Position de thèse - Université Paris

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Position de thèse - Université Paris
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE 1
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Histoire
Présentée et soutenue par :
David LACHAPELLE
le : 28 novembre 2015
Recherche sur la logistique des armées romaines
sous le Haut-Empire
Sous la direction de :
M. Yann LE BOHEC – Titre, établissement
Membres du jury :
Mme Soazick KERNEIS – Professeure, Université Paris X-Nanterre
Mme Michèle DUCOS – Professeure, Université Paris IV-Sorbonne
Mme Catherine WOLFF – Professeure, Université d'Avignon
M. Pierre COSME – Professeur, Université de Rouen
M. Nicolas SIRAUDIN – Colonel, 511e régiment du train
1
2
3
RECHERCHES SUR LE DROIT ET LA LOGISTIQUE
DES ARMÉES ROMAINES SOUS LE HAUT-EMPIRE
4
Après avoir entamé la rédaction de cette thèse, nous nous sommes rapidement rendus
compte que le centre d'intérêt de la recherche débordait le simple aspect logistique des
armées romaines pour englober également le droit romain en général, et la fiscalité en
particulier. Après mûre réflexion, nous avons convenu de ne pas changer le titre officiel
de la thèse. En effet, le titre actuel reflète bien, malgré tout, le sujet traité, et la
modification proposée est somme toute mineure. Nous avons donc opté pour une solution
qui ne perturberait ni l'administration, ni le service des doctorats, en suggérant de
rajouter, en sous-titre, Recherches sur le droit et la logistique des armées romaines sous
le Haut-Empire. Cette décision a été prise de plein gré, et, advenant qu'elle puisse
déplaire, nous nous en excusons.
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Recherches sur le droit et la logistique des armées romaines sous le Haut-Empire
Résumé :
Les armées romaines républicaines avaient atteint un haut degré d'organisation.
Avec l'avènement du Principat, les légions furent établies aux frontières de l'empire, et
l'approvisionnement dut se maintenir en période de paix. Cette thèse tente d'expliquer le
système logistique des armées romaines sous le Haut-Empire. Pour ce faire, il faut
d'abord évaluer les besoins en nourriture, en matériaux et en animaux. Il est également
nécessaire de présenter les théories actuellement reçues, et d'expliquer les bases sur
lesquelles elles se fondent, afin de comprendre les biais qui auraient pu s'y introduire
inconsciemment.
Pour la suite, la recherche s'articule autour de deux axes différents, mais
complémentaires : d'abord la logistique en période de guerre, puis la fiscalité. La question
de la logistique en période de guerre, incluant l'ère républicaine, a été abordée sous trois
angles : l'approvisionnement individuel, celui organisé par le général et celui organisé
depuis la capitale. La compréhension de ces aspects est primordiale pour évaluer la place
qu'occupait chacune des méthodes de ravitaillement dans le tableau de la logistique.
Ensuite, elle permet de mettre en évidence les circonstances entourant certaines
habitudes, ainsi que les tendances qui se démarquent.
La fiscalité, qui n'est trop souvent étudiée qu'en surface par les historiens militaires,
est cependant au cœur de la logistique en période de paix. Les réquisitions étaient
remboursées par l'argent des impôts, les achats également. La présence d'un impôt en
nature pourrait changer la donne. Suit enfin une présentation de l'organisation qui
encadrait le service logistique et des infrastructures qu'il employait.
Mots-clé : Empire romain; Guerre; Ravitaillement; Logistique; Fiscalité; Impôt en
nature; Annone militaire (Annona militaris); Blé (Frumentum); Transport; Entreposage.
6
Research on the Law and the Logistics of the Roman Army during the Early Empire
Summary :
The roman armies of the republican era had reached a high degree of organization.
With the coming of the Principate, the legions were sent on the frontiers of the empire,
and their supplying had to be maintained during peacetime. This thesis tries to explain the
logistical system of the roman armies under the Early Empire.
To do so, the needs in food, materials and animals must be assessed. It is equally
important to present the theories actually accepted, and to explain the basis on which they
stand, in order to understand the biases which may have been introduced unconsciously.
For the next part, the research focuses on two very different, yet complementary
axes : firstly, the logistics in times of war, and secondly, the tax system. The question of
the logistics in times of war, which includes the republican era, has been studied under
three angles : individual supplying, supplying organized by the general, and the one
organized from the capital. The understanding of these aspects is paramount to assess the
importance each of those methods of supplying occupied in the bigger picture of the
logistics. It will also allow to underline the circumstances surrounding some habits and
the tendencies that emerge.
The tax system, which is often studied too briefly by modern military historians, is
however at the heart of the logistics in peacetime. Requisitions were reimbursed with tax
money, the same is also true for purchases. The presence of a tax in kind could change
our understanding of the system. A presentation of the organization that structured the
logistics, and the infrastructures it used, follows.
Key-words : Roman Empire; War; Supplying; Logistics; Tax system; Tax in kind;
Annona militaris; Wheat (frumentum); Transport; Storage.
7
OMNIS VSVS DOCET.
8
Remerciements
Ce n'est jamais une mince tâche que de remercier tous ceux qui ont contribué,
directement ou indirectement, à l'accomplissement d'une œuvre d'une si grande ampleur.
La rédaction de ce livre et la recherche qui sous-tend tout le processus auront accaparé
plusieurs années de ma vie, sur deux continents. Maintenant que cette épopée touche à sa
fin, je regarde derrière moi et je constate que ce travail assidû, voire acharné, m'a
complètement transformé, autant sur le plan académique que personnel. Je serais honteux
si, d'aventure, j'oubliais qui que ce soit qui ait pu contribuer à cette transformation.
Je commencerais par adresser mes plus sincères remerciements à l'homme — que
dis-je, l'homme, le monument! — sans qui rien de tout cela n'aurait été possible. M Yann
Le Bohec, merci de m'avoir accordé votre confiance et de m'avoir guidé dans les
moments les plus difficiles. J'espère que ce livre prouve que vous avez fait le bon choix.
Je tiens à remercier ensuite ma conjointe, Anne-Marie Duchesneau, qui m'a aidé
dans mes recherches, soutenu dans les moments les plus sombres et conseillé à toutes les
étapes de ce labeur. Mon amour, cette thèse est un peu la tienne également.
Je m'en voudrais de passer sous silence le soutien et les encouragements que mes
parents et amis m'ont adressé pendant tout le processus. À plusieurs reprises, et pour
diverses raisons, j'ai pensé baisser les bras, mais vous m'avez convaincu de persister. Je
vous en suis très reconnaissant.
Je ne pourrais ignorer ceux qui ont accepté de mettre à l'épreuve mon
argumentation et mon français, disons, exotique. Éric Berthiaume, Fabien Leclerc,
Charles Lanneville, Marc-André Durand, Olivier Laneret, merci de vous être prêtés à
l'exercice. Sans votre apport cette thèse n'aurait pas la même qualité.
Enfin, un remerciement particulier à Nicolas Lepage-Saucier, qui a accepté de
remplir les rôles d'imprimeur et de postier. C'est un service inestimable que tu m'as rendu!
Merci à tous!
9
Table des matières
PARTIE I : INTRODUCTION.........................................................................................14
PARTIE II : REMARQUES PRÉLIMINAIRES..............................................................21
Chapitre 1 - Besoins de l'armée....................................................................................22
1.1 - La nourriture....................................................................................................22
1.1.1 - Les aliments céréaliers............................................................................23
1.1.2 - Les aliments autres que les céréales........................................................31
1.1.3 - Les liquides..............................................................................................33
1.1.4 - Les aliments complémentaires................................................................36
1.2 - Le matériel......................................................................................................36
1.2.1 - Le cuir et les vêtements...........................................................................37
1.2.2 - Le bois.....................................................................................................39
1.2.3 - Le fer et d'autres métaux.........................................................................42
1.3 - Les animaux....................................................................................................49
1.3.1 - Les chevaux.............................................................................................49
1.3.2 - Les mules, les ânes et autres animaux de trait.........................................53
1.3.3 - Les animaux sacrificiels..........................................................................55
Chapitre 2 - Approvisionnement au camp....................................................................59
2.1 - Les prata legionis............................................................................................60
2.2 - Les forges et les fabricae................................................................................65
Chapitre 3 - Droit et approvisionnement militaire : les préconceptions......................67
3.1 - Tributum et Stipendium...................................................................................68
3.2 - Impôt en numéraire et économie monétaire....................................................72
3.3 - Théorie de l'approvisionnement militaire sous le Haut-Empire......................79
3.4 - La question de l'annona militaris....................................................................82
Chapitre 4 - Notre hypothèse.......................................................................................90
PARTIE III : GUERRE ET APPROVISIONNEMENT ..................................................93
Chapitre 1 - Avertissements..........................................................................................94
1.1 - Premier caveat.................................................................................................95
10
1.2 - Second caveat..................................................................................................96
1.3 - Troisième caveat.............................................................................................98
Chapitre 2 - L'approvisionnement individuel.............................................................101
2.1 - Les achats......................................................................................................102
2.2 - La collecte.....................................................................................................110
Chapitre 3 - L'approvisionnement organisé par le général.........................................114
3.1 - Les infrastructures.........................................................................................117
3.1.1 - Le transport............................................................................................117
3.1.2 - L'entreposage.........................................................................................126
3.1.3 - L'hivernage............................................................................................130
3.2 - Redevance de trêve.......................................................................................133
3.3 - Prises de places fortes ennemies...................................................................135
3.4 - L'approvisionnement à l'intérieur du camp lui-même...................................139
3.5 - Les corvées de nourriture, de fourrage, d'eau et de bois...............................142
3.5.1 - Les connaissances nécessaires...............................................................144
3.5.2 - Le respect des ordres.............................................................................149
3.5.3 - Le maintien de la sécurité......................................................................155
3.5.4 - Le déroulement des corvées..................................................................159
3.5.5 - La portée tactique et stratégique............................................................160
3.5.6 - La corvée d'eau......................................................................................162
3.6 - Les contributions directes à l'armée par les alliés et les provinciaux............164
3.6.1 - Les dons des alliés et des provinciaux...................................................166
3.6.2 - Les réquisitions auprès des alliés et des provinciaux............................170
3.6.3 - Les achats auprès des alliés et des provinciaux.....................................175
3.7 - Les méthodes ésotériques..............................................................................179
Chapitre 4 - L'approvisionnement organisé depuis la ville de Rome.........................183
4.1 - Les contributions des legati..........................................................................186
4.2 - Le remboursement des frais..........................................................................189
4.3 - Les impôts des provinces..............................................................................193
PARTIE IV : APPROVISIONNEMENT ET FISCALITÉ.............................................199
Chapitre 1 - L'organisation des impôts sous la République.......................................201
1.1 - Les blés de Sicile...........................................................................................207
1.1.1 - Les dîmes (decumae).............................................................................209
1.1.2 - Les secondes dîmes (alterae decumae) et le blé commandé (frumentum
imperatum).........................................................................................................224
1.1.3 - Le blé privé (frumentum in cellam).......................................................237
11
1.1.4 - La catégorie de blé militaire..................................................................247
1.2 - Les impôts de Sardaigne, d'Espagne et de Gaule..........................................250
1.3 - Les dîmes d'Asie...........................................................................................255
1.4 - Les impôts de Syrie, d'Afrique et de Cyrénaïque..........................................258
1.5 - Les impôts de la Grèce et de la Macédoine...................................................262
Chapitre 2 - L'organisation des impôts sous le Haut-Empire.....................................264
2.1 - La transition vers l'Empire............................................................................264
2.2 - Le statut juridique.........................................................................................270
2.3 - La cadastration..............................................................................................275
2.4 - Le census.......................................................................................................285
2.4.1 - Le personnel du service du census........................................................290
2.4.2 - La déclaration du census.......................................................................293
2.5 - L'impôt foncier sous le Haut-Empire............................................................300
2.5.1 - Impôts en nature....................................................................................300
2.5.2 - La perception de l'impôt........................................................................328
2.6 - Les objections................................................................................................331
2.6.1 - L'augmentation des perceptions en nature.............................................332
2.6.2 - Les objections papyrologiques..............................................................334
2.7 - La production provinciale.............................................................................339
2.8 - Corruption.....................................................................................................351
PARTIE V : STRUCTURE ET INFRASTRUCTURE DE L'APPROVISIONNEMENT
..........................................................................................................................................362
Chapitre 1 - Structure du ravitaillement.....................................................................363
1.1 - À Rome.........................................................................................................364
1.1.1 - Le préfet du prétoire..............................................................................364
1.1.2 - L'officium a rationibus et le a copiis militaribus..................................375
1.1.3 - Les frumentarii......................................................................................376
1.2 - En province...................................................................................................382
1.2.1 - Le gouverneur de province....................................................................383
1.2.2 - L'achat de denrées.................................................................................386
1.2.3 - La réception des denrées.......................................................................391
1.2.4 - La distribution des denrées....................................................................395
Chapitre 2 - Infrastructures du ravitaillement............................................................397
2.1 - Le transport des marchandises......................................................................398
2.2 - L'entreposage des marchandises...................................................................412
12
PARTIE VI : CONCLUSION.........................................................................................417
PARTIE VII : ERRATA ET ADDENDA........................................................................432
PARTIE VIII : BIBLIOGRAPHIE..................................................................................434
Chapitre 1 - Auteurs modernes...................................................................................435
Chapitre 2 - Auteurs anciens......................................................................................453
Chapitre 3 - Sources épigraphiques et papyrologiques..............................................456
13
PARTIE I : INTRODUCTION
14
« Qu'appelles-tu grands événements? des guerres, des dissensions, la perte de tant
d'hommes et la destruction des cités? Qu'est-ce que tout cela a de grand? »
C'est ainsi qu'Épictète1 décrit l'Iliade et l'Odyssée. Bien entendu, il fait surtout
référence à la grandeur morale de ces événements, et il souligne les horreurs de la guerre.
Cependant, ces tragédies marquent les individus et les peuples, et leurs répercussions se
font sentir sur des décennies, voire des siècles. L'Occident est en partie redevable à la
civilisation romaine pour ce qu'il est maintenant. En effet, par les guerres qu'elle a
gagnées, et par celles qu'elle a perdues, Rome s'est taillé un empire dans lequel s'est
propagée sa culture. C'est ainsi qu'elle a laissé son empreinte indélébile dans les pages de
l'Histoire.
L'on remporte la bataille à la pointe de l'épée; l'on remporte la guerre au pic et à la
pelle. Or, le soldat ne peut livrer combat au-delà du point où son estomac ne peut plus le
porter. Ainsi, derrière chaque grande campagne, le service de ravitaillement jouait un rôle
notable. On pourrait même émettre la théorie que les armes romaines connurent du succès
dans les régions où la logistique pouvait être déployée efficacement, et que les limites de
l'expansion romaine furent imposées par les difficultés logistique. De ce point de vue, la
chute de l'Empire romain serait avant tout économique, avant que d'être militaire ou
morale.
À l'époque républicaine, le système logistique était articulé autour d'un contexte
d'attaque ou de défense contre un ennemi. L'armée était enrôlée pour une guerre
spécifique, et elle était dissoute à la fin du conflit. Le ravitaillement était donc limité dans
le temps. De plus, l'approvisionnement pouvait se faire, en partie du moins, sur les
1
Épictète, Entretiens, I, 28, 14.
15
réserves de l'ennemi. Or, avec l'avènement de l'Empire, beaucoup de choses ont changé.
Avec la création d'une armée permanente, qui fut installée aux frontières de
l'empire et qui était en service même lors de périodes sans guerre, la logistique a
certainement dû s'adapter et être modifiée. En effet, ce qui fonctionnait pour ravitailler
une armée en campagne n'était peut-être plus aussi efficace pour combler les besoins de
cette multitude d'hommes.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les fouilles de camps romains se sont
multipliés, surtout en Angleterre et sur le Rhin et le Danube. Les découvertes ont présenté
une armée mieux nourrie, mieux équipée et mieux organisée qu'on ne l'avait imaginé
jusqu'alors. Il faudra attendre le XVIIIe siècle avant qu'une armée bénéficie d'une
infrastructure de soutien aussi importante 2. L'armée romaine avait donc des besoins plus
vastes qu'on ne le croyait : le soldat était nourri, vêtu et équipé. « Il attend tous ces
produits de la logistique. Sous le Haut-Empire, cette partie de l'art militaire avait été
portée à un excellent niveau … »3 Or, comment s'articulait la logistique des armées
romaines? Bien sûr, lors de guerres, elle devait partager beaucoup de points communs
avec ce qui se faisait sous la République. Cependant, en temps de paix, qu'en était-il?
Malheureusement, la logistique sous le Haut-Empire est peu connue. La
République a mené suffisamment de guerres pour que les traces écrites permettent de
dresser un portrait relativement complet des modes de ravitaillement de l'époque. Le BasEmpire a laissé des codes de lois et des vestiges papyrologiques en abondance pour
pouvoir en tirer une compréhension convenable du service logistique, dont
2
3
Hanson, Victor Davis, The Modern Historiography of Ancient Warfare, in The Cambridge History of
Greek and Roman Warfare, Vol. I, Greece, the Hellenistic World and the rise of Rome, édit. Sabin,
Philip et al., New York, 2007, p.13-14.
Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Bas-Empire, Paris, 2006, p.116.
16
principalement un impôt en nature nommé annona militaris. Qu'a laissé le Haut-Empire à
ce sujet? Quelques rares mentions chez les historiens, quelques documents
papyrologiques et peu de vestiges archéologiques.
Cette recherche a donc pour objectif de présenter les différents aspects de la
logistique des armées romaines sous le Haut-Empire. Elle cherche également à étudier le
mystère de l'impôt en nature : quand a-t-il été créé? Quelles évolutions ont conduit a son
application? Or, à ce sujet, bien rapidement un constat a été fait : étudier la question de la
logistique militaire seule, isolée des autres aspects de la civilisation romaine, notamment
l'économie, s'avère un exercice vain. En effet, la logistique et la fiscalité s'entremêlent et
partagent entre elles plusieurs paramètres.
Ce livre se décline en quatre parties. On y trouvera d'abord les remarques
préliminaires. Parmi celles-ci s'inscrit l'évaluation des besoins de l'armée romaine. En
effet, une recherche sur la logistique réalisée en bonne et due forme se doit de débuter par
une énumération et une quantification des besoins en nourriture, en animaux et en
matériaux divers. Il sera ensuite opportun de présenter la portée et les limites de
l'approvisionnement à l'intérieur du camp, notamment les prata legionis et les fabricae.
Puis, nous jugeons pertinent de faire la présentation des théories économiques, fiscales et
logistiques les plus influentes, qui ont marqué la compréhension des enjeux économiques
et logistiques romains. Enfin, suite à cette entrée en matière, nous émettrons notre
hypothèse de recherche.
Dans la seconde partie, nous nous proposons de présenter la logistique des armées
romaines en période de guerre, en incluant l'époque républicaine. L'utilité de cette
démarche est double. Premièrement, la logistique en campagne est mieux connue puisque
17
la question est traitée par plusieurs historiens de l'Antiquité. Deuxièmement, présenter la
logistique en vigueur à l'époque républicaine permet de dresser un portrait de la situation
à partir duquel la logistique amorça sa transformation pour devenir ce qu'elle fut sous le
Haut-Empire. Pour ce faire, trois axes principaux ont été analysés. Premièrement, il sera
question du ravitaillement acquis individuellement, puis de l'approvisionnement organisé
par le général et enfin, de la logistique organisée depuis la capitale.
La question de la fiscalité sera abordée dans la troisième partie. La fiscalité de la
République sera présentée, en commençant par les dîmes de Sicile, sans contredit l'impôt
le mieux connu pour cette période. Puis les autres grandes régions de l'empire seront
étudiées : d'abors la Sardaigne, la Gaule et l'Espagne; puis les dîmes d'Asie; ensuite la
Syrie, l'Afrique et la Cyrénaïque; enfin la Grèce et la Macédoine. Or, pour comprendre ce
qui aurait pu motiver les empereurs, il faut aussi présenter la transition vers l'Empire et
les défis qu'Auguste eut à relever sur le plan militaire et économique. Subséquemment, il
importera de présenter les différents aspects de l'impôt sous le Haut-Empire : le statut
juridique, la cadastration, le census, puis l'impôt en lui-même.
Pour le chapitre sur l'impôt, nous tenterons de répondre à quelques questions :
Quels sont les cas d'impôt perçus en nature qui nous sont connus pour le Haut-Empire?
Comment étaient-ils appliqués? Est-il possible d'établir des points de ressemblance entre
ceux-ci et ce que l'on sait des impôts en nature sous la République? Où notre hypothèse
se positionne-t-elle par rapport à ce qui est observé sous le Haut-Empire? Nous
afficherons ensuite les objections qui peuvent encore être formulées contre cette
hypothèse et nous tenterons d'y répondre. La production en province formera un aspect
important de nos réponses, et, par conséquent, nous accorderons un chapitre à ce sujet.
18
Enfin, nous clorons cette partie en abordant la question de la corruption.
Enfin, la quatrième partie traitera les question de l'organisation et des
infrastructures.
Les
différents
officiers
et
bureaux
civils
impliqués
dans
l'approvisionnement seront présentés. Ceux œuvrant à Rome auront priorité sur les postes
dans les provinces et dans les camps. Les phénomènes d'achats, de réception et de
distribution des denrées seront expliqués plus en détail. Enfin, dans la partie traitant des
infrastructures, l'importance sera accordée à l'entreposage et au transport des
marchandises.
Il reste à formuler quelques notes peut-être sur la terminologie que nous
emploierons tout au long de ce livre. D'abord, nous avons cru bon d'éviter le terme limes
pour indiquer tout ouvrage de fortification sous le Haut-Empire 4. En effet, le mot fait
référence à une réalité qui n'existait pas encore pour la période que nous étudions.
Puisque la signification de limes s'applique principalement aux agencements
d'infrastructures défensives sous le Bas-Empire, nous avons préféré employer le mot
frontières, plus neutre, et qui n'a pas de charge spéciale.
Aussi, trois choix s'offraient à nous pour traduire le terme « decumanus » employé
fréquemment par Cicéron dans son troisième tome des Verrines : il nous était possible
d'employer une périphrase (par exemple : celui qui perçoit les dîmes, le percepteur des
dîmes, etc), ce qui aurait eu pour effet d'alourdir le texte à la longue. Il était également
possible de traduire par « décimateur », qui est le nom donné au percepteur de la dîme
ecclésiastique sous l'Ancien Régime. Ce serait donc un faux ami et son emploi fréquent
4
Nous suivons en ce sens Zuckerman, Constantin, Sur le dispositif frontalier en Arménie, le « limes »
et son évolution, sous le Bas-Empire, in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte, Bd.47, H.1, 1998,
p.113.
