NORME ET BON USAGE AU XVIIE SIÈCLE EN FRANCE Javier

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NORME ET BON USAGE AU XVIIE SIÈCLE EN FRANCE Javier
NORME ET BON USAGE AU XVIIE SIÈCLE EN FRANCE
Javier Suso López
Université de Granada
N.B. Ce texte est nettement plus long que celui qui a été finalement publié en
1996, in E. Alonso, M. Bruña et M. Muñoz eds. (1996) : La lingüística francesa :
gramática, historia, epistemología, Sevilla, Grupo Andaluz de Pragmática, I, 175188. Pour consulter le texte publié, revenir à la page des publications et cliquer
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Introduction.
Nous employons grammaire, le long de cet article, non pas dans le
sens de «description du fonctionnement général d'une langue naturelle»1,
description dont les catégories d'analyse peuvent être applicables à un
ensemble de langues, qui prétend une validité scientifique générale et qui
mène naturellement à une réflexion théorique sur le langage humain. C'est
cette acception que désigne la dénomination de grammaire spéculative, ou
générale. Nous nous référons à grammaire dans le sens plus concret de
«description de la morphologie et de la syntaxe d'une langue naturelle»,
dont le statut, aux XVIe et XVIIe siècles, n'était pas assimilable à celui d'une
science, mais d'un art, un ensemble de manières de faire, une «industrie de
l'esprit humain», qui exposait une méthode à portée pratique:
«La Grammaire est un Art qui enseigne à bien lire, à parler congrûment, à
prononcer avec netteté, et à écrire correctement» (Irson 1662: 1).
Cet art comprenait ainsi forcément un ensemble de prescriptions normatives, qui garantissaient la correction cherchée2.
BESSE, Henri; PORQUIER, Rémy (1984): Grammaires et didactique des langues. Paris,
Hatier, pp. 11-12.
1
Ces deux acceptions de grammaire coexistent aux XVIe -XVIIe siècles; et il faut
remarquer qu'il n'existe pas dans les «grammairiens» de ces siècles une opposition
tranchée entre elles mais une complémentarité entre description particulière et effort
d'explication générale.
2
Ce qui surprend au premier abord, quand on se penche sur le XVIIe
siècle français, c'est le nombre réduit de grammaires de langue française,
dans un siècle réputé pour avoir arrêté les débordements linguistiques
incontrôlables du XVIe siècle, et pour avoir fixé la langue, entreprise
positive et nécessaire,
«puisqu'il y avait impossibilité absolue d'arriver à quelque stabilité en
tolérant ces apports incessants, incompatibilité complète entre la liberté d'inventer et le régime d'ordre» (Brunot 1966: III, 1è partie, 4).
Brunot souligne que le rôle des grammairiens dans la première partie
du XVIIe siècle s'est réduit à «faire passer la substance du livre de Vaugelas dans les leurs» (1966: III, 1ère partie, 65), et ne s'occupe des «grammairiens et de la grammaire» que dans le chapitre premier du tome IV de son
Histoire (qui comprend la langue classique, de 1660 à 1715), chapitre
consacré à Ménage, Bouhours, Alemand..., qui ne sont pas à proprement
parler des grammairiens, selon Brunot lui-même. Il signale cependant
l'existence d'une «masse de grammairiens d'occasion», qui ont eu une
faible influence, et intitule le chapitre suivant, «pourquoi la France n'a pas
eu sa grammaire officielle de l'Académie comme l'Espagne»3.
L'oeuvre réformatrice de la langue n'a pas été donc l'affaire des
grammairiens. Affirmer alors que, au XVIIe siècle, s'ouvre «le règne de la
grammaire, règne qui a été, en France, plus tyrannique et plus long qu'en
aucun pays» (Brunot 1966: III, 1e partie, 4) ne peut que paraître paradoxal,
et exige une explication. Pourquoi ce petit nombre de grammairiens? Et
Étant donné que l'Académie avait obtenu le privilège de publier une grammaire de
la langue française (Brunot 1966: IV, 1è partie, 13), aucun particulier ne pouvait le faire, si
ce n'est sous une autre dénomination (méthode), une autre portée (plus vaste: Grammaire
Générale, ou plus réduite: Remarques, Observations...); ou bien, il devait l'imprimer à
l'étranger. Il existe, sous ces conditions, un certain nombre de «grammaires» de la langue
française, éditées en France ou à l'étranger, par exemple celles de Charles Maupas (1607,
Blois, Ph. Cottereau, rééditions en 1618, 1625, 1638, destinée aux étrangers), de Antoine
Oudin (1632, Paris, P. Billaine, réédition en 1640) -à laquelle Brunot destine un petit
commentaire (pp. 28.30, pour indiquer que, malgré ses mérites, il s'agit d'une «grammaire
incomplète, sur certains points inexacte»; de Jean Macé (pseudonyme: Sieur de Tertre,
1650, Paris, Jost), de Claude Irson (1656, Paris, Pierre Baudouin, réédition 1662), Michel
Duhan (1657, Lyon), ou celle du Père Chifflet (Anvers, 1659), où commence à se faire
sentir l'influence de Vaugelas. Il existait encore des grammaires comparatives entre
plusieurs langues (voir liste bibliographique donnée par Brunot 1966: IV, 1è partie, 274275). D'une manière générale, on peut estimer que ces grammaires n'avaient qu'une faible
influence sur les comportements linguistiques des locuteurs français.
3
pourtant, comment s'est faite la stabilisation de la langue? En rapport à
quels critères? C'est ce que nous allons essayer de montrer au cours de cet
article, étant la réflexion dans ces domaines loin d'être épuisée4, mais
surtout dans un but pratique : fixer des points de repère pour des lectures
plus précises ou profondes.
1. L'usage et la norme.
L'usage peut être défini comme «la façon dans laquelle les membres
d'une communauté langagière utilisent leur langue maternelle»5. Cet
usage n'est en réalité qu'une abstraction qui n'est jamais totalement
matérialisée dans la pratique, étant donné que celle-ci est composée de
fragments infiniment variables. L'usage n'appelle que certaines parties de
ce tout, à un moment donné, à travers la médiation d'un certain nombre
de membres de la communauté linguistique, dans une zone géographique
déterminée. On revient par là à la distinction entre langue (ou totalité des
usages possibles) et parole (réalisation concrète, actualisation de la langue), et on n'est pas plus avancés: par l'analyse de la parole on n'arrive
jamais à la langue.
Quiconque s'occupe des questions du langage doit ainsi définir une
méthode de travail pour aller plus loin: soit, essayer de recenser non pas la
totalité des usages (entreprise éternellement variable) mais des mots, à
travers un scrutin empirique: c'est là l'objectif des lexicographes (qu'on
peut encore restreindre selon des critères thématiques, diachroniques,
normatifs ou sociaux); ou bien, on peut essayer de trouver une organisation à ce tout, objectif des grammairiens, entreprise aussi incomplète
puisqu'on ne peut décrire l'organisation que de ce qui se laisse organiser6.
Et cela, malgré le développement très net des recherches dans ces domaines au cours
des dernières années, (voir les articles et ouvrages de Ayres-Bennett, Keith Perceval,
Rodis-Lewis, Spillebout, ou Swiggers dans les références bibliographiques).
4
«The way in which the members of a speech community use their mother tongue»,
R.R. K. Hartmann et F.C. Stork (1972): Dictionnary of language and linguistics, London,
Applied Sciences Publishers Ltd, p. 246.
5
6
Description qui était à la fois plus vaste (dans les objectifs) et plus incomplète encore
dans les grammaires des XVIe -XVIIe siècles, où la partie syntaxique était pratiquement
inexistante. Pour prendre un exemple, la Nouvelle méthode pour apprendre facilement les
principes et la pureté de la Langue Françoise, de Claude Irson (1656, Paris, Pierre Baudouin)
comprenait les parties suivantes:
- Premier livre: des lettres et de leur prononciation, des syllabes (phonétique), des
mots (morphologie), pp. 1-84, étude des mots que complète l'étymologie (pp. 212-280).
La langue continue de s'échapper de partout, dans son actualisation de
tous les jours, celle du discours.
L'entreprise du grammairien est ainsi doublement problématique: il
essaie de faire compatibles deux domaines en principe antithétiques, celui
de l'irréfléchi (l'usage) et celui de la conscience, de la volonté réglée sur
une décision. Il travaille en principe sur l'usage (l'infiniment variable)
pour ne retenir que ce qui a caractère de général, puisqu'il se propose
d'accéder à la langue, au commun dénominateur, pour que, celui-ci une
fois établi, l'usage s'y accorde à son tour. D'autre part, son champ d'appréciation ne peut porter que sur une petite portion d'usages. À quel moment
peut-on arrêter l'observation et passer à la généralisation? Et, finalement,
si les usages sont divergents, lequel prendre comme modèle?
Le point de départ d'un grammairien consiste donc à délimiter un
champ d'observation et à définir par rapport à quoi on établit la norme de
laquelle déduire la sélection d'un élément langagier comme préférable (ou
correct) face à un autre élément compétiteur. Ces opérations président à la
naissance de la grammaire: choisir un élément du langage signifie le
proposer comme modèle. La grammaire devient par là un art du «recte
loquendi et scribendi» : la description grammaticale est forcément normative, au dépens ou à l’insu du grammairien, puisqu’en établissant un
commun dénominateur ou une généralité on détermine à la fois un « bon
usage » (préférable puisque commun ou général) et un « mauvais usage »
(ou qu’il est préférable de ne pas utiliser, puisque particulier ou circonscrit
par des facteurs géographiques, sociaux ou temporels).
