes de la Royal Navy, notamment en ce qui concerne les matériaux utilisés pour la construction des superstructures. On s’interrogea sur le bienfondé de l’utilisation de l’aluminium. En effet, l’utilisation d’alliages d’aluminium permettait d’envisager un compromis entre le poids et la robustesse. En revanche, elle augmentait le risque d’incendie. Or, on constata que le Sheffield avait continué à brûler longtemps après l’attaque, et que c’était bien ces incendies qui avaient mis le navire hors d’état de fonctionner. La fin du lyrisme ? Le lyrisme que nous avons évoqué au début de ce chapitre semblait s’être évanoui. Lorsque les articles des correspondants de guerre se permettaient encore une pointe de lyrisme, comme ce fut le cas lorsqu’ils décrivaient l’éclairage donné par les balles traçantes qui montaient « avec 1 2 Le Times, 4 mai, 1982, p. 2 Cité in Denys BLAKEWAY. The Falklands War. Londres : Sidgwick & Jackson, 1992, p. 105 La fascination des armes 78 paresse » vers leurs cibles, ou encore lorsqu’il rendaient compte des bombardements, ils adoptaient un ton beaucoup plus sombre. Il y avait peut-être une raison particulière à cela : à partir de cette étape du conflit, les correspondants eux-mêmes furent menacés directement et personnellement par les armes qu’ils décrivaient. Ils pouvaient alors considérer les armes britanniques, non plus comme des exemples fascinants d’armes hautement technologiques, mais plutôt, et tout simplement, comme des moyens de défense dont pouvait dépendre leur propre vie. Les correspondants étaient logés à la même enseigne, littéralement sur le même bateau, que les militaires de la force d’intervention, notamment lorsqu’ils se trouvaient dans la baie de San Carlos Water et connaissaient la peur des attaques aériennes au même titre que les marins. Il est sans doute difficile, dans ces circonstances, de décrire les armes avec le même détachement que lorsqu’on écrit un article sur les nouveautés montrées aux meeting aériens de Farnborough ou du Bourget. Certains correspondants devaient vivre des expériences comparables à terre, notamment au cours des combats autour de Goose Green. Il est possible qu’ils aient parfois exagéré les risques personnels auxquels ils furent exposés. Le lieutenant Tinker, dans le recueil posthume de lettres et de notes de son agenda que publia son père après le conflit, fit des remarques assez cinglantes à ce sujet. Cependant, certains journalistes furent réellement en danger, et certains des comptes rendus qu’ils firent de leurs expériences et de la façon dont ils avaient à plusieurs reprises frôlé la mort, étaient sans doute véridiques. On pense en particulier à Robert Fox de la BBC, qui accompagna les soldats lors de la bataille de Goose Green. Il n’y a rien d’étonnant donc à ce que les descriptions aient été parsemées de mots comme « deadly », et « lethal ». On retrouve parfois un ton lyrique, à la fois émerveillé et effrayé, dans les dépêches écrites lors des batailles livrées sur les hauteurs menant vers Port Stanley, qui eurent lieu presque exclusivement la nuit. Il y était question de balles traçantes partant dans l’obscurité comme des serpents, et d’explosions de l’artillerie figeant sur la rétine des images fugaces et terrifiantes, mais l’impression de beauté était, dès lors, tempérée par la perception du pouvoir de destruction effroyable de ces armes. La fascination des armes 79 L’heure des combats vit également des articles rapportant la découverte de stocks de napalm dans les dépôts de munitions argentins, et, dans le Guardian, des articles réagissant contre l’utilisation par les Britanniques de bombes à fragmentation (cluster bombs). Ces armes n’avaient rien de la beauté d’un missile en vol, ni ne témoignaient d’une technologie avancée dont on pouvait être fier. On peut d’ailleurs souligner que le Times n’exprimait pas la même gêne que son confrère le Guardian devant l’utilisation de ces armes si peu « fair-play ». Conclusion Le Times ne rechignait pas à décrire les armes de guerre, ni à en publier des photographies. Cependant, il les présentait plutôt à titre d’information. Seules quelques références stéréotypées dans les articles des correspondants de guerre témoignaient d’une fascination comme celle que M. Parry avait subie. Encore faudrait-il préciser que c’était surtout les avions de guerre qui les fascinaient. Les expressions toutes faites abondaient dans les descriptions qu’ils en faisaient : les avions vrombissaient et virevoltaient dans le ciel, les missiles étaient meurtriers. En dehors des dépêches des correspondants de guerre, il n’y eut rien dans le Times qui permettait de penser qu’il était particulièrement fasciné par les armes. Il expliquait leur fonctionnement, surtout lorsque cette explication permettait de mieux comprendre les événements, comme ce fut le cas, par exemple, après le choc de l’attaque Exocet qui endommagea le Sheffield. Toutefois, si des photographies de bâtiments de la force navale d’intervention furent souvent montrées dans le Times, ce fut davantage pour symboliser la puissance navale, et la détermination de s’en servir s’il le fallait, que pour exalter les armes en tant que telles. Chapitre V Images des pays acteurs : Argentine, États-Unis, Royaume-Uni Images de l’Argentine La distinction entre le peuple argentin et la Junte Dès le début du conflit, l’éditorialiste du Times prit soin de préciser que l’hostilité britannique envers la Junte ne se dirigeait pas contre le peuple argentin. Il écrivait : « It should be made clear … that we have no quarrel with the good people of Argentina »1. Cette expression ne doit sans doute pas être interprétée de façon restrictive, laissant entendre que la Grande-Bretagne était brouillée avec les mauvaises gens de l’Argentine ; au contraire, elle s’applique vraisemblablement au peuple argentin entier. Il s’agissait plutôt d’un qualificatif paternaliste, qui établissait un contraste entre les bonnes gens ordinaires d’un côté, et la Junte de l’autre. C’est un point de vue que l’éditorialiste rappela à plusieurs reprises, ce qu’il reconnut explicitement dans un éditorial écrit à la mi-mai : 1« We are all Falklanders Now », The Times, 5 avril 1982, p. 9 Images des pays acteurs 81 « We have many times said that we have no quarrel with the Argentine people, and that we are limiting our actions against them to what is strictly necessary for the recovery of the Falkland Islands1. » Le 3 juin 1982, dans un éditorial intitulé « A Test of Generalship », il reprit les mêmes termes pour souligner la distinction qu’il convenait de faire entre le peuple et l’action inacceptable de ses dirigeants : « There is no quarrel with the people of Argentina, only with the decision of their leaders to attack our people2. » La Junte qui gouvernait le pays — ce triumvirat représentatif des trois armes — fut systématiquement qualifiée de dictatoriale et tyrannique. C’est un point de vue que l’éditorialiste supposait partagé par ses lecteurs. L’éditorialiste précisa qu’il était particulièrement important, de distinguer entre la Junte et les Argentins en général, mais que c’était difficile, dans la mesure où le peuple avait apparemment manifesté son approbation, sous forme de manifestations populaires de soutien à l’invasion des îles Malouines : « There has been dancing in the streets. Poor Argentina, it has little enough to dance about today. It is more particularly important to make a distinction between the Junta and the people of Argentina in view of the scenes of celebration there which greeted the news of invasion3. » Ce distinguo pourrait, à première vue, sembler quelque peu contradictoire. Après tout, si le peuple donnait son soutien enthousiaste à l’initiative militaire de la Junte, pourquoi donc fallait-il le disculper, et maintenir à tout prix cette distinction ? L’éditorialiste soutint systématiquement, et tout au long du conflit, qu’il était tout à fait naturel que le peuple argentin accueille l’invasion des Malouines, puisqu’elle représentait une des rares bonnes nouvelles dont il pouvait se réjouir dans une situation par ailleurs assez désespérante, dont la Junte devait assumer la principale responsabilité. L’Argentine, laissait entendre l’éditorialiste, était un pays digne de pitié — car là est certainement le sens de l’épithète affectif « poor » dans « poor Argentina … ». Il signalait que la Junte le savait très bien, et 1« A Sense of Proportion », 18 mai 1982, p. 15 A Test of Generalship », 3 juin 1982, p. 13 3« We are all Falklanders Now », 5 avril 1982, p. 9 2« Images des pays acteurs 82 suggéra que toute l’affaire avait été « montée » par elle pour détourner l’attention du peuple de ses échecs et faire oublier sa cote de popularité catastrophique dans le domaine des affaires intérieures. Il estimait que le soutien enthousiaste du peuple devait être interprété à la lumière de cette situation, et que, par conséquent, il était difficile de l’en blâmer. C’était passer quelque peu sous silence le fait que l’attachement affectif du peuple argentin pour les îles Malouines était très fort. A titre d’exemple, le Times précisait que les enfants apprenaient dans les écoles argentines que la Grande-Bretagne avait illégalement saisi les îles par la force en 1832, et que, depuis lors, l’état argentin avait été privé d’un territoire qui lui appartenait. Leurs maîtres affirmaient que les Malouines étaient géographiquement liées à l’Argentine par un prolongement du plateau continental. On rapportait même dans le Times Diary que, selon les livres argentins de socio-linguistique, la langue parlée aux Malouines était un dialecte de l’espagnol argentin du littoral. On comprend mieux, à la lumière de cette information, l’expérience troublante d’un soldat argentin lorsqu’il débarqua à Port Stanley peu après l’invasion : « The first thing that struck me when we arrived at Puerto Argentino was how English it all looked. There was nothing Argentine there. I can remember picking up a box of nails which had ‘Made in England’ on them. So then you start thinking where am I? What is this? They didn’t even speak Spanish. They were afraid of us. They didn’t like us. But it turned out that the people who we were supposedly there to defend, namely the Islanders, weren’t really our people at all […]1. » Cette perception du puissant sentiment d’injustice que ressentaient les Argentins devant l’occupation britannique des îles Malouines n’était que très rarement évoquée dans le Times2. L’idée qui fut mise en avant pour expliquer l’action argentine était que la Junte l’avait ordonnée pour gagner le soutien du peuple, un peu à la manière des circenses de l’histoire de Rome, ou des guerres planifiées du 1984 de George Orwell. 1 Horacio BENITEZ in BILTON & KOSMINSKY (eds). Speaking Out—Untold Stories from the Falklands War. Londres : André Deutsch, 1989, p. 184 2 Notons cependant dans « A Moral for Mr Haig »: « There is the historic right of Britain, under international law, to her presence in the Falklands ; it is set against the historic Argentine claim, never tested in law, but emotionally strong. » Images des pays acteurs 83 Images de la Junte a) Desaparecidos, « sale guerre » et Astiz La Junte elle-même fut présentée comme un régime fasciste particulièrement déplaisant, qui n’accordait que très peu de liberté aux gens sur lesquels elle exerçait son pouvoir dictatorial, allant même jusqu’à enlever et tuer (en Argentine on disait « faire disparaître ») tous ceux qui osaient s’y opposer : « The people of Argentina are again today on their knees under the rifle butts of a military tyranny which has introduced a sinister new idiom to their language—’the disappeared ones’1. » Le thème des desaparecidos fut assez régulièrement soulevé pendant les premiers jours du conflit, c’est-à-dire au cours de ce qu’on pourrait appeler la phase pédagogique dans les médias. Ce côté sinistre de la Junte devait revenir sur le devant de la scène lorsque Alfredo Astiz2, connu sous le surnom de « l’Ange de la Mort » à cause du contraste entre sa beauté physique et sa participation cruelle à la « sale guerre » des années 1970, fut fait prisonnier lors de la reprise de la Géorgie du Sud. On pensait Astiz responsable de l’arrestation et de la disparition d’une Suédoise de 17 ans en 1977, ainsi que de la torture et du meurtre de deux religieuses françaises. Le gouvernement suédois demanda l’extradition d’Astiz, mais le gouvernement britannique, invoquant la Convention de Genève, appliqua à la lettre le règlement concernant le traitement des prisonniers de guerre. Cette décision fut largement reprise et commentée dans les médias.3 L’histoire de la « sale guerre » argentine, et en particulier la réputation personnelle de tortionnaire et d’assassin du Marine argentin, furent rappelées comme éléments d’information indispensables à une bonne compréhension de cette « affaire Astiz ». 1« We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 Astiz fut identifié par la presse parfois comme capitaine, parfois comme lieutenantcommander. Martin MIDDLEBROOK, dans son livre The Fight for the Malvinas, précise qu’il était un teniente de navío, un rang hiérarchiquement inférieur à celui de capitaine ou lieutenantcommander, équivalent à celui de naval lieutenant dans la Royal Navy. MIDDLEBROOK. The Fight for the Malvinas. Londres : Viking, 1989, p. 11 3 voir l’éditorial « Protecting Prisoners’ Rghts », 11 mai 1982, p. 13 2 Images des pays acteurs 84 b) Le caractère insaisissable de la Junte On présenta également la Junte comme une instance sans réelle cohésion ni véritable pouvoir affirmé, surtout lorsqu’il devint clair que certains résultats de la négociation semblaient acceptables à la Junte, ou à certains membres de la Junte, alors qu’il furent rejetés sans ménagement par d’autres. Selon le Times, ces frictions internes affaiblissaient la Junte, et la rendaient incapable d’agir de façon décisive. Par ailleurs, l’éditorialiste estimait qu’elle était incapable de comprendre l’importance de la réaction britannique et internationale à leur invasion. Il semble qu’elle fut réellement surprise par la rapidité de la réaction britannique et par l’ampleur du soutien accordé par l’Europe et les États-Unis : « [One] difficulty is the nature of the Argentine junta, which the Americans seem now to have discovered is riven with rivalries, distrust, and other weaknesses. It is said to be an extremely fragile group of men, lacking in confidence, shifting positions, abashed by the scale of international opprobrium which its invasion has incurred. Such men are dangerous.1 » Une autre critique adressée par le Times à l’encontre de la Junte et du peuple argentin tout entier était celle de son instabilité et de son immaturité. Ce reproche fut évoqué notamment dans le contexte de l’histoire de querelles frontalières impliquant l’Argentine : « The Argentines have hardly ever stopped squabbling about boundaries in their short history2. » Le mot « squabble » évoque des disputes puériles ou enfantines, et la suggestion implicite d’immaturité était renforcée par la référence à l’histoire courte du pays. En faisant allusion à la jeunesse de l’état argentin, l’éditorialiste invitait la comparaison avec la Grande-Bretagne, pays fier de sa longue histoire et avec son sentiment profond de la tradition. Lâcheté ? Non seulement la Junte était immature et instable aux yeux du journal, mais aussi d’une grande lâcheté : 1 « In Freedom's Cause », 15 avril 1982, p. 11 We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 2« Images des pays acteurs 85 « It would be surprising if the Argentine leaders did not use the Falklanders as hostages, sheltering behind them like any cheap gangster grabbing the nearest body to shield him when caught in the act of robbery1. » Cette allégation extrême et insultante ne semble pas avoir été justifiée par les faits. Il semble que, en règle générale, les forces argentines sur les îles se soient comportées assez correctement, envers les forces armées britanniques comme avec les Falklandais (à l’exception des quelques cas de vol et de vandalisme commis par des soldats à la dérive dans des maisons abandonnées). Il y avait, certes, des allégations de mauvais traitement de la part des Argentins, concernant la façon dont certains officiers argentins traitaient leurs hommes. Cependant, ils montraient qu’ils savaient respecter les valeurs du courage et de dignité humaine en temps de guerre, donnant, par exemple, au pilote britannique abattu au cours des premiers raids aériens sur Goose Green, un enterrement militaire avec tous les honneurs habituels. De même, les commandos argentins qui prirent Government House déclarèrent aux Marines défaits qu’ils pouvaient être fiers de la façon dont ils s’étaient comportés pendant les combats. Le sergent Lou Armour des Royal Marines, relatant cet épisode, rapporta comment le commandement argentin manifesta son sens de l’honneur : « … They made us lie down. Suddenly you’re in their hands. There were two APCs [armoured personnel carriers] of theirs hit; they must have lost guys in them2. There were three casualties lying in the garden of Government House. You think: What sort of mood are they going to be in when their oppos [mates] are shot up? When we were actually lying down I felt a bit humiliated but I also felt apprehensive about what was going to happen next. One of the Argentine officers came along and actually struck one of the guards and said that we shouldn’t lie down, that we should be proud of what we’d done3. » Plus tard dans le conflit, le courage dont faisaient preuve les pilotes argentins lorsqu’ils attaquaient les navires de guerre britanniques fit une 1 Ibid. 2Apparemment il se trompait à ce sujet, tout au moins si le livre de Martin Middlebrook est exact, ce qui semble être le cas. Un seul Argentin, le Lieutenant-Commander Giachino, est mort, dans le jardin de la Government House. Cependant, il semble que les Marines, ainsi que les habitants qui virent l’attaque menée par ces derniers sur les véhicules blindés amphibies argentins croyaient que cette attaque avait entraîné la mort de soldats argentins dans un des véhicules. Martin MIDDLEBROOK. op. cit., p. 37 3 BILTON & KOSMINSKY (eds.). Speaking Out—Untold Stories from the Falklands War. Londres : André Deutsch, 1989, p. 233 Images des pays acteurs 86 grande impression sur tous ceux qui en étaient témoins, et cette impression fut rapportée dans le Times, ainsi que dans toute la presse, les dépêches qui décrivaient l’audace des pilotes argentins ayant été partagées selon l’accord du pool. Toute suggestion de lâcheté, comme celle à laquelle nous faisons allusion, aurait paru alors invraisemblable. Certes, il s’agissait bien dans ce cas des pilotes de l’armée de l’air et non pas de la Junte militaire, mais il n’était plus possible d’accepter des idées préconçues quant au courage des Argentins. Un certain sentiment anti-latin dans le Times ? Il est tentant de rappeler à ce sujet le mépris pour les peuples latins qui a trop souvent marqué la mentalité britannique. Il suffit de penser à la façon dont les actualités présentaient les « Eyties » pendant la Deuxième Guerre mondiale, et la réputation de lâcheté dont les Italiens furent affublés à la suite de leur rôle assez confus vers la fin de cette guerre. Cela se manifestait notamment dans d’innombrables plaisanteries — sans doute passées de mode maintenant, ou, ce qui est plus probable, recyclées pour s’attaquer à de nouvelles cibles — qui prenaient pour thème d’humour cette prétendue lâcheté. Il est intéressant à ce sujet de mentionner une conversation rapportée par le journaliste Hugo Young dans sa biographie politique de Margaret Thatcher, One of Us. La question des origines ethniques fut soulevée au cours de cette conversation, et l’un des participants à la discussion affirma que les Argentins étaient un mélange, pour moitié de sang espagnol, et pour l’autre moitié de sang italien. Si le sang espagnol dominait, dit-il, les Argentins se battraient, mais si c’était le sang italien qui prenait le dessus, ils ne se battraient pas. Les allégations d’immaturité s’accompagnèrent parfois de la suggestion que beaucoup des personnages historiques de l’Argentine avaient été des gens assez peu recommandables, quoique ce thème fût limité au Times Diary, et encore ne s’agit-il que de quelques brèves allusions. L’un de ces personnages était le général Belgrano. On l’y décrivit comme l’une des figures les plus présentables de l’histoire argentine, laissant ainsi entendre que d’autres, beaucoup moins recommandables, avaient émaillé son passé. On peut citer à ce sujet l’extrait d’un article du Times Diary du 6 avril qui présente l’histoire d’une façon particulièrement négative : Images des pays acteurs 87 « It is symptomatic of the Argentine’s criminal seizure of the Falklands that they should have chosen to rename Port Stanley in honour of a ruthless murderer who committed one of the beastliest crimes the islands have ever known. Port Stanley is, for the present, called Puerto Rivero. Rivero, now regarded as an Argentine folk hero, was a gaucho who, with some of his fellows, murdered Captain Matthew Brisbane, an Irishman who had been put in charge of fishing from the Falklands in 1833. Rivero and his friends had demanded to be paid in silver instead of paper money and Brisbane, having refused, was callously slaughtered with two of his colleagues1. » « Bean-eaters » et « Argies » L’un des articles envoyés par le correspondant du Times à bord de l’Invincible, John Witherow, mentionnait le surnom de « bean-eaters » (mangeurs de haricots) que l’on donnait apparemment aux Argentins. C’était dans le cadre d’un article sur la prise de conscience, de la part des militaires britanniques, de la valeur des pilotes argentins. En effet, ceux-ci venaient de montrer, par les raids qu’ils avaient menés contre les bâtiments de la Royal Navy, que les Britanniques avaient sous-estimé leur courage et leur compétence, et que, par conséquent, le surnom était injustifié. Aucune explication ne fut donnée quant à l’origine de ce surnom. Les Argentins ne sont pas le seul peuple américain à se nourrir de haricots. Par ailleurs, M. Witherow n’expliqua pas en quoi la consommation de haricots pouvait affecter la compétence et le courage des pilotes. Le surnom le plus connu et le plus répandu des Argentins était certainement celui de « Argies ». Il ne semble pas que ce surnom ait été beaucoup utilisé avant 1982, en dehors des îles Malouines ou de la communauté anglo-argentine à Buenos Aires. En tout cas, ce surnom fut popularisé par la presse populaire, qui en fit grand usage. Il permit un certain nombre de jeux de mots, notamment autour de l’expression « argy-bargy », qui veut dire « bagarre » ou « remue-ménage », coïncidence qui fit le bonheur des auteurs de la presse populaire. En effet, cette association, avec l’assonance de « Argies » et « barge », permettait des expressions telles que « The Argies barged in »2. 1Le Times, 6 avril 1982, p. 8 Expression utilisée par un militaire interviewé lors d’une émission de télévision sur le conflit. Elle fut également utilisée dans le Sun et ses confrères de la presse populaire à sensation. 2 Images des pays acteurs 88 Mais, dans le Times ce terme est pratiquement absent. Signalons toutefois un pastiche du poème de Kipling, « The Dutch in the Medway » proposé par l’amiral Hervey et publié au courrier des lecteurs du 21 juin, dont nous reproduisons la première strophe à titre d’exemple : « If wars were won by boasting, Or victory by a speech, Or safety found in voting sound, How long would be our reach! But honour and dominion Are not maintained so, They’re only got by sword and shot, And this the Argies know! 1» Le Times n’utilisait pas d’expressions de ce type. Un autre qualificatif péjoratif, que l’on pouvait parfois retrouver dans la presse populaire, est « dago ». « Dago » renvoie généralement aux Espagnols, mais peut s’étendre à d’autres Méditerranéens ou à des Sud-Américains. Ce terme est totalement absent dans le Times. Les Argentins, un peuple orgueilleux ? Le Times Diary publia quelques « plaisanteries argentines ».88 Ce type de plaisanterie n’apporte en général qu’une vision stéréotypée de la façon dont les habitants d’un pays se voient, ou sont vus par les autres. Pourtant il n’est pas inintéressant de connaître ces stéréotypes. Voici ces quelques boutades ou plaisanteries : « Go south, Argentina is the first white nation » « Argentines are what you get when you feed Italians on good red meat » 1 Rear-Admiral John HERVEY, courrier des lecteurs, le Times, 21 juin 1993, p. 11. A titre de comparaison, voici le premier verset du poème original : If wars were won by feasting, Or victory by song, Or safety found in sleeping sound How England would be strong! But honour and dominion Are not maintainèd so. They’re only got by sword and shot, And this the Dutchmen know! » Rudyard KIPLING. « The Dutch in the Medway (1664-72)» Images des pays acteurs 89 « At a match in Rome one Argentine says to another, “Have you noticed […] how all the Italian players have Argentine names ?”1 » L’éditorialiste décrivait les Argentins eux-mêmes comme des gens arrogants et orgueilleux qui prétendaient jouer un rôle prédominant en Amérique du Sud : « The Argentine personality may not yet, in such an unstructured society and with such a turbulent history, have come to terms with its Spanish inheritance, which many seem to think entitles them to a cultural pre-eminence in Spanish America because the viceroyalty over Bolivia, Uruguay and Paraguay was centred in Buenos Aires for many years, and because the final moment of liberation from Spanish rule was celebrated by all the original provinces meeting in Buenos Aires in 18222. » Ils étaient de ce fait particulièrement sensibles à la diminution progressive de leur territoire dans les années qui ont suivi l’indépendance : « Argentina has indeed paid attention to Latin America, too much attention, but of the wrong kind, in pursuing irredentist claims catalogued recently by the magazine El Gente which set out how much the fatherland had lost since its inception in 18103. » Notons que les critiques exprimées dans cet article s’adressent, non pas à la seule Junte, mais aux Argentins en général : « In the rest of Latin America, the Argentine junta has had many enemies, while Argentines as people have for a long time been feared for their power and disliked for their airs. Once, when the country seemed a real rival to the United States as a political leader in the Americas, their arrogance may almost have been justified. Now, after two generations of political mismanagement, those who laugh at Argentina are as many as those who tremble4. » Une autre prétendue caractéristique du caractère argentin fut mentionnée, quoique très brièvement : son machisme. Dans un conflit qui opposait trois hommes argentins à une femme britannique, la personnalité latine des premiers ne pouvait envisager avec sérénité la perspective de l’affront que représenterait une défaite militaire devant une femme, fût-elle de fer. Ce thème ne fut pas exploité de façon significative et ne peut être que 1 Le Times, 11 mai 1982, p. 8 « Prisoners of their Past », 3 mai 1982, p. 9 3 « The Voice of the Conquistador" », le Times, 12 juin 1982, p. 13 4 « The Anglo-Latin Gulf … 1 juin 1982, p. 15 2 Images des pays acteurs 90 d’un intérêt assez marginal. Il est toutefois intéressant de constater que ce machisme est identifié comme espagnol, alors que le Général Galtieri était d’origine italienne, comme, d’ailleurs, bon nombre de ses compatriotes : « The uncertainties and tensions within the Junta, and perhaps an underlying sense of Spanish machismo appalled at the prospect of losing a contest of wills with a woman, are not unimportant psychological factors when assessing the capacity of Argentina to give way on these fundamental principles [le droit britannique à la souveraineté et le droit des Falklandais à l’autodétermination]1. » On trouva également des accusations de malhonnêteté. Le journal rapporta que les hommes de la Junte pouvaient, à l’occasion, mentir, à la fois dans leurs rapports avec leur propre peuple et avec les gouvernements étrangers : « In Argentina now the Junta is lying and bluffing, and lying again. How are such leaders to be trusted by other governments when they lie even to their own people?2 » Enfin, pour terminer cette liste de défauts prêtés à l’Argentine, signalons que, selon l’éditorialiste du Times, la Junte était peu disposée à écouter la voix de la raison : « […] reason has not figured prominently at the Councils of the Junta3. » Le journal reconnaissait que les deux pays, la Grande-Bretagne et l’Argentine, se connaissaient mal et se comprenaient peu. Les hommes politiques britanniques, disait l’auteur d’un éditorial sur les rapports angloargentins, s’intéressaient peu à l’Amérique latine. Par exemple, aucun Premier ministre britannique n’avait jamais effectué de visite officielle à l’Amérique du Sud4. Le Times et la nécessité d’une reprise des relations après le conflit Un élément important de la ligne éditoriale du Times était la conscience que l’avenir des îles dépendrait, à terme, des rapports anglo-argentins. Par 1« First Principles First », 23 avril 1982, p. 15 A Crime is a Crime »9 juin 1982, p. 11 3"« A Test of Generalship », 3 juin 1982, p. 13 4 « The Anglo-Latin Gulf… », le Times, 1 juin 1982, p. 15 2« Images des pays acteurs 91 conséquent, il faudrait rétablir, à plus ou moins longue échéance, de bonnes relations avec l’Argentine. Ce point de vue fut vigoureusement défendu dans un éditorial intitulé, « When the smoke clears » : « Much will now depend on the circumstances in which, if all goes well, the Argentines are induced to depart. If they have been humiliated they will remain uncooperative for some time. Britain will then have to maintain an active defence of the islands against a possible new attempt at invasion, and also replace the services which were provided by Argentina before the invasion. It can be done. It would have to be done. But it would be an expensive commitment to maintain over a long period. At some point, therefore, it will be necessary to try to restore links between the islands and Argentina1. » Cette conscience de la nécessité de rétablir à terme des liens entre les îles et l’Argentine n’atténua pas pour autant les critiques adressées à la Junte par les éditoriaux. Ils continuèrent de critiquer le peu de respect pour le droit dont témoignait la Junte : son mépris du droit international démontré par l’invasion des Malouines, et sa politique interne qui bafouait les droits de l’homme les plus élémentaires. La Junte, ridicule ? On présenta parfois la Junte, non pas comme sinistre et fasciste, ni même comme un groupe complexe d’hommes aux objectifs parfois contradictoires, mais plutôt comme la caricature légèrement ridicule d’une junte militaire. Ce n’était pas une vision partagée par l’éditorialiste2, ni par les correspondants spécialisés dans les affaires étrangères ou dans les questions de défense. C’est un thème qui survenait parfois dans les dépêches expédiées par le correspondant du Times à Buenos Aires, M. Christopher Walker, et, à l’occasion, dans la rubrique du Times Diary ou dans les dessins humoristiques. Les images de l’Argentine ailleurs que dans le Times Si l’image de l’Argentine donnée par le Times n’était pas très bonne, elle ne pouvait en rien rivaliser avec celle véhiculée par son confrère du groupe News International, le Sun. Ce journal n’avait pas encore atteint son niveau actuel de xénophobie, mais le conflit des Malouines lui fournissait l’occasion 1 « When the Smoke Clears », le Times, 7 avril 1982, p. 11 Même si, comme nous l’avons déjà vu, dans un éditorial, les négociations avec la Junte sont comparées à des négociations avec un “ blanc-manger ”, un dessert caractérisé par sa consistance molle et difficile à saisir. 2 Images des pays acteurs 92 d’étaler tous les griefs stéréotypés qu’il pouvait exprimer à l’égard des Latins. Il publia une série de « plaisanteries » argentines de fort mauvais goût. Ce comportement étant depuis devenu classique, il n’est pas utile de s’y attarder. Mais, à l’époque, ce ton choquait encore … Le Times n’approchait que très rarement ces abysses. Une seule plaisanterie assez lourde publiée par le Times Diary aurait peut-être pu trouver sa place dans le Sun, et nous la mentionnons ici pour mémoire. Il s’agissait d’une version, mise au goût du jour, de « selling coals to Newcastle » : « Terry Jones has succeeded in selling fairy tales to Denmark, home of Hans Christian Andersen. The feat, equivalent to selling grease to an Argentine,1 … » Rappelons, pour permettre de comprendre en quoi le fait de vendre de la graisse aux Argentins pouvait représenter un défi commercial difficile à relever, que le terme dépréciatif « dago » utilisé pour qualifier les Latins, et surtout les Espagnols, est très souvent accompagné de l’épithète « greasy ». C’est la seule allusion d’un tel mauvais goût que nous ayons trouvée dans le Times. L’image des Argentins donnée par le Times était, comme nous venons de le voir, globalement négative, même si le journal insistait parfois — mais pas toujours — sur la nécessité de bien distinguer entre le peuple et la véritable coupable, la Junte. L’histoire du pays était évoquée, mais principalement pour souligner l’immaturité de ce peuple, ou encore son déclin apparemment irréversible. Dans le tableau qu’il brosse de ce pays, le Times ne trouvait que bien peu de points positifs qui puissent le racheter à ses yeux. Pourtant, même si l’histoire récente de l’Argentine était effectivement peu glorieuse, et cela surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Juan Perón en 1946, l’Argentine avait connu de bien meilleurs jours, avec l’aide (ou malgré l’aide?) des financiers britanniques. Pourquoi le Times ne rappela-t-il pas (comme le font remarquer Rice et Gavshon dans l’introduction à leur livre sur l’attaque contre le Belgrano,) que pendant les années 20, l’Argentine détenait des réserves d’or 1 Le Times (Times Diary) 19 avril 1982, p. 8 Images des pays acteurs 93 qui la plaçaient au cinquième rang mondial ? Il est vrai que le Times indiquait qu’elle avait même caressé l’espoir de devenir à l’Amérique du Sud ce qu’étaient les États-Unis pour l’Amérique du Nord, voire de concurrencer les États-Unis sur le continent américain. Cependant, si l’éditorialiste en faisait état, c’était avant tout pour souligner l’importance du déclin argentin, et pour montrer ainsi que les prétentions de grandeur de la Junte étaient totalement irréalistes. Les deux pays avaient pourtant eu des liens assez proches au XIXe siècle et au début du XXe. Il existait toute une histoire de coopération économique entre l’Argentine et la Grande-Bretagne, qui ne se résumait pas à la simple exportation de corned beef, et d’importantes communautés britanniques continuaient de vivre, apparemment en paix, dans plusieurs endroits du pays. Certes, les plus en vue étaient les Anglais de Buenos Aires, population extrêmement aisée, mais il y avait aussi les Gallois de Puerto Madryn, qui, diton, parlent encore gallois. Ces rappels historiques sont presque complètement absents des colonnes du Times. On ne peut accuser le Times de présenter une image trop sombre de l’Argentine, tant la dictature militaire avait cumulé injustices et erreurs. Toutefois, on peut regretter qu’il n’ait pas davantage cherché à nuancer cette image, et à rappeler que le pays n’avait pas toujours souffert sous le joug de la dictature militaire. Serait-on en droit d’accuser le Times, ainsi que bon nombre de ses confrères, d’avoir souligné le côté négatif du pays qui avait commis une agression contre la Grande-Bretagne ? On est tenté de comparer le traitement de l’Argentine à celui de l’Irak en 1990/1991. En effet, ce dernier pays avait été présenté dans les années 1980 comme un allié dans la lutte contre l’intégrisme musulman qui avait bouleversé son voisin l’Iran. Après son invasion du Koweït, l’Irak devint un pays honni par la communauté internationale, et Saddam Hussein se vit comparé à Hitler (comme l’avait été Nasser quelques années auparavant), et même au diable. Le parallèle entre l’Irak et l’Argentine est intéressant, même s’il y avait de nombreuses différences fondamentales entre ces deux pays. L’Argentine avait été considérée, notamment par les États-Unis, comme l’un des pays stables de l’Amérique du Sud, et, de ce fait, comme un allié précieux, puisqu’elle permettait de freiner l’avance du communisme. Les Britanniques Images des pays acteurs 94 n’avaient-ils pas vendu des armes de guerre aux prédécesseurs de la Junte, y compris des navires de la même classe que le Sheffield ? Il semblerait même que le premier avion britannique abattu au-dessus des îles Malouines ait été atteint par des munitions fabriquées à Grantham, ville natale de Mme Thatcher1. En revanche, à la suite de l’agression contre les îles Malouines, elle était montrée du doigt comme une dictature fasciste, ses atteintes aux droits de l’homme conspuées. Il n’est guère étonnant que la presse de gauche, qui condamnait depuis longtemps les régimes fascistes de l’Amérique du Sud pour leur sévère répression de toute opposition politique, aient douté de la sincérité de ce regard critique soudainement éveillé, rappelant à l’occasion que le Chili était toujours présenté comme l’ami de la Grande-Bretagne. Pourtant, la dictature chilienne n’avait rien à envier à celle de l’Argentine. Images des États-Unis Les États-Unis furent considérés principalement sous deux angles, à travers la navette diplomatique du général Haig, avec la neutralité réelle ou non qu’imposait cette initiative, et à travers le soutien matériel, logistique et moral apporté par une partie de l’Administration et par la population. 1° Les États-Unis neutres (« honest broker », Al Haig) Lorsque le Président Reagan chargea son secrétaire d’État, le général Alexander Haig, de mener une mission diplomatique, il choisit de rester neutre dans le conflit, arguant que, s’il prenait ouvertement partie pour la Grande-Bretagne, son effort diplomatique serait compromis. Or l’apparente neutralité des Américains en irrita plus d’un, et le soutien que Jeane Kirkpatrick, ambassadrice des États-Unis auprès des Nations-Unies, semblait accorder à l’Argentine, agaça franchement les Britanniques. 2° Les États-Unis allié et ami (fournitures en matériel de guerre etc.) Le 19 mai 1982, le Times2 publia un article annonçant que les États-Unis s’étaient décidés à fournir une assistance à la Grande-Bretagne sous forme de matériel de guerre, mais laissait entendre qu’ils ne l’avaient pas encore fait. 1 Selon le professeur Paul Rogers, de l’Université de Bradford, interviewé au cours l’émission « Champs de bataille », Arte, 1993. 2 Le Times, 19 mai 1982, p. 4 « US asked to keep arms ready » Images des pays acteurs 95 Or, il est clair aujourd’hui que le Pentagone avait déjà accordé une assistance importante, et cela depuis le début du conflit. Nous avons vu que les Américains mirent immédiatement à la disposition des Britanniques la base aérienne de l’île d’Ascension et leur donnèrent les missiles Sidewinder les plus récents, deux facteurs militaires décisifs. Certains prétendent (en général des Américains … ) que, sans cette aide militaire, la Grande-Bretagne n’aurait pas pu gagner la guerre. Le secrétaire de la Défense, Caspar Weinberger proposa même de prêter un porte-avions aux Britanniques si l’un des leurs était atteint. Tout cela se fit dans le secret, un secret bien gardé, puisque même la Maison Blanche ne sut pas tout. Comme nous avons déjà évoqué assez longuement cet aspect du conflit dans notre chapitre sur les négociations et l’opinion internationale, nous n’y reviendrons pas ici. Retenons simplement que, en dehors des rapports qu’il publia concernant l’impatience, ressentie par la classe politique (y compris la rédaction du Times) ainsi que par le public, devant la position d’impartialité adoptée par les États-Unis, le journal rapportait régulièrement le soutien exprimé par l’administration et le peuple américains. Images de la Grande-Bretagne et des Britanniques Il est bien plus difficile de cerner l’image de la Grande-Bretagne et des Britanniques dans la presse britannique de qualité que dans les journaux étrangers. Sans doute cela s’explique-t-il par le fait que le lecteur d’un journal britannique est censé connaître les sentiments de son propre pays, même s’il lui faut pour cela l’aide des sondages d’opinion, alors qu’il n’en est pas de même pour les lecteurs d’ailleurs. Pour bien apprécier l’image de la Grande-Bretagne et des Britanniques qui n’est souvent qu’implicite dans la presse britannique — si elle n’est pas totalement absente — il convient d’examiner l’image d’elle donnée par les journalistes étrangers. Nous proposons quelques brefs exemples permettant d’illustrer la façon dont deux grands quotidiens, le journal américain le New York Times et le quotidien français Le Monde, présentaient la Grande-Bretagne et ses habitants. Images des pays acteurs 96 La Grande-Bretagne et les Britanniques dans The New York Times et Le Monde L’une des caractéristiques frappantes du New York Times est son goût pour les articles1 de type “ human interest ”, ou pour l’équivalent de ce que les journalistes de la télévision appellent des “ micro-trottoirs ” (en anglais, des vox pops). Les human interest stories sont particulièrement prisées par la presse populaire. Elles ont assuré le succès de journaux britanniques comme le News of the World et bien d’autres encore. En revanche, la presse sérieuse britannique en contient relativement peu. Le New York Times, cependant, qui n’est pas pourtant un journal que l’on pourrait qualifier de populaire, semble faire davantage appel à ce type de reportage que ses homologues européens. Les vox pops consistent en des entretiens rapides avec des passants ou d’autres personnes, dans la rue ou ailleurs, pour permettre au téléspectateur de sonder l’humeur du peuple. Cela n’était généralement traité dans le Times que lorsqu’il commentait les sondages d’opinion. Le Monde ne semblait pas davantage attiré par ce type de procédé. Il est possible que les journalistes concernés aient craint qu’il y ait un problème d’objectivité dans ce type de reportage. En effet, il est extrêmement difficile, sinon impossible, de trouver un petit nombre d’individus représentatifs des grands courants de l’opinion publique. De surcroît, ce type de journalisme se pratique en général à la hâte, perdant en cela le recul qui permet de bien appréhender l’actualité dans toute sa complexité. Cependant il s’agit d’un type de reportage bien plus vivant et plus personnel que la prose d’un analyste ou que les statistiques des sondeurs, ce qui explique sans doute sa popularité outre-Atlantique. Il est très fréquemment utilisé à la télévision pour donner corps aux opinions que les journalistes souhaitent présenter à leurs téléspectateurs. La télévision exerce une influence considérable sur la presse, ne serait-ce que parce qu’elle a modifié les habitudes des lecteurs. On ne s’étonne donc pas de trouver dans la presse américaine des articles qui fonctionnent selon ce même procédé. C’est d’ailleurs une forme de journalisme qui se développe également en Europe, malgré une certaine résistance à la superficialité du sound bite. 1 Les journalistes anglophones parlent tout simplement d’histoires, stories, et il est vrai que ce type d’article obéit généralement aux lois du genre narratif. Images des pays acteurs 97 Le New York Times Voici un exemple d’un article de type « human interest », le premier à paraître dans le quotidien américain au sujet du conflit des Malouines, publié le 5 avril : « … Kevin Preen, a 23-yr old bricklayer, covered his car with slogans like ‘Argentina Get Out’ and ‘Britain is Spineless’. Then he locked himself into the car in front of 10 Downing Street, the Prime Minister’s office and residence. At the Argentine Embassy on Wilton Crescent, one of fashionable Belgravia’s most fashionable streets, angry Britons kept up a steady stream of demonstrations, illuminated at night by flaming torches1. » Les articles de style “ micro-trottoir ” rapportaient les propos des personnes interviewées. Le premier exemple de ce type de reportage apparut quelques jours plus tard, le 11 avril, dans un article à la une intitulé, « In Britain, Some Doubts about How Tough to Be », par « Steven Rattner, special to The New York Times and reporting from Kingston-on-Thames, England » : « … ’I don’t think it’s worth losing any lives over’, Mr Williams, a lanky local government official in his early 40’s, said. His wife, a secretary, immediately interrupted : ’At the same time, I don’t think anyone can come in and take over part of another country. It’s simply not right.’ Ces interventions étaient représentatives de l’opinion des concitoyens de Monsieur et Madame Williams, précisait la suite de l’article : « Eight days after the Argentine invasion of the Falklands, a wave of second thoughts in this bustling middle-class suburb of London and across the country have [sic] left people confused and divided over how far the Government should go in restoring British rule there. For many, the initial impulse to engage the Argentine invaders in whatever scale of military encounter was required has been replaced by a nagging doubt about whether the lives of thousands of British soldiers should be risked for 1,800 islanders. » Pour illustrer ce dernier sentiment, le journaliste cita un imprimeur qu’il rencontra dans un pub : 1 The New York Times, April 6 1982, p. A6 Images des pays acteurs 98 « ’They’re not really British, are they?’ Patrick Bowe, a printer, asked rhetorically in a London pub. ‘If they were British, they would be in this country.’ At the moment, the majority of British citizens still appear to favor using military force as needed1. » Bien évidemment, l’envoyé spécial du New York Times ne put disposer que d’un échantillon de population assez limité, et les couples du Middlesex, comme les imprimeurs rencontrés dans les pubs londoniens, n’étaient pas nécessairement représentatifs de l’opinion nationale. Lorsque cet article fut écrit, les sondages d’opinion avaient déjà donné quelques résultats, ce qui permit à M. Rattner d’affirmer que la majorité des Britanniques approuvaient encore l’utilisation de la force militaire si nécessaire. Ces entretiens donnaient une certaine vie aux statistiques froides des sondages, tout en rajoutant une touche de « couleur locale ». Le Monde Comme nous l’avons indiqué, Le Monde ne s’intéressa guère à la description des Britanniques. Il y eut quelques allusions très générales, comme ce fut le cas lorsque la journaliste Claire Tréan rapporta que l’émotion générale des premiers jours semblait s’être apaisée, les Britanniques abandonnant leur préoccupation au sujet de la crise de l’Atlantique du sud pour mieux profiter de leurs vacances pascales. Hormis quelques exceptions de ce type, Le Monde se soucia peu des petites gens pour se concentrer sur les principaux acteurs, d’abord diplomatiques et ensuite militaires, de ce différend anglo-argentin. Néanmoins, il ne s’en désintéressa pas complètement. Le 10 avril, il indiqua qu’un sondage avait trouvé que 70% des Britanniques étaient favorables à l’envoi d’une force d’intervention dans les îles. Toutefois, le départ de la Marine avait été interprété comme une simple démonstration de force, permettant ainsi à la population de jouer à la guerre sans devoir tenir compte des inévitables pertes qu’un véritable déploiement militaire ne pouvait qu’occasionner. Mais, déjà au 10 avril, l’éventualité d’un affrontement militaire se précisait : « Chez quelques-unes dont la fibre nationaliste n’a pas encore vibré et qui gardent encore le sens de la dérision, l’épopée de la 1 The New York Times, April 11 1982, p. 1 Images des pays acteurs 99 Royal Navy et le battage de propagande dont elle fait l’objet déclenchent carrément les fous rires1. » Le 18 avril, André Fontaine déplorait la résurgence du nationalisme en Argentine comme en Grande-Bretagne, qu’il qualifiait de « maladie infantile ». En Grande-Bretagne il convenait de parler de « jingoïsme », « qui est l’équivalent, avec une connotation plus impériale, de notre chauvinisme2 ». Le Monde porta presque toute son attention sur les idées, ne faisant que très rarement allusion au comportement du peuple, en dehors de ces quelques références assez indirectes. La Grande-Bretagne et les Britanniques dans le Times Il n’est guère étonnant de constater que le Times était relativement bien disposé à l’égard des Britanniques, faisant allusion en particulier à un sens de la solidarité et de l’unité qui les rapprochaient, comme l’avait fait le Blitz de 1940-1941. La troisième partie de cette étude examine, entre autres phénomènes linguistiques, l’utilisation du prénom we. Or, ce we renvoie parfois au peuple britannique tout entier, et notamment dans le contexte d’un rappel de son souvenir de la Deuxième Guerre mondiale. Le journal rappelait à plusieurs reprises les sacrifices consentis par le peuple britannique, et soulignait sa détermination de préserver sa liberté. Les britanniques apparaissaient également comme un peuple fier de son histoire et de ses traditions. Pourtant, il serait faux d’imaginer que le Times adoptait une position systématiquement favorable à la Grande-Bretagne. Savourons, par exemple, cette critique implicite de la vie politique britannique : « … resignation yesterday, therefore, is consistent with a man who has served his party and country not only with distinction but more particularly with a sense of honour sadly rare in politics today3. » Ce compliment adressé à Lord Carrington jette implicitement une lumière peu flatteuse sur la vie politique britannique. 1 Le Monde, 10 avril 1982, p. 3 André FONTAINE. « La maladie infantile », Le Monde. 18 avril 1982, p. 1 3 « Lord Carrington’s Honour », leTimes, 6 avril 1982 2 Images des pays acteurs 100 Human Interest Stories ou la « petite histoire » dans le Times La narration des histoires personnelles d’individus “ ordinaires ” n’intéresse les médias que si quelque chose les rend extraordinaires ou exemplaires. La guerre est souvent un événement qui, justement, sort les honnêtes gens de leur cadre de vie habituel, qui peuvent, de ce fait, intéresser les journalistes. Dans le Times ce furent les mariages célébrés quelques heures seulement avant le départ du nouveau marié pour les Malouines, ou encore la vie brisée des familles des victimes. Par exemple, le 15 juin, jour de l’annonce du cessez-le-feu, le Times, comme toute la presse britannique, publia les photographies du mariage d’un jeune marin gallois tué lors de l’attaque contre le Galahad à Bluff Cove. Le Sunday Times du 9 mai 1982 publia à la une deux photographies de veuves de guerre, l’une anglaise, « The widow of Stubbington », l’autre argentine, « The widow of Buenos Aires ». Le texte précisait que Mme Audrey Till avait souhaité exprimer publiquement sa douleur, sans doute pour démarquer la pratique de l’hebdomadaire de celle d’une certaine presse populaire qui n’hésita pas à envoyer des équipes parcourir les villes autour des bases navales, à la recherche de nouvelles veuves de la guerre. Le Times, lui, ne montra aucune photographie de ce type, en dehors de quelques cas de jeunes soldats mariés peu avant leur départ et morts pendant la campagne, comme celle que nous venons de mentionner, ainsi que l’entretien avec la veuve de « H » Jones évoquée dans le chapitre X, mais ces quelques exemples d’articles consacrés aux familles des soldats tombés au combat restèrent très discrètes. Quelques anecdotes révélatrices de comportements particuliers Le public britannique retrouva de vieux réflexes, envoyant des cadeaux aux troupes. Le type de cadeau choisi est sans doute significatif ; il y eut de la bière, des bonnets « balaclava » … et des films érotiques1. Un autre article, d’un intérêt tout à fait marginal, relata l’action entreprise par un jeune Britannique pour appuyer l’action du gouvernement. En effet, il avait porté un T-shirt rouge blanc bleu intimant aux Argentins, en termes grossiers, l’ordre de quitter les Malouines (« a T-shirt telling the Argentines in no uncertain terms to go away »). Il fut condamné à payer une 1 Le Times, 14 mai 1982, p. 7 Images des pays acteurs 101 amende pour outrage aux mœurs. Il se serait défendu en disant qu’il ne faisait que défendre son pays (« I was only sticking up for my country1 »). Enfin, nous avons relevé une publicité placée dans le Times par un groupe de marchands de vin qui avaient acheté, avant le conflit, de grandes quantités de vin argentin. Il avait décidé de le brader. La publicité invitait les acheteurs à participer — sans grande peine — à l’effort de guerre. « Let’s drink the country dry2 », proposait l’annonce. Conclusions L’image de l’Argentine présentée dans le Times fut particulièrement sombre, même si le journal s’efforça — non sans mal — de maintenir une distinction entre le peuple et la Junte. Le Times semble s’être moins intéressé aux opinions de l’homme de la rue (ou du Clapham omnibus, pour reprendre l’expression utilisée par le Guardian dans le titre d’un article consacré à celles-ci) que la plupart des journaux. Certes, les statistiques données par les instituts de sondage y furent rapportées et commentées, mais il n’y eut pas d’interviews « représentatives » pour donner vie à ces chiffres. Il faut sans doute en chercher la raison dans son ambition d’être un journal de référence, très attaché à l’exactitude des faits qu’il relatait. Des interviews à titre d’illustration n’auraient pas servi cette entreprise. Signalons que si le Guardian publia effectivement quelques articles de ce type, ils furent néanmoins très peu nombreux. 1 2 Le Times, 18 mai 1982, p. 6 Le Times, 19 avril 1982, p. 4 Troisième partie, (ii) analyse détaillée des textes : les éditoriaux VI Analyse de discours et l’étude du Times VII L’implicite et la subjectivité VIII Le lexique de la guerre IX Analyse quantitative comparative — l’évolution des espaces alloués aux éditoriaux et aux autres rubriques principales Chapitre VI L’analyse de discours et l’étude du Times Introduction Le terme « analyse de discours » recouvre un ensemble d’approches qui tentent de mettre en lumière les « irruptions du discours à l’intérieur de la langue1 ». En d’autres termes, il s’agit de l’étude du texte dans le cadre de ses conditions de production. C’est une approche qui a souvent été utilisée pour mettre en évidence l’idéologie qui sous-tend la production des textes étudiés. C’est en partie en cela que cette approche semble pouvoir apporter une contribution importante à notre analyse. Il n’y a pas une seule et unique méthode d’analyse de discours qu’il suffirait de mettre en œuvre mécaniquement pour mieux comprendre un texte. Tout au plus y a-t-il des méthodes, comme l’indique le titre d’un des livres de Maingueneau, qui s’est spécialisé dans l’analyse de discours : Initiation aux méthodes de l’analyse de discours2. D’ailleurs, analyse de discours, ou encore analyse du discours, est une expression dont il existe de nombreuses 1 Pour prendre la définition des embrayeurs donnée par Benveniste, cité par Marina YAGUELLO. Alice au pays du langage. Paris : Seuil, 1981, p. 21 2 Dominique MAINGUENEAU. Initiation aux méthodes de l’analyse de discours. Paris : Hachette, 1976 L’Analyse de discours et l’étude du Times 104 définitions. C’est une discipline qui s’est déjà scindée en différentes écoles (on parle de « l’école française d’analyse de discours1 » ). Selon Maingueneau : « L’évolution de la linguistique depuis une vingtaine d’années a fait émerger de multiples recherches qui visent aussi à « une étude linguistique des conditions de production » des énoncés. L’énorme développement de la nébuleuse qu’est la pragmatique et celui de cette autre nébuleuse qu’est devenue l’analyse de discours tendent ainsi souvent à se confondre dans une linguistique du langage en contexte, de l’usage de la langue2. » Wilson, qui propose dans son livre une analyse du discours politique dans la perspective de la pragmatique linguistique, plaide en faveur d’un mélange d’approches : « Although the analysis has been heavily influenced by the Anglo-American view of linguistic pragmatics, various different theoretical and methodological ingredients will be added where these are seen as relevant or necessary in exploring particular issues. … The mixed approach … seems particularly relevant where one is involved in an applied exercise3. » Avant de présenter la synthèse d’approches inspirées de la pragmatique linguistique qui nous ont paru susceptibles de permettre une meilleure compréhension de notre corpus, nous proposons de passer rapidement en revue les concepts essentiels des approches linguistiques qui constituent l’analyse de discours. Approches linguistiques de l’analyse de discours Nous proposons de nous intéresser à deux catégories essentielles, l’implicite et la référence. Ce sont deux voies d’approche particulièrement intéressante pour l’étude de la presse. L’implicite peut se subdiviser en présupposition et sous-entendu. La présupposition correspond à une forme d’implicite qui ne dépend pas du contexte, le sous-entendu à une forme d’implicite qui au contraire ne peut être décodé sans une certaine connaissance du contexte extra-linguistique. 1 Dominique MAINGUENEAU. L’analyse de discours - Introduction aux lectures de l’archive. Paris : Hachette, 1991, p. 9 2 Ibid, p. 16 3 John WILSON, Politically Speaking. Londres : Blackwell, 1990, p. 2 L’Analyse de discours et l’étude du Times 105 Un exemple permettra d’illustrer cette distinction : « Pierre a cessé de fumer » Cet énoncé présuppose que Pierre fumait autrefois. Il présuppose également qu’il y a quelqu’un qui s’appelle Pierre. Il peut aussi comporter un sous-entendu, qui pourra être, selon les circonstances, une signification comme « tu ferais bien d’en faire autant …1 », ou encore, dans un autre contexte, « ce n’est pas la peine de sortir un cendrier ». Il est clair que seul le contexte peut permettre de saisir ce sous-entendu, alors que le sens présupposé est « context free », c’est-à-dire peut être saisi en dehors de tout contexte. La référence est importante puisque c’est elle qui lie le discours au monde réel. Lorsqu’un énonciateur dit « aujourd’hui » ou « toi » ou encore « là-bas », il se réfère au contexte de son énonciation, et rien dans les mots eux-mêmes ne permet de situer le référent. Si le jeu de référence est perverti, on ôte tout le sens d’un énoncé. Demain, comme on le sait, on rase gratis. Nous verrons que certaines formes de référence permettent de jeter une lumière intéressante sur notre corpus, notamment par le biais de l’étude des pronoms dans les éditoriaux. Il serait bien entendu impossible d’étudier tous les exemples de ces phénomènes dans notre corpus du Times pendant le conflit des Malouines, aussi proposons-nous de concentrer notre attention sur quelques exemples particulièrement significatifs. L’implicite — présupposition et sous-entendu La présupposition La présupposition est un phénomène dont l’enjeu dans le discours est considérable. Brown et Yule citent la définition suivante de Stalnaker : « … presuppositions are what is taken by the speaker to be the common ground of the participants in a conversation »2 Il n’y a certainement pas lieu de limiter la présupposition à une conversation, mais l’idée de « common ground » est cruciale. 1 2 C. KERBRAT-ORECCHIONI. L’Implicite,. Paris : Armand Colin, 1986, p. 271 Ibid., p. 29 L’Analyse de discours et l’étude du Times 106 Bertrand Russell fut un des premiers à identifier le rôle de la présupposition. C’est lui qui proposa l’exemple célèbre, « L’actuel roi de France est chauve »1, qui présuppose l’existence d’un actuel roi de France. Selon Givón, cité par Brown & Yule, la présupposition2 est : « defined in terms of assumptions the speaker makes about what the hearer is likely to accept without challenge3. » On peut néanmoins considérer que cela n’est pas vrai de tous les cas, en particulier lorsque l’énonciateur décide délibérément de laisser abusivement entendre que son propos est, ou sera, accepté de son co-énonciateur. Quoi qu’il en soit, l’intérêt de l’étude de la présupposition, qui permet d’identifier ainsi ce que l’énonciateur présente comme en quelque sorte « allant de soi » pour son co-énonciateur, apparaît clairement. Dans le cas du journal, le coénonciateur est le lecteur. Le sous-entendu Rappelons que le mot sous-entendu se réfère au contenu implicite d’un énoncé qui ne peut être décodé en dehors du contexte, contrairement à l’implicite présupposé, qui est indépendant du contexte. L’un des concepts linguistiques les plus utiles pour appréhender les mécanismes du sousentendu est l’implicature, selon le terminologie de Grice4. L’implicature est un terme qui décrit la façon dont on peut donner un sens à un énoncé qui semble contrevenir à certaines « lois du discours ». Ces lois présentent les conditions nécessaires à une situation “ normale ” de communication efficace. Les plus célèbres sont les lois élaborées par Grice en 1975. Le principe général, que Grice nomme le Cooperative Principle, est le suivant : 1 Cité dans Paul LARREYA. Le possible et le nécessaire : modalités et auxiliaires modaux en anglais britannique. Paris : Nathan, 1984, p. 7 2 Tout au moins le type de présupposition qui intéresse l’analyse de discours, la présupposition pragmatique. Il serait inutile de porter plus dans le détail la discussion théorique concernant les différentes conceptions de la présupposition, que le lecteur intéressé pourra trouver dans Paul LARREYA, Énoncés performatifs, présupposition : éléments de sémantique et de pragmatique, Nathan, Paris, 1979, 108p. 3 Ibid. p. 29 4 H.P. GRICE, « Logic and Conversation », in Peter COLE & Jerry L. MORGAN. Syntax and Semantics, vol. 3, Speech Acts. Londres : Academic Press, 1975, p. 43-4 L’Analyse de discours et l’étude du Times 107 « Make your conversational contribution such as is required, at the stage at which it occurs, by the accepted purpose or direction of the talk exchange in which you are engaged1. » Ce principe se subdivise en quatre lois dites de quantité, de qualité, de pertinence et de manière2. Lorsque ces lois paraissent violées ( flouted ) dans la lettre, le co-énonciateur cherche à savoir si cette apparente contravention ne s’explique pas tout simplement par un respect de l’esprit de la loi, qui n’apparaît pas dans la signification littérale de surface. Un exemple permettra de mieux appréhender ce phénomène : A) « What time did Bill get home ? » B) « The pubs were closed » Au niveau du sens littéral, B semble ne pas répondre à la question. Cependant le principe de coopération incitera A à chercher à savoir en quoi la contribution de B peut constituer, non pas une remarque gratuite au sujet d’un aspect du monde sans rapport avec la question de A, mais une tentative d’aider A à trouver l’information qu’il veut. B ne sait pas exactement l’heure à laquelle Bill est rentré, mais il sait qu’il est rentré après l’heure de fermeture des pubs. C’est cette information qu’il communique à A, qui interprétera vraisemblablement l’énoncé de B dans ce sens. D’autres linguistes ont formulé des « lois » du même ordre, notamment Oswald Ducrot dans Dire et ne pas dire, qui propose des « lois du discours » présentant plusieurs points communs avec la formulation de Grice. Tout manquement à ces règles permet à l’énonciateur de communiquer une signification qui se rajoute au sens littéral de son énoncé. 1 2 Ibid. p. 45 « Quantity : 1. Make your contribution as informative as is required (for the current purposes of the exchange). 2. Do not make your contribution more informative than is required. Quality : 1. Do not say what you believe to be false. 2. Do not say that for which you lack adequate evidence. Relation : Be relevant. Manner : Be perspicuous. Avoid obscurity of expression. Avoid ambiguity. Be brief (avoid unnecessary prolixity). Be orderly. » (H.P. GRICE, op. cit., p. 45-46. Le lecteur trouvera une traduction française dans KERBRAT-ORRECHIONI. L’Implicite. Paris : Armand Colin, 1986, p. 195) L’Analyse de discours et l’étude du Times 108 Ces lois ou maximes rendent bien compte de la raison pour laquelle il est des situations où certaines expressions paraissent dire beaucoup plus qu’elles ne disent en surface. A un niveau très simple, quelqu’un qui pose une question au sujet d’une autre personne « trahit » son intérêt pour elle. Ce n’est pas la question elle-même qui permet de s’en rendre compte, mais le fait qu’elle soit posée. Pour reprendre les termes de Coulthard, cité dans Discourse Analysis, lorsqu’on est co-énonciateur d’un énoncé, on garde toujours présente à l’esprit la question, « pourquoi est-ce maintenant et à moi qu’il dit cela ?1 » En d’autres termes, on demande comment l’énonciateur respecte ces « lois du discours », et surtout les lois/maximes de Quantity (que l’on pourrait appeler en français « loi d’informativité2 ») et de Relation (« loi de pertinence »), c’està-dire : « ne soyez ni plus ni moins informatif qu’il ne le faut » et « soyez pertinent » (« be relevant »). Toutes les autres lois peuvent plus ou moins se résumer à cette règle de « Be relevant ». « Loi de pertinence » — « Be relevant » Gordon & Lakoff3 ont imaginé un exemple frappant et amusant de nonrespect de cette loi. Un homme croise un de ses amis dans la rue et lui dit, « Votre femme est fidèle ». Si la signification de l’énoncé se bornait au message (?) explicite et superficiel de la phrase prononcée, on comprendrait mal les réactions qu’une telle situation ne manquerait sans doute pas de provoquer. On peut imaginer que l’ami réponde, interloqué, « Que voulezvous dire par là ? », ou encore, « Qu’essayez-vous d’insinuer au sujet de ma femme ? ». Gordon et Lakoff précisent que dans une conversation qui comporte des affirmations visant à informer (c’est-à-dire en dehors des conversations de type small talk), on ne dit pas des choses que son interlocuteur doit vraisemblablement savoir déjà ou tenir pour acquis4. Or, l’énoncé « votre femme est fidèle » semble être en contravention avec ce principe. Le coénonciateur doit par conséquent tenter de l’interpréter pour essayer de savoir quelle information l’énonciateur cherche à lui apporter. 1 BROWN & YULE, op cit., p. 77 ( » why that now and to me ») d’ailleurs, le terme retenu par Ducrot pour une « loi du discours » du même ordre. 3David GORDON & George LAKOFF, « Conversational Postulates », in Peter COLE & Jerry L. MORGAN, Syntax and Semantics, vol. 3, Speech Acts, p. 92, traduction française : « Postulats de conversation », Langages, n° 30, 1973, p. 41 4 Ibid., p. 41 2C’est, L’Analyse de discours et l’étude du Times 109 Prenons un autre exemple. Imaginons que le gouvernement annonce : « L’essence ne sera pas augmentée ». Cette phrase provoquerait certainement une réaction du type « Je ne savais pas qu’il était question d’augmenter l’essence » ou encore, « Je suppose que ce sera pour bientôt ! »1. Un autre exemple encore, « Ça ne fera pas mal … », énoncé qui, pour les générations du passé en tout cas, annonçait le début des opérations douloureuses. Si le dentiste était amené à dire que son intervention n’allait pas faire mal, c’est qu’il y avait lieu de penser qu’elle pouvait être douloureuse — et que, malgré ses assurances, elle pouvait encore l’être ! Voici un dernier exemple dans un contexte qui rend très explicite la question implicite soulevée par un démenti suspect : « Août 1992 [ … ] Sur les marchés des changes, le temps déjà est orageux. Et tout d’un coup, vendredi 28 août en fin de journée, [ … ] un éclair inattendu explose. La cellule qui gère le SME publie un communiqué inhabituel. Signé par les douze gouvernements et les douze gouverneurs des banques centrales, le texte affirme, avec une rare fermeté, que les parités au sein du SME sont totalement justifiées : « Un changement dans la structure présente des taux pivots ne constituerait pas une réponse appropriée aux tensions actuelles dans le SME. » Quelqu’un en douterait-il ?2 » Quinze jours plus tard, la lire italienne fut dévaluée de 7%, la livre sterling, sous la pression des spéculateurs, fut retirée du SME et dévaluée d’environ 17%, et la peseta fut dévaluée de 5%, en attendant de nouvelles dévaluations quelques semaines plus tard. Autres domaines de l’analyse de discours La référence et l’implicite constituent des domaines privilégiés de l’analyse de discours, mais celle-ci peut inclure d’autres concepts. Parmi eux figurent l’étude de la subjectivité dans l’énonciation, ainsi que les approches lexicographiques3. Nous nous proposerons d’étudier principalement l’utilisation des pronoms personnels et la modalité, qui constituent les 1 exemple proposé par Paul LARREYA. Énoncés performatifs — Présupposition — éléments de sémantique et de pragmatique. Paris : Nathan, 1979, p. 64 2 Éric IZRAELEWICZ & Françoise LAZARE.« La bataille du franc », Le Monde, 29 décembre 1992, p. 19 3 Ces deux pôles d’intérêt peuvent être considérés comme contribuant tous deux à l’étude de la référence et de l’implicite. En effet, on peut penser que les marques de l’insertion de la subjectivité de l’énonciateur dans le discours, aussi cachées soient-elles, relèvent du concept de référence. Par ailleurs, et à titre d’exemple, la recherche de lexèmes tels que les verbes « factifs » comme « regret » permet d’étudier les présupposés impliqués sémantiquement par ces derniers. (« Je regrette d’avoir vendu ma voiture », ainsi que « Je ne regrette pas d’avoir vendu ma voiture » présupposent « J’ai vendu ma voiture ») L’Analyse de discours et l’étude du Times 110 principales marques de subjectivité dans le discours. Nous étudierons ensuite le lexique spécifique des conditions particulières dans lesquelles les éditoriaux de notre corpus ont été produits. Toutes ces pistes peuvent contribuer à dégager l’implicite du discours, la couche de sens sous-jacente, tout ce qui est à la fois non-dit — en surface — et dit, ou au moins fortement suggéré — entre les lignes. C’est là que l’on retrouve le Weltanschauung de l’énonciateur, le « ce qui va sans dire » de son univers idéologique. Mise en œuvre des techniques d’analyse de discours en étude de presse Cette introduction rapide avait pour but d’évoquer certaines approches linguistiques de l’analyse du discours et de donner une première idée de leur possible application à la présente étude. Les chapitres suivants seront consacrés à celles qui paraissent les plus intéressantes ; elles seront abordées de façon plus détaillée et ensuite appliquées à quelques exemples significatifs. Ces exemples sont pris essentiellement dans les éditoriaux, qui constituent un corpus relativement homogène, et qui offrent l’avantage supplémentaire de représenter un discours particulièrement important pour le journal, mais d’autres textes venant d’autres rubriques seront inclus lorsque l’intérêt qu’ils présentent le justifie. Seront successivement étudiés les domaines suivants : Chapitre VII : • l’implicite et la présupposition • les pronoms personnels • la modalité • les questions oratoires • quelques éléments du style (niveau de langue, répétition, …) Les lexiques spécifiques seront étudiés dans le chapitre VIII : • le lexique de la guerre et de la diplomatie L’Analyse de discours et l’étude du Times 111 • le lexique de la morale : principes, etc. Enfin, le chapitre IX présentera une analyse quantitative permettant de situer l’importance relative des éditoriaux par rapport aux autres rubriques principales, et de suivre leur évolution au cours de la crise. Chapitre VII L’implicite et la subjectivité Quelques emplois significatifs de l’implicite dans les éditoriaux du Times Sous-entendu Nous avons trouvé plusieurs cas dans les éditoriaux où un message implicite était suggéré par le non-respect d’une des lois du discours. Par exemple, dans l’éditorial célèbre du début du conflit, « We are all Falklanders Now », l’éditorialiste écrivait : « It should be made clear, however, that we have no quarrel with the good people of Argentina. There must be no nonsense of burning effigies, irrelevant spite, or public hysteria1. » Y avait-il réellement un risque d’hystérie collective ? La foule allait-elle brûler des effigies ? L’éditorialiste paraît le croire ; une telle mise en garde n’aurait eu aucun sens s’il ne croyait pas que ce risque existât réellement. L’interdiction n’a pas de sens si l’acte que l’on prétend interdire n’est pas vraisemblable, comme le montre Voltaire dans Zadig : 1 Le Times, 5 avril 1982, p. 9 L’implicite et la subjectivité 113 « Il s’éleva une grande dispute sur une loi de Zoroastre qui défendait de manger du griffon. Comment défendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n’existe pas ? — Il faut bien qu’il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu’on en mange. Zadig voulut les accorder en leur disant : s’il y a des griffons, n’en mangeons point; s’il n’y en a point, nous en mangerons encore moins, et par là nous obéirons tous à Zoroastre1. » Or, rien ne justifiait cette crainte d’hystérie collective en GrandeBretagne en 1982. Il semble au contraire que, dans l’ensemble, le public britannique soit resté très calme, en tout cas beaucoup plus que la Chambre des communes ou l’éditorialiste du Times. « Emotion is no sound basis for successful strategic thinking », affirmait ce dernier dans son éditorial. Comme le remarquait Anthony Barnett dans sa polémique Iron Britannia , de façon peut-être un peu excessive, mais, sans doute, non sans raison : « It is always a danger sign when such a proviso is made; only those in the grip of emotion feel the need to reassure themselves that they are ‘cool’2. » On ne dit rien, donc, de façon totalement gratuite. Considérons, par exemple, deux extraits de notre corpus d’éditoriaux. Le premier provient du premier article à commenter l’invasion argentine3. La présupposition concerne l’expression « Argentina’s fascist rulers ». C’était la première fois que l’éditorialiste utilisait cette expression, même s’il venait de rappeler l’existence des desaparecidos. Voici l’extrait : « … the Soviet Union, swallowing its ideological scruples, loses no opportunity to curry favour with Argentina's fascist rulers … » La proposition, « l’Argentine est gouvernée par des fascistes » était ainsi présupposée, et donc présentée comme si cela allait de soi pour le lecteur. Ce n’était peut-être pas totalement inexact, même si, avant l’invasion en avril 1982, de telles affirmations, exprimées avec un vocabulaire aussi fort, étaient plutôt rares dans le Times, sans doute parce que l’Argentine étant encore considérée comme un allié des États-Unis dans la lutte contre le communisme, ou bien, tout simplement, parce que le journal rechignait à utiliser un tel 1VOLTAIRE, Zadig, Ch. IV, « L’Envieux », cité dans Anna JAUBERT, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 198 2Anthony BARNETT. Iron Britannia. Londres : Alison & Busby, 1982, p. 96 3 « Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7 L’implicite et la subjectivité 114 lexique qui pouvait heurter un pays avec lequel la Grande-Bretagne n’avait pas de désaccord particulier. Le deuxième exemple, qui pourrait appeler les mêmes remarques, est extrait de l’éditorial « We are all Falklanders Now » du 5 avril 1982. Il s’agissait de la première fois que le mot « tyranny » intervenait dans le corpus, même si d’autres termes comparables, tels que « dictatorship » avaient déjà été utilisés pour qualifier la Junte : « … the tyranny of the Galtieri Junta is a matter for the Argentine people. » Dans cet exemple la proposition « la Junte de Galtieri est tyrannique » est présupposée. Les linguistes proposent souvent le test de la négativisation1 pour prouver la nature présupposée d’une telle proposition, et en effet « L’actuel roi de France n’est pas chauve » maintient la proposition présupposée « Il existe actuellement un roi de France ». En disant que le roi de France est chauve, ou même qu’il ne l’est pas, on suppose (ou on fait semblant de supposer) que le co-énonciateur accepte qu’il y ait un roi de France, le but manifeste apparent de l’énoncé en question étant de le renseigner sur l’état de sa chevelure. De même, lorsque l’éditorialiste affirmait que l’Union Soviétique chercherait à gagner l’amitié des dirigeants fascistes argentins, ou encore que la tyrannie de la Junte concernait principalement le peuple argentin, les transformations négatives « … the Soviet Union, swallowing its ideological scruples, is failing to seize the opportunity to curry favour with Argentina's fascist rulers … » et « … the tyranny of the Galtieri Junta is not a matter for the Argentine people. » laissent intactes les propositions présupposées « les dirigeants argentins sont des fascistes » et « la Junte est une tyrannie ». 1 Encore que’il ne s’agisse pas d’un test fiable dans tous les cas. Par exemple, « J’aurais dû vendre ma voiture » présuppose la proposition « Je n’ai pas vendu ma voiture», alors que « Je n’aurais pas dû vendre ma voiture» présuppose le contraire. L’implicite et la subjectivité 115 Le même procédé semble motiver l’utilisation du mot « unilateralist » dans le passage suivant, extrait de l’éditorial « We are all Falklanders Now » du 5 avril 1982 : « In this danger the Royal Navy must know it has the fullest support of the British people. On Saturday that report came out of the Commons loud and clear. Let us hope it will also be long. The time may come when the unilateralist Left will look back on its Churchillian posture on Saturday with amazement and regret. For the present it is enough to welcome the prodigal’s return1. » Quelle était la véritable signification de l’utilisation du mot « unilateralist » ? Était-ce exclusif ? Faut-il comprendre que le but de l’éditorialiste était d’indiquer que le reste de la gauche ne s’associait pas à ce style ? Seule la connaissance du contexte politique permet de penser qu’il n’en était rien. Les « unilatéralistes » étaient certainement parmi les derniers à souhaiter adopter un ton et des options politiques churchilliens. La gauche qui prit la parole ce samedi-là était-elle « unilatéraliste » ? Certes, la politique officielle du parti était une politique de désarmement unilatéral, mais plusieurs députés de l’aile centriste du parti la contestaient, alors que plusieurs ministres du cabinet fantôme, sans la contester ouvertement, ne la soutenaient que très mollement. On se souviendra du bon mot de Harold Wilson lorsqu’on l’interrogea sur les motifs de son opposition au retrait de la célèbre « Clause IV », et surtout de son quatrième paragraphe2, de la constitution du parti travailliste : « We were being asked to take Genesis out of the Bible. You don't have to be a fundamentalist to say that Genesis is part of the Bible3. ». Pour de nombreux députés travaillistes, l’unilatéralisme était devenu « une partie de la Bible » plutôt encombrante, mais dont on ne pouvait se débarrasser qu’au prix de heurts assez violents, comme cela a été le cas en 1960. Or, ce furent surtout les « unilatéralistes malgré eux » qui prirent la parole ce jour-là. 1 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 Il s’agit de l’article qui définit les objectifs du parti, et, selon l’interprétation de la gauche, l’engage à poursuivre une politique de nationalisation, ou, du moins, d’intervention de l’État dans l’industrie : « To secure for the workers by hand or by brain the full fruits of their industry and the most equitable distribution thereof that may be possible upon the basis of the common ownership of the means of production, distribution, and exchange, and the best obtainable system of popular administration and control of each industry or service. » 3 Alan SKED & Chris COOK. Post-War Britain. Londres : Penguin, 1980, p. 206 2 L’implicite et la subjectivité 116 Quelle était alors la fonction du mot « unilateralist » dans le texte du Times ? Ne peut-on pas y voir une occasion de porter une critique contre le parti travailliste lui-même ? Dans cette interprétation, « unilateralist » aurait joué le rôle d’un dépréciatif, analogue en quelque sorte au « révisionniste » ou « contre-révolutionnaire » de la langue de bois. En effet les nominalisations, qu’affectionnaient notamment les systèmes politiques totalitaires, permettent de répéter un message implicite fondamental. Comme l’explique Anna JAUBERT : “ Lorsque des énoncés martèlent : ‘Les ennemis du peuple préparent un nouveau complot’ ‘La crise du capitalisme connaît un nouveau soubresaut’ ils font passer chaque fois deux types de contenu : — un contenu officiel inscrit dans les propos — un contenu officieux glissé subrepticement dans le thème : ‘le peuple a des ennemis’, ‘le capitalisme est en crise’ ; ici s’ajoute au demeurant le présupposé sémantique charrié par l’adjectif ‘nouveau’ : ’ce n’est pas le premier’. L’information glissée en sousmain n’est pas l’objet du message, mais la matière première qui le constitue : elle n’est pas en question parce qu’elle ne fait pas question1. » Il n’est évidemment pas possible d’affirmer avec une certitude absolue la justesse de la signification que nous avons prêtée à ce mot « unilateralist ». Néanmoins, s’il était possible de montrer que cette glose était étayée par d’autres indices du même ordre, on ferait ainsi la preuve de la « cohérence » qui, selon Roland Barthes2, constitue le seul moyen de valider une lecture des sens implicites ou des connotations d’un texte. Présupposition Or, il y a un certain nombre d’autres éléments, exprimés sous forme de présupposé, qui permettent de penser que le jugement de l’éditorialiste à l’égard du parti travailliste était assez nettement négatif. Tout d’abord, et dans le même paragraphe que l’allusion à la gauche unilatéraliste, le journal estimait la prestation churchillienne de la gauche digne d’être accueillie avec toute la chaleur due au retour du fils prodigue. Cela implique très clairement que le comportement du parti travailliste au cours des mois précédant l’article 1 2 Anna JAUBERT, La Lecture pragmatique, 1990, p. 199 Roland BARTHES. Système de la mode. Paris : Seuil, 1967, p. 237 L’implicite et la subjectivité 117 avait été comparable à celui du fils prodigue qui avait dilapidé la fortune de son père. On peut relever une dernière observation extrêmement désobligeante à l’encontre du parti travailliste, cette fois sous forme de présupposition : « Should the diplomatic attempts fail, however, “Britain will not appease dictators”. Such a cry cannot be gainsaid on the Labour benches, at least not when the dictators in question are fascist ones and their victims are British citizens1. » Que faut-il comprendre par la proposition restrictive introduite par « at least » ? L’éditorialiste suggérait implicitement que les travaillistes seraient éventuellement prêts à apaiser des dictateurs si ces derniers n’étaient pas des fascistes et si les victimes n’étaient pas des Britanniques. Pensait-il à un exemple précis ? Il ne serait pas excessif de voir dans cette proposition présupposée un préjugé assez répandu à l’égard de la gauche, selon lequel cette dernière ne se serait jamais véritablement affranchie du marxisme, et par là même de Moscou. Certains communistes européens tardèrent sans doute à reconnaître le caractère apparemment tyrannique du stalinisme, faisant ainsi preuve, aux yeux de la droite, d’une mansuétude à l’égard des dictateurs de gauche qu’ils refusaient aux dictateurs de droite. Mais en 1982, l’accusation portée contre le parti travailliste, si on accepte qu’elle est réellement présente, peut paraître parfaitement déplacée. Présuppositions avec yet Une phrase dans le même éditorial illustre bien une autre forme d’énoncé présupposé : « … although Britain has been the victim of an unprovoked attack, there is no reason yet to declare war on Argentina. » Cet énoncé présuppose qu’il pouvait exister des raisons de déclarer la guerre à l’Argentine. La présupposition est surtout portée par la présence de yet qui signifie formellement que si la proposition n’était pas vraie au moment de l’énoncé, elle pouvait le devenir par la suite. Il n’est pas inintéressant de comparer les différences de signification qu’il y aurait eu entre ces deux énoncés possibles : « … there is no reason to declare war on Argentina » 1 « A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 9 L’implicite et la subjectivité 118 et « … there is no reason yet to declare war on Argentina » Le premier énoncé ne présuppose en rien l’éventuelle nécessité, à terme, d’une déclaration de guerre. Tout au plus aurait-elle pu sous-entendre, par le fait même de son énonciation, que la possibilité existait. En revanche, le deuxième énoncé présupposait que la possibilité d’une telle déclaration existait, et que, s’il n’était pas encore nécessaire d’y procéder, cette nécessité pouvait venir ultérieurement. Un autre exemple intéressant de cette utilisation de yet était fourni dans l’éditorial « The Calculus of Grief », qui évoquait la difficulté d’assurer une diffusion de l’information compatible avec les exigences d’un pays démocratique, tout en veillant à ce que, dans la mesure du possible, les familles soient individuellement informées avant que les pertes humaines ne soient annoncées par les médias : « Names have been withheld. But that is not so easy to arrange from 8,000 miles away, even though the contest in the South Atlantic is not yet appearing nightly on our television screens1. » L’utilisation de yet présupposait qu’une telle couverture médiatique deviendrait une réalité ultérieurement, prévision qui ne se réalisa que de façon très partielle. La présupposition est un procédé qui peut être utilisé tout à fait normalement ou honnêtement, c’est-à-dire lorsqu’effectivement la proposition présupposée appartient au « common ground » des énonciateurs. Tout énonciateur doit partir d’un thème au sujet duquel il va dire quelque chose, le rhème de l’énoncé qui correspond à ce que Kerbrat-Orecchioni appelle le « soubassement » de l’énoncé2. Les choses ne sont pas toujours aussi simples que cela, et on peut utiliser le sous-entendu pour « dire » quelque chose tout en se gardant la possibilité de nier l’avoir dit si l’effet du message se révèle trop inacceptable : « … on a fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les 1 2 « The Calculus of Grief », le Times, 27 mai 1982, p. 13 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI. op. cit., p. 30 L’implicite et la subjectivité 119 dire, mais de façon telle qu’on puisse refuser la responsabilité de leur énonciation1. » La présupposition peut même être utilisée de façon malhonnête pour faire passer une proposition tout en obligeant le co-énonciateur à l’accepter ou contester la présupposition même, ce qui est bien plus difficile que de contester le contenu posé d’un énoncé. Ducrot explique ainsi le fonctionnement de ce subterfuge : « Si … le refus des présupposés apparaît nécessairement comme polémique et agressif, il y a beaucoup de situations où le destinataire l’évitera (soit qu’il soit en situation d’infériorité hiérarchique, soit qu’il tienne à ne pas trop « faire monter le ton » de la conversation). Ce dont le locuteur peut profiter pour faire passer dans le discours certaines propositions qui, affirmées directement, seraient plus faciles à mettre en cause. … Quant au discours politique, il en resterait fort peu de chose si l’on en retirait les présupposés. Si l’on observe par exemple les débats radiophoniques … on s’aperçoit que les participants présentent généralement les opinions auxquelles ils tiennent le plus sous forme de présupposés : elles apparaissent notamment, et d’une façon privilégiée, dans les descriptions définies (le comportement scandaleux de X …, l’inévitable déclin du parti Y … ), … ainsi que dans les subordonnées relatives dites descriptives ou qualificatives (Notre ville, qui a été gérée huit ans par des incapables, souhaite un nouveau maire … ). … L’astuce d’une telle présentation est que l’interlocuteur, du simple fait qu’il continue le dialogue, est placé devant un dilemme. Ou bien il « laisse passer », et il semble par là souscrire au présupposé, dont il renforce ainsi, par son abstention même, l’apparente évidence ; ou bien il s’y oppose, mais on peut l’accuser alors d’interrompre la conversation, de sortir du sujet, voire de chercher à envenimer le débat2. » Ducrot prend l’exemple d’une conversation, et il est clair que la lecture d’un journal constitue une activité très différente de la participation à un débat. Le dialogue, s’il y en a un, est mené à distance, avec un décalage temporel considérable : le temps qui s’écoule entre la publication d’un texte et la réponse, dans le courrier des lecteurs ou ailleurs. Bien entendu, la vaste majorité des lecteurs ne participe pas à cet échange, et le domaine d’intervention de l’interlocuteur du dialogue peut se résumer au choix d’acheter le même journal le lendemain ou, au contraire, d’en changer pour un autre journal dont il accepte mieux l’idéologie sous-jacente, ce qui représente un dialogue bien maigre. Il existe pourtant un dialogue « virtuel » 1 2 Oswald DUCROT. Dire et ne pas dire. Paris : Hermann, 1972 (nouvelle édition 1980), p. 5 Ibid., p. 96 L’implicite et la subjectivité 120 dans l’acte même de lecture, et nous sommes convaincu que tout lecteur réagit et répond in petto à ce qu’il lit. On sourit ou on rit intérieurement, on se dit, « là, il exagère ! », on admire la plume enragée du polémiste. Quoi qu’il en soit, le « coup de force » que peut représenter le présupposé est une stratégie discursive qui existe aussi bien dans un texte écrit que dans un échange oral. On peut considérer que l’exemple donné ci-dessus, concernant l’accusation d’incohérence morale dans la position du parti travailliste à l’égard des dictatures, représentait un cas de présupposition soit “ normale ”, soit involontaire, soit encore malhonnête. On ne peut en juger de façon définitive sans connaître les motifs de l’auteur de cet éditorial. Est-il vraisemblable que l’éditorialiste ait réellement tenu pour acquise la suggestion de « double standards » chez les travaillistes ? Des distorsions dans le discours La notion de discours tendancieux ou déformé (biased) dépend très souvent de l’utilisation de la présupposition. C’est elle qui donne la « charge » aux loaded ou leading questions comme celle-ci, rapportée par KerbratOrecchioni, posée par Georges Marchais lors d’un entretien télévisé avec JeanFrançois Revel, « Combien vous paye Barre pour poser de telles questions ? ». Le Monde relate que « Tirant la conclusion de tels excès de langage, le directeur de L’Express s’est levé et a quitté le studio » (Le Monde 16 janvier 1979 p. 40). Il n’y a guère de doute possible quant à la nature excessive des propos du Secrétaire général du PCF, mais c’est dans le message implicite que se trouve le présupposé offensant « M. Barre vous paye pour poser des questions [sans doute politiquement embarrassantes] ». Dans le discours politique on trouve souvent des questions de ce type, notamment à la Chambre des communes où les députés ont plus souvent le droit de poser des questions, ce droit étant considéré comme un des garants de la démocratie, que de faire des déclarations. Par conséquent plusieurs questions n’en sont qu’au niveau de la forme. Voici un exemple extrait de l’ouvrage de Wilson : « Mr Willie Hamilton : Is he [the minister] prepared to have a look at the senseless housing policies inflicted on the people of Glenrothes and elsewhere by the Government ?1 » 1 John WILSON. Ibid., p. 162 L’implicite et la subjectivité 121 Il n’est pas besoin d’expliciter le procédé employé, ni d’imaginer le domaine de réponse possible pour le ministre. Il ne pouvait que nier le présupposé, mais en même temps il devait répondre à la partie nonprésupposée de la question, c’est-à-dire réaffirmer sa volonté de suivre de près la politique du logement du gouvernement. En d’autres termes, il devait neutraliser le présupposé que représentent senseless et inflicted sans omettre de répondre à la question posée, sans quoi il aurait pu donner l’impression qu’il se désintéressait des problèmes de logement des habitants de Glenrothes. Les débats de 1982 ne firent pas exception à cette pratique. Voici un exemple parmi des dizaines: « Mr Tam Dalyell (West Lothian) : As the runway at Port Stanley has been strengthened and lengthened to take Mirages, MIGs and Skyhawks, what are the consequences for air superiority and what will be the next action of the task force ?1 » En l’occurrence, rien ne permettait de confirmer que le présupposé de la question, c’est-à-dire le fait que la piste d’atterrissage avait été renforcée et étendue pour permettre à des chasseurs à réaction d’évoluer à partir des Malouines, était justifié, comme le fit remarquer Mme Thatcher dans sa réponse : « I do not wholly accept the premises upon which the hon. Gentleman’s question is founded. »2 Cela démontre bien qu’il est tout à fait possible de réfuter le présupposé, peut-être d’autant plus facilement à la Chambre des communes que le débat y est ouvertement polémique et que les leading questions y sont monnaie courante. Toutefois l’efficacité du procédé n’est pas prouvée ; si le présupposé est contesté, la question entière devient sans objet, et c’est précisément ce qui arriva à l’échange cité ci-dessus. En effet, le rapport parlementaire du Times du lendemain retranscrivait verbatim les interventions précédant et suivant celle de M. Dalyell, ainsi que les réponses du Premier ministre, mais cet échange au sujet de la couverture aérienne avait été supprimé3. Avant de passer à une étude détaillée de l’une des facettes de cette crise qui donna lieu à un grand nombre d’énoncés présupposés, signalons, en 1 The Falklands Campaign — A Digest of Debates in the House of Commons 2 April to 15 June 1982, p. 131-132 2 Ibid. 3 Le Times, 27 avril 1982, p. 8 L’implicite et la subjectivité 122 passant, un cas intéressant où le sens implicite pouvait aller à l’encontre de l’argument mis en œuvre par l’éditorialiste, qui de ce fait choisit explicitement de l’annuler : « But if this action is justified, as it is, what chance is there of securing a satisfactory settlement that will prevent the conflict moving on to an even more dangerous level ?1 » En effet, le fait de pouvoir présenter une proposition sous le mode de l’hypothétique, par le biais de if, implique que la proposition puisse ne pas être vraie. En disant « if this action is justified », on présuppose la possibilité qu’elle ne le soit pas. Cette interprétation possible était annulée par l’énoncé, « as it is ». La présentation, sous forme de présupposé, du bien-fondé des revendications britanniques concernant la souveraineté L’un des domaines les plus saisissants de présupposition réitérée a concerné le bien-fondé juridique de la souveraineté britannique sur les îles Malouines. Le Times, suivant la ligne du gouvernement, la présenta systématiquement comme indéniable, supprimant ainsi tout doute possible à cet égard. Cette position était considérée comme acceptée par tous, ou comme allant de soi, et prit donc fréquemment la forme de propositions présupposées. Certes, il n’aurait pas été possible chaque fois de poser explicitement cette donnée. Une fois qu’une idée peut être considérée comme acquise au cours d’un discours, qu’il s’agisse d’un texte écrit, d’un dialogue ou de toute autre forme de communication, il est normal qu’elle ne soit plus énoncée que comme présupposée, puisqu’elle forme, à ce moment-là, le soubassement de la communication, et non pas le “ nouveau ” message que l’énonciateur construit à partir des éléments de son développement déjà installés. Toutefois, il est important de rappeler la fonction “ langue de bois ”, le martèlement du soubassement s’inscrivant comme un deuxième niveau de communication comparable aux images dites “ subliminales ”. L’utilisation parfois caricaturale de ce procédé qui caractérise la langue de bois n’est qu’un cas extrême ; toute communication repose ainsi sur des idées, un savoir partagé, une idéologie. 