En Turquie, Danone a promu son lait en poudre contre les

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En Turquie, Danone a promu son lait en poudre contre les
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Directeur de la publication : Edwy Plenel
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« la campagne publicitaire de Danone est trompeuse.
Les mères qui suivent les conseils de l’entreprise sont
susceptibles de passer au lait en poudre alors que ce
n’est absolument pas nécessaire ».
En Turquie, Danone a promu son lait
en poudre contre les recommandations
internationales
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.
PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 29 JUIN 2013
Danone a affirmé dans des publicités, articles,
interviews et lors d’ateliers pratiques à destination
des mères que le volume de 500ml est une
recommandation de l’Organisation mondiale de la
Santé (OMS) qui soutient sa campagne. Dans sa
documentation à l’intention des professionnels de
santé, le groupe utilise le logo de l’OMS. En
réalité, ce volume de 500ml n’a jamais constitué
une recommandation de l’OMS et la campagne va à
l’opposé de la politique de l’Organisation en matière
de nutrition infantile.
Une enquête de Melanie Newman (Bureau of
Investigative Journalism). Traduction Gabrielle
Blanchout.
Mai 2011. Quelques heures après la naissance de
leur premier enfant, une petite fille prénommée
Azade, Sezai et Hilal Ozan Zeybek reçoivent leur
premier SMS de Bebelac, une marque de lait infantile
appartenant au groupe Danone en Turquie. « Pendant
quelques semaines, ils nous ont envoyés des messages
utiles, sans aucune référence au lait infantile. Ils
soulignaient l’importance de l’allaitement maternel.
Puis, subtilement, les messages ont changé », raconte
le jeune papa.
Les conseils de l’OMS et de l’UNICEF, corroborés
par la plupart des experts internationaux, vont dans
le sens d’un allaitement maternel exclusif les six
premiers mois de vie. Après cela, il est recommandé
d’introduire progressivement d’autres aliments, tout
en continuant d’allaiter son enfant à la demande.
« L’OMS ne donne aucune recommandation en termes
de volume de lait maternel », explique le Dr Joao
Breda, responsable du programme de nutrition de
l’Organisation.
« Ils ont commencé à nous mettre en garde contre
les risques de malnutrition. On nous a dit : “ Si
vous pensez que votre bébé n’est pas assez nourri,
appelez notre hotline.” » Des mises en garde qui ont
continué au fur et à mesure que la petite fille du
jeune couple grandissait. « Nous avons été informé
qu’après six mois, le bébé aurait besoin de 500ml
de lait. Si la mère ne pouvait fournir cette quantité,
on nous conseillait d’utiliser des compléments. Nous
n’avons jamais appelé la hotline, mais les messages
ont continué d’arriver. Et de nous déstabiliser »,
affirme Sezai Zeybek.
Ces deux organisations démentent catégoriquement
appuyer l’initiative de Danone. L’OMS a indiqué au
Bureau of Investigative Journalism (BIJ) avoir écrit
cette semaine à Danone, pour demander la suppression
de « toute référence à l’OMS qui puisse sous-entendre
que l’OMS soutien cette campagne ». Elle indique
également que leur logo a été utilisé sans autorisation.
Danone s’est également targué dans un blog du
soutien de l’UNICEF à sa campagne, alors qu’en mars
dernier l’UNICEF écrivait à Numil pour souligner
que « la branche turque de l’UNICEF… qui a une
fonction représentative en Turquie, n’appuie pas cette
campagne. »
Sezai et Hilal sont l’un des couples destinataires d’une
campagne marketing massive et réussie en Turquie de
la multinationale agroalimentaire Danone, propriétaire
des marques de lait infantile Milupa, Aptamil et
Bebelac. Cette campagne a conduit à une forte hausse
des ventes de lait infantile de Danone en Turquie,
mais elle a sans doute poussé de nombreuses mères
qui allaitaient leurs enfants à leur donner du lait en
poudre sans raison. Car cette campagne repose sur des
informations approximatives et déformées. Selon le
docteur Colin Michie, directeur du Collège Royal de
Pédiatrie et de Santé de l’Enfant (Grande-Bretagne),
Même sans ces affirmations erronées, une campagne à
destination des mères allaitantes qui questionnerait la
qualité ou la quantité de leur lait serait controversée.