Ce besoin a été ressenti par toutes les sociétés à un moment de leur
développement où la langue écrite est devenue un facteur de cohésion
politique, administrative, culturelle ou religieuse. Ainsi, la première
grammaire, celle de Panini, pour le sanscrit (IVe siècle av. J.C.), avait
- Second livre: de la syntaxe, syntaxe simple (arrangement et liaison régulière des
mots) et syntaxe figurée (figures de style), pp. 85-137. La partie la plus vaste est destinée à
un catalogue d'emplois des «particules» ou prépositions et aux mots qui ont diverses
acceptions sémantiques selon les contextes.
- Troisième livre: de l'orthographe, pp. 138-165.
Ayant le but d'enseigner à parler et à écrire correctement, les grammaires comprenaient aussi certains aspects qui touchaient le passage au discours, mais dans des
contextes très réglés: la méthode de Irson comprend ainsi un «Traité de l'écriture»
(conseils pour bien écrire, genre épistolaire), et des «Règles générales pour les conversations»; finalement, des savoirs généraux propres à la rhétorique: dissertation critique,
ou règles pour juger les auteurs, une liste des grammairiens, historiens, traducteurs,
philosophes célèbres...
comme rôle celui d'«assurer la conservation littérale des textes sacrés et la
prononciation exacte des formules de prière» (Ducrot, Schaeffer 1995: 261).
Les grammairiens alexandrins, de leur côté, voulaient mettre de l'ordre
dans l'énorme variété linguistique (diachronique et dialectale) des textes
recueillis à la bibliothèque d'Alexandrie: avant de recopier un manuscrit
pour qu'il devienne utile à la communauté contemporaine, ils devaient
déterminer les normes d'acceptabilité (ou hellenismos, latinitas pour les
Romains) de cette langue grecque que chacun parlait comme il savait ou
voulait (Robins R.H. (1976): Brève histoire de la linguistique. Paris, Seuil, pp.
36-37, 51-59). De ce travail mené, entre autres, par Aristarque, par son
disciple Denys de Trace (170-90 av. J.C.) ou par Apollonius Discole, qui
appliquent les concepts ou les catégories d'Aristote ou des stoïciens à ce
domaine particulier, naît la grammaire comme un art tourné vers un but
pratique, bien que la réflexion théorique, générale ou philosophique poursuivît de son côté son chemin. Varron (116-27 av. J.C., De lingua latina) et
Quintilien (30-100 ap. J.C., Institutio Oratoria) ne feront qu'adapter la
théorie et la terminologie grammaticale grecque à la langue latine.
Cette norme, chez les grammairiens alexandrins ou latins, dérivait de
l'observation de la langue écrite, dans les mots de Denys de Trace: «la
grammaire est la connaissance pratique des usages généraux des poètes et
des prosateurs». Ainsi, de l'observation du particulier ou du singulier
(empeiria), on arrivait à la détermination d'une connaissance (abstraite) de
règles. Cela valut à Denys l'accusation d'avilissement de la matière qu'il
enseignait, puisqu'il faisait descendre la grammaire de son piédestal de
science pure (epistemé) et la transformait en teckné (ou ars), par sa vocation
pratique. Varron reprend presque littéralement ce fondement de la norme
grammaticale: la «connaissance systématique de l'usage de la majorité des
poètes, historiens et orateurs» (in Robins 1976: 37 et 51). Dans les deux cas,
l'échantillon analysable est limité à la langue écrite (Varron y ajoute
l'usage des orateurs, mais il faut dire qu'il analyse la transcription écrite de
discours qui étaient préparés à l'avance, et qu'il s'agissait donc plutôt
d'une mise en oral d'un écrit préalable), et à l'intérieur de celle-ci, la langue
des écrivains.
Avant d'en venir au XVIIe siècle, il faut, même très brièvement,
présenter la question de l'usage et la norme telle qu'elle se pose au XVIe
siècle, pour bien cerner les particularités de la réflexion au siècle suivant.
Au XVIe siècle7, les érudits qui entreprennent l'élaboration de gramQu’il nous soit permis de préciser ici que des lectures postérieures à la rédaction
de l’article (notamment : Jean-Jacques Thomas, La langue volée, ou encore Danielle
Trudeau, Les inventeurs du bon usage) nous ont fait changer radicalement notre perception
du XVIe siècle à ce sujet.
7
maires de la langue française doivent à leur tour décider de la norme, dans
les deux aspects que vous avons signalés: délimitation du champ d'étude
et fondement du modèle. Pour Palsgrave, cette norme, c'est le français de
Paris et de la région de Seine et Loire:
«De quelque pays de France qu'on soit originaire, il faut toujours, en écrivant, employer le français de la région décrite ci-dessus, si l'on veut que ses
écrits soient jugés estimables. Au surplus, les prédicateurs et les fonctionnaires, où qu'ils résident, parlent ce même français parfait»8.
Ce français de Paris sera de même le modèle du beau français, ou du
bon français, pour Geoffroy Tory (1529). La délimitation du champ d'étude
établit la norme: les deux aspects sont confondus. Mais cette norme se
diversifie à mesure qu'avance le siècle; on n'avance plus un unique critère
géographique, mais à la fois géographique et social: pour Robert Estienne,
l'usage qu'il décide suivre dans sa grammaire -Traicté de la grammaire
françoise, Paris, 1557, «Au lecteur», p. 3) c'est celui qu'on écrit à la Cour, au
Parlement de Paris, à la Chancellerie et à la Chambre des Comptes, étant
donné qu'il est le plus pur, sans qu'il ressente aucun besoin d'appuyer
cette appréciation. Henri Estienne, pour sa part, utilise un critère géographique plus vaste (il l'étend à toute la région parisienne), mais, à la fois, il
rend la notion de norme plus complexe: celle-ci ne se confond pas avec
l'objet d'études qu'on a pré-déterminé. En condamnant le style affecté des
courtisans, et aussi certaines manières de parler du peuple, comme n'étant
pas appropriées au «pur et nayf françois» (Peter Rickard 1968 : 19-21), il
pose la question du fondement de la norme, à travers deux opérations
successives et nécessaires: critères externes (géographiques, sociaux) et
critères internes à la langue, sans qu'il définisse ceux-ci (comment définir
la pureté ou la naturalité?). Quant à Ramus, il déclare suivre «l'usage
observé chez les locuteurs natifs» (in Robins 1976: 107), restreignant son
champ d'étude à la région parisienne.
Les concepts de beauté du langage, de pureté et de naïveté (ou naturalité) sont invoqués -quoique non définis- pour cerner des critères externes
d'ordre géographique et social, et la tendance générale est à les assimiler:
le beau et pur français est celui qui correspond à la région parisienne. La
norme est ainsi surtout établie à partir d'un critère géographique: le beau
Palsgrave (1530): Esclaircissement de la langue françoyse, 1er livre, ch. XLI, fº XIIIvo, in
Rickard Peter (1968): La langue française au seizième siècle, Cambridge, Presses Universitaires, pp. 19-21.
8
français est défini par rapport aux multiples variétés régionales du français, ou même les dialectes (même s'il y a des voix, comme celles de Ronsard ou Montaigne, qui prônent leur beauté).
À la différence des grammairiens grecs ou latins, la norme est représentée par la langue orale, devant être l'écrit la transcription de celle-ci,
idée qui est formulée de façon très nette chez Ramus et Meigret. La langue
des écrivains ne joue pas comme modèle: ne serait-ce que par l'absence
d'écrivains antérieurs reconnus et l'usure très rapide de leurs écrits. Une
dernière remarque: on prend la langue orale, la façon de parler de la
région parisienne, principalement comme modèle pour l'écrit. On n'insiste
pas trop sur l'idée qu'on doive soigner l'oral (sauf dans les cas condamnés
par H. Estienne), étant chacun libre de continuer de parler selon ses
habitudes régionales ou maternelles.
La notion de norme au XVIe siècle n'est donc pas conçue comme un
devoir, ou une prescription péremptoire; elle découle d'un besoin pratique: si l'on veut tirer profit des avantages matériels de l'édition d'un livre,
et aussi d'être lu partout, on a intérêt à écrire dans le français de Paris.
Ainsi, tous les écrivains du XVIe siècle se conforment à cette norme, et ne
font que suivre par là la tradition littéraire établie au XIIIe siècle avec le
francien. La richesse ou la beauté des dialectes régionaux n'était pas par là
mise en cause: c'est une utilité pragmatique que présidait à la notion de
norme. Le statut qui justifie cette norme, par rapport aux catégories
établies par Platon pour juger les actions humaines et reprises par Aristote, est celui du to kairon (ce qu'il est opportun): on est dans le domaine de
la norme objective de la sagesse populaire.
Les grammairiens du XVIe siècle (Sylvius, Ramus, Meigret) s'efforcent d'autre part d'établir un second type de norme: en appliquant à la
langue française les critères d'analyse de la grammaire latine (comment
écrire, comment prononcer, établissement des paradigmes morphologiques), ils pénètrent dans le domaine du to prepon (ce qu'il faut faire), c'està-dire de la norme obligatoire, liée à l'idée de correction: il faut dire ou
écrire telle chose parce que c'est la règle générale. Ces propositions
qu'effectuent les grammairiens vont être difficilement prises en compte,
d'abord par leur propres divergences, mais aussi par l'absence d'un
pouvoir (intellectuel: Université; ou politique: la Monarchie) qui pût
imposer l'une d'entre elles, comme ce fut le cas pour la grammaire de
Nebrija en Espagne.
Le XVIIe siècle va introduire un troisième type de norme pour les
questions du langage: la considération de la norme comme valeur. On
justifie la norme par rapport à un bien (ou un beau) désirable. On rentre
ainsi dans le domaine du to deon (ce qu'on doit faire), ou norme morale9.