1 « Time to Take Sides », le Times, 26 avril 1982, p. 9 L’implicite et la subjectivité 123 La question de la souveraineté était l’une des questions essentielles de ce conflit. Les experts en droit international sont parvenus — avant et après le conflit de 1982 — à des conclusions incertaines à ce sujet. Pourtant le Times a déclaré, et ensuite répété inlassablement, très souvent sous forme de présupposé, que la revendication britannique concernant la souveraineté aux Malouines était inattaquable. Même avant l’annonce de l’invasion la souveraineté britannique était présupposée : « The Government cannot afford to appear to be backing down in face of a threat to British sovereignty in the Falkland Islands1. » Le surlendemain, l’éditorial qui accueillit, à chaud, la nouvelle de l’invasion, précisait que les îles, comme leurs habitants, étaient britanniques depuis aussi longtemps que l’Argentine était un État indépendant. L’éditorialiste parlait, déjà sous forme de présupposé, du viol, ou du rapt, des Malouines : « For the Russians to help Argentina get way with the rape of the Falkland Islands would be no more than tit for tat2 ». Le lundi, l’éditorialiste écrivit une nouvelle fois pour cerner les enjeux de la crise. Il fit écho aux déclarations du Premier ministre concernant le statut juridique de l’archipel et de ses habitants : « As the Prime Minister said in the Commons on Saturday, the Falkland Islands are British territory, inhabited by British citizens3. » L’objectif principal, selon l’éditorialiste, était de restaurer la souveraineté britannique et de rendre aux habitants la liberté de disposer d’eux-mêmes. « The objective therefore is the restoration of British sovereignty over the Falklands and the freedom for the Falklanders to choose what they want to do with their lives4. » Une nouvelle fois la souveraineté britannique était présentée comme allant de soi, la proposition portant sur la restauration de la souveraineté, et non pas 1 « We don’t have the ships, but by jingo … », le Times, 1 avril 1982, p. 11 « Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7 3 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9. En fait, le Premier ministre n’avait pas affirmé que les habitants des îles étaient des citoyens britanniques, mais avait simplement déclaré : « Nor do we have any doubt about the unequivocal wishes of the Falkland Islanders, who are British in stock and tradition, and they wish to remain British in allegiance. ». Official Report, House of Commons, 3 avril 1982, cols. 633-634 4 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 2 L’implicite et la subjectivité 124 sur son bien-fondé. Ce principe fut maintes fois réitéré, comme en témoignent les quelques exemples ci-dessous : « What are the terms we wish to impose? They are no more and no less than the evacuation of Argentine troops from the Falklands and the restoration of British sovereignty and administration there1. » « … there is clearly some readiness to contemplate an interim administration shared with the United States and perhaps some commissioner from Argentina, though all under a restored British sovereignty2. » « … the original British objective was not only to undo the aggression and restore British sovereignty; it was also to restore British administration3 .» « Britain has set out to undo the seizure, restore British sovereignty and administration, and therefore give the islanders the freedom to decide on their own future4. » La souveraineté britannique coulait donc de source ; faisant écho au Dr Owen du SDP, le Times affirma même que cette souveraineté n’avait jamais été contestée : « As Dr. Owen pointed out yesterday, Britain's legal sovereignty over the Falklands was never in dispute ; it was only to achieve security for the Falklanders that British governments had found it necessary to talk to Buenos Aires in the first place5. » Cette affirmation paraît tout à fait étonnante, puisque dès le début de la crise, juste avant l’invasion, le journal avait fait allusion aux revendications argentines sur la souveraineté de l’archipel6. Enfin, voici un extrait des éditoriaux qui mérite une attention toute particulière : « It is not necessary to go into copious legal detail to establish that Britain's title to sovereignty over the Falkland Islands was absolutely lawful at the time it was originally established and whatever new circumstances now apply - that is still the legal basis on which sovereignty is assessed7. » 1 « A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 11 « In Freedom’s Cause », le Times, 15 avril 1982, p. 11 3 « Falklanders Have Rights », le Times, 17 mai 1982, p. 11 4 « The Reckoning », le Times, 21 mai 1982, p. 13 5 « In Freedom’s Cause », le Times, 15 avril 1982, p. 11 6 « Naked Aggression », le Times, 1 avril 1982, p. 11 7 « First Principles First », le Times, 21 April 1982, p. 13 2 L’implicite et la subjectivité 125 Il semblerait que l’éditorialiste aurait mieux fait d’étudier lui-même le détail juridique entourant l’affaire. Si, jusqu’en 1933, les principaux textes affirmant la souveraineté britannique sur les Malouines mettaient effectivement l’accent sur le caractère légal de son occupation en 1833, cette justification fut progressivement abandonnée en faveur du concept de « prescription ». La Grande-Bretagne pouvait faire état d’une longue période d’occupation incontestée et pacifique. C’est ce concept qui était invoqué par les documents britanniques officiels, notamment dans la brochure intitulée The Falkland Islands. The Facts de 1982, mais également dans d’autres documents antérieurs. C’est également l’avis de Mme Thatcher elle-même, ainsi qu’elle l’exprime, avec plus de onze ans de recul, dans son autobiographie : « Since 1833 there has been a continuous and peaceful British presence on the islands. Britain’s legal claim in the present day rests upon that fact, and on the desire of the settled population — which is entirely of British stock — to remain British1. » Au-delà de l’erreur, ou du moins de l’incertitude, entourant la base juridique des revendications britanniques, il convient de noter le ton extrêmement condescendant de l’éditorial. Par ailleurs, le bien-fondé de la revendication britannique n’est pas l’objet manifeste de l’énoncé, mais il est présenté comme allant de soi par le biais d’une forme présupposée : ce n’était pas la proposition « Britain's title to sovereignty … was absolutely lawful … » elle-même qui était explicitement mise au premier plan, mais plutôt son caractère évident. Le Times ne se contentait pas de faire référence aux droits britanniques ; il s’employait également à invalider la position argentine, d’une façon très péremptoire : « There is no basis in law for Argentina’s claim to the Falklands. The first government in Buenos Aires which Britain recognized in 1825 itself recognized this fact as early as 1830. That the claim has recurred has been a reflection of the Argentine government’s inability to satisfy people without creating fantasies and distractions for them2. » En d’autres termes, la revendication argentine à la souveraineté sur les Malvinas relevait, aux yeux de l’éditorialiste, du fantasme, né d’un 1 2 Margaret THATCHER. The Downing Street Years. Londres : Harper Collins, 1993, p. 174 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 L’implicite et la subjectivité 126 attachement sentimental à ces territoires auquel le Times reconnaissait une force politique puissante. Mais les Britanniques n’étaient pas moins attachés à leurs compatriotes falklandais, affirmait le journal, encore une fois de façon présupposée : « This readiness to negotiate such sensitive matters [ as sovereignty ] with a dictatorship no doubt tempted the Junta into thinking that our hearts did not lie very strongly with the Falklanders. It is late to prove them wrong, but not too late1. » Si « our » renvoyait à l’ensemble des Britanniques, la proposition présupposée « our hearts lay very strongly with the Falklanders » ne résiste pas à l’épreuve des faits : beaucoup de Britanniques ignoraient tout de ces insulaires de l’Atlantique Sud. Pourrait-on accuser le Times de malhonnêteté dans la façon dont il présenta la question de la souveraineté ? En d’autres termes, le recours à la présupposition, qui suppose l’adhésion du lecteur à la proposition ainsi rejetée au deuxième plan, se justifiait-il ? Bien sûr, on ne peut savoir quels étaient les véritables motifs de l’éditorialiste. Toutefois, il est vraisemblable qu’il se fia à la version officielle des faits, sans laisser de place au doute. Selon la doctrine officielle, les quelques ouvrages qui tendaient à donner raison à l’Argentine, notamment celui de Julius Goebel2, un juriste américain, donnaient une vision partiale de la question3. Il est néanmoins frappant de constater la régularité avec laquelle cette version est affirmée, toujours au second plan. Pourquoi la répéter si souvent, si elle était si manifestement vraie ? La répétition même du procédé montre la fragilité du présupposé. Cela tenait presque de la méthode Coué ; à force de répétition, on peut finir par se convaincre. 1 Ibid. Julius GOEBEL. The Struggle for the Falkland Islands; a study in legal and diplomatic history. Port Washington N.Y. : Kennikat Pres, 1971 3 voir le Sunday Times, 20 juin 1982 2 L’implicite et la subjectivité 127 Référence et subjectivité Les pronoms De tous les phénomènes relevant de la référence, nous avons choisi de nous limiter aux pronoms, dont l’utilisation fournit des indices précieux sur le degré de subjectivité. On pourrait presque établir une échelle de subjectivité qui s’échelonnerait du « moi-je » de Raymond Queneau jusqu’au discours historique ou scientifique, dans lequel les pronoms personnels sont partiellement ou complètement évacués. Cependant, il ne suffit pas de compter les occurrences des différents pronoms pour en rendre compte. Certains pronoms, en particulier ceux de la première personne du pluriel (we, us, ourselves), ainsi que les formes possessives correspondantes (our, ours), méritent une étude détaillée. I / me / my / mine Tout d’abord il convient d’observer l’absence totale, dans les éditoriaux, de pronoms de la première personne du singulier, en dehors de quelques citations. Cela n’est guère surprenant, puisque l’identité de l’individu responsable de l’article n’est pas prééminente ; les éditoriaux ne sont pas signés et se rangent sous l’enseigne du journal. Une subjectivité apparente matérialisée par l’usage de I, me, my ou mine n’aurait donc pas été conforme à cette situation d’énonciation. Il en allait de même dans les articles d’information. L’exception la plus notable à cet usage a concerné les dépêches des correspondants de guerre. Cette particularité tenait au rôle même joué par ces envoyés spéciaux. En effet, leur véritable mission ne fut pas tant de découvrir et de publier le déroulement des événements, leurs confrères à Londres étant souvent mieux placés pour le faire, grâce à la structure de diffusion des informations officielles, mais de servir de témoins oculaires, confirmant ainsi les faits rendus publics par les déclarations officielles, et leur donnant l’épaisseur de l’expérience directe. Contrairement à leur pratique habituelle, la plupart des journalistes ne se contentèrent donc pas de la troisième personne, qui convient au récit historique, mais indiquèrent, par le biais de la première personne du singulier, qu’ils avaient assisté aux événements qu’ils rapportaient. L’implicite et la subjectivité 128 D’ailleurs, la phrase la plus célèbre produite par un correspondant de guerre, prononcée par le journaliste de la BBC, Brian Hanrahan, était formulée à la première personne du singulier. Hanrahan décrivait le retour des avions Harrier partis effectuer des raids contre les pistes d’aviation. Il avait reçu la consigne de ne pas préciser le nombre d’avions y ayant participé, et dit : « I counted them all out, and I counted them all back ». Sans la marque explicite du témoignage direct, cette phrase n’aurait certainement pas eu le même impact : « All the planes returned safely ». Dans les dépêches publiées par le Times, ce ne fut pas la règle systématique, mais le cas fut suffisamment fréquent pour que nous en fassions état. Quelques exemples serviront à mieux appréhender les conditions d’utilisation de la première personne du singulier : « Late one night, I witnessed the shadowy Special Boat Section setting up … an operation1. » « I have seen two Argentine armies in action …the regular troops … include deadly and determined snipers, one of whom pinned down a force I was with for several hours … I experienced both types of Argentine soldier in the storming of Longdon … Weapons I saw were poorly maintained …2 » Enfin, la première personne du singulier apparut régulièrement dans le courrier des lecteurs, soulignant ainsi le fait qu’il s’agissait de contributions personnelles. 1 2 Charles LAURENCE. le Times, 12 juin 1982, p. 5 Leslie DOWD (Reuters), le Times, 15 juin 1982, p. 4 L’implicite et la subjectivité 129 We / us / our / ours / ourselves Comme nous l’avons indiqué au cours de notre deuxième partie, le thème de l’unité nationale fut largement présent dans les colonnes du Times, ce qui n’est guère surprenant d’ailleurs, tout conflit renforçant la tendance à la représentation du monde divisé en « nous » et « eux ». Ce phénomène, observable donc dans toute guerre, peut paraître encore plus frappant dans un conflit comme celui des îles Malouines dans lequel les enjeux économiques et stratégiques n’étaient pas des plus vitaux. Dans un pareil cas, le sentiment national de part et d’autre devient presque le seul motif du la lutte ; tout au moins est-ce ainsi que le présente l’historien Eric Hobsbawm dans son livre sur les nations et les nationalismes contemporains : « … where ideologies are in conflict, the appeal to the imagined community of the nation appears to have defeated all challengers. What else but the solidarity of an imaginary ‘us’ against a symbolic ‘them’ would have launched Argentina and Britain into a crazy war for some South Atlantic bog and rough pasture?1 » Ces deux pronoms, ainsi que les formes possessives correspondantes, ont par conséquent fait l’objet d’une analyse détaillée. Le pronom « nous » mérite une réflexion particulière. On peut, à première vue, le considérer comme le simple pluriel de la première personne, comme nous y invite sa description conventionnelle grammaticale. Pourtant il est clair que « nous » n’est pas un simple « je » pluralisé, comme le remarque Benveniste dans Problèmes de linguistique générale2. Il observe que les mots pour « je » et « nous » sont généralement différents dans les différentes langues du monde, et donc « je » n’accepte pas les règles habituelles de la pluralisation (comme c’est le cas pour la troisième personne en français, « il » devenant tout simplement « ils » et « elle », « elles »). On comprend d’ailleurs qu’il en soit ainsi. « je », c’est « moi qui parle ». Le pronom « nous » ne peut pas se réduire à « moi qui parle » + « moi qui parle » + « moi qui parle » … sauf dans les cas limites, somme toute assez rares, d’une rédaction collective, comme par exemple un manifeste politique, ou du chœur d’une tragédie grecque. 1 Eric HOBSBAWM. Nations and Nationalism since 1780: Programme, Myth, Reality. Cambridge : Cambridge University Press, 1990, p. 163 2 Émile BENVENISTE. Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1966, p. 233 L’implicite et la subjectivité 130 « Nous », dans tous les autres cas, correspond à « je » + « non-je ». En revanche, puisque « non-je » peut correspondre à la deuxième personne « tu » ou « vous » aussi bien qu’à la troisième personne, ou encore à un mélange des deux, il doit y avoir au moins deux types de « nous », couramment appelés « inclusif » et « exclusif ». Le « nous » inclusif correspond à « moi + vous », l’« exclusif » à « moi + eux ». Cette distinction n’est pas totalement satisfaisante, toujours selon Benveniste, car il y a une autre dimension au « nous » : « Ce ‘ nous ’ est autre chose qu’une jonction d’éléments indéfinissables; la prédominance de ‘ je ’ y est très forte, au point que, dans certaines conditions, ce pluriel peut tenir lieu du singulier. La raison en est que ce ‘ nous ’ n’est pas un ‘ je ’ quantifié ou multiplié, c’est un ‘ je ’ dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues. De là viennent en dehors du pluriel ordinaire deux emplois opposés, non contradictoires. D’une part, le ‘ je ’ s’amplifie par ‘ nous ’ en une personne plus massive, plus solennelle et moins définie ; c’est le ‘ nous ’ de majesté. D’autre part, l’emploi de ‘ nous ’ estompe l’affirmation trop tranchée de ‘ je ’ dans une expression plus large et diffuse : c’est le ‘ nous ’ d’auteur ou d’orateur1. » Pour ce qui est de notre corpus, il contient de multiples types de we et our / ours /ourselves. Les éditoriaux du Times, ainsi que ceux de beaucoup d’autres journaux, représentent un exemple assez frappant du phénomène relativement rare de rédaction collective. Ils ne sont pas signés, et sont censés représenter la « ligne » du journal par rapport à l’actualité. Ils sont, pour le Times, véritablement collectifs, puisque le sujet, ainsi que la teneur générale de l’opinion à exprimer, sont décidés au cours de réunions de l’équipe des rédacteurs d’éditoriaux, même si la rédaction de l’article lui-même est confiée à un individu (dont le texte peut être modifié, notamment par le rédacteur en chef ). Cependant ce we est loin d’être le plus répandu. Celui de « We are All Falklanders Now » ne peut pas se borner à l’équipe rédactionnelle. Il semble clair que ce we désignait le peuple britannique tout entier. On trouve parfois des we au sens moins large, qui semblent se limiter aux classes dirigeantes, ou à l’Establishment. On assiste même parfois à des glissements hautement significatifs entre différents types de we. 1Ibid, p. 234-5 L’implicite et la subjectivité 131 On notera que le terme « our people », utilisé à plusieurs reprises pour qualifier les Falklandais, peut dénoter un rapport beaucoup plus complexe que celui d’une appartenance commune à une même entité, une même nation. Dans un sens, « our people » s’utiliserait de la même façon que « nos concitoyens » en français. Mais on peut aussi imaginer un grand administrateur parlant de « our people » comme en français on parlerait de « nos gens », impliquant ainsi un rapport hiérarchique. Il y a dans le choix de ce terme une ambiguïté linguistique qui n’est que le reflet de l’ambiguïté plus générale qui flottait sur toute la question de la « britannicité » des îles et de leurs habitants, et sur le degré d’autonomie qu’il convenait de donner à diverses composantes du peuple britannique. we — le peuple britannique tout entier La nature même du we indifférencié de l’anglais, qui de ce point de vuelà se comporte comme le « nous » du français, fait qu’il n’est pas toujours facile de l’interpréter avec certitude. On peut même se demander si les éditorialistes ne profitent pas à l’occasion de cette ambiguïté — éventuellement de façon inconsciente. Au début de la crise, we, c’est le pays entier. La première occurrence de we dans l’éditorial « Naked Aggression » qui fit immédiatement suite à l’annonce de l’invasion argentine en était un bon exemple : « Our capacity for resistance in the South Atlantic may not be perfect. We no longer “ rule the waves ”. But we still have one of the world's more powerful navies, including a number of nuclearpowered submarines1. » Ce we, comme le suggère implicitement la référence à la chanson patriotique Rule, Britannia!, c’est Britannia. Deux jours plus tard la situation était un peu plus compliquée. L’éditorial “ historique ” « We are All Falklanders Now », qui invitait tous les Britanniques à se sentir concernés par le sort des Falklandais, appelait à la réflexion. Il fallait garder son sang-froid pour bien analyser le problème : « It is important to have these strategic principles in mind when we come to focus on the Falkland Islands affair after a weekend when emotions have quite naturally been at their height in reaction to the aggression of last Friday. Emotion is no sound basis for successful strategic thinking. If we are to prevail with our 1 « Naked Aggression », le Times, 3 avril 1982, p. 7 L’implicite et la subjectivité 132 political objectives we must have both the wisdom to identify them, a variety of means to achieve them, and the will to choose the right means and to live with the consequences. » Il semble que l’auteur de l’article n’ait pas été hors d’atteinte du courant d’émotion contre lequel il « nous » prévenait. (On peut d’ailleurs plaider l’émotion comme circonstance atténuante expliquant l’inhabituel défaut de rigueur grammaticale de « both the wisdom … , a variety of means … , and the will … », soit trois choses, ce qui fait une de trop pour « both »). Qui est ce « nous » qui doit porter son regard sur la question des Malouines ? Il pourrait s’agir d’un simple « nous » d’auteur, d’un « nous » de rédaction collective, ou encore, et c’est la solution qui semble la plus vraisemblable, d’un « nous » qui inclut l’équipe rédactionnelle ainsi que les lecteurs avisés du Times. En est-il de même du « nous » qui cherchait à réaliser ses objectifs politiques ? Ce « nous » pouvait signifier le peuple, la classe dirigeante, « nous » les intellectuels susceptibles d’avoir la sagesse nécessaire pour identifier les véritables enjeux … Il est bien difficile de répondre de façon certaine. En revanche, le we suivant, que l’on retrouve quelques lignes plus loin, renvoyait clairement au peuple britannique entier : « … in 1939, we stood by Poland and went to war. » Il fait appel à l’Histoire, aux sentiments d’une guerre dont on a pu dire que c’était « la guerre du peuple » (The People’s War). C’est la GrandeBretagne « éternelle » dans son incarnation de 1982 qui devait se montrer à la hauteur face à la menace d’une dictature, et une dictature qui menaçait « nos » intérêts. Le caractère « pan-britannique » de l’appel devenait plus clair encore vers la fin de l’éditorial : « We are an island race, and the focus of attack is one of our islands, inhabited by our islanders. » L’éditorialiste avait déjà exprimé l’horreur qu’il ressentait de voir l’Argentine menacer tout un peuple d’îliens, les Falklandais, du sort des desaparecidos : « it intends to make a whole island people — the Falklanders — disappear ». On pourrait s’attarder quelques instants sur le jeu complexe d’appartenance qui se noue dans ces lignes. En effet, il y a quelque chose de contradictoire dans le fait de définir les Falklandais comme un peuple, alors que l’éditorialiste précise qu’ils appartenaient à cette race insulaire que constituait le peuple britannique ? Il y a une certaine ambiguïté dans ces propos. Si les Falklandais étaient des Britanniques au même titre que les autres représentants de cette espèce insulaire, pouvaient-ils constituer un peuple à eux seuls ? Cette ambiguïté ne reflète-t-elle pas une caractéristique assez fondamentale de cette guerre coloniale très particulière? La population L’implicite et la subjectivité 133 coloniale ne dominait aucune population colonisée1, et restait culturellement (et ethniquement) très proche du pays colonisateur. Mais en même temps elle était très marquée par un mode de vie, une identité propres. Néanmoins, dans la vaste majorité des cas, we et our se réfèrent à la nation. Par exemple, dans la phrase suivante, on pourrait substituer our à « Britain’s » et vice-versa « It is part of Britain's case in the present conflict that she is upholding democratic and civilized standards against a ruthless military dictatorship, and therefore our natural instinct is to want to help the Swedes as far as we can [dans leur tentative d’apprendre la vérité sur les citoyens Suédois qui auraient été torturés et assassinés par le Commandant Astiz, capturé lors de la reprise de la Géorgie du Sud]2. » Lorsque we et our ne se réfèrent pas nettement au pays entier, ils signifient ses représentants. C’est du moins l’interprétation que nous pouvons faire de la phrase suivante : « The tone of voice with which we speak to each other in our deliberations, and, by extension, the tone of voice which we adopt when speaking to our adversary and to the world at large, will be an increasingly important expression of our quiet but resolute approach to matters which will elsewhere provoke much shouting and violent eruptions3. » Il est légitime de se demander si on n’abusait pas, parfois, de ce pouvoir intégrateur de we. La rédaction des articles du Times laissait entendre que le peuple britannique entier partageait tous les points de vue du gouvernement, avec de nombreuses phrases telles que : « What are the terms we wish to impose? They are no more and no less than the evacuation of Argentine troops from the Falklands and the restoration of British sovereignty and administration there4. » ou encore : « There are some who think that should automatically apply to the present circumstances ; that we must engage the Argentine 1Bien que certains aient pu dire que les ouvriers agricoles Falklandais auraient été mieux traités s’ils avaient été noirs, dans quel cas leur statut de colonisés aurait été plus clairement reconnu … Voir le chapitre « Les Falklandais ». 2« Protecting Prisoners’ Rights », le Times, 11 mai 1982, p. 13 3« Will the Soviets slip in ? », le Times, 4 mai 1982, p. 9 4« Warning: Trespass at Your Own Risk », le Times, 10 avril 1982, p. 9 L’implicite et la subjectivité 134 Navy in battle. We may have to ; and we are prepared to do so successfully1. » Le lien qui relie le gouvernement à ce we est clairement indiqué lorsque l’éditorialiste rappelle : « Parliament, on our behalf on April 3, chose to combat evil2. » Ce we ne laissait guère de place à des opinions divergentes, ce qui était parfaitement cohérent avec le thème de l’unité nationale que développait l’éditorialiste. Parfois we renvoie explicitement au gouvernement ou à la classe dirigeante. Sinon, comment expliquer cette phrase : « In doing all we can to evict them [the Argentines] from British territory, the Government must not, and need not, seek a wider war3. » Dans cette phrase, stricto sensu, « we » réfère cataphoriquement à « the Government ». Il s’agit sans doute d’un raccourci, mais d’un raccourci révélateur, signifiant une identification totale avec le gouvernement. We pouvait désigner des entités différentes, comme c’était le cas dans le passage suivant : « In the course of defending our zone we have inflicted casualties against our attackers, and suffered them. Suddenly, the whole atmosphere of the crisis has changed. The flag waving and the fanfare are no longer part of the fun. It is a sad reflection on the television age that violence of all kinds assumes a kind of plasticity - an unrealness - which tends to immunise us from the idea of violence …. » Le we qui avait subi ces pertes, c’était bien évidemment les forces armées britanniques. Considérant qu’ils agissaient au nom du peuple britannique l’éditorialiste s’est servi d’un we inclusif. Mais ce furent des militaires qui étaient morts ou avaient été blessés, et non l’éditorialiste ou la majorité de ses lecteurs. En revanche, le us qui avait été immunisé contre la violence par la télévision ne comprenait sans doute pas les militaires. Ceux-ci connaissaient l’Irlande du Nord, et pouvaient certainement avoir une autre idée des réalités du combat que le public. 1“ A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 11 The Still Small Voice of Truth », le Times, 20 mai 1982, p. 15 3« No Wider War », le Times, 8 mai 1982, p. 9 2« L’implicite et la subjectivité 135 Cette citation provient d’un article écrit à la suite d’un des moments cruciaux du conflit : la destruction du HMS Sheffield et la mort de marins britanniques qui avaient ébranlé la résolution du gouvernement, des Britanniques et de leurs médias. L’image — puissante, au demeurant — des corps mutilés flottant à la merci d’une mer déchaînée et glacée traduit le désarroi provoqué par ce rude rappel de la réalité de la guerre. L’éditorialiste lui-même révèle ses cauchemars, et regrette le « fun » (un mot assez révélateur) de la « drôle de guerre ». C’était donc un moment particulièrement difficile, où l’éditorialiste semblait s’employer à resserrer les liens de l’unité nationale. Le we n’en devenait que plus important. Il peut arriver que « we » n’inclue pas le public, mais au contraire renvoie à un ensemble non précisé, une élite, vraisemblablement l’équipe rédactionnelle ou encore, de façon très vague, l’Establishment, ou l’intelligentsia. L’exemple suivant est assez frappant en ce que le we / our semble osciller entre différents référents. L’éditorialiste citait Belloc, qui avait souligné l’ignorance des Britanniques à l’égard de l’Amérique latine : « Our atlases are now open at the South American page. But it remains still doubtful whether many of our fellow citizens know much of the countries named by Belloc. The few who know the geography tend to think that the nations concerned are crushed into the ground by military dictators and their brutal barefeet soldiery. Few of us appreciate the promise and diversity of the great green continent. When President Belaunde recently brought back democracy to Peru, he made few headlines in the great newspapers of the West. The seriousness of contributions to art by Latin Americans - particularly novelists - is recognised only by cognoscenti … A starting point must be made, however, for the future. That should be in the way Britain looks at the South American continent. We must correct a certain historical insensitivity which has crept into this perspective1. » En attirant l’attention sur la méconnaissance des Britanniques (« nos concitoyens ») à propos de la géopolitique du continent sud-américain, l’article semblait néanmoins sous-entendre que les connaissances de l’équipe rédactionnelle du Times, associée à ses lecteurs, étaient plus approfondies. Ensuite il constate que peu de Britanniques (« few of us ») connaissaient profondément l’Amérique latine. Il incombait donc à un troisième we, qui 1« The Anglo-Latin Gulf », le Times, 1 juin 1982, p. 15 L’implicite et la subjectivité 136 renvoyait à une autre entité, la communauté des intellectuels, de corriger ces erreurs de perspective. Ailleurs, we désignait très explicitement le Times, comme par exemple dans la phrase « The interview with General Galtieri which we publish today provides a most eloquent illustration of this attitude1. » Parfois même il y avait un certain glissement, entre le we d’auteur et le we plus inclusif : « We have many times said that we have no quarrel with the Argentine people, and that we are limiting our actions against them to what is strictly necessary for the recovery of the Falkland Islands2. » Il est clair que les trois we ne peuvent avoir exactement le même référent. La fin du conflit permit à de nombreux commentateurs de déceler un nouvel esprit chez les Britanniques, le Falklands Factor. Ce prolongement de l’union sacrée d’un pays confronté à la guerre devait se traduire par un we très nettement inclusif. Ce fut en effet le cas dans l’éditorial qui fit le bilan à la fin du conflit, « Strategy in a Silver Sea » (dont le titre même, par sa référence à un passage patriotique de Shakespeare, devait déjà donner le ton). Voici comment celui-ci présente ce « facteur » : « […] The Falklands factor, which will inevitably not feature in any of these operational calculations but which is nevertheless the most important one of all, is that when the fleet sailed it seemed such a natural thing to the great majority of British citizens. Somewhere deep in the collective subconscious lay an understanding that we are an island people who, when threatened, have to look to the sea not just to locate the threat but to discover the instrument of our own security. We have the sea around us, and we have to have a navy for all seasons and for all seas. […]3 » Pour clore cette réflexion, signalons un phénomène a priori assez inattendu. A deux reprises au moins, us indique la Grande-Bretagne et l’Argentine. Cependant dans les trois cas il s’agit d’un us qui semble exclure plus ou moins explicitement la Junte : « However, it has been a peacefully recognised dispute between us for long enough, before the Junta, in its desperation, brought us to blows4. » 1« Voice of the Conquistador », le Times, 12 juin 1982, p. 13 A Sense of Proportion », le Times, 18 mai 1982, p. 15 3« Strategy in a Silver Sea », le Times, 21 juin 1982, p. 11 4“ The Anglo-Latin Gulf », le Times, 1 juin 1982, p. 15 2“ L’implicite et la subjectivité 137 « It is a retreat that we seek and not an annihilation. It is a retreat from the Falklands and the restoration of relations with Argentina based on mutual respect for international law and a recognition that force should not be used to resolve the historical dispute between us [ … ]1. » « If magnanimity is required it should be in saying little and in putting this past episode behind us as soon as Argentina is prepared to resume relations on a peaceful basis2. » Ces citations proviennent d’articles écrits alors que la fin du conflit semblait imminente et que, par conséquent, il convenait de réfléchir sur la conduite à tenir dans la perspective d’une victoire proche. L’espoir d’un accord entre la Grande-Bretagne et l’Argentine, une fois le différend réglé, expliquait sans doute ce “ rapprochement pronominal ”. we chez les correspondants de guerre Les journalistes britanniques embarqués avec la force d’intervention navale, et, par la suite, rattachés aux unités d’infanterie sur les îles Malouines, ont souvent fait état du sentiment de communauté qui les envahissait à mesure que les combats progressaient. Au début des hostilités, ils partageaient les dangers des attaques aériennes, et, arrivés sur le terre ferme, ils furent parfois exposés aux mêmes obus que les militaires qu’ils accompagnaient. Ces sentiments de partage et d’appartenance se traduisirent tout naturellement par le choix de la première personne du pluriel. Par exemple, Gareth Parry, du Guardian, expliquait comment les correspondants de guerre adoptaient le we = ( je + les forces britanniques ) : « I noticed … that I began by saying “the British” and within a few weeks I was writing « us » or « we » …3 » et le journaliste de la BBC Robert Fox confirmait cette tendance : « … after a thing like Goose Green it was just “we” all the way through. It was “we, our group”, you know, I mean, it wasn’t “we, Britain” … it was “we, the soldiers”, “we, that group of people immediately in my earshot”4. » 1« A Test of Generalship », le Times, 3 juin 1982, p. 13 A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11 3 David MORRISON & Howard TUMBER. Journalists at War. Londres : Sage, 1988, p. 99 4 Ibid. p. 107 2« L’implicite et la subjectivité 138 Son premier compte rendu de la bataille illustrait parfaitement cette utilisation des pronoms. Décrivant l’avance du bataillon qui réalisa l’attaque et auquel il était rattaché, le 2ème Parachutiste, M. Fox privilégiait la troisième personne, mais lorsqu’il rapportait les expériences que lui-même et ses voisins immédiats avaient vécues, il passait à la première personne du pluriel. Il est vrai qu’il n’était pas acteur, même s’il subissait le feu de l’ennemi. Par conséquent, l’attaque était menée par une entité qui l’excluait, et qu’il désignait par they, alors qu’il ne pouvait, sans doute à grand regret, se soustraire aux balles et aux obus : « The attack began under Naval gunfire and shells lit the sky as the paras moved forward. But in the daylight they were on their own, covered only by guns and mortars. The enemy were falling back slowly … time and again we were pinned down by mortars and fire from anti-aircraft guns. I was with the battalion headquarters and, if we were within 10 feet of death from shrapnel once, we were there 40 times1. » You / your / yours Les formes de la deuxième personne sont pratiquement absentes des éditoriaux. Le Times ne s’adressait pas directement à ses lecteurs comme peuvent le faire, à l’occasion, les journaux populaires. En dehors de la première phrase citée ci-dessous, où d’ailleurs on se serait peut-être attendu plutôt à one, les occurrences de you et your se trouvent toutes dans des énoncés proches du proverbe. Le parallèle établi entre l’envahisseur Argentin et un cambrioleur est frappant à cet égard. Le you semble bien à sa place ici dans une comparaison très concrète où le niveau de langue un peu recherché de one aurait déparé. Il est intéressant de constater qu’environ la moitié des passages utilisant you sont des titres, parmi lesquels deux d’entr’eux représentaient des références culturelles. 