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Mise au point M ise au point Le narguilé : quand la fumée se dissipe Nargile: beyond the cloudy smoke # M. Waked* POINTS FORTS Fumer le narguilé est un art de vivre dans la culture orientale. Il existe depuis 10 ans un vrai phénomène de mode concernant cette ancienne façon de fumer le tabac. Des études expérimentales ont démontré la présence de nicotine et de goudron dans la fumée du narguilé, ainsi que celle de cotinine dans le sérum, la salive et les urines des fumeurs de narguilé. Certaines études cliniques observent de possibles effets cancérigènes du narguilé et un effet sur la fonction pulmonaire, mais elles restent rares et ont été réalisées chez un petit nombre de patients. Des études épidémiologiques plus larges suggèrent de possibles effets sur la santé des fumeurs réguliers du narguilé, comme chez les fumeurs de cigarettes, mais un enfumage au monoxyde de carbone nettement supérieur. Fumer régulièrement le narguilé semble faire partie du comportement “normal” du fumeur, et un profil de dépendance à la nicotine émerge des études, qui devra cependant être validé sur des échantillons plus importants Mots-clés : Narguilé - Nicotine - Dépendance. “ En fait de jouissances matérielles, les Orientaux nous sont décidément supérieurs. Le narguilé est un appareil très élégant ; il offre des formes bizarres qui donnent une sorte de supériorité aristocratique à celui qui s’en sert, aux yeux d’un bourgeois étonné.” Telles furent les observations d’Honoré de Balzac – par ailleurs tabacophobe – devant le narguilé. Il y résume d’une façon littéraire certains aspects socio-scientifiques de cette façon de fumer le tabac. L’acte de naissance du narguilé, dont l’origine est mystérieuse, suscite le débat. Plusieurs hypothèses sont émises sur le lieu de son émergence : l’Europe, l’Amérique, l’Inde, la Perse ou, enfin, l’Afrique (1). Quelles que soient ses origines, fumer le narguilé est devenu un phénomène de masse, notamment au Moyen-Orient (1). * Pneumologue, présidente de la Société libanaise de pneumologie, Beyrouth, Liban. La Lettre du Pneumologue - Vol. IX - n° 5 - septembre-octobre 2006 LPN 5/2006.indd 177 KEY MESSAGES In the oriental culture, smoking a nargile has always been a lifestyle. But we are witnessing a regain of interest, nearly epidemic, for this very old smoking habit. Experimental studies showed that nicotine and tar are important components of nargile smoke, and that cotinin is present in saliva, urine and plasma of those who smoke nargile. Clinical studies are quite few, done on tiny samples, but demonstrate nevertheless possible relationship with cancers and spirometry alterations in nargile smokers. Larger epidemiologic studies suggest health effects of nargile in regular smokers, as encountered in cigarette smokers, but greater exposition to carbon monoxide. Nargile smokers are “smokers per se” and some studies suggest an addiction profile to nicotine in these smokers that has to be validated on larger scales. Keywords: Nargile - Nicotine - Addiction. Outil de convivialité, pouvant être partagé par plusieurs fumeurs, le narguilé avait permis, à titre d’exemple, de renforcer les liens sociaux au Liban durant la guerre. De même, la pratique de cette forme de tabagisme s’est propagée dans le monde depuis les années 1990, avec un engouement pour les cafés dits “d’Orient” qui offrent le narguilé. ASPECTS ÉTYMOLOGIQUES Il est important de préciser que beaucoup de synonymes et d’orthographes existent pour désigner cet objet, une pipe à eau permettant de fumer une préparation à base de tabac nature ou aromatisé aux fruits. Selon les pays (Tunisie, Maroc, Turquie…), celle-ci peut être indifféremment appelée narguilé (narghilé, nargile), chicha ou hooka (2). Les deux principaux noms qu’on trouvera en France sont le narguilé et la chicha. 