C'est-à-dire, le XVIIe siècle va fondre la grammaire (art du recte loquendi et
scribendi, à norme prescriptive, cf. Denys de Trace: «puisque la majorité
des écrivains disent...») et la rhétorique (art du bene loquendi et scribendi, à
norme morale ou esthétique) comme un seul et même art, ou bien, pour le
dire autrement, la rhétorique va se transformer en grammaire. Nous allons
montrer à l'aide de quels fondements et par quels mécanismes cette
transformation se produit dans les esprits.
2. La norme du bon usage.
Les réformateurs de la langue française au XVIIe siècle (Malherbe,
Vaugelas, Bouhours, Ménage, qui ne sont pas des grammairiens) imposent
une série de restrictions à leur domaine de réflexion, quant au public
auquel ils destinent leurs remarques, mais aussi quant à leur objet même
d'étude. On perd tout à fait la vue universaliste des problèmes de la
langue française que possédaient les grammairiens du XVIe siècle: dans
ces conditions, il n'est pas étonnant ainsi qu'aucun réformateur, et même
pas l'Académie dans son ensemble, n'ait été capable de réaliser un ouvrage
global sur la langue, une grammaire10.
Le public visé, sujet destinataire de l'oeuvre réformatrice, n'est pas
l'ensemble des Français, même pas ceux qui habitent la région parisienne.
Il n'est constitué que par l'élite, les «honnestes gens», qui sont les seuls à
qui est imposée l'obligation de suivre le bon usage:
«Les honnestes gens ne doivent jamais parler que dans le bon Usage, ny les
bons Escrivains escrire que dans le bon Usage» (Vaugelas 1672: VII)11.
Pour ces questions, voir l'article de Sylvain Auroux (1991): «Lois, normes et règles»,
Histoire, Épistémologie, Langage, nº 13/I, pp. 78-107.
9
Vaugelas établit clairement un principe sélectif à ses observations: «Ces Remarques
ne sont pas comme un Dictionnaire qui reçoit toutes sortes de mots, pourveu qu'ils soient
François, encore qu'ils ne soient pas du bel usage, et qu'au contraire ils soient bas et de la
lie du peuple. Mais mon dessein en cet oeuvre est de condamner tout ce qui n'est pas du
bon ou du Bel Usage» (Vaugelas (1647): Remarques sur la langue française. Paris, Veuve J.
Camusat et P. le Petit, Préface, VII). À défaut de grammaires, ce seront les Dictionnaires
qui joueront un principe normatif sur l'emploi des mots (ils indiquent normalement si le
mot est usuel ou vieux, ou s'il est de style bas, ou burlesque, ou bien propre à une science
(médecine, droit, astronomie, etc.).
10
Les pages de la Préface des Remarques de Vaugelas ne sont pas numérotées (au
moins dans l'édition de 1672 (Paris, Thomas Jolly) que j'ai pris comme référence), mais
11
Vaugelas ne s'occupe pas de vouloir corriger les «fautes grossières qui
se commettent dans les Provinces, ou dans la lie du peuple de Paris»
(1672: XIV); il se propose comme objectif purifier le langage de la Cour et
des bons auteurs, d'où il a relevé toutes les fautes qu'il signale dans ses
Remarques. «Honnestes gens» ne veut aucunement dire les gens instruits,
mais les «gens de la Cour et de condition» dans leur ensemble: il signale
en effet qu'il n'a pas ordonné ses Remarques selon l'ordre des parties de
l'oraison des grammaires «pour que les femmes et tous ceux qui n'ont
nulle teinture de Langue Latine en peuvent tirer profit» (1672: XII).
De façon correspondante, les réformateurs réduisent la langue en tant
qu'objet d'étude à ce même cercle d'usagers dont ils prétendent réformer
certaines habitudes langagières «vicieuses». Ils imposent ainsi à la délimitation du domaine d'observation, d'où l'on tire la notion d'usage, une
portée beaucoup moins étendue que la totalité de la langue à laquelle nous
avait mené une première définition, ou encore par rapport à la notion
d'usage des grammairiens du XVIe siècle.
D'abord, les réformateurs font subir à la notion d'usage une restriction
d'ordre chronologique, plus ou moins compréhensible d'un point de vue
épistémologique, si ce n'était par leur rigorisme. Ils effectuent une coupure
synchronique à la langue, et ils déclarent hors d'usage tout ce qui n'a plus
un cours habituel ou ordinaire. L'usage ne comprend que les mots «qui
sont dans le commerce ordinaire» des gens.
La Mothe Le Vayer (que Brunot range parmi les opposants à Vaugelas;
il ne faut pas oublier cependant qu'il fut reçu comme membre de l'Académie) défend cependant nettement cette position: la première chose que
«ceux qui prétendent à l'éloquence» doivent faire, c'est étudier
«la valeur des mots et [...] la pureté des dictions, pour sçavoir celles dont ils
se peuvent servir et celles qui doivent estre rejettées comme n'étant plus en
usage. Car c'est une des premières règles que donnent les maistres de cette
profession, d'éviter comme un escueil toutes les paroles inusitées, et de les
considérer pour estre de la nature des pieces de monnoie, dont il ne se faut
jamais charger si elles n'ont cours»12.
divisées en chapitres. J'indique donc le chapitre dans lequel se situe la citation signalée.
La Mothe Le Vayer (1638): Considérations sur l'eloquence françoise de ce tems. Paris, S.
Cramoisy, pp. 13-14. La Mothe appelle à l'autorité de Quintilien pour appuyer son
affirmation, donc à un rhétoricien: «sic fugias inauditum verbum atque insolens» (c'est-à-dire,
rare). Cette maxime est rapportée par Aulus Gellius, qui à son tour déclare l'avoir prise
12
Au nom de cet usage, on condamne l'emploi de mots ou de manières
de dire anciens, mais aussi des mots encore utilisés par la génération
immédiatement antérieure à la leur. Marie de Jars de Gournay défend, par
exemple, l'emploi des diminutifs contre l'avis des «correcteurs»: entre
autres raisons, elle invoque la «longue accoustumance de prononcer les
diminutifs», et «leur ancien et commode usage»13. Son opposition part
donc d'une appréciation de l'usage différente: née en 1566, habitant la
province, elle n'était pas en mesure d'être au courant des nouvelles
habitudes linguistiques de la Cour à Paris. La rigidité avec laquelle
certains mots étaient déclarés désuets pouvait donc faire difficilement
l'unanimité, puisque les habitudes linguistiques des générations d'usagers
qui fréquentaient la Cour étaient différentes, dans leurs productions orales
ou écrites. Cependant, il faut dire que La Mothe ou Marie de Jars acceptent
le principe général de l'usage ordinaire: ils ne diffèrent que dans l'application du principe à des cas particuliers.
Principe en tout cas pervers qui prendra les auteurs de «la seconde
réformation» à leur propre piège. Louis-Augustin Alemand, en 168814, ne
considère plus que comme «demi-modernes» des auteurs tels que Guez de
Balzac, Voiture, Vaugelas o Le Vayer, qui ne sont plus source d'autorité:
certaines des remarques de leur temps n'ont plus cours15.
La position de restreindre l'usage à ce qui avait cours ordinaire prêtait
le flanc par là à une critique sérieuse: on ne pourrait jamais fixer la langue;
la langue française n'aurait jamais les merveilleux ouvrages des Grecs et
de De Analogia, de César, oeuvre dont l'existence est confirmée par Suétone.
13
De Jars de Gournay, Marie (1626): L'Ombre, «Des diminutifs françois», pp. 499-510.
Alemand L.A. (1688): Nouvelles Observations ou Guerre Civile des Français sur la langue,
Paris, J.B. Langlois.
14
Ainsi, il admet qu'on utilise aage comme nom féminin «dans le discours ordinaire et
familier, surtout avec les dames; mais il est plus seur de le faire toujours masculin dans
un livre» (1688: 8). Madeleine de Scudéry, pour sa part (La Morale du Monde, ou
Conversations, Amsterdam, P. Mortier, 1686, pp. 104-108), donne des exemples de mots
qui ne sont plus employés (et qui l'étaient au temps de Vaugelas), comme: pieça a, en
dementiers (cependant), de grands moyens (biens), ains, ainçois, maints, mainte («qu'on ne
souffre plus qu'en grand vers et rarement»), et d'autres mots ou manières de dire,
nouveaux qui sont très utilisés. Par exemple: le grand air, le bel air, le bon air; le sçavoir faire;
faire attention (au lieu de prester attention), un bon commerce (extension de sens, des
marchands aux gens qui ont peut goûter d'une agréable société), vif («qu'on ne connaissait pas il y a dix ans»), ascendant (terme pris de l'astrologie pour indiquer un esprit
supérieur aux autres), manières (fines, nobles, délicieuses, agréables...).
15
des Latins... Contrairement à la position maintenue par les grammairiens
du XVIe siècle, qui essayent de fixer la langue pour en arrêter la «corruption», les réformateurs du XVIIe siècle acceptent -paradoxalement- le principe d'évolution et de changement de la langue comme un fait auquel on
ne peut s'opposer.
La Mothe le Vayer affirme ainsi: «Les mots changent si souvent que
les feuilles des arbres ne tombent point plus ordinairement» (1638: 14).
Vaugelas, pour sa part, examine longuement cette objection et avance une
série d'arguments qui nous démontrent qu'il possédait, à défaut de solides
connaissances grammaticales, un énorme bon sens linguistique. Il admet
que «c'est la destinée de toutes les langues vivantes d'estre sujettes au
changement», et déclare que la langue grecque ou latine étaient aussi
changeantes que la française dans le temps de leurs grands écrivains.