Les experts s’accordent sur le fait que les bénéfices en
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termes de santé du lait maternel sont bien supérieurs
à ceux de tous les substituts. De nombreuses études
internationales ont démontré que la raison la plus
fréquemment évoquée par les mères pour arrêter
l’allaitement maternel est la peur que leur lait ne
suffise pas à couvrir les besoins de leurs bébés.
substituts, au lieu d’augmenter sa dose de lait ». C’est
sur la base de cette “ demande ” des consommateurs
que Danone a lancé sa “ campagne de santé publique”.
Après le scandale du lait infantile qui avait conduit au
boycott de Nestlé dans les années 80, l’OMS a mis
en place le Code international de commercialisation
des subsituts de lait maternel qui vise à bannir toute
forme de publicité pour les produits de substitution du
lait maternel. L’une des critiques, déjà émise il y a plus
de 30 ans, est qu’une part importante des campagnes
de publicité de l’entreprise clament que « quand le lait
de maman n’est pas suffisant, nos produits aident à
combler la différence ».
Mais d’abord, Numil a enrôlé 577 pédiatres pour
évaluer les volumes de lait maternel produits par les
mères d’enfants de six mois. Les docteurs ont soit
utilisé des tire-laits – une méthode considérée comme
peu fiable par les autorités pédiatriques, notamment
le Collège Royal de Pédiatrie et de Santé de l’Enfant
(Grande-Bretagne) – soit pesé les bébés avant et après
la tétée. Leurs résultats, jamais publiés ni soumis à
évaluation par leurs pairs, ont quantifié le lait produit
par les mères à 290ml par jour, en moyenne.
Une caution scientifique douteuse
L’histoire de cette campagne marketing menée par
Danone commence en 2009, au sein de Numil,
sa branche nutrition pour la Turquie. Avec une
population de plus de 73 millions d’habitants, un
taux de natalité relativement élevé et des salaires en
augmentation, le potentiel d’expansion du marché de
la nutrition infantile en Turquie est énorme. Mais
la plupart des mères, comme Hilal Ozan Zaybek,
n’achètent pas de lait en poudre.
Le blog indique que Numil a travaillé en concertation
avec l’OMS pour obtenir un volume de lait maternel
recommandé de 500ml. En réalité, ce chiffre a
été déduit d’une publication de l’OMS qui tente
de quantifier les besoins alimentaires des bébés
en plus du lait maternel. Cette publication citait
un article scientifique utilisant une moyenne de
calories obtenues par le lait maternel pour calculer
des besoins en aliments complémentaires. Danone a
ensuite utilisé ces moyennes pour le lait maternel
en tant que recommandations et les a convertis en
millilitres. (Lire sous l'onglet Prolonger.)
Le pourcentage des mères allaitantes en Turquie est
plus élevé qu’en France ou en Grande-Bretagne. En
moyenne, elles allaitent également plus longtemps.
Mais les mères turques ont aussi pour habitude
d’introduire du lait de vache et des aliments solides
avant l’âge, recommandé par l’OMS, de six mois.
C’est ce problème de santé publique qui sous-tend
ce que Danone décrit comme son « programme
d’éducation sur le lait maternel ».
S’en est suivi une campagne de sensibilisation à
destination des professionnels de santé et des parents,
indiquant que les enfants de plus de six mois ont
besoin de 500ml de lait maternel. Cette campagne
s’appuyait sur le slogan « Her Gun Yarim Litre » («
Un demi-litre par jour »). « Ce n’est pas une
campagne marketing propre à Danone », explique
Tout a commencé à l’initiative du directeur marketing
Jan Van Twillert, qui s’appuyait sur ce problème
connu et documenté de longue date et sur des
demandes émanant des consommateurs. Si l’on en
croit un blog de Danone, les mères se rendaient compte
vers six mois qu’« il manquait quelque chose à leur
enfant [et donc] utilisaient les fruits et légumes comme
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la multinationale, « mais une campagne réalisée en
collaboration avec l’Association turque de pédiatrie,
fondée sur les recommandations de l’OMS ».
s’accordent sur le fait qu’il est extrêmement difficile
de mesurer les quantités obtenues par un enfant au
sein. « Il n’y a pas, à notre connaissance, de test validé
scientifiquement qui permette d’évaluer en ligne le
volume de lait maternel », indique le professeur Mary
Renfrew, experte en santé des mères et de leurs
enfants à l’Université de Dundee et membre du conseil
d’administration de la branche anglaise de l’UNICEF.