1° « Diplomacy must be given a chance and it is always important in strategy to leave your adversary room to retreat, if retreat rather than annihilation is what you seek. It is a retreat that we seek. » (« We are all Falklanders Now ») 2° « When the profession fails, you have to come to the rescue", said Talleyrand to Marshal Ney. » (« A Moral for Mr Haig ») 3° « IF YOU LIVE BY THE SWORD » (titre de l’éditorial) 4° « YOU CANNOT JOKE WITH WAR » (titre de l’éditorial) 1 Robert FOX, le Times, 31 mai 1982, p. 5 L’implicite et la subjectivité 139 5° « Mr Heath told the House that the Junta should be left with a way out, such as Kennedy left Kruschev, who sensibly took one during the Cuba crisis. Yes: when you surprise a burglar in the house, you should show him the door. You do not have to give him the title deeds as well ». (« Contest of Wills ») 6° « WARNING : TRESPASS AT YOUR OWN RISK » (titre de l’éditorial) 7° « And I know the place he lives (or at least - I think I do) It is Ecuador, Brazil or Chili (sic) - possibly Peru; You must find it in the Atlas - if you can. » (une citation d’Hilaire Belloc) La troisième personne Il y a bien évidemment de nombreuses occurrences de ces pronoms, mais peu de cas bien significatifs pour notre étude. Deux aspects de l’utilisation des pronoms de la troisième personne au singulier nous ont néanmoins frappé. Tout d’abord il convient de rappeler que l’anglais peut utiliser « she » et « it » de façon plus ou moins interchangeable pour désigner un pays. Le Times aurait très bien pu établir une distinction entre la Grande-Bretagne et les autres pays du monde, notamment l’Argentine. Il n’en fut rien, et on trouve même « she » pour l’Argentine et « it » pour la Grande-Bretagne. Il semblerait que l’usage en la matière ait dépendu davantage des préférences des différents auteurs d’éditoriaux plutôt que d’un choix systématique. Dans les articles d’information, la troisième personne trouvait tout à fait naturellement sa place, même si ce choix déplut à un certain nombre de conservateurs, qui auraient préféré que les journalistes prennent plus nettement fait et cause pour leur pays : « I also became very unhappy at the attempted ‘evenhandedness’ of some of the comment, and the chilling use of the third-person — talk of ‘the British’ and ‘the Argentinians’ on our news programmes1. » Références à de tierces personnes La plupart des références à de tierces personnes n’appellent aucune remarque particulière. Toutefois, un exemple paraît significatif. L’éditorialiste savait, à l’occasion, ériger une distinction explicite entre d’une part lui-même, l’équipe rédactionnelle, et tout autre ensemble ou élite les comprenant, et 1 Margaret THATCHER. op. cit., p. 181 L’implicite et la subjectivité 140 d’autre part le grand public. Prenons, par exemple, cette mise en garde critique de la façon dont les Britanniques avaient perdu le sens du sacrifice nécessaire à la défense des valeurs démocratiques : « There is a sense in which the age of deterrence and the abolition of conscription have deprived the British people of the means to understand the facts of their own security. Deterrence is not a state of affairs which can be secured on the cheap ; and the cost cannot just be financial. Yet for 25 years the British people have been lulled by their leaders into willing the ends of deterrence - peace - without willing the means, which are a continuous involvement in, and possible sacrifice for, the cause of peace1. » Il serait difficile de penser que l’éditorialiste se comptait parmi ceux qui s’étaient ainsi laissé bercer par de telles illusions. Rappelons que le retour à la conscription était un des chevaux de bataille de Charles Douglas-Home, le rédacteur en chef du journal.2 La modalité La modalité est un terme qui mérite d’être défini, tant les utilisations peuvent en être variées. Benveniste en donne la définition suivante : « Nous entendons par modalité une assertion complémentaire portant sur l’énoncé d’une relation. En tant que catégorie logique, la modalité comprend 1° la possibilité, 2° l’impossibilité, 3° la nécessité. Ces trois « modes » n’en font que deux au point de vue linguistique, du fait que l’impossibilité n’a pas d’expression distincte, et s’exprime par la négation de la possibilité. Ainsi possibilité et nécessité sont deux modalités primordiales3. ” La modalité est l’un des processus par lesquels l’énonciateur indique sa propre position (subjective) par rapport au contenu de son énoncé. Il convient de bien distinguer les auxiliaires modaux utilisés avec une valeur épistémique ou logique, de ceux utilisés dans un énoncé déontique. En d’autres termes, il faut différencier les modaux qui expriment une 1« Willing the Means », le Times, 6 mai 1982, p. 13 Harold EVANS. Good Times, Bad Times. Londres : Weidenfeld & Nicolson, 1983, p. 232 3 Émile BENVENISTE. « Structure des relations d’auxiliarité », Problèmes de linguistique générale, Tome II. Paris : Gallimard, 1974, pp 187-8 2 L’implicite et la subjectivité 141 appréciation, par le journaliste, du degré de vérité des faits ou jugements qu’il propose au lecteur, de ceux qui servent à construire un énoncé exprimant une obligation ou une permission. L’évaluation vrai/incertain/faux pourra s’exprimer par le truchement de « must », « may/might (not) », « cannot » et, à un degré différent « will ». Quant à l’obligation, elle pourra être atténuée, et cela de façon plus ou moins explicite ; on y trouvera surtout des « must » et des « should », alors que « ought to … » sera presque complètement absent. En revanche, le « may » déontique ne se trouvera pour ainsi dire jamais dans un corpus de presse, le rôle du journal n’étant pas d’accorder une quelconque permission à qui que ce soit. L’absence totale du regard subjectif, qu’il se réalise par la modalité ou par d’autres moyens, est en fait impossible. L’effacement de la subjectivité, celui du récit dans le sens que Benveniste donne à ce terme qu’il oppose au discours, appartient davantage à l’historien qui rapporte des faits qui ont déjà fait l’objet d’un certain consensus. Lorsqu’un historien écrit que Jules César débarqua en Angleterre en l’an 56 avant notre ère, il peut, sans grande crainte de contradiction, utiliser le « temps » qui convient au récit, le passé historique. Relatés de cette façon, les faits semblent « se raconter tout seuls », selon l’expression célèbre de Benveniste. Ces faits sont en quelque sorte incontestables, admis par tous. On pourrait dire que ce discours tend vers une très grande impartialité. On ne peut pas pour autant dire qu’il n’y absolument aucune subjectivité, aucun regard. L’actualité ne peut guère prétendre à un tel niveau d’historicité. Le lecteur a besoin de la médiatisation que peut lui proposer son journal. Il a besoin de savoir le degré de fiabilité des affirmations rapportées par les journalistes, et il a également le désir de bénéficier des commentaires de spécialistes pour l’aider à construire une image cohérente d’un monde en perpétuelle évolution. Ces spécialistes acquièrent une certaine autorité, du fait même de leur savoir, et peuvent souvent se permettre de proposer, aux autorités ou aux autres acteurs de l’actualité rapportée par son journal, une ligne de conduite qui découle naturellement de leur analyse. Ces phénomènes de médiatisation correspondent justement au domaine de la modalisation. L’implicite et la subjectivité 142 Les auxiliaires modaux can/could, may/might, must, shall, should, ought to, will, would … Les auxiliaires modaux ne constituent pas la seule expression de la modalité. Il existe, bien entendu, d’autres formes de modalité, notamment les diverses expressions adverbiales telles que « probably » et « possibly ». Néanmoins, ces « modaux » représentent un moyen privilégié pour l’énonciateur d’exprimer son propre jugement par rapport au contenu de son énoncé, le « modus » qu’il surajoute au « dictum ». Dans son étude lexicographique des auxiliaires modaux, Larreya1 établit un tableau de fréquence à partir d’un corpus d’environ 300 000 mots, parmi lesquels il a trouvé 4 469 occurrences d’auxiliaires modaux. Nous présentons ce tableau en annexe, auquel nous avons ajouté pour comparaison nos propres statistiques ainsi que celles du corpus LOB2, corpus élaboré par les Universités de Lancaster, Oslo et Bergen, d’où il tire son nom. Il est constitué de 500 textes d’environ 2 000 mots chacun, soit un total d’un million de mots. Les textes furent choisis pour être aussi représentatifs que possible de la diversité des registres et styles de l’anglais britannique. Tous datent de 1961. Désormais, nous utiliserons « LOB » et « corpus Larreya » pour désigner ces deux corpus. Il ressort de l’analyse de ces chiffres que les auxiliaires modaux sont plus nombreux, proportionnellement, dans notre corpus que dans les deux autres avec lesquels nous avons pu comparer nos statistiques. Même s’il y a quelques distorsions en raison de la différence de taille des corpus, ce résultat n’en demeure pas moins significatif, avec une fréquence des modaux presque deux fois plus élevée dans le Times. Nous tenterons d’expliquer cette disparité lors de nos commentaires sur chacun de ces auxiliaires modaux. Il semble logique — et commode — d’étudier ces modaux dans l’ordre décroissant de fréquence, à ceci près qu’il est préférable d’analyser ought to et should ensemble, pour mieux les comparer. 1 Paul LARREYA. Le possible et le nécessaire. Paris : Nathan, 1984 Les chiffres sont publiés dans Knut HOFLAND & Stig JOHANSSON. Word Frequencies, Bergen : Norwegian Computing Centre for the Humanities, 1982. 2 L’implicite et la subjectivité 143 Will et would On est frappé par le nombre beaucoup plus élevé d’occurrences de ces formes dans notre corpus du Times, avec 1,05%, par rapport aux deux autres (LOB : 0,50% et corpus Larreya : 0,75%). Sans doute cela s’explique-t-il principalement par la situation qui se prêtait particulièrement au jeu de la projection ou de l’anticipation. Can/cannot et could Can/cannot et could se retrouvent également dans notre corpus avec une fréquence plus élevée que dans le LOB. Cela s’explique aussi sans doute par les conditions particulières de production de ces éditoriaux. Il s’agissait pour l’éditorialiste d’évaluer les possibilités matérielles des deux pays qui s’opposaient au cours de ce conflit. L’option militaire n’était possible que si elle était réaliste, et par conséquent les modalités de la possibilité matérielle ont été exprimées plus souvent qu’elles ne l’auraient été dans d’autres circonstances. May et might A une situation inattendue, aux contours flous et aux retombées imprévisibles, la modalité par excellence de la possibilité ne pouvait que s’imposer. Presque trois fois plus nombreuses que dans le corpus Larreya, et presque deux fois plus nombreuses que dans le LOB, ces formes reflètent aussi la nécessité d’appréciation d’une situation aux multiples possibilités. must Le caractère imprévisible des événements n’enlevait en rien au Times la possibilité de définir une ligne de conduite et de la proclamer haut et fort. La fréquence de must, tant déontique qu’épistémique, était beaucoup plus élevée dans notre corpus que dans les deux autres (0,30% en 1982, 0,11% pour le LOB, 0,05% pour Larreya). Nous avons donc souhaité approfondir l’étude de cette forme d’expression de la modalité. Must peut exprimer une modalité déontique, lorsqu’il s’agit d’établir une obligation, ou épistémique, lorsqu’il s’agit d’énoncer un événement possible, tout en indiquant qu’on le considère L’implicite et la subjectivité 144 comme très probable1. Dans son corpus, Larreya trouvait 91 occurrences de must utilisé pour exprimer une obligation, et 60 occurrences de nécessité logique2. Dans notre corpus, nous avons relevé une proportion beaucoup plus élevée de must déontiques, soit 114 occurrences, contre 27 must épistémiques. Il est très clair que le Times, dans la situation où ces éditoriaux ont été écrits, fait très souvent appel à la modalité déontique indiquée par must. Néanmoins, une remarque s’impose. Lorsque l’énonciateur utilise must il établit lui-même l’obligation. C’est parfaitement évident dans une phrase comme, « … we must, where we can, prevent the expansionist policies of a dictatorship affecting our interests » ou, « At all times it is the future that must be borne in mind whatever mistakes are apparent from the past », ou encore, « The Royal Navy must know it has the fullest support of the British people3 ». Ici, dans ces trois cas qui illustrent bien les occurrences de must déontique dans notre corpus, l’énonciateur qui établit l’obligation ainsi exprimée est l’éditorialiste ou l’équipe rédactionnelle. Parfois le must déontique rentre plutôt dans le cadre du discours indirect libre, et la situation alors se complique quelque peu. Prenons un exemple : « Clausewitz used to maintain that the art of strategy was to achieve decision as a result of a victory in battle. There are some who think that should automatically apply to the present circumstances ; that we must engage the Argentine Navy in battle. We may have to ; and we are prepared to do so successfully. But it is not inevitable, if we can achieve our objectives before that moment arises4. » Ici, il est bien évident que ce n’est pas l’auteur qui prend en charge cette obligation, mais un énonciateur indéfini « some ». Un autre exemple : « Finally, in law, Britain is fully covered under Article 51 to take action against aggression consistent with its inherent right of self defence though such action must be limited and proportionate5. » 1 Il peut également, mais c’est beaucoup plus rare, impliquer une condition nécessaire. Par exemple, « The baby must be at least 6 weeks old before you can have it adopted. » Cité par LARREYA, op. cit., p. 265. 2 Larreya relève aussi 3 cas d’implication « pure », c’est-à-dire le must de la « condition nécessaire » illustré par l’exemple ci-dessu ; nous n’en avons relevé aucun. 3« We are all Falklanders Now », The Times, 5 avril 1982, p. 9 4« A Moral for Mr Haig », le Times, 8 avril 1982, p. 11 5 « First Principles First », le Times, 21 avril 1982, p. 13 L’implicite et la subjectivité 145 Est-ce l’auteur qui établit l’obligation, ou plutôt un autre énonciateur, l’article 51 de la Charte des Nations-Unies ? Voici un autre exemple qui illustre un phénomène semblable : « Territorial rights are a matter of legitimate dispute. But parties to a dispute must abide by the law, which Argentina does not, either in the Antarctic or in the matter of the Continental Shelf Convention, which Buenos Aires has not ratified1. » Ici aussi, l’obligation est beaucoup moins établie par l’auteur que rapportée. En fait, must peut exprimer une obligation établie par une personne autre que l’auteur, cette tierce personne devenant l’énonciateur qui prend en charge l’obligation. Notons simplement que l’éditorialiste, en rapportant une obligation établie par une « autre autorité », indiquait qu’il y souscrivait pleinement. De la même façon, dans l’énoncé : « Strategy, as Mr Pym told the Commons yesterday, must be seen as a whole. It is not a diplomatic solution that we want ; nor an economic solution, nor a military solution2. » ce sont à la fois M. Pym hier à la Chambre des communes, et l’éditorialiste aujourd’hui qui prennent en charge l’obligation. Pour conclure cette analyse de must, rappelons que c’est le must déontique, avec une nette prise en charge, de la part de l’énonciateur, de l’autorité qui sous-tend l’obligation, qui serait le cas typique dans ces éditoriaux. C’est bien l’éditorialiste qui, dans la vaste majorité des occurrences, énonce l’obligation, et annonce l’incontournable. A qui s’adressent ces énoncés déontiques ? Y a-t-il un co-énonciateur privilégié ? Le gouvernement est souvent le destinataire de l’injonction exprimée par must. Mais tout aussi souvent c’est we, ou encore c’est le destinataire indéfini de la voix passive. Les États-Unis et l’Argentine reçoivent aussi des injonctions de la part du Times. 1 « Riches of Antarctica », le Times, 28 avril 1982, p. 15 Willing the Means », le Times, 6 mai 1982, p. 13 2« L’implicite et la subjectivité 146 ought to et should Avant de passer à l’étude de ought to dans notre corpus, il serait utile de s’arrêter quelques instants sur les différentes utilisations de should et ought to. Rappelons que should peut se trouver dans des expressions telles que : « It is important that they should … », ce qui n’est pas le cas de « ought to ». Tous deux peuvent exprimer une modalité logique ou épistémique, comme, par exemple, dans : « He should/ought to be home by now » La nuance entre les deux modaux dans ce type d’utilisation est extrêmement mince, voire inexistante. En revanche, lorsqu’ils expriment une forme d’obligation, la situation est bien plus complexe. Il a souvent été écrit que ought to … et should étaient pratiquement synonymes, à cette seule différence près que ought to … serait plus « emphatique » que should. Il y aurait également des différences de niveau de langue entre ces deux formes d’obligation atténuée. Plus récemment1, le couple ought to/should a été rapproché du couple have to …/must, dans lequel have to exprime une obligation plus “ objective ”, que l’énonciateur ne prend pas nécessairement à sa charge, alors que must représente plutôt une obligation émanant de l’énonciateur. Dans cette interprétation ought to … exprimerait une contrainte “ objective ” alors que should exprimerait une contrainte « établie par l’énonciateur »2. Paul Larreya remarque que ought to est impossible dans des énoncés administratifs du genre, « Applicants should be 21 », puisque, « il implique beaucoup plus que should la non-réalisation de l’événement désigné3 ». On pourrait même se demander si ought to ne serait pas, contrairement à ce qui est souvent affirmé, plutôt moins fort que should, puisqu’il peut admettre implicitement que l’injonction qu’il apporte puisse ne pas être suivie d’effet. 1 BOUSCAREN et al., « Quelques remarques sur should et ought to », Les langues modernes, 2. p. 208-217, cité par LARREYA, op. cit., p. 126 2LARREYA, op. cit., p. 126. Cet exposé s’appuie fortement sur celui proposé par Larreya, p. 125-6. 3 Ibid., p. 126 L’implicite et la subjectivité 147 ought to Les ought to dans notre corpus sont fort peu nombreux — neuf occurrences sur un total d’environ 48 500 mots, dont deux épistémiques (les phrases 1 et 6) et sept déontiques. Il nous est possible par conséquent de les reproduire in extenso , ce qui ne sera évidemment pas le cas des autres modaux. Nous avons choisi de le faire ici pour permettre un développement un peu plus détaillé qu’ailleurs : 1&2) However, if it is not too difficult to envisage just solutions that ought to be acceptable to both sides …That would prejudice not only a peaceful future for the Falklanders but also what ought to be another important British objective : the restoration of good relations with Argentina. 3) There are two reasons why the United States ought now to be ready to impose economic sanctions once the role of mediator is no longer appropriate … 4) In all its deliberations on the Falklands crisis the House of Commons needs to strike a delicate balance. It ought not to renounce its constitutional responsibility to scrutinize so far as possible and to criticize where necessary the activities of Government. But it has a special obligation … . 5) When Mr Pym meets Mr Haig in Washington this weekend he will be speaking to him once again as an ally and a partner, not as a neutral personage. That is how it ought to be between any British Foreign Secretary and any Secretary of State. 6) If that were achieved, victory ought to speak for itself at the conference table. But this would be a difficult and possibly hazardous operation. 7) It was a useful exercise, which ought to be a regular practice so long as the crisis lasts. 8&9) … in the modern world, with Britain's diminished power, this divergence may matter more. But it ought not to obscure the fact that the common purpose remains as valid as ever. The future of the Falklands matters to Britain, and its relationship with Latin America is of consequence to the United States. But the stability of the western world is of overriding importance to both countries. The interest that they have in standing together to secure that purpose, and in being seen by their own peoples and by the world to stand together when either is under attack, ought still to have priority over more limited concerns. L’implicite et la subjectivité 148 Il n’est pas facile, à la lecture de ces extraits, de conclure quant à la validité de l’une ou l’autre des interprétations de la portée de ought to. Dans tous ces cas, il serait possible, quoiqu’avec plus ou moins de bonheur, de remplacer ought to par should. On remarquera que dans plusieurs cas, ought to est suivi de plus ou moins près par une phrase commençant par but. Cela confirme peut-être une observation de Swan rapportée par Larreya concernant la différence entre ought to et should. Swan remarque que s’il est possible d’utiliser ought to dans une phrase telle que, « We ought to go and see Mary tomorrow, but I don’t think we will », il n’en serait pas de même pour should1. Ce fait, poursuit Larreya, « semble lié au caractère plus nettement contre-factif de ought to ». Ceci est vrai surtout pour les phrases 4 et 6. Il est intéressant de noter que ought to est beaucoup plus fréquent dans notre corpus, avec 9 occurrences pour environ 48 500 mots, soit environ 0,19%, que dans le corpus Larreya, avec 14 occurrences pour environ 300 000 mots, soit 0,004%. Dans le LOB (environ 1 million de mots), ought to est présent 103 fois, soit environ 0,01%. L’écart entre les chiffres du LOB et ceux du corpus de Larreya peuvent s’expliquer, au moins en partie, par une évolution dans l’utilisation de ought to, qui semble se raréfier2. Le LOB se compose de textes publiés en 1961, alors que le corpus de Larreya se compose de textes et d’enregistrements datant de 1974-1979. Cependant, l’écart entre les statistiques de notre corpus de 1982 et celles du corpus de Larreya ne peut pas s’expliquer de cette façon, puisque notre corpus, quoique postérieur à celui de Larreya, comporte une proportion de ought to presque cinq fois plus élevée. La différence serait encore plus remarquable si on ne prenait pas en compte la distinction qu’il fait entre le nombre d’occurrences dans les dialogues (principalement des pièces de théâtre et des enregistrements) et les chiffres correspondant en dehors des dialogues. Des 14 occurrences de ought to qu’il relève, 2 seulement se trouvaient en dehors des dialogues. Or, notre corpus ne contient aucun dialogue, et par conséquent la fréquence de ought to que l’on y retrouve est d’autant plus frappante. Il ne faut pas pour autant perdre de vue le fait que les échantillons sont relativement petits ; même avec des corpus importants le nombre d’occurrences de ought to reste très faible (pour environ 50 000, 1 Ibid., p. 126. si certains pensent avoir constaté une recrudescence récente de ought to. 2Même L’implicite et la subjectivité 149 300 000 et 1 000 000 de mots, on retrouve respectivement 9, 14 et 103 occurrences). Comment expliquer cet écart ? Il y a trois hypothèses qui nous ont paru plausibles. La première est qu’il est possible que le Times, qui cultive un style soigné, voire recherché, ait pu ainsi résister à des évolutions linguistiques comme la diminution progressive dans la fréquence d’utilisation de ought to. C’est un journal traditionaliste, et il n’est guère étonnant par conséquent de constater une meilleure tenue de certaines expressions ou structures apparemment de plus en plus délaissées par ailleurs. Il est vrai qu’on y retrouve des mots qu’on pourrait presque qualifier d’archaïques, comme par exemple perforce (relevé une fois dans notre corpus, pour trois fois dans le corpus LOB1). La deuxième hypothèse concerne les conditions de production qui étaient très différentes de celles des deux autres corpus avec lesquels nous avons comparé le nôtre. On serait tenté de se demander si l’écriture journalistique ne ferait pas davantage usage de ought to que d’autres types de texte, mais il ne semble pas qu’il en soit ainsi. Le corpus LOB comporte 105 textes extraits de la presse sur 500 (de longueur sensiblement identique), mais ought to n’y apparaît pas plus souvent que dans le reste du corpus, bien au contraire. Seules 12 occurrences sur 103 ont été relevées dans la partie « presse », soit 11,64%, alors que les textes de presse représentent 21% du total. Enfin, il est tout à fait possible que ce soient bien les conditions particulières du conflit des Malouines qui expliquent cet écart. Le Times donnait volontiers des conseils, qui pouvaient être exprimés avec plus ou moins de force, avec must, mais aussi avec should, ought to, et également avec des expressions diverses comme « … would be wise to … », ou encore « … would be well advised to … ». Pour savoir si la fréquence plus élevée de ought to est une caractéristique générale, ou plutôt un trait lié aux conditions particulières dans lesquelles ceux de notre corpus ont été rédigés, nous nous proposons d’étudier should dont la fréquence d’utilisation pourra être comparée à celle de ought to. 1 Ce n’est donc pas une fréquence très significative. Il s’agit plutôt d’un cas limite qui illustre bien le goût de l’éditorialiste pour un niveau de langue recherché et parfois archaïque. L’implicite et la subjectivité 150 shall/should Tout d’abord il faut remarquer l’absence totale de shall. Certes, l’utilisation de shall à la première personne dans des interrogations/offres du type, « Shall I open the window ? » n’a évidemment que peu de raison d’être dans un discours écrit. Cette utilisation de shall n’est pas la seule, cependant, et on peut s’interroger sur l’absence du shall que l’on retrouve dans des expressions telles que « We shall overcome » ou « They shall not pass », voire « They shall not grow old ». Les deux premiers cas illustrent bien l’utilisation de shall qui implique un engagement plus ou moins solennel de la part de l’énonciateur. « They shall not pass », traduction du célèbre “ No pasarán ! » de la guerre civile espagnole indique bien une farouche volonté de la part de l’énonciateur de faire en sorte que l’ennemi ne passe pas. Le dernier exemple est tiré d’une poésie de Laurence Binyon qui annonce l’état de jeunesse éternelle des morts au combat : « They shall not grow old, as we that are left grow old: Age shall not weary them, nor the years condemn At the going down of the sun and in the morning We will remember them1. » Ici le shall apporte une connotation solennelle. Ce shall, comme tous les autres, est totalement absent de notre corpus. L’heure était sans doute grave, mais la solennité d’un shall aurait certainement sonné faux. Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’une absence significative. On peut penser qu’un conflit qui aurait réellement menacé la Grande-Bretagne n’aurait pas manqué de susciter des shall qui auraient représenté, en quelque sorte, un appel grave et solennel. Il y a une autre utilisation de shall qui n’est pas représentée dans les éditoriaux du Times. En effet, shall est l’une des formes qui permettent, surtout dans des documents à caractère juridique, d’énoncer une obligation. Or, le Times, malgré toute son influence, n’est qu’un journal d’opinion ; il ne dispose d’aucune autorité formelle. On peut à cet égard comparer les statistiques que nous avons obtenues pour notre corpus à celles correspondant au traité de Maastricht. Le traité constitue un corpus de 66 724 mots. Shall y apparaît 1 601 fois, soit environ 2,40% du total, alors que must n’y figure que 20 fois (0,03%), et should également 20 fois (presque tous des should “ hypothétiques ”, comme par 1Cité dans Asa BRIGGS, A Social History of England, Londres, Penguin, 1983, p. 258 L’implicite et la subjectivité 151 exemple « should the Court of Justice so request »). Ought to en est complètement absent. Le traité de Maastricht, texte de loi, a plus d’autorité que le Times. Le repérage des valeurs de should est un peu plus compliqué que pour ought to. En effet, should peut exprimer non seulement des modalités épistémiques et déontiques, mais s’utilise également dans des phrases conditionnelles, et s’emploie souvent après des verbes tels que recommend ou advise, ainsi qu’après des structures du type it is important that … . Should apparaissait 152 fois dans les éditoriaux ; 137 fois il s’agissait d’un should déontique, c’est-à-dire dans des phrases indiquant, d’une façon ou d’une autre, une certaine injonction. Il était utilisé presque trois fois plus souvent que dans le LOB. Les structures en should have ajoutent à la signification de should l’idée de la non-réalisation de l’acte dont il est question. Par exemple, le Times déclarait, à propos de la prestation de M. Nott lors de la session extraordinaire du 3 avril : « … he should have risen to a bigger occasion1 ». L’éditorialiste en tirait la conclusion, également sous forme de conseil, : « perhaps he should now be transferred to another post in the Cabinet2 ». L’aspect “ contre-factif ” de should transparaissait clairement lorsque l’éditorialiste critiquait les journaux qui, selon lui, prêchaient en faveur de l’apaisement : « … in Parliament at least, the ghosts of appeasement were not to be seen, though they were meandering through the columns of some newspapers which should know better3. » En général, should fut la forme privilégiée lorsqu’il fallait énoncer un conseil, sans qu’il s’agisse d’une injonction forte qui aurait mérité un must. Par exemple, le Times se s’est permis de donner des conseils au secrétaire d’État en ces termes : « Mr Haig should be reminded of that point on his visit to London today, since President Reagan has no more stalwart ally than Mrs Thatcher4. » 1 « We are all Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 Ibid. 3 « Warning: Trespass at your own Risk », le Times, 10 avril 1982, p. 9 4 Ibid. 2 L’implicite et la subjectivité 152 ou encore proposa une conduite particulière au gouvernement, comme dans l’exemple suivant : « The government should seek as large a measure of Parliamentary unity as possible1. » ou bien : « Nothing should be done now to detract from an effort to promote some recovery of understanding and rapprochement between the two countries2. » La fréquence très élevée de should, comme celle de ought to, traduisait le rôle de conseiller que se donnait le Times. Parfois les injonctions du journal concernaient des principes qui, selon lui, devaient rester absolus, et dans ce cas c’est par le biais de must qu’il les affirmait, should restant plutôt le moyen de tenter d’infléchir une ligne de conduite sans vouloir outrepasser le niveau de la recommandation, ought to constituant une variante, attestant vraisemblablement, par sa fréquence relativement élevée, le style parfois légèrement archaïque des éditoriaux. En tout cas, il est frappant de constater la fréquence très élevée de formes injonctives, plus ou moins fortes, présentes dans les éditoriaux. Cela traduit la volonté du Times de jouer pleinement son rôle de « Thunderer », proposant sans cesse, non seulement sa propre analyse des événements, mais également les actions qui, selon lui, s’imposaient en cette circonstance. Les autres formes d’expression de modalité épistémique et déontique Il est évident que les auxiliaires modaux à valeur épistémique ne constituent pas les seuls moyens d’exprimer ce type de rapport. « It is possible that X is Y » n’est pas très différent dans son expression de modalité que « X may be Y ». De même, il existe de nombreuses expressions avec une valeur déontique ou injonctive, comme par exemple, « they would be well-advised to … », « it would be certainly misguided to … » ou encore, « it would also be a mistake for broadcasters and journalists not to appreciate … », ainsi que des adverbes comme « rightly », voire les titres d’éditoriaux, « Time to Take 1 2 « Parliament’s Responsibility », le Times, 30 avril 1982, p. 11 « Freedom’s Day », le Times, 16 juin 1982, p. 13 L’implicite et la subjectivité 153 Sides » et « Time to be Nice to Europe », pour ne citer que quelques cas parmi plusieurs relevés dans notre corpus d’éditoriaux. Il serait excessivement fastidieux de commenter tous les exemples de ce genre d’expressions. Disons simplement que le Times en fit grand usage pour exprimer sa satisfaction ou son mécontentement sur la conduite de l’une ou l’autre des parties impliquées dans la crise, pour proposer des solutions, et rappeler les principes en jeu. Présuppositions en« wh » Il, serait intéressant, pour terminer cette étude de la façon dont certains phénomènes de l'implicite s’utilisaient dans le discours des éditoriaux, d’étudier une forme particulière de présupposé à support syntaxique : les énoncés introduits par un mot en « wh » ( Who, what, why, when, how, … ). Un exemple de la façon dont peut fonctionner cette forme de présupposé est fourni par le titre d’un article paru dans le mensuel Marxism Today : « Why Thatcherism isn’t working ». Un tel titre indique clairement, quoiqu’implicitement, que la proposition présupposée, dans ce cas « Thatcherism isn’t working », peut être considérée comme acceptée par tous les lecteurs, le but annoncé de l’article étant d’en examiner les causes. Un autre exemple assez saisissant est fourni par le titre du premier chapitre du petit livre rouge de Mao Tsé-toung : « Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ?1 ». Dans une thèse de doctorat soutenue en 19802, J-Cl. Sergeant entreprit une étude des éditoriaux dans la presse quotidienne britannique, y compris, bien entendu, le Times. Sergeant a étudié un corpus d’éditoriaux des quotidiens nationaux publiés aux mois de mai 1972 et 1978 (représentant un total respectivement de 73 et 63 éditoriaux dans le Times). Ensuite il a consacré une partie importante de sa thèse à l’étude des titres des éditoriaux de son corpus3. 1 Mao TSE-TOUNG. Écrits militaires de Mao Tsé-toung. Pékin : Édition en langues étrangères, 1969, p. 5 2 Jean-Claude SERGEANT. Les éditoriaux des quotidiens nationaux britanniques. Thèse pour le Doctorat d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines, présentée en 1980 à l’Université de la Sorbonne Nouvelle, 738 p. 3 Ou, pour être exact, dans un corpus légèrement modifié par la durée de la période concernée de telle sorte que le nombre d’éditoriaux étudiés pour chaque journal soit comparable L’implicite et la subjectivité 154 Nous avons comparé les résultats de son étude en ce qui concerne le Times de 1972 et 1978 à notre corpus de 1982. L’ambition de notre étude ne permet pas d’exposer et de commenter tous les enseignements que nous avons tirés de cette comparaison. Cependant, un des critères sélectionnés dans cette thèse, la valeur didactique d’un énoncé introduit par un mot en « wh »1, mériterait un développement particulier dans ce chapitre. Cette forme a été quasiment totalement absente des titres des éditoriaux traitant de la crise des Malouines ; elle n'est représentée qu’une fois dans notre corpus, dans le titre « When the smoke clears » (sur 60 éditoriaux, soit un corpus d’importance comparable). Encore ne s’agissait-il pas d’un énoncé comparable à ceux de Marxism Today et de Mao Tsé-toung que nous avons donnés en exemple. Le corpus de Sergeant était plus riche, et on relève, en 1972, « When there is no man in the house », et en 1978, « What has happened to the SNP ? », « Where Keynes was wrong », « When the Counting had to Stop » et « Where paternity has no rights ». Tous ces titres portent un message présupposé, le plus frappant étant celui dans « Where Keynes was Wrong », qu’on pourrait analyser en « Keynes was wrong » et « This article will tell you where ». Un tel titre en « wh » annonce implicitement une proposition que l’article se propose d’étudier, mais elle sous-entend que le journal s’estime en mesure de tout expliquer. Cela revient presque à proposer au lecteur un contrat tacite : lisez cet article et vous comprendrez. L'absence quasi totale de cette forme de titre dans le Times, en 1982 traduit peut-être la volonté d'éviter un didactisme trop manifeste. Questions oratoires L’une des armes dont le rhétoricien peut se servir est l’utilisation des questions oratoires. Il s’agit d’un effet de style de la rhétorique qui consiste à présenter sous forme de question la proposition que l’on souhaite introduire dans son argumentation. En procédant de la sorte on interpelle le coénonciateur, faisant semblant de poser à sa place une question qu’il serait susceptible de poser, avant d’y apporter soi-même la réponse. Cet artifice n’est pas sans intérêt formel dans l’organisation du débat, puisqu’il vise à 1 « énoncés débutant par un mot interrogatif en wh et qui se présentent sous la forme d’une proposition subordonnée complément qui serait privée de sa principale ». Jean-Claude SERGEANT. Ibid. p. 507-508 L’implicite et la subjectivité 155 impliquer le destinataire du message dans sa formulation. De cette manière, il introduit de façon implicite la deuxième personne dans le discours, une deuxième personne dont on a vu qu’elle était singulièrement absente dans les éditoriaux. Le propre de la question oratoire est de ne pas appeler de réponse de la part du co-énonciateur ; un orateur qui manie mal le procédé, de sorte que son public réponde à la question, aura perdu au jeu de la rhétorique. Or, ce risque est bien circonscrit dans un article de presse, puisque le lecteur ne peut pas répondre, tout au moins il ne peut répondre qu’en différé. Quels sont donc les effets de ce stratagème dans un discours écrit comme celui des éditoriaux ? Des soixante éditoriaux consacrés à la crise pendant la période du 1 avril au 23 juin 1982, vingt-quatre comprenaient un total de cinquante-neuf questions. Il ressort d’une lecture attentive de celles-ci qu’il y avait deux types principaux de questions. La première catégorie — et c’est la catégorie la mieux représentée — regroupait des questions dont la fonction était d’annoncer un sujet de réflexion. La deuxième comprenait des questions au caractère plus ouvertement polémique. Les deux types de question oratoire apparaissaient de façon très claire dans l’article « A Moral for Mr Haig1 ». Parmi les cinq questions qui figuraient dans ce texte, trois correspondaient à la première catégorie, les deux autres à la seconde. Celles du premier groupe étaient placées en début de paragraphe, où elles indiquaient une nouvelle phase que l’auteur souhaitait aborder dans le développement de sa thèse : « … how does Britain exploit this unity in the difficult manœuvering which lies ahead? », « What are the terms we wish to impose? » et « What are the ingredients? ». Les deux autres appartenaient au groupe des questions plus polémiques, « There may be no blank cheque for the government, but then why should there be? », et enfin : « These 1,800 people are hostages, subjected to indignities and virtually imprisoned in a way of life not of their choosing. If a British Embassy had been hijacked on that scale, would one hear fashionable sneers about the “ striped pants brigade ” the way some liberal commentators have sneered about the Falklands shepherds and their sheep? » 1Le Times, 8 avril 1982, p. 11 L’implicite et la subjectivité 156 On pourrait imaginer que l’éditorialiste interpellait ainsi des lecteurs qui auraient partagé le cynisme de ces commentateurs libéraux, ou bien qu’il cherchait, en posant une question à laquelle la réponse souhaitée devait être parfaitement évidente, à mobiliser l’opinion de ses lecteurs contre la tentation du cynisme de bon aloi qu’il fustigeait. De même, lorsque l’éditorialiste s’en prit à ceux qui considéraient que les principes pouvaient varier en fonction du nombre d’habitants, il adopta un ton très conversationnel : « If the task force had been sent out to the Falklands with a limited casualty label stuck on its sterns, what would that figure have been, one ? two ? twenty ? thirty ?1 » Cela fonctionnait comme un défi lancé à l’intention de ceux qui estimaient que le conflit ne devait être envisagé que si on pouvait être sûr que les pertes seraient raisonnables. L’éditorialiste invitait ses lecteurs, ou, du moins, ceux qui se seraient laissé tenter par cet argument, à répondre à sa question, avec la certitude que personne ne peut accepter de donner un tel chiffre. Mis devant l’impossibilité de leur démarche, ces lecteurs hypothétiques seraient obligés de réviser leur point de vue. Cette interprétation est d’ailleurs étayée par la suite du texte, « These figures are not calculable … », preuve qu’il s’agissait bien d’une question oratoire. L’article qui présentait la plus grande densité de questions fut celui qui, vers la fin des combats, entreprenait de combattre les appels à un traitement magnanime de l’adversaire défait. Il s’agissait de l’éditorial « A Crime is a Crime », dont le titre tautologique lui-même relevait de l’effet de style rhétorique. Par ailleurs, l’article répondait implicitement à l’article de M. Roy Jenkins qui avait prôné une telle conduite, et on peut raisonnablement imaginer que les questions lui étaient, dans une certaine mesure, adressées : « They have repeatedly been invited to leave the Islands without further loss, and without any demands for reparations. What more could be offered than that? … Are the Generals in Buenos Aires and the commanders in Port Stanley still really of the view that it is preferable to lose life than to lose face? … What does magnanimity mean in this context? … It is not magnanimous to connive at an individual's act of self-deceit, so why should it be so at the international level? … Argentina's friends are pleading for her to be spared humiliation. What do her leaders say about that? … How are such leaders to be trusted by other governments when they lie even to their own people? How can they be “saved” 1 « Willing the Means », le Times, 6 mai 1982, p. 13 L’implicite et la subjectivité 157 from humiliation when, having committed one act of aggression, and been corrected in it, they merely boast that they will do it again? That is certainly no plea of mitigation1. » Enfin, à l’occasion, l’éditorialiste a utilisé des questions oratoires pour établir une certaine complicité, comme dans cet exemple extrait de l’article commentant l’interview du général Galtieri publiée dans son journal : « It is not Leopoldo Galtieri as an individual who should attract condemnation, but the General who is the spokesman of a regime which justifies aggression merely on the grounds of impatience to satisfy a national “sentiment”. Have we in Europe not heard that kind of thing somewhere, some time - some 44 years before?2 » Ainsi le Times fit-il appel à l’un des stratagèmes les plus classiques de l’art de la rhétorique pour mieux convaincre. Le lecteur était impliqué, interpellé, pris à partie par ce procédé qui renforçait l’impression d’un échange, d’un dialogue entre journal et lecteur, que ce soit un dialogue de complicité ou de polémique. Un autre élément de style : la répétition La fonction de la répétition dans le discours politique est bien connue. Elle rassure, par la familiarité même qu’apporte la répétition de mots ou de structures. Il s’agit aussi d’un procédé classique de la rhétorique, qui peut se constater surtout dans un discours politique parlé. Dans le cas d’un discours d’orateur haranguant la foule, la répétition sera accompagnée plus ou moins fortement par des gestes ou même d’un martèlement répété du pupitre. Ne parle-t-on pas en anglais de tub-thumping ? C’est aussi une caractéristique de la façon de parler de certains hommes et femmes politiques même lorsqu’ils s’expriment dans le calme d’un studio de télévision : l’exemple le plus frappant de ces dernières années est sans doute Mme Margaret Thatcher, après qu’elle eut profité des conseils proférés par ses consultants en communication, changeant sa façon de parler, de s’habiller, et même de se coiffer. Lorsque le Times entreprenait de convaincre, il pouvait aussi faire appel à cette technique. Quatre exemples, tous pris dans l’un des éditoriaux les plus 1 2 « A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11 « The Voice of the Conquistador », le Times, 12 juin 1982, p. 13 L’implicite et la subjectivité 158 rhétoriques, « We are all Falklanders Now », permettront de saisir le phénomène : « It can be done ; it will be done. In September 1939 we did not know how to get the Germans out of Poland ; we knew it had to be done. » « The decision to persist - as persist we must - will have to be ours and ours alone. It will be resisted ; it will be argued against ; it will be doubted. Persist we must. » « There can be - there must be - no doubt about our strategic objective. As the Prime Minister said in the Commons on Saturday, the Falkland Islands are British territory, inhabited by British citizens. They have been invaded by enemy forces. Those enemy forces must be removed. » « We are an island race, and the focus of attack is one of our islands, inhabited by our islanders. » Plusieurs commentateurs ont été frappés par le style churchillien de ce texte, et il est vrai que Churchill fut l’un des plus grands orateurs britanniques du vingtième siècle. Ses discours les plus célèbres faisaient largement usage de cette technique : « … we shall not flag or fail. We shall go on to the end, we shall fight in France, we shall fight on the seas and the oceans, we shall fight with growing confidence and growing strength in the air, we shall defend our island, whatever the cost may be, we shall fight on the beaches, we shall fight on the landing grounds, we shall fight in the fields and in the streets, we shall fight in the hills; we shall never surrender …1 » Conclusion S’il fallait tenter de tirer les conclusions des quelques phénomènes linguistiques que nous avons examinés dans ce chapitre, nous dirions d’abord que l’utilisation des pronoms privilégie la recherche d’une certaine unité autour de principes affirmés, présentés, élaborés ou simplement posés comme déjà acquis dans les éditoriaux, et souvent sous-jacents dans d’autres textes, comme ceux des correspondants de guerre. Ensuite, il ressort de cette étude que le Times se proposait de donner des conseils, au gouvernement, comme à ses lecteurs et à leurs concitoyens, tout en évitant un ton excessivement didactique. C’était donc davantage par la puissance de ses arguments que par 1 Winston CHURCHILL. « Wars are not Won by Evacuations », discours donné à la Chambre des Communes, 4 juin 1940. in David CANNADINE (éd.). Blood Toil Tears and Sweat. Winston Churchill’s Famous Speeches. Londres : Cassell, 1989, p. 165 L’implicite et la subjectivité 159 des artifices linguistiques qu’il cherchait à rallier les avis de ses lecteurs à sa cause. C’est à travers l’étude du lexique spécifique de la crise des Malouines que les principaux thèmes de cette entreprise de persuasion seront abordés dans le chapitre suivant. Chapitre VIII Le lexique de la guerre Approches lexicales Nous proposons d’étudier les lexiques spécifiques à la crise des Malouines dans une partie du corpus, soit l’ensemble des éditoriaux consacrés au conflit, du 1er avril au 23 juin 1982. Pour des raisons qui ont déjà été exposées, les éditoriaux représentent un objet d’étude particulièrement important et homogène. Notre démarche a été double. Nous avons élaboré un programme informatique permettant d’établir la fréquence de tous les mots du corpus. Nous avons ensuite opéré un certain nombre de classements et de traitements statistiques, notamment pour déterminer les mots qui apparaissent avec une fréquence beaucoup plus élevée dans les éditoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines que dans le corpus de référence. Par ailleurs, nous avons étudié les occurrences d’un certain nombre de termes dont l’importance s’est révélée au cours de notre lecture, en fonction des caractéristiques spécifiques du corpus. Nous avons porté une attention particulière au vocabulaire de la guerre et de la diplomatie. Le lexique de la guerre 161 Tableaux de fréquence Nous avons soumis notre corpus à notre programme de détermination de fréquence afin de dresser la liste des mots1 avec le nombre de fois qu’il apparaît. Dans les deux tableaux reproduits ci-dessous nous avons éliminé les mots dont la fréquence est inférieure à 20, d’une part, pour ne retenir que les cas les plus significatifs, et d’autre part, pour limiter la taille du tableau. Ensuite, pour chaque mot, nous avons reporté la fréquence indiquée dans le livre Word Frequencies qui indique les fréquences de tous les mots du corpus LOB. Pour les rendre comparables, les fréquences ont été calculées en termes de pourcentage du nombre total de mots dans les deux corpus : 55 000 pour celui des éditoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines, un million pour le LOB. Enfin, les deux chiffres de fréquence ont été comparés mathématiquement, et un coefficient alloué au mot en fonction de l’écart entre eux2. Un coefficient 0 indique que la fréquence relative est identique dans notre corpus et dans le LOB. Plus le coefficient se rapproche de 1 ou -1, plus l’écart entre la fréquence du mot dans notre corpus et la fréquence du mot dans le LOB est grand. Un chiffre positif indique que le mot apparaît plus 1 Le classement concerne en fait des séquences graphiques, et non pas des mots “ lemmatisés ”, c’est-à-dire regroupés et ramenés à une forme unique. Les noms sont classés séparément au singulier et au pluriel, et les verbes apparaissent plusieurs fois en fonction de leurs morphologies différentes (participes, troisième personne du singulier, …). Par ailleurs, rien ne différencie des séquences graphiques de fonction différente, comme secure qui peut être un verbe ou un adjectif. Un tel traitement était nécessaire pour permettre la comparaison avec le corpus LOB, qui est organisé de cette façon. 