D'autre part, il fait l'observation «qu'en la construction Grammaticale les
changements y sont beaucoup moins fréquents qu'aux mots et phrases», et
il réduit la portée de ces changements: «ce qui change n'arrive pas à la
millième partie de ce qui demeure». Finalement, il cite l'opinion d'un
« maistre de langue » contemporain, à savoir que la langue française est
arrivée à un point où elle a acquis sa perfection, et «qu'estant venue à ce
point, on en peut donner des regles certaines, qui dureront tousjours».
(Vaugelas 1672: X). Il lui laisse cependant le soin de démontrer cette
opinion, et d'en tirer la gloire qui doit certainement s'ensuivre: noblesse
oblige, mais Vaugelas démontre ainsi la précaution de n'admettre que ce
qui est solidement établi, attitude qu'il manifeste le long de toutes ses
Remarques.
En fin de siècle, Alemand admet, non sans une certaine peine, que
«Il est vrai que l'usage, le maistre des langues, change tous les jours: nous
serons apparemment à ceux qui viendront après nous la mesme chose que
les auteurs du siecle passé à notres égard; notre langue changera, et quelque
parfaite et bien qu'elle nous paraisse, elle deviendra peut-être barbare» (1688:
5).
Les langues changent: c'est leur nature; on n'y peut rien.
La seconde restriction affecte le coeur même de la notion d'usage, et
possède par là une portée plus significative. L'usage qui doit être pris en
compte, pour servir de fondement normatif, n'est pas l'usage de la majorité, du peuple, la «populace» comme le nomme Lamy. Le critère normatif
s'appuie non pas dans la quantité (ou fréquence, pour employer un terme
actuel) d'attestations, mais dans la bonté du discours, la qualité. Si la
coupure synchronique pouvait être soumise à des interprétations variables, le jugement à propos de la qualité d'un mot ou expression fera encore
plus difficilement l'unanimité. Ce qu'il faut souligner, c'est que, comme
dans le cas de la restriction de type chronologique, les écrivains ou érudits
présentés comme «l'opposition» aux réformes partagent eux-aussi cette
définition de la norme à suivre, et ne contestent que la validité de certaines
applications.
La bonté du discours n'est plus à confondre avec son caractère naturel
ou «naif» dont se réclamait Henri Estienne. Jean Godard distingue «deux
sortes de langage en une même langue [...] J'appelle le premier celuy que
chacun parle en son pays et qui vient de nature et d'usage»16. C'est le
langage commun, ou vulgaire, qu'on apprend dès la naissance, sans peine,
«par l'oreille et la bouche de la nourrice». «J'appelle le second celuy qui
joint l'art à la nature, d'autant qu'il n'est qu'un langage naturel luy-même,
que le soin et l'art ont rendu plus parfait». Ces réflexions sont contenues
significativement dans un chapitre intitulé: «Parler françois par usage, ce
n'est pas savoir la langue françoise»:
«Cet usage-là, n'ayant pas la conduite de l'art, s'égare et se fourvoye; au lieu
que le second, guidé par les préceptes du jugement, sans jamais se détourner,
va toujours le grand chemin de l'art et de la raison» (Godard 1620: 33).
Vaugelas (1672: II) reprend la même idée: il existe deux usages de la
langue; le premier c'est «la façon ordinaire de parler d'une nation dans le
siège de son empire», de telle façon que «ceux qui y sont nez n'auront qu'à
parler le langage de leurs nourrices et de leurs domestiques»17. Cet usage
naturel de la langue, tel que le peuple ou les provinces le pratiquent, non
seulement ne fournit aucune garantie de correction, mais au contraire, il
est source d'erreurs et de vices. Pour Vaugelas, «le peuple n'est le maistre
que du mauvais usage» (1672: VIII); si de nombreux bons auteurs commettent des fautes, c'est à cause des «vices du terroir» qu'ils n'ont pas totalement éliminés. À la fin du siècle, Bernard Lamy reprend mot pour mot le
même raisonnement de Vaugelas:
16
La langue françoise, Lyon, N. Jullieron, 1620: 29-31.
Vaugelas interprète de façon incorrecte la boutade de Malherbe selon laquelle se
maîtres de langue étaient les crocheteurs du Port-au-Foin: Malherbe voulait dire par là
que le soin de clarté d'un écrivain devait être tel qu'il ne devait admettre aucun mot que
les crocheteurs ne comprissent pas (in Brunot 1966: 6).
17
«Quand nous élevons l'usage sur le trône, et que nous le faisons l'arbitre
souverain des langues, nous ne prétendons pas mette le sceptre entre les
mains de la populace. Il y a un bon et un mauvais usage» (1688: 72).
Ce déplacement du fondement de la norme, du domaine de la correction au domaine de la morale (le bien) ou de l'esthétique (le beau), entraîne
ainsi une inversion des données dans lesquelles s'étaient posée jusque-là la
question de la norme: chez les grammairiens grecs et latins, la correction
est donnée, en dernier terme, par la généralité d'un emploi, extraite des
auteurs. Au XVIe siècle, c'est par contre la globalité de l'usage à l'intérieur
d'une zone géographique qui fonde le critère de correction, quoiqu'on
commence déjà à réaliser certaines distinctions de type social (la Cour, le
Parlement, la Chancellerie, la Chambre des Comptes) et de type interne à
la langue (certains emplois de courtisans et du peuple ne sont pas corrects
ou purs).
Avec Vaugelas, les termes de l'équation sont invertis: «Le mauvais
[usage] se forme du plus grand nombre de personnes»; «le bon au
contraire est composé, non pas de la pluralité, mais de l'élite des voix». Ce
n'est pas le critère de la globalité, géographique ou sociale (la région
parisienne, Paris, la Cour dans son ensemble ou les écrivains) qui fonde la
norme, mais une minorité. Le bon usage, celui qui est pris comme modèle
normatif, est réduit à «la façon de parler de la plus saine partie de la Cour,
conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des autheurs du
temps» (Vaugelas 1672: II). Ce n'est donc pas la Cour qui a l'apanage du
bon usage, mais une minorité à son intérieur.
Dans ce renversement intellectuel, on peut voir bien sûr, une «révolution totalitaire» (Krailsheimer, in P. Rickard 1992: 4) où se masquerait la
tyrannie de la noblesse exercée contre la bourgeoisie et le peuple. Je
préfère y voir surtout une tyrannie du (bon) goût, qui oblige la noblesse
elle-même, et surtout elle-même, puisqu'elle était souvent très inculte, à
accepter un modèle de comportement langagier issu de la rhétorique. En
aucun cas, l'objectif des réformateurs est d'obliger la bourgeoisie et le
peuple à suivre le code établi.
Dans la définition de Vaugelas, ou d'autres similaires, la Cour n'est
pas prise comme modèle absolu de langue: non seulement, il est question
de «la plus saine partie de la Cour», mais aussi Vaugelas y affirme une
dépendance de la façon de parler envers la façon d'écrire, («conformément
à la façon d'écrire de la plus saine partie des autheurs»). Personne n'est à
l'abri des erreurs, tout le monde doit cultiver sa diction. La norme du
langage oral vient de l'écriture.
D'autre part, l'objectif de Vaugelas ne consiste aucunement à définir
un bon usage à partir de la Cour et de l'imposer au reste de la société: c'est
pour cela que poser les données du problème sous la formule de «révolution totalitaire» est inexact, pour le XVIIe siècle. C'est à partir du XVIIIè
siècle, à mesure que les Remarques de Vaugelas, de Bouhours, ou d'autres,
seront introduites dans les grammaires, et que l'enseignement du français
commencera à s'étendre en France comme matière scolaire, que tous les
Français devront s'assujettir à cette norme, à ce français soutenu si différent du français familier18. L'objectif de Vaugelas n'est pas d'arrêter la
décadence ou la corruption de la langue française par sa fixation dans
l'état actuel, tel qu'il est parlé par l'ensemble des locuteurs (de la région
parisienne). Il s'agit de définir ou de construire un français parfait, grâce
aux bons auteurs et aux bons locuteurs, dont l'emploi s'étende au reste de
la Cour et des écrivains. C'est à travers ce modèle que la langue française,
grâce aux oeuvres des écrivains, pourra se comparer à la langue latine ou
grecque et pourra être préservée dans le futur.
Si ce déplacement de la notion de norme se réalise dans les esprits, ce
n'est pas par l'imposition d'une minorité à une majorité, c'est principalement grâce à l'autorité dont jouit Quintilien le long du XVIIe siècle, qu'il
acquiert non seulement parce que ses écrits venaient d'être récemment
redécouverts au début du XVIe siècle, mais surtout, parce ses opinions
sur le langage s'accordaient parfaitement au climat intellectuel et esthétique qui commence à se mettre en place en France et en Europe: en philosophie, la rationalisme cartésien qui revitalise certaines idées du platonisme; dans le domaine esthétique, le classicisme.
C'est chez Quintilien qu'on trouve en effet une prévention envers un
mauvais usage: «nous ne pouvons pas accepter comme règle de langue
des mots et des phrases qui sont devenus une coutume vicieuse dans un
certain nombre d'individus» (in P. Rickard 1992: 37); il est clair pour
Quintilien que cet usage est un usage indésirable, qui ne doit pas être
imité, même s'il est le fait de la majorité.
Et il définit en positif un modèle ou norme de langue: consuetudinem
sermonis vocabo consensum eruditorum (Institutio Oratoria I, vi, 43-45); l'usage
à prendre en compte est celui qui est constitué par l'avis collectif des gens
Bernard Lamy (La Rhétorique ou l'art de parler, 1688, Paris, A. Pralard) fait un pas de
plus dans cette direction: il pose comme acquis que les gens de bien possèdent un bon
usage de la langue que les autres, le reste de la société, doivent imiter: «comme les gens
de bien servent d'exemple à ceux qui veulent bien vivre, aussi la coûtume de ceux qui
parlent bien est la règle de ceux qui veulent bien parler» (p. 72).