177 8/11/06 10:19:35 Mise au point M ise au point ASPECTS TABACOLOGIQUES ASPECTS TOXICOLOGIQUES ET CLINIQUES Le produit fumé existe sous trois formes : le tabamel, en arabe mu’essel, miellé ou fruité, à base de mélasse de fruits ou de miel utilisés comme agglutinants ; le tumbak, qui est un tabac pur, et enfin, le jurak, d’origine indienne, qui est considéré comme intermédiaire entre les deux premiers (3). Le tabac ou les mélanges sont soumis à l’action du charbon incandescent posé dessus. Quand l’utilisateur aspire dans le tuyau prévu à cet effet, la braise réchauffe le tabac qui produit la fumée. Celle-ci entre dans le corps en tube du narguilé, puis dans un récipient de verre ou de céramique pour traverser l’eau qui va filtrer et refroidir la fumée. L’utilisateur inhale à travers un long tube souple terminé par un bec ou une pièce métallique. Le principe de filtration est censé réduire de nombreuses substances sans toutefois constituer un filtre parfait (3). Certains progrès ont été réalisés dans l’étude toxicologique sur le narguilé. Macaron (10) a noté que la fumée passant dans l’eau est débarrassée de substances irritatives telles que l’acroléine et les phénols, mais non de la nicotine. Shafajog (11) a constaté un taux élevé de cotinine dans les urines et dans la salive de fumeurs de narguilé. Shihadeh (12) constate que la fumée du narguilé contient des substances chimiques pouvant être impliquées dans l’incidence élevée de cancers et de maladies cardiovasculaires. D’autres études soulignent le bas poids des nouveau-nés de mères fumeuses de narguilé (13). D’autres encore notent l’effet délétère du narguilé sur la fonction pulmonaire (14), ainsi que son association à des cancers (15). Nous avons mené une étude en 2005, la première au Liban (16) à s’intéresser aux fumeurs réguliers de narguilé comparativement à des fumeurs de cigarettes et à des non-fumeurs (n = 425), en utilisant un questionnaire exhaustif. L’âge moyen des fumeurs exclusifs de narguilé était de 35 ans, dont 46,7 % d’universitaires. Malgré le fait que préparer le narguilé requiert un certain temps, 55 % des fumeurs de narguilé étaient des travailleurs actifs. Cette “épidémie” prédominait dans les régions urbaines. Dans le groupe de fumeurs de narguilé, les fumeurs de cigarettes étaient plus nombreux que parmi les non-fumeurs de narguilé, ce qui suggère que le narguilé est un outil de plus dans l’arsenal du fumeur. Les résultats démontrent, avec l’analyse multivariée à l’appui, que fumer le narguilé, tout comme des cigarettes, est associé à davantage de symptômes de bronchite chronique, avec une relation dose-effet. Le narguilé produit des effets identiques à ceux de la cigarette, même si les mécanismes de combustion sont différents. De même, on peut postuler que le filtrage des irritants par l’eau permet une inhalation plus facile de la fumée par rapport à la cigarette. L’usage de charbon de bois produit de grandes quantités de monoxyde de carbone (17). Certaines mesures préventives ont vu récemment le jour, comme l’utilisation d’une nouvelle génération de charbon ou celle de pièces buccales telles que les filtres ou les embouts jetables en cas de partage entre plusieurs fumeurs. Cette dernière mesure servirait à réduire le risque de maladies contagieuses consécutif au partage du narguilé, telle la tuberculose, signalée dans une récente communication (18). De nombreuses études de type expérimental ont mis l’accent sur la présence dans la fumée de narguilé de métaux lourds (chromie, arsenic et plomb), ainsi que sur celle d’hydrocarbures polycycliques ayant un potentiel carcinogène (12, 19). D’autres études démontrent que la cotinine sérique, urinaire, salivaire et des cheveux reflète l’exposition au tabac, avec des valeurs seuils spécifiques à chaque méthode, permettant de faire la différence entre l’exposition environnementale d’un non-fumeur et celle du