2 Nous avons calculé ce coefficient selon la méthode utilisée par le Norwegian Computing Centre for the Humanities et présentée dans Knut HOFLAND & Stig JOHANSSON. Word Frequencies, Bergen : Norwegian Computing Centre for the Humanities, 1982, p. 14 : (Fréquence LOB - Fréquence Corpus Malouines) divisé par (Fréquence LOB + Fréquence Corpus Malouines) Le lexique de la guerre 162 souvent dans le corpus “ Malouines ” que dans le LOB, un chiffre négatif indique le contraire. Le premier tableau présente les mots apparaissant au moins vingt fois dans le corpus et ayant une fréquence plus élevée (de façon significative : coefficient supérieur à 0,75) que dans le corpus de référence LOB, classés par ordre décroissant de coefficients de comparaison. Tableau I Mot ARGENTINE FALKLANDS JUNTA FALKLANDERS HAIG AIRES ARGENTINES BUENOS ISLANDERS ARGENTINAS1 ARGENTINA FALKLAND THATCHER SOVEREIGNTY AGGRESSION STRATEGY ISLANDS INVASION DIPLOMACY DISPUTE ATLANTIC COMPROMISE DIPLOMATIC NEGOTIATION WITHDRAWAL CRISIS LATIN SELF SETTLEMENT SECURITY ZONE BRITAINS BRITAIN CONFLICT CITIZENS RESOLUTION MILITARY FORCE NEGOTIATIONS NATIONS PRINCIPLES FORCES ADMINISTRATION TASK UNITED STATES OBJECTIVE COMMONS BRITISH SECURE INTERNATIONAL GOVERNMENTS ACHIEVE PRINCIPLE Fréq Fréq% FréqLOB 155 143 38 35 32 31 31 31 29 27 196 48 28 49 65 24 105 62 22 22 42 21 32 28 40 67 54 24 30 41 22 48 214 30 23 23 98 120 32 59 34 58 46 57 130 82 30 31 221 21 45 35 20 42 0,32% 0,30% 0,08% 0,07% 0,07% 0,06% 0,06% 0,06% 0,06% 0,06% 0,41% 0,10% 0,06% 0,10% 0,14% 0,05% 0,22% 0,13% 0,05% 0,05% 0,09% 0,04% 0,07% 0,06% 0,08% 0,14% 0,11% 0,05% 0,06% 0,09% 0,05% 0,10% 0,45% 0,06% 0,05% 0,05% 0,20% 0,25% 0,07% 0,12% 0,07% 0,12% 0,10% 0,12% 0,27% 0,17% 0,06% 0,06% 0,46% 0,04% 0,09% 0,07% 0,04% 0,09% 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 3 1 2 6 8 4 27 17 8 10 20 11 17 16 24 47 42 19 26 36 20 52 249 36 28 28 133 168 45 84 49 84 68 86 198 125 47 54 397 39 93 82 52 118 Fréq%LOB Coeff. 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,001% 0,001% 0,00% 0,00% 0,00% 0,001% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,00% 0,01% 0,02% 0,00% 0,00% 0,00% 0,01% 0,02% 0,00% 0,01% 0,00% 0,01% 0,01% 0,01% 0,02% 0,01% 0,00% 0,01% 0,04% 0,00% 0,01% 0,01% 0,01% 0,01% 1,0000 1,0000 1,0000 1,0000 1,0000 1,0000 1,0000 1,0000 1,0000 1,0000 0,9985 0,9980 0,9932 0,9884 0,9883 0,9842 0,9757 0,9741 0,9658 0,9575 0,9555 0,9511 0,9505 0,9468 0,9442 0,9351 0,9283 0,9271 0,9204 0,9194 0,9167 0,9015 0,8946 0,8915 0,8900 0,8900 0,8781 0,8745 0,8740 0,8725 0,8711 0,8705 0,8680 0,8654 0,8642 0,8641 0,8606 0,8462 0,8418 0,8369 0,8201 0,7985 0,7789 0,7631 1A noter que le programme informatique que nous avons élaboré pour calculer les fréquences d’occurrence ne tenait pas compte des apostrophes. Par ailleurs, les pluriels et les singuliers sont classés séparément. Le lexique AMERICA ISSUE 43 32 0,09% 0,07% 127 95 0,01% 0,01% 164 0,7525 0,7514 Quels renseignements pouvons-nous tirer de ce premier tableau ? Tout d’abord, on y retrouve des mots spécifiques, comme les noms des personnes ou des lieux, ainsi que d’autres mots spécifiques à la géographie. Si on les élimine — le constat de leur fréquence anormalement élevée n’apportant rien de très inattendu —, on obtient le classement suivant : Sovereignty, Aggression, Strategy, Invasion, Diplomacy, Dispute, Compromise, Diplomatic, Negotiation, Withdrawal, Crisis, Self, Settlement, Security, Zone, Conflict, Citizens, Resolution, Military, Force, Negotiations, Nations, Principles, Forces, Administration, Task, Objective, Commons, Secure, International, Governments, Achieve, Principle, Issue Une première conclusion s’impose d’emblée : le lexique le plus fréquemment utilisé est un lexique de la négociation. Les faits militaires sont signalés, mais par le biais de mots plutôt abstraits comme aggression et invasion, ou bien par des termes couramment utilisés pour qualifier des situations de conflit de tous ordres, militaires ou non, comme dispute, crisis et conflict, qui relèvent davantage du vocabulaire de la diplomatie que de celui de la guerre. La présence de ces mots dans le classement est intéressante, dans la mesure où elle indique une préférence donnée aux lexiques de la diplomatie et de la négociation, mais encore une fois le résultat n’a rien d’étonnant. De même, lorsque l’on sait l’importance du concept de souveraineté dans l’évolution de ce conflit, on ne peut être surpris du rang de sovereignty, mot, et concept, par ailleurs très peu utilisé. Plus inattendue est la présence de principle et principles, et, à un degré moindre, strategy et objective. En raison de leur fréquence élevée, ils feront l’objet d’une attention toute particulière dans la deuxième partie de cette étude lexicale. Le tableau correspondant pour les coefficients négatifs est beaucoup plus court, pour des raisons qui tiennent à la différence de taille entre les deux corpus, ainsi qu’à la spécificité très marquée du corpus “ Malouines ”, et surtout à la méthodologie de la comparaison. En effet, nous sommes parti des mots qui apparaissent au moins vingt fois dans notre corpus, pour ensuite en Le lexique 165 comparer la fréquence avec celle du LOB. En revanche, nous n’avons pas tenu compte de tous les mots dans le LOB qui n’apparaissent pas dans le nôtre, et cela pour des raisons matérielles évidentes. Il en résulte un léger déséquilibre. Tableau II Word SHE HE SAID HER HIM LIKE HAD NEW WAS HIS WERE UP THEN BACK VERY WHERE OUT INTO WHO Freq Freq% FreqLOB 28 130 31 62 40 22 107 24 222 134 74 42 35 23 31 27 55 45 63 0,06% 0,27% 0,06% 0,13% 0,08% 0,05% 0,22% 0,05% 0,46% 0,28% 0,15% 0,09% 0,07% 0,05% 0,06% 0,06% 0,12% 0,09% 0,13% 3 912 8 776 2 074 4 030 2 258 1 205 5 391 1 181 10 499 6 266 3 400 1 860 1 546 934 1 229 1 033 2 035 1 657 2 200 Freq%LOB Coeff. 0,39% 0,88% 0,21% 0,40% 0,23% 0,12% 0,54% 0,12% 1,05% 0,63% 0,34% 0,19% 0,15% 0,09% 0,12% 0,10% 0,20% 0,17% 0,22% -0,7396 -0,5269 -0,5237 -0,5131 -0,4593 -0,4473 -0,4133 -0,4035 -0,3867 -0,3819 -0,3744 -0,3585 -0,3573 -0,3201 -0,3093 -0,2931 -0,2777 -0,2755 -0,2509 On observera qu’il y a peu de surprises. Toutefois il est intéressant de constater que she et her apparaissent relativement peu, alors que l’un des acteurs principaux du conflit était précisément une femme. Cela s’explique tout simplement par le fait que le Times la désignait comme « Mrs Thatcher » ou « the Prime Minister », et n’avait que peu souvent l’occasion d’utiliser le pronom personnel correspondant, puisqu’il ne s’attardait pas sur sa position personnelle, mais commentait plutôt la position du gouvernement. Encore faudrait-il rappeler qu’un certain nombre de she et her renvoient à la GrandeBretagne ou l’Argentine. Signalons aussi, en passant, que he et his sont beaucoup plus fréquents, dans notre corpus comme dans le corpus LOB, que leurs équivalents féminins. « This is a man’s world ». On notera aussi que was, were, had et said sont relativement moins bien représentés que dans le corpus de référence, ce qui traduit sans doute le fait que les éditoriaux s’attachaient à expliquer la situation présente, à étudier les perspectives pour le futur et à interpréter les événements passés plutôt du point de vue de leur importance pour les actions à venir. Il se peut aussi que la richesse du vocabulaire de l’éditorialiste lui ait permis de rechercher des synonymes pour des mots aussi courants que said, par exemple, ainsi que les adverbes comme back, susceptibles dans une langue moins recherchée de participer à des phrasal Le lexique 166 verbs comme get back (« get the islands back »), mais remplacés dans un discours d’un niveau de langue élevé comme celui de notre corpus par recover, retrieve, ou repossess. L’analyse quantitative automatique s’est révélée intéressante, mais pour plusieurs raisons elle n’a pas permis de trouver toutes les spécificités de notre corpus, même si elle a permis de découvrir certaines tendances qu’une simple lecture, aussi attentive qu’elle fût, n’aurait pas décelées de la même façon. Dans cette deuxième partie, nous reviendrons sur le cas de sovereignty, aggression, strategy, invasion, objective, principle et principles, dont la fréquence anormalement élevée permet de penser qu’ils exprimaient des idées d’une importance particulière. Par ailleurs, nous étudierons quelques domaines lexicaux spécifiques à la situation de 1982. Lexiques “spécifiques” de la guerre des Malouines Le lexique des objectifs et de la stratégie britanniques La guerre a un vocabulaire qui lui est propre. Aussi avons-nous cherché à étudier la façon dont ce lexique est employé dans les colonnes du Times. Nous avons vu que parmi les mots dont la fréquence était particulièrement élevée, par rapport à un corpus de référence, figuraient les mots sovereignty, aggression, strategy, objective, et invasion. Les mots strategy et objective s’inséraient dans une constellation de mots et de références à l’art de la guerre, ou encore à la politique diplomatique. Cette stratégie ne pouvait avoir de sens que si les finalités de l’action britannique étaient clairement définies. Il y avait eu agression, répète inlassablement le Times ; il fallait donc l’annuler. Comment peut-on autrement rendre l’idée maintes fois reprise par l’éditorialiste de « défaire l’agression » (« undo the aggression »). En effet, lorsque nous avons étudié les contextes dans lesquels se trouvait ce mot qui avait déjà attiré notre attention par sa fréquence anormalement élevée, nous avons vu qu’il s’agissait d’une part de définir cette agression comme inadmissible (« naked aggression »), mais surtout de la refuser, d’exiger qu’elle soit « défaite ». Curieux concept que celui d’ « annulation » de l’agression. Il est intéressant de noter que parmi le million de mots du corpus LOB, undo ne Le lexique 167 paraît que 2 fois, et undid 3 fois. Pourtant la concordance que nous avons effectuée à partir de notre corpus est formelle, c’est « undo the aggression » qui représente l’environnement le plus typique de ce terme. Nous avons retrouvé : « undo the invasion » (1 fois) « undo the aggression » (8 fois) « undo the seizure » (1 fois) Dans le même ordre d’idées nous avons relevé : « The past seven weeks have shown that the Argentine generals will use the tools of diplomacy only as a delaying tactic, while hoping to create military facts of their own. This time they should not be given that opportunity. We must untie with our teeth a knot that would not yield to the tongue » , faisant intervenir une probable référence au noeud gordien. Toujours avec ce même sens de défaire ou annuler la situation, l’éditorialiste écrit : « the aggression must be reversed » « The immediate objective is quite clear. It is to reverse the fait accompli imposed on the islands last Friday … » « While the formula [le plan diplomatique Péruvien] did not prejudge what that permanent settlement would be, since it would have to be subject to the wishes of the Islanders - it seemed clear that it would not have involved a reversion to the status quo before April 2. So British administration was effectively given away. » Tout cela pose un intéressant problème de signification. Dire que l’agression doit être renversée présuppose ou sous-entend qu’une telle chose est possible. Un énoncé comme “ Fermez la porte » serait absurde si les conditions de réalisation n’étaient pas, au moins potentiellement, réunies. Si la porte était fermée, par exemple, et qu’énonciateur et co-énonciateur(s) le savaient, l’injonction paraîtrait pour le moins curieuse. Or, dès le 14 avril, l’éditorialiste reconnut que le retour au statu quo ante n’était plus possible : « There is obviously now no chance of the status quo ante being restored » , Le lexique 168 ce qui semble à première vue en parfaite contradiction avec ce concept d’annulation de l’agression. En fait, aussi surprenante que puisse paraître cette idée d’annulation de l’invasion, elle traduit assez fidèlement la pensée de l’éditorialiste. L’invasion étant un acte inacceptable, aucune solution de compromis qui permette au responsable de cet acte d’en profiter ne pouvait être recevable. Tout en reconnaissant l’impossibilité pour les habitants des îles de remonter le temps et de retrouver leur situation d’avant le coup de force argentin, l’éditorialiste refuse d’admettre que l’agression puisse payer. Ce principe selon lequel l’agression ne devait pas profiter aux agresseurs est une des idées force de la ligne du Times. C’est au nom d’une realpolitik de la dissuasion, mais aussi d’une morale implacable, que l’éditorialiste rejette totalement tout compromis qui ne le respecterait pas. Les principes Dès le début de la crise, le Times s’employa à définir les principes mis en jeu par l’invasion argentine et la riposte britannique. Une fois définis, ces principes étaient régulièrement rappelés. Pour le Times, les principes n’admettaient pas de compromis, et il fit une distinction très claire entre les modalités de la mise en application des principes, qui pouvaient faire l’objet de discussions et de compromis, et les principes eux-mêmes, qui restaient immuables. Par ailleurs, selon le Times, les principes ne dépendaient en rien du nombre de personnes concernées ; le fait que la population des Malouines fût très petite n’y changeait rien. De même, s’il fallait se montrer prêt à se battre pour faire respecter ces principes, il ne fallait pas limiter les efforts ainsi faits, notamment en fixant au préalable la limite de pertes “ tolérables ”. Comme l’exprimait si bien le titre de l’un des éditoriaux, il fallait donner la priorité aux principes fondamentaux : « First Principles First ». Le lien entre strategy et principles fut souligné dès le 5 avril, lorsque l’éditorialiste disait : « It is important to have these strategic principles in mind when we come to focus on the Falkland Islands affair1. » Il y avait, dans le discours de l’éditorialiste, une organisation hiérarchique — au demeurant classique — entre les principes fondamentaux et les actions qu’il convenait d’entreprendre pour les faire respecter. Les principes déterminaient les objectifs, qui, à leur tour, déterminaient la stratégie, et enfin de la stratégie 1 « We are All Falklanders Now », le Times, 5 avril 1982, p. 9 Le lexique 169 dépendait le choix des tactiques. Le caractère immuable et inéluctable des principes fut également affirmé dans le même éditorial : « … there can be no evading the principle at stake …1 », et dans celui du lendemain, « … a prism has many sides; a principle has one2 ». Il ne fallait pas se laisser dévier de la conduite dictée par ces principes : « The principle of the matter is that aggression should be checked … That is the principle of the matter ; and it will not go away, whatever permutations for the future may momentarily take one's eye from it3. » En fait, l’éditorialiste définissait un principe primordial (« governing principle » et « overriding principle »), selon lequel toute agression était intolérable, et donc que l’agresseur ne devait pas profiter de son agression. Il fallait donc œuvrer pour « renverser l’agression4 ». Ensuite est venu s’ajouter un nouveau principe, celui de l’auto-détermination, ou du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : « Britain has sent the fleet to defend two principles. One is the principle that territorial claims should not be pursued by force, and that when they are the gains should not be allowed to stand. In other words, aggression should not pay. The other is the principle of self-determination ; the Falklanders, like other peoples, should have a right to decide under which government they wish to live5. » C’est d’ailleurs ce dernier principe qui fut affirmé dans l’éditorial qui faisait le bilan du conflit, « Freedom’s Day ». Ces principes étaient sans cesse menacés : par une communauté mondiale qui préférait capituler pour éviter d’avoir à prendre des mesures difficiles, et surtout par les Américains, dont beaucoup ne comprenaient plus que l’on puisse se battre pour un principe, en raison de la guerre du ViêtNam. L’éditorialiste fustigea la lâcheté de ceux qui préféraient abandonner un principe pour éviter toute effusion de sang : 1 Ibid. « Lord Carrington’s Honour », le Times, 6 avril 1982, p. 13 3 « Facing a Long Haul », le Times, 14 avril 1982, p. 9 4 « There are many practical consequences which ensue from the assertion of the governing principle that the aggression must be reversed », « We are all Falklanders Now », 5 avril 1982, p. 9 5 The Search for Compromise », le Times, 20 avril 1982, p. 15 2 Le lexique 170 « Of course there is an enormous desire in this country, with Britain's allies, and with the world as a whole to see that blood is not shed for a principle. What after all are principles?1 » La question oratoire appelait bien évidemment une réaction d’indignation de la part d’un lecteur déjà convaincu que les principes devaient être défendus. Pour prévenir tout risque possible d’incompréhension du message implicite, le Times apporta quelques éléments de réponse à sa question : « The pernicious argument that there are only 1,800 Falklanders, for whose security it is surely not worth prejudicing the lives of many more than 1,800 servicemen, is one which only leads to a pilot scheme for further aggression2. » A titre de comparaison, le Guardian, qui a également des principes, était terriblement gêné par cette affaire. Il réprouvait l’agression argentine, mais estimait que la riposte britannique était disproportionnée, d’autant que le Foreign Office essayait depuis plusieurs années de se défaire d’une colonie que la Grande-Bretagne n’avait plus les moyens de défendre. Le principe selon lequel l’agression ne devait pas profiter à l’agresseur, auquel il souscrivait pleinement, était en quelque sorte atténué par les erreurs commises dans le passé. Pour cette raison, la Grande-Bretagne était, selon le Guardian, contrainte de rechercher une solution de compromis. Dans la presse étrangère, ce sentiment de démesure était encore plus fort. Le Times maintint son attachement aux principes, dont le caractère absolu rendait sans objet la question de la mesure. Le manichéisme de son analyse est parfaitement illustré par l’utilisation d’un lexique particulier : celui de la métaphore du crime. La métaphore du crime Le Times, dans ses éditoriaux, assimile le coup de force argentin à un crime, et rappelle le vieux dicton selon lequel le crime ne doit pas payer. Ce recours à des dictons ou proverbes n’est pas neutre. Il tend à réduire le problème à une dimension simple, qui puisse se comprendre dans le cadre de la sagesse populaire. C’est d’ailleurs un procédé relativement fréquent dans notre corpus. On y évoquait le « proverbial nail for which the battle was 1 2 « You Cannot Joke with War », le Times, 12 mai 1982, p. 11 Ibid. Le lexique 171 lost1 », par exemple, ou bien on comparait l’invasion et les compromis proposés par les négociateurs à un cambriolage. « Lorsque vous surprenez un cambrioleur chez vous, écrivait l’éditorialiste, vous l’éconduisez. Vous n’êtes pas obligé de lui donner les titres de propriété de la maison. » D’aucuns ont reproché à Mme Thatcher de simplifier à l’excès les enjeux de l’économie et de la politique intérieure et extérieure. On se rappellera qu’elle se plaisait à comparer les comptes de l’état à ceux d’une ménagère, et de faire appel au bon sens pour dire qu’un pays ne pouvait pas dépenser ce qu’il ne possédait pas, façon de voir les choses qui devait davantage à la mentalité victorienne telle que l’incarne (ironiquement) Mr Pickwick, qu’à une véritable observation des réalités politico-économiques, à commencer par celle des États-Unis. Cette réduction simplificatrice thatchérienne trouve un écho particulièrement clair dans l’éditorial « A Crime is a Crime ». Rappelons que Mme Thatcher avait refusé d’accorder le statut de prisonnier politique aux membres de l’IRA incarcérés à la suite des dispositifs légaux d’exception découlant de l’application de l’état d’urgence dans la province d’Ulster, malgré la campagne de grèves de la faim qui se traduisit par la mort de dix hommes. Pour elle, il s’agissait de prisonniers de droit commun, et pour appuyer sa lecture des faits, elle dit « A crime is a crime is a crime2 ». Le Times reprit, au moins partiellement, cette formule tautologique lorsqu’il mit en avant le caractère criminel de l’action argentine. Il est intéressant de constater que la quasi totalité des références au crime dans le corpus des éditoriaux consacrés par le Times au conflit des Malouines est concentrée dans cet article. Sur 12 occurrences de crime et criminal, 11 se retrouvent dans « A Crime is a Crime ». Ce caractère criminel est d’ailleurs présupposé plutôt que constaté explicitement. Voici les premiers paragraphes de cet éditorial du 9 juin 1982 : « A CRIME IS A CRIME Every crime has a motive and, therefore, an explanation. The explanation, however, does not do away either with the deed itself or with its criminal character. An explanation for a crime should not become its excuse. We still hold individuals to be responsible 1 « Near Miss at Gosport », le Times, 12 avril 1982, p. 7 Voir Taylor DOWNING (ed.), The Troubles — The Background to the Question of Northern Ireland, Londres, Thames Macdonald, 1980, p 183 2 Le lexique 172 for their actions and to have a sense of that responsibility. That is the basis for all morality in society. However, in the international community, a sense of morality is less demanding. The collective qualities of a society - particularly an international one - put a premium on mediocrity. Man in the mass becomes anonymous and, therefore, irresponsible. That is what has happened today in regard to Argentina's responsibilities for the international crime of invading the Falklands. Of course, there are historical and cultural explanations for it; but they cannot be excuses. No crime can be an isolated event. It begets indignation, guilt and hatred. The wickedness of others becomes our own wickedness because it kindles something evil in ourselves since moral indignation is fuelled by the same flame that inspired the original injustice. The crime of the invasion called up a reaction from Britain which many people held to be as bad as the crime itself. It had to be done. Injustice has to be corrected and it may only be possible to effect such a correction with means which, in isolation, would be regarded as unpleasant. As we await the final act of the campaign to free the Falklands from the invader, there is a general tendency not to exonerate Argentina but to mitigate the effect of that crime by saying that it should not result in Argentine humiliation1. » La onzième occurrence de « crime » se trouve plus loin dans le même article, lorsque l’éditorialiste reproche aux Argentins de persister dans leur tentative de se disculper de ce crime : « Argentina's friends are pleading for her to be spared humiliation. What do her leaders say about that? There is no sign from them that they feel humiliated when they look ahead to pursuing their claims by forceful means even when their troops are off the Islands. In other words, they maintain a continually aggressive justification for the original crime2. » Le lexique de la morale On ne peut qu’être frappé par le lexique biblique de plusieurs des phrases dans cet extrait. Ce lexique souligne l’appel à la morale et à la nécessité de combattre le mal. La guerre pose avec une acuité inhabituelle des questions relevant de la morale. Nous avons par conséquent recherché des mots et expressions appartenant à ce registre. Nous avons vu, à partir des analyses statistiques, 1 2 « A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11 Ibid. Le lexique 173 que le mot principle s’y retrouvait avec une fréquence exceptionnelle. D’autres expressions relevant du domaine lexical de la morale étaient utilisées de manière saisissante, sans toutefois que leur présence soit signalée par une fréquence dans notre corpus plus grande qu’ailleurs. Parmi celles-ci figure le mot « evil ». L’écart entre la fréquence de « evil » dans notre corpus et celle signalée pour le LOB n’est pas très important, mais la caractéristique frappante de l’utilisation de ce mot est sa concentration très forte, principalement au sein d’un seul éditorial. Le mot « evil » Le mot evil est assez peu utilisé en anglais, en dehors du contexte strictement religieux. A titre d’indication, il n’apparaît que 45 fois dans le corpus LOB. Dans notre corpus, il apparaît en tout 14 fois (plus une fois evils), deux fois dans l’éditorial « The War Within », qui traitait du dilemme des chrétiens face à la perspective de la guerre, et pas moins de dix fois dans « The Still Small Voice of Truth ». On se rappellera que la voix était celle de Dieu s’adressant à Élie. La référence biblique était amplifiée par la litanie du texte lui-même. La citation suivante ne reprend que les passages dans lesquels le mot evil, que nous avons souligné, apparaît : [ … ] at the heart of the matter, it was an evil thing, an injustice, an aggression. [ …] Unity in Britain, on the other hand, is based on recognition of the invasion as an incontrovertibly evil act. Obviously there have been disagreements about the method of coping with that evil, but there should be recognition that to compromise with evil - to appease it - is to run the risk of having to share responsibility for it. How we react to evil must therefore be conditioned by the need to compromise with it as little as possible, while taking care to see that our reaction to it does not compound the original evil [ …] an evaluation of the immense power of evil in the world, and the fact that mankind as a whole - nations, societies and groups - are all capable of becoming merely instruments of that evil, is part of that understanding; and part of that morality. [ …] If force has to be used, it is well to temper it with recognition of the need to search for some greater good to come out of a moment of evil. [ …] Parliament, on our behalf on April 3, chose to combat evil; it must therefore live with the consequences, but see that it can mould those consequences into further choices1. » Cet éditorial faisait écho à une lettre publiée à côté de lui, sous la rubrique du courrier des lecteurs. Il est possible, sinon probable, que 1 « The Still Small Voice of Truth », le Times, 20 mai 1982, p. 15 Le lexique 174 l’éditorialiste l’avait lue avant de rédiger son article. Le Doyen de King’s College, Londres, avait écrit, dans une lettre datée de la veille, le 19 mai, pour demander un débat et un vote parlementaires, avant la décision de débarquer. Le Doyen, reprochant implicitement à l’éditorialiste d’avoir érigé les principes en absolu, avait précisé les liens relatifs entre la morale et les principes, et avait évoqué, lui aussi, le mal, evil : « Every negotiated settlement involves compromise, and where the compromise is the least evil course of action actually open to us its acceptance is not a sell-out but a matter of moral obligation. In the world in which we live morality is not just a matter of following out principle to the bitter end (for perhaps hundreds if not thousands of young men) but of balancing one principle against another1. » Les utilisations de evil dans « The War Within » — publié avant le début des hostilités sur les Malouines — n’avaient rien du caractère incantatoire de « The Still Small Voice of Truth », mais reposaient davantage sur l’idée répandue du moindre mal, à l’instar de la lettre du Doyen : « In the name of love, or charity, the Christian sanction which legitimises [sic] the use of force to repel aggression against one set of neighbours is that it would lead to a lesser evil, when the greater evil is that more suffering would ensue from a failure to resist that aggression2. » Il en allait de même pour ce seul exemple pris dans l’éditorial « In Freedom’s Cause » : « The world may have to wait until the Argentines see that a withdrawal of their forces, and an agreement to some complex machinery for the future, is the lesser of two evils3. » alors que dans « Prisoners of their Past », on retrouve un équilibre entre le bien et le mal qui rappelle celui proposé dans « A Crime is a Crime », évoqué ci-dessus : « In looking to the future then, we must hold out some hope for Argentina, not that the invasion can be rewarded - because that cannot and should not be done - but that some future good may emerge from contemporary evil4. » 1 Lettre de M. Richard Harries, doyen de King’s College, Londres, publiée sous le titre « Falklands: a balance of principles », le Times, 20 mai 1982, p. 15 2 « The War Within », le Times, 24 avril 1982, p. 13 3 « In Freedom’s Cause », le Times, 15 avril 1982, p. 11 4 « Prisoners of their Past », le Times, 3 mai 1982, p. 9 Le lexique 175 Enfin, la dernière fois que ce mot apparaissait, justement dans l’éditorial « A Crime is a Crime », il se trouvait à côté d’autres termes tout aussi forts du domaine de la morale comme « wickedness » et « moral indignation » : « The wickedness of others becomes our own wickedness because it kindles something evil in ourselves since moral indignation is fuelled by the same flame that inspired the original injustice1. » Le mot « colony » L’Organisation des Nations Unies avait adopté une politique générale de soutien à la décolonisation, et avait défini les Malouines comme l’un des territoires concernés par cette politique. Or, le mot colony ou colonies est extrêmement rare dans notre corpus. Ce terme, qui décrivait le statut administratif officiel des îles Malouines, ne fut utilisé que deux fois dans les éditoriaux, chaque fois dans le cadre d’une comparaison avec les situations post-coloniales britannique et espagnole. L’Espagne avait conservé des liens très forts avec ses anciennes colonies, et donc partageait un des aspects de la situation britannique. D’un autre côté, les deux pays étaient en froid depuis des années, à cause de Gibraltar : « Spain, like Britain, has strong cultural and emotional links with her former colonies on the other side of the Atlantic and, like Britain, is ambivalent about her relationship to Europe2. » « It was inevitable that Argentina's action in seizing the Falkland Islands on April 2 would affect the very delicate relations between Britain and Spain over Gibraltar. There are just too many obvious parallels between these two surviving British colonies, both with populations determined to remain British, both claimed on geographical and historical (or pseudo-historical) grounds by neighbouring Spanish-speaking states3. » En dehors de ces deux cas, le mot colony fut soigneusement évité. Faut-il voir en cela une volonté d’éviter les connotations plutôt gênantes, à l’heure actuelle, de ce terme ? C’est une explication qui est au moins plausible. Le Times était sensible à cet aspect de la question, comme en témoignaient ses observations au sujet de la décision d’abandonner le cérémonial habituel du Gouverneur : 1 « A Crime is a Crime », le Times, 9 juin 1982, p. 11 « … and the Country to Bridge it », le Times, 1 juin 1982, p. 15 3 « Gibraltar should not Suffer », le Times, 22 mai 1982, p. 11 2 Le lexique 176 « In the longer term, however, it is right to remove the symbolic trappings of a type of colonialism which does not actually exist in the Falklands1. » Toutefois le journal donnait lui-même une justification de cette tendance dans la phrase suivante : « For too long, Britain's detractors in the Third World - blind as yet to the essential principle of self-determination which underlies the Falklanders' position - have been able to claim that it did2. » On peut soupçonner le Times d’avoir choisi — consciemment ou inconsciemment — de ne pas souligner le caractère colonial des territoires, pour ne pas attirer l’attention sur un aspect de la crise qui ne renforçait pas la position britannique qu’il défendait. Conflit ou guerre ? Il a souvent été dit qu’avant de connaître l’issue de l’affaire des Malouines, on préféra utiliser le terme de « crise » ou celui de « conflit », alors qu’après la victoire elle fut bien plus fréquemment qualifiée de « guerre ». Or, dans les éditoriaux, on remarque que le terme war apparaît dès le début. En tout, les mots war(s) et (warfare)apparaissent 88 fois dans notre corpus des éditoriaux, alors que le substantif conflict(s) n’y figure que 29 fois. Toutefois, lorsqu’il s’agissait de nommer précisément l’affaire des Malouines, l’éditorialiste parlait plutôt de conflict . Il la nomma en tout, à partir du 18 mai 1982, deux fois « the Falkland Islands conflict », et cinq fois « the Falklands conflict ». Le mot war est apparu surtout lorsque l’éditorialiste parlait du concept de la guerre, comme dans le débat sur la guerre juste, ou encore de la deuxième guerre mondiale, ou de celle du Viêt-nam. Il ne fut jamais question de la « Falklands war ». Signalons que le titre courant de la page intérieure consacrée à l’affaire des Malouines était « Falklands Crisis » jusqu’au 26 mai, et ensuite « Falklands Conflict ». 1 2 « Freedom’s Day », le Times, 16 juin 1982, p. 13 Ibid. Le lexique 177 Toutefois l’éditorialiste ne rechignait pas systématiquement à qualifier le conflit en cours de « guerre ». Il a bien précisé, dans un éditorial intitulé justement « No Wider War », le 8 mai 1982, que la Grande-Bretagne ne devait pas souhaiter étendre la guerre. Il s’agissait donc bien d’une guerre, dès le 8 mai. Bien qu’il ne fût jamais question de « the Falklands War » dans les éditoriaux, à deux reprises l’éditorialiste utilisa, néanmoins, le terme « the war » : « The war that has developed over the reporting of the war1. » (toutefois, on pourrait noter que cette première occurrence de « the war » relève plus ou moins du jeu de mots), et : « We have now been engaged in the first real war between a European power and a Latin American one since Napoleon III's illfated expedition to Mexico …2 » L’idée que la Grande-Bretagne était bien en guerre fut également explicitement énoncée : « In their hearts, Latin Americans deeply resent the spectacle of Britain at war with a fellow Latin …3 » « That is the way with Britain and Argentina. They have been at war4. » « Certainly that invasion and the war to recover the islands has stirred emotions which have been sunk deep within the spirit of Britain5 » Malgré ces quelques réserves, il semble qu’on peut tout de même considérer que le concept de « the Falklands War » ne se généralisa dans les colonnes du Times qu’après la fin des hostilités. Des dérives lexicales Le lexique spécifique à la guerre fut parfois détourné pour s’appliquer à d’autres sujets. Ainsi, lorsque le Times Diary fit état de la menace qui pesait sur lui d’être déplacé vers une page moins prestigieuse, son rédacteur appela 1 « A Duty to Inform, » le Times, 13 mai 1982, p. 11 « The Anglo-Latin Gulf », le Times,1 juin 1982, p. 15 3 « A Test of Generalship », le Times, 3 juin 1982, p. 13 4 « Freedom’s Day », le Times, 16 juin 1982, p. 13 5 Ibid. 2 Le lexique 178 ses lecteurs à la rescousse. Cependant, il ne voulait pas garantir que cette intervention suffirait : « It would be rash to promise that readers’ wishes will be paramount, but PHS1 would like them at least to be taken into consideration2. » Le parallèle avec la situation des Malouines était implicite, mais clair : en effet, le gouvernement britannique insista, tout au long du conflit, sur le caractère primordial des souhaits des habitants. Confronté à un problème de souveraineté territoriale d’un tout autre ordre, le Times Diary ne put s’empêcher d’en profiter pour faire une comparaison humoristique. Un autre exemple provient de la page des actualités britanniques. La légende d’une photographie montrant une vieille dame nous apprend qu’elle s’opposait très fermement à une expropriation. S’inspirant de la déclaration du blocus des Malouines, elle avait déclaré une « zone d’exclusion totale » autour de sa propriété. Conclusions Il ressort de cette étude du lexique que le Times privilégia la langue de la diplomatie. Le conflit lui-même était décrit, non pas comme une guerre, mais en des termes qui appartiennent plutôt, eux aussi, au champ lexical de la diplomatie. Les enjeux du conflit ont été présentés dans le cadre d’une logique et d’une morale strictes, et même rigides. Le principe selon lequel l’agression ne devait pas profiter à l’Argentine a été régulièrement réitéré depuis le début de la crise jusqu’à la fin des combats. La stratégie, autre mot dont la fréquence était bien plus élevée que dans notre corpus de référence, devait servir ce principe. Parfois l’objectif de la guerre a pu paraître simplifié à l’extrême, en raison de l’utilisation répétée de formules exigeant le « renversement » de l’agression. Pour le Times, la négociation devait aboutir au retrait des troupes argentines, et aucune concession substantielle concernant la souveraineté ne pouvait être acceptée avant leur départ. Même s’il était en fait impossible de retourner au statu quo ante, puisque rien ne pouvait plus être comme avant, le Times ne se départit pas de son hostilité à 1 « PHS », les initiales de l’une des anciennes adresses du Times, Printing House Square, était le pseudonyme du rédacteur de cette rubrique. 