18
instruits. C'est cette même conception de l'usage de l'élite des voix comme
norme de langage qu'on retrouve chez les réformateurs de la langue
française au XVIIe siècle.
Il peut sembler que Vaugelas donne un avantage à la Cour comme
modèle de langue (donc, à la définition de la norme par rapport à une
classe sociale face aux autres); mais le commentaire qu'il fait de sa formule
éclaire de façon précise cette question. En effet, la Cour «n'est pas suffisante toute seule pour servir de règle; il faut que la Cour et les bons
auteurs y concourent, et ce n'est que de la conformité qui se trouve entre
les deux que l'usage s'établit [...] Le consentement des bons auteurs est
comme le sceau ou une vérification qui autorise le langage de la Cour et
qui marque le bon usage, et décide celuy qui est douteux». En cas de doute
et de non-concordance entre l'usage de la Cour et celle des bons auteurs
(puisque ceux-ci montrent parfois certains défauts, il faut tenir compte de
l'avis des «gens sçavants en langue». En résumé, «tout le secret pour
acquérir la perfection de bien escrire et de bien parler ne consiste qu'à
joindre ces trois moyens ensemble» (Vaugelas 1672: II). Et arriver à la
pureté de la langue exige un grand nombre d'années de travail.
Vaugelas condamne l'idée selon laquelle c'est le peuple qui possède la
«jurisdiction» sur la langue: ceux qui défendent cela interprètent incorrectement le latin et ne considèrent pas la différence qu'il y a entre populus et
plebs en latin. Le populus à Rome (Senanus populusque romanus) «composoit
avec le Senat tout le corps de la République, et comprenoit les Patriciens,
et l'Ordre de Chevaliers». Ainsi, «lorsqu'on disoit que le Peuple était le
maistre de la langue, cela s'entendait sans doute de la plus saine partie du
Peuple, comme quand nous parlons de la Cour et des Autheurs, nous
entendons parler de la plus saine partie de l'un et de l'autre» (Vaugelas
1672: VIII).
Bernard Lamy (1688: 72-77) reprend l'idée de Quintilien, et transforme
quelque peu ses paroles pour les rendre totalement exactes à l'interprétation qu'en fait Vaugelas: usum qui sit arbiter dicendi, vocamus consensum
eruditorum sicut vivendi, consensum bonorum (l'usage qui doit être le maître
du langage (ou discours), nous le définissons comme celui exprimé par le
consentement des gens instruits, de la même façon que nous définissons le
modèle du bien vivre à partir de l'accord des gens de bien, ou «comme les
gens de bien servent d'exemple à ceux qui veulent bien vivre, aussi la
coûtume de ceux qui parlent bien est la regle de ceux qui veulent bien
parler».
Que le mouvement réformateur de la langue, au début du siècle, soit
parti d'un commentaire (stylistique) sur un écrivain (Le Commentaire sur
Desportes, de Malherbe), qu'un des premiers travaux de l'Académie ait
consisté dans des Sentiments sur le Cid, que Vaugelas ou Lamy adoptent les
normes de Quintilien (un maître d'éloquence) comme celles qui doivent
régler tout le langage, et non pas seulement la langue littéraire, nous
démontre le déplacement du critère grammatical (la correction du langage
issue d'un critère majoritaire) en faveur d'un critère rhétorique (la bonté
du langage issue d'une définition esthétique). Vaugelas arrive ainsi tout
naturellement à l'identification entre le bon et le beau en matière de
langage: «le bon et le bel usage ne font qu'une mesme chose» (1672: VII).
La norme se base non plus sur des faits (l'usage attesté), mais sur ce qui est
désirable.
Les opinions critiques procèdent surtout du désaccord dans l'application de ces principes à des cas particuliers: Ménage regrette principalement l'abandon de vieux usages, La Mothe Le Vayer recèle d'une interprétation trop étroite qui pourrait nuire à l'originalité, à la création; Bouhours,
à leur opposé, pressera les membres de l'Académie (les « Immortels ») à
trancher bien net sur des emplois jugés incorrects... Les polémiques
nourrissent une casuistique interminable qui ne peut pas nous faire perdre
de vue que le cadre général était bel et bien partagé par presque tout le
monde,19 et ne sont que très minoritaires -et divergentes entre elles- les
voix qui défendent une norme qui n'est pas trop différente en réalité (pour
L. Chifflet, la majorité des courtisans; pour A. Arnauld, les meilleurs de la
Cour et de Paris...).
C'est à travers l'examen des critères concrets, qui fondent le bon usage,
et auxquels les «honnestes gens» doivent conformer leur discours (oral et
écrit), que nous pourrons démontrer cette série d'affirmations.
3. Critères rhétoriques du bon usage.
De notre point de vue, il faut introduire dans le canevas explicatif de
ce phénomène -en plus des facteurs socio-politiques suffisamment développés: rôle de la monarchie, de la Cour, de l'Académie, des salons;
volonté d'ascension sociale...)- l'épanouissement d'un climat intellectuel et
d'une esthétique -préparés tout le long du XVIe siècle- qui gagnent
progressivement les cercles cultivés de la société française au XVIIe siècle.
Ce climat leur faisait partager les mêmes vues sur des questions générales
concernant l'homme, la morale, ou la langue: on part d'une méfiance
envers les sens en tant qu'instrument d'un véritable savoir (puisque ce qui
Par exemple, les Remarques de Vaugelas connaîtront 22 éditions entre 1647 et 1738, ce
qui constitue une preuve de l'énorme influence qu'il exerça.
19
construit l'homme c'est sa pensée); il faut donc agir par «art», en connaissance de cause, et non pas suivre ses passions, et ainsi cette philosophie
devient une école de comportement, on définit donc une morale (l'honnête
homme). De même, certaines idées sur le langage (origine naturelle/divine de la langue, conformité originelle du mot à la chose, conception de la langue comme reflet du monde des idées), dérivées du platonisme, avaient connu un regain de faveur au XVIe siècle et avaient trouvé
une place nouvelle dans le rationalisme cartésien).
Quant à l'application à la littérature (la poésie, en principe) des idées
du nouveau mouvement esthétique, il existe un accord général sur le rôle
de Malherbe. Nommé poète officiel à la cour d'Henry IV en 1605, puis de
Louis XIII, Malherbe est en effet l'initiateur d'un mouvement ou école
poétique dont on a souligné suffisamment les caractéristiques: goût de
l'ordre, de l'uniformité, de l'équilibre, rejet de ce qui est mal construit, de
l'irrégulier, de l'exubérance, de l'idiosyncrasie (donc opposition aux vieux
mots, aux néologismes, aux termes dialectaux -on parle même d'une
«dégasconisation» de la Cour-, à l'expression libre). Face au code esthétique antérieur (dérivé du goût oriental, selon De Bruyne, et qui resurgira
dans le baroque), qui définissait le beau dans l'ornatus, dans la qualité et
dans la richesse même quantitative de l'ornement (de là la valeur de la
copia verborum, de l'abondance des mots comme élément qualitatif), cette
école retournait à des valeurs classiques (romaines et grecques face à
l'orientalisme), à la conception de la beauté comme modération, proportion, harmonie, régularité.
Cependant, on n'insiste pas assez sur le fait que Malherbe ne rédige
pas un manifeste poétique, mais qu'il écrit de simples remarques (des
commentaires critiques) à propos d'un poète, Desportes; remarques
d'autre part, très laconiques (souvent un mot ou une petite phrase), écrites
dans les marges d'une copie de l'oeuvre de Desportes, et qui ne furent pas
éditées de son vivant20. Il est hasardeux par là de tout expliquer par la
seule action d'un homme (le «enfin Malherbe vint» de Boileau): il s'agit
plutôt d'un mouvement collectif qui prenait appui sur l'autorité des
écrivains classiques latins et grecs.
La particularité de ce mouvement réformateur, c'est qu'il ne se limite
pas à l'écriture poétique ou littéraire en appliquant un modèle classique
(qu'Horace définit dans son Art Poétique: unité, harmonie, ordre...), mais
qu'on l'étend à l'ensemble des usages de la langue, en prenant comme
modèle un rhétoricien, Quintilien. Les principes sur lesquels doit se fonder
C'est F. Brunot, en 1891, qui les édite pour la première fois, dans La Doctrine de
Malherbe d'après son commentaire sur Desportes.
20
le bon usage de la langue sont ainsi: la pureté (emendata oratio, latinitas), la
clarté (dilucida oratio), et la bienséance (decorum). Par là, la dérivation qui se
produit est de taille: on ne définit pas un modèle pour la poésie, mais pour
l'ensemble des productions écrites, dont la prose, et aussi des manifestations orales réglées publiquement (discours, sermons) et non réglées
jusque-là (conversations de Cour ou de salons, rapports sociaux). C'est-àdire, on étend à l'ensemble des productions langagières un modèle
d'écriture (ou de diction), y comprise la poésie, issu de la rhétorique.
Appliqués à la langue, ces principes marquaient un idéal esthétique
sous forme de tendances, mais ne résolvaient pas tous les problèmes qui se
posaient: le recours à certains critères grammaticaux (l'analogie et la
raison) était donc nécessaire, en certains cas. Il ne manquait pas, non plus,
de se produire des contradictions entre des critères rhétoriques, des
critères grammaticaux et l'usage fermement établi: il existait un terrain
énorme pour le désaccord, les distinctions subtiles, les exemples contradictoires, qui ne doivent pas nous faire perdre de vue, cependant, l’acceptation des principes généraux.