vrai fumeur (20). De même, ces méthodes ont été validées pour décrire l’exposition d’un fumeur de narguilé (11). À notre connaissance, il n’existe pas d’études ASPECTS ANTHROPOLOGIQUES Dans la culture arabo-islamique, le narguilé fait partie de tout un arsenal d’objets utilisés dans le quotidien tels la cafetière et le tambourin, ces objets ayant pour caractéristique commune une certaine banalité (1). L’usage de cette forme de tabac correspond également à la croyance répandue que cet instrument et son emploi sont plus sains que d’autres modes de consommation. En outre, en vertu des rites qui lui sont associés, le narguilé s’apparente à une récréation, à un art de vivre (1). Alors que les sciences sociales restent relativement silencieuses sur cet usage, les professionnels de santé ne peuvent plus l’ignorer et commencent à scruter les études épidémiologiques : peut-on en déduire que le tabagisme du narguilé peut être mis sur le même plan que celui de la cigarette quant à la santé publique ? (4) ASPECTS ÉPIDÉMIOLOGIQUES La littérature est pauvre en ce qui concerne le narguilé et ses effets sur la santé. Depuis quelques années, certaines équipes (toujours les mêmes) avancent des chiffres alarmants sur l’usage du narguilé : Zoughaib et al. (5) soulignent la consommation du narguilé dans la banlieue sud de Beyrouth, parmi une population d’étudiants, dont 24 % fument plus d’un narguilé par semaine, avec une prédominance masculine. L’âge moyen d’initiation est inquiétant : 13,6 ans (variable de 5 à 18 ans). La même année, Chaaya et al (6) ont observé, dans une population de 416 étudiants à l’université américaine de Beyrouth, 43 % de fumeurs, dont 28,3 % de fumeurs de narguilé, avec une recrudescence depuis 4 ans. La même équipe (7) signale une proportion croissante de femmes enceintes au Liban qui fument le narguilé, avec une ignorance marquée des possibles effets de ce mode de consommation du tabac. Dans les pays avoisinants, on entend le même son de cloche, aussi bien en Syrie (8) qu’en Israël (9), à titre d’exemples. 178 LPN 5/2006.indd 178 La Lettre du Pneumologue - Vol. IX - n° 5 - septembre-octobre 2006 8/11/06 10:19:36 faites en temps réel dans cette perspective. Pour cela, nous avons entrepris un travail déterminant la teneur du monoxyde de carbone (CO) dans l’air exhalé et la cotinine salivaire chez les fumeurs de narguilé, en temps réel, comparativement à celles des fumeurs de cigarettes et des non-fumeurs. Cette étude révèle des taux salivaires de cotinine superposables chez les fumeurs de cigarettes et de narguilé (Aoun et al. : résultats non encore publiés). Chez les fumeurs de narguilé, le taux de cotinine salivaire était inversement proportionnel au temps écoulé depuis le dernier narguilé, au nombre de personnes partageant le narguilé, et directement proportionnel à la taille du narguilé. Par contre, des résultats alarmants étaient retrouvés pour le CO de l’air expiré, qui augmente de 300 % chez les fumeurs de narguilé contre seulement 60 % chez les fumeurs de cigarettes. ASPECTS DE DÉPENDANCE Peu d’études se sont attachées à mettre en évidence une éventuelle dépendance tabagique au narguilé (21). Un récent travail de notre équipe concernant la validation du score de dépendance a été soumis à la publication et révèle un score de 17 items reflétant la dépendance physique à la nicotine, la dépendance psychologique ainsi que le renforcement positif dus au narguilé. Ce score était validé, fiable et reproductible (22). CONCLUSION Ancienne méthode de fumer le tabac et art de vivre chargé des mystères de l’Orient, le narguilé est devenu depuis une décennie une vraie mode, qui atteint l’Europe et les ÉtatsUnis, aussi bien que le Moyen-Orient. Certaines études à la méthodologie fiable suggèrent des effets délétères sur la santé des fumeurs réguliers de narguilé et une possible dépendance. Comme le note