19
aurait prêté flanc à la critique. Il y a enfin le terme « dîmeur », historiquement avéré, bien
que tombé en désuétude, et qui est celui préféré par Carcopino et Nicolet 5. C'est à ce
dernier terme que fut donnée préséance, bien que, par souci de variation stylistique, les
autres termes puissent avoir été ponctuellement utilisés.
Finalement, il reste à définir ce que nous entendons par Haut-Empire. Il va sans
dire que, pour la date de départ, nous acceptons la chronologie traditionnelle qui établit
l'accession d'Auguste à l'empire dès 27 avant J.-C. Cependant, que choisir comme date de
fin de période? Il n'y a pas vraiment de consensus à ce sujet, et nous sommes conscients
que, peu importe la date et l'événement choisis comme charnières, les opposants risquent
d'être nombreux. Certains voient dans les soubresauts du règne de Marc-Aurèle les signes
d'une ère nouvelle et la fin du Haut-Empire. D'autres voient dans l'avènement de Septime
Sévère et de ses fils Caracalla et Geta le début du Dominat et, par conséquent, la fin du
Principat. Cependant, nous estimons que, si la République se termine à l'avènement de
l'Empire, le Haut-Empire doit se terminer avec le déclenchement de la Crise du IIIe
siècle. C'est pourquoi, dans ce livre, nous considérerons que le Haut-Empire se termine
avec le règne du dernier empereur issu de la dynastie des Sévères, soit Sévère Alexandre.
Nous sommes conscients que ce choix pourra ne pas satisfaire tous les historiens, mais
aucun choix n'y parviendrait. Nous espérons cependant que, à défaut de convaincre de la
qualité du choix, nos explications sauront défendre cette décision.
5
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965; Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile,
d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains; Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris,
2000, p.277-293.
20
PARTIE II : REMARQUES PRÉLIMINAIRES
21
Avant d'examiner directement la logistique des armées romaines, il convient de
présenter quelques remarques préliminaires. D'abord, il faudra évaluer les besoins de
l'armée. Ceci permettra d'établir des ordres de grandeur pour juger de la qualité et de la
complexité du service de ravitaillement. En second lieu, l'approvisionnement au camp
sera présenté. Le but recherché est de comprendre la portée, et la limite, de la production
dans les camps militaires. Toute recherche historique se doit de présenter les grandes
théories qui ont marqué l'étude du sujet, et cette thèse ne fera pas exception. Ainsi, en
troisième lieu, les grandes théories économiques, fiscales et logistiques seront expliquées,
et les principaux arguments de leurs opposants seront présentés. Enfin, nous prendrons
position en énonçant notre hypothèse au sujet de la logistique des armées romaines sous
le Haut-Empire.
Chapitre 1 - Besoins de l'armée
Une recherche sérieuse sur la logistique des armées romaines se doit de débuter
par une présentation et, si possible, une estimation des besoins militaires. En effet,
connaître la quantité et la variété des produits pris en charge par le service de
ravitaillement permet d'évaluer le degré de précision de l'intendance. Les produits qui
nous intéresseront se déclinent dans trois catégories : la nourriture, le matériel et les
animaux.
1.1 - La nourriture
Il va sans dire que la nourriture est l'élément crucial du ravitaillement. Sans
22
nourriture, les troupes ne peuvent faire le plein d'énergie pour vaquer à leurs occupations
quotidiennes. Pis encore, les soldats ne peuvent pas survivre sans un approvisionnement
régulier de nourriture. Végèce déclare que, en attente d'un siège,
« On doit se prémunir contre la pénurie de bois et de fourrage
(lignorum et pabuli … vitanda est difficultas) en hiver; et, en été, de
l'eau (aquarum … difficultas); il faut éviter, en tout temps, la pénurie de
blé, de vinaigre ou de vin, et de sel (frumenti vero et aceti vel vini nec
non etiam salis necessitas declinanda) »1.
Il s'agit indubitablement des éléments de base de l'alimentation du soldat. La diète
de base incluait le blé, certaines viandes (dont le lard), le fromage, les légumes, la posca,
le sel, l'huile d'olive et, accessoirement, le vin. Pour tous ces aliments, l'État déduisait un
montant (ad victum) sur la solde des troupes 2. La déduction est standard, soit 20 deniers,
20 tetradrachmes ou 80 drachmes3. Ces déductions augmenteront d'ailleurs de façon
grossièrement proportionnelle avec les augmentations de la solde4.
Dans la nourriture, nous comptons donc les aliments céréaliers tels le blé et l'orge;
puis les aliments autres que les céréales, tels que le sel, la viande, le fromage et les
légumes; ensuite les liquides comme l'eau, le vin, le vinaigre, la posca et l'huile; et enfin
les aliments complémentaires à la ration. Ces derniers incluent tout ce que les soldats
consommaient mais qui n'était pas fourni par l'État ni déduit sur la solde du militaire.
1.1.1 - Les aliments céréaliers
L'aliment central dans la nourriture du soldat romain était sans contredit le « blé »
1
2
3
4
Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 3.
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.125.
Campbell, Brian, The Roman Army, 31 BC - AD 337, A Sourcebook, London / New York, 1996, p.26.
Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.238-239.
23
(frumentum), nom donné à plusieurs céréales. Il a été consommé à toutes les époques et
dans toutes les campagnes militaires. Son absence dans l'alimentation du soldat romain
équivalait à la famine. Par exemple, bien qu'il offrit des légumes (ou des légumineuses :
legumina), de l'orge (hordeum) et de grandes quantités de bétail tiré d'Épire (pecus vero,
cuius rei summa erat ex Epiro copia) à ses soldats, César parle néanmoins d'une disette
extrême (summis erat in angustiis) qui s'abattit sur son camp, puisqu'il avait récolté tout
le blé des contrées voisines5.
La ration en blé du soldat est la seule nourriture pour laquelle nous avons une
indication relativement claire. Polybe, qui décrit l'organisation militaire des Romains,
parle de deux tiers d'un médimne attique de blé (purôn Attikou medimnou duo merè)
mensuellement pour un soldat d'infanterie, de deux médimnes de blé et sept d'orge pour
un cavalier (krithôn men epta medimnous eis ton mèna, purôn de duo)6. Il est cependant
évident que les Romains calculaient leurs rations en mesures romaines et non pas
attiques, et il fallait donc reconvertir ce médimne attique en mesures romaines. Un long
débat entre modernes s'en est suivi. Il a été estimé que la ration échue à un soldat
d'infanterie équivalait à trois7, quatre8 ou cinq9 modii de blé par mois. Le soldat romain
recevait donc soit 26 litres de blé mensuellement, soit 35 litres, soit 43 litres. Puisqu'un
5
6
7
8
9
César, B.C., III, 47, 4-6.
Polybe, VI, 39, 13.
Walbank, Frank W., A Historical Commentary on Polybius, Oxford, 1979, ad VI, 39, 13; Kissel,
Theodor K., Untersuchungen zur Logistik des römischen Heeres in den Provinzen des griechischen
Ostens (27 v. Chr.–235 n. Chr.), St. Katharinen, 1995, p.35.
Duncan-Jones, Richard, The Price of Wheat in Roman Egypt under the Principate, in Chiron, 1976,
p.258; Le Roux, Patrick, 1994. Le ravitaillement des armées romaines sous L’Empire, in Du
latifundium au latifundo, édit. Etienne, R., Paris, 1994, p.408; Junkelmann, Marcus, Panis Militaris :
Die Ernährung des römischen Soldaten oder der Grundstoff der Macht, Mainz, 1997, p.91; Roth,
Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-Boston-Köln,
1999, p.19; Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The
Western Roman Atlantic Façade; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the
Republic to the Principate, édit. Carreras, Cesar et Morais, Rui, Oxford, 2010, p.140.
Labisch, Alfons, Frumentum Commeatusque : Die Nahrungsmittel - Versorgung der Heere Caesars,
Meisenheim an Glan, 1975, p.31-33.
24
litre de blé pèse entre 582 et 810 grammes 10, les besoins par soldat équivaudraient, par
mois, à une fourchette allant de 15,6 à 20,8 kg (soit de 0,52 à 0,70 kg par jour) ; de 21 à
28 kg (soit de 0,7 à 0,93 kg par jour); et de 25,8 à 34,4 kg (soit de 0,86 à 1,15 kg par
jour).
Si l'on admet une mesure de quatre modii par légionnaire et par mois, une
hypothèse a été émise voulant qu'un contubernium, la plus petite unité de la légion, aurait
ainsi consommé exactement un modius de blé par jour. Suivant cette théorie,
l'organisation d'une légion impériale aurait d'abord été pensée pour faciliter
l'approvisionnement11. Bien qu'alléchant, ce postulat soulève cependant deux problèmes.
D'abord, il serait surprenant que les anciens aient organisé leur armée en ayant comme
principal précepte de faciliter le calcul de l'approvisionnement en blé plutôt que la
capacité de mener à bien de façon optimale les opérations pour lesquelles elle était
mobilisée. Deuxièmement, les preuves tendent à démontrer qu'il n'existait pas vraiment
de légion aux effectifs standards, ce qui rendrait vaine une telle organisation12.
Il faut ensuite estimer les effectifs d'une légion romaine. Ils oscillaient
vraisemblablement entre 5 000 et 6 400 soldats13. Ainsi, il est facile de comprendre que
les estimations de la consommation de blé totale d'une légion varient énormément selon
les valeurs choisies. Le chiffre le plus bas est de 949 tonnes de blé, pour une légion de
5 000 hommes consommant 0,52 kg par jour. Ce chiffre monte à 2 686,4 tonnes de blé
10
11
12
13
Commission canadienne des grains, Gouvernement du Canada, Tableau de conversion volume/poids
spécifique du blé, 2014, disponible à l'adresse suivante :
http://www.grainscanada.gc.ca/guides-guides/weight-poids/twcc-tcps-1-fra.htm.
Roth, Jonathan, Logistics and the Legion, in Les légions de Rome sous le Haut-Empire, Tome II, édit.
Le Bohec, Yann, Paris, 2000, p.710.
Compte Rendu de Erdkamp, Paul, Hunger and the sword et Roth, Jonathan P. Logistics, par Kate
Gilliver, in The Classical Review, New Series, Vol.51, No.2, 2001, p.345.
Le Roux, Patrick, Le ravitaillement des armées romaines sous L’Empire, in Du latifundium au
latifundo, édit. Etienne, R., Paris, 1994, p.406.
25
par an pour une légion de 6 400 soldats à qui l'on aurait donné 1,15 kg de blé par jour.
Une différence du simple au triple!
Un degré de complexité supplémentaire doit cependant être ajouté à ce calcul déjà
difficile. Les soldats et les gradés pouvaient recevoir soit des rations simples, soit des
rations simples et demi, ou des rations doubles14. En guise de récompense suite à une
belle victoire, on pouvait aussi allouer une ration double à l'armée entière 15, voire à un
peuple entier16. On ne peut qu'estimer la proportion de rations doubles et rations simples,
puisque aucune donnée précise ne nous est parvenue à ce sujet. Pour ses calculs, Develin
a estimé qu'il y avait cinq sesquiplicarii (une solde et demie) et un duplicarius (double
solde) par centurie, donc trois cents sesquiplicarii et soixante duplicarii par légion. Pour
l'ensemble des effectifs, il arrondit à dix mille sesquiplicarii et deux mille duplicarii17. Si
l'on admet la proportion qu'il propose, il faudrait donc ajouter, pour l'ensemble des forces
armées romaines, l'équivalent des rations d'environ sept mille soldats.
De plus, la quasi-totalité des estimations ne se borne qu'à calculer la
consommation des soldats, en oubliant complètement celle des civils et des esclaves
travaillant pour la légion. Par exemple, on a estimé que jusqu'à 2 000 esclaves étaient
présents à Vindonissa seulement18. Une tablette de Vindolanda mentionne l'esclave d'un
certain Lucius sur le même reçu qui comptabilise les rations des soldats, ce qui laisse
supposer que des esclaves étaient nourris aux frais de l'État 19. À Doura Europos, on a
retrouvé un papyrus où une demande est faite de donner de l'orge public à des civils ou
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19
Végèce, Epit. Rei Militaris, I, 13 et II, 7; on connaît également un triplicarius, soldat à triple solde,
donc triple ration, voir AE 1976, 00495.
Tite-Live, XXXVII, 59, 6.
Les Ibères, par exemple, reçurent une double ration, voir Tite-Live, XXIV, 47, 11.
Develin, R., The Army Pay Rises under Severus and Caracalla, and the Question of Annona Militaris,
in Latomus, XXX, No.3, 1971, p.689.
Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.91.
T.Vindol., II, 180.
26
des esclaves20.
Ainsi, nous nous retrouvons donc dans une situation exceptionnelle : la seule
denrée, avec l'orge, pour laquelle les anciens nous donnent un chiffre précis produit les
estimations les plus variées. L'exercice peut donc sembler inutile. Cela n'a pas empêché
certains historiens de s'y livrer, soit en calculant les rations d'une légion, la nourriture de
tous les soldats opérant dans une région donnée ou la consommation des effectifs
complets de l'empire romain. Certains sont même allés jusqu'à calculer la superficie
nécessaire pour cultiver la quantité nécessaire, bien que, comme le souligne Rathbone, ce
soit un travail qui aboutit à de nombreuses incertitudes et ne reflète en rien le système
réel d'approvisionnement21.
Selon Le Bohec, une légion consommait en six jours 180 hl de blé, soit la
production de 8 ha, ce qui revient à une consommation quotidienne de 30 hl de blé22.
Suivant Herz, une légion de 6 000 hommes aurait plutôt consommé 117,6 tonnes de blé
mensuellement, soit environ 3,92 tonnes par jour23. Kissel estime plutôt qu'une légion de
6 000 hommes consommait quelques 4 200 kg de céréales par jour (donc environ 126
tonnes mensuellement), soit 0,7 kg par soldat24.
L'armée comprise dans la région du Vettéravie, en 165, comptait 8 312 hommes,
2 121 chevaux, et 976 animaux de trait. En estimant leur consommation de blé à 1 kg par
jour, Kreuz calculait que les soldats auraient consommé 3 033,9 tonnes par année, ce qui
20
21
22
23
24
P.Dura, 64.
Rathbone, Dominic, Warfare and the State, in The Cambridge History of Greek and Roman Warfare,
Tome II : Rome from the late Republic to the late Empire, édit. Sabin, Philip et al., Cambridge, 2007,
p.170.
Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 2002, p.236.
Herz, Peter, Finances and Costs of the Roman Army, in A Companion to the Roman Army, édit.
Erdkamp, Paul, Malden – Oxford – Carlton, 2008, p.315.
Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur Logistik des römischen Heeres in den Provinzen des
griechischen Ostens (27 v. Chr. - 235 n. Chr.), Sankt Katharinen, 1995, p.35-37.
27
aurait requis d'ensemencer 4 171,4 hectares suivant un rendement de un pour dix sur une
terre qui donne 800 kg de blé par hectare25. Si l'on calcule une année de jachère sur deux,
il faut doubler la superficie à 8 343 hectares.
La région du Danube et des Balkans aurait nourri une force de près de 135 000
soldats, légionnaires et auxiliaires, ce qui aurait nécessité presque 50 000 tonnes de blé
annuellement26. Les 80 000 soldats établis sur le Rhin auraient consommé près de 25 200
tonnes de blé mensuellement27. En créditant l'armée d'Orient d'environ huit légions, soit
48 000 légionnaire, auxquels il faut ajouter quelques 43 500 auxiliaires et 5 000 marins, il
fallait prévoir 67 550 kg de blé par jour, ou près de 24 656 tonnes annuellement28.
Pour une estimation globale, Garnsey et Saller avancent que 300 000 soldats
devaient consommer quelques 100 000 tonnes de blé annuellement, ce qui donne des
rations d'environ 0,913 kg par jour par soldat 29. Cependant, en estimant les effectifs
militaires à 350 000 soldats, comprenant légionnaires et auxiliaires, Le Roux calcule que
l'armée romaine du Ier siècle aurait annuellement nécessité 137 500 tonnes de blé, dont la
production requerrait 275 100 hectares30. Enfin, en gardant l'estimation des effectifs à
350 000 hommes, Le Bohec estime que l'armée romaine consommait 90 000 tonnes de
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28
29
30
Kreuz, Α., Landwirtschaft und ihre ökologischen Grundlagen in den Jahrhunderten um Christi
Geburt : zum Stand der naturwissenschaftlichen Untersuchungen in Hessen, in Berichte der
Komission für Archäologische Landesforschung in Hessen, Vol.3, 1995, p.59-91. Il se base
vraisemblablement sur Varron, De Agr., I, 44, qui présente des rendements allant de un pour dix à un
pour quinze. Or, c'est oublier que dans une région plus fertile, comme la Sicile, un rendement d'un
pour dix est une année bénie des dieux (omnes di adiuvent), alors qu'une bonne année rapporte huit
fois la semence, voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 47, 112. On a compris Columelle, De Re Rust., III, 3, 4
comme parlant d'une production de un pour quatre, mais nous croyons plutôt qu'il parle d'une
production valant le quart de cent sesterces.
Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.165.
Herz, Peter, Finances and Costs of the Roman Army, in A Companion to the Roman Army, édit.
Erdkamp, Paul, Malden – Oxford – Carlton, 2008, p.315.
Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur Logistik, 1995, p.35-37.
Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.156.
Le Roux, Patrick, Le ravitaillement des armées romaines sous L’Empire, in Du latifundium au
latifundo, édit. Etienne, R., Paris, 1994, p.408.
28
blé annuellement31.
Quoiqu'il en soit, rien n'indique que le volume de blé alloué pour chaque soldat ait
changé entre le IIIe siècle avant J.-C. et le IIIe siècle après J.-C. 32 En effet, les sources
identifient Septime Sévère comme auteur de la réforme des vivres, il fut « le premier à
augmenter les rations des soldats » (to sitèresion prôtos èuxèsen autois)33. Ainsi, la seule
variante qui aurait eu un effet sur la quantité de blé à livrer aux troupes serait le nombre
total de soldats en service.
L'orge était principalement utilisée pour nourrir les animaux. Polybe indique les
rations d'orge pour les cavaliers : sept médimnes attique d'orge mensuellement 34. En plus
de soulever le même problème que pour le blé, ce chiffre ne tient pas compte des rations
allouées aux animaux de trait, tels les mules, les ânes et les bœufs35.
Pour l'armée d'Orient, Kissel a calculé que les chevaux consommaient
quotidiennement 35 772 kg de céréales36. Herz avance qu'une aile de 560 chevaux aurait
consommé entre 204,4 et 613,2 tonnes d'orge chaque année, en plus des 2 044 tonnes de
foin37. Erdkamp estime, par exemple, qu'une armée de 40 000 hommes et de 4 000
31
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33
34
35
36
37
Le Bohec, Yann, L'armée romaine dans la tourmente, Une nouvelle approche de la « crise du IIIè
siècle », Condé-sur-Noireau, 2009, p.42.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.19.
Hérodien, III, 8, 5. L'historien pourrait faire référence à la solde, dont on sait que le montant avait été
augmenté par Septime Sévère. Cependant, l'empereur africain n'était pas le premier à le faire.
Cependant, les nombreuses fouilles de camps romains ne permettent pas de confirmer cette
affirmation au sujet des rations des soldats. On a donc émis l'hypothèse qu'Hérodien faisait référence
aux légionnaires qui furent promus à la garde de Rome, en raison de la meilleure solde et de
l'augmentation du niveau de vie qui s'ensuit. Voir Birley, Eric, The Roman Army, Papers 1929-1986,
Amsterdam, 1988, p.22.
Polybe, VI, 39, 13.
Il est vrai que certains modernes affirment que les rations d'orge aux cavaliers couvrent aussi les
rations des animaux de trait, voir Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army, 1999, p.63.
Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur Logistik, 1995, p.37.
Herz, Peter, Finances and Costs of the Roman Army, in A Companion to the Roman Army, édit.
Erdkamp, Paul, Malden – Oxford – Carlton, 2008, p.317.
29
chevaux se faisait accompagner de 3 500 mules et consommait environ 1 000 tonnes de
blé et 800 tonnes d'orge par mois, sans compter d'autres fournitures comme le fourrage38.
C'est d'ailleurs là que se joue toute la complexité du calcul des besoins en orge : la
quantité d'orge requise peut augmenter ou diminuer en fonction du fourrage récupéré.
Ainsi, un bœuf qui peut paître 7 heures par jour nécessite bien peu de fourrage,
comparativement à un animal équivalent qui ne peut paître 39. Le Bohec indique que
l'armée romaine aurait nécessité quelques 40 000 tonnes de fourrage annuellement40. Il
n'est pas impossible non plus que les réserves de blé qui avaient été infestées d'insectes
nuisibles aient servi de nourriture pour les animaux 41. Une évaluation des besoins à ce
niveau est donc purement théorique et dépend d'une foule de variables : type, taille et
quantité d'animaux à nourrir, travail exigé de l'animal, temps laissé à paître et qualité de
la pâture.
À une époque probablement immémoriale, l'orge avait été consommée en pain par
les Romains, mais la pratique avait cessé relativement tôt 42. Cependant, elle était parfois
servie aux soldats dans des situation de pénurie 43 ou en guise de punition à titre collectif
pour leur défaite44, pour leur lâcheté45, ou à titre individuel pour leur mauvais travail 46.
Des découvertes archéologiques récentes en Bretagne remettent néanmoins en question
l'absence de l'orge dans les rations des légionnaires. En effet, des restes d'orge ont été
38
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44
45
46
Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula, 2010, p.140.
Goldsworthy, Adrian K., The Roman Army at War, 100 B.C.-A.D. 200, Oxford, 1996, p.293.
Le Bohec, Yann, L'armée romaine dans la tourmente, Une nouvelle approche de la « crise du IIIè
siècle », Condé-sur-Noireau, 2009, p.42.
Smith, David et Kenward, Harry, Roman Grain Pests in Britain : Implications for Grain Supply and
Agricultureal Production, in Britannia, 2011, Vol. 42, p.255.
Pline l'Ancien, N.H., XVIII, 15, 94.
César, B.C., III, 47, 4-6; Appien, Iber., IX, 54.
Frontin, Strat., IV, I, 34; Tite-Live, XXVII, 13, 9.
Valère Maxime, III, 7, 15; Plutarque, Marc Antoine, XXXIX, 9.