3.1.1. La pureté du langage.
L'étude de la pureté des mots faisait l'objet de la grammaire (latine,
puis française), dans la partie étymologie. On voulait indiquer par là la
valeur intrinsèque au mot, la considération du mot «nuement», isolé d'un
contexte quelconque. Du choix du mot juste dépendait tout l'édifice de
l'éloquence: ainsi La Mothe Le Vayer défend que les rhétoriciens, «maistres en éloquence» qui apprennent à «discourir» (utiliser les mots dans le
discours), interviennent dans cette question, fondamentale: «Il faut aussi
que ceus qui prétendent à l'éloquence facent leur premiere estude de la
valeur des mots et de la pureté des dictions» (1638: 13). C'est par là que
nous considérons la préoccupation pour la pureté du langage (aussi
propriété) comme une affaire de la rhétorique, puisqu'il s'agit non pas de
connaître de façon théorique, dans le domaine de la langue, mais d'en
régler l'usage dans le discours, ou dans l'actualisation de la langue en
parole.
Dans le cadre platonicien (repris et adapté par les théologues chrétiens), le langage primitif reflétait l'essence des choses, puisque Dieu avait
conféré à Adam le pouvoir de donner un nom aux choses. À la suite du
péché originel, les langues s'étaient corrompues (cf. le mythe de la tour de
Babel), les mots avaient changé de sens et de forme phonétique (de là la
diversité des langages). La question de savoir de quelle langue procédait
le français n'était pas moindre dans ce contexte: l'hébreu était considéré la
langue la plus proche de ce stade primitif de la langue originelle puisque
la tribu d'Heber n'avait pas participé à la construction de la tour de Babel
et n'avait donc pas subi la malédiction biblique. Les études étymologiques
entreprises (cf. Ménage (1650): L'origine de la langue françoyse, Paris,
Augustin Courbe), malgré leurs énormes erreurs, avaient mis en relief les
filiations, les procédés d'évolution de la signification des mots. L'un des
plus fréquents était l'extension par métonymie. La recherche de la pureté
dans le langage signifiait une volonté de retour au sens propre des mots,
dans une tentative de s'opposer à l'évolution (corruption) de la langue.
Il s'agissait en outre de retrouver l'harmonie originelle entre le mot et
la chose: si à chaque chose correspondait un mot, pourquoi maintenir
l'existence de plusieurs mots pour signifier une même chose ou idée?; il
fallait donc éliminer les mots qui n'apportaient pas une idée nouvelle par
rapport à un autre mot existant. La perfection d'une langue était octroyée
non pas par l'exubérance de vocabulaire (la quantité), mais par son
ajustement à la réalité extérieure, donc la restauration de l'ordre primitif.
L'épuration du vocabulaire était par là une entreprise de retour à un stade
linguistique perdu: de là l'intérêt pour les études lexicographiques et
sémantiques (L'Académie fixe comme priorité celle de composer un dictionnaire; F. Brunot souligne l'importance du travail sémantique quant
aux synonymes). Les grammaires de langue française (jusque dans le
XVIIIe siècle) contenaient toutes un chapitre intitulé Étymologie, consacré
précisément à la définition du sens propre de chaque mot, auxquels
suivaient les acceptions (sens dérivé du contexte, dans une expression
déterminée).
Cet effort de clarification du sens «nu» et en contexte de chaque mot
était ainsi une question capitale: si on trouvait qu'un mot répondait à une
idée, un sentiment ou une nuance, ou bien à un style (registre de langue),
il avait droit de cité. Ainsi, Madeleine de Scudéry admet l'emploi de air
(«que la nature donne», sans y penser) manières («la raison y a sa part»),
façons (il y a «un penchant à être prises en mal», affectation, minauderies)
puisque ces termes ne sont pas identiques et interchangeables. Elle défend
que «raisonner sur la politesse de nostre langue», chercher la définition de
chaque mot, son emploi, c'est contribuer à la recherche des fondements de
la propriété de chaque terme. On garde aussi, par exemple, chaud et
chaleureux, délimitant l'emploi de chaque adjectif (chaud doit être référé
aux objets, au climat, tandis que chaleureux est réservé aux personnes);
sinon, on tombe dans des emplois impropres.
Si par contre il existe une série de mots qui n'apportaient aucune
nuance de sens, ils étaient superflus: il était clair qu'il s'agissait d'inventions dues aux «caprices des particuliers» qui ne répondaient pas à la
pureté de la langue, dont elle n'avait pas besoin. Ainsi, sont rayés les mots
moult (en faveur de beaucoup), aucunefois (quelquefois).
Quant aux significations en contexte, ou acceptions, n'étaient admises
que celles qui supposaient une extension de sens dérivée de l'emploi d'une
figure de style. Cela donnait droit à utiliser le mot dans un registre de
langue différent de celui qui lui était assigné: par exemple, utiliser le terme
ascendant, propre à l'astrologie pour marquer l'astre que préside à la
naissance de quelqu'un, dans une phrase telle que: il a de l'ascendant sur ses
camarades (dans le sens de: il manifeste un esprit supérieur, une influence
sur eux) est correct, puisqu'on utilise une figure de style, et on ne prend
pas le terme (technique) dans son sens propre. Par contre, sont condamnées des extensions d'emploi qui ne possèdent pas un support stylistique,
ainsi Vaugelas censure les dictions: quitter l'envie (pour perdre), ennuis cessez (finis, terminés), eslever les yeux au ciel (lever), supplier Dieu (prier),
vénération (au lieu de révérence)...
La frontière entre emploi propre et impropre était donc très floue, et,
pour qu'une acception soit acceptée, on devait voir qu'il s'agissait d'un
emploi volontairement artistique; aussi, certains puristes manifestaient des
critères très étroits, et condamnent de façon rigoureuse cette utilisation
large des acceptions. Face à eux, s'élève La Mothe Le Vayer, qui invoque
plutôt le bon sens et les droits de l'éloquence: il est exagéré de dire que «si
vous vous servez d'une diction qui entre dans le style d'un notaire, il n'en
faut point davantage pour vous convaincre que nous n'estes pas dans la
pureté du beau langage». Et il cite Cicéron qui se moquait de ceux qui
avaient une telle peur de tomber «dans le vice d'ambiguïté et d'amphibologie» qu'ils ne prononçaient pas leur nom (1638: 30-41).
Un concept modérateur de la pureté est celui du gallicisme, qui
correspond à l'hellenismos, ou à la latinitas: «on appelle gallicisme une
manière de parler particulière à la langue française, et qui a quelque chose
contre les regles de la grammaire des autres langues», selon la définition
qu'en donne Nicolas Andry de Boisregard (Suite des réflexions critiques sur
l'usage présent de la langue françoyse, Paris, L. d'Houry, 1693: 113). Chaque
langue doit rechercher sa manière de parler propre, ce qui constitue son
essence, même si ce sont «des façons de parler irrégulières», du point de
vue des critères grammaticaux21. Ainsi, la recherche de pureté ne doit pas
Boisregard range dans le nombre des gallicismes certaines constructions du pronom
réfléchi (il s'est voulu tuer, il ne s'est pas voulu servir de son cheval: la règle au XVIIe siècle
imposait la place du pronom réfléchi devant le premier verbe; ou bien: il s'en va, il
s'enfuit, il se meurt, où le verbe ne peut pas «gouverner» un complément direct; on ne
peut pas dire: aller quelqu'un, enfuir quelqu'un...), du verbe être (il s'est piqué le doigt, il
s'est fait peindre, quand on veut dire: il a piqué à soi le doigt...), des constructions de
complément circonstanciel sans préposition (dormir la nuit, demeurer une heure), des
21
tomber dans des exagérations qui contredisent fortement l'usage: même si
c'est parler improprement de dire il est midy et demi (cela veut dire en
réalité: il est dix huit heures, et il faudrait dire: il est demie heure après
midi), il faut l'accepter puisque c'est la manière de dire consacrée par
l'usage.
De même, Bernard Lamy indique que
«les idiomes distinguent les langues les unes des autres aussi bien que les
mots. Ce n'est pas assez de parler françois de n'employer que des termes
françois; car si on tourne ces termes et qu'on les dispose comme feroit un Alleman ceux de sa langue, c'est parler alleman en françois» (1688: 78).
3.1.2. La clarté du langage.
La correspondance du mot à la chose institue la propriété des termes,
et celle-ci transmet la clarté au langage. On appelle à l'autorité d'Aristote,
pour établir, par le biais d'une philosophie du langage, un modèle esthétique: La Mothe Le Vayer indique en effet que
«Aristote a fort bien remarqué en quelque lieu de ses Topiques, que toute
diction inusitée ne peut éviter qu'elle porte en soi l'obscurité; car puisque
nous ne parlons et n'écrivons que pour estre entendus, d'où vient que la
premiere perfection de l'oraison consiste en ce point d'estre claire et intelligible, il s'ensuit que son principal défaut procédera de l'ambiguïté s'il s'y en
trouve» (1638: 15).
Par conséquent, la manière de parler et d'écrire ne peut pas s'opposer
aux intentions de la Nature: si celle-ci nous a donné la langue, et si l'art de
l'écriture nous a mis la plume dans la main, c'est «pour expliquer nettement et faire comprendre facilement nos intentions». L'esthétique, la
considération du beau, ne peut se fonder sur des critères allant à l'encontre
irrégularité de nombre (il est neuf heures) ou de sens (se battre contre quelqu'un n'a pas de
sens, puisque se battre c'est se donner des coups à soi-même), ou des expressions telles
que: il fait beau, il fait froid, il fait mauvais, être sur sa faim, se prendre à rire, connaître
quelqu'un de longue main... Bernard Lamy défend de même, au nom de l'usage («non est
lex loquendi, sed observatio, comme le dit Quintilien», 1688: 76) ces expressions,
«idiomes», ou «manières de parler» qui sont particulières au «génie» de chaque langue
(ainsi, c'est un hébraïsme dire: vanité des vanitez au lieu de dire la plus grande de toutes
les vanités).
de ces principes philosophiques. Soit dit en passant, on n'est pas loin de la
grammaire de Port-Royal, qui donne un pas de plus: non seulement la
langue a été donnée à l'homme pour qu'il exprime sa pensée, mais aussi la
langue reflète, dans son organisation même aussi, la pensée humaine.
