Main basse sur la bombe pakistanaise? - E
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8 HISTOIRE VIVANTE LA LIBERTÉ VENDREDI 28 JANVIER 2011 Main basse sur la bombe pakistanaise? NUCLÉAIRE • Un engin atomique pourrait-il un jour tomber aux mains des talibans, voire d’al-Qaïda? Scénario cauchemar pour les Américains qui ont jeté des filets de sécurité autour de la «bombe islamique». PASCAL BAERISWYL CHRONOLOGIE Et si, un jour, la «bombe pakistanaise» tombait aux mains des talibans, voire d’al-Qaïda? Ce scénario catastrophe – largement médiatisé en Occident – hante les stratèges américains de la Défense depuis une dizaine d’années. A savoir, depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York. Pourtant, les experts de la question n’y croient guère, du moins dans l’immédiat. «Il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure aujourd’hui. Les islamistes pakistanais sont extraordinairement divisés. Il n’existe aucun mouvement politique extrémiste qui ait la capacité de s’imposer au niveau national, légalement ou par la force», analyse le spécialiste en recherche stratégique Bruno Tertrais, qui ajoute cependant: «A plus long terme, on peut craindre la dispersion de l’arsenal pakistanais en cas d’effondrement ou d’éclatement du Pakistan.» Un statut ambigu Cette confiance à court terme illustre bien l’ambiguïté du statut nucléaire du Pakistan, mais aussi celle des Occidentaux à son égard. Pour mieux la comprendre, il faut remonter au début des années 70. 1947 Août: indépendance de l’Inde et du Pakistan . Début du conflit entre les deux pays. 1998 Le Pakistan procède à six essais nucléaires, deux semaines après des essais indiens. 2001 Les Etats-Unis lèvent les sanctions imposées au Pakistan, en 1998, après leurs essais nucléaires. 2002 Premiers tirs d’essai de missiles balistiques. 2004 Le «père de la bombe atomique pakistanaise», Abdul Qadeer Khan, reconnaît sa responsabilité dans des fuites de technologie nucléaire depuis une dizaine d’années vers des pays tiers. 2007 Benazir Bhutto est tuée à Rawalpindi dans un attentat-suicide. Vague d’attentats. 2008 Pervez Musharraf démissionne. Asif Ali Zardari élu président. 2009 la Haute Cour d’Islamabad libère le Dr Abdul Qadeer Khan, assigné à résidence depuis 2004. Haine de l’Occident (ici des activistes d’un mouvement fondamentaliste) et risque de désintégration du pays font peser à moyen terme de lourdes menaces sur l’armement nucléaire pakistanais. KEYSTONE pakistanais va profiter d’un concours de circonstances au niveau international. Tout d’abord, en pleine guerre froide, les Etats-Unis vont sciemment «laisser faire», au motif de leur alliance stratégique contre l’URSS, et cela jusqu’à la fin des années 80, c’est-àdire après le départ soviétique d’Afghanistan. A peine le Mur de Berlin tombé, les attaques pleuvent soudainement contre le programme secret d’Islamabad et cela jusqu’aux premiers essais nucléaires pakistanais (1998), qui suivent de quelques jours ceux de l’Inde. Bien que condamnés, ces essais instituent une sorte d’équilibre de la terreur à caractère dissuasif entre les deux voisins ennemis. Un équilibre qui perdure jusqu’à nos jours, même si la menace d’un engagement nucléaire régional reste réelle. Il y a «équilibre de la terreur» entre les deux voisins ennemis En réaction à la guerre contre l’Inde (1971) et au premier test atomique indien (1974), le «pays des purs» lance son programme nucléaire. «Si l’Inde fabrique la bombe, nous sommes prêts à manger de l’herbe ou des feuilles d’arbres, et même à connaître la famine, mais nous aurons aussi la nôtre», clame alors le président Ali Bhutto. Habilement, Bhutto enrobe l’ambition pakistanaise dans l’honneur blessé des musulmans en revendiquant une «bombe islamique»... Modeste à son origine, le programme LA SEMAINE PROCHAINE L’HISTOIRE MÉCONNUE DE L’OBSOLESCENCE Certains produits de consommation, comme les ampoules électriques ou les imprimantes d’ordinateurs, ont une durée de vie volontairement limitée pour en augmenter la consommation? C’est ce qu’on appelle «l’obsolescence programmée», un modèle économique inventé dès 1920. Ses partisans affirment «qu’un article qui ne s’abîme pas est une tragédie pour les affaires», mais comme le démontre cette enquête, c’est surtout une tragédie pour les consommateurs et pour l’environnement! RSR-La Première Du lundi au vendredi de 15 à 16 h Histoire vivante Dimanche 20 h 30 Lundi 23 h 45 Un homme providentiel Pays sous-développé, le Pakistan a su profiter du contexte international pour se doter d’un armement nucléaire, avec en particulier le soutien technologique de la Chine (accord de coopération nucléaire de 1976) et de la Corée du Nord. Dans ce but, le célèbre physicien Abdul Qadeer Khan va jouer un rôle crucial, digne d’un roman d’espionnage: pillage de données sensibles dans l’entreprise néerlandaise où il travaillait, importations de composants nucléaires, développement d’un réseau d’importation puis d’exportation de matériaux nucléaires, etc. Mégalomane, Khan va même réussir à s’imposer un temps face à la puissante PAEC (Commission pakistanaise de l’énergie atomique). Etat dans l’Etat, il va accélérer le programme pakistanais, avant de plonger dans une industrie de la prolifération atomique qui provoquera sa chute. Mais le mal est fait: par l’entremise du système Qadeer Khan, le Pakistan devient le principal Etat proliférant et le premier pays islamique à posséder la bombe. C’est