« Milites, qui parum in illa prolusione profecerant, pro frumento hordeum cogerentur accipere »
Végèce, Epit. Rei Militaris, I, 13.
30
retrouvés sur différents sites militaires tardifs. Cet orge ne répond pas aux critères
attendus pour de la pâture d'animaux, et il n'y a pas de trace de maltage et de brassage,
caractéristiques de la transformation d'orge en bière que l'on retrouve en d'autres sites
européens. La fréquence et la taille relative de ces découvertes semblent indiquer une
consommation humaine occasionnelle, principalement intégrée dans des soupes et des
ragoûts47. De plus, certains documents semblent indiquer que de l'orge était acquis pour
nourrir les soldats48. Il est impossible de connaître les circonstances entourant la
consommation de cet orge présent dans les vestiges archéologiques.
1.1.2 - Les aliments autres que les céréales
Bien que les céréales constituassent le pilier central de la nutrition des soldats
romains, il n'en reste pas moins que ces derniers eurent une alimentation beaucoup plus
variée, comme le montrent les textes et l'archéologie. En Hispanie, les Romains
manquèrent entre autres de sel (oud'alôn) pour assaisonner leur viande bouillie, ce qui
leur causa des maladies49. Lors de sa traversée de l'Euphrate, Crassus distribua les rations
en commençant par les lentilles (phakous) et le sel (mazan), ce qui était un signe
funeste50. César distribuait des légumes (legumina) à ses soldats en période de disette 51.
Marc Aurèle se nourrissait comme ses soldats, c'est-à-dire avec du lard (laridum) et du
fromage (caseum)52. Les soldats d'Avidius Cassius, à peu près à la même époque,
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52
Britton, Kate et Huntley, Jacqui, New evidence for the consumption of barley at Romano-British
military and civilian sites, from the analysis of cereal bran fragments in faecal material, in Vegetation
History and Archaeobotany, vol.20, 2011, p.41-42.
T.Vindol. 213, 185, 190. L'orge est listé séparément du fourrage, et les larges quantités de bière celte
commandée laisse présager que cet orge n'était pas prévu pour la fermentation et le brassage.
Appien, Iber., IX, 54.
Plutarque, Crassus, XIX, 5-6.
César, B.C., III, 47, 6.
Histoire Auguste, Hadrien, X, 2.
31
n'avaient pas l'autorisation d'apporter avec eux en campagne aucune autre nourriture que
du lard (laridum) et des biscuits (buccellatum)53.
Les découvertes archéologiques démontrent également que les soldats romains
étaient friands de viande : des os de porcs, de poulets et de bœufs ont été retrouvés en
grande quantité dans des sites militaires romains et il ne fait aucun doute que leur
consommation faisait partie de l'alimentation normale du soldat 54. Les os retrouvés sur les
sites militaires proviennent de toutes les parties des différents animaux consommés, ce
qui indiquerait que les carcasses entières étaient mangées. Plusieurs os ont été brisés,
certainement pour en recueillir la moelle. De plus, la taille des os confirme que les soldats
mangeaient du bœuf et du veau, du mouton et de l'agneau, du porc et du cochon de lait 55.
La volaille également était consommée; les découvertes d'os de poulet, de canard et d'oie
le confirment56. Au Chester, un village rural semble s'être spécialisé dans la production de
fromage57. De plus, des presses à fromage ont été retrouvées dans différents sites
militaires, démontrant que les soldats fabriquaient fort probablement eux-mêmes du
fromage pour leur propre consommation58.
Parmi les fruits retrouvés sur les sites militaires, on compte des pommes, des
poires, des prunes, des cerises, des pêches, du raisin, des baies, des pomme-grenades, des
dates, des abricots, et des mûres. Pour les légumes, il semblerait que les fèves et les
lentilles étaient de loin les plus communs, mais il y avait également des pois, des carottes,
53
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56
57
58
Histoire Auguste, Avidius Cassius, V, 3.
Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought: what’s next on the menu?, in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.154; Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war
(264 B.C. - A.D. 235), Leiden-Boston-Köln, 1999, p.27.
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.127.
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.130.
Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought: what’s next on the menu?, in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.152.
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.127-128.
32
du chou et des olives59.
Malheureusement, hormis ces besoins en viande, en fromage, en légumes et en
sel, il est impossible de quantifier avec exactitude les besoins militaires. Goldsworthy
avance une quantité de l'ordre d'une livre (0,45 kg) de viande par soldat et par jour, et il
arrive à la conclusion qu'une légion de 5 000 hommes aurait consommé quotidiennement
12,5 bœufs, 120 moutons ou bien 38 porcs60. Cependant, cette variété d'aliments
démontre peut-être une certaine flexibilité dans le régime du soldat. Il n'est pas
impossible qu'on ait ajusté la ration de viande, de légumineuses ou de fromage en
fonction des stocks des autres produits disponibles. Pour ce qui est du sel, il semblerait
qu'une portion de 5 grammes par jour soit suffisante 61, mais il n'est pas certain que ce soit
cette quantité qui ait été remise aux soldats.
1.1.3 - Les liquides
Ce n'est pas tout de nourrir le soldat, il faut aussi l'abreuver. Les besoins en
liquides sont relativement variés. Les soldats de Marius se réjouissaient que leur général
se nourrît de pain trempé dans du vinaigre62. Il n'était pas le seul général à le faire,
Scipion Émilien, Métellus, Trajan et Hadrien consommaient aussi une boisson d'eau et de
vinaigre (appelée posca) entourés de leur soldats63. Appien note que les Romains, lors de
leur campagne en péninsule ibérique, manquaient de vin (oinos), de vinaigre (oxos) et
59
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61
62
63
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.132.
Goldsworthy, Adrian K., The Roman Army at War, 100 B.C.-A.D. 200, Oxford, 1996, p.292-293.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.41.
Plutarque, Marius, VII, 4, 4. Il s'agit d'une correction du texte proposée par Dacier, et suivie par
Pierron.
Histoire Auguste, Hadrien, X, 2.
33
d'huile (elaion), ce qui engendra chez eux la dysenterie 64. Dion Cassius met dans la
bouche de Boudicca que des liquides tels le vin (oinos) et l'huile (elaion)65 étaient
comptés dans la liste d'éléments nécessaire au bon fonctionnement d'une armée romaine.
Il fallait aussi de l'eau entre autres pour boire, faire du pain, bouillir la viande, se laver.
On peut noter une certaine gradation dans les besoins liquides : le vin est le
produit le plus luxueux, suit le vinaigre, et ensuite l'eau. Ainsi, Caton l'Ancien, homme à
la discipline légendaire, ne buvait que de l'eau (udôr) en campagne. Lorsqu'il avait
extrêmement soif (dipsèsas periphlegôs), il buvait du vinaigre (oxos), et lorsqu'il sentait
ses forces l'abandonner (iskhuos endidousès), il rajoutait un peu de vin (mikron
oinarion)66. Avidius Cassius avait interdit à ses soldats d'emporter avec eux autre chose
que du vinaigre (acetum)67. Pescennius Niger, homme militaire à la discipline rigoureuse,
eut quelques difficultés avec ses soldats qui réclamaient du vin (vinum)68, ce à quoi il leur
répondit, dans un cas, qu'ils avaient le Nil à proximité, et dans l'autre, que leurs
adversaires vainqueurs ne buvaient que de l'eau. Il interdisait d'ailleurs à ses soldats de
boire du vin (vinum) en campagne, mais permettait plutôt la consommation de vinaigre
(acetum)69.
Tout comme les aliments non-céréaliers, la proportion des liquides devait varier.
Par exemple, plus il y avait de vin, moins les soldats devaient boire de vinaigre ou d'eau.
L'abondance de vinaigre diminuait d'autant les besoins en vin et en eau. Suivant un
papyrus du VIe siècle, Le Roux estime les besoins à 15 centilitres de posca non diluée et
1 litre de vin par soldat et par jour. Cela équivaudrait à 350 000 litres de vin par jour pour
64
65
66
67
68
69
Appien, Iber., IX, 54.
Dion Cassius, LXII, 5, 5.
Plutarque, Caton l'Ancien, I, 10.
Histoire Auguste, Avidius Cassius, V, 3.
Histoire Auguste, Pescennius Niger, VII, 7-8.
Histoire Auguste, Pescennius Niger, X, 3.
34
l'ensemble des effectifs romains, et 1 277 500 hectolitres annuellement. Cette demande
nécessiterait 60 833 hectares de vigne, à raison d'une production de 21 hectolitres par
hectare70.
Il faut un minimum de 2 litres d'eau par jour pour que le corps ne se déshydrate
pas71, et évidemment, le degré d'activités quotidiennes et la température ambiante peuvent
faire augmenter ce seuil. Cependant, au-delà de son emploi culinaire, l'eau a une utilité
hygiénique. L'eau est utilisée pour les soins du corps, pour laver les vêtements, la
vaisselle, les planchers et toute autre surface 72, ainsi que pour les latrines. L'estimation
des besoins en eau se situe donc dans une fourchette de 10 à 50 litres par personne et par
jour73. Le fort de Housesteads, situé sur un promontoire élevé au Nord-Est de la Bretagne,
contenait des citernes pouvant recueillir l'eau de pluie et était en mesure de garantir assez
aisément des besoins en eau de 10 litres par personne et par jour pour les quelques huit
cents soldats stationnés à cet endroit74.
Quant à l'huile, Le Roux propose sept centilitres par soldat et par jour, soit une
consommation annuelle de 25,55 litres. Pour l'ensemble des effectifs du IIe siècle après
J.-C., il aurait donc fallu 12 500 hectares d'oliviers, à raison de 72 arbres par hectare, pour
fournir les 111 000 amphores Dressel 20 d'huile d'olive que cela représente 75. Le Bohec,
quant à lui, estime les besoins en huile de l'armée à 600 tonnes annuellement.
70
71
72
73
74
75
Le Roux, Patrick, Le ravitaillement des armées romaines sous L’Empire, in Du latifundium au
latifundo, édit. Etienne, R., Paris, 1994, p.409.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.37.
Beaumont, Peter, Water Supply at Housesteads Roman Fort, Hadrian's Wall : the Case for Rainfall
Harvesting, in Britannia, Vol. 39, 2008, p.67.
Beaumont, Peter, Water Supply at Housesteads Roman Fort, p.69.
Beaumont, Peter, Water Supply at Housesteads Roman Fort, p.82.
Le Roux, Patrick, Le ravitaillement des armées romaines sous L’Empire, p.409.
35
1.1.4 - Les aliments complémentaires
En plus de la nourriture fournie par l'État, les légionnaires et auxiliaires
consommaient une multitude d'autres aliments. Des restes de fruits de mer et des
mollusques de toutes sortes ont été retrouvés en grande quantité sur les sites militaires :
huîtres, moules, patelles, bulots, coques, palourdes, et escargots comestibles. Ces fruits de
mer et mollusques ont parfois voyagé sur de longues distances avant de se retrouver dans
l'assiette des soldats : par exemple, les huîtres de Vindonissa venaient peut-être du
Portugal. Plusieurs variétés de poisson ont également été identifiés dans les forts, parfois
avec des hameçons, ce qui démontre que les soldats pêchaient eux-mêmes 76. Des
coquilles d’œufs ont été identifiées, mais aussi du miel et des noix (châtaigne, noix,
noisettes, et faînes). Enfin, le soldat romain ne refusait pas la bière 77. Rien n'indique
cependant que l'approvisionnement d'aucun de ces aliments n'aie été régulier, qu'il aie été
organisé par l'État, ni même qu'on aie déduit sur la solde un montant in victum pour les
rembourser.
1.2 - Le matériel
Les soldats romains avaient d'autres besoins que la nourriture pour être apte au
combat, ils leur fallait du matériel pour leurs armes et leur équipement. Dans ce chapitre,
il sera principalement question du cuir et des vêtements, du bois et du fer.
76
77
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.128-129.
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.131-132.
36
1.2.1 - Le cuir et les vêtements
Les besoins en cuir sont vastes puisque les soldats l'utilisent pour confectionner
une série d'outils. On avait besoin de cuir pour les tentes, le fourreaux, les boucliers et
leur revêtement, le harnachement des chevaux, les étriers, les rênes et autres objets utiles
pour l'équitation, les sandales, les bottes, les ceintures, les outres à vin et à eau, les
bourses, les sacs, les frondes, les sangles et les cordes pour les armes ou les vêtements et
pour recouvrir les bagages et certains travaux militaires78. Les fouilles à Vindonissa ont
démontré que les peaux de bovidés étaient préférées pour les chaussures et le
recouvrement des boucliers rectangulaires, alors que, pour tout le reste, on employait
principalement des peaux de chèvres79.
Puisque la demande était certainement ponctuelle et liée à l'usure des différentes
pièces d'équipement utilisé, il est impossible de faire une estimation annuelle de la
demande en cuir. Cependant, pour combler ces différents besoins, une simple légion
pouvait requérir jusqu'à 65 700 chèvres, uniquement pour les tentes utilisées lors des
campagnes militaires. Si des veaux étaient préférés, le nombre pouvait diminuer jusqu'à
27 00080, même si certaines estimations préfèrent 54 00081. À ce nombre, il faudrait
78
79
80
81
Van Driel-Murray, C., The production and supply of military leatherwork in the first and second
centuries a.d. : a review of the archaeological evidence, in The Production and Distribution of Roman
Military Equipment, édit. Bishop M.C., Oxford, 1985, p.44; Stephenson, P. et Dixon, K.R., Roman
Cavalry Equipment, Stroud, 2003, p.35, 39-40, 42, 80, 83-84, 95, 106 (fig. 92), 107, 112-113;
Leguilloux, M., Le cuir et la pelleterie à l'époque romaine, Paris, 2004, p.145-150; Kissel, T.K.,
Untersuchungen zur Logistik des romischen Heeres in den Provinzen des griechischen Ostens (27 v.
Chr.-235 n. Chr.), St Katharinen, 1995, 221-222; Crone, Patricia, Quraysh and the Roman Army:
Making Sense of the Meccan Leather Trade, in Bulletin of the School of Oriental and African Studies,
London, Vol. 70, No.1, 2007, p.65.
Gansser-Burckhardt, A., Das Leder und seine Verarbeitung im römischen Legionslager Vindonissa,
Basel, 1942, p.64-75.
Kissel, T.K., Untersuchungen zur Logistik des romischen Heeres in den Provinzen des griechischen
Ostens (27 v. Chr.-235 n. Chr.), St Katharinen, 1995, 223-224.
Crone, Patricia, Quraysh and the Roman Army: Making Sense of the Meccan Leather Trade, in
Bulletin of the School of Oriental and African Studies, London, Vol. 70, No.1, 2007, p.65; Wells, P.S.,
The Barbarians Speak : How the Conquered Peoples Shaped Roman Europe, Princeton / Oxford,
1999, p.145; Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris,
37
rajouter de 7 500 à 10 000 chèvres pour équiper une légion entière en boucliers82. Quant
aux autres produits (comme les étriers, les sandales, les bottes, les ceintures, les outres,
les fourreaux), ils requéraient moins de cuir, mais leur utilisation régulière et constante
devait diminuer leur durée de vie utile et augmenter la demande pour ces produits. On
comprend donc rapidement que les besoins en cuir pouvaient être astronomiques et le
réapprovisionnement pouvait nécessiter des ressources situées loin hors des frontières83.
Les vêtements faisaient également partie des fournitures qui étaient prises en
charge par l'armée. L'État les avaient fournis gratuitement à partir de C. Gracchus, mais
César, qui accorda aux militaires une augmentation de la solde, rétablit les retenues pour
les vêtements84. Ils font en effet partie de la liste de produits pour lesquels ils avaient des
retenues sur la solde85.
À quelle fréquence le soldat recevait-il des nouveaux habits? Pas très souvent, si
l'on en croit Tacite. En effet, les soldats de Blésus se plaignaient en « s'animant de
diverses façons, l'un montrait les marques de fouet, l'autre la blancheur de ses cheveux, la
plupart leurs vêtements usés et leurs corps nus » (plurimi detrita tegmina et nudum
corpus) »86. Ceci indiquerait que ces soldats n'avaient pas reçus de nouveaux vêtements
depuis un certain temps déjà. On sait qu'il fallait au moins un vêtement par soldat, et des
82
83
84
85
86
1994, p.155-156.
Kissel, T.K., Untersuchungen zur Logistik des romischen Heeres in den Provinzen des griechischen
Ostens (27 v. Chr.-235 n. Chr.), St Katharinen, 1995, 225.
Crone, Patricia, Quraysh and the Roman Army : Making Sense of the Meccan Leather Trade, in
Bulletin of the School of Oriental and African Studies, London, Vol. 70, No.1, 2007, p.68.
Watson, G.R., The Pay of the Roman Army. The Republic, in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte,
Bd. 7, H. 1, 1958, p.117-118; Keppie, Lawrence, The Making of the Roman Army, From Republic to
Empire, London, 1998, p.61.
« Le service en lui-même était pénible, infructueux : dix as par jour, voilà le prix qu'on estimait l'âme
et le corps du soldat; là-dessus, il devait racheter ses armes, ses habits, ses tentes (hinc vestem arma
tentoria … redimi), se racheter de la cruauté des centurions, payer les moindres dispenses. » (Tacite,
Ann., I, 17)
Tacite, Ann., I, 18.
38
ajouts pour les différents climats87. Il n'est pas impossible que le soldat recevait des
nouveaux vêtements lorsqu'il en réclamait, et qu'il était facturé uniquement lorsqu'il en
recevait des nouveaux.
Un papyrus daté de 138 après J.-C. fournit les modèles réglementaires des
tuniques que l'Égypte devait préparer pour l'armée de Cappadoce 88. Parmi ces
réglementations, on compte la couleur, les dimensions, le poids et la valeur, qui étaient
indiqués pour chacun des morceaux réquisitionnés. Bien qu'aucun livre de régulations
n'ait été mis à jour, on devine, à partir des indications dans le Digeste89 et dans l’œuvre de
Végèce90, que de nombreux aspects de l'équipement militaire était soumis à une
réglementation et une uniformisation sur tout le territoire 91. Sous le Bas-Empire, les
vêtements étaient versés par les civils à titre d'impôt spécial en nature, la vestis militaris92.
On ne sait cependant jusqu'à quand remontait cette pratique.
1.2.2 - Le bois
L'utilité du bois était multiple. Le bois était utilisé quotidiennement pour
l'éclairage nocturne, pour la cuisson des aliments, ainsi que pour le chauffage des
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92
Par exemple, des vêtements plus épais pour les unités stationnées en zones plus froides ou pluvieuses.
BGU 7, 1564.
Digeste, XLIX, 16, 13, 3.
Végèce, Epit. Rei Militaris, I, 5; II, 9-12.
Roth, Jonathan, Logistics and the Legion, in Les légions de Rome sous le Haut-Empire, Tome II, édit.
Le Bohec, Yann, Paris, 2000, p.708.
Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Bas-Empire, Paris, 2006, p.118; Carlà, Filippo, Tu tantum
praefecti mihi studium et annonam in necessariis locis praebe : prefettura al pretorio e annona
militaris nel III secolo d. C., in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte, Bd. 56, H. 1, 2007, p.83. Par
exemple : le P.Oxy. XVI, 1905 (daté de la fin du IVe ou du début du Ve siècle de notre ère) : « Taxe
pour l'équipement de l'armée (esthètos) : 1 casaque (klamus) et 11/12 de robe par 243 aroures ; 1 robe
(stikharion) par 175 aroures ; 1 manteau (pallion) par 1925 aroures ». Ce document tend à démontrer
que la vestis militaris était liée à l'impôt foncier, mais perçue séparément de celui-ci. Voir aussi Cérati,
André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.143.
Cependant, il existe aussi des réquisitions de vêtements contre paiement (PSI 797).
39
chambrées et des thermes des camps. On l'employait aussi dans la construction et la
réparation de bâtiments, de chariots, et de pièces d'armement. Par exemple, du bois de
palmier était utilisé pour la confection de hampes de lances ou de javelots de parade ou
d'exercice93, c'est probablement à cette fin d'ailleurs que le porte-enseigne Flavius
Silvanus en a acheté auprès des gens de Soknopaios94.
Le bois servait également à construire certaines parties des outils du soldat, parmi
lesquelles on peut certainement compter les manches de scies, de pics, de hachettes et de
serpes95. Le bois était aussi employé dans la confection des machines de guerre. Végèce
nous apprend qu'une légion devait transporter 55 balistes montées sur roues
(carrobalistae), soit une par centurie, et dix catapultes (onagri), soit une par cohorte96. On
a estimé qu'une légion nécessitait environ 70 chariots pour ses pièces d'artillerie et leurs
munitions97. Lors d'un siège, le bois servait également à la fabrications de tours,
d'échelles, de terrassements, de béliers et d'autres machines de siège98.
En outre, le bois était nécessaire à la fabrication des navires des flottes militaires
et des flottes de transport. La marine militaire comptait environ deux cent cinquante
bâtiments; soixante pour chacune des deux flottes italiennes et cent trente pour les flottes
provinciales99, sans oublier les navires, les radeaux et les barques construits ad hoc lors de
certaines expéditions.
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99
Speidel, M., The Prefect's Horse-Guards and the Supply of Weapons to the Roman Army, in Roman
Army Studies, Vol. I, Amsterdam, 1984, p.331.
P.Stud.Pal., XXII, 92.
Flavius Josèphe, B.Iud., III, 55.
Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 25.
Goldsworthy, Adrian Keith, The Roman Army at War 100 BC - Ad 200, Oxford, 1998, p.290.
Ainsi, sous les murs d'Athènes, Sylla vint à manquer de bois « car beaucoup d'engins se brisaient sous
leur propre poids ou étaient incendiés par les projectiles que les ennemis lançaient sans cesse sur eux :
il s'en prit aux bois sacrés et rasa l'Académie (qui était le faubourg le plus boisé), ainsi que le Lycée. »
Plutarque, Sylla, XII, 4.
Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 2002, p.135.
40
« Chaque légion porte encore des espèces de canots, faits d'un seul
morceau de bois creusé, des chaînes de fer et d'une grande quantité de
cordes. Quand il est question de traverser des fleuves sur lesquels il n'y
a pas de ponts, on met à l'eau ces canots, qu'on attache les uns à côté
des autres, ensuite on construit dessus une espèce de plancher, fait avec
des madriers, sur lequel l'infanterie et la cavalerie passent ainsi sans
danger d'un bord à l'autre. »100
Les besoins en bois, comme ceux en cuirs, étaient certainement énormes. La
consommation quotidienne, couplée à l'usage ponctuel devait en faire un des produits les
plus consommés par l'armée. Par exemple, dans la forteresse romaine d'Inchtuthil, en
Écosse, on a retrouvé environ 5 000 mètres cubes de madrier, pour la seule construction
de 28 km de murs de caserne101. Alors que le bois coupé localement aurait pu suffire à la
construction de structures temporaires, il fallait du bois sec pour les structures
permanentes et les tuiles des toits. Ce bois sec aurait nécessité des entrepôts, situés à
l'extérieur des camps, pour prévenir les incendies102.