Et ce passage est préparé par ces rhétoriqueurs, ces maîtres de style,
qui, à la suite de Malherbe, préconisent la clarté dans la construction de
l'«oraison», comme indique Brunot:
«Malherbe a entrevu ce que ses successeurs appelleront la netteté. Il a
poursuivi les phrases sans construction, même celles qui n'étaient qu'en apparence irrégulières, il a voulu les périodes suivies, symétriques, formées de
membres égaux en valeur et de nature semblables» (1966: III, 1è partie, 9).
Là encore, le terrain normatif était instable: l'obscurité pouvait venir
non pas du texte, ou de l'auteur, mais de l'ignorance de récepteur; ce
n'était pas une notion absolue, mais relative.
Cette notion de clarté s'applique à tous les éléments de la langue, dont
certains étaient compris comme éléments de la grammaire:
-mots isolés, et ainsi sont interdits les mots inusités, les néologismes,
les mots étrangers («sic fugias inauditum verbum atque insolens (rare)
verbum», selon la maxime d'Aulus Gellius): Vaugelas, dans ce sens, fait
figure de modération face à Malherbe qui avait déclaré -par boutadequ'on ne pouvait utiliser de mots ni construire des phrases que les «crocheteurs du Port-au-Foin» ne fussent pas capables de comprendre.
-manières de dire -qui ne soient pas considérées comme des gallicismes-, et donc condamnation des pléonasmes,
-syntaxe, au sens grammatical strict de l'époque («arrangement et
liaison régulière des mots): Vaugelas déclare nécessaire l'emploi du
pronom régime direct -dans la terminologie actuelle- en composition avec
l'indirect, et il faut dire: «j'ay dit au roi que j'avais le plus beau cheval du
monde, je le fais venir pour le luy donner»; l'expression du pronom sujet
devient obligatoire...
D'autres éléments qui faisaient l'objet de l'étude de la rhétorique sont
également concernés par cette recherche de la clarté dans l'expression: à la
clarté des mots doit correspondre une netteté dans la construction du
discours:
-la construction des phrases
doit suivre l'ordre sujet-verbe-objet,
domaine que la grammaire fera sien très bientôt et intégrera à la syntaxe;
-la composition générale du texte doit manifester de même l'organisation de la pensée: domaine qui est resté comme propre à la rhétorique, et
fut intégré et généralisé au XIXè siècle comme un élément central dans les
cours de langue française, avec la bonne fortune que nous tous savons
apprécier.
La qualité du style consistera précisément dans son adaptation à la
manière d'être (pureté, propriété) de la langue:
«Pour apprendre parfaitement l'usage d'une langue, il en faut étudier le
génie et remarquer les idiomes ou manières de parler qui lui sont particulières. Le génie d'une langue consiste en de certaines qualitez qui ceux qui la
parlent affectent de donner a leur stile. Le génie de notre langue est la netteté
et la naïveté. Les François recherchent ces qualités dans le stile» (Lamy 1688:
78).
À partir de ce travail sur le langage, qui commence avec l'école
poétique de Malherbe, qui continue par les réformateurs de la langue, et
culmine finalement avec l'école classique (dont les principes seront
énoncés après coup par Boileau), une idée commence à se dégager, vers le
milieu du siècle, et finit par s'imposer: la langue française est la plus
parfaite de toutes. Pour l'exprimer avec les mots de Vaugelas:
«Il n'y a jamais eu de langue où l'on ait escrit plus purement et plus nettement qu'en la nostre, qui soit plus ennemie des equivoques, et de toute sorte
d'obscurité, plus grave et plus douce tout ensemble, plus propre pour toutes
sortes de stiles, plus chaste en ses locutions, plus judicieuse en ses figures,
qui aime plus l'élégance et l'ornement, mais qui craigne plus l'affectation...
Elle sait tempérer ses hardiesses avec la pudeur et la retenüe qu'il faut avoir,
pour ne pas donner dans ces figures monstrueuses où donnent aujourd'huy
nos voisins... Il n'y en a point qui observe plus le nombre et la cadence dans
ses periodes, en quoy consiste la veritable marque de la perfection des langues» (Préface à la traduction de Quinte-Curce, in Brunot 1966: III, 1ère partie, 47).
3.1.3. La bienséance.
La notion de bienséance (decorum) est un critère rhétorique ou littéraire: il a d'abord un sens d'adaptation ou convenance de la langue (dans
la propriété des mots, dans l'ornement ou dans les figures de style) au
sujet, qui détermine le genre du discours. Ce critère rhétorique ancestral
reposait sur la correspondance des genera dicendi (genres de style, basés
sur des qualités générales: humble, moyen, sublime) avec le degré de
noblesse du sujet (décidé de façon bien sûr esthétiquement arbitraire). Le
mélange de genres était sinon condamné, du moins considéré comme une
entreprise indigne de mention artistique. Les qualités concrètes de la
diction ou de l'écriture devaient rechercher une similaire adaptation: on
parlait ainsi de styles simples, parés ou expressifs.
Au XVIIe siècle on recherche de même une correspondance des mots
au genre de style et au sujet: on catalogue les mots en classes ou niveaux
(style bas, style bienséant ou normal -aujourd'hui standard-, style soutenu), et aussi selon les registres (emplois familiers, rapports sociaux, et
aussi liés à l'exercice d'une profession ou d'une science). La bienséance
devient ainsi un concept très vaste, où l'on ajoute au sens rhétorique
ancien -valable pour l'écriture littéraire- une composante sociale (dérivé de
l'emploi des mots selon les classes sociales), morale (il y a une bienséance à
éviter des mots contraires à la pudeur) et esthétique (on doit éviter des
cacophonies).
Ainsi, La Mothe Le Vayer indique que l'orateur doit prendre garde
aux qualités sonores dans le choix des mots:
«il y a aussi une considération du mauvais son, et du peu de satisfaction que
reçoit l'oreille quand elle est touchée de quelque mot que l'usage n'a pas encore poli ni approuvé» (1638: 18).
Si La Mothe Le Vayer partage le critère central de la bienséance (il
n'admet pas les opinions des stoïciens selon lesquelles on de doit jamais
«tenir aucun mot ni aucune action pour indigne de nous, qui soit
conforme à la nature», et ainsi il faut éviter qu'un «mot juste tombe dans
un sens deshonnête»), il s'oppose, là encore, aux exagérations dans ce
domaine, aux «gousts extravagants», aux «bagatelles»: il tache de «grande
bassesse d'esprit» «cet examen scrupuleux de paroles, et j'ose dire de
syllabes». Ces personnes «donnent des lois injustes au langage français»,
et «ne sont pour réussir noblement aux choses sérieuses, ni pour arriver
jamais à la magnificence des pensées».22 Il oppose à ces «superstitions
puériles» l'opinion de Cicéron et défend une plus grande liberté dans
Il utilise là une expression condamnée par Vaugelas comme façon de parler très
française, mais très basse: être pour.
22
l'utilisation de la langue, au nom de l'éloquence («qui est ennemie des
grandes contraintes où nous portent ces vaines subtilités»), étant donné
que c'est «la richesse de toutes les langues de pouvoir diversifier non
seulement les paroles, mais encore ce que les Grecs ont nommé phase, les
Latins élocution, et nous façons de parler» (1638: 30-41).23
Vaugelas étend la bienséance à la langue à partir d'une bienséance
mondaine:
«Il y a une certaine dignité, mesme dans le langage ordinaire, que les honnestes gens sont obligés de garder, comme ils gardent une certaine bienséance en tout ce qu'ils exposent aux yeux du monde» (in Brunot 1966: III,
1ère partie, 50).
Les critères de détermination étaient encore là très flous, ou même
plus flous qu'ailleurs: les discussions, avivées par les modes ou les façons
d'un Salon ou d'un autre, furent très fréquentes dans ce terrain-là; et on y
mêlait des critères de bienséance à ceux de la propriété ou de la clarté du
langage: la polémique au sujet de car pour savoir où le classer (ou bien
pour l'éliminer en tant que terme inutile) dura plusieurs années. Courtin
met en relief la faiblesse des arguments sur lesquels étaient basées certaines dispositions dérivées de ce concept de bienséance:
«N'avoir que la conjecture et la cadence de l'oreille pour juge, ce ne sont pas
d'assez fortes raisons pour prétendre que tout le monde s'y soumette» (Traité
de la Paresse, ou l'Art de bien employer le temps en toute sorte de conditions, Paris,
H. Josset, 1677: 160).
3.2. Critères grammaticaux: l'analogie et la raison.
Cependant, il faut dire qu'il n'y avait aucune prétention à éliminer du vocabulaire
(du lexique de la langue) certains mots; on ne condamnait que des emplois qui ne
respectaient pas ce code de la bienséance. Ainsi, on ne pouvait pas employer le mot face
dans un niveau moyen de langue (puisque ce mot faisait venir à l'esprit l'expression
courante en langue familière) la face du Grand Turc (c'est-à-dire, le derrière), s'abat, par
homonymie avec le sabbath des sorciers, étaient des exagérations que le bon sens général
ne pouvait admettre. Les allusions aux parties du corps considérées malhonnêtes
n'étaient non plus guère dignes d'être dites en public (poitrine...). Si bien certaines
exagérations n'ont pas eu de succès, il faut dire que dans l'ensemble cet édifice de
classification est resté dans le français actuel.