judicieusement Chaouachi, ce ne sont pas les fumeurs occasionnels qui doivent nous interpeller mais bien ceux qui fument narguilé et cigarettes indifféremment et ceux qui remplacent les cigarettes par le narguilé (23). Cependant, il reste beaucoup à faire pour mettre en évidence l’égalité de la cigarette et du narguilé en matière de tabacologie et de santé publique. En dépit du nombre croissant d’études épidémiologiques, cliniques et toxicologiques publiées sur le sujet, il reste à contourner les difficultés méthodologiques concernant la mesure de la vraie exposition au narguilé (qui dépend de variables multiples) et à approcher rationnellement l’épidémie et ses chiffres. De même, il faut éviter la confusion concernant les différences entre les types de tabac utilisés et bien sûr valider à une large échelle les scores de dépendance au narguilé, en essayant de discerner les dépendances physique, comportementale et sociale. En attendant, le narguilé garde ses fans au pays des merveilles... N La Lettre du Pneumologue - Vol. IX - n° 5 - septembre-octobre 2006 LPN 5/2006.indd 179 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 1. Chaouachi K. Le narguilé : anthropologie d’un mode d’usage de drogues douces. Paris : L’Harmattan, 1997:1-262. 2. Chaouachi K. Le monde du narguilé. Culture, convivialité, histoire et tabacologie d’un mode d’usage populaire du tabac. Paris éditions Maisonneuve et Larose : 2002;1-156. 3. Chaouachi K. Tabacologie du narguilé. Alcoologie 1999;21:88-9. 4. Knishkowy B, Amitai V. Water-pipe smoking may pose a significant health risk. Pediatrics 2005;116:113-9. 5. Zoughaib S, Adib S, Jabbour J. Prevalence and determinants of waterpipe or narguile use among students in Beirut’s southern suburbs. Leb Med J 2004;52:142-8. 6. Chaaya M, El Roueiheb Z, Chemaitelly H, Azar G, Nasr J, Al Sahab B. Narghileh smoking among university students: a new tobacco epidemic. Nicotine Tob Res 2004;6:457-63. 7. Chaaya M, Jabbour S, El Roueiheb Z, Chemaitelly H. Knowledge, attitudes, and practices of nargileh (water pipe or hubble bubble) and cigarette smoking among pregnant women in Lebanon. Addict Behav Dec 2004;29:1821-31. 8. Maziak W, Ward KD, Afifi Soweid RA, et al. Tobacco smoking using a water pipe: a re-emerging strain in a global epidemic. Tobacco Control 2004;13:327-33. 9. Varsano S, Ganz I, Eldor N et al. Water-pipe tobacco smoking among school children in Israel: frequencies, habits and attitudes. Harefuah 2003;142:736-41. 10. Macaron CI, Macaron Z, Maalouf MT, Macaron N, Moor A. Urinary cotinine in narguila or chicha tobacco smokers. The J Med Liban 1997;45:19-20. 11. Shafajog YA, Mohammed FI, Hadidi KA. Hubble-bubble (water pipe) smoking: levels of maximum of nicotine and cotinine in plasma, saliva and urine. Int J Clin Pharmacol Ther 2002;40:249-55. 12. Shihadeh A, Saleh R. Polycyclic aromatic hydrocarbons, carbon monoxide, “tar”, nicotine in the mainstream smoke aerosol of the narguile water-pipe. Food Chem Toxicol 2005;5:655-61. 13. Nuwayhid IA, Yamout B, Azar G, Kambris MA. Narghile (hubblebubble) smoking, low birth weight, and other pregnancy outcomes. Am J Epidemiol 1998;148:375-83. 14. Kiter G, Ucan ES, Ceylan E, Kilink O. Water-pipe smoking and pulmonary functions. Respiratory Medicine 2000;94:891-4. 15. El Hakim IE, Uthman MA. 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Maziak W, Ward KD, Eissenberg T. Factors related to frequency of narghile (water pipe) use: the first insights on tobacco dependence in narghile users. Drug Alcohol Depend 2004;76:101-6. 22. Salameh P, Waked M, Aoun Z. Narguileh smoking: construction and validation of the LNDS-17 dependence scale. Soumis à Nicotine and Tobacco Research. 23. Chaouachi K. Narghile, hookah in the 21st Century: an overview of the scientific knowledge. Le Courrier des Addictions 2004;6:150-2. Mise au point M ise au point 179 8/11/06 10:19:37