De plus, lors du siège de Marseilles par les troupes de César, tout le bois
environnant la ville fut coupé. Lorsque, par un acte de traîtrise, les Marseillais
incendièrent les ouvrages, les Romains durent recourir à la brique pour reconstruire leur
terrassement103. À Jérusalem en 70 après J.-C., Flavius Josèphe nous apprend que les
Romains ont déboisé un rayon de 16 km autour de la ville 104. Évidemment, il s'agit de
situations de siège, lors desquelles beaucoup de bois était requis pour la confection
d'ouvrages et de machines. De plus, il n'est nulle part mention de la densité de la forêt ou
de la taille des arbres, il est donc difficile, voire impossible, de traduire ces dévastations
en besoins militaires précis. Nous nous bornerons à dire qu'ils étaient énormes.
100 Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 24.
101 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.155.
102 Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, par Bulmer, W., in The Journal of Roman
Studies, Vol.62, 1972, p.205.
103 César, B.C., II, 15, 1.
104 Flavius Josèphe, B.Iud., V, 262-264.
41
1.2.3 - Le fer et d'autres métaux
Les besoins en fer sont nécessairement les plus évidents. Le métal sert d'abord à
produire et réparer les armes et les armures. Il est également utilisé dans la fabrication
d'outils, dans la construction de bâtiments et est utilisé dans la confection de certains
vêtements, notamment pour les clous de sandales.
Pour les outils de fer que pouvait utiliser une légion, Végèce en fait la recension la
plus complète.
« La légion porte encore des crocs de fer, qu'on appelle loups, des faux
attachées à de longues perches, des hoyaux, des pieux, des bêches,
pelles et pioches, des hottes et des paniers pour porter la terre; elle a
encore des doloires, des haches, des cognées, des scies et tous les outils
propres à dégauchir le bois, à le scier et à l'employer »105.
Flavius Josèphe confirme l'usage de la scie, de la hotte, de la hache, et il rajoute à
la liste le pic, la serpe et la chaîne106. La hache était nécessaire lors des sièges107, mais elle
pouvait également servir au combat108. S'il est évident que chaque soldat avait des armes
et une armure, le même constat peut s'appliquer pour un certain nombre d'outils, peut-être
même tous. Ainsi, si chaque soldat devait porter tous ces outils, il faudrait donc prévoir
entre 5 000 et 6 400 de chacun de ces instruments pour chaque légion. Peut-être au
contraire que le contubernium était équipé de chacun de ces instruments, auquel cas il en
faudrait plutôt 600 par légion.
105 Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 24.
106 Flavius Josèphe, B.Iud., III, 55.
107 « Ensuite, s'adressant à chacun en particulier, il leur demande s'ils ont apporté des haches, des
dolabres et les autres instruments qui servent à forcer les villes. Et comme ils répondaient que non :
"Est-ce avec des épées et des javelines, s'écria-t-il, qu'aucun bras d'homme peut briser et renverser des
murailles ? S'il faut élever une terrasse, se mettre à l’abri sous des planchers ou des claies, nous
resterons donc, comme une foule sans prévoyance, à contempler stupidement la hauteur des tours et
les remparts de l'ennemi ? Ah ! plutôt sacrifions une nuit à faire venir nos machines de siège, et
apportons avec nous la force et la victoire !" », voir Tacite, Hist., III, 20.
108 Tacite, Ann., III, 46. On y présente le Romain qui utilise la hache et la cognée sur des soldats en
armure lourde « comme s'il voulait forcer une muraille (ut si murum perrumperet) ».
42
On sait que, pour les armes du moins, c'était le secteur privé, notamment les
artisans et les commerçants, qui était sollicité sous le Haut-Empire 109. Dans une ville
générique, Dion Chrysostome mentionne des fabricants de cuirasses (thôrakopoioi), des
fabricants de casques (kranopoioi), des constructeurs de remparts (teikhopoioi) et des
façonneurs de bois de lances (doruxooi)110. Malheureusement, l'exemple qu'il donne ne
parle pas de la fourniture d'armes à l'armée romaine, mais plutôt de la défense de cette
ville générique. Lors de la guerre civile de 69, l'approvisionnement en armes de
Vespasien provenait d'ateliers citadins : « On désigne des villes fortifiées pour y fabriquer
des armes »111. Cependant, la question qui perdure est de savoir si le soldat se procurait
son équipement lui-même, ou si l'État lui en fournissait un. Si le soldat devait s'équiper
par ses propres moyens, la question du ravitaillement en armes et en outils serait
différente de la situation où l'État pourvoirait aux besoins des militaires.
D'un côté, plusieurs indices portent à croire que les armes et l'armure (ainsi que
tous les outils) étaient obtenus par le soldat. Par exemple, dans le discours d'Hadrien
adressé à l'armée d'Afrique et prononcé après un exercice militaire de cavalerie, on peut
lire que l'empereur félicite l'armée de ce que « la beauté des chevaux et l'élégance des
armes sont proportionnelles au salaire. »112 Également, sur certaines armes apparaissaient
le nom du propriétaire, comme Marcus Valerius Bacinus, de la centurie de Postumus; ou
la centurie de Tettianus; ou simplement la douzième turma113.
109 MacMullen, Ramsay, Inscriptions on Armor and the Supply of Arms in the Roman Empire, in
American Journal of Archaeology, Vol.64, No.1, 1960, p.25; Harris, W.V., Rome's Imperial Economy,
Oxford, 2011, p.296.
110 Dio Chrysostome, Orationes, LXXVII – LXXVIII, 12.
111 Tacite, Hist., II, 82.
112 Discours d'Hadrien, Le Bohec, Yann et al., Les discours d'Hadrien à l'armée d'Afrique, Paris, 2003,
p.116; Speidel, Mickael P.S., Emperor Hadrien speeches to the African Army; A New Text, Mains,
2006, p.14-15.
113 MacMullen, Ramsay, Inscriptions on Armor and the Supply of Arms in the Roman Empire, in
American Journal of Archaeology, Vol.64, No.1, 1960, p.36.
43
Toutefois, les déductions sur la solde pour les armes existaient depuis l'époque de
Polybe114, et les soldats de la révolte de Pannonie et Germanie en 14 après J.-C. se
plaignent de la petitesse de leur solde, qui, de surcroît, se voyait amputée par des retenues
pour la nourriture, les vêtement et les armes115. Ce témoignage est confirmé par un
document papyrologique datant de 175 après J.-C. qui mentionne une déduction sur la
solde pour des armes116. On a donc supposé que, « au Ier et au IIe siècles, chaque militaire
payait son équipement, mais au IIIe siècle, c'est l'État qui le fournissait, en effectuant une
déduction sur la solde »117. L'irrégularité de ces paiements indique que les recrues
recevaient probablement un uniforme et des armes, et qu'ils encourraient des frais en cas
de bris ou de perte due à la négligence, à une utilisation abusive ou à une action
malhonnête118. Cependant, on ne peut déduire d'un argumentum ex silentio que la pratique
cessa pendant moins de deux siècles. Les paiements pour l'entretien ou le changement
d'arme étaient assurément occasionnels. En effet, une arme bien entretenue pouvait
certainement durer une vie119.
Un autre argument plaide en faveur de la fourniture des armes par l'État. En effet,
la présence d'un gardien des armes (custos armorum) à la tête des armamentaria (arsenal,
magasins d'armes) ne ferait pas beaucoup de sens si les armes étaient la propriété des
soldats.
« La plupart des historiens ont pensé que les militaires gardaient leur équipement
par devers eux aussi longtemps qu'ils s'en servaient, mais que, pour le reste, ils devaient
114
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119
Polybe, VI, 39, 13.
Tacite, Ann., I, 17.
P.Fay. 105.
Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 2002, p.237.
Campbell, Brian, The Roman Army, 31 BC - AD 337, A Sourcebook, Londres / New York, 1996, p.26
Watson, G.R., The Roman Soldier, New York, 1985, p.104.
44
le déposer dans cet arsenal, sous la responsabilité précisément du custos armorum. »120
On a aussi pensé que le custos armorum pouvait également s'occuper des pièces
d'artillerie. Toutefois, ces deux conceptions du rôle du custos armorum et des
armamentaria s'arriment difficilement avec un extrait des Histoires de Tacite. Dans ce
passage, Othon exhorte les soldats à le défendre.
« Il fit ensuite ouvrir l'arsenal (armamentarium). Aussitôt on se jette sur
les armes, sans ordre, sans distinction de corps (sine more et ordine
militiae) de sorte qu'on ne peut distinguer le soldat légionnaire du
prétorien (ut praetorianus aut legionarius insignibus suis
distingueretur); ils revêtent les casques et les boucliers des auxiliaires
(miscentur auxiliaribus galeis scutisque) »121.
D'abord, il est intéressant de noter que les soldats n'ont pas leurs armes avec eux :
ils doivent ouvrir l'armamentarium pour se les procurer. Le soldat, qu'il fût prétorien,
légionnaire ou auxiliaire, aurait donc gardé son équipement dans l'arsenal 122. Ensuite,
l'armamentarium ne semble pas contenir la moindre pièce d'artillerie, ou si elle en
contient, on y trouve assurément des armes et armures d'infanterie. L'allusion que nous
comprenons dans ce passage indiquerait plutôt que les armes ne sont pas distinguées
d'après leur possesseur propre, mais plutôt d'après les rangs militaires : auxiliaires,
légionnaires et prétoriens. Ainsi, notre perception de ce poste se rapproche bien d'une
autre théorie, plus pertinente à nos yeux, qui veut que le custos armorum aurait plutôt
veillé sur les armes de rechange123.
En effet, même si l'on admettait que le soldat achetait son propre équipement, il
serait impensable qu'une armée aussi organisée n'ait pas prévu des rechanges. On peut
120 Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 2002, p.128.
121 Tacite, Hist., I, 38.
122 C'est également la compréhension de MacMullen, Ramsay, Inscriptions on Armor and the Supply of
Arms in the Roman Empire, in American Journal of Archaeology, Vol. 64, No. 1, 1960, p.23.
123 Russell Robinson, H., The Armour of Imperial Rome, Londres, 1975, p.9.
45
difficilement expliquer pourquoi un soldat qui perdrait son arme ou qui la briserait lors
d'un combat devrait attendre qu'un marchand d'armes ne se soit présenté au camp avec
une nouvelle cargaison pour pouvoir se rééquiper et être prêt pour la prochaine bataille.
Les généraux avaient l'habitude de prévoir une réserve de nourriture pour les soldats, en
cas de mauvaise fortune124; le contraire serait surprenant pour les armes. De plus, même
au tout début de l'ère impériale, les indices pointent vers une certaine standardisation de
l'équipement125. Un certain passage dans Tacite pourrait même indiquer que les soldats,
certains du moins, n'était pas les propriétaires légitimes de leurs armes. En effet, Vitellius,
qui doutait de la fidélité des cohortes prétoriennes, décida de leur donner un congé
honorable. Ces derniers « remettaient leurs armes aux tribuns (arma ad tribunos suos
deferebant) »126, ce qui démontre que les prétoriens ne conservaient pas leurs armes après
leur service militaire. S'ils possédaient leur équipement, ce geste serait plus difficile à
interpréter. Cependant, la garde prétorienne se trouvait dans une situation privilégiée, elle
recevait un salaire élevé, des vivres gratuits, des uniformes splendides et peut-être
recevaient-ils également leur équipement gratuitement127.
Il n'est pas impossible que l'État ait loué des armes aux soldats 128, mais que ces
derniers aient également eu l'option d'en acquérir une par leur propres moyens. Une
inscription présente en effet un ancien militaire devenu negotiator gladiarius et qui
124 Par exemple, Agricola avait assuré les places fortes contre des sièges prolongés par des
approvisionnements pour un an. Tacite, Agr., XXII.
125 Roth, Jonathan, Logistics and the Legion, in Les légions de Rome sous le Haut-Empire, Tome II, édit.
Le Bohec, Yann, Paris, 2000, p.708. Ce dernier soulève le cas des clous des caligae et des vêtements
militaires, voir Van Driel-Murray, C., The production and supply of military leatherwork in the first
and second centuries a.d. : a review of the archaeological evidence, in The Production and
Distribution of Roman Military Equipment, édit. Bishop M.C., Oxford, 1985, p.54; BGU, 7, 1564.
Roth mentionne également certaines régulations dans Végèce et le Digeste, Végèce, Epit. Rei
Militaris, I, 5; II, 9-12; Digeste, XLIX, 16, 12, 3.
126 Tacite, Hist., II, 67.
127 MacMullen, Ramsay, Inscriptions on Armor and the Supply of Arms in the Roman Empire, in
American Journal of Archaeology, Vol. 64, No. 1, 1960, p.23.
128 Speidel, Michael P., Riding for Caesar; The Roman Emperors' Horse Guards, Cambridge, 1994,
p.108. Ce dernier est d'avis que la location d'équipement entrait dans les fonction du custos armorum.
46
opérait dans la zone de la frontière rhéno-danubienne 129. Des documents papyrologiques
démontrent par ailleurs les soldats pouvaient se procurer leurs armes auprès de
marchands privés, si tel était leur désir130. Cela permettrait d'expliquer le commentaire
d'Hadrien sur la qualité des armes à la hauteur du salaire des soldats, mais aussi le custos
armorum, l'armamentarium et la retenue sur la solde pour les armes.
Ainsi, l'État devait être en mesure de pourvoir aux armes, aux armures et
certainement aux outils des soldats. Il devait également acquérir les armes de rechange,
les armes de pratique et, peut-être, les armes de parade. La quantité de fer requise pour
quelques 300 000 hommes est donc énorme. Il est malheureusement difficile d'arriver à
une estimation juste. Le seul point de départ que nous avons pour cette réflexion est une
découverte de fouille. Sur le site militaire de Inchtuthil, en Écosse, on a retrouvé un stock
d'un million de clous pesant environ dix tonnes131.
Deux autres métaux étaient certainement utilisés par les militaires : le cuivre et le
plomb. Le cuivre était utilisé dans la fabrication des différents instruments de musique
utilisés par la légion, que mentionne Végèce : trompette, cor, cornet132. Combien comptet-on de musiciens dans l'armée romaine? Si on en croit Flavius Josèphe, ils formaient un
corps à part de l'infanterie133. Le seul ordre de grandeur que l'on possède par la littérature
nous vient de Salluste, qui décrivait le siège de Capsa par Marius. Parmi les trompettes et
les cors de ses légions, il détacha les cinq plus agiles pour escalader les murs à revers. Il
129 CIL XIII, 6677
130 Wierschowski, Lothar, Heer and Wirtschaft : Das römische Heer der Prinzipatzeit als
Wirtschaftsfaktor, Bonn - Habelt, 1984, p.121.
131 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.155.
132 Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 7.
133 Dans l'ordre de marche de Vespasien, ils suivaient l'aigle et les images sacrées de l'armée. Derrière eux
s'avançaient les légionnaires, en rangées de six hommes, voir Flavius Josèphe, B.Iud., III, 124. Dans
l'ordre de marche de Titus, les trompettes précèdent les enseignes et l'aigle de la légion. Les soldats
suivent, voir Flavius Josèphe, B.Iud., V, 48.
47
leur adjoignit quatre centurions pour les défendre 134. Évidemment, cela ne signifie pas
que le ratio est de cinq musiciens pour quatre centurions.
Une inscription trouvée à Lambèse indique que la IIIe légion Auguste comptait 36
joueurs de cors (cornicines), dont un sous-officier (optio)135, c'est à dire 32 pour les
fantassins et 3 pour la cavalerie 136. Une autre inscription trouvée à Lambèse liste 39
joueurs de tuba (tubicines), dont un sous-officier (optio) et un autre intitulé PR137, dont
l'interprétation pose problème138. À supposer qu'il s'agirait ici des effectifs complets de
chaque corps de musicien pour la IIIe légion Auguste, et puisqu'une trompette moderne
pèse entre 0,8 et 1,1 kg, il faudrait donc prévoir entre 31,2 et 42,9 kg de cuivre pour les
trompettes d'une légion. Le poids d'un cor harmonique moderne varie entre 4,5 kg (pour
un instrument d'une qualité médiocre) jusqu'à 13,5 kg (pour un instrument de qualité
professionnelle). Il faudrait donc 157,5 à 472,5 kg de cuivre pour les joueurs de cor. C'est
évidemment sans compter les pertes lors de la fonte et du travail du métal.
Le plomb, quant à lui, était utilisé pour les balles de fronde. L'estimation des
besoins pour ce métal est encore plus fragile. On ignore combien l'armée romaine
comptait de frondeurs dans ses rangs. On ignore également combien de balles étaient
prévues pour chacun d'entre eux. Bref, impossible d'en faire le calcul.
134 Salluste, B.Iug., XCIII.
135 CIL VIII, 2557 = 18050.
136 Cagnat, René, Le règlement du collège des tubicines de la légion IIIe Augusta, in Klio, VII, 1907,
p.186.
137 AE 1906, 10 = AE 1907, 183-184 = AE 1983, 977 .
138 Tubicen princeps, tubicen principis, etc. Voir Morizot, Pierre, Ex tubicine principe, ex tubicine
principis, ou ex tubicine, princeps... in La hiérarchie (Rangordnung) de l'armée romaine sous le HautEmpire, Actes du Congrès de Lyon (15-18 septembre 1994), édit. Le Bohec, Yann, Paris, 1995, p.241243.
48
1.3 - Les animaux
Une armée a également un grand besoin en animaux, principalement pour le
transport des hommes et du matériel. Les bêtes à usage militaire devaient respecter des
standards plus élevés que celles qui étaient réquisitionnées pour le passage de l'empereur,
et un examen vétérinaire était fait avant d'acquérir chacune. Ainsi, on s'attendait des bêtes
qu'elles aient un certain âge et qu'elles aient reçu un dressage minimum, même si l'animal
en question était destiné à transporter du matériel 139. Dans ce chapitre, il sera question des
animaux les plus importants : d'abord les chevaux, ensuite les mules, les ânes et les autres
animaux de trait et finalement, la question des animaux voués aux différents sacrifices
religieux.
1.3.1 - Les chevaux
L'utilité des chevaux pour l'armée romaine n'est plus à justifier. En plus de l'usage
régulier des unités de cavalerie, certaines unités auxiliaires nécessitaient des chevaux,
tout comme les officiers. Il ne faut cependant pas oublier que l'on pouvait aussi s'en servir
pour le transport d'autre personnel ou de matériel140.
Les chevaux étant des cibles faciles en combat, augmenter le nombre de montures
disponibles pour chaque soldat permettait d'augmenter l'endurance de l'unité 141. Ainsi, on
estime que pour chaque cavalier présent, l'unité devait entretenir trois chevaux 142, et que
139 Davies, R.W., The Supply of Animals to the Roman Army and the Remount System, in Latomus, Tome
28-2, 1969, p.433-435.
140 Groot, Maaike, Surplus production of animal products for the Roman army in a rural settlement in the
Dutch River Area, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW
Europe, édit. Stallibrass, Sue, Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.93.
141 Speidel, Michael P., Riding for Caesar; The Roman Emperors' Horse Guards, Cambridge, 1994,
p.108.
142 Southern, Pat, The Roman Army; A Social and Institutional History, Santa Barbara, 2006, p.221;
49
ces chevaux étaient maintenus en service pendant trois ans143. Cependant, trois chevaux
n'étaient probablement pas remis à chaque cavalier. En effet, un épisode tragique présenté
par Dion Cassius illustre cette réalité : lorsque Septime Sévère ordonna de dissoudre la
garde prétorienne, il reprit les armes et les chevaux de ces soldats et les chassa de Rome.
Or, « un d'entre eux, que son cheval n'avait pas voulu quitter et suivait en hennissant, le
tua et se tua lui-même; et il sembla à ceux qui les virent que le cheval mourait avec
joie »144. D'après ce passage, il semblerait que les soldats de la garde prétorienne
remettaient chacun un seul cheval à leur supérieur.
Il est difficile d'évaluer les besoins en chevaux de l'armée romaine, toutefois,
certains historiens se sont risqués pour certains théâtres d'opération. Ainsi, l'armée établie
dans la province de Germanie aurait nécessité de 3 700 à 5 300 chevaux. Si l'on se fie aux
calculs proposés plus haut, cela signifie qu'elle devait acquérir de 1 200 à 1 750 chevaux
annuellement pour remplacer ceux qui se blessaient, mouraient ou qu'on libérait du
service145. En Bretagne, les besoins se seraient élevés à 10 000 chevaux146, ce qui aurait
requis plus de 3 300 nouvelles montures à chaque année.
Malgré ces besoins énormes, rien n'indique qu'il y ait eu un approvisionnement
central pour ces bêtes. Il apparaît plutôt que l'acquisition de chevaux était locale 147. Les
chevaux étaient d'ailleurs probablement acquis auprès des particuliers. En effet, Dion
Cassius met dans la bouche de Mécène une proposition singulière : interdire les jeux du
143
144
145
146
147
Speidel parle de remplacer un tiers des chevaux à chaque année, mais estime que chaque soldat de la
garde équestre de l'empereur pouvait compter sur deux à quatre chevaux, Speidel, Michael P., Riding
for Caesar; The Roman Emperors' Horse Guards, Cambridge, 1994, p.108.
Hyland, A., Equus : the Horse in the Roman World, 1990, London, p.86.
Dion Cassius, LXXIV, 1.
Groot, Maaike, Surplus production of animal products for the Roman army in a rural settlement in the
Dutch River Area, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW
Europe, édit. Stallibrass, Sue, Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.93.
Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.108
Davies, R.W., The Supply of Animals to the Roman Army and the Remount System, in Latomus, tome
28, Fasc. 2, 1969, p.434-435.
50
cirque hors de la capitale. Sa suggestion avait pour but d'éviter les folles dépenses et, « ce
qu'il y a de plus important, pour que les soldats aient sans réserve les meilleurs chevaux à
leur disposition »148. Si l'armée s'était procurée ses chevaux auprès d'un élevage public,
cette proposition n'aurait fait aucun sens.