2 Times Diary, le Times, 4 juin 1982, p. 8 Le lexique 179 l’égard de toute proposition qui aurait représenté une victoire pour l’agresseur. Cet acharnement dans l’énonciation du principe fondamental s’est appuyé à plusieurs reprises sur un étonnant vocabulaire du domaine de la morale. L’action argentine était comparé à un crime ; il s’agissait d’un acte tout à fait funeste. Le mot evil, utilisé ainsi pour qualifier l’agression argentine, est une expression d’autant plus forte qu’elle est rarement utilisée. Les prises de position très tranchées du Times se sont traduites par l’utilisation de ce vocabulaire manichéen. Enfin, les quelques rares exemples où le lexique propre à la situation déborda pour servir dans d’autres contextes témoignent de la puissance que peut avoir ce vocabulaire. En effet, il s’agissait d’un vocabulaire très fort, peu utilisé, car l’occasion d’un conflit dont les enjeux étaient aussi nets — contrairement à Suez — ne s’était pas présenté depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Chapitre IX Analyse quantitative des surfaces Le lecteur d'un travail de critique littéraire peut, dans la majorité des cas, se procurer et lire aisément les ouvrages concernés. Il peut ou bien les étudier attentivement, se concentrant sur les infimes subtilités du texte, ou bien les feuilleter, pour se faire une idée de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Le lecteur d’une étude de presse ne peut que rarement s’offrir ce plaisir. Un corpus de presse est infiniment plus difficile à manier qu’un livre ou même les œuvres complètes du plus prolifique des auteurs littéraires. Cette difficulté est encore aggravée par le caractère non-linéaire de la lecture d’un corpus de presse. Certes, les numéros d’un même journal se suivent dans un ordre chronologique implacable, mais chaque numéro se compose d’une multiplicité de textes parfois très différents. Il n’y a pas d’ordre prédéfini et incontournable dans la lecture d’un journal. Notre corpus représente une somme considérable de textes. Charles Douglas-Home souligna cet aspect du journalisme dans le rapport qu’il soumit au HCDC : Analyse quantitative 181 « We were probably actually putting into the paper up to 10,000 words of material each day on the Falklands. Some of the tabloids might have been putting 500 and 600 in the papers …1 » Le chiffre moyen était donc vraisemblablement légèrement inférieur à ce maximum de 10 000 mots par jour. Cela n’en signifie pas moins que sur toute de la durée du conflit, le Times publia plus d’un demi-million de mots consacrés aux Malouines. Cela représenterait environ 1 500 pages de texte imprimé au format habituel du livre. Nous avons fait appel aux techniques de l’analyse de contenu pour donner un aperçu quantitatif de cette masse de textes et pour permettre au lecteur de se faire rapidement une image aussi claire que possible de la relative importance de quatre rubriques principales : la une (articles d’information et illustrations), les éditoriaux, le courrier des lecteurs et enfin les dépêches des correspondants de guerre. Notre démarche a été la suivante : pour les éditoriaux, le courrier des lecteurs ainsi que les dépêches des correspondants de guerre, nous avons calculé en centimètres carrés la surface totale des colonnes de chaque article consacré aux Malouines. En ce qui concerne la une, nous avons mesuré non seulement les textes, mais également les illustrations (photographies, cartes, dessins). La une Le conflit des Malouines a dominé très largement la presse britannique pendant les mois d’avril, mai et juin 1982. Le graphique ci-dessous présente le volume d’articles et d’illustrations consacrés à cet événement à la première page. Il ne tient pas compte du volume des articles et des illustrations en pages intérieures. Toutefois, il nous a semblé que la mesure de l’espace rédactionnel alloué à la guerre à la une permettrait de rendre compte de l’importance accordée à cette actualité par le journal, de façon relativement facile à lire. 1HCDC, p. 368 Analyse quantitative 182 Graphique I : La surface de la une du Times consacré à la guerre des Malouines en cm2 : 1600 1400 1200 1000 800 600 400 200 0 1 3 6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 5 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4 avril mai 7 9 11 14 16 18 21 23 juin Il apparaît clairement que la première page consacrait une très grande surface à la crise. Pour permettre de mieux rendre compte de l’importance relative de cet espace affecté aux Malouines, nous avons calculé la proportion de la surface rédactionnelle totale de la une qu’il représentait. On observera que cette proportion ne passait que très rarement en dessous de 50%. Graphique I b : La surface consacrée à la une du Times en pourcentage 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 2 5 7 10 13 15 17 20 22 24 27 29 1 4 6 8 11 13 15 18 20 22 25 27 29 1 avril On note 3 mai également un certain nombre 5 8 10 12 15 17 19 22 juin de caractéristiques particulièrement intéressantes. La courbe subit une première montée importante, correspondant à l’annonce des mesures prises par le gouvernement (l’envoi de la force navale d’intervention ou Task Force, la démission de Lord Carrington et la nomination de M. Pym). On assiste ensuite à un déclin assez net jusqu’au 26 avril, date à laquelle le journal Analyse quantitative 183 annonça la prise de la Géorgie du Sud. On voit ensuite un certain nombre de pics, correspondant aux nouvelles des premiers raids aériens sur les aérodromes de l’archipel, puis à la première phase de la guerre navale. Le grand pic autour du 23 mai traduit l’annonce du débarquement du 21. Il s’ensuivit sur le terrain une période d’attente, accueillie à Londres, comme nous l’avons vu, avec une certaine impatience. Il s’agit aussi de l’époque du début de l’invasion israélienne au Liban, qui concurrença, et même détrôna, les Malouines comme nouvelle principale à la une. Celles-ci reconquirent la première page avec l’annonce de la victoire le 15 juin, et les comptes rendus des suites de l’opération (rapatriement des prisonniers, impact sur la scène politique britannique, avenir de la Junte). Les éditoriaux Graphique II : Les éditoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines en cm2 : 800 700 600 500 400 300 200 100 0 1 3 6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 5 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4 7 avril mai 9 11 14 16 18 21 juin Ce graphique présente des caractéristiques très comparables à celles que nous avons observées dans le cas des articles et illustrations à la première page. L’annonce de l’invasion fut suivie de nombreux commentaires dans les éditoriaux. On remarque notamment le caractère exceptionnel de « We are all Falklanders Now », le 5 avril. Seuls les deux éditoriaux du 12 mai réunis, « You Cannot Joke with War » et « One Fold and One Shepherd », peuvent réellement rivaliser avec cet éditorial historique. La chute d’intérêt correspondant à l’époque où la navette diplomatique du général Haig (du 8 Analyse quantitative 184 au 30 avril) semblait en perte de vitesse est très nette, quoique de courte durée. C’est entre le jour de la prise de la Géorgie du Sud, le 25 avril, et celui du débarquement, le 21 mai, que la masse des commentaires dans les éditoriaux est la plus homogène et continue. A partir de cette date, le commentaire devient plus épisodique. Ce phénomène intéressant s’explique sans doute par le rapport entre les commentaires exprimés dans les éditoriaux et l’actualité. Le commentaire suit ou anticipe les faits. En d’autres termes, l’éditorialiste analyse les événements du passé récent ou tente de prévoir, et même d’infléchir, l’évolution des événements à venir. Or, la période des combats terrestres (du 27 mai au 14 juin) intervint après une période déjà longue de débat à propos des différentes options. Le temps des paroles était en quelque sorte révolu ; il incombait dorénavant aux actes de déterminer l’issue de la crise. Par ailleurs, les nouvelles du front venaient parfois avec retard, parfois de façon incomplète ou incertaine ; il devenait ainsi difficile de les commenter. On perçoit surtout que l’éditorialiste, comme tous les autres commentateurs, s’était tourné vers l’après-Malouines, comme l’attestent les quelques articles consacrés à ce sujet, mais attendait la fin des combats avant de se livrer à un débat en profondeur. Le courrier des lecteurs Le graphique représentant l’autre grande rubrique d’opinion, le courrier des lecteurs, reflète cette même tendance, avec parfois un ou deux jours de décalage, correspondant au temps écoulé entre l’annonce dans les médias des informations et l’arrivée, au bureau du Letters Editor, des réactions des lecteurs. Analyse quantitative 185 Graphique III: Le courrier des lecteurs consacré à la guerre des Malouines en cm2 : 600 500 400 300 200 100 0 1 3 6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 5 avril 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4 mai 7 9 11 14 16 18 21 23 juin On peut constater, à la lecture de ce graphique, que l’espace dévolu aux lettres traitant du conflit a diminué au moment même où les combats terrestres se sont intensifiés. Les valeurs les plus élevées sur cet histogramme, représentant le courrier publié le 6 et le 13 mai, correspondaient respectivement aux commentaires faisant suite à la perte du Sheffield et aux échanges à propos de l’affaire Panorama1. 1 voir chapitre « Les médias critiqués » Analyse quantitative 186 Dépêches des correspondants de guerre Graphique IV : Les dépêches en cm2 : 1200 1000 800 600 400 200 0 1 3 6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 avril 5 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 4 mai 7 9 11 14 16 18 21 23 juin L’allure de ce graphique est tout à fait différente de celle des trois autres, pour des raisons liées aux conditions particulières de transmission des textes en question. Le graphique montre quelques dépêches, du 6 au 13 avril, qui décrivaient le départ de la force navale, suivies d’un nombre plus ou moins régulier de dépêches relativement courtes, ou bien en nombre assez limité. On note ensuite quelques points marquants : les 24 et 25 mai (correspondant au débarquement et aux raids aériens qui lui firent suite), le 31 mai et le 1 juin, représentant les textes consacrés à la bataille de Goose Green. Les pics du 10 et 11 juin correspondent principalement aux comptes rendus de l’attaque argentine à Bluff Cove et Fitzroy, avec toutefois une dépêche indiquant que les forces britanniques s’apprêtaient à avancer sur Stanley. Les dépêches des correspondants de guerre rapportant cette avance ne furent publiées qu’après l’annonce de la victoire le 14 juin, principalement en raison de l’embargo imposé par les autorités britanniques. Ces dépêches, arrivées à Londres à partir du 14, furent publiées le 15 et surtout le 16. La valeur la plus élevée correspond au 19 juin, où se côtoyaient entretiens avec le Prince Andrew, comptes rendus du rapatriement des prisonniers argentins et bilan des bombardements argentins sur la force navale. Par ailleurs, et contrairement à Analyse quantitative 187 ce que l’on constate dans les graphiques concernant la une, la prise de la Géorgie du Sud (annoncée par le ministre de la Défense le 25, rapportée par le Times le 26) n’occasionna aucune augmentation dans le volume des dépêches, tout simplement parce qu’aucun correspondant de guerre ne put y assister. La nouvelle fut annoncée à Londres avant que les correspondants embarqués avec la force navale n’en aient eu connaissance. Le graphique suivant présente les deux rubriques d’opinion : les éditoriaux et le courrier des lecteurs Graphique V : courrier des lecteurs (en noir) et éditoriaux (en gris) (en cm2) courrier des lecteurs éditoriaux 800 700 600 500 400 300 200 100 0 1 3 6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 avril 5 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 mai 4 7 9 11 14 16 18 21 23 juin On observera que les éditoriaux et le courrier des lecteurs occupent une surface comparable. Par ailleurs, on voit assez nettement le décalage léger du Mike Commentaire: This might not be entirely true … Analyse quantitative 188 courrier des lecteurs par rapport aux éditoriaux. Il n’est pas toujours possible de généraliser, mais dans l’ensemble cela traduit bien la façon dont les lettres répondaient aux informations et aux opinions publiées antérieurement dans le journal. Le dernier graphique compare les deux rubriques d’opinion aux informations envoyées depuis le théâtre des opérations. Ainsi on peut comparer l’importance relative des idées et des faits. Graphique VI : courrier et éditoriaux (en aires cumulées) par rapport aux dépêches des correspondants de guerre (histogramme) 1200 1000 800 600 400 200 0 1 3 6 8 12 14 16 19 21 23 26 28 30 3 avril 5 7 10 12 14 17 19 21 24 26 28 31 2 mai 4 7 9 11 14 16 18 21 23 juin On observera que pendant la première moitié de la crise des Malouines, la surface occupée par les deux principales rubriques d’opinion est nettement supérieure à celle allouée aux dépêches, mais que cette tendance s’inverse progressivement à partir du débarquement. A la fin de la période étudiée, les faits rapportés par les dépêches occupaient une surface plus importante que celle dévolue aux idées. Cette conclusion mériterait d’être nuancée par le fait que les événements de l’Atlantique du sud n’étaient pas seulement rapportés dans les dépêches envoyées par les correspondants de guerre, et que les idées Analyse quantitative 189 pouvaient s’exprimer ailleurs que dans les deux rubriques que nous avons retenues dans cette étude quantitative. Néanmoins, malgré cette réserve, les chiffres donnent une indication claire de l’évolution des opinions et des informations à mesure que la crise se déroulait. Troisième partie, (ii) les discours parallèles dans le Times X Articles informatifs et dépêches des correspondants de guerre XI Le courrier des lecteurs et la guerre XII Humour et humeur : le Times Diary et le carnet parlementaire de Frank Johnson XIII L’iconographie : illustrations de la guerre Chapitre X Articles informatifs et dépêches des correspondants de guerre Les événements de la guerre furent rapportés principalement à travers les articles d’information, rédigés pour l’essentiel par les journalistes du Times à Londres, New York et Buenos Aires, et par les correspondants embarqués avec la force navale d’intervention. Le contenu de ces textes a déjà fait l’objet de commentaires divers. Il reste à signaler quelques aspects significatifs de la présentation et du style de ces articles, notamment en ce qui concerne les éventuelles marques de subjectivité. Deux facteurs principaux méritent quelques commentaires particuliers : la façon dont les articles d’information identifiaient la source des informations qu’ils présentaient, d’une part, et le discours très personnel de plusieurs dépêches expédiées par les correspondants de guerre, d’autre part. Les articles informatifs Les références aux sources d’informations L’une des règles essentielles de la déontologie journalistique est d’identifier toujours les sources des informations rapportées1. C’est une pratique qui permet de se prémunir contre toute accusation de manque d’impartialité, puisque toutes les nouvelles données proviennent de sources 1 voir, par exemple, Harold EVANS. Newsman’s English. Londres : Heinemann, 1972, p. 92 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 192 fiables, identifiées et vérifiées. Les articles du Times ne dérogèrent pas à cette règle. Toutes les origines, ou presque, étaient indiquées. Les références étaient le plus souvent explicites, mais parfois des indications conventionnelles étaient utilisées lorsque les informations provenaient de sources non-attribuables (off-the-record briefings). Références explicites Figuraient dans cette catégorie les références à des déclarations officielles, surtout celles faites au Parlement, celles qui venaient du porteparole officiel du ministère de la Défense, Ian McDonald, et les interviews accordées par des responsables politiques et militaires, à la presse et aux médias audio-visuels. Souvent les sources étaient étrangères, argentines, bien évidemment, mais aussi américaines. Plusieurs journalistes, notamment dans leurs témoignages devant le HCDC, ont signalé la fiabilité de ces dernières. Par exemple, peu avant la reprise de la Géorgie du Sud, le Times fit état d’informations provenant d’un journal américain : « A Boston Globe report that the Royal Navy’s Falklands task force had split, with a detachment of two aircraft carriers, fast destroyers and several troopships heading towards South Georgia, was received non-committally in Whitehall yesterday. But it was not denied1. » Si l’importance des moyens détournés vers la Géorgie du Sud était exagérée, l’information était, pour l’essentiel, exacte. 1 Le Times, 21 avril 1982, p. 26 (dernière page) Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 193 Indications conventionnelles Lorsque le Times a repris des informations données par des sources nonattribuables, il a utilisé de nombreuses formules qui permettaient, sinon d’identifier avec précision la personne responsable, au moins d’identifier l’origine des affirmations rapportées. Par exemple : « … the ministry said that … », « The ministry also announced that … », « Army sources were pointing out last night that … 1». Il est souvent possible, a posteriori, d’identifier plus précisément la personne cachée derrière ces formules vagues. Par exemple, Sir Frank Cooper, secrétaire général du ministère de la Défense, dit aux journalistes du Lobby, lors d’un briefing non-attribuable tenu la veille du débarquement, qu’il n’y aurait pas de débarquement comparable à celui de 1944. L’article qui rendait compte de ce briefing non-attribuable indiquait : « “ The screw is being tightened quite quickly and quite tightly now, ” according to Whitehall sources last night … Yet the sources were not expecting to see a repeat performance of D-Day, with assault troops storming the beaches2. » Ce discours indirect reprenait presque verbatim les paroles de Sir Frank, qui sont citées en page Erreur ! Signet non défini., où cet épisode a déjà été évoqué. Un autre briefing qui fut rappelé lors des travaux du HCDC concernait le nombre de victimes de l’attaque argentine contre les navires à l’ancre au large de Fitzroy. Rappelons que le ministère avait retardé la diffusion de cette information, et que la rumeur faisait état d’un bilan très lourd. Bernard Ingham, l’attaché de presse du Premier ministre, reconnaît avoir décidé, trois jours après l’attaque, de couper court à ces rumeurs, et d’avoir ainsi précisé aux journalistes du Lobby que même le chiffre de soixante-dix morts, que certains avaient avancé, étaient exagéré3. Le lendemain, le Times indiquait : « Reports circulating in Whitehall and Fleet Street referred to possible totals of about 46 dead …4 » 1 Henry STANHOPE & Stewart TENDLER. « British troops attack 12 miles from Stanley », le Times, 1 juin 1982, p. 1 2 Henry STANHOPE. « Admiral told to act as fast as possible », le Times, 21 mai 1982, p. 1 3 Bernard INGHAM. Kill the Messenger. Londres : Harper Collins, 1991, p. 295 et HCDC, p. 391 4 Le Times, 12 juin 1982, p. 1 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 194 Enfin, M. Ingham a expliqué qu’il a décidé de confirmer les rumeurs de la perte de deux Harriers (le 6 mai) en raison des allégations qu’il avait entendues, selon lesquelles l’information avait été tenue secrète pour éviter une possible influence sur les élections locales qui se tenaient le même jour1. Le Times resta extrêmement discret quant à l’origine de cette information, qu’il publia le 7 mai : « Two Sea Harrier aircraft from the British task force were reported to have been lost inside the Falklands exclusion zone last night … The two pilots of the Harriers were said last night to be missing, presumed dead, and their next of kin had been informed … The reports, however, still awaited official confirmation last night2. » Ce respect de la règle déontologique de l’identification des sources était tout à fait conforme à l’ambition du Times de constituer un journal de référence. Préférence accordée aux déclarations officielles ? Cela n’est pas sans danger, cependant, car à vouloir toujours privilégier des sources authentifiées, la presse peut être amenée à donner une importance, que certains pourraient juger excessive, à des réseaux d’information officiels, au détriment de nouvelles provenant de sources plus contestables, ou, du moins, moins faciles à justifier. Il en va de même pour les opinions rapportées dans les médias. Comme la déontologie journalistique proscrit, dans les articles informatifs, la présence trop visible du journaliste lui-même, ce dernier se voit obligé de rapporter simplement les déclarations des autres. Pour que l’on ne puisse pas l’accuser d’avoir pratiqué une sélection des déclarations ainsi disponibles, sélection qui ne manquerait d’être qualifiée de partiale, le journaliste préfère souvent se borner aux sources officielles. Il est paradoxal, voire pervers, que la recherche de l’impartialité conduise ainsi à une certaine partialité. Dans son livre sur la critique des médias, James B. Lemert décrit cette tendance de la façon suivante : « Political opinion doesn’t often appear in the news unless the opinion can be attributed to “a source”. … Supposedly, the journalist is merely relaying a source’s viewpoint, and it is a 1 2 HCDC, p. 394 Le Times, 7 mai 1982, p. 1 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 195 verifiable fact that this opinion was voiced by the source. Journalists are held responsible for the accuracy of the quotes and paraphrases they use, but they minimize their vulnerability to charges of political bias by choosing the most obvious and defensible sources to quote in their stories. The more obviously “qualified” the source speaking is on that topic, the less vulnerable reporters and their editors feel their selection of that source will be1. » Il en résulte, donc, une tendance à faire appel le plus souvent à des sources officielles, réduisant ainsi la diffusion des points de vue extrêmes, que ce soit à gauche ou à droite. C’est peut-être en cela que l’on peut dire qu’il est impossible d’éliminer tout contenu idéologique, même si l’idéologie concernée se résume au respect des déclarations officielles, ce qui implique nécessairement un certain choix concernant les sources que les journalistes considèrent dignes de foi. Pour Jean Peytard, auteur d’un article sur une technique de lecture critique de la presse, l’idéologie est toujours présente : « S’il y a un lieu où les idéologies sont lisibles, plus qu’ailleurs, c’est bien dans la presse, surtout lorsqu’elle se dit d’information, c’est-à-dire lorsqu’elle cherche à occulter l’idéologique2. » La préférence du Times pour les déclarations officielles était peut-être d’autant plus marquée qu’il s’identifiait avec une certaine classe, celle des décideurs et des hommes d’influence, ce qui constitue, bien évidemment, un parti-pris idéologique, comme l’est aussi l’une des conséquences : le fait de négliger les extrêmes. Cette tendance à adopter le point de vue de l’Establishment est certainement le reproche le plus souvent formulé à l’encontre du Times. A titre d’exemple, voilà quelques éléments de jugement à l’égard du quotidien rapportés par Alastair Hetherington, ancien rédacteur en chef du Guardian : « Senior Times staff believe that Times reporting should be politically ‘down the middle’. Senior Guardian staff believe also that reporting should be down the middle, though with particular attention to the well-being of the less affluent and less privileged. Some senior BBC staff, while respecting the standards of both The Times and the Guardian, take the view that in tone and character the 1 James B. LEMERT. Criticizing the Media - Emprirical Approaches. Londres : Sage, 1989, p. 23 PEYTARD. « Lecture(s) d’une ‘Aire Scripturale’ : La page de journal » in Langue Française, (28), 1975. p. 39 2Jean Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 196 first is too obviously ‘establishment’ and the second too ‘nonconformist’1. » De façon implicite, M. Hetherington estimait que le Times accordait une importance particulière aux personnes riches et privilégiées : en d’autre termes, et à quelques nuances près, l’Establishment. D’ailleurs, cette analyse est exprimée plus ouvertement quelques pages plus loin, lorsque M. Hetherington écrit, toujours au sujet des mêmes quotidiens : « Both papers are catering mainly for a public that is prosperous, educated and interested in world affairs. Of the two, The Times assumes greater affluence among its readers than the Guardian … In their choice of news, both papers are influenced by their perception of their readers2. » Néanmoins, Hetherington rapportait que d’après ce qu’il avait pu constater au cours d’une semaine d’étude du comportement des deux quotidiens concernés, le Times, comme le Guardian, se situaient effectivement au centre politique. Par ailleurs, il qualifiait la façon dont le Times couvrait l’élection partielle de Chesterfield, qui eut lieu au cours de sa semaine d’enquête, de « factuelle » (factual), contrairement au Guardian, qui avait proposé une couverture plus interprétative et haute en couleur3. L’expression « factual » s’utilise généralement pour qualifier une présentation qui, sans être nécessairement impartiale, se limite au faits observables et identifiables. Le jugement de l’ancien rédacteur en chef rejoint ainsi notre analyse de la présentation des événements et opinions dans les articles d’information en 1982. Enfin, la préférence des déclarations officielles peut s’expliquer d’une toute autre façon : les événements couverts par le Times et ses confrères en 1982 avaient une dimension nationale et même internationale, et dans un pareil cas les autorités ne sont plus de simples sources de déclarations officielles ; elles figurent également parmi les principaux acteurs dans les événements rapportés. 1 Alastait HETHERINGTON. News, Newspapers and Television. Londres : Macmillan, 1985, p. 173 2 Ibid. p. 184 3 « On the days studied here, both The Times and the Guardian are ‘down the middle’ on every major news item with the possible exception of the Chesterfield by-election. Even there the difference is not great. The Times gave less extensive coverage than the Guardian or Telegraph, but was factual, while the Guardian was more freewheeling, colourful and interpretative. » Ibid., p. 173 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 197 « British forces » ou « our forces » On se rappellera l’hostilité des conservateurs envers la BBC provoqué par sa neutralité, et notamment par son refus d’utiliser le pronom personnel our pour désigner les forces armées britanniques. Or, le Times, comme la BBC, préféra systématiquement la formulation neutre. Par exemple, « A British destroyer was hit … », et, citant le ministre de la Défense, « British forces, he said, now held Mount Longdon1 », ou encore, « Two British aircraft from the British task force2 … » et « British troops have made contact with Argentine positions3 … ». Ce dernier exemple illustre également le fait que les références à l’Argentine suivaient le même modèle. Il n’était jamais question, dans les articles informatifs, de l’ « ennemi ». Les déclarations argentines étaient généralement introduites par des verbes neutres ; il n’y a pas eu de tendance majeure à qualifier les affirmations argentines de « claims » et les affirmations britanniques de « statements ». Nous avons même relevé un exemple de « claim » utilisé à propos d’une déclaration britannique : « … John Shirley of The Sunday Times … reported a British claim of the first counter-hit on an Exocet missile.4 » Il ne s’agissait pas pour autant de la mise en cause d’une déclaration officielle, mais plutôt de l’expression d’une certaine précaution à l’égard des affirmations des hommes sur le terrain qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une confirmation officielle. D’ailleurs, l’utilisation du mot « claims » pour qualifier les rapports de réussite formulés par la DCA n’était pas tout à fait nouvelle : en 1940 les mêmes termes ont été utilisés dans la presse lors de la bataille aérienne audessus de l’Angleterre. La modalité dans les articles informatifs L’étude des éditoriaux présentée dans le chapitre précédent montrait que les auxiliaires modaux (épistémiques ou déontiques), étaient partout présents dans ce discours. Dans les articles informatifs, en revanche, la modalité, qu’elle soit exprimée par le biais d’auxiliaires modaux ou par d’autres structures, est très rare ou discrète. La modalité déontique est, bien évidemment, totalement absente. Les quelques rares exemples de modalité 1 Le Times, 14 juin 1982, p. 1 Le Times, 7 mai 1982, p. 1 3 Le Times, 1 juin 1982, p. 1 4 Le Times, 1 juin 1982, p. 1 2 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 198 épistémique concernent les estimations du journaliste sur la véracité de certains rapports ou la probabilité de certains événements, exprimées par le biais de mots comme probably, ou des structures comme « It is expected that … », « … are believed to be ». Une rubrique particulière : les comptes rendus parlementaires Le Times était très fier de ses comptes rendus parlementaires, qui constituaient l’une des pièces maîtresses de son dispositif de journal de référence. Cette fierté était tout à fait justifiée, car le Times était le seul journal en 1982 qui publiait encore un compte rendu important. M. Harold Evans, rédacteur en chef du Times de 1981 à mars 1982, présentait la rubrique ainsi : « The full-page parliamentary report was indispensable. The Telegraph, Guardian and Financial Times had allowed their reports to dribble away. The Times was the only paper to have its own staff of parliamentary shorthand writers1. » Nous avons comparé plusieurs comptes rendus du Times au compte rendu officiel, et nous avons constaté la qualité du travail de cette équipe de journalistes-sténographes. Certes, un compte rendu ne peut tenir compte de tous les détails, ainsi que nous l’avons écrit dans le chapitre « La crise politique rapportée dans le Times », mais la teneur générale est respectée, et les discours des principaux parlementaires, Premier ministre, ministres, leaders des partis, étaient fidèlement retranscrits. Nous avons néanmoins trouvé une erreur importante, que nous signalons, tout en rappelant qu’il s’agissait d’une exception extrêmement rare. Le compte rendu concerné est celui du débat qui eut lieu le 25 mai, au cours duquel M. Michael Foot tenta d’exploiter les divergences entre le ministre des Affaires étrangères, M. Francis Pym, et le Premier ministre. Voici l’échange tel qu’il parut dans l’Official Report : « Mr. Foot: … I ask the right hon. Lady clearly, does she or does she not agree with what was said by the Foreign Secretary at the end of the debate on Thursday, when the decision to send in British troops had already been made? The Prime Minister: I do not think that the Foreign Secretary would disagree for one moment with what I have said, or with what I am saying now. …2 » 1 Harold EVANS. Good Times, Bad Times. Londres : Weidenfeld & Nicolson, 1983, p. 188 The Falklands Campaign: a Digest of Debates in the House of Commons 2 April to 15 June 1982. Londres : H.M.S.O., 1982, p. 314 2 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 199 Le Times, lui, rapportait cet échange de la façon suivante : « Mr Foot: … I ask her, does she agree or not with what was said by the Foreign Secretary at the end of the debate on Thursday, when the decision had been made to send in British troops? Mrs Thatcher: I do not think the Foreign Secretary did agree for a moment with what I have said, or what I am saying now1. » La différence de formulation de la question de M. Foot peut s’expliquer par le fait que l’Official Report corrige parfois la structure des interventions pour les rendre plus claires2. En revanche, la réponse de Mme Thatcher, telle qu’elle est rapportée par le Times est manifestement inexacte. D’ailleurs, c’est bien la version de l’Official Report que le chroniqueur M. Frank Johnson reprenait dans son compte rendu humoristique, dans le même numéro du journal. Il est probable qu’il s’agisse d’un erreur de retranscription ou de typographie, le mot « disagreed » ou les mots « would disagree » se transformant en « did agree ». Encore une fois, ce genre d’erreur était rare, très rare, et c’est cette rareté même qui explique notre étonnement devant la gravité de la méprise. Dans ce sens, c’est bien l’exception qui prouve la règle. Quelques entorses à la neutralité journalistique dans le Times Les articles du correspondant permanent à Buenos Aires Il y eut quelques exceptions à cette présentation neutre de faits identifiables, et notamment dans les articles en provenance de Buenos Aires. Tout au long de la crise des Malouines, le Times maintint un correspondant dans la capitale argentine, M. Christopher Thomas. Les articles de M. Thomas témoignaient d’un style assez particulier. A plusieurs reprises, le ton utilisé, le choix des sujets et la formulation de son discours laissaient entrevoir un regard que l’on pourrait qualifier de narquois à l’égard des Argentins. Le chapitre consacré à l’opposition à la guerre a cité un extrait d’un article de M. Thomas décrivant une manifestation pacifiste à Buenos Aires, dans lequel il utilisait un vocabulaire qui pouvait étonner, ou, du moins, 1 Le Times, 26 mai 1982, p. 4 voir à ce sujet : Stef SLEMBROUCK. « The parliamentary Hansard ‘verbatim’ report: the written construction of spoken discourse » in Language and Literature. Londres, vol. 1, n° 2, 1992, p. 101-119 2 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 200 détonner, dans les colonnes du Times, notamment lorsqu’il qualifiait ces défilés de « ridicules » (« silly »). Dans un autre texte, du 15 mai, le journaliste rendait compte des événements organisés en Argentine pour soutenir l’effort de guerre. Ce qui frappe dans cet article n’est pas le contenu, mais le style. Sans que l’on puisse isoler un seul élément qui contreviendrait gravement à la déontologie journalistique, on reste indécis, mais gêné, devant des passages comme celuici : « The admirals and generals will do almost anything these days to part the people from their pesos. They brought out the rock bands and folk singers yesterday, in the first big music festival in six austere years of military rule, to raise money, gifts and morale for the South Atlantic war1. » De tels jeux de mots sont-ils à leur place dans un article informatif ? Les tentatives de désinformation opérées par les Argentins firent également l’objet d’un traitement qui laissait peu de doute quant au regard porté par le journaliste sur les agissements de la Junte et d’une certaine presse à Buenos Aires. Commentant une photographie, qui prétendait montrer l’Invincible en proie à un important incendie, il passait en revue les informations inexactes publiées par le magazine Revista 10. Le titre de l’article, « The day they sank the Invincible, again2 » donnait le ton. Il n’est pas nécessaire de signaler le rôle de la présupposition exprimée par again, présupposition sur laquelle repose l’humour de la phrase. M. Thomas estimait que le magazine n’était guère fiable, les nouvelles qu’il publiait étant sélectionnées surtout en fonction de leur caractère sensationnel, fût-ce au prix d’une certain légèreté à l’égard de la vérité : « They sank the Invincible again yesterday. A magazine called Revista 10, which never lets the truth spoil a good story, published a picture of the aircraft carrier with great balls of smoke belching from amidships with the headline: “Crushing attack on the Invincible”3. » Toutefois, l’article précisait que les autorités argentines n’y étaient pour rien. 1 Christopher THOMAS. « Rock bands help war effort », le Times, 18 mai 1982, p. 6 Christopher THOMAS. « The day they sank the Invincible, again », le Times, 3 juin 1982, p. 5 3 Ibid. 2 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 201 Des sarcasmes à l’encontre de Radio Atlantico del Sur Une autre exception à la neutralité qui était par ailleurs la règle survint dans un article à propos de Radio Atlantico del Sur. Cette station de propagande, mise en service par le ministère de la Défense, fut unanimement décriée par les journalistes. Dans un article intitulé « The ultimate weapon : Radio station could be last straw for invaders », qui annonçait déjà le ton légèrement sarcastique du texte de l’article, Nicholas Timmins ironisait sur cette initiative : « If the British artillery does not blast the Argentines out of Port Stanley, or the RAF’s leaflets cow them into surrender, it is just possible that the 8,000 Argentine troops in the islands will still give up just to get away from Radio Atlantico del Sur, the Ministry of Defence’s propaganda service to the beleaguered troops1. » Il mettait très nettement en cause les déclarations officielles, selon lesquelles la station n’émettrait pas de la propagande : « “ The station will not indulge in propaganda ”, the Ministry of Defence firmly stated when it began broadcasting a fortnight ago. Well, if it does not, it is still a fine example of the old aphorism that objectivity depends on where you are standing at the time2. » Enfin, d’après le journaliste, même les officiers de Relations publiques du Ministère s’efforçaient de s’en dissocier : « The programme’s sheer awfulness has embarrassed even the hardened spokesmen at the Ministry of Defence. Transcripts, alas, are not available, they say, while one added hastily: “ It is not done by the public relations branch you know. ”3 » Ce ton persifleur rappelle tout à fait celui que nous avons remarqué chez le correspondant du Times à Buenos Aires. Il est intéressant de constater que dans les deux cas, c’est la propagande, argentine ou britannique, qui attirait ce genre de discours. On pourrait presque croire que les journalistes estimaient pouvoir déroger à l’obligation d’adopter le style neutre et “ factuel ”, préconisé par la déontologie journalistique, dès lors que l’article traitait justement de l’absence d’impartialité ou de la diffusion de fausses nouvelles. C’était peut-être une façon de maintenir cette règle, en stigmatisant tout ce qui ne la respectait pas. 1 Le Times, 5 juin 1982, p. 4 Ibid. 3 Ibid. 2 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 202 Dépêches des correspondants de guerre L’étude des pronoms dans les éditoriaux du Times a permis de mettre en évidence certains aspects de la façon dont la rédaction affirmait, par le choix du « nous », son appartenance à différentes entités, nationales, professionnelles, culturelles, à laquelle elle intégrait souvent ses lecteurs. L’utilisation de la première personne par les correspondants de guerre y a également été évoquée, avec deux exemples. Les correspondants de guerre utilisaient dans leur discours les pronoms de la première personne, non seulement au pluriel, affirmant ainsi leur appartenance à d’autres entités comme la nation, leur bataillon, le corps des journalistes, mais aussi au singulier. En voici deux nouveaux extraits de dépêches : « I spent a chilly night in the Falklands front line, waiting for the enemy to hit us …1 » « Last week I joined a commando unit at the task force’s most advanced position only five and a half miles from the main Argentine garrison2. » Il faut néanmoins signaler que ces dépêches, publiées dans le Times, furent rédigées par des journalistes travaillant pour d’autres journaux, ou pour les médias audio-visuels, dans le cadre de l’accord de partage (pool ). Quant à John Witherow, l’envoyé du Times, il préféra bannir la première personne dans ses dépêches, même si son regard transparaissait par d’autres moyens, comme le démontre cet extrait de l’article qu’il rédigea sur les attaques des derniers jours : « … the most breathtaking sight was the bombardment of Argentine positions by three naval frigates …3 » Dans ce passage le point de vue de l’auteur est clairement mis en évidence par le mot « sight », et son implication personnelle implicitement signalée grâce à l’adjectif évaluatif « breathtaking ». Cette subjectivité, même extrêmement discrète, n’était d’ailleurs qu’une des conséquences du rôle même de correspondant de guerre dans ce conflit. Leur mission étant moins de rapporter les événements que de les authentifier 1 Bob McGOWAN (Daily Express), le Times, 25 mai 1982, p. 5 Patrick BISHOP (Observer), le Times, 5 juin 1982, p. 4 3 John WITHEROW, le Times, 16 juin 1982, p. 2 2 Articles d'information et dépêches des envoyés spéciaux 203 grâce à leur témoignage, il aurait été difficile, voire contradictoire, de tenter d’éliminer de leurs dépêches toute trace d’un regard personnel. Conclusions Les articles d’information du Times pendant la guerre des Malouines ont respecté les règles du journalisme honnête. Ils ont cité les sources des informations, et n’ont indiqué aucune préférence ouverte pour l’un ou l’autre des pays impliqués dans le conflit, même si on ne peut guère mettre en doute le point de vue du journal à cet égard. Il ne s’agissait pas d’une véritable neutralité devant les événements, mais plutôt d’une façon de les présenter qui respectait la séparation des articles d’information et des articles d’opinion, ce qui constitue une des lois les plus importantes du code de déontologie journalistique. Rappelons l’attachement de la rédaction du Times au concept de journal de référence. Il aurait failli à cette ambition s’il avait pris ouvertement partie pour la Grande-Bretagne dans les articles informatifs. Les sources de la très grande majorité des informations étaient identifiées, même si cela se faisait parfois grâce à des formules que seuls les initiés pouvaient décoder. Tout au plus pourrait-on s’interroger sur la possibilité d’une distorsion introduite par cette préférence accordée à des sources identifiables et authentifiables. Les quelques rares exemples d’un journalisme dont le ton ne semblait pas en accord avec ces exigences se trouvent dans des articles qui rapportaient justement le peu de cas que faisaient certains journaux argentins, ainsi que la propagande britannique, de ces règles professionnelles. Chapitre XI Le courrier des lecteurs et la guerre Le 22 avril 1990, le Sunday Times publia un article de Brian MacArthur dans la rubrique « Paper Round » consacrée à la presse. Il célébrait le départ à la retraite du Letters editor du Times entre 1980 et 1990, Leon Pilpel. M. MacArthur avait accompagné Pilpel pendant sa dernière journée et s’était entretenu avec lui à propos du travail qu’il était sur le point de quitter. Au sujet de la diversité d’opinions que l’on peut trouver sous cette rubrique célèbre, il écrivait : « As he selected the best letters, Pilpel recalled the principle enunciated by John Walter, first owner of The Times, that a newspaper would be like a well-stocked table with dishes to suit every taste. That was precisely what the letters page was, he said. ‘It should reflect the intelligent after-dinner conversation that you would expect to find among educated folk, with the occasional off-beat subject thrown in.’1 » 1 Brian MacARTHUR. « Eloquent sign-off for unsung man of letters », le Sunday Times, 22 avril 1990, p. C11 Courrier des lecteurs 205 Dans ce chapitre nous étudierons cette “ conversation ”, et nous tenterons de définir quelques éléments de la sociologie des auteurs. Nous montrerons que le courrier des lecteurs n’a pas été, à l’occasion de la guerre des Malouines, unanimement en accord avec les principes énoncés dans les éditoriaux, loin s’en faut. Le courrier des lecteurs est incontestablement l’une des rubriques les plus prestigieuses du journal. Charles Wintour, écrivant dans l’Observer, a relaté l’impact du conflit sur le courrier des lecteurs et en a évalué le rôle : « That unique barometer of Establishment concerns - the letters column of The Times - normally receives about 55,000 missives a year - an average of about 1,200 a week if the ChristmasNew Year fortnight and Easter are excluded. This average roughly doubled during those weeks when action was in train1. » Une augmentation comparable du nombre de lettres fut constatée au Guardian, dont la majorité ont pris des positions contraires à celle du gouvernement : « Similarly the Guardian reports that its postbag has just about doubled. Peter Preston, its unassertive but steady-nerved editor, tells me with some pleasure that letters have been running ten-to-one in support of, or amplification of, the Guardian’s markedly critical views regarding Mrs Thatcher’s approach to the crisis2. » Qu’en a-t-il été du Times ? Les auteurs de lettres ont-ils eu cette même tendance ? Ont-ils soutenu la ligne du journal exprimée dans ses éditoriaux ? Il ne serait pas déraisonnable de considérer que les lecteurs du Guardian, qui, dans l’ensemble, connaissent bien les orientations politiques du quotidien, l’ont choisi parce qu’ils se reconnaissent dans les idées qu’il développe. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient approuvé la ligne plutôt sceptique du journal par rapport à la guerre des Malouines. Il est probable que l’orientation politique des lecteurs du Times est moins homogène ; ainsi pourrait-on s’attendre à voir davantage de lettres critiquant ses opinions. Par ailleurs, il est probable que la composition sociologique des lecteurs du Guardian et du Times soit assez différente, celle du Guardian étant encore une fois vraisemblablement plus homogène. 