Elle ajoute que «la composition du lait maternel varie
en fonction de l’âge et du stade de développement
de l’enfant, ainsi qu’au cours de la journée. De ce
fait, 50ml de lait à un moment de la journée auront
une composition très différente de 50ml du lait de la
même mère à un autre moment. Se baser sur un volume
fixe n’a donc pas de sens. C’est aussi très difficile à
mesurer de manière exacte. »
Cependant, la plupart des supports de la campagne à
destination du public recommandent l’utilisation de
lait en poudre si la production de lait de la mère
n’est pas suffisante pour atteindre les 500ml. Un spot
TV explique ainsi que « votre bébé a besoin d’au
moins 500ml de lait maternel chaque jour. Si votre lait
n’est pas suffisant, donnez lui Aptamil pour renforcer
son système immunitaire. » Pour illustrer la campagne,
Danone utilise l’image d’un pichet de 500ml ou
d’un biberon de lait placé au milieu d’un bouclier
orange – le même bouclier orange qui apparait sur les
boites d’Aptamil. Certains supports montrent un bébé
tenant et buvant un biberon de lait. Le site de Danone
contient également, sous le slogan « Her Gun Yarim
Litre », des témoignages de mères satisfaites après
avoir donné Aptamil à leurs bébés à partir de l’âge de
quatre mois car leur lait maternel n’était pas suffisant.
Plusieurs experts ont exprimé leur inquiétude au sujet
de la campagne de Danone. « Elle incite les mères à
douter du fait que leur lait soit suffisant », affirme
le Dr Gonca Yilmaz, directrice de l’unité de soins
pédiatriques à l’hôpital universitaire Dr Sami Ulus
d’Ankara, l’une des plus importante du pays.
L’UNICEF suggère plusieurs moyens pour les mères
d’accroitre leur production de lait si celui-ci leur
semble insuffisant et prévient que le recours au biberon
peut entrainer une diminution de la production de lait
maternel.
Deuxième versant de sa campagne marketing, le
groupe organise des ateliers gratuits sur le thème de la
nutrition infantile, dans les supermarchés et magasins
spécialisés. Une journaliste du Bureau of investigative
journalism a participé à l’un de ces ateliers, le 12
mai 2013, au magasin Baby World d’Istanbul. Lors de
cet atelier, un nutritionniste travaillant pour Danone
a recommandé le lait en poudre pour les enfants
ne recevant pas assez de lait maternel. Un fait que
les parents étaient invités à vérifier en remplissant
le questionnaire en ligne. Des échantillons gratuits
d’Aptamil étaient distribués. Le nutritionniste a aussi
fait référence à l’OMS : « Nous organisons des
conférences en collaboration avec l’Organisation
mondiale de la Santé tout au long de l’année. Ils nous
disent que si un bébé est âgé de 0 à 6 mois, vous devez
La campagne de Danone incluait un test en-ligne
prétendant permettre aux mères de vérifier si elles
produisaient bien leurs 500ml. Initialement intitulé
« Sutum Yeterli Mi ? » (« Est-ce que mon
lait est suffisant ? »), il a ensuite été renommé
« Bebegimi Dogru Besliyor Muyum» (« Est-ce
que je nourris correctement mon enfant ? »).
L’une des pages Facebook officielle de l’entreprise
proposait des réductions sur des boites d’Aptamil ou
des biberons gratuits si les mamans se soumettaient
au test.