Différents papyrus de la fin du IIe ou du début du IIIe siècle consignent
l'acquisition de chevaux par l'armée. Certains documents, ayant entre eux un écart de
trente à quarante ans, utilisent le même langage, ce qui tend à indiquer que la procédure
n'a pas évolué entre temps149. L'expression in acta ut mos refer, répétée au fil des
documents, implique une certaine organisation dans l'acquisition des montures. Les
chevaux étaient décrits dans les missives (âge, couleur du pelage, signes distinctifs, etc),
ils avaient été examinés et acceptés par le gouverneur (ou un officier haut-gradé :
consularis, dux ou praefectus), qui indiquait à quel soldat l'animal devait être remis et
quel montant devait être déduit de sa paie. On peut certainement déduire, à l'inverse, que
le commandant de l'unité devait écrire au gouverneur de la province pour lui demander
des nouveaux chevaux, en identifiant les cavaliers concernés et en indiquant
potentiellement la raison du remplacement150.
Les races de chevaux les plus estimées provenaient d'Asie, plus précisément de
Parthie, de Perse, de Médie, d'Arménie et de Cappadoce. Quant aux races chevalines
élevées à l'intérieur de l'empire romain, les plus prisées provenaient de Gaule, de
Germanie, d'Espagne et de Numidie151.
148 Dion Cassius, LII, 30, 8.
149 P.Doura 56 A; 130 A; 58.
150 Davies, R.W., The Supply of Animals to the Roman Army and the Remount System, in Latomus, tome
28, Fasc. 2, 1969, p.436.
151 Hyland, Ann, War and the Horse; Part I : Horses for War; Breeding and Keeping a Warhorse, in The
Oxford Handbook of Warfare in the Classical World, édit. Campbell, Brian et Tritle, Lawrence A.,
New York, 2013, p.495.
51
Varron indique qu'il ne faut pas acquérir un cheval qui a moins de trois ans, ou
plus de dix. Selon lui, il faut rechercher chez la jument une taille moyenne (magnitudine
modica) et une croupe et des flancs larges (clunibus ac ventribus latis), alors que chez
l'étalon, la haute taille (amplo corpore) et l'harmonie des membres est préférable (nulla
parte corporis inter se non congruenti)152. Il faut encore effectuer une distinction entre le
cheval qui sera monté lors des combats et celui employé pour le transport.
« L’homme de guerre choisit et dresse les chevaux suivant des
conditions tout autres que l’écuyer ou le conducteur des chars du
cirque. On comprendra également que le cheval qu’on destine au
transport à dos doit être dressé d’autre façon que le cheval de selle ou
de trait. On veut sur le champ de bataille un coursier fougueux (ad
castra habere volunt acres). Pour faire route, on préfère un cheval
paisible. C’est afin de répondre à cette diversité de vues que l’on a
imaginé de châtrer les chevaux. Privé de ses testicules, et
conséquemment de liqueur séminale, l’animal devient plus
maniable. »153
Il ne semble pas cependant que l'armée romaine impériale ait préféré les mâles ou
les femelles, puisque les deux ont été employés indistinctement 154. Quant aux autres
qualités recherchées pour une monture destinée au service militaire, Xénophon nous en
dresse une liste exhaustive.
« Quand nous avons l’intention d’acheter un cheval de campagne, il
faut s'assurer d’abord qu’il est dressé à toutes les manœuvres que la
guerre exige; c’est-à-dire franchir les fossés, sauter les murs, s’élancer
de haut en bas et de bas en haut sur des tertres, galoper dans les
montées, dans les descentes ou sur le flanc des collines. Toutes ces
épreuves montrent s’il a le corps sain et le cœur généreux. Il ne faudrait
pourtant pas rejeter un cheval qui ne ferait pas parfaitement tout cela;
chez un grand nombre de chevaux, ce sont moins les moyens que
l’expérience qui manquent.
Le montage, l’habitude et l’exercice les amèneront à bien faire, du
152 Varron, De Agr., II, 7, 1 et 4.
153 Varron, De Agr., II, 7, 15.
154 Par exemple, sur 11 chevaux de la Cohors XX Palmyrenorum dont le sexe est connu, 8 étaient des
mâles, et 3 des femelles; sur les 31 chevaux retrouvés au camp de Gelduba (Krefeld) sur le Rhin, les
sexes étaient répartis également. Voir Hyland, Ann, War and the Horse, 2013, p.500.
52
moment qu’ils sont bien portants et qu’ils ont du cœur. Il faut se méfier
toutefois d’un cheval sur l’œil : le cheval farouche ne permet pas de
donner sur l’ennemi; souvent même il renverse son cavalier et lui cause
de fâcheux accidents. On doit encore observer s’il est méchant soit avec
les chevaux, soit avec les hommes, et s’il ne se laisse pas étriller; car
avec de pareils défauts il donne beaucoup de peine à son maître.
Pour connaître plus facilement si le cheval se refuse à être bridé, monté,
et s’il résiste aux autres mouvements qu’on exige de lui, il faut, à la fin
des exercices, essayer de lui faire recommencer tout ce qui les précède.
S’il se prête aux mêmes manœuvres, c’est une preuve certaine de son
courage. En résumé, un cheval qui a de bons pieds, un caractère doux,
des jarrets suffisamment légers, la volonté et les moyens de supporter le
travail, ne causera probablement aucun accident à son cavalier et le
sauvera dans les dangers de la guerre. Mais les chevaux lâches qui ne
vont qu’à force d’aiguillon, de même que ceux qui, par trop d’ardeur,
exigent beaucoup d’attention et de caresses, occupent trop la main du
cavalier et découragent dans les moments critiques »155.
Entre 139 et 251 après J.-C., les cavaliers des cohortes auxiliaires devaient payer
125 deniers pour leur monture. Quant aux cavaliers des alae, à qui l'on remettait de
meilleurs chevaux, ils payaient plus cher. Il semble cependant que les prétoriens
recevaient gratuitement leur monture. Alors que le prix pour les chevaux est resté
relativement stable, soit la moitié du salaire des soldats, le prix déboursé par ceux-ci n'a
suivi ni l'inflation ni les augmentations sur la solde156.
1.3.2 - Les mules, les ânes et autres animaux de trait
On ne peut pas aborder les besoins militaires sans évoquer les animaux de traits.
Bien sûr, depuis les réformes de Marius, les soldats devaient emporter avec eux un
maximum d'équipement. Cependant, une grande partie des besoins en nourriture ou
matériaux énumérés précédemment devait être transportée à dos d'animaux ou dans des
chariots tirés par des animaux de trait. Les mules, les ânes et les bœufs étaient les
155 Xénophon, De re equestri, III, 7-12.
156 Speidel, Michael P., Riding for Caesar, 1994, p.108.
53
animaux de prédilection pour ce travail157. On estime qu'un minimum de mille animaux
de trait auraient été nécessaires pour chaque légion158, et cette estimation peut monter
jusqu'à 1 400 par légion159. On a calculé que les troupes stationnées en Bretagne
requéraient 4 000 mules160.
Il ne faut pas oublier non plus les animaux qui effectuaient le transport des
marchandises entre une légion et son entrepôt. Erdkamp chiffre entre trois et quatre
milles le nombre de mules nécessaires pour relier un camp et son entrepôt s'ils sont
distants de 100 km ou moins; au-delà de 100 km, le nombre d'animaux requis et la
consommation de fourrage rendraient la situation intenable161.
Il arrivait toutefois que le train de bêtes de somme accompagnant les troupes ne
soit pas suffisant, tellement les besoins en transport pouvaient être grands. Par exemple,
sous les murs d'Athènes, Sylla avait réquisitionné 10 000 attelages de mulets pour le seul
service de ses machines de guerre162. Aussi, César s'était fait accompagner par les
habitants de Ruspina, avec leurs animaux de trait et leurs chariots, pour chercher des
vivres dans les environs163. Publius Licinius, quant à lui, se fit enlever environ mille
chariots par Persée, lorsque ce dernier effectua une attaque surprise sur les fourrageurs
romains164. Cela signifie que, pour les seules fin de l'opération de fourrage, et uniquement
pour les chariots qu'il se fit enlever, les hommes de Licinius devaient s'être fait
157 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.62.
158 Goldsworthy, Adrian Keith, The Roman Army at War 100 BC - Ad 200, Oxford, 1998, p.290.
159 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.83.
160 Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.108.
161 Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The Western Roman
Atlantic Façade; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the Republic to the
Principate, édit. Carreras, Cesar, et Morais, Rui, Oxford, 2010, p.141.
162 Plutarque, Sylla, XII, 3.
163 Ps.-César, B.Afr., IX, 1-2.
164 Tite-Live, XLII, 65, 3.
54
accompagner d'un troupeau de bêtes de somme comptant entre mille et deux mille têtes.
Une évaluation des bêtes de somme, à l'instar de ce qui se faisait pour les
chevaux, devait nécessairement être effectuée. Varron cherchait chez les cheval de trait
des qualités plutôt de calme et d'obéissance165. Probablement qu'on recherchait ces mêmes
qualités comportementales chez les animaux de trait, en plus de la force et de la beauté du
corps.
1.3.3 - Les animaux sacrificiels
Les légions romaines avaient un dernier besoin, dont on parle peu souvent : le
besoin en animaux de sacrifices pour les jours de fête. On ne parle pas ici de sacrifices
offerts par les soldats individuellement, mais bien d'offrandes officielles corporatives.
Afin d'établir la liste des fêtes et des offrandes, un papyrus trouvé à Doura-Europos, le
P.Dura 54 aussi nommé Feriale Duranum, peut nous être d'une grande utilité. Le
document, trouvé dans une salle d'archive de la cohors XX Palmyrenorum dans le temple
d'Artémis Azzanathkona, ne contient toutefois aucune mention de divinités locales. Ce
dernier aspect semble démontrer qu'une copie de ce document était distribuée à chaque
détachement à travers l'empire. Bien que des références internes au papyrus pointent de
225 à 227 après J.-C. comme année de rédaction, plusieurs éléments du texte permettent
de penser qu'il s'agirait d'une disposition d'Auguste rédigée sous Alexandre Sévère 166. Le
rouleau fait 120 cm de long par 23 cm de haut, et le texte est réparti en quatre colonnes de
28 lignes environ.
165 Varron, De Agr., II, 7, 15.
166 Fishwick, Duncan, Dated inscriptions and the "Feriale Duranum", in Syria, 65, 1988, p.349-350.
55
Le contenu du papyrus établissait une liste de fêtes et festivals que l'armée devait
observer chaque année. La date de chaque événement était indiquée, ainsi que le rituel à
accomplir, que ce soit des supplications à adresser ou des victimes à offrir. On apprend
ainsi que, chaque année, vingt-trois bœufs, douze vaches et sept taureaux étaient
sacrifiés167. Cependant, le document est mutilé et incomplet. Ce décompte est donc un
minimum, et certainement en-deçà du vrai total de victimes. En effet, le tiers seulement
de chaque ligne de la première colonne et la majeure partie de la seconde ont pu être
restitués. Cependant, la troisième et quatrième colonne ne subsistent que par petits
fragments. Les prescriptions religieuses pour les mois de novembre et décembre sont à
toute fin pratique illisibles et il manque certains rites à accomplir pour plusieurs
événements lors des autres mois.
Plusieurs questions sont toutefois soulevées par ce document. D'abord, est-ce que
le document était adressé à chaque unité indépendamment de sa taille ou était-il expédié à
chaque cohorte individuellement? Ensuite, si un papyrus similaire était adressé à chaque
unité indépendamment de sa taille, est-ce que le nombre de victimes par événement était
le même pour une légion et une cohorte? Il semblerait plutôt logique qu'une cohorte
puisse accomplir ses devoirs religieux en sacrifiant un bœuf, par exemple, mais que ce
seul animal soit clairement insuffisant pour remplir les obligations divines d'une légion.
Si tel était le cas, une autre question est soulevée : quel est le ratio de victimes entre la
cohors XX Palmyrenorum et une légion établie en Occident, sur la frontière germanique,
par exemple? Whittaker a estimé que c'étaient 2 500 animaux sacrificiels qui étaient
nécessaires en Bretagne168. Malheureusement, il n'offre aucun calcul pour étayer son
167 Davies, R.W., The Supply of Animals to the Roman Army and the Remount System, in Latomus, tome
28, Fasc. 2, 1969, p.456.
168 Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.108.
56
hypothèse.
Certains reçus pour la solde montrent que des déductions étaient opérées sur les
versements aux légionnaires pour les saturnalicium k(astrense) et aux cavaliers d'unités
auxiliaires pour l'epulum.169 Ces retenues de vingt drachmes sur la solde des légionnaires,
pour les festivités qui duraient sept jours, représentaient le quart des déductions totales
pour la nourriture dans les quatre mois couverts par le reçu. La nourriture consommée
pour le festival devait donc être abondante et de très bonne qualité 170. À moins que les
déductions pour les fêtes religieuses et festivals aient également inclus la performance
des musiciens et des danseurs, l'achat de matériel et décorations pour le festival, et
d'autres frais connexes.
En plus des sacrifices à accomplir à des dates bien précises, une armée devait
sacrifier des victimes avant d'engager le combat. Plutarque raconte que les armées de
Brutus et d'Octavien se purifièrent avant le combat sur les plaines de Philippes :
« Ceux qui s'occupaient de la purification (katharmon … poièsamenoi)
dans le camp de César remirent un peu de blé et cinq drachmes à
chaque soldat pour le sacrifice (eis thusian); ceux qui le faisaient pour
Brutus, méprisant la pauvreté ou l'avarice de leur adversaire, firent
d'abord la lustration de l'armée en plein air (en upaithrô … ekathèran),
comme c'est l'usage (ôsper ethos estin), puis ils distribuèrent à chaque
cohorte un grand nombre de victimes (hiereiôn plèthè) et cinquante
drachmes par homme, ce qui accrut le dévouement et l'ardeur de
l'armée. »171
Ainsi, la méthode à suivre était de purifier l'armée en plein air et nécessitait un
certain sacrifice. La lustration d'une armée se déroulait probablement de la même façon
que pour un champ. En effet, les imprécations pour purifier un champ invoquaient Mars,
169 P.Hamb. 39; P.Dura 66, 11; P.Dura 105, frag. b, col. i.
170 Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.136.
171 Plutarque, Brutus, XXXIX, 1-2.
57
et on peut se douter qu'il en était de même pour la purification d'une armée. Caton raconte
comment il fallait procéder pour un champ :
« Il convient de purifier le champ ainsi : commande que la victime
suovitaurilienne soit conduite autour de la terre. Afin que, si les dieux
veulent, quelque chose d'heureux se produise, je te charge, Manius, de
promener cette triste victime autour de mon domaine et de ma terre, soit
en totalité, soit seulement sur la partie que tu jugeras à propos de
purifier. Auparavant offre du vin à Janus et à Jupiter, et dis :
« Mars notre père, je te supplie et te demande d'être propice à moi, à ma
maison et à mes gens; c'est dans cette intention que j'ai fait promener
une triple victime autour de mes champs, de mes terres et de mes biens,
afin que tu en écartes, éloignes et détourne les maladies visibles et
invisibles, la stérilité, la dévastation, les calamités et les intempéries;
afin que tu fasses grandir et prospérer mes fruits, mes grains, mes
vignes et mes arbres; afin que tu conserves la vigueur à mes bergers et à
mes troupeaux, et que tu accordes santé et prospérité à moi, à ma
maison et à mes gens. Aussi, pour purifier mes champs, mes terres et
mes biens, et pour faire un sacrifice expiatoire, daigne agréer ces trois
victimes à la mamelle que je vais immoler. Mars notre père, agrée dans
ce but ces trois jeunes victimes. »
Saisis le couteau pour empiler les galettes et le gâteau, et offre-les. À
mesure qu'on immolera le porc, l'agneau et le veau, on dira : « Sois
glorifié par cette victime suovitaurilienne. »
Il n'est point permis de prononcer les mots porc, agneau, veau. Si ces
victimes n'ont point apaisé la divinité, on fait cette prière : « Mars notre
père, si quelque chose t'a déplu dans ce sacrifice des trois jeunes
victimes, accepte en expiation ces trois autres. »
Si on présume que l'une ou deux des victimes n'a pas été agréée, on fait
cette prière : « Mars notre père, puisque le sacrifice de ce porc ne t'a pas
été agréable, accepte ce porc en expiation. »172
À la suite de victoires, on sacrifiait également aux dieux. Par exemple, après la
prise de Jérusalem et la remise des récompenses aux soldats s'étant distingués, Titus
« présida aux sacrifices pour remercier le ciel de la victoire; un grand nombre de bœufs
furent amenés devant les autels; après l'immolation, il les donna tous aux soldats pour
172 Caton l'Ancien, Re Rust., CXLI.
58
leur banquet. »173
Évidemment, que ce soit pour le calendrier des célébrations religieuses, les rites
de purification avant le combat ou les sacrifices suivant la victoire, il est difficile
d'estimer le nombre de victimes offertes lors de chacune de ces manifestations de piété.
En effet, le calendrier des célébrations est incomplet, on ignore combien de purifications
avaient lieu annuellement et le nombre de victimes sacrifiées pour ces lustrations et les
remerciements aux dieux. Le mystère reste donc entier : on sait qu'un tel besoin religieux
existait, et quelques chiffres sont disponibles. Cependant, ces chiffres sont incomplets et
l'on ne sait quelle proportion du total ils peuvent représenter.
Tous les besoins qui ont été énumérés jusqu'à présent ne permettent pas de tirer
beaucoup de conclusions. Il est clair que ces besoins existaient et que les demandes pour
ces produits étaient énormes. Cependant, il semble très difficile, voir impossible, de
chiffrer exactement les quantités de nourriture, de matériaux et d'animaux requis par
l'armée annuellement. En effet, trop de détails échappent aux chercheurs, qui ne peuvent
par conséquent qu'émettre des estimations plus qu'approximatives.
Chapitre 2 - Approvisionnement au camp
Les besoins que nous avons évoqués précédemment étaient comblés par différents
moyens, dont certains se retrouvaient à proximité, voire à l'intérieur, des camps.
Cependant, Auguste avait pour principe de ne pas employer de soldats à des travaux de
simple citoyen (ad opus privatum … militem non mittere), comme la chasse et la pêche,
173 Flavius Josèphe, B.Iud., VII, 1, 3.
59
maxime qui fut suivie au moins pendant les deux premiers siècles de l'Empire 174. Ainsi,
sous le Haut-Empire, peu de soldats étaient consacrés à des travaux d'artisans, mais cette
tendance s'est lentement perdue au fil du temps, au point de voir la liste d'immunes
artisanaux s'allonger au IIIe siècle175. Cependant, des soldats n'en étaient pas moins
employés pour produire des denrées ou des biens. En effet, d'un côté, la légion pouvait
exploiter le territoire qui lui était attitré, nommé prata legionis. De l'autre, elle pouvait
ériger des fabricae, c'est-à-dire des ateliers.
2.1 - Les prata legionis
L'une des méthodes employées pour le ravitaillement des troupes consistait à
attribuer à chaque camp un territoire, nommé prata legionis, qui signifie littéralement
« prairie de la légion ». Sur ces prata, bien peu est connu et quelques théories
s'affrontent. D'un côté, certains historiens ont pensé que ces prata legionis étaient
équivalents au territorium legionis, un terme qui apparaît plus tard 176. D'autre part, il a été
écrit que les prata ne pouvaient couvrir un territoire aussi vaste que le territorium, et on a
donc attribué un sens juridique au mot, pour en faire une subdivision du territorium177.
Quelques bornes délimitant les prata legionis ont été découvertes. D'après ces
vestiges, il semblerait que les prata avaient des limites relativement stables, puisqu'elles
174 Digeste, XLIX, 16, 12, 1.
175 On voit apparaître des fabricants de chariots, de chaux, de charbon, ainsi des forgeron de plomb et de
fer, voir Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York,
2004, p.92.
176 Garcìa y Bellido, A., El exercitus hispanicus desde Augusto a Vespasiano, in Archivo Español de
Arqueología 34, No.103-104, 1961, p.118-119; Mòcsy, A., Zu den Prata legionis; Studien zu den
Militärgrenzen Roms, Köln-Graz, 1967, p.211-214.
177 Roldàn, José Manuel, Hispania y el ejército, Salamanca, 1974, p.196-197; Le Roux, Patrick, L'armée
de la péninsule ibérique et la vie économique sous le Haut-Empire romain, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.371.
60
n'auraient pas changé en un demi-siècle178. La superficie de ces territoires a été évaluée à
455 km2, pour le camp de Burnum en Dalmatie, soit une aire extrêmement vaste, et dans
lequel était compris le camp de la légion 179. Le camp de Vetera, sur le Rhin, aurait joui
d'un territoire plus restreint, s'étendant sur 33 km2 (11 km par 3 km)180.
L'utilité de ce territoire est lui aussi l'objet de débats. Si l'on doute maintenant que
les soldats aient été agriculteurs à leurs heures, on connaît cependant des soldats pecuarii,
c'est-à-dire des éleveurs de troupeaux. À Vindolanda, il est fait mention d'individus
nommés bubulcaris (bouviers), et aussi de préposés ad porcos (aux porcs), ad iuvencos
(aux veaux), qui opéraient sur les terres du camp 181. En Afrique, par exemple, l'armée
pouvait élever des chameaux comme animaux de boucherie182. On connaît même un
préposé aux chameaux183. Une inscription trouvée près de Lambèse explique aussi que la
légion pouvait s'approvisionner en fourrage pour ses bêtes en faisant faucher l'herbe et le
foin qui poussait sur le territoire qu'elle exploitait184.
Les prata legionis auraient donc servi à laisser paître les bêtes dont l'armée se
servait. Tacite fait d'ailleurs mention de cet emploi pour les « champs déserts réservés à
l'usage des troupes » (agrosque vacuos et militum usui sepositos)185. En effet, les Frisons,
ayant occupé ces terres, les réclamèrent pour eux-mêmes et demandèrent pourquoi on
préférerait le menu et le gros bétail des soldats (pecora et armenta militum)186 au
178 Bérard, François, Territorium legionis : camps militaires et agglomérations civiles aux premiers
siècles de l'empire, in Cahiers du Centre Gustave Glotz, No.3, 1992, p.83-84.
179 Zaninovic, M., Prata legionis u Kosovom polju krajKnina s osvrtom na teritorij Tilurija, in Opuscula
Archaeologica, No.10, 1985, p.63-79.
180 Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.101.
181 T.Vindol. II, 180. Il n'est pas clair si ces individus sont des militaires ou des civils travaillant à contrat.
182 Rebuffat, René, Une zone militaire et sa vie économique : Le limes de Tripolitaine, in Armée et
fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.40.