1The 2 Observer, 9 juin, p. 8 Ibid. Courrier des lecteurs 206 Les hypothèses que nous venons de développer demandent évidemment à être soumises à l’étude et confrontées à la réalité de notre corpus, tout au moins pour ce qui est du Times. Nous comparerons, le cas échéant, la situation du Times à celle du Guardian, puisque nous disposons des éléments de comparaison que nous venons d’exposer. Nous ajouterons à cette confrontation les quelques mots écrits à ce sujet par Michel Morel, auteur d’un article sur le Guardian et la guerre des Malouines, qui fournissent d’autres informations sur la sociologie des auteurs, ainsi que les principaux thèmes traités : « Ce public assez typé d’intellectuels et de cadres est en général en parfait accord avec la ligne modérée et pacifiste du Guardian … Les thèmes principaux font échos aux différents textes (militarisme et pacifisme, institutions, médias, le danger nucléaire et les Falklands, l’ONU, les ventes d’armes, le chômage et la guerre, les partis politiques, et aussi les bombes à fragmentation). En l’absence de données statistiques précises sur le courrier reçu, il est difficile de tirer des conclusions sur les réactions des lecteurs. Le Guardian précise cependant le 8 mai que les lettres de protestation contre la guerre sont beaucoup plus nombreuses que les lettres de soutien. On compte environ 240 lettres du 5 avril au 16 juin soit 3,7 lettres par jour1. ». A titre de comparaison, le Times publia plus de 325 lettres consacrées au conflit entre le 1 avril et le 23 juin, soit une moyenne de presque cinq lettres par jour. Nous avons dressé une liste des lettres évoquant la guerre des Malouines et établi quelques statistiques concernant la sociologie des auteurs et leur position pour ou contre le conflit. Il n’est pas toujours facile de déterminer la catégorie socio-professionnelle des auteurs. La majorité des auteurs ne sont pas identifiés autrement que par leur nom et leur adresse. Un certain nombre occupent une position particulière indiquée par le Times (par exemple, directeur de l’émission Panorama, ou encore un Falklandais). D’autres sont identifiés comme pairs du royaume, ministres ou députés. D’autres encore sont identifiables grâce à leur titre (militaires, universitaires, ecclésiastiques, médecins, avocats) ou leur adresse (universitaires, ecclésiastiques, médecins2). Les titres peuvent être ambigus, « Dr » pouvant identifier un médecin ou un universitaire. Nous avons classé les autres sous la 1 Michel MOREL. « Falklands : le Guardian et la guerre », La « civilisation » dans l’enseignement et la recherche. Lez Valenciennes, p. 115-131. Valenciennes : Université de Valenciennes, n° 7, Hiver 1982, p. 128 2 Par exemple, une lettre écrite par une personne donnant le titre « Dr. » et une adresse à Harley Street, Londres, célèbre pour ses cliniques privées. Courrier des lecteurs 207 rubrique « non-identifiés ». Il nous a ainsi été possible de créer une « radioscopie » sociologique des auteurs. En revanche, il ne nous est pas possible de commenter le type de lettre rejetée, cette information n’ayant jamais été donnée. Par conséquent, il est impossible de déterminer si, par exemple, le Times a refusé davantage de lettres prenant des positions contre la guerre que de lettres en sa faveur. La très grande majorité des lettres publiées dans notre corpus, et dont les auteurs étaient identifiables, provint d’universitaires, d’hommes — et de femmes — politiques, de militaires ou de militaires retraités, d’hommes d’église et de professionnels des médias. Peu d’autres domaines professionnels y furent représentés. Toutefois on ne peut pas pour autant conclure à une quelconque exclusion de facto des hommes d’affaires, par exemple, ou d’autres catégories qui échappent aux grandes institutions comme l’Église, l’Armée et l’Université. Les ecclésiastiques, les militaires et les universitaires, en particulier, semblent préférer indiquer leur adresse professionnelle. Cela est en soi un constat intéressant, quoique guère surprenant. Il est des professions, métiers ou vocations dont les représentants considèrent, à tort ou à raison, que leurs opinions valent la peine d’être publiées, et estiment qu’en indiquant leur statut professionnel ils y ajoutent une certaine crédibilité. Les hommes d’affaires ne semblent pas avoir agi de la sorte. A fortiori, les autres lecteurs préféreront donner leur adresse personnelle. Parmi les personnes identifiées grâce à d’autres précisions, données par les intéressées ou apportées par le Times, on retrouve des gens ayant des liens particuliers avec l’Atlantique du Sud, comme le directeur du British Antarctic Survey, un Argentin d’origine britannique, un Falklandais, le présidentdirecteur général de la J.B. Holdings Ltd., groupe dont une filiale avait construit la piste d’atterrissage de Port Stanley, et un chercheur du S. Georgia Whaling and Sealing Communities Project. D’autres auteurs représentaient des groupes de pression politiques comme l’Association of World Federalists et la Coalition for Peace through Security, ou des groupes de recherche comme le Glasgow University Media Group. Les autres personnalités plus ou moins connues comprenaient l’auteur Brian Aldiss, le fils du navigateur Sir Francis Chichester, et le directeur de la Portsmouth Harbour Ferry Company, qui écrivit pour démentir les allégations Courrier des lecteurs 208 portées par l’éditorialiste concernant une collision qui, selon ce dernier, aurait failli se produire entre l’Invincible et l’un des bacs du port. Dans une certaine mesure, les sujets commentés par les différents groupes professionnels ont varié en fonction de leur domaine d’activité. Les militaires ont écrit principalement au sujet de la conduite de la guerre. Les hommes d’église ont surtout été intéressés par le débat autour du concept de la guerre juste évoqué dans notre deuxième partie, les professionnels des médias par les problèmes liés à la “ guerre des mots ”. On peut comparer ces statistiques pour 1982 à des statistiques du même ordre correspondant à l’année 1968, citées dans une article consacrée à cette rubrique dans le magazine spécial commémorant le bicentenaire du journal en 1984 : « Another perennial criticism has always been that too much emphasis is put on rank and position in the choosing of letters for publication. Norman Grenyer, for many years deputy letters editor, was continually rebutting this, in written replies or on the phone, by consulting a cutting he kept in his desk. This was a survey made by Mr James Henderson in 1968 of the ‘kind of people who wrote to The Times’. From a total of 4,268 letters printed, dons and schoolmasters wrote 436, MPs 304, clergymen 182, peers and peeresses 156, bishops 39, captains of industry 83, and the remaining 3,070 were written ‘by people who had no titles or were unidentifiable’. Henderson should have made it clear that his survey referred to letters printed, since in 1968 the number written to The Times was in fact 63,9631. » En d’autres termes, plus de 71% des lettres publiées par le Times ont été l’œuvre de personnes non-identifiables. Cette proportion est représentée dans le graphique suivant : 1 G. WOOLLEY, « Letters to the Editor » in le Times - Past, Present Future - To celebrate two hundred years of publication, p. 113 Courrier des lecteurs Nonidentifiables 72% 209 Identifiables 28% Dans notre corpus de 1982, 139 auteurs ne sont pas identifiables. Les chiffres précis correspondant à notre corpus sont résumés dans le graphique suivant : Proportion de lettres identifiables Nonidentifiables 43% Identifiables 57% On constate que la proportion de lettres identifiables est bien plus élevée en 1982 qu’en 1968. Il y a certainement plusieurs raisons à cela. Les caractéristiques du corpus de 1982 sont assez particulières. Il s’agit d’un échantillon de lettres concernant un événement bien délimité, qui mobilisait Courrier des lecteurs 210 un grand nombre de spécialistes : les diplomates et fonctionnaires qui connaissaient le problème, les militaires, les représentants des médias qui s’intéressaient de très près à ce sujet. Par ailleurs, nous avons peut-être réussi à identifier un plus grand nombre d’auteurs, même parmi ceux dont l’identité n’étaient pas précisée ; rappelons que notre corpus représente 325 lettres, celui de James Henderson plus de 4 000. De plus, nous avons ajouté une rubrique « divers ». Ne connaissant pas les détails de la procédure de codage utilisée en 1968, il nous est difficile de tirer des conclusions précises de cette confrontation ; il semble néanmoins que l’explication principale de l’écart significatif entre les deux graphiques tienne bien à la nature très spécialisée du sujet et la participation importante d’hommes et de femmes spécialisés. Le graphique reproduit ci-dessous représente la répartition par grande catégorie des auteurs identifiables en 1968 : Répartition par profession en 1968 Pairs 13% Évêques 3% Industriels 7% Hommes d’église 15% Chercheurs et enseignants 37% Députés 25% Nous avons repris les catégories de l’étude de 1968, soit les universitaires, chercheurs et enseignants ; les députés ; les hommes d’église (hors évêques) ; les pairs ; les évêques ; et les industriels. Nous avons ajouté quatre catégories : les diplomates, les hauts fonctionnaires et les juristes ; les militaires ; les personnalités des médias (journalistes, responsables de la presse écrite et Courrier des lecteurs 211 audio-visuelle) ; et une catégorie « divers », comprenant, entre autres, les médecins ainsi que diverses autres professions. Pour faciliter la comparaison, nous avons utilisé les mêmes motifs. Répartition par profession 1982 Diplomates 11% Divers 10% Médias 7% Militaires 13% Chercheurs et enseignants 31% Industriels et hommes d'affaires Évêques 3% 1% Pairs 14% Hommes d’église 6% Députés 4% On constate que la proportion de députés était nettement moins élevée en 1982 qu’en 1962. Il est probable que cette différence s’explique par le fait que les députés ont bénéficié, à plusieurs reprises, de la possibilité de s’exprimer à la Chambre des communes et dans les médias audio-visuels. Par ailleurs, les indécis ont vraisemblablement préféré garder leurs doutes pour eux. La proportion de chercheurs et enseignants (principalement des universitaires) est comparable à celle relevée en 1982. En revanche, les industriels sont peu représentés en 1982. Sans doute la crise des Malouines ne Courrier des lecteurs 212 les concernait-elle pas autant que d’autres questions de la vie du pays représentées dans l’échantillon de 1968. Les enjeux économiques de la guerre des Malouines n’étaient pas primordiaux. Le contenu des lettres On pourrait penser, en constatant la prédominance des représentants de la pairie, de la haute fonction publique, des diplomates et des militaires, que ce phénomène aurait entraîné la prééminence d’un point de vue proche de celui de l’Establishment, et un soutien massif accordé aux options prises par le Premier ministre et son gouvernement. Il est vrai que la majorité des auteurs a partagé les principes fondamentaux énoncés par l’éditorialiste dans les colonnes du Times, et par Mme Thatcher devant la Chambre des communes. La rubrique du courrier des lecteurs n’a pas exclu pour autant les opinions divergentes, donnant la parole à des lecteurs qui s’opposaient avec une grande vigueur à l’action du gouvernement et aux déclarations des parlementaires. Nous avons étudié, à titre d’exemple, les lettres publiées le 8 avril 1982. Les débats parlementaires du 3 avril était qualifiés par l’un des auteurs de « balivernes chauvinistes1 » (« jingoistic claptrap »). Les motifs du gouvernement étaient sévèrement mis en cause par un autre lecteur : « before it [the government] commits us to a bloody war fought over an immense distance, it must decide whether it does so to save these relatively unimportant islands for their inhabitants, or merely to save its face2. » Le Times a publié des lettres dans lesquelles les auteurs exprimaient leur opposition aux idées exposées dans le journal et s’en prenaient même au style de ses éditoriaux. L’exemple suivant, de J. Huizinga (vraisemblablement de la famille du célèbre historien médiéviste) retournait les arguments du journal contre lui : « Thankyou for reminding us, as you did on Saturday (Apr 3) that ‘British rule in the Falklands dates from 1832-1833 when two British warships visited the islands and expelled the remnants of an Argentine garrison’. If that is the true origin of British 1 2 Lettre du révérend Llewelyn, le Times, 8 avril 1982 Lettre de M. J. Neipperg, le Times, 8 avril 1982, p. 11 Courrier des lecteurs 213 sovereignty, why all the moral indignation at Friday’s tit-for-tat? Is not imitation supposed to be the sincerest form of flattery?1 » Le 8 avril, un lecteur feignit une incrédulité naïve pour mieux se moquer du ton grandiloquent et des idées anachroniques de l’éditorialiste : « Congratulations on your editorial of April 5 ! ‘We are all Falklanders now’; ‘an invasion ... of our whole spirit’; ‘the authority of Britain must be re-asserted’; a ‘test’ of the ‘resolve’ ... of all the British ‘people’. It was magnificent. I would take issue with you on only one point. Your leader was dated April 5 1982. You did mean 1882 ? Didn’t you ?2 » Le Times n’a pas rechigné à publier des lettres parfois violemment critiques à propos du journal lui-même et des opinions exprimées dans les éditoriaux. En témoigne cette lettre particulièrement vigoureuse de Lord Wigg, publiée dès le 6 avril : « … my doubts are further emphasised by the attitude of The Times which, during my lifetime, has been wrong on every major issue, and I have little doubt that the time will come when your current follies will be added to the long list of failures to serve your country with wisdom in her hour of need. » Le Times n’a pas non plus refusé les louanges : « May I warmly applaud you on your leader this morning (Apr 5)? Patriotism tempered with good sense. That is the voice I like to hear: the Thunderer speaking for England3. » Toutefois, ce jour-là, le 8 avril, il y avait davantage de lettres critiques de cet éditorial que de lettres approbatrices. La plus sévère contenait le jugement suivant, (toujours à propos de « We are all Falklanders Now ») : « In that tissue of rhetorical nonsense there is hardly a paragraph that would stand up to five minutes’ cool scrutiny. At a time like this, so gross a contribution to national hysteria is unpardonable4. » 1 Lettre de M. Huizinga, le Times, 8 avril 1982, p. 11 Lettre de M. George Binney, le Times, 8 avril 1982, p. 11 3 Lettre de M. Christopher Arthur, le Times, 8 avril 1982, p. 11. On notera, en passant, que, pour ce lecteur, le Times parle au nom de l’Angleterre, et non pas de la Grande-Bretagne. Ses lecteurs, ou tout au moins ceux dont les lettres étaient publiées, étaient effectivement en majorité des Anglais. 4 Lettre de M. Derrick, le Times, 8 avril 1982, p. 11 2 Courrier des lecteurs 214 Il ressort très clairement de cet échantillon que le Times n’a pas écarté les paroles dissidentes, ni refusé des critiques parfois acerbes à son égard. Les regroupements par thème Le choix opéré par le Times ne s’est pas limité à une simple décision entre publication et rejet : il y a eu une organisation thématique, les lettres sélectionnées de cette façon étant regroupées sous un titre général donnant le sujet du débat. Parfois ce thème suivait l’actualité de très près, comme ce fut le cas lors du débat autour de l’émission de Panorama, mais il n’en fut pas toujours ainsi. Souvent des lettres datées de plusieurs jours avant la date de publication sont parues avec d’autres, plus récentes, sur le même sujet. Cette pratique, qui n’était pas particulière à la guerre des Malouines, renforçait le sentiment qu’il y avait un véritable échange, un débat structuré, et non pas une simple suite de lettres traitant de sujets disparates. Nous avons comparé ces thèmes à ceux évoqués par Michel Morel pour le Guardian. Certains des thèmes dont il fait état sont extrêmement rares dans notre corpus : les bombes à fragmentation (aucune lettre) et le danger des armes nucléaires (quatre lettres). Ces sujets préoccupaient davantage le Guardian et ses lecteurs que le Times. En effet, le Guardian s’intéressait beaucoup plus aux mouvements pour la paix que son confrère. Comme le signalait Alastair Hetherington, le Guardian était — et est encore — plutôt non-conformiste, alors que le Times se rapprochait de l’Establishment. Par ailleurs, le Guardian était connu pour ses feature articles, notamment ceux consacrés aux mouvements féministes et écologiques. Cette orientation se traduisait nécessairement par un choix des nouvelles et un regard différents. Par exemple, les femmes de Greenham Common, qui manifestaient en permanence contre l’installation de missiles américains à la base de Greenham Common dans le Berkshire, apparaissaient souvent dans les colonnes du Guardian. Le Times, lui, ne leur accordait que très peu d’intérêt. En revanche le Times s’intéressait beaucoup plus que le Guardian aux questions de stratégie et de politique de défense. Le choix des sujets, dans les deux quotidiens, n’était sans doute déterminé ni par les journaux, ni par les lecteurs, mais par une espèce de symbiose entre les deux. Le lecteur qui envoie une lettre à un journal effectue lui-même un certain choix. D’une part, il y a une question d’opportunité, une lettre sur l’écologie féministe (?) ayant beaucoup plus de chances d’être Courrier des lecteurs 215 publiée par le Guardian que par le Times, et d’autre part, il y a une question d’affinité avec les idées exprimées dans le forum que représentent ces rubriques. En ce qui concerne la guerre des Malouines, certaines formes de pacifisme avait plus de chances de recevoir un écho favorable dans le Guardian que dans le Times. En même temps, le Times n’a pas exclu pour autant les idées pacifistes, encore que ce ne fût pas tout à fait le même type de pacifisme. Par exemple, il y eut moins de références dans le Times à l’utilisation d’armes modernes conventionnelles particulièrement destructrices comme les bombes à fragmentation ou le napalm, dont Michel Morel précise qu’elles ont fait l’objet d’une correspondance dans le Guardian. En fait, seule une lettre a traité de cet aspect du conflit. « Before we get too carried away with indignation over Argentine Indian-hunts and napalm, should we not reflect on what our people did in Tasmania and the flame-throwers we used in Hitler’s war1. » Quant aux risques d’une dérive nucléaire, seuls quelques articles consacrés aux mouvements pacifistes en ont fait état. Le pacifisme du Times s’est limité au débat plutôt savant sur les théories classiques de la guerre. Il est intéressant de constater, à la lecture des quelques extraits du courrier du Times reproduits à titre d’exemple ci-dessus, que les lettres opposées à la guerre ont pris un ton nettement polémique. Ce phénomène fut confirmé par la suite du courrier, même si c’était loin d’être systématique. Sans doute cela était-il normal, puisque le Times lui-même avait affiché très tôt son soutien au gouvernement ; les auteurs opposés à sa politique se savaient critiques, non seulement du gouvernement, mais aussi du Times lui-même. Dans le Guardian la situation était tout autre, puisque le journal, tout en qualifiant l’invasion argentine d’inacceptable, considérait que la GrandeBretagne avait commis trop d’erreurs dans sa politique étrangère et, de ce fait, était obligée de s’entendre avec l’Argentine. Les lecteurs qui s’opposaient à l’envoi de la force navale d’intervention se sont donc tournés tout à fait naturellement vers lui et ont pu s’exprimer sans l’agressivité qui caractérisait parfois les lettres dissidentes dans le Times. 1 Lettre de M. C.C. Evans, le Times, 7 juin 1982, p. 15 Courrier des lecteurs 216 Un forum de choix Nous avons constaté que plusieurs lettres ont contribué à un débat public important. Deux exemples suffiront à illustrer ce rôle fondamental du courrier des lecteurs du Times. Peu après le début de la crise, le Times publia un article rapportant les propos qu’aurait tenus le capitaine Carlisle, concernant les habitants des Malouines. Cela lui valut une lettre cinglante du gouverneur des Malouines, M. Rex Hunt. Le capitaine Carlisle répondit, toujours à travers le courrier des lecteurs, que l’article n’avait pas rendu compte fidèlement de ses paroles. Comme nous avons déjà fait état de cet épisode dans le chapitre sur les Falklandais, il n’est pas utile de rappeler les détails ici. Toutefois, il constitue un premier exemple de la façon dont la rubrique du courrier pouvait servir de forum public. Le deuxième exemple que nous pouvons citer à ce sujet concerne l’affaire Panorama, que nous avons également déjà commentée. Le directeur de l’émission, le présentateur, ainsi que des journalistes qui avaient participé à la préparation de l’émission choisirent les pages du Times pour porter devant le public leur propre version ou leur propre analyse de l’épisode. Conclusions La qualité du débat dans le courrier des lecteurs était très élevée ; nous en avons présenté quelques exemples dans notre chapitre sur la « guerre juste ». Les auteurs étaient majoritairement des intellectuels et des responsables politiques, même si, parmi les lettres d’auteurs non-identifiables, des opinions simples côtoyaient des exposés extrêmement savants. Enfin, il faut également rappeler qu’un certain nombre des personnes directement impliquées dans l’actualité, notamment ceux qui jouaient un rôle dans la « guerre des mots », ont choisi de s’exprimer par le biais d’une lettre au Times. On peut même dire que la rubrique du courrier des lecteurs a constitué l’un des champs de bataille de cette guerre. Il en allait de même pour le conflit d’idées au sujet du bien-fondé de l’action britannique. Il nous a paru que, pendant cette période, le courrier des lecteurs a pleinement justifié sa réputation. Le prestige de la rubrique fut tel, que les lecteurs qui souhaitaient faire connaître leur opinion, auprès d’une audience Courrier des lecteurs 217 qui comprenaient la plupart des hommes et des femmes de pouvoir et d’influence, ont choisi de s’exprimer par le biais du Times. Chapitre XII Textes d’humour et d’humeur : le Times Diary et les comptes rendus parlementaires de Frank Johnson Le Times Diary La rubrique du Times Diary a permis l’intrusion d’un ton plus léger dans un journal par ailleurs plutôt sérieux, même si une place a toujours été ménagée pour des clins d’œil et des jeux de mots parmi les dernières lettres de la rubrique du courrier des lecteurs, et si une tradition, abandonnée en 19661, permettait à la rédaction de s’exprimer à propos de sujets frivoles, dans un quatrième éditorial (« the fourth leader »). Sous le pseudonyme PHS (initiales de l’ancienne adresse du Times à Londres avant le déménagement à Gray’s Inn Road, Printing House Square), le chroniqueur2 bénéficiait d’une grande liberté dans le choix de ses sujets, tous plus ou moins frivoles, mais généralement liés à l’actualité. Le Diary occupait une place stratégique ; en bas de la page des features, il faisait face à la très prestigieuse page des éditoriaux et du courrier des lecteurs. Il a accueilli les dessins humoristiques de Marc que nous présenterons au chapitre suivant. Le ton assez persifleur de la 1 voir E.C. HODGKIN. « The Fourth Leader », Times bicentenary magazine. Londres : 1982, p. 109-111 2 En fait il s’agisait d’une femme, Angela Gordon. (Times Centenary Magazine, p. 11) Textes d’humour et d’humeur 219 rubrique lui valut d’être menacée de disparition pendant la période de notre étude, mais l’attaque fut repoussée. Il n’y avait pas de thèmes privilégiés dans le Times Diary : toute nouvelle, aussi frivole soit-elle, qui permettait d’introduire quelques notes d’humour sur les marges des grands sujets de l’actualité, y était accueillie. A titre d’exemple, le Diary a raconté des plaisanteries argentines (citées dans notre chapitre sur les images des acteurs du conflit, page 88 ; il a recueilli des informations insignifiantes sur les îles Malouines et leurs habitants, reflétant leurs qualités ou leurs défauts ; il a présenté quelques anecdotes impliquant des Argentins présents ou passés, dont les histoires furent particulièrement peu édifiantes ; et il a rassemblé des histoires drôles ou insolites à propos du comportement des Britanniques dans leurs rapports avec les îles au cours de l’Histoire et pendant la crise de 1982. Nous en donnons ci-dessous quelques exemples pour permettre de mieux cerner le ton et le contenu de ces textes divers. L’une des premières références aux personnages peu recommandables de l’histoire de l’Argentine a été provoquée par l’annonce de la décision argentine de rebaptiser Port Stanley. A titre provisoire, ils avaient choisi de le renommer Puerto Rivero, en l’honneur d’un héros national, dont on a appris qu’il était l’assassin d’un Irlandais nommé responsable de la pêche autour des îles en 1833. Ce choix était, selon PHS, symptomatique de l’agression criminelle des Argentins aux Malouines1. Le chroniqueur du Diary annonça les buts qu’il se fixait pour sa couverture particulière de la crise des Malouines dès le 7 avril, et sollicitait l’aide de ses lecteurs : « As a contribution to the national, but, I hope, temporary war effort, PHS will continue to welcome items of information hurtful to Argentina, and news of any ferocity laudable or laughable, here at home2. » En fait, le Times Diary publia peu d’histoires susceptibles de nuire à l’Argentine ; peut-être ses lecteurs n’en ont-ils pas trouvé beaucoup. L’un des paragraphes du Diary du 26 avril illustre bien le caractère frivole de certains de ses textes : 1 2 Times Diary, le Times, 6 avril 1982, p. 14 Le Times, 7 avril 1982, p. 10 Textes d’humour et d’humeur 220 « You will find no more jokes about the Argentines in in the Falklands in this column, but I could not resist this: the Frenchman expelled from the islands in 1839, having been detected in the commission of an unnatural crime for want of women, is mentioned twice in the census of 1838. The first time his name is given as Louis Dépreaix, but the second it appears as Louis Desperate. » Le même jour, la rubrique rapportait le texte que l’on pouvait retrouver sur l’étiquette des lainages fabriqués à partir de laine des îles Malouines : « The reverse of the label describes Falklands wool […] as having “superb strength, resilience, and remarkable softness”1. » Un autre texte du même style rapportait le comportement agressif des canards falklandais2. Ces informations suggéraient l’existence de ces qualités chez les Falklandais euxmêmes. Une série d’articles s’interrogea sur le choix du nom utilisé pour désigner les îles ; la Pravda les appelait les « Falklands(Malvinas) », mais la revue travailliste Labour Herald avait choisi « Malvinas ». Quant aux Français, PHS rapportait que Le Monde les appelait « les îles Malouines », ce qui, selon lui, n’était pas étonnant de la part des Français3. Quelques jours plus tard, il dit avoir mieux compris ce choix, ayant entendu le mal qu’avaient les présentateurs des émissions en français de la BBC (World Service) à prononcer « les Falklands » de manière convaincante. Cette mansuétude à l’égard des Français ne fut que de courte durée : le 24 mai il retira ses excuses, après avoir appris qu’au début de la crise les deux expressions avaient été utilisées en France, les « îles Falkland » et les « îles Malouines ». En raison d’une plainte déposée par l’ambassade argentine à Paris, le Quai d’Orsay avait donné l’ordre à tous ses diplomates de préférer le nom « les Malouines ». PHS s’exclama, « The French are just as bad as I thought ». Les Britanniques eux-mêmes n’échappèrent pas pour autant à l’humour de cette rubrique : le 15 juin, par exemple, le Diary rapporta que les appels à se rendre lancés aux soldats argentins étaient rédigés en Espagnol idiomatique, grâce à un dictionnaire de l’argot de Buenos Aires, le Glossario Lunfardo. Mais au début du conflit, le ministère de la Défense avait envoyé des hommes chercher un dictionnaire d’argot intitulé El Lenguaje del Bajo Fondo. Le 1 Ibid. Times Diary, le Times, 13 mai 1982, p. 10 3 Times Diary, 13 mai 1982, p. 10 2 Textes d’humour et d’humeur 221 bibliothécaire de l’Université de Londres avait refusé de leur donner son exemplaire, qui était exclu du prêt ; les hommes du Ministère avait rétorqué que s’ils pouvaient réquisitionner le paquebot Queen Elizabeth II, ils pouvaient emprunter le dictionnaire. En l’occurrence, le livre put rester à la bibliothèque : « Luckily someone looked at El Lenguaje del Bajo Fondo before yielding it up to the requisitioners. It turned out that the volume was a reprint of a nineteenth century work. Its use might have given our propaganda a curiously old-fashioned turn of phrase1. » Le Diary a pu, à l’occasion, publier des informations plus importantes, comme lorsqu’il rapporta le retrait du Public Records Office d’un certain nombre de documents historiques concernant les Malouines. Comme nous l’avons indiqué dans notre chapitre sur les contraintes en matière de presse, le Diary sous-entendait qu’il n’avait pas été convaincu par les affirmations officielles, selon lesquelles les documents avaient été transmis au Foreign Office « pour recherche ». PHS citait à ce sujet le Dr. Peter Beck, historien spécialisé dans la question des Malouines, qui avait conclu que les Britanniques étaient beaucoup moins sûrs du bien-fondé de leur revendication de souveraineté qu’ils ne le disaient. Malgré le ton presque sinistre de l’objectif propagandiste annoncé le 7 avril, c’est-à-dire de privilégier des histoires qui nuiraient à l’Argentine, et de rechercher des commentaires amusants ou édifiants au sujet des comportements britanniques, le Times Diary proposa plutôt un mélange extrêmement divers, et souvent drôle, d’anecdotes de la petite histoire. La sélection des sujets ne montrait pas les Argentins sous leur meilleur jour, mais les Britanniques n’étaient pas totalement épargnés. Frank Johnson : la métaphore de guerre appliquée à la politique La métaphore de la guerre est, on le sait, l’une des plus utilisées dans le discours journalistique. Les articles sur l’économie, la politique et le sport, en particulier, font un usage très étendu du lexique de la guerre. Les actionnaires hostiles sont des « raiders », les commerçants — et même les pays — se font une « guerre des prix ». Les hommes et les femmes politiques s’affrontent dans des « clash » d’idées ; les ministres à la Chambre des communes 1 Times Diary, le Times, 15 juin 1982, p. 10 Textes d’humour et d’humeur 222 ripostent aux « attaques » venues des bancs adverses situés en face d’eux. Alors que la guerre des Malouines était couramment qualifiée de simple conflit, les conflits de la vie civile étaient souvent décrits comme des guerres. Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres dans le corpus de cette étude, un conflit entre des éboueurs grévistes et des briseurs de grève fut relaté dans un article intitulé, « Day in the life of the private war of Wandsworth’s dustbins1 ». Dans le domaine du sport, la métaphore guerrière est encore plus répandue, sans doute parce que, dans un sens, le jeu se construit justement à l’image de la guerre. C’est particulièrement vrai des sports d’équipe comme le football ou le rugby, ou deux adversaires sont rangés de part et d’autre d’une ligne pour se livrer bataille. Il y a des défenseurs et des attaquants, et ces derniers pratiquent des tirs d’attaque contre l’adversaire. La prose des journalistes sportifs peut parfois ressembler à un véritable compte rendu de bataille. Les parallèles entre le sport et la guerre sont légion. La bataille de Waterloo, selon le célèbre adage, fut gagnée sur les terrains de sport d’Eton. Lors de certaines avances meurtrières de la Première guerre mondiale, les fantassins partirent à l’assaut avec un ballon de football2. En période de conflit, l’utilisation de ce lexique se trouve dans une situation particulière. Les domaines économique et sportif furent très peu affectés par le conflit des Malouines, mais le journalisme politique ne pouvait rester totalement insensible au fait que le champ lexical et métaphorique habituel avait changé de nature avec la réalité simultanée d’une guerre au premier degré. Dans ses comptes rendus parlementaires, Frank Johnson décrivait les débats avec un humour sans méchanceté, admirablement servi par un œil perspicace. Son article paraissait plusieurs fois par semaine, en dernière page. Il n’y avait aucune méprise possible sur la nature du texte, qui était séparé du reste de la page par un épais entrefilet noir. Au fil des jours, Johnson se servit de plus en plus des possibilités de cette nouvelle situation. Dès le 7 avril, il intitula l’article dans lequel il relatait la première session parlementaire de questions adressées au Premier ministre (Prime Minister’s Question Time) depuis l’invasion argentine : « Mrs Thatcher 1 2 Le Times, 26 mai 1982, p. 26 (dernière page) voir Paul FUSSELL. The Great War and Modern Memory. Oxford : O.U.P., 1975, p. 27 Textes d’humour et d’humeur 223 sails into battle without an escort ». Le gouvernement et Mme Thatcher ellemême avaient été plongés dans l’embarras par l’impréparation dont ils étaient collectivement responsables, et le Premier ministre devait répondre seul aux attaques verbales lancées depuis les bancs des travaillistes. Le parallèle entre la force d’intervention, partant à la bataille, et le Premier ministre, confronté aux rires de l’opposition, a suggéré ce titre où la métaphore de la guerre fut appliquée pour la première fois aux débats parlementaires dans les colonnes de M. Johnson. Il fallut attendre le début des hostilités aux Malouines pour que ce détournement du lexique de la guerre se développe. Juste avant le débarquement, le 20 mai, M. Johnson décrivit une autre guerre, celle menée par les travaillistes contre la Communauté européenne : « With all the world expecting the war to happen in the south Atlantic, the Labour party yesterday, in a brilliant diversionary move, launched a huge attack on the Common Market1. » C’était à la fois spirituel et très sévère. M. Johnson reprochait aux travaillistes d’avoir perdu tout sens de la mesure ; à ses yeux, ils avaient perdu beaucoup d’estime et de soutien en raison de leur comportement au cours de la crise des Malouines, et ils cherchaient simplement à redorer leur blason en se lançant dans la lutte « patriotique » contre les « bureaucrates bruxellois ». Reprenant l’expression qu’affectionnaient Mme Thatcher et le Sun, ce dernier s’étant désigné comme « The paper that supports our boys », Frank Johnson décrivit l’offensive menée par le ministre fantôme de l’Agriculture : « Leading our boys into the attack was its spokesman on agriculture ». La description de la “ bataille ” poursuivait la comparaison entre Westminster et les Malouines : « The Tories were now ready to surrender. They had put up a magnificent fight against overwhelming odds … A few brave Conservatives tried a last salvo of: “Boring”. The Speaker moved in to impose an interim administration2. » Un autre exemple frappant figura, toujours à la dernière page du Times, le jour du cessez-le-feu. L’article rendait compte des interventions parlementaires de Tam Dalyell. Mélangeant les références bibliques et guerrières, Johnson intitula son article « Doubting Tam goes over the top ». 1 2 Frank JOHNSON. « Labour has its day for jingoism », le Times, 20 mai 1982, p. 30 Ibid. Textes d’humour et d’humeur 224 M. Dalyell avait déposé une question d’urgence pour exprimer son inquiétude pour la vie des Falklandais, dont deux avaient déjà trouvé la mort au cours de l’attaque contre Stanley. M. Dalyell avait voulu souligner le paradoxe de la situation ; une force importante avait été envoyée pour sauvegarder le style de vie des habitants des îles, mais la bataille elle-même en avait tué deux. C’est un risque que les opposants à la guerre avaient rappelé à de nombreuses reprises. L’attaque verbale de Dalyell se transforma, sous la plume de Johnson, en bataille, la question d’urgence en missile Exocet : « Ever since the Falklands fighting began, Mr Dalyell has been tring to land a private notice question on the enemy — the enemy being, from his point of view, the Government … Many private notice questions are fired by backbenchers at the Government of the day. Few get through. The Speaker normally intercepts them. But when they do get through they can cause widespread tedium … Mr Dalyell was supported by covering “hear, hears” from another Labour backbench opponent of the war, Andrew Faulds … Mr Onslow [ministre du Foreign Office] fought back … The dull thud of Faulds heckles echoed around him as he fought1. » Sans doute le meilleur exemple — où la métaphore est filée le plus longtemps — est fourni par la description d’une « mission Kamikaze » réalisée par le leader de l’opposition, M. Michael Foot. Selon M. Johnson, le leader travailliste se trouvait confronté à la perspective épouvantable (pour lui) d’une évacuation des îles Malouines effectuée par les Britanniques sans l’aide des Nations-Unies ou du président du Pérou. Il partit, héroïque, exécuter un dernier raid contre Mme Thatcher : « Mr Foot flew a heroic last mission against Mrs Thatcher at Prime Minister’s question time yesterday. “Can she clarify the attitude of the Government on the state of, or the possibilities of, negotiations now,” he asked, braving a Tory backbench surface-toair missile: a cry from the direction of Sir William Clark of: “Come off it, Foot.” It was sheer suicide. How long can Mr Foot go on flying these missions ? That was the question the defence specialists were asking themselves last night. Mr Foot has kept it up now for seven weeks. First he bombarded the Prime Minister with demands that Mrs Thatcher put her faith in the negotiating skills of the United Nations Secretary General. He is a Peruvian. When Mrs Thatcher withstood that onslaught, Mr Foot roared down on her with a new negotiator, the President of Peru2. » 1 2 Frank JOHNSON. « Doubting Tam goes over the top », le Times, 15 juin 1982, p. 24 Frank JOHNSON. « Kamikaze Foot fights to the last Peruvian », le Times, 26 mai 1982, p. 26 Textes d’humour et d’humeur 225 M. Johnson se demandait quel lien mystérieux unissait M. Foot au Pérou ; sans doute Ebbw Vale, la circonscription de M. Foot, était-elle une région particulièrement péruvienne du pays de Galles. Mme Thatcher répondit que les Nations-Unies avaient demandé le retrait des troupes argentines. Si cette résolution était respectée, la paix suivrait. M. Foot repartit à l’attaque : « Mr Foot had resumed his seat to refuel. Bravely, within seconds, he set out again. He told her: “That is not the question.” Of course it wasn’t. It was the answer. He was the one supposed to be asking the questions. The war has rather confused Mr Foot1. » Cherchant à exploiter les divergences entre Mme Thatcher et M. Pym, qui passait pour être beaucoup moins favorable qu’elle à l’usage de la force, M. Foot demanda à cette dernière si elle adhérait entièrement aux propos du ministre des Affaires étrangères, lorsqu’il avait dit que la Grande-Bretagne était toujours disposée à négocier. M. Johnson observa qu’il était bien évident que le Premier ministre n’y adhérait pas : « Of course Mrs Thatcher does not “fully agree” with her Foreign Secretary. Otherwise it is extremely unlikely that we would be pressing ahead with the war. Everyone knew that, including Mr Foot2. » M. Johnson précisait que Mme Thatcher ne pouvait le reconnaître en ces termes ; par conséquent, elle esquivait, répétant ce qu’elle avait dit à propos de la résolution 502 des Nations-Unies. M. Foot repartit une nouvelle fois à l’assaut : « Gamely, Mr Foot struggled to his feet yet again, displaying magnificent fighting spirit — that is to say, from his point of view, negotiating spirit. “She cannot leave the matter there”, he protested. Did she agree with the Foreign Secretary, he repeated. She replied that she did not think the Foreign Secretary disagreed with her “for one moment,” a remark which caused widespread hilarity. Mr Foot called off his attacks for the day3. » Ces descriptions sont extrêmement drôles, l’utilisation de la langue de la guerre, et même des expressions plus particulières au conflit des Malouines comme « administration provisoire », se rajoutant aux autres ingrédients plus classiques de ce genre de texte. 1 Ibid. Ibid. 3 Ibid. 2 Textes d’humour et d’humeur 226 On peut, toutefois, s’interroger sur la justesse de ces remarques. Certes, l’article de Frank Johnson est un texte personnel, qui ne prétend pas à une quelconque impartialité. Toutefois, il peut paraître quelque peu inconvenant de se moquer ainsi des tentatives honorables, faites par le leader de l’opposition de Sa Majesté, pour s’assurer que toutes les possibilités d’une issue pacifique de la crise avaient été explorées. Par ailleurs, il n’y a pas ici de véritable « droit de réponse », ni de souci d’équilibre de temps de parole. Dans ce genre humoristique, rien n’est tabou, mais on peut toutefois constater que, même si les conservateurs n’échappaient pas au regard ironique de M. Johnson, son humour se dirigeaient beaucoup plus souvent contre les travaillistes que contre les conservateurs. On sait, sans grand mal, quelle est la position du journaliste. Conclusions L’humour du Times Diary était assez différent de celui des articles de Frank Johnson. Le Times Diary recherchait plus l’insolite que le spirituel. Certes, ces anecdotes pouvaient faire rire, mais l’humour était moins dans le ton ou dans la présentation que dans le contenu des histoires qu’il racontait. En revanche, les comptes rendus de Frank Johnson faisaient sourire par leur verve, par leur sens du burlesque, par le jeu de la langue, par le détournement d’un discours guerrier d’actualité au service d’un humour basé sur l’exagération du caractère conflictuel des joutes parlementaires. Y avait-il, cachée derrière ces histoires drôles, une certaine idéologie ? En tout cas, il s’agissait d’un humour assez typiquement britannique. C’était parfois un peu puéril ; un humour comme l’aiment les élèves — et sans doute les anciens élèves — des public schools. Le débat à la Chambre des communes, sous la plume de Frank Johnson, ressemblait parfois à un chahut d’écoliers. En même temps, cet humour savait rire — ou, en tout cas, sourire — de choses parfois assez sérieuses. Il témoignait d’une capacité de se moquer de soi-même, autre caractéristique d’un certain humour anglais. Enfin, cet humour permettait d’exprimer quelques coups d’humeur. Le Times Diary put évacuer son envie de dénigrer les Argentins, pour ensuite passer à des anecdotes plus sereines ; les comptes rendus de M. Johnson exprimaient son agacement face à des parlementaires têtus comme Tam Dalyell, agacement qui, sous l’effet de l’humour, prenait presque des airs de tolérance amusée. Textes d’humour et d’humeur 227 L’humour permettait donc d’endurer certains discours lassants, comme les interventions parfois excessivement procédurières de l’infatigable M. Dalyell ou les attaques répétées de M. Foot. Le lien entre humour et tolérance était même rendu presque explicite, grâce à l’existence du verbe anglais to humour, lorsque Johnson écrivait : « None the less [ sic ], to humour Mr Foot, we were all prepared to agree that that was not the question1. » Le revers de la médaille est que ce genre d’humour peut servir à marginaliser des opinions qui s’écartent trop des idées reçues ; dans ce cas, l’humour se met au service de l’Establishment. Le rire peut exclure : ne dit-on pas en anglais « to laugh someone out of court » ? Cet humour se rapprocherait ainsi d’un rire moqueur méchant. Il nous a semblé que l’humour de Frank Johnson traçait un chemin qui frôlait souvent de très près la limite entre le rire franc et le rire moqueur. Dans le chapitre suivant, nous proposons d’aborder une autre forme d’expression, l’image, à la fois les illustrations « informatives » comme les photographies ou les cartes, et les illustrations « d’opinion » : les dessins humoristiques (cartoons). 1 Ibid. Chapitre XIII L’iconographie La forme d’illustration la plus importante dans le Times était — et reste — la photographie. Nous nous proposons de dégager les principales caractéristiques de l’illustration photographique de la crise, puis d’étudier les dessins humoristiques, et ensuite nous évoquerons le rôle joué par les cartes et les schémas. Nous ne reproduisons pas de clichés photographiques, principalement pour des raisons techniques, mais nous donnerons quelques exemples des cartoons. Photographies La couverture photographique du conflit peut se décomposer en quatre étapes majeures. D’abord, les premières photographies de la guerre ont représenté les réactions à Buenos Aires et les troupes sur les îles Malouines. Il s’agissait évidemment de photographies d’origine argentine. Puis, très rapidement, les images du départ de la force navale d’intervention prirent la première place à la une du journal (du 5 au 7 avril), même si de nouveaux clichés en provenance des Malouines occupaient une place non négligeable en pages intérieures ou à la dernière page. Une troisième phase se concentra sur l’activité diplomatique (du 12 au 17 avril). Entre le 19 avril et le 3 mai, des photographies illustrant les progrès de la négociation alternèrent avec des Iconographie 229 clichés montrant des scènes militaires. A partir de ce moment, et jusqu’au 28 mai, les images furent surtout militaires, les unes se concentrant sur les pertes navales britanniques (Sheffield, Antelope), les autres portant sur les préparations militaires (Marines à l’entraînement, soldats attendant sur l’île de l’Ascension, départ du Queen Elizabeth II, photographie aérienne de la zone de débarquement, prisonniers pris sur la Géorgie du Sud et renvoyés en Argentine depuis l’île de l’Ascension, blessés britanniques et argentins, hélicoptère à San Carlos). Du 29 mai au 11 juin, la photographie principale à la une se détourna des Malouines pour illustrer la visite du pape (29, 30 mai et 1 et 3 juin), la visite du président Reagan à Paris et à Londres (4, 8 et 9 juin) ainsi que l’invasion israélienne du Liban (5, 7, 11 et 14 juin). Vers la fin du conflit dans l’Atlantique Sud, les images plutôt militaires reprirent le dessus, avec, le 10 juin une photographie de Marines sur le Mont Kent se préparant pour l’assaut final, une autre du Galahad, le 12, le retour du Queen Elizabeth II, le 15 le port de Port Stanley, et le 16 un cliché montrant les célébrations de la victoire à Stanley également. Enfin, pendant les premiers jours après la fin des hostilités la première page fut dominée par des images de la déroute argentine : avion argentin endommagé, armes déposées par les troupes vaincues, prisonniers de guerre faisant la queue pour recevoir leurs rations. La une du Times comporte toujours une grande illustration, que nous appelons illustration principale, d’environ 200 à 300 cm2. Sur les 71 journaux qui constituent notre corpus du 1 avril au 23 juin, 44 portaient une illustration principale montrant un aspect de la guerre des Malouines, dont 30 photographies militaires (dont deux du même jour, le 27 mai), 11 photographies des diplomates, des personnalités politiques, ainsi que des civils ayant quitté les Malouines, et 4 cartes. 