23
La grammaire était sujette aussi aux modifications des «maistres du
langage»: Louis Petit (Discours satyriques et moraux ou satires générales,
Amsterdam, P. Mortier, 1688, dialogue XIII) s'emporte contre les membres
de l'Académie, qui «métamorphosent» le genre des mots, «ordonnent
comme il leur plaît de la conjugaison et du régime des verbes. Ils chicanent sur des relatifs, sur des particules, sur un que, sur un qui»... Il faut
dire cependant que ces réformes ne portent que sur des points concrets, et
souvent cherchent à régulariser, selon des critères logiques ou raisonnables, des emplois arbitraires, comme la question du genre ou la formation
du pluriel. L'évolution du siècle va se faire dans le sens d'une recherche
d'objectivation de la norme, à travers un certain retour au domaine de la
grammaire, par les notions d'analogie et de raison, et par une différentiation entre norme désirable et norme prescriptive.
Jean Godard (1620: 29-39) avait déjà marqué la différence entre un
usage naturel, commun ou vulgaire, qui se fourvoie fréquemment, et un
usage guidé par «les préceptes du jugement [...qui] va toujours le grand
chemin de l'art et de la raison»24.
Cet usage fondé sur l'art (de la grammaire) et le jugement, Vaugelas le
limite à l'éclaircissement des usages douteux, si les bons auteurs ont des
opinions partagées. C'est en effet à l'analogie que recourent les «maistres
vivants» en langue quand des doutes se présentent:
«cette analogie n'est autre chose en matiere de langues qu'un usage général
qui est déjà establi; ou bien, c'est une ressemblance ou une conformité qui se
trouve aux choses desja establies, sur laquelle on se fonde comme un patron
et sur un modele, pour en faire d'autres toutes semblables» (1647: IV).
Si l'on dit je vous prends tous à garant, il faut donc dire, par analogie, à
partie, à témoin (au singulier); on doit dire ils se font fort de dire cela, car on
dit ils demeurerent court (emplois adverbiaux). Pour Vaugelas, l'analogie
n'est ainsi qu'une extension de l'usage25. Il s'agit, comme on peut voir,
d'une analogie différente à celle proposée par Jean Godard, externe, tirée
Il cite même une anecdote de Quintilien à qui on avait reproché un usage fautif (le
prétérit pepigi au lieu de pactus; il réplique que dans l'ancienne langue, le verbe pago était
en usage -au lieu du papiscor actuel- et donc cet usage était correct, de la même façon que
du verbe cado on fait le prétérit cecidi).
24
Par exemple, il défend l'usage de recouvré (au lieu de recouvert, contrairement à
l'analogie interne de la langue, en raison de l'usage général (1647: 15-17).
25
d'exemples similaires rencontrés dans l'emploi des «bons auteurs» vivants,
qui n'approfondit pas dans l'histoire de la langue ni dans la raison générale.
Face à cette analogie de type externe, l'invocation à l'analogie interne
de la langue va être avancé parmi les réformateurs, dans la seconde moitié
du XVIIe siècle. Même subordonné à l'usage, il constitue un des moyens
qui sont utilisés pour connaître la langue:
«Cette manière de connoître l'usage d'une langue par la comparaison de plusieurs de ses expressions et par le rapport que l'on suppose qu'elles ont entre
elles s'appelle l'analogie, qui est un mot grec qui signifie proportion. C'est
par le moyen de l'analogie que les langues ont été fixées. C'est par elle que
les grammairiens, aiant connu les regles et le bon usage du langage, ont
composé des grammaires qui sont tres utiles lorsqu'elles sont bien faites,
puisque l'on y trouve ces regles que l'on seroit obligé de chercher par le travail ennuieux de l'analogie» (Lamy, 1688: 76).
Cette invocation à l'analogie (à l'art de la grammaire) devient ainsi un
appel à la raison. Cependant, la place assignée à l'analogie était réservée à
l'examen des cas douteux, nullement à servir de fondement à la norme
par-dessus le bon usage: la raison indique en effet qu'il est inutile de
s'opposer à un usage majoritaire.
Antoine de Courtin (Traité de la paresse, 1677: 144-161) va avancer un
autre concept de raison. Dans sa critique aux Nouvelles Remarques de
Bouhours, il s'élève contre l'idée «qu'il ne faut point raisonner en matière
d'usage». Au contraire, «si cet usage n'est toujours joint à la raison, c'est
proposer l'abus pour l'usage». S'abstenir d'utiliser la raison, ce serait
«s'aveugler en quelque façon». La raison, en effet, «pour ce qui regarde le
langage, est le rapport que l'esprit trouve qu'un terme ou une expression
ont avec des principes établis, certains et immuables». Il donne un exemple incontestable: la raison de dire cet auteur va estre drapé et non pas
drapée, c'est en raison du principe incontestable de l'accord de l'adjectif
avec le substantif («la syntaxe de convenance est celle par laquelle les mots
conviennent et s'accordent entr'eux en Genre, et en Nombre, en Cas, et en
Personne», Irson 1656: 87).
4. Du bon usage de la norme.
Le fondement de la norme était donc multiple et souvent insaisissable
ou contradictoire: les nombreuses polémiques sur l'application de la
norme à des points particuliers laissaient en fin de compte une impression
d'arbitraire dans les choix: dans certains cas, il ne restait plus aucun
fondement justificatif ferme, sauf celui d'une impression subjective: «ll n'y
a pas de regles determinées et qu'il ne dépend que du consentement d'un
certain nombre de gens polis, dont les oreilles sont accoûtumées à certaines façons de parler et à les habituer à d'autres» (François de Callières, Du
bon et du mauvais usage dans les manières de s'exprimer, Paris, Cl. Barbin,
1693: 138). Pourquoi préférer beaucoup à moult? Pourquoi s'opposer aux
latinismes, si «le français n'est autre chose qu'un latin corrompu?» Si c'est
une question de (bon) goût, pourquoi l'imposer comme règle?
Il était en effet très déraisonnable d'imposer comme obligatoire (to
prepon, obligation absolue) ce qui ne pouvait être que du domaine du
convenable, de l'opportun (to kairon), ou du désirable (to deon). Louis Petit
critique par exemple cette attitude dictatoriale de l'Académie, qui, dans
certains cas, n'a d'autre fondement que le bon plaisir, le «ainsi le voulons,
et nous plaist».
Bernard Lamy, faisant le point sur les opinions du siècle (La Rhétorique
ou l'art de parler, 1688: 72-77), concède la priorité à l'observation directe, à
l'expérience, selon la maxime de Quintilien («non est lex loquendi, sed
observatio»), obtenue à travers l'examen des conversations des gens qui
parlent bien et la lecture des bons livres. C'est bien sûr l'usage des gens qui
parlent bien qui continue à être invoqué comme norme: il n'y a plus
cependant une tyrannie de l'usage. Il admet, bien sûr, la maxime du
communis error facit jus; un usage erroné peut devenir général et s'imposer
(jus), mais ce jus n'est pas lex: aucune loi ne nous oblige à le suivre. L'évolution est importante.
Pour lui, par la connaissance des fondements de la langue (l'art de la
grammaire), on peut admettre qu'un certain usage soit fautif ou bien
choque la raison ou l'oreille («une méchante manière de parler»). On peut
dans ces cas-là «condamner les loix de l'usage qui sont opposées à celles
de la nature et de la raison», non d'une manière obligatoire, mais désirable: il n'y a qu'a choisir les expressions justes, étant donné qu'«on a la
liberté de ne pas se servir de celles qui sont mauvaises». La conception de
la norme a ainsi changé: il ne s'agit plus de remplacer un usage contraire à
la raison par un autre qui s'y conforme, à travers une prescription rigide
et sous forme négative, mais par un choix positif, désirable: l'utilisation du
bon et bel usage le langage bannira de l'usage les expressions corrompues.
C'est de cette façon que les langues grecque et la latine se sont polies, et
sont devenues belles et parfaites.
On peut observer encore que l'Académie, vers la fin du siècle, fera
sienne également cette même modération: elle élargira les critères d'emploi face aux archaïsmes: dans le dictionnaire qu'elle préparait, elle les
recueille en tant que tels, ne condamnant leur emploi que dans les discours ordinaires et sérieux, et pouvant être utilisables dans les conversations familières (non réglées) ou les genres littéraires ou oratoires bas
(burlesque, satyre, raillerie...).
5. Conclusion.
À travers les critères de type rhétorique (propriété, clarté, bienséance)
et ceux de type grammatical (analogie, raison) avancés par les «réformateurs» du langage pour asseoir leurs propositions, nous voyons qu'il
ne s'agissait pas d'une réflexion sur la norme simpliste, mais, au complexe
et riche en nuances. D'autre part, dans la question de l'application de la
norme à des cas concrets, sauf certains réformateurs, comme Bouhours,
partisans des interdictions fermes et des moyens constrictifs, l'attitude
générale est celle de la modération. Ce n'est pas à travers les moyens
coercitifs que la norme s'impose, mais à travers les pressions sociales. Ce
ne sont pas les réformateurs qui imposent un usage contre l'opinion
générale, comme certaines présentations laissent entendre (cf. Krailsheimer avec sa «révolution totalitaire»): tous leurs ouvrages s'intitulent
timidement comme des remarques, et non pas comme des décisions ou
lois, comme déclare Vaugelas dans sa préface. Les réformateurs en langue
n'étaient que les porte-parole d'un courant philosophique (passage du
platonisme au rationalisme cartésien) et esthétique (classicisme) qui les
dépasse largement; leur mérite, incontestable, est d'avoir appliqué aux
questions du langage de leur siècle ces courants idéologiques, d'avoir
défini un cadre de réflexion et de débat, d'avoir imposé -ça, oui- l'idée que
toutes les manifestations du langage pouvaient, en outre d'une expression
d'idées ou de sentiments, faire l'objet d'un «polissage» artistique, d'être
une question de goût.
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