183 Rebuffat, René, Une zone militaire et sa vie économique, 1977, p.409; Marichal, Robert, Les ostraca
de Bu Njem, in Revue des Études Latines, 1973, p.285.
184 CIL VIII, 4322 = 18527.
185 Tacite, Ann., XIII, 54.
186 Tacite, Ann., XIII, 55.
61
voisinage d'un peuple allié. L'avantage d'exploiter un territoire pour la pâture du troupeau
de la légion est facile à comprendre : « ce troupeau ne coûtait rien à nourrir; et, bien
conduit, il se multipliait de lui-même, fournissant à la légion de la viande fraîche en
abondance. »187 Il n'y a toutefois aucune preuve attestant que les soldats se soient adonnés
à l'agriculture, ni à l'élevage et à la reproduction d'animaux188.
Le fait que les prata soient employés pour la pâture des bêtes de l'armée permet
de penser qu'une légion recevait un seul grand territoire, plutôt que plusieurs petits prata
isolées les uns des autres, éloignées du camp et séparées par les terres des cités
voisines189. D'ailleurs, un autre passage de Tacite semble indiquer que des cités pouvaient
voir leur territoire amputé au profit des camps militaires. En effet, alors que les Gaules
recevaient la citoyenneté et une baisse d'impôt,
« les cités gauloises les plus près des armées de Germanie (proximae
tamen Germanicis exercitibus Galliarum civitates), qui n'avaient pas
droit aux mêmes honneurs, puisque leur territoire avait été enlevé
(finibus ademptis) estimaient pareil à une blessure (pari dolore) les
bienfaits dont les autres étaient récipiendaires et les injustices dont ils
étaient victimes (commoda aliena ac suas iniurias). »190
En raison de la parcimonie des informations que nous fournit Tacite, on explique
mal comment les cités les plus près des armées frontalières pourraient se voir amputées
d'une partie de leur territoire pour aucune autre raison que de le transférer à l'armée pour
son usage propre.
Puisque les prata englobaient aussi des terrains de manœuvre, de landes, de bois,
187 Cagnat, René, L'armée romaine d'Afrique et l'occupation militaire de l'Afrique sous les empereurs,
New York, 1975, p.325.
188 Rathbone, Dominic, Warfare and the State, in The Cambridge History of Greek and Roman Warfare,
Tome II : Rome from the late Republic to the late Empire, édit. Sabin, Philip et al., Cambridge, 2007,
p.171.
189 Le Roux, Patrick, L'armée de la péninsule ibérique et la vie économique sous le Haut-Empire romain,
in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.371.
190 Tacite, Hist., I, 8.
62
de pâturages, on a aussi voulu y voir une façon d'assurer un certain support logistique
« pour des fournitures aussi indispensables que le bois, l'eau, les sables et argiles divers et
même les mottes de gazon »191. Il n'est pas impossible non plus que certaines parcelles
des prata aient été louées à des civils, qui auraient cultivé la terre contre une rente à
l'armée192, voire que certaines parcelles aient été utilisées par des soldats eux-mêmes pour
faire pousser leur propre nourriture193. Par exemple, la légion de Vetera, établie sur le
Rhin, aurait pu produire jusqu'à 1 500 tonnes de blé, ce qui aurait été suffisant pour
nourrir 6 000 légionnaires194. Une partie de la nourriture produite sur le territoire des
camps aurait aussi pu être vendue, à en croire les éditeurs des tablettes de Vindolanda 195.
À cela, on peut rajouter l'apport de gibier, puisque des chasseurs (venatores) nous sont
connus par une inscription196.
Les chasseurs étaient cependant soumis à une discipline stricte. Il fallait en effet
une permission officielle197 (to libellon) pour sortir chasser. Si l'on chassait sans
permission, on encourrait une punition. Suétone rapporte une telle punition : « [Tibère]
maintint sévèrement la discipline, et, remettant en vigueur toutes les peines et toutes les
flétrissures de l'antiquité, il dégrada ignominieusement (ignominia notato) un légat de
légion parce qu'il avait envoyé un petit nombre de soldats chasser sur l'autre rive avec son
affranchi. »198
Des analyses ont été effectuées sur des vestiges archéobotaniques dans deux
191 Bérard, François, Territorium legionis : camps militaires et agglomérations civiles aux premiers
siècles de l'empire, in Cahiers du Centre Gustave Glotz, No.3, 1992, p.86.
192 Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol.2, 1971, p.123.
193 Southern, Pat, The Roman Army; A Social and Institutional History, Santa Barbara, 2006, p.219;
Campbell, Brian, The Roman Army, 31 BC – AD 337, A Sourcebook, Londres - New York, 1996,
p.140.
194 Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.101.
195 T.Vindol. II, 178; Bowman, Alan et Thomas, David, The Vindolanda Writing Tablets, Londres, 1994.
196 CIL III, 7447.
197 O.Gudraud 14 emploie le mot « to libellon ».
198 Suétone, Tibère, XIX, 1.
63
carrières situées dans le désert oriental d'Égypte, au Mons Claudianus et au Mons
Porphyrites, où se trouvaient des détachements de soldats qui encadraient des civils. Les
conclusions ont indiqué qu'une partie de la nourriture consommée, dont certains légumes,
étaient cultivés sur place199. De plus, un ostracon mentionne un jardin en lien avec des
betteraves, des choux, des endives et des laitues 200. Ces découvertes sont d'autant plus
surprenantes que ces carrières sont localisées dans des régions qui, depuis 3 000 avant J.C., offrent un climat dit hyper aride, c'est-à-dire où il y a moins de 5 mm de précipitations
annuellement. Ces pluies sont souvent accidentelles, ce qui signifie que, souvent, aucune
précipitation n'est enregistrée pour l'année 201. Pour faire pousser ces plantes, une requête
pour de l'eau et de l'engrais pouvait être effectuée, et ces produits de base leur étaient
livrés202.
Évidemment, la situation du Mons Claudianus, du Mons Porphyrites et des autres
sites miniers n'était pas exactement celle d'un camp militaire. Les civils y étaient
probablement plus nombreux que dans les environs d'un camp, et recevaient un salaire
assez élevé. Quant à l'armée, sa présence soulève quelques interrogations.
« Trop nombreuse pour n'être qu'un corps de spécialistes hautement
qualifiés, pas assez nombreuse pour être un corps d'ouvriers de la mine,
[l'armée] contribuait à la surveillance et à la production. Dans la longue
chaîne des travaux nécessaires à l'obtention du métal à partir de la mise
en exploitation du gisement, il y avait de la place pour une main
d’œuvre aux compétences variées »203.
Il n'empêche que les soldats opérant pour ces carrières ont dû bénéficier de ces
199 Van der Veen, Marijke, The Food and Fodder Supply to Roman Quarry Settlements in the Eastern
Desert of Egypt, in The Exploitation of Plant Resources in Ancient Africa, New York, 1999, p.171.
200 O.Claud. 370.
201 Van der Veen, Marijke, The Food and Fodder Supply to Roman Quarry Settlements in the Eastern
Desert of Egypt, in The Exploitation of Plant Resources in Ancient Africa, New York, 1999, p.172.
202 O.Claud. 280.
203 Le Roux, Patrick, L'armée de la péninsule ibérique et la vie économique sous le Haut-Empire romain,
in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.368.
64
produits frais. De plus, le fait que de grands efforts étaient fournis pour alimenter des
civils, opérant aussi loin des grands centres de production, permet d'imaginer les efforts
que l'État pouvait déployer pour alimenter les troupes stationnées dans les camps
ordinaires.
Tous les territoires de légions n'étaient cependant pas nécessairement exploités.
En effet, Tacite, dans les Histoires, dit que les Frisons se sont emparés de champs
réservés à l'usage militaire, mais qui étaient vides (vacuos)204. En Bulgarie, des
archéologues doutent que le territorium ait été l'objet d'une quelconque activité
agricole205. De plus, tous les camps ne bénéficiaient pas nécessairement de territoire
attitré, comme c'était probablement le cas à Bu Njem, en Afrique 206. Enfin, parmi les
territoires exploités, plusieurs, dont ceux qui étaient situés principalement dans les
Highlands écossais, ne permettaient pas aux soldats de vivre en autarcie207.
2.2 - Les forges et les fabricae
Non seulement les troupes pouvaient s'approvisionner en partie sur le territoire qui
leur était attribué, mais elles avaient également accès à quelques installations pour
couvrir d'autres besoins. Ainsi, le personnel militaire pouvait fabriquer des objets utiles à
la vie de tous les jours. Dans les camps de la vallée du Rhin, par exemple, il n'était pas
rare de produire des marmites, des mortiers, des outils, des objets de fer et de cuir 208.
Chaque position fortifiée qui restait active pendant un certain temps était munie d'une
204
205
206
207
Tacite, Ann., XIII, 54.
Poulter, Andrew, Townships and villages, in The Roman world, 1987, p.393.
Marichal, Robert, Les ostraca de Bu Njem, in Tripoli, 1992 (Supplément de Libya antica, VII).
Sommer C., Sebastian, The military vici in Roman Britain. Aspects of their origins, their location and
layout, administration, function and end, Oxford, 1984, p.36-38.
208 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.160.
65
forge, qui se trouvait généralement adossée à un des murs du camp 209. Dans ces ateliers, à
Newstead et à Corbridge, des outils, de la ferraille et des rebuts d'équipement ont été
retrouvés, indiquant que l'ont préférait recycler le fer, autant qu'il était possible, plutôt
que d'en miner davantage210. Le fer était récupéré au point que, à Newstead, les rebuts
retrouvés ne datent que des périodes de fin d'occupation et rien qui n'a été retrouvé
remonte à la vie utile du fort. Il est donc permis de penser que l'armée, en abandonnant un
camp, tentait d'apporter avec elle un maximum de déchets de métal. Le métal qui fut
déterré à Newstead n'aurait été que ce que l'armée aurait été incapable, ou n'aurait pas
jugé bon, d'emporter avec elle211.
Des fabricae, qui sont des installations plus grandes, avec des entrepôts, des
forges, des enclumes et des bassins pour le refroidissement du métal, ont également été
retrouvées. Ces centres de production, lorsque présents à l'intérieur du camp, étaient
plutôt situés aux abords du praetorium. Les dimensions varient de 50 x 25 mètres jusqu'à
33 x 40 mètres. D'autres fabricae ont été retrouvées hors des camps, dont celle de
Rottweil et celle de Wiesbaden. Toutes deux furent construites à la fin du premier siècle
après J.-C. et contenaient plusieurs pièces agencées autour d'une cour intérieure. Ces
installations pouvaient abriter entre cent et cent cinquante ouvriers, avec des
baraquements pour les héberger. D'autres ont été mises à jours : à Wilderspool, autour des
fours, des forges et des fournaises, on a retrouvé des morceaux de verre, de métal et de
scories, des clous, des outils et quelques pointes de lance. Les artisans y furent employés
depuis Claude et restèrent en opération jusqu'au début du Ve siècle. Celle de Corbridge
couvrait plus de 550 m2 et son activité semble remonter à Septime Sévère, mais il y a des
209 MacMullen, Ramsay, Inscriptions on Armor and the Supply of Arms in the Roman Empire, in
American Journal of Archaeology, Vol.64, No.1, 1960, p.27.
210 Bishop, Michael Charles, The Distribution of Military Equipment within Roman Forts of the First
Century A.D., in Studien zu den Militärgrenzen roms III, édit. Birley, Eric, Stuttgart, 1986, p.717.
211 Bishop, Michael Charles, The Distribution of Military Equipment, 1986, p.721.
66
traces d'occupation sous Antonin le Pieux 212. À Vindolanda, l'installation employait 343
militaires pour la faire fonctionner213.
Rien n'indique cependant que ces fabricae se soient livrées à la production
d'équipement militaire. « Des réparations, l'entretien des machines et des armes
conviennent mieux que la fabrication proprement dite »214. Le même constat s'appliquait
pour les prata legionis. Il reste néanmoins que l'apport de ces lieux de production était
relativement faible comparativement aux autres moyens employés. Le reste de besoins
militaires devaient être couverts par d'autres moyens et des théories ont été émises à ce
sujet. Certaines d'entre elles se sont imposées avec le temps.
Chapitre 3 - Droit et approvisionnement militaire : les préconceptions
Que les fournitures militaires aient été achetées avec le produit d'un impôt en
numéraire, qu'elles aient été perçues au moyen d'un impôt en nature ou qu'elles aient été
perquisitionnées sur les avoirs des citoyens et des cités, l'opération d'approvisionnement
se devait d'être encadrée de limites légales. Il fallait d'un côté, en effet, assurer à l'armée
son ravitaillement et, de l'autre, il était nécessaire de protéger les contribuables contre les
abus. Bref, l'approvisionnement militaire, peu importe comment on le conçoit, relève du
droit civil, et plus précisément de la fiscalité. Il est donc important de bien comprendre
les théories notoires sur l'économie et la fiscalité romaine pour saisir l'évolution des
théories au sujet du ravitaillement des armées romaines.
212 MacMullen, Ramsay, Inscriptions on Armor and the Supply of Arms in the Roman Empire, in
American Journal of Archaeology, Vol.64, No.1, 1960, p.27-29.
213 T.Vindol, II, 155
214 Le Roux, Patrick, 1994. Le ravitaillement des armées romaines sous L’Empire, in Du latifundium au
latifundo, édit. Etienne, R., Paris, p.411.
67
3.1 - Tributum et Stipendium
Toutes les théories actuelles sur la fiscalité romaine prennent leur source dans
l’œuvre de Theodor Mommsen, qui date de la fin du XIXe siècle, et la distinction qu'il
effectua entre tributum et stipendium. Il avait postulé que les provinciaux sis dans les
provinces sénatoriales versaient un stipendium, alors que ceux qui se trouvaient dans les
provinces impériales devaient un tributum215.
« À ce propos Mommsen fit prévaloir une thèse également classique.
On peut dire, bien schématiquement, qu'elle explique l'instauration de
l'impôt foncier par le fait que, sur les terres où il est demandé, le droit
de propriété étant passé au peuple romain, la jouissance confirmée aux
provinciaux, entraîne à leur charge le versement d'une redevance. Pour
une époque, il est vrai relativement tardive, certaines formules tirées
des jurisconsultes semblent justifier une interprétation de ce genre. Le
stipendium quant à lui aurait été levé dans des conditions différentes et
sa perception se rattacherait plus étroitement aux nécessités militaires.
Ce serait « un impôt déterminé, sans relation avec le produit des
champs »216; non point donc un impôt foncier à proprement parler, mais
une sorte de taxe générale fixe, gardant en somme le caractère très net
d'une contribution de guerre établie pour une région donnée. Par voie de
conséquence, le stipendium serait demandé non aux individus mais
globalement aux provinces, celles-ci ayant elles-même la charge de le
répartir. Le Tributum au contraire serait un versement imposé sur le
revenu des particuliers. C'est à un impôt de type Tributum que se
rattacheraient les Decumae notamment celle de Sicile, au sujet des
quelles nous avons la bonne fortune de posséder une documentation un
peu plus abondante grâce à Cicéron. Il est de fait que celui-ci oppose
dans les Verrines un vectigal stipendiaire « certum » perçu dans
certaines provinces « quasi victoriae praemium ac poena belli », aux
decumae de Sicile. Sans vouloir encore une fois trop insister sur ces
questions, bornons-nous à constater que sous l'Empire, on continue
pour un temps à parler de Stipendia et de Tributa. »217
La théorie de Mommsen suivait en cela Gaius, qui faisait la distinction suivante :
« Il en est de même des fonds de terres provinciaux (provincia praeda),
215 Mommsen, Theodor, Le droit public romain, Paris, 1889-1896, Tome 6, Partie 2, p.368-370.
216 Marquardt, Joachim et Mommsen, Theodor, De l'organisation financière chez les Romains,
Traduction Vigié, Albert, Paris, 1888, p.233.
217 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.3-5.
68
dont nous appelons certains stipendiaires (stipendaria), et les autres
tributaires (tributaria). Les stipendiaires sont ceux qui se trouvent dans
les provinces qui sont comprises comme étant la propriété du peuple
romain (stipendiaria sunt ea, quae in his prouinciis sunt, quae propriae
populi Romani esse intelleguntur); les tributaires sont ceux qui sont
dans les provinces qui sont crues comme étant la propriété de César
(tributaria sunt ea, quae in his prouinciis sunt, quae propriae Caesaris
esse creduntur) »218.
Le stipendium revêtait ainsi l'aspect d'un impôt militaire. Il est vrai qu'Auguste
opérait une distinction entre son avoir propre et les coffres du fisc 219. Puis, acceptant la
théorie de Mommsen, Rostovtzeff a renchéri en avançant qu'une cité stipendiaire payait
ses impôts en numéraire220. On a vite remarqué l'opposition entre le stipendium certum
d'Afrique et les decumae de Sicile chez Cicéron221.
Il y a cependant un problème, qui vient de ce que cette distinction entre tributum
et stipendium ne peut pas être appliquée à ce que nous savons de l'impôt provincial.
« D'abord il est évident que dans certaines provinces (par exemple la
Sardaigne), les passages successifs sous l'administration impériale et
sénatoriale, n'ont pu entraîner une modification du système fiscal. On se
heurte également à des contradictions terminologiques nombreuses (ex.
la Lusitanie et la Tarragonaise, provinces impériales, donc qui devaient
être « tributaires » sont qualifiées par Pline de stipendiaires, comme la
Bétique voisine). Surtout, si l'on admet que la distinction Stipendium
Tributum de Gaius n'est pas toute formelle et correspond à une
différence dans le mode de perception, (le stipendium étant demandé en
bloc à la province ou à la cité, le Tributum aux provinciaux d'après les
revenus des fonds) la situation devient inextricable : l'impôt dans de très
nombreuses provinces sénatoriales (donc stipendiaires d'après Gaius)
pouvant avec toute certitude être considéré comme portant sur le fonds.
218 Gaius, Inst., II, 21.
219 Res Gestae Divi Augusti, 18; Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de aceite
bético a Germania, con un Corpus de sellos en ánforas Dressel 20 hallados en Nimega, Colonia,
Mainz, Saalburg, Zugmantel y Nida-Heddernheim, Madrid, 1986, p.86. Cette distinction entre les
finances personnelles et celles de l'État semblent aussi être présentes dans la notice que Tacite accorde
après la mort de Galba : « Il ne convoitait pas l'argent d'autrui, économe du sien, avare de celui de
l'État. (pecuniae alienae non adpetens, suae parcus, publicae avarus) », voir Tacite, Hist., I, 49.
220 Rostovtzeff, Mikhaïl Ivanovitch, The social and economic history of the Roman empire, Oxford, 1957,
p.208.
221 Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12; Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au
Bas-Empire, Paris, 1975, p.4.
69
Ainsi en Afrique proconsulaire, en Narbonnaise (où l'on a retrouvé les
plus beaux exemples de cadastrations!), probablement en Bithynie,
etc »222.
De plus, même à l'époque impériale, l'obligation de verser un stipendium en
numéraire n'exclue pas nécessairement qu'un contribuable puisse s'acquitter en nature 223.
Duncan-Jones indique que les anciens eux-mêmes ne semblaient pas faire la distinction
entre les deux termes224. Aussi, « le terme Tributum, à toute époque d'ailleurs, a revêtu
une acceptation très large et en somme a pu éventuellement recouvrir les contributions les
plus diverses »225.
Finalement, une étude de 2003 démontre que l'utilisation du mot stipendium chez
Tite-Live et chez des auteurs républicains se déclinent en trois usages particuliers.
D'abord, un vaincu qui doit payer la solde des légions; ensuite un dédommagement
matériel du vaincu suite à un traité de paix; finalement, une exigence ponctuelle des
romains par la force des armes, sans passer par un traité 226. À l'opposé, le tributum est un
impôt versé par les citoyens romains, ou les impôts versés par les étrangers dans le
système fiscal qui leur est propre. Brunt avait souligné sensiblement la même chose, à
savoir que le tributum, tel qu'il était usité pour l'époque républicaine, dénotait un impôt
prélevé par une cité (incluant Rome) sur ses propres citoyens; c'est seulement sous le
Principat que le terme en vint à signifier, comme le stipendium, un impôt levé par
222 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.5.
223 Compte Rendu de Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den Direkten Staatsabgaben der Römischen
Kaiserzeit (27 V. Chr.--284 N. Chr.), par Brunt, P. A., in The Journal of Roman Studies, Vol. 71, 1981,
p.161. L'auteur fait référence au stipendium de quarante millions de sesterces que César exige
annuellement de la Gaule (voir Suétone, César, XXV), à une époque où très peu de monnaie y
circulait.
224 Duncan-Jones, Richard, Structure and scale in the Roman economy, Cambridge, 2002, p.196-197. Il
donne notamment en exemple Cicéron, qui nomme la Sicile stipendiaire dans le Pro Balbo, XXIV; il
qualifie les cités siciliennes de tributaires dans In Verr. Sec., III, 42, 100. Duncan-Jones indique que
les deux termes sont, chez Velleius Paterculus, des alternatives stylistiques.
225 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.2.
226 Ñaco del Hoyo, Toni, Vectigal incertum. Economia di guerra y fiscalidad republicana en el occidente
romano. Su impacto en el territorio (218-133), Saragosse, 2003, p.28-29.
70
l'autorité impériale227.
Nous serions donc devant une distinction d'ordre juridique : le stipendium
impliquait une soumission militaire alors que le tributum était une contribution civique.
La transition entre l'emploi des deux termes marquait donc un tournant majeur dans la
perception des provinciaux. « [L'emploi de tributum au lieu de stipendium] faisait donc
en quelque sorte des habitants de province des citoyens de l'Empire, et semblait établir
l'idée que la contribution à laquelle ils étaient assujettis vis-à-vis de Rome procédait d'un
consentement »228.
Quoi qu'il en soit, la distinction opérée par Rostovtzeff entre les termes
stipendium et tributum a eu un impact majeur. Ainsi, le tributum est devenu un impôt en
nature pour les modernes, alors que le stipendium était considéré comme un impôt en
numéraire. Cette distinction a profondément marqué l'étude de l'économie dans l'empire
romain. Par exemple, pour Mann, les nombreuses taxes indirectes et les impôts du HautEmpire, que ce soit l'impôt foncier ou l'impôt personnel, étaient perçus en argent 229. Les
rares cas d'impôts perçus en nature, toujours selon Mann, sont dus à l'extrême pauvreté
des habitants. Il donne en exemple les Frisons, qui devaient verser un impôt en peaux de
bœuf, et dont le paiement en nature devait être sensiblement le même pour de nombreux
autres peuples à la frontière230. Il mentionne également les Bataves, dont on exigeait
plutôt des soldats231. Toujours selon lui, l'impôt en nature, plus spécifiquement ce qu'il
227 Compte Rendu de Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den Direkten Staatsabgaben der Römischen
Kaiserzeit (27 V. Chr.--284 N. Chr.), par Brunt, P. A., in The Journal of Roman Studies, Vol. 71, 1981,
p.161.