31 photographies et cartes de taille plus modeste complétaient cette couverture visuelle informative. En tout, il y eut 12 cartes à la une. Il y eut également 31 petits croquis humoristiques de Calman (voir infra). Les thèmes les plus fréquents furent les navires de guerre (15 photographies), les soldats à l’entraînement, sur les îles, ou rapatriés (14 clichés) ainsi que les lieux du conflit (Géorgie du Sud, San Carlos et Port Stanley). Mme Thatcher parut cinq fois, le général Haig quatre fois, le général Galtieri trois fois, M. Pym et M. Menéndez une fois chacun. Seules trois photographies principales à la une étaient argentines. Il arriva que le Times ne présente aucune photographie traitant de la crise Iconographie 230 falklandaise à la une, parfois, sans doute, parce qu’il n’y en avait pas, parfois par choix. Par exemple, le 10 mai, alors que la une du Guardian montrait un cliché argentin sur lequel on voyait une fumée noire s’élevant de l’aérodrome de Port Stanley1, le Times préféra montrer une photographie du marathon de Londres. Il est vrai que cette même première page contenait une masse de textes détaillant les événements militaires. Dans l’ensemble, la une du Times ne privilégia pas systématiquement les images guerrières. Même le chiffre de 30 grandes photographies militaires, auxquelles il conviendrait certainement d’ajouter les quatre cartes en illustrations principales, mériterait quelques explications. En effet, nous avons estimé militaire toute image se référant aux hommes ou aux événements du domaine des armes ; certaines, comme la photographie du monument aux morts à Sheffield, remplissaient cette condition, mais n’étaient pas pour autant belliqueuses. Les nombreuses photographies de navires de guerre publiées pendant les premières semaines renforçaient l’impression que la crise pouvait dégénérer en un conflit armé. Par ailleurs, les clichés de la puissance navale confortaient l’idée de la supériorité technique des britanniques. Les légendes participaient à la création de cette image : le Hermes quittait Portsmouth de façon « majestueuse » (6 avril), le départ du Fearless suscitait l’allitération rassurante « Farewell Fearless » (7 avril), et surtout, le 19 avril, une photographie de quatre navires de la force navale d’intervention s’accompagnait d’un texte presque lyrique : « Plain sailing: The British task force heads for the Falklands across a tranquil evening sea ». Cette dernière photographie et sa légende firent l’objet de commentaires dans un article publié par New Society intitulé, « The changing images of war »2. Pour les auteurs de l’article, ces images évoquaient d’autres départs de ce genre dans le passé. Ceux de la Deuxième guerre mondiale, bien sûr, mais aussi de la guerre de Crimée, où, pour la première fois, la presse avait mobilisé l’opinion publique derrière l’effort de guerre. Les auteurs voyaient un procédé similaire en 1982, et la photographie du Times portant la légende « Plain sailing … » représentait à leurs yeux un discours guerrier porté au plus haut point (« a peak of bellicosity »). 1 Le Guardian, 10 mai 1982, p. 1 Deborah CHERRY & Alex POTTS. « The changing images of war », New Society, 29 avril 1982, p. 172-174 2 Iconographie 231 Nous ne pouvons souscrire pleinement à ce jugement. Certes, le spectacle du départ des grands porte-avions ne laissa pas indifférente la rédaction du Times, mais il est difficile de voir une réaction particulièrement belliqueuse dans le fait de montrer des photographies de navires, alors que la plus grande force navale britannique depuis la Deuxième guerre mondiale quittait les ports Au contraire, si le Times n’avait pas montré ces scènes, il aurait probablement failli à sa mission d’information. Le problème est de savoir si la presse suit l’actualité ou si elle la crée, si elle suscite des attentes — dans ce cas précis l’attente d’une guerre — ou si elle se contente de rapporter des événements dignes d’intérêt. Or, dans le choix des clichés, le Times ne semble pas avoir cherché à tout prix à présenter une image belliqueuse. Toutefois, certaines légendes mirent en avant le thème de la préparation militaire. Ainsi, le 6 avril, en page 8, une légende présenta des « Marines storming ashore », le 12 mai, une photographie en page 7 montra des fusiliers marins s’entraînant au débarquement, et le lendemain, 13 mai, un cliché, dans lequel on voyait d’autres Marines à l’entraînement sur la terre ferme, porta la légende « Marching on to war: Royal Marines on exercise in Ascension Island1 ». Il ressort de la comparaison avec le Guardian, qu’on ne pourrait pourtant soupçonner de velléités guerrières, que le Times choisit de ne pas publier certaines photographies dont on a pu dire qu’elles présentaient une image belliqueuse. Par exemple, le 7 avril 1982, le Guardian publiait à la dernière page un cliché montrant des Marines s’entraînant à bord du Hermes. On voit un groupe important de soldats, tenant leur fusil en l’air à bout de bras. Cette illustration, également citée par l’article sur les images de la guerre de New Society2, ne parut pas dans le Times. La « guerre des images » En pages intérieures, la proportion d’images des actions militaires, des réunions diplomatiques et des principaux hommes et femmes politiques a été sensiblement la même qu’à la une. Toutefois, pendant la première phase des combats, entre les raids aériens du 1 mai et le débarquement, annoncé dans le journal le 22 mai, la proportion de clichés d’origine argentine a été plus élevée qu’à la une. Le 11 mai, la page 6 comporta un cliché de l’épave d’un avion 1Le 2 Times, 13 mai 1982, p. 6 Deborah CHERRY & Alex POTTS. op. cit., p. 174 Iconographie 232 Harrier qui avait été abattu au-dessus des Malouines, et là, contrairement aux clichés du 6 et du 8, il était précisé qu’il provenait de l’agence de presse argentine. Il en fut de même pour le cliché qui figurait en page 6 le 18 mai, montrant le navire de transport (« supply ship ») Bahia Buen Suceso, qui aurait été coulé par des Harriers. La provenance de la photographie, comme de l’information citée, était clairement précisée : « The Argentine Navy issued this photograph of the supply ship Bahia Buen Suceso which, it said, was sunk by British Harriers in the Falklands Sound on Sunday1. » On aura observé qu’à côté de l’indication claire des sources, le journal évitait dans la légende toute distanciation ou mise en cause de l’information donnée par la Marine argentine, préférant « said » à un terme plus subjectif comme « claimed ». Au cours du débat sur la couverture des événements par la BBC, il fut reproché à cette dernière d’avoir utilisé des films d’origine argentine. La BBC avait rétorqué que ces films étaient les seuls qu’elle pût montrer. Il en allait de même concernant les images fixes qui, jusqu’au débarquement, furent acheminées à l’île de l’Ascension et ensuite transportées par avion jusqu’à Londres. Il en résulta un laps de temps assez important entre le début des hostilités, avec les attaques contre les pistes de Stanley et Goose Green, et l’arrivée à Londres des premières images britanniques. Les Argentins étaient ainsi assurés d’une large diffusion de leurs images, fixes et animées. La première image des combats fut publiée en Grande-Bretagne le 19 mai (navire participant au bombardement de la Géorgie du Sud, cliché publié à la dernière page). La pénurie de photographies fit l’objet d’un grand mécontentement du côté de la presse. Le Times en fit état dans un article intitulé « Controversy over the news pictures2 », rapportant une déclaration du ministère de la Défense, qui avait invoqué des problèmes techniques pour expliquer le nombre nettement insuffisant d’images. Le Times, comme tous les journaux, a sélectionné les photographies qu’il publiait, et en a éliminé d’autres, dont certaines utilisées par ses confrères. Signalons, à titre d’exemple, qu’il n’a pas publié un cliché, pris par un photographe militaire, et diffusé par le ministère de la Défense, qui montrait 1 2 Le Times, 18 mai 1982, p. 6 Le Times, 25 mai 1982, p. 5 Iconographie 233 des soldats hissant le drapeau britannique sur la Géorgie du Sud. Pour Robert Harris, cette image était propagandiste d’une manière flagrante : « The first still picture to come out of the South Atlantic did not come through until 18 May, over three weeks late, and even then it turned out to be an embarrassingly naked propagandist photograph of the Union Jack being unfurled over South Georgia1 .» Le 24 mai, la pénurie d’images céda la place à une relative abondance. Une série de clichés fut retransmise et rapidement diffusée par le ministère de la Défense. Ils montraient la zone du débarquement, les premières attaques aériennes dans la baie de San Carlos, et enfin l’accueil chaleureux réservé par la population locale, qui offrait des tasses de thé à ses libérateurs. Cette dernière image renforça l’impression que les autorités britanniques menaient une « guerre de propagande », accélérant la diffusion de photographies qui donnaient une image favorable de la guerre, et retardant les autres. Interrogé à ce sujet, le ministre de la Défense, John Nott, dit simplement que les images avaient été diffusées rapidement parce qu’il avait estimé que les journaux seraient heureux de pouvoir les utiliser. Les critiques, plutôt portés sur l’idée d’un complot, ne le crurent pas un seul instant. Pourtant, même s’il semble clair que les autorités préféraient pouvoir donner une bonne image de la guerre, elles avaient pris conscience de la nécessité de fournir des images, faute de quoi les journaux s’approvisionneraient en Argentine. Par ailleurs, il semblerait que le débarquement, ainsi que l’arrivée de certains transports, aient facilité la transmission par satellite des images fixes. La rapidité avec laquelle est parvenue en Angleterre l’image de la tasse de thé à San Carlos a souvent été comparée à un prétendu retard constaté dans la diffusion de l’image spectaculaire de l’explosion qui détruisit l’Antelope. Voici le commentaire de l’équipe de l’Université de Cardiff qui participa à l’enquête commandée par le ministère de la Défense après la guerre : « … even the belated arrival of the equipment did not end their problems. It arrived just in time for the landing and therefore to beam back photographs of the Union Jack being raised again over Falklands soil and a Royal Marine sharing a cup of tea with an islander. Conspiracy theorists saw the speed with which these “good news” photographs were returned as evidence that bad news was being stifled. There are, in fact, stronger grounds for 1 Robert HARRIS, Gotcha!. Londres : Faber & Faber, 1983, p. 56 Iconographie 234 complaint about what happened after the landing. A photograph of Antelope exploding was delayed for several days on the pretext that the explosion was caused by the detonation of an unexploded bomb1. » Cette critique, qui a été très souvent reprise depuis, appelle néanmoins quelques observations. D’une part, il est peut-être trompeur de considérer que l’explication donnée pour ce retard ne fût qu’un prétexte : l’explosion avait effectivement été occasionnée par une bombe qui n’avait pas explosé. Était-ce la véritable raison du retard, ou n’était-elle qu’un moyen de retarder la diffusion d’une photographie qui ne manquerait pas de renforcer l’impression que les pertes navales étaient très lourdes ? On ne peut pas le dire avec certitude, mais les raisons invoquées par le ministère de la Défense ne peuvent pas être totalement rejetées. D’autre part, et c’est sans doute plus important, le retard subi par la photographie ne fut pas réellement de « plusieurs jours ». L’Antelope fut atteint par deux bombes argentines dans l’après-midi du 23 mai 1982. Les bombes n’explosèrent pas, mais le capitaine ordonna à l’équipe d’abandonner le navire, et un artificier tenta de les désamorcer. Il échoua. L’explosion provoqua de graves incendies qui se propagèrent rapidement. Le photographe Martin Cleaver guetta pendant quatre heures l’explosion qu’il savait inéluctable ; elle se produisit au début de la nuit du 23 au 24. La photographie parut à la une du Times daté du 26 mai ; par conséquent, le cliché était arrivé aux bureaux du journal le 25 mai au soir : avant vingt et une heures, car elle fut utilisée dans les premières éditions de la soirée. Le décalage entre la prise du cliché, vers 18h au soir du 23, et son arrivée dans les rédactions à Londres avant 21h le 25, était donc de l’ordre de 48 heures, y compris le temps nécessaire pour développer, tirer et transmettre le cliché. De toute évidence le retard ne fut donc pas de « plusieurs jours » comme l’affirme le livre de Derek Mercer et de ses collaborateurs. En revanche, l’équipe de Cardiff rappelle, à la suite de cette critique concernant l’Antelope, que Martin Cleaver ne fut autorisé à débarquer que douze jours après le débarquement : « One consequence of this was the conspicuous absence of pictures of injured or dead Britons2. » 1 2 Derek MERCER et al. The Fog of War. Londres : Heinemann, 1987, p. 149 Ibid., p. 150 Iconographie 235 ce qui est parfaitement exact. Il s’agit d’un facteur de grande importance dans la perception de la guerre, puisque cette période de douze jours incluait la bataille de Goose Green. Aucune photographie ne fut prise au cours de ce combat. Les images télévisées des suites de la bataille, notamment celles de l’enterrement des soldats morts pendant les combats, ne furent diffusées que le 14 juin, jour de l’annonce de la victoire. Ainsi, l’aspect visuel des batailles a totalement manqué, et peu des 202 photographies prises et transmises à Londres pendant le conflit1 montraient des soldats blessés ou morts. Les esquisses Le Times ne fit pas du tout appel à des esquisses, contrairement à son confrère le Sunday Times, pour ne citer que lui, qui utilisa très souvent des “ impressions d’artistes ” pour mettre en images les événements qu’il rapportait. Le quotidien évita ainsi la représentation stylisée des principaux faits de guerre. L’esquisse reproduite à la page suivante permet de se rendre compte du type de représentation que le Times choisit de ne pas proposer à ses lecteurs. Si le Times ne disposait pas de photographies pour illustrer l’actualité, il s’en dispensait, et ne cherchait pas à combler le vide en faisant appel à des dessins de ce genre. Les dessins humoristiques (cartoons) Les dessins humoristiques (cartoons), essentiellement de Lurie, Calman et Marc, portaient très souvent sur la crise diplomatique et ensuite la guerre des Malouines. Leurs dessins furent très différents les uns des autres, ne serait-ce que par la taille des dessins. Ceux de Calman et de Marc sont de petits croquis d’environ 6,5 X 4,5 cm, alors que ceux de Lurie sont beaucoup plus grands, de l’ordre de 18 X 13 cm. Les dessins de Calman étaient généralement publiés à la une, ceux de Marc avec le Times Diary, et ceux de Lurie également en pages intérieures, généralement sous la rubrique des nouvelles de l’étranger. 1 HCDC, p. xxv Mike Commentaire: Check however exactly what the sit was a few days after the battle Iconographie 236 Partie d’une esquisse parue à la première page du Sunday Times Source : Le Sunday Times, 23 mai 1982, p. 1 Les dessins de Lurie étaient beaucoup plus travaillés que ceux de Calman et Marc. Ils étaient généralement plus visuels, se passant parfois de légende, alors que les croquis de Calman et Marc mettaient souvent en scène des échanges ou des bribes de conversation imaginaires. Iconographie 237 Les quelques dessins reproduits ci-dessous1 donneront une idée, à la fois des thèmes, du graphisme, ainsi que du ton, adoptés dans ces dessins. Les dessins ont été sélectionnés pour être aussi représentatifs que possible de la thématique générale développée par chaque dessinateur ; nous en profiterons pour esquisser, dans les grandes lignes, les traits principaux de l’humour de chaque artiste. Lurie Le premier dessin humoristique sur la guerre des Malouines à paraître dans le Times fut le suivant, du dessinateur Lurie (réduit de 60%) : Source : le Times, 5 avril 1982, p. 3 Ce cartoon présentait l’attaque argentine comme une ingérence légèrement inconvenante et désuète. Le dessinateur ne semble pas prendre la crise au sérieux, la présentant comme plutôt dérisoire. On aura remarqué l’utilisation du symbolique John Bull, coiffé de son chapeau haut de forme aplati et orné du drapeau britannique. Lurie se servira d’autres symboles typiquement britanniques tout au long du conflit. En voici un autre exemple (réduit de 60%) : 1 Le lecteur pourra se reporter au chapitre sur les négociations pour y voir deux autres dessins comparables Iconographie 238 Source : le Times du 8 avril 1982, p. 8 Le vieux lion britannique a perdu ses dents, mais son dentier, porté apparemment par des soldats, court vers une souris apeurée — l’Argentine — qui s’attaque à une portion de la queue du lion sur laquelle on lit « Falklands ». Le lion fut utilisé une nouvelle fois1 comme symbole d’une grandeur britannique plutôt diminuée, mais non entièrement disparue. Ainsi, le 19 avril, Lurie montrait un général argentin à table, une bouteille de champagne dans un sceau à glace, un cigare dans le cendrier, sous une immense tête de lion empaillée. Nous voyons, derrière le mur, le corps du fauve. Le lion vient de saisir le général dans sa gueule. Les risques du conflit, pour le Président argentin comme pour le Premier ministre britannique, furent rappelés dans un dessin du 16 avril2. Mme Thatcher et le général Galtieri se tiennent tous deux sur une île, mais ils ne se préoccupent pas l’un de l’autre ; ils cherchent plutôt à échapper à des requins qui nagent dans la mer autour d’eux. Sur leurs nageoires dorsales, on lit « Putsch », du côté du général argentin, et « SDP » et « Labour » du côté du Premier ministre britannique. Lurie semble tenir le conflit pour dérisoire, à en juger par le pantalon de pyjama qui sert de drapeau sur l’île. A plusieurs reprises, le processus diplomatique fit les frais du regard amusé du dessinateur. Dans le chapitre sur la diplomatie, nous avons reproduit un de ses dessins sur lequel on voit un porte-avions avancer apparemment à la rame, laissant entendre que la force navale d’intervention était subordonnée à l’effort diplomatique. Or, vers la fin de la phase diplomatique, un dessin montrait les diplomates quittant le porte-avions, 1 2 Le Times, 19 avril 1982, p. 4 Le Times, 16 avril 1982, p. 5 Iconographie 239 symbolisant l’échec de la négociation. Le navire de guerre n’était plus encombré par leur présence (ne dit-on pas en anglais to clear the decks pour « dégager un espace de travail » ?) : Source : le Times, 18 mai 1982, p. 7 Plusieurs cartoons mirent en avant le caractère irréconciliable des deux positions argentines et britanniques, sur le mode, bien entendu, de l’humour. Dans l’un d’eux, Lurie faisait écho à l’idée qui s’était répandue, selon laquelle les Falklandais menaient une forme de désobéissance civile, refusant d’obtempérer lorsque le nouveau gouverneur donna l’ordre de rouler dorénavant à droite. Voici le dessin dans lequel Lurie faisait un amalgame amusant de ces deux éléments : Iconographie 240 Source : Le Times, 13 mai 1982, p. 10 Les dessins de Lurie exprimaient le sentiment que l’Argentine ne pouvaient que perdre. Le 26 avril, Lurie proposa un dessin montrant deux Argentins, coiffés de Sombreros, accompagnant un engin sous-marin, se lançant à l’attaque des Malouines. L’engin est une espèce de chenillard, il porte sur un panneau latéral une clé mécanique qui doit servir à remonter la machine, ainsi que l’inscription « Argentina’s economy », le tout est couronné d’un périscope, attaché par des ficelles à un balai , qui le relie au corps de l’engin. L’un des Argentins dit à l’autre, « ils doivent avoir vraiment peur maintenant1 ». Un autre dessin souligne l’isolement de la position argentine, à moins qu’il ne symbolise le caractère dérisoire de l’enjeu. On y voit un soldat argentin tenu en respect par un soldat britannique armé d’un fusil. Les deux hommes se tiennent debout sur une petite île, au milieu d’une grande mer noire et menaçante. L’Argentin plaide auprès du soldat, « Vous voulez vraiment me dire que je dois quitter tout cela ?2 » Le déséquilibre des forces a été exprimé le 27 avril dans un dessin où l’on voit un général argentin pêcher depuis son bateau3. Il vient de prendre 1 « they must be scared to death by now », le Times, 26 avril 1982, p. 5 « You’re trying to tell me I have to leave all this ? », le Times, 2 juin 1982, p. 6 3 Le Times, 27 avril 1982, p. 2 2 Iconographie 241 un énorme poisson sur lequel on lit, « Falklands ». Le poisson vient de tirer sur la ligne de l’Argentin, qui est arraché de son bateau et projeté en l’air. Ce thème du déséquilibre matériel fut repris un mois plus tard par un autre dessin, sur lequel on voit débarquer un policier britannique avec son vélo. A sa descente de la barge de débarquement, il est accueilli par un groupe d’Argentins armés de mitraillettes et de fusils. « Je vous arrête tous1 », leur annonce le policier, et les Argentins semblent disposés à obtempérer, le visage défait. On peut voir dans ce dessin, non seulement une allusion au déséquilibre en matière d’équipement, mais peut-être aussi une allusion à une certaine supériorité morale de la position britannique, doublée d’une référence au caractère illégal de l’occupation argentine. Si, dans la mythologie britannique, un policier seul, et sans arme, peut maîtriser un groupe de trublions, c’est bien grâce à son autorité morale. Lurie ne semblait pas pour autant approuver le conflit, et pouvait à l’occasion faire preuve d’un regard assez ironique. En témoigne ce dessin du 4 mai, soit juste après la perte du Belgrano, sur lequel on voit un navire britannique traversant une mer jonchée d’épaves d’avions et de navires, dont l’un porte la légende « Argentine losses ». Deux officiers de Marine commentent la scène de désolation : « Looks like peaceful negociations ahead … ». L’humour ne pouvait faire oublier que le conflit menaçait de dégénérer en une guerre à plus grande échelle. Cette analyse était traduite sous la forme d’un dessin2 montrant les Malouines, au-dessus desquelles volent des missiles et obus. Sous les îles, on aperçoit un énorme amoncellement de bombes, dont les amorces remontent jusqu’à la surface de la mer. Enfin, pour terminer avec cette étude de Lurie, signalons un dessin qui soulevait la question du commerce des armes d’une façon assez caustique3. Le dessin montre un paysage de mer, avec, au loin, des îles, traversé d’un grand nombre d’avions, de missiles, de navires. L’un des avions porte l’enseigne, « Use British », l’autre, « Made in Israel », un missile Exocet, « Buy French ». Les deux navires annoncent, « Think American » and « Get American », et, enfin, entre deux périscopes qui émergent de l’eau, une banderole annonce , en caractères gothiques, « Trust West German Goods ». 1 « OK, you’re all under arrest », le Times, 21 mai 1982, p. 9 Le Times, 7 mai 1982, p. 8 3 Le Times, 20 mai 1982, p. 10 2 Iconographie 242 Les croquis de Marc et de Calman traitaient généralement des retombées de la crise sur la vie “ à l’arrière ”. Le regard est assez goguenard, amusé, ironique, mais sans méchanceté. Ceux de Marc mettent en scène une variété de personnages, par exemple de hauts fonctionnaires ou d’autres représentants des milieux d’influence, ou bien des bourgeoises, alors que les dessins de Calman montrent des gens ordinaires dans des situations plus domestiques. Calman Pour Calman, l’aventure paraissait un peu insensée, comme il le laisse entendre dans le dessin suivant : Source : Le Times, 18 mai 1982, p. 1 Il évoquait très souvent la façon dont la crise des Malouines avait fait irruption dans la vie de tous les jours, principalement par le biais des informations télévisées. Ses personnages semblent vite saturés par les informations sur l’évolution de la crise. Le 22 avril, un dessin montrait deux hommes passant devant un écriteau de kiosque à journaux sur lequel on lit, « Pym adds a few words ». L’un commente, « I didn’t think there was anything left to say about the Falklands ». Avec l’évolution du conflit, le temps des paroles céda la place au temps des actes. Le 29 avril, un autre dessin montrait un homme assis devant son téléviseur. L’écran affiche, « It’s War-War » ; le téléspectateur fait remarquer, rappelant le bon mot de Churchill1, « Whatever happened to jaw-jaw? ». Dans 1 « Jaw-jaw is better than war-war » Iconographie 243 un dessin particulièrement parlant, on voit la guerre sortir littéralement du téléviseur pour inonder le salon des téléspectateurs (6 mai). Cette guerre devenait de plus en plus envahissante, semblent penser les petits personnages des dessins. Le 5 mai, soit au moment de la perte du Belgrano et du Sheffield, un client consulte la carte au restaurant du Queen Elizabeth II, paquebot qui avait été réquisitionné pour servir de transport de troupes. Il dit au garçon, « Waiter, there’s a war in my soup! ». Les accusations portées par les conservateurs contre la BBC firent l’objet d’un dessin de Calman le 12 mai. Il mit l’accent sur le rôle du Premier ministre, dont il suggérait qu’elle tentait d’exercer un pouvoir important sur la diffusion des informations : Source : le Times, 12 mai 1982, p. 1 Le conflit avait réveillé de vieux souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale. Ainsi, le 21 mai, Calman proposa un dessin sur lequel on voit deux femmes en train de discuter autour d’une tasse de thé. L’une dit à l’autre, « Les choses doivent être sérieuses ; il a sorti son casque et sa pompe à main portative1 ». Ces deux objets représentaient l’équipement de base des officiers de la défense civile pendant le Blitz, la pompe devant servir dans la lutte contre les incendies provoqués par des bombes incendiaires. De même, un dessin du 4 juin trouvait que la nouvelle d’un lâcher de tracts effectué audessus des Malouines par la RAF rappelait des actions similaires menées en 1940 : 1 « Things must be bad — he’s got out his tin hat and his stirrup pump », le Times, 21 mai 1982, p. 1 Iconographie 244 Source : le Times, 4 juin, p. 1 Deux dessins de Calman évoquèrent la façon dont la crise avait créé de nouvelles métaphores qui pouvaient s’appliquer à des événements politiques sans aucun lien avec les Malouines. Le premier (à gauche) met en scène un homme qui propose de recourir à la politique de la canonnière pour briser une grève des cheminots, et le deuxième (à droite) montre un homme qui se demande s’il ne faudrait pas envoyer un corps expéditionnaire à Bruxelles pour régler le conflit autour du financement de la Communauté économique européenne : Source : le Times, 13 mai 1982, p. 1 Source : le Times, 19 mai 1982, p. 1 Iconographie 245 La fin des combats provoqua un soulagement évident de la part du dessinateur qui décrivit le retour à la routine. Le 16 juin, Calman dessinait un couple prenant son petit déjeuner. Sur le journal de Monsieur, on lit, « ASCOT ». Madame fait remarquer, « How wonderful to worry about trivial things again ». La principale bénéficiaire de la guerre des Malouines fut le Premier ministre, qui sortit avec une cote de popularité enviable. Calman force un peu le trait lorsqu’un de ses personnages demande à son ami si Mme Thatcher serait proclamée reine de l’Atlantique sud : Source : le Times, 17 juin 1982, p. 1 Il est intéressant de constater ainsi que ces petits dessins pouvaient concentrer en quelques mots des impressions qui ne figuraient pas toujours dans les textes plus sérieux. En effet, Mme Thatcher avait frappé par son style régalien, et il faut rappeler que la conduite politique de la guerre des Malouines ne laissa pas de place à la reine Elizabeth. Certes, il s’agissait d’humour, mais on peut parfois dire des choses sur le mode de l’humour qui ne passeraient pas autrement. Marc Les dessins de Marc, comme ceux de Lurie, évoquèrent les risques pour le gouvernement. A l’instar de Private Eye, qui rapprochait les enjeux pour les deux dirigeants, le président Galtieri et Mme Thatcher, Marc souligne la différence entre leurs deux positions, mais de façon suffisamment peu convaincante pour que nous comprenions que c’est bien le contraire qu’il veut suggérer : Iconographie 246 Source : le Times, 14 avril 1982, p. 8, The Times Diary. La controverse à propos de la façon dont la BBC rendait compte des événements fournit l’inspiration pour plusieurs dessins. Les journalistes de la BBC subissaient la colère des conservateurs, agacés par leur ton de neutralité. Les conservateurs voulaient sévir. Marc proposa une punition excessive, rappelant, en passant, que les conservateurs restaient très divisés sur la question de la peine de mort : Iconographie 247 Source : le Times, 11 mai 1982, p. 12 Le troisième dessin de Marc, que nous reproduisons ci-dessous, reprend ce thème. Il présente deux hommes, hauts fonctionnaires ou hommes politiques, discutant devant le Parlement. Traduisant le peu de sympathie ressentie par le Premier ministre pour la BBC, l’un dit à l’autre, « Le Premier ministre veut décorer Kee pour mauvais services rendus à la BBC ». Robert Kee avait présenté l’émission de Panorama qui avait déclenché les plus vives protestations, mais s’était dissocié de l’émission qu’il critiquait pour ses défauts journalistiques dans une lettre au Times. Source : Le Times, 18 mai 1982, p. 14 Toutefois, Marc critiqua implicitement le rôle joué par les Conservateurs dès le 5 mai, dans un dessin où on voit un présentateur de journal télévisé, qui annonce « … and next follows a war bulletin on behalf of the Conservative party ». Enfin le rôle des “ experts ”, souvent des officiers retraités, fut évoqué dans un dessin de Marc qui montre une infirmière annonçant à son patient, un amiral à la retraite, qu’il vient de recevoir son avis de mobilisation, de la part de la BBC : Iconographie 248 Source : le Times, 13 mai 1982, p. 12 Comme Calman, Marc soulignait le sentiment de saturation que pouvaient éprouver les téléspectateurs devant l’omniprésence du conflit sur leur écran. Le 25 mai, un dessin de Marc montra un présentateur de journal télévisé interrompant un reportage sur les Malouines, pour faire une annonce concernant … les Malouines : « We interrupt this programme on the Falklands to bring you a news flash on the Falklands1. » Quelques semaines plus tard, Marc évoqua de nouveau cet aspect de la guerre des Malouines, indiquant que d’autres informations pouvaient désormais venir interrompre les émissions consacrées aux Malouines. Le dessin, publié le 15 juin, montre une présentatrice, qui annonce : « We interrupt this programme on the Falklands to bring you a World Cup flash2. » Les cartes Les cartes reproduites dans le Times témoignèrent d’une volonté d’aider le lecteur à suivre le cours des événements. Ces cartes apparurent à des moments stratégiques dans le déroulement de la crise. Tout d’abord, elles étaient nécessaires au tout début de l’affaire pour permettre au lecteur de mieux situer les îles par rapport à la GrandeBretagne et à l’Argentine. Une carte de l’océan Atlantique fut ainsi publiée à 1 2 Le Times, 25 mai 1982, p. 10 Le Times, 15 juin 1982, p. 10 Iconographie 249 la une le 3 avril, indiquant notamment les distances entre la Grande-Bretagne, l’île de l’Ascension, l’archipel des Malouines, et l’Argentine. Le 10 avril, une autre, également à la une, montra les « zones de guerre » britannique et argentine. La Géorgie du Sud fit également l’objet d’une attention cartographique inhabituelle au moment de sa reprise par les forces britanniques le 23 avril ; pour la première fois, la carte prit la place de l’illustration principale. Ensuite, une deuxième, servant d’illustration principale à la une, le 29 avril, indiqua les parties des îles Malouines où, selon la légende, s’étaient probablement réfugiés les Falklandais. Le lendemain, une plus petite carte montra la zone d’exclusion autour des îles. Avec l’arrivée de la force navale d’intervention dans l’archipel le 1er mai, la guerre entra dans une nouvelle phase : le bombardement de la piste d’aviation de Port Stanley fut illustré par une carte à la une le 3 mai, le torpillage du Belgrano, illustré le 4 mai par une autre intitulée « Approximate location of torpedo attack on cruiser », et le 8 mai, la zone d’exclusion, déjà montrée le 30 avril, fut une nouvelle fois présentée à la une. D’autres cartes, publiées les 12 et 17 mai, illustrèrent de nouvelles actions, l’attaque contre un transport argentin et l’attaque lancée par un commando contre la piste d’aviation de Pebble Island. La perspective du débarquement explique la publication en illustration principale à la une, le 20 mai, d’une carte des Malouines, renforçant ainsi l’impression donnée au lecteur de son imminence. Le débarquement luimême créa un nouveau besoin d’information géographique, ce qui se traduisit, les 22 et 24 mai, par des cartes signalant la baie de San Carlos et l’île d’East Falkland, avec San Carlos à l’ouest à Port Stanley à l’est. Toutes les cartes publiées à la une à partir de cette date servirent à expliquer des événements passés et non plus à participer à l’attente et l’anticipation. Elles montrèrent la zone de bataille de Goose Green, les environs de Port Stanley, les îles Sandwich du Sud, qui furent reprises après la reddition des troupes sur les Malouines, et enfin le port de Puerto Madryn, destination des prisonniers de guerre rapatriés. Bien sûr, des cartes figurèrent également en pages intérieures, mais il nous a semblé que l’étude de ces documents à la une permettait de rendre compte de la façon dont le Times les utilisait. En tout, 12 furent publiées à la une, chiffre qui témoigne de la nécessité ressentie par la rédaction d’aider ses Mike Commentaire: check Iconographie 250 lecteurs à suivre les principales étapes de l’opération, et, à l’occasion, d’anticiper sur les actions à venir. Le Times pouvait rire de son formidable effort pédagogique : dans un dessin humoristique publié le 30 avril, Calman ironisait sur l’utilisation de cartes par les lecteurs attirés par la stratégie militaire. Le dessin montre un couple regardant une carte des Malouines affichée au mur. Madame dit à Monsieur : « Si tu commences à mettre des épingles et des drapeaux sur cette carte, je m’en vais !1 ». 1 « If you start sticking pins and flags on that map — I’m leaving! », le Times, 30 avril 1982, p. 1 Iconographie 251 Les schémas Il conviendrait de mentionner les schémas proposés par le Times représentant l’équilibre des forces argentines et britanniques en navires et aéronefs. Ce type de schéma fut utilisé lorsque les spécialistes du journal passaient en revue les différentes options militaires. Cela fut notamment le cas au tout début de la crise, en complément à un article écrit par le vice-amiral Sir Ian McGeoch, le 6 avril, intitulé « The battle plan when the Marines storm ashore ». Le 18 mai, soit quelques jours avant le débarquement, le correspondant du Times spécialisé en questions de Défense proposa un schéma indiquant les forces terrestres britanniques, illustrant un article intitulé « If we go in: the options open to the task force1. » Enfin, le schéma le plus frappant fut publié le 3 juin 1982. Intitulé « The Falklands Fighting Ships2 », il occupait, avec un bref texte d’introduction, une page entière, présentant les bâtiments de la force navale d’intervention, ainsi que les avions et hélicoptères qui accompagnaient la Marine et le corps expéditionnaire. On ne pouvait qu’être frappé par l’importance des moyens mis en jeu. La photographie du général Menéndez Il n’était pas toujours facile de trouver des photographies des officiers argentins, et cette difficulté fut l’occasion d’une méprise assez drôle dans le Times et chez le général qui commanda les troupes britanniques sur les Malouines, le Général Jeremy Moore. Le 6 avril, le Times avait publié une photographie du nouveau gouverneur ainsi qu’un article donnant de nombreux renseignements sur son passé. L’article portait le titre, « Menéndez: Death squad veteran »3. 1 Le Times, 18 mai 1982, p. 14 Le Times, 3 juin 1982, p. 8 3 Le Times, mardi 6 avril 1982, p. 3 2 Iconographie 252 Source : le Times, 6 avril 1982, p. 3 L’article précisait que le nouveau gouverneur de l’archipel des Malouines s’appelait Luciano Benjamin Menéndez, général à la retraite. Selon le Times, le général aurait joué un rôle important dans le régime militaire du Président Jorge Videla. Il aurait instauré un règne de terreur dans la ville de Cordoba, ordonnant l’exécution de centaines d’hommes et de femmes soupçonnés d’extrémisme. Toujours selon le Times, le général Menéndez aurait tenté de déposer le général Videla, lui reprochant l’affaiblissement du régime dans la lutte anti-communiste. Or, le gouverneur des îles Malouines était en fait le général Mario Menéndez. L’armée argentine ne comptait pas moins de cinq généraux Menéndez, et il semblerait que le Times se soit trompé quant à la véritable identité du nouveau gouverneur argentin. En cela, il n’était pas seul. Le général Moore avait décidé de porter avec lui, à l’instar du général Montgomery qui gardait toujours auprès de lui une photographie de son adversaire le général Rommel, une photographie du chef des forces armée argentines dans les Malouines. Il fut quelque peu décontenancé, le jour de la reddition, de s’apercevoir que son homologue argentin ne ressemblait en rien à ce portrait1. 1 « On his voyage to the South Atlantic, he studied carefully the man’s background and character; he even carried a photograph of him. Moore decided that his adversary was a tough paratrooper who could be expected to attempt an aggressive battle and would not easily give in. Unfortunately, there were five General Menendezes in the Argentine army and General Moore had got the wrong one, something he did not realise until he met the real one at the surrender. » Michael NICHOLSON. A Measure of Danger — Memoirs of a British War Correspondent. Londres : Harper Collins, 1991, p. 254 Iconographie 253 Toujours est-il que le visage lugubre du général Luciano Benjamin Menéndez que présentait le Times, associé au compte rendu sinistre de son passé, ne pouvait qu’inquiéter. Le général Mario Menéndez, quant à lui, ressemblait plutôt à un directeur de petite agence bancaire, à en croire les hommes qui reçurent l’acte de reddition à l’issue de la campagne. Certes, il serait tout à fait déraisonnable de faire un quelconque procès d’intention à l’égard du Times pour cette méprise. L’erreur serait sans doute plutôt imputable aux services d’intelligence britanniques. Néanmoins, au-delà de la question de la responsabilité, il convient de constater que la façon dont fut présenté le chef militaire sous l’autorité duquel se trouvaient les Falklandais fut pour le moins trompeuse. L’iconographie : conclusions Les photographies qui illustrèrent la guerre des Malouines portaient principalement sur les forces armées, et surtout les navires de guerre, d’une part, et sur les acteurs dans le conflit, notamment les négociateurs, d’autre part. Malgré les critiques qui ont été portées sur le choix des images dans la presse, il n’y a aucune manifestation d’un ton belliqueux déplacé dans le Times. Les dessins humoristiques politiques, quant à eux, représentent un terrain d’étude particulièrement intéressant. En effet, pour présenter les opinions, les aspirations, les idéologies et les comportements par le biais de l’humour, il faut savoir prendre un certain recul, de telle sorte que le décalage entre la réalité et la caricature soit suffisant pour déclencher le rire ou le sourire, mais sans excès. Il faut aussi savoir rire de soi-même, de son pays, des hommes et des femmes politiques qui le gouvernent, ainsi que de ses alliés et de ses adversaires. L’humour dans les dessins parus dans le Times en 1982 n’était ni noir, ni grinçant. Il n’était pas non plus complaisant ; les dessins soulignaient parfois les faiblesses et les contradictions de la position britannique. Le Times publia des dessins humoristiques du début jusqu’à la fin du conflit, et cela sans interruption. Cela mérite d’être signalé, notamment lorsque l’on sait que le Guardian ne fit pas de même. En effet, s’inspirant d’un Iconographie 254 cartoon dessiné pendant la Deuxième Guerre mondiale par Zec1, le dessinateur Gibbard avait proposé, à la une du Guardian du 6 mai, l’image d’un marin naufragé s’accrochant à un radeau de sauvetage, assortie de la légende : « Price of sovereignty has been increased, official ». Ce dessin avait provoqué un véritable tollé de critiques, et alors qu’il avait publié 24 dessins sur le conflit des Malouines en avril, le chiffre tomba à 5 en mai et 4 en juin2. Par leur nombre, et leur qualité, les cartes attestent l’effort pédagogique du quotidien. Il en va de même des schémas présentant les moyens militaires dont disposaient les deux parties. 1 La légende de 1940 avait été la suivante : « Price of petrol has been increased by 1d., official » 2 Michel MOREL. « Falklands : Le Guardian et la guerre », La « Civilisation » dans l’enseignement et la recherche. Valenciennes : Université de Valenciennes, 1982, p. 118 Conclusions Nous avons vu, au terme de cette troisième partie, que le Times avait une opinion, claire, rigide même, sur les principes qu’il convenait de respecter et de faire respecter au cours de cette crise. Cette opinion était présentée de façon généralement honnête, mais on peut toutefois s’interroger sur la façon dont certains aspects de la crise furent affirmés et répétés sur le mode du présupposé, notamment le bien-fondé juridique de la position britannique concernant la souveraineté. Nous savons que la situation n’était pas aussi nette que le gouvernement et le Times ont bien voulu le faire croire. Sous cet éclairage, la réitération systématique de la justesse des revendications britanniques apparaît presque comme une tentative de chasser, ou même de conjurer, le doute. De même, lorsque l’éditorialiste qualifie la Junte de « tyrannie fasciste », de « dictature », on est en droit de se demander pourquoi il a attendu le début du mois d’avril 1982 pour le dire de façon aussi brutale. L’étude des pronoms et de la modalité nous a permis de mettre en évidence quelques caractéristiques importantes. Le Times n’hésitait pas à donner des conseils, comme en témoigne la grande fréquence d’auxiliaires modaux déontiques. Par ailleurs, son utilisation du pronom we, en particulier, renforçait le thème de l’appartenance des journalistes et des lecteurs à une même communauté avec des valeurs partagées. Enfin, l’étude du lexique spécifique à la situation de 1982 nous a permis de souligner l’attachement du Times à la diplomatie, à la condition, toutefois, que certains principes fondamentaux, souvent présentés en termes de morale stricte, soient sauvegardés. Les discours parallèles, le courrier des lecteurs, les articles de fond, les billets d’humeur, les textes et illustrations d’humour, ont permis une multiplicité de points de vue. Souvent ces textes ou images ont développé des positions très différentes de celle du journal. Si l’éditorialiste bénéficie d’un situation privilégiée, avec trois colonnes chaque jour à la page la plus prestigieuse du journal, il n’a pas une situation de monopole ; à quelques centimètres de ses articles, les lecteurs à sa droite, et les auteurs des articles de Editoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines 256 fond à sa gauche, pouvaient s’exprimer librement, y compris lorsqu’ils critiquaient très sévèrement la ligne qu’il avait exposée la veille. L’humour, surtout celle qui s’exprimaient dans les dessins, permettait une réelle liberté de pensée et de ton. Certains des dessins furent extrêmement irrévérencieux, frôlant les tabous, épinglant les incohérences. Quant aux textes humoristiques, on peut regretter la tendance des articles de Frank Johnson de s’en prendre davantage à la gauche qu’à la droite. Ils n’en restent pas moins drôles, mais, peut-être pour cette raison, paraissent plus conformistes que les autres discours parallèles. Le Times Diary, lui, était souvent frivole, ajoutant ainsi une autre dimension à la couverture de la guerre des Malouines. Quant à l’information, elle est donnée d’une façon qui respecte les lois essentielles du bon journalisme. Information et opinion sont distinctes ; les articles informatifs sont « factuels », et les seules marques de subjectivité concernent les appréciations concernant la probabilité ou la fiabilité des informations données. Les sources des informations sont données aussi clairement que possible. On peut trouver gênant, voire hypocrite, de cacher l’identité des informateurs du Lobby ou d’autres sources d’informations plus ou moins secrètes. C’est d’ailleurs une question qui va bien au-delà du rôle d’un seul journal, fût-ce le Times. La connivence qui peut résulter d’une telle interdépendance du gouvernement et du quatrième pouvoir pose de sérieux problèmes déontologiques ; mais elle n’est pas inéluctable, et les meilleurs journalistes estiment avoir suffisamment d’indépendance et d’expérience professionnelle pour ne pas se laisser berner par un porte-parole, même habile. Cela est surtout le cas lorsque les cellules d’information des différents Ministères ne sont pas coordonnées efficacement, comme ce fut manifestement le cas pendant la guerre des Malouines. Un journaliste expérimenté pouvait comparer les versions données par les différents porteparole, pour tenter de dégager la vérité. En 1982, l’information n’a été ni immédiate, ni complète, mais la plupart des événements ont été rapportés relativement rapidement. Le Times les a rapportées honnêtement. Il n’a pas répercuté des rumeurs non confirmées en provenance de la zone de guerre, alors que certains de ses confrères de la presse populaire en ont fait leur principale information à la une. Dans la quatrième et dernière partie de cette étude, nous présentons la façon dont les confrères du Times se sont comportés. Puis, nous tentons de Editoriaux du Times consacrés à la guerre des Malouines 257 caractériser l’opinion publique, de savoir notamment quel était le jugement des lecteurs sur la prestation de leur journal.