ainsi qu’en 2003, les agents de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) seront stupéfaits de découvrir en Iran des centrifugeuses... copies conformes des plans dérobés dans les années 70 aux Pays-Bas par Khan! Surveillance américaine Idole nationale tombée en disgrâce, Khan est aujourd’hui libre. Mais son aventure est édifiante à plus d’un titre. En dépit de toutes les garanties officielles, Khan a montré à quel point la prolifération nucléaire peut échapper à tout contrôle. Même les services américains, qui étaient au courant, ont été impuissants à limiter l’étendue du trafic: Libye, Corée du Nord, Syrie, Iran en ont profité à des degrés divers. Des trafics qui ont impliqué également des ressortissants de pays occidentaux, à l’instar de la famille Tiner en Suisse. Conscients du désastre, les services américains vont une fois encore changer de stratégie. Depuis 2001, ils ont injecté des centaines de millions de dollars pour la sécurisation des installations nucléaires pakistanaises. «Ils auraient même proposé de prendre en charge les propres codes de mise à feu. En fait, les bombes ne seraient même pas assemblées, les éléments étant dispersés justement pour éviter un emploi accidentel et abusif», note l’historien Nicolas Ténèze. L’homme malade de l’Asie «On imagine, poursuit Ténèze, que dans l’enveloppe des aides, Islamabad a promis une vassalité atomique.» On sait aussi que l’Inde s’est engagée à ne jamais être la première à engager son 2010 Attentats en série. Depuis 2007, près de 4000 personnes ont été tuées au Pakistan lors d’attentats perpétrés notamment par les talibans pakistanais. LIB feu nucléaire. L’ennui, c’est que les alliances régionales sont fluctuantes et l’appui désormais ouvert de Washington à New Delhi (pour contrer la Chine) a profondément indisposé Islamabad. De plus, le Pakistan reste «l’homme malade de l’Asie», selon l’expression de l’actuel président Zardari. «Le Pakistan est l’un des rares grands pays au monde qui ne soit pas en voie d’achever sa transition démographique», analyse Bruno Tertrais, avant de conclure: «Le risque de fragmentation du pays, voire de sa transformation en «émirat» animé d’un esprit de croisade anti-occidentale, n’est pas seulement possible: il est probable. Et qu’adviendrait-il des armes nucléaires en cas d’effondrement du pays?» > Sur le sujet: Bruno Tertrais: «Le marché noir de la bombe», Buchet-Chastel, 2009. Nicolas Ténèze: «Le Pakistan et le mythe de la bombe islamique», 2009. Un pays fragile à l’instabilité permanente «Nous vivions parfaitement en paix. Maintenant, nous sommes dans une situation telle que si quelqu’un va au marché faire ses courses, il n’est pas sûr de pouvoir rentrer chez lui. Le Pakistan est devenu une terre de guerre...» Ce constat alarmiste est de Riaz Khokhar, ancien ministre des Affaires étrangères du Pakistan, interrogé dans le récent documentaire de Nicolas Glimois «Faut-il avoir peur du Pakistan?» (diffusé dimanche soir sur TSR2). Difficile d’imaginer, en effet, pays plus menacé dans sa stabilité que le Pakistan. Toute son histoire, depuis sa séparation douloureuse d’avec l’Inde (1947) jusqu’à nos jours en témoigne. Rares sont les peuples à avoir traversé ce que le «pays des purs» a subi: guerres à répétition avec l’obsessionnel ennemi indien, perte de plus d’un tiers de son territoire (Bangladesh, 1971), accueil de millions de réfugiés afghans (guerre avec l’URSS), terreur intérieure liée au fondamentalisme islamiste (depuis les années 90). Depuis 2007, près de 4000 personnes ont été tuées dans des attentats au Pakistan. KEYSTONE Surtout, le Pakistan est un pays dont le sort a toujours été surdéterminé par la géostratégie des grandes puissances. Pays allié des Etats-Unis durant la guerre froide, fer de lance du monde libre contre l’URSS (1979-89)... la bonne étoile pakistanaise chute avec celle du Mur. D’un jour à l’autre, il est mis au ban du fait de son programme nucléaire. Pour les Etats-Unis, cette terre musulmane perd provisoirement son intérêt straté- gique au profit de l’Inde. Mais les attentats de 2001 et la guerre en Afghanistan contraignent l’Amérique à un nouveau revirement (aide militaire massive au Pakistan à partir de 2001). Trop tard! Dégrisés par ces volte-face, les militaires au pouvoir, depuis Zia Ul-Haq jusqu’au général Musharraf, vont jouer à leur tour un double jeu permanent. Preuve en est le soutien à la création des talibans, puis à leur expansion. Des talibans qui vont tellement grossir qu’ils finiront pas menacer le pouvoir même d’Islamabad. De là le sanglant épisode de la «Mosquée rouge» dont l’occupation par les islamistes radicaux s’est achevée dans un bain de sang (2007). Avec ses coups d’Etat militaires, puis ses périodes de régime civil s’achevant sur de nouvelles violences, le Pakistan semble enferré dans une spirale infernale. Seul son statut nucléaire lui permet encore de rivaliser – apparemment – avec une Inde en plein boum. Il n’empêche, le Pakistan conserve la clef des problèmes majeurs de la région. C’est aussi ce que confirme Steve Coll, écrivain et président de la New America Foundation: «Le futur de l’Asie du Sud repose sur une normalisation entre l’Inde et le Pakistan [...] C’est dans l’intérêt du Pakistan, comme dans celui de son armée, de s’attacher à la locomotive indienne...» PAB > A noter que ce dossier sur le Pakistan fait aussi l’objet d’une fiche pédagogique sur www.alliancesud.ch/fr (documentation)