228 France, Jérôme, Tributum et stipendium. La politique fiscale de l'empereur romain, in Revue
historique de droit français et étranger, 2006, p.13.
229 Mann, J.C., Two 'Topoi' in the 'Agricola', in Britannia, Vol. 16, 1985, p.21.
230 Mann, J.C., Two 'Topoi' in the 'Agricola', in Britannia, Vol. 16, 1985, p.21. Pour les Frisons, voir
Tacite, Ann., IV, 72.
231 Tacite, Hist., IV, 17; V, 25; Germ. 29.
71
appelle le corn-tax, n'est qu'un mythe moderne, précisant que le blé était réquisitionné ou
acheté de force232.
3.2 - Impôt en numéraire et économie monétaire
Cette distinction entre tributum et stipendium a influencé nos connaissances de
l'économie romaine. En supposant une circulation de monnaies d'argent ou d'or à chaque
fois qu'il était question de stipendium, on a développé un modèle économique très
monétaire pour l'empire romain. On en est venu à expliquer le modèle économique
monétaire et les impôts en numéraire l'un par l'autre, en une sorte de boucle tautologique.
En effet, les impôts auraient été exigés en numéraire parce que l'économie était
monétaire, et l'économie aurait été monétaire parce que les impôts étaient exigés en
numéraire.
Le degré de monétisation de l'économie romaine est donc une pierre
d'achoppement pour la question fiscale. Une économie très peu monétaire (et plutôt basée
sur le troc) n'aurait pu subir de nombreuses ponctions en argent. À l'inverse, une
économie fortement monétaire devrait voir la part du lion de ses impôts perçus en argent.
Cependant, un degré de pénétration élevé de la monnaie dans l'économie n'implique pas
nécessairement que les prélèvements fiscaux étaient en numéraire.
Hopkins233 est le principal architecte d'une thèse fort populaire : le système fiscal
232 Mann, J.C., Two 'Topoi' in the 'Agricola', in Britannia, Vol. 16, 1985, p.21. L'auteur ne mentionne que
Tacite, Agr., 19 pour défendre sa position, mais il démontre une certaine incompréhension du passage,
nous y reviendrons. Il mentionne également le frumentum aestimatum de Cicéron, In Verr. Sec., III,
81, 188 - 83, 192, qu'il applique, à notre avis, plus ou moins à tort, à l'époque impériale. Nous y
reviendrons également dans la partie traitant de fiscalité.
233 Hopkins, Keith, Taxes and Trade in the Roman Empire (200 B.C. - A.D. 400), in Journal of Roman
Studies, 1980, LXX, p.101-125.
72
aurait été presque exclusivement basé sur des paiements en numéraire. La théorie qu'il a
avancée affirme que les habitants des provinces centrales devaient verser leurs impôts en
numéraire. Puisque, d'après lui, l'État romain redistribuait aux frontières l'argent perçu
dans les provinces centrales, ces dernières durent par conséquent établir des liens
commerciaux avec les provinces frontalières pour faire revenir suffisamment d'argent
chez elles pour payer les impôts. Nous serions en présence d'une circulation cyclique de
la monnaie. Ce seraient donc les ponctions fiscales en numéraire qui auraient stimulé les
échanges trans-méditerranéens.
Cette théorie s'est rapidement imposée et nombreux sont ceux qui abondent dans
le sens d'Hopkins. Une analyse des sources égyptiennes et bibliques a mené Howgego à
décrire une économie monétaire. De plus, les déclarations de recensement dans lesquelles
les habitants énonçaient les dettes qu'ils devaient et celles qui leur étaient dues lui font
affirmer que les transactions monétaires étaient omniprésentes234. De la découverte de
trésors dans certaines régions rurales et complètement éloignées des grands centres, il
déduit que la monétisation de l'économie avait pénétré profondément dans les campagnes.
Suivant cette logique, les liens étroits entre les régions rurales et les villes et villages
avoisinants créaient un flot saisonnier de transmission de monnaie. Ainsi, les rentes et les
dettes que contractaient les agriculteurs au cours de l'année étaient remboursées peu après
la récolte. C'est du moins ce qu'il a pu observer en Égypte et qui l'amène à se poser la
question : est-ce que la situation en Égypte est représentative de ce qui se passe dans les
autres provinces235? Sa théorie de la monétisation de l'économie romaine ne l'empêche
pas de proposer une taxation mixte basée sur la situation géographique des provinces.
234 Howgego, Christopher, The Supply and Use of Money in the Roman World 200 B.C. to A.D. 300, in
The Journal of Roman Studies, Vol. 82, 1992, p.17.
235 Howgego, Christopher, The Supply and Use of Money, 1992, p.20-21.
73
Howgego estime donc que les modèles économiques modernes suggèrent une économie
où le blé aurait été plus important dans les provinces destinées à approvisionner soit
Rome ou les armées, alors que la monnaie aurait été plus utile dans les régions où le
fardeau militaire aurait été plus léger236. Pekáry a observé que, « même dans les milieux
paysans d'Égypte, d'où proviennent nos papyrus, les contrats de vente, de bail et de
salaires se font au moyen de sommes d'argent et très rarement en nature, et cela même
durant la crise du 3e siècle. »237
Tous les historiens ne sont toutefois pas d'accord avec cette théorie de la
monétisation de l'économie et de la perception en numéraire des taxes et impôts. À quel
point la monnaie circulait-elle dans l'économie de l'empire romain ? Vers la fin de la
République, Cicéron s'insurgeait qu'on puisse exiger de l'argent à titre d'impôt des
cultivateurs, puisque ce genre d'impôt non seulement ne permettait pas de croître l'assiette
fiscale, mais la diminuait. Voici ce qu'il disait à ce sujet :
« Lorsque les récoltes des cultivateurs étaient mises au pillage,
dilapidées par toute sorte d'injustices, on admettait que le cultivateur ne
perdait que ce que sa charrue lui avait fait gagner, que le fruit de son
travail, que le produit de ses champs et de ses moissons : c'étaient, sans
doute, de très graves injustices; mais il avait cette consolation : les
pertes qu'il faisait, on admettait que, sous un autre préteur, le même
champ pourrait lui fournir de quoi les réparer. Mais, pour que le
cultivateur donne de l'argent, cet argent qu'il ne récolte pas, que sa
charrue et le travail de ses mains ne lui procurent pas, il est nécessaire
de vendre ses bœufs et sa charrue elle-même, et tout son matériel
agricole (boves et aratum ipsum atque omne instrumentum vendat
necesse est) »238.
Sous la République, donc, on exigeait des producteurs une part de leurs produits,
236 Howgego, Christopher, The Supply and Use of Money, 1992, p.22-23.
237 Pekáry, Thomas, Les limites de l'économie monétaire à l'époque romaine, in Les « dévaluations » à
Rome. Epoque républicaine et impériale. Volume 2. Actes du Colloque de Gdansk (19-21 octobre
1978), Rome, 1980. p.105.
238 Cicéron, In Verr. Sec., III, 86, 199.
74
puisque leur demander de l'argent signifiait la vente de leurs moyens de production.
L'économie, ou du moins la fiscalité, semble beaucoup moins monétaire qu'on ne
l'a cru239. Par exemple, les fouilles à Pompéi ont permis d'évaluer la masse monétaire
d'une ville italienne de bonne taille au premier siècle de notre ère. « On trouva chez la
majorité des gens moins de 30 sesterces; très peu en possédait 200 ou plus, et en 26
endroits seulement il y avait plus de 1 000 HS. La masse globale monétaire est
extrêmement basse »240. Une économie fort peu monétaire, donc.
De plus, on a constaté que moins d'argent était versé en numéraire qu'on ne
l'estimait préalablement. Par exemple, les soldats, l'exemple parfait du salarié sous
l'Empire, ne recevaient pas la totalité de la somme qui leur était promise. Des déductions
sur sa paie, pour de la nourriture et de l'équipement, entre autres, diminuaient d'autant la
somme qu'il touchait. Ainsi, de telles déductions pouvaient atteindre de 40 à 75% du
montant brut de son salaire241. Certains ont même avancé l'idée que très peu d'argent
changeait de main lors de la remise de la solde 242. On parle aussi d'un possible système
d'échanges par jeu d'écriture243. Les besoins de l'État en monnaies, tout en restant très
élevés, étaient donc potentiellement moins grands qu'on l'a présumé.
239 « En général, la monétisation pénétrait moins dans l'économie des provinces. », Garnsey, Peter et
Saller, Richard, L'Empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p. 101.
240 Pekáry, Thomas, Les limites de l'économie monétaire à l'époque romaine, in Les « dévaluations » à
Rome. Epoque républicaine et impériale. Volume 2. Actes du Colloque de Gdansk (19-21 octobre
1978), Rome, 1980, p.105. Voir aussi Breglia, L., Circolazione monetale ed aspetti di vita economica
a Pompéi, in Pompeiana, 1950, 41-42; Étienne, Robert, La vie quotidienne à Pompéi, Paris, 1977,
p.208.
241 Speidel, M. Alexander, Roman Army Pay Scales, in The Journal of Roman Studies, Vol.82, 1992, p.94.
242 Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de aceite bético a Germania, con un
Corpus de sellos en ánforas Dressel 20 hallados en Nimega, Colonia, Mainz, Saalburg, Zugmantel y
Nida-Heddernheim, Madrid, 1986, p.94. Certains pensent plutôt qu'au moins 50% de la solde était
versée aux soldats, voir Speidel, M. Alexander, Roman Army Pay Scales, in The Journal of Roman
Studies, Vol.82, 1992, p.96.
243 Dans les campagnes d'Égypte, voir Howgego, Christopher, The Supply and Use of Money in the
Roman World 200 B.C. to A.D. 300, in The Journal of Roman Studies, Vol. 82, 1992, p.16. Entre les
publicains et le trésor public, voire entre le trésor public et les gouverneurs de province, voir Nicolet,
Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité dans la
Rome antique, Paris, 2000 p.287.
75
Hopkins tirait trois conséquences des impôts en numéraire :
- Il affirmait d'abord que la nourriture ne pouvait se transporter aisément sur une
aussi grande distance que l'argent; ainsi, il fallait réduire la distance entre les
contribuables et ceux qui en bénéficiaient. C'est, selon lui, la raison derrière les
changements du Bas-Empire : entrepôts militaires stratégiques derrière les frontières et
unités militaires plus petites que la légion, qui permettaient d'approvisionner localement
les troupes via les impôts.
- La collecte de taxes en nature impliquait plus de supervision que la collecte
d'impôts en numéraire; problèmes de qualité, de quantité, de livraison. Il fallait donc
pouvoir observer une augmentation de la bureaucratie locale, et, selon Hopkins, cette
augmentation est remarquée. Paradoxalement, cette bureaucratie aurait aidé à dévorer ces
impôts sans avoir à les transporter trop loin.
- L'impôt en nature ne requiert aucune transformation des surplus de nourriture en
produits de moindre volume mais de valeur plus élevée; il faudrait donc observer une
baisse du travail artisan et commercial dans un régime où les impôts sont perçus en
nature. Ce déclin est observé au IIIe siècle et, au tournant du IVe siècle, on assiste à une
diminution de la circulation de la monnaie en argent.
Ces conséquences, et les impacts observés, confortèrent Hopkins dans son
hypothèse voulant que l'imposition en numéraire sous le Haut-Empire stimula le
commerce244.
Le premier point trouve rapidement une réponse. À l'époque républicaine, nous le
244 Hopkins, Keith, Taxes and Trade in the Roman Empire (200 B.C. - A.D. 400), in Journal of Roman
Studies, 1980, LXX, p.123-124.
76
verrons plus en détail dans la partie portant sur la fiscalité, des impôts étaient perçus en
nature et pouvaient parfois être acheminés jusqu'aux différents théâtres d'opération. Par
exemple, pour nourrir l'armée en Grèce et le peuple à Rome, du blé fut acheté en Afrique
auprès des Numides et des Carthaginois. On préleva également en Sicile et en Sardaigne
une double dîme de blé. On achemina le tout soit aux armées, soit à la capitale 245. La
logistique existait donc depuis quelques siècles déjà pour le transport de grandes
quantités de marchandises périssables. La présence des entrepôts militaires et la réduction
de la taille des unités peuvent s'expliquer par d'autres motifs tactiques et stratégiques
qu'une simple adaptation à une nouvelle taxation en nature.
Pour sa deuxième conséquence, Hopkins déplace le problème, mais ne semble pas
s'en rendre compte. Il est vrai que la perception d'un impôt en nature nécessite une
certaine inspection des denrées, qui peut se faire lors de la perception de l'impôt au
niveau local, ou de sa réception par les représentants de l'État. En Sicile, nous le verrons
plus en détail dans la partie sur la fiscalité, l'inspection de la dîme, de la seconde dîme et
du blé commandé incombait au gouverneur de la province. Quand à la livraison, elle
relevait de la responsabilité des agriculteurs tant que le blé ne quittait pas la province, et
des mancipes quand il devait quitter les limites de la province. Une certaine bureaucratie
existait donc, mais était plutôt légère. De plus, Hopkins semble oublier que l'achat de
grandes quantités de blé par l'État ou l'armée nécessitait aussi un contrôle de quantité et
de qualité. D'ailleurs, l'inspection des peaux de bœufs frisons pour l'armée n'est pas
effectuée par une bureaucratie locale, mais bien par un centurion et quelques soldats qui
se sont déplacés pour l'inspecter246. Au niveau de l'augmentation de la bureaucratie locale
observée au Bas-Empire, elle aussi peut s'expliquer par d'autres raisons que l'apparition
245 Tite-Live, XXXVI, 2, 12-13; 3, 1; 4, 5-9.
246 Tacite, Ann., IV, 72.
77
d'un impôt en nature.
La troisième remarque de Hopkins est un peu plus complexe à décortiquer et est
essentiellement une conception d'un modèle économique particulier. Elle implique que
les artisans ont besoin d'être contraints par l'impôt pour faire du commerce, ou que
l'impôt en numéraire crée, d'une certaine manière, une demande pour des produits
transformés, qui n'existe plus lorsque l'impôt passe d'une perception en numéraire à une
perception en nature. En effet, un artisan qui tire un profit de la transformation de denrées
cesse-t-il de produire s'il n'est plus contraint de payer un impôt en numéraire? La
demande pour ce type de produit cesse-t-elle parce que l'impôt est tout-à-coup perçu en
nature? C'est ce que prétend la thèse de Hopkins. À notre avis, la diminution du nombre
d'artisans et du commerce inter-provincial s'explique par d'autres facteurs, notamment la
dépopulation et le pillage de certaines régions au plus fort de la crise du IIIe siècle.
Duncan-Jones s'est également élevé contre la théorie de Hopkins 247. D'abord, il
remarqua que le système envisagé par Hopkins devrait créer une certaine similarité entre
les trésors de monnaies découverts entre les différentes régions, vu le flot de transfert de
monnaies que de tels échanges commerciaux auraient dû créer. Or, il n'en est rien : les
seules similarités proviennent de la circulation d'émissions monétaires du centre vers les
régions, plutôt que des régions entre elles.
Ensuite, le commerce trans-méditerranéen était actif depuis des siècles, voire des
millénaires, avant le Principat. La vigueur du commerce depuis le premier siècle de notre
ère n'était donc pas nécessairement due au stimulus fiscal. De plus, lors d'échanges
commerciaux entre différentes régions, il n'y avait probablement pas beaucoup de
247 Duncan-Jones, Richard, Structure and scale in the Roman economy, Cambridge, 2002, p.30-31.
78
transport de monnaies d'un endroit à l'autre. Afin de maximiser les profits, on avait
avantage à avoir les cales pleines de marchandises à chaque fois qu'on quittait un port, à
l'aller comme au retour248.
Enfin, le principal stimulus de ce commerce, suivant la théorie de Hopkins, serait
les impôts en numéraire. Toutefois, selon Duncan-Jones, il est loin d'être avéré que des
impôts en numéraire étaient la norme. Nous en avons glissé quelques mots dans le
chapitre précédent, et nous y reviendrons plus en détail dans la partie de notre recherche
touchant la fiscalité.
Malgré tout, la thèse de Hopkins sur l'économie monétaire s'est imposée et a teinté
l'étude du ravitaillement des armées romaines. Lorsqu'on imagine une économie
monétaire et des impôts en numéraire, il est évident que les conclusions seront teintées.
3.3 - Théorie de l'approvisionnement militaire sous le Haut-Empire
Il existe, pour la période du Haut-Empire, deux modèles principaux de
ravitaillement des armées romaines. Le premier présuppose l'existence d'un système
centralisé d'approvisionnement dès le Ier siècle de notre ère. Ce modèle est surtout basé
sur les besoins massifs et continus de l'armée pour certains produits, en conjonction avec
l'augmentation du contrôle de la production de l'huile d'olive de Bétique par
l'administration impériale. Le second modèle veut que, avant la dynastie sévérienne,
aucun système de ravitaillement centralisé n'était en place dans les provinces, et que
chaque légion devait s'approvisionner par ses propres moyens249.
248 Duncan-Jones, Richard, Structure and scale in the Roman economy, Cambridge, 2002, p.42.
249 Egri, Mariana, Roman campaigns in the Danube region. The olive oil supply from Augustus to Trajan,
in Ephemeris Napocensis, Bucarest, 2008, Tome XVIII, p.45-46.
79
Pour celui qui adhère à la théorie économique de Hopkins, il est normal de penser
que l'État, qui percevait des impôts en numéraire, achetait tout ce dont il avait besoin, ce
qui incluait le ravitaillement militaire. Certains témoignages, provenant principalement
d'Égypte, semblent confirmer cette hypothèse. Pour tous les besoins qui dépassaient les
capacités monétaires des camps militaires, la tradition veut que la solution passait par les
réquisitions250. La structure d'approvisionnement des armées romaines impériales serait
donc limitée : on ne compterait principalement que les achats, les réquisitions et une
contribution des domaines impériaux251. Selon cette vision, il ne peut pas vraiment y avoir
de système de ravitaillement centralisé.
De plus, dans un tel système économique, les fluctuations dues à l'inflation
peuvent causer des dégâts importants. Les prix augmentent lorsque l'État est acheteur,
mais les revenus de l'État ne suivent pas nécessairement cette hausse des prix. Quels ont
été les impacts de l'inflation sur l'économie en général et sur les impôts en particulier?
L'inflation de la fin du IIe siècle est un phénomène bien connu. L'inflation aurait
été causée par une multitude de facteurs et aurait explosé entre le règne de Marc-Aurèle
et celui des Sévères. D'une part, une diminution de l'affluence de métaux précieux est
observée. En effet, aucune nouvelle mine d'or ou d'argent ne fut exploitée depuis Trajan
et certaines d'entre elles furent abandonnées par Marc-Aurèle et au cours du IIIe siècle 252.
250 « La pratique de la réquisition relevait de la routine. », Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire
romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.161.
251 « Un appoint non négligeable au ravitaillement militaire était fourni par le domaine impérial. » Carrié,
Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans le
monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.375. Il était en effet possible, dans les
régions où les domaines impériaux étaient plus vastes, d'obtenir du ravitaillement de ceux-ci, voir
RMR, 79. Cependant, bien des questions subsistent : « Was there any effective central direction or
control? What proportion of the product of the imperial properties came as money? At all events the
imperial sector of the economy was certainly large, and we must assume that it included a great deal
of internal distribution. », voir Harris, W.V., Rome's Imperial Economy, Oxford, 2011, p.296.
252 Une longue liste non-exhaustive des mines exploitées peut être dressée, mais il est impossible
d'évaluer l'importance de leur rendement individuel ou collectif. Howgego, Christopher, The Supply
and Use of Money in the Roman World 200 B.C. to A.D. 300, in The Journal of Roman Studies, Vol.
80
Il n'y eut plus autant de conquêtes lucratives que sous la République 253. D'autre part, on
assista à une augmentation des dépenses. Le trésor romain a été utilisé pour assurer des
bonnes relations avec les royaumes clients ou pour acheter la paix avec des ennemis
extérieurs254. De plus, la solde des troupes fut augmentée grandement sous Septime
Sévère255 et Caracalla256. Sans parler des pertes accidentelles, de la thésaurisation
abandonnée, de l'abrasion, de la corrosion et des pertes occasionnées par la récupération
du métal pour un nouvel usage257. Ces dépenses entraînent aussi des coûts annexes.
« Chaque augmentation des dépenses de l'État entraîne automatiquement une
augmentation supplémentaire des coûts de fabrication et des coûts de transport et accélère
par là même la tendance inflationniste »258.
Devant ce double problème de la diminution des apports en métaux et de
l'augmentation des besoins, on procéda à la dévaluation des monnaies d'or et d'argent.
Ensuite, comme on sait, « la mauvaise monnaie chasse la bonne »259.
82, 1992, p.7-8.
253 Avec les exceptions notoires du sac de Jérusalem et de la conquête de la Dacie. Howgego,
Christopher, The Supply and Use of Money in the Roman World 200 B.C. to A.D. 300, in The Journal
of Roman Studies, Vol. 82, 1992, p.5.
254 On peut citer Dion Cassius pour nous donner un tableau de la situation. Il faut cependant garder en
mémoire qu'il exagère amplement dans sa recension des événements. Caracalla était censé donner de
l'or de mauvais aloi aux Romains, et de bon aloi aux barbares qui demandaient l'amitié à l'empereur et
aux Romains, voir Dion Cassius, LXXVII, 14, 3-4. Cet or versé aux barbares, à en croire l'historien,
s'élevait au même montant que celui réservé à la solde des soldats, voir Dion Cassius, LXXVIII, 17, 3.
Macrin lui-même est dit avoir acheté la paix avec Artabanos au prix de quinze millions de drachmes,
voir Dion Cassius, LXXVIII, 27, 1.
255 Histoire Auguste, Septime Sévère, XVI, 9. Cette augmentation est non chiffrée.
256 Dion Cassius, LXXVIII, 36, 3. À en croire l'historien, cette augmentation aurait atteint un total de
soixante millions de drachmes par an.
257 Howgego, Christopher, The Supply and Use of Money in the Roman World 200 B.C. to A.D. 300, in
The Journal of Roman Studies, Vol. 82, 1992, p.8.