26% de croissance... pour la branche de
Danone
Numil indique que dans les premiers temps de la
campagne plus de 19 000 mères ont répondu, parmi
lesquelles 71% ont été testées comme produisant
moins de 500ml. Le site conseille à ces mères d’utiliser
du lait infantile en poudre. Or, la plupart des experts,
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lui donner au moins 750 ml de lait maternel ou en
poudre par jour. Si le bébé a entre 6 et 36 mois, c’est
un demi-litre au sein ou au biberon. »
turques pendant les six premiers mois de vie.
L’Association nationale turque de pédiatrie, avec
laquelle à Danone a collaboré par le passé, soutien
cette campagne. « C’est notre troisième année de
collaboration », indiquent-ils. « Durant cette période,
nous avons pu constater que Danone (Numil) a
pour objectif final l’augmentation de l’allaitement
maternel. »
Mais la pédiatre turque Dr Yilmaz juge que donner des
compléments sous forme de lait en poudre ne répond
pas au problème de l’introduction précoce d’aliments
complémentaires. Elle suggère plutôt d’augmenter « la
conscience de l’importance de l’allaitement exclusif
les six premiers mois. » Quelle que soit l’intention
derrière la campagne publicitaire de Danone, son effet
sur les ventes de lait infantile est notable. Gamze
Cuhadaroglu a affirmé à la fin de l’an passé que Numil
était la plus rentable des branches de nutrition infantile
européennes de Danone, avec 26% de croissance.
La campagne est défendue par la directrice générale
de Danone nutrition infantile en Turquie, Gamze
Cuhadaroglu. Elle explique que les mères introduisent
le lait de vache et la farine de riz trop tôt tout en
suggérant dans plusieursinterviews que ce problème
pourrait être atténué grâce au lait en poudre. « Notre
principal problème en Turquie est que les mères ne
se rendent pas compte de la nécessité d’utiliser du
lait en poudre. Elles se disent : “Pourquoi auraisje besoin de lait en poudre puisque j’allaite mon
bébé et que je le nourris avec de la farine de riz.”
» En 2012, elle révélait également que la priorité de
Danone en Turquie « n’est pas de prendre plus de
parts de marchés, mais d’étendre le marché [du lait en
infantile]».
La campagne a même été mise en avant dans le rapport
annuel à destination des actionnaires publié par le
siège social de Danone à Paris. « Notre campagne
de sensibilisation s’est attaqué à un problème de
santé majeur tout en dynamisant le marché turc de
l’alimentation infantile, générant une croissance de
15% », peut-on ainsi lire dans le rapport annuel
2011. Lors d’une réunion des actionnaires à Paris en
2012, Emmanuel Faber, Vice-président et Directeur
général délégué de Danone a dévoilé le succès de
cette campagne à destination des professionnels de
santé. « Avec cette campagne, nous avons augmenté
radicalement, de plus de 5 à 6%, notre taux de
recommandation par les professionnels de santé. »
Interrogée par le BIJ, Gamze Cuhadaroglu a répondu
que « le travail mené par Danone au côté des instances
turques vise à améliorer la nutrition et non pas à
concurrencer le lait maternel. » Elle a également
ajouté que le groupe estimait que l’augmentation
des ventes de lait infantile était simplement liée à
leurs encouragements à destination des parents, les
incitant à donner une nourriture plus appropriée à leurs
enfants. Numil indique que l’estimation faite par les
mères de leur production de lait était passée durant
la campagne de 214 à 337ml, mais aucuns détails
complémentaires de ces résultats non publiés n’ont été
rendus disponibles.
Pour Danone, il est clair que cette campagne
marketing est une réussite. Le groupe souligne
ainsi sur l’un de ses blogs que cette initiative
montre comment les objectifs commerciaux peuvent
étroitement « fonctionner en parallèle des actions de
santé publique. »
Le groupe soutien également que ce sont ses efforts
antérieurs en matière d’éducation nutritionnelle, qui
ont contribué entre 1993 et 2010 au fort accroissement
des taux d’allaitement exclusif chez les mères
Une enquête de Melanie Newman (Bureau of
Investigative Journalism). Traduction : Gabrielle
Blanchout
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