258 Pekáry, Thomas, Les limites de l'économie monétaire à l'époque romaine, in Les « dévaluations » à
Rome. Epoque républicaine et impériale. Volume 2. Actes du Colloque de Gdansk (19-21 octobre
1978), Rome, 1980, p.112.
259 Ce phénomène économique de circulation de la monnaie était déjà bien connu dès l'antiquité, puisque
Aristophane le décrit dans une réplique qu'il accorde au chœur : « Souvent la ville nous a paru en user
à l'égard des citoyens beaux et bons, comme pour la vieille monnaie et la nouvelle. Les premières ne
sont pas falsifiées : ce sont les plus belles de toutes les monnaies, à ce qu'il semble, les seules frappées
au bon coin et d'un son légal; et cependant, nulle part, ni chez les Hellènes, ni chez les Barbares, nous
n'en faisons usage, préférant ces méchantes pièces de bronze, frappées hier ou avant-hier au plus
mauvais coin. » Aristophane, Grenouilles, v.718-726.
81
« Dans son analyse des composantes et des effets de la dévaluation
monétaire, l'historiographie contemporaine reste marquée par la thèse
d'Heichelheim260 : l'origine de la « crise » serait « l'inflation du denier
sous Commode » qui aurait eu pour cause immédiate un gonflement des
besoins de l'État lié à l'augmentation de la solde. L'« inflation » se serait
traduite par une hausse brutale des prix (x2). Les travaux ultérieurs ne
récusent pas fondamentalement cette analyse qu'ils font glisser sous le
règne suivant (L'accroissement de la solde date seulement de Septime
Sévère et aussi, pour tous les auteurs, la dévaluation véritable du
denier) »261.
Les historiens qui ont avancé un modèle économique plus monétaire et où les
charges fiscales étaient perçues en numéraire, offrent généralement la même explication
aux perceptions en nature connues à partir des Sévère. L'inflation causée par la
dépréciation des monnaies en métaux précieux aurait poussé Septime Sévère à opérer
deux changements majeurs. D'une part, il aurait exigé des provinciaux un impôt en nature
en plus d'un impôt en argent. D'autre part, plutôt que de procéder à des achats avec
l'argent des impôts, il aurait décidé d'approvisionner les armées romaines avec les denrées
qu'il exigeait. Cette nouvelle institution est mieux connue sous le nom d'annona militaris.
3.4 - La question de l'annona militaris
La prémisse de départ de la création de l'annona militaris, telle que présentée par
ses principaux défenseurs, fait intervenir l'inflation comme principal élément déclencheur
ayant décidé Septime Sévère à percevoir un impôt en nature.
« D'une certaine manière, D. Van Berchem a été l'inventeur de cet
impôt, en associant dans le temps (le règne de Septime-Sévère) deux
mesures distinctes : l'octroi du blé gratuit aux soldats et l'institution
(pour lui corollaire), dans l'ensemble de l'Empire romain, d'un impôt
260 Heichelheim, F., Zur Währungskrisis des römischen Imperiums im 3. Jahrhundert n. Chr., in Klio, 26,
1932-1933, p.96-113.
261 Corbier, Mireille, Dévaluations et fiscalité (161-235), in Les «dévaluations» à Rome, Époque
républicaine et impériale, Vol. 1, Actes du Colloque de Rome (13-15 novembre 1975), Rome, 1978,
p.273-274.
82
foncier supplémentaire, acquitté en nature, pour subvenir à cet
approvisionnement. Les travaux récents modifient seulement la
chronologie. »262
En effet, Van Berchem263 a réussi un tour de force en associant, dans un système
cohérent, un certain nombre de mesures politiques et économiques qui avaient été
observées pour la fin du IIe et au début du IIIe siècle de notre ère. Ainsi, la fourniture
gratuite des vivres aux soldats et la création d'un impôt en nature, nommé annona
militaris, ont été présentés comme étant les deux facettes d'une même mesure 264. La
théorie s'explique ainsi.
Septime Sévère, ayant accédé à la pourpre à la suite d'une guerre civile, était un
empereur qui voulait plaire aux soldats. Il augmenta leur solde et leur garantit plusieurs
privilèges265. Cependant, l'inflation guettant, cette augmentation ne parvenait pas à
rattraper le retard salarial accumulé depuis la dernière hausse de la solde, près d'un siècle
auparavant. Ainsi, pour augmenter le pouvoir d'achat des militaires sans que cela ne lui en
coûte un seul denier, il leur offrit gratuitement la nourriture. Cette manœuvre n'était pas
nouvelle; elle avait déjà été appliquée sous la République 266. Cette nourriture, il ne
l'acheta plus auprès des provinciaux, mais il créa un impôt en nature, l'annona militaris,
qui s'ajouta aux charges fiscales auxquelles étaient déjà soumis les provinciaux.
« En accordant aux soldats la gratuité des vivres, ce qui revenait, en
d'autres termes, à les payer en nature, l'empereur se soustrait aux
262 Corbier, Mireille, Dévaluations et fiscalité (161-235), in Les « dévaluations » à Rome, Époque
républicaine et impériale, Vol. 1, Actes du Colloque de Rome (13-15 novembre 1975), Rome, 1978,
p.294.
263 Van Berchem, Denis, L'Annone militaire dans l'Empire romain au IIIe siècle, Paris, 1937.
264 Les deux notions ont été présentées avec tellement d'interdépendance que certains modernes semblent
confondre les deux concepts et nommer annona militaris la fourniture gratuite des vivres, plutôt que
l'impôt supplémentaire en nature.
265 Histoire Auguste, Septime Sévère, XVII, 1; Hérodien, III, 8, 4-5.
266 La fourniture gratuite des vêtements, à partir des Gracques et probablement jusqu'à l'augmentation de
la solde sous César, avait probablement couvert une partir de la perte de salaire qui avait été due à la
retarification de l'as, voir Watson, G.R., The Pay of the Roman Army. The Republic, in Historia :
Zeitschrift für Alte Geschichte, Bd.7, H.1, 1958, p.119.
83
inconvénients de l'inflation. Mais, dans une situation financière
difficile, ne pouvant grever le fisc d'une charge supplémentaire, il la
reporte purement et simplement sur la population de l'empire »267.
La pièce du casse-tête s'arrime parfaitement dans la situation qu'elle explique et
répond simultanément à plusieurs problèmes. La fourniture gratuite des rations et l'impôt
supplémentaire en nature s'expliquent l'un par l'autre. L'inflation observée et la précarité
des finances publiques en sont la cause principale.
Certains ont adhéré à la théorie en son entier, en relevant des corrections plus
rhétoriques que pratiques268, et parfois même en acceptant que la théorie repose sur des
preuves fort maigres269. Ceux qui ont critiqué la thèse se sont principalement attaqué à la
chronologie, plutôt qu'au cœur même de la réflexion270. Ainsi, l'impôt supplémentaire en
nature aurait été un phénomène ponctuel à partir de Septime Sévère, dont l'application se
serait progressivement amplifié lors de la crise du IIIe siècle jusqu'à devenir un impôt
régulier sous Dioclétien271. Pour Guey, il aurait été créé par Trajan 272, alors que Petit le
fait remonter jusqu'à Néron273. Il n'empêche que les deux plus grandes théories entourant
la création de l'annona militaris sont celles qui instituent comme le créateur officiel soit
Septime Sévère ou Dioclétien.
La théorie a toutefois essuyé de vives critiques. D'abord, l'apparition des actarii et
267 Van Berchem, Denis, L'annone militaire est-elle un mythe?, in Armées et fiscalité dans le monde
antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.335.
268 Develin, R., The Army Pay Rises under Severus and Caracalla, and the Question of Annona Militaris,
in Latomus, XXX, No.3, 1971, p.695.
269 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.163.
270 Encore une fois, quelques auteurs ont souligné le peu de preuves de cette transformation fiscale, tout
en arguant pour une implantation progressive pendant le IIIe siècle, voir Nicoletti, Adele, I prefetti del
pretorio e la riscossione dell'annona militare, in Labeo, Vol.15, 1969, p.184.
271 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.283; Nicoletti, Adele,
I prefetti del pretorio e la riscossione dell'annona militare, in Labeo, Vol.15, 1969, p.180.
272 Guey, Julien, Inscription du second siècle relative à l'annone militaire, in Mélanges d'Archéologie et
d'Histoire de l'École française de Rome, Vol.55, 1938, p.56-77.
273 Petit, Paul, La paix romaine, Paris, 1997, p.137. Ce dernier fait probablement référence à la fourniture
gratuite des vivres aux prétoriens, et non pas à l'impôt en nature.
84
la création de sénats locaux en Égypte, dont Van Berchem se servait pour attester la
présence d'un nouvel impôt, pourraient simplement signifier une réforme dans les impôts
déjà existants274. On a aussi souligné que la théorie ne tenait pas compte de
l'approvisionnement extra-provincial275.
Ensuite, les ostraka de Dakka en Nubie, qui mentionnent la fourniture gratuite du
blé aux soldats, pourraient plutôt démontrer le contraire. En effet, ces ostraka confirment
que, même sous le règne de Caracalla,
des déductions existaient encore pour la
nourriture des troupes. Les produits qui sont rajoutés gratuitement seraient plutôt une
avance sur le salaire futur des soldats276. D'ailleurs, ces produits qui semblent donnés aux
soldats n'incluent que le blé; aucune autre denrée n'était remise gratuitement 277. Enfin,
d'autres auteurs ont remis en question la datation de ces ostraka, et les font remonter à
l'époque des Antonins278.
Aussi, la crise inflationniste qui a été attribuée au règne des Sévères n'a pas eu
d'impact immédiat. En effet,
« La chronologie de la dépréciation monétaire est à réexaminer :
l'important est moins de suivre la dévalorisation métallique de la
monnaie que de situer le moment où cette monnaie perd la confiance
des utilisateurs, provoquant alors la flambée des prix. Or ce moment ne
se situe pas avant le règne de Philippe l'Arabe, sous lequel
274 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.279-280.
275 Remesal-Rodriguez, José, La Annona militaris y la exportacion de aceite betico a Germania,
Madrid, 1986, p.104.
276 Brunt, P.A., Pay and superannuation in the Roman Army, in Papers of the British School of Rome,
XVIII, 1950, p.60, note 75. Une seule raison est connue pour une avance de solde (mais ce n'était
certainement pas la seule accordée). Les soldats étaient envoyées en mission spéciale dans des postes
avancés, à quelque 300 km de leur camp. Le paiement de la solde aurait alors été extrêmement ardu,
voire impossible si l'on n'avait procédé à des paiements en avance. Speidel, M. Alexander, Roman
Army Pay Scales, in The Journal of Roman Studies, Vol. 82, 1992, p.91, RMR 76.
277 Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.238.
278 Develin, R., The Army Pay Rises under Severus and Caracalla, and the Question of Annona Militaris,
in Latomus, XXX, No.3, 1971, p.693.
85
– coïncidence ? – des transformations importantes ont été apportées à
l'organisation fiscale égyptienne. On ne s'étonnera donc pas de voir le
système des réquisitions remboursées continuer sous les Sévères, à
Doura Europos279, sur le même modèle qu'au IIe siècle. »280
Assurément, il n'y avait pas péril en la demeure sous la dynastie des Sévères. En
fait, en comparant la courbe des prix et l'augmentation de la solde, on observe que
l'augmentation salariale accordée par Septime Sévère permettait de rattraper le retard
causé par l'inflation. L'augmentation accordée par Caracalla devait donc remplir un autre
rôle, probablement politique281. Une potentielle fourniture gratuite des vivres à l'armée
aurait donc partagé le même objectif politique, et ne serait pas issu de la nécessité.
De plus, on a souligné que les vivres gratuits n'ont jamais totalement remplacé la
solde. Des impôts ont continué à être perçus en argent, et les lacunes de la solde furent en
partie compensés par des donativa plus fréquents et plus substantiels 282. Ces donativa
distribués de plus en plus fréquemment ont eu un impact plus grand que la fourniture
gratuite des vivres283. Il en découlerait que la fourniture gratuite des vivres devrait plutôt
être expliquée comme un progrès social pour élever le soldat ordinaire au niveau des
prétoriens, qui, eux, bénéficiaient de la gratuité des vivres depuis Néron 284. On en a
conclu que « [l]'annone en nature n'est donc pas née comme solution aux problèmes
279 « P.Dura 129 (de 225) : argent public délivré à un décurion et un cavalier pour la comparatio de l'orge;
soldats envoyés ad frumentum (ou hordeum) comparandum (P.Dura 82 = Fink RMR 78) ».
280 Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.376-377.
281 Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.237.
282 Rathbone, Dominic, Warfare and the State, in The Cambridge History of Greek and Roman Warfare,
Tome II : Rome from the late Republic to the late Empire, édit. Sabin, Philip et al., Cambridge, 2007,
p.403; Hollard, Dominique, La crise de la monnaie dans l'Empire romain au IIIe siècle après J.-C.
Synthèse des recherches et résultats nouveaux, in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1995, Vol. 505, p.1074.
283 Howgego, Christopher, The Supply and Use of Money in the Roman World 200 B.C. to A.D. 300, in
The Journal of Roman Studies, Vol.82, 1992, p.24.
284 Tacite, Ann., XV, 72; Suétone, Néron, X, 2.
86
financiers de l'empire »285. De plus, à ceux qui prétendent que l'impôt en nature aurait
alimenté la crise des prix en retirant du marché une grande quantité de produits, Hollard
rétorque que l'impôt en nature ne semble pas avoir joué un rôle significatif dans la
flambée des prix au cours du IIIe siècle286.
Or, même en supposant que l'annona militaris ait pu régler le problème
inflationniste, elle n'était pas une solution nécessaire. « L'État aurait pu maintenir le plus
longtemps possible les mêmes taux arbitraires de remboursement des réquisitions et de
retenues sur la solde. »287 Aussi, les données analysées permettent de conclure que
l'annona militaris perçues dans l'Égypte du IVe siècle était seulement utilisée localement.
« Il ne nous semble donc pas qu'on puisse appliquer l'Annona Militaris « impôt »
demandée en Égypte à des besoins destinées à d'autres parties de l'Empire. »288 Ceci
impliquerait que, si toutes les provinces étaient soumises à l'annone militaire, la situation
des provinces pauvres n'aurait pas été grandement améliorée, puisqu'elles n'auraient pas
reçu de vivres provenant des provinces productrices.
De plus, les références à la fourniture gratuite des vivres que Van Berchem puise
dans Dion Cassius289 ne font de sens que si l'on ignore le commentaire de Hérodien à
l'effet que Septime Sévère fut « le premier à augmenter les rations des soldats (to
sitèresion prôtos èuxèsen autois) »290. En effet, puisque les rations étaient toujours
octroyées contre retenues sur salaire, on peut se demander si ces rations supplémentaires
285 Intervention de Carrié, Jean-Michel, sur Van Berchem, Denis, L'annone militaire est-elle un mythe?,
in Armées et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.338.
286 Hollard, Dominique, La crise de la monnaie dans l'Empire romain au IIIe siècle après J.-C. Synthèse
des recherches et résultats nouveaux, in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1995, Vol. 50-5, p.1071.
287 Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.376.
288 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.148.
289 Dion Cassius, LXXVIII, 28; 34; 36, donnés par Van Berchem, Denis, L'Annone militaire dans
l'Empire romain au IIIè siècle, Paris, 1937, p.127.
290 Hérodien, III, 8, 5.
87
furent remises gratuitement aux soldats ou si ces derniers devaient aussi défrayer
davantage de leurs deniers pour y avoir droit. Il est logique que, pour que cette
modification soit considérée comme un cadeau par les soldats, ces derniers devaient
recevoir ce surplus de blé sans aucune augmentation des retenues in victum sur le salaire.
Suivant cette interprétation, les bénéfices annonaires dont profitent les soldats dans les
passages de Dion Cassius utilisés par Van Berchem pourraient très bien être ceux d'une
ration augmentée gratuitement, mais comportant malgré tout les retenues de base sur la
solde.
La théorie de Van Berchem cadrait également avec les documents épigraphiques
de l'époque. Il semblerait toutefois que, là encore, elle essuie un échec. « Annona
n'apparaît sur les inscriptions des préposés au ravitaillement qu'à la fin du IIe siècle, mais
devait être depuis longtemps dans l'usage courant, comme le rappellent les vers relatifs à
Plotius
Grypus. »291
Il
est
cependant
vrai
que
le
terme
annona
s'impose
approximativement à partir du règne de Septime Sévère292.
Enfin, le coup le plus solide porté à la thèse de Van Berchem provient sans
contredit de Cérati. Dans un ouvrage portant sur la fiscalité du Bas Empire en général, et
sur l'étude du vocabulaire des Codes Théodosien et Justinien en particulier, ce dernier
démontre que l'annone militaire depuis Dioclétien n'est pas un impôt supplémentaire en
nature, mais plutôt une partie de l'impôt foncier qui doit parvenir à l'armée 293. Ceux qui
ont adhéré à la thèse de Cérati concluent que l'annona militaris ne serait en fait que la
291 Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus et le ravitaillement de l'armée impériale en
campagne, in Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, Tome 96, N°1, 1984, p.285.
292 Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus, 1984, p.287.
293 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.182.
L'auteur relève encore quelques incongruités, dont, par exemple, l'existence parallèle d'un impôt
spécial en nature et de la poursuite des réquisitions : le procédé de réquisitions « en lui-même
extrêmement logique ... paraît difficile à concilier avec un système qui maintiendrait à côté de l'impôt
foncier normal une taxe spécifique destinée à l'armée. » (p.106)
88
partie de l'impôt en nature réservée à l'armée294.
Or, telle qu'elle était perçue par Van Berchem, l'annona militaris ne pouvait
rapporter aucun bénéfice à l'administration romaine.
« À supposer que les livraisons gratuites soient faites au soldats, vontelles émarger sur les mêmes stocks de denrées qui précédemment leur
étaient décomptées? Dans ce cas, on aurait une augmentation de la
solde, mais une opération blanche pour le circuit monétaire.
Ou bien l'État augmente-t-il les livraisons en nature des contribuables?
La hausse de la solde signifierait alors un accroissement de la pression
fiscale et un recul des besoins de l'État en monnaie. »295
Cependant, dans la mesure où l'État achetait et vendait aux mêmes prix les
produits de l'annone militaire296, la thèse de Cérati mine le système imaginé par Van
Berchem, qui s'effondre complètement. En effet, à partir du moment où l'annone militaire
n'est plus un impôt supplémentaire, le reste de la théorie défendue par Van Berchem ne
tient plus la route, car le don des vivres aux soldats n'est plus une opération rentable pour
l'empereur. Au mieux, celui-ci troque une partie de l'impôt en argent contre un impôt
équivalent en nature. Cela signifierait cependant que moins d'argent serait parvenu dans
294 Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 2002, p.209; Corbier, Mireille,
Dévaluations et fiscalité (161-235), in Les « dévaluations » à Rome, Époque républicaine et
impériale, Vol.1, Actes du Colloque de Rome (13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.295-296, ainsi
que l'intervention de Chastagnol p.303 (« Je suis personnellement convaincu que l'annone militaire n'a
jamais été un impôt général fixé en nature, mais seulement, dans le cadre de l'impôt général fixé en
nature, la partie prévue dès le stade de la perception pour être affectée aux besoins de l'armée, tout de
même que l'annona civilis affectée aux distributions de Rome. »); Compte Rendu de Cérati, André,
Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, par Chastagnol, André, in Latomus,
Vol.30, 1971, p.496; « Le terme d'annona, dans les reçus d'impôts, n'indique pas un impôt particulier,
mais précise la destination militaire de la contribution. Il existe un hiatus documentaire entre les
Codes et les papyrus : ces derniers nous présentent le plus souvent l'annone comme impôt, tandis que
les Codes, sous ce chapitre, envisagent uniquement la distribution aux troupes. Aussi n'y a-t-il pas
contradiction, mais complémentarité entre ces deux sources. » Carrié, Jean-Michel, Le rôle
économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit.
Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.380.
295 Corbier, Mireille, Dévaluations et fiscalité (161-235), in Les « dévaluations » à Rome, Époque
républicaine et impériale, Vol. 1, Actes du Colloque de Rome (13-15 novembre 1975), Rome, 1978,
p.295.
296 Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.246.
89
les coffres de l'État, ce qui amplifierait la crise monétaire. En effet, il ne faut pas oublier
que, pendant la même période, les dépenses restèrent stables ou allèrent en augmentant;
on n'a qu'à penser aux augmentations de la solde des militaires sous Septime Sévère et
Caracalla. La solution imaginée par Van Berchem n'aurait que déplacé le problème, mais
n'aurait rien réglé des difficultés intrinsèques de la fiscalité romaine.
Bref, non seulement l'annona militaris, telle que pensée par ses défenseurs, ne
tient pas la route, mais elle se base sur une conception de l'économie et de la fiscalité
romaine dont les bases sont pour le moins fragiles.
Chapitre 4 - Notre hypothèse
Puisque la théorie de l'annone militaire ne résiste pas à une analyse plus poussée,
il nous faut revoir l'ensemble des réflexions qui en forment le fondement. Nous croyons
que l'impôt en nature pour usage militaire existait depuis la seconde guerre punique et
que, loin de disparaître avec l'avènement de l'empire, il s'est perpétué dans la plupart des
provinces romaines. En effet, les impôts fonciers en nature existaient à l'époque
républicaine, alors qu'il n'y avait aucune crise monétaire;
« on la retrouve dans l'Empire byzantin, associée à un système
monétaire stabilisé, qui permet de convertir indifféremment les denrées
en monnaie et les espèces en nature : preuve que les considérations
fiscales ont joué autant que l'embarras monétaire dans la genèse de
l'annona militaris. »297
Nous sommes d'avis, comme Garnsey et Saller, que l'impôt en nature jouait déjà
297 Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.239.
90
un rôle important dans l'approvisionnement des armées romaines sous le Haut-Empire 298.
Ainsi, selon nous, un système de perception similaire à l'annona militaris connue sous
Dioclétien, avec adaeratio (conversion en espèces) et coemptio (achats à taux fixés),
s'observe avec certitude depuis Claude, et probablement depuis Auguste. Nous estimons
que cet impôt en nature s'inscrivait également, d'une certaine façon, dans la continuité des
dîmes de Sicile, telles qu'elles sont expliquées dans ses moindres détails par Cicéron.
Aussi, nous affirmons que la hausse des contributions en nature remarquées depuis la
crise du IIIe siècle ne s'expliquerait pas par une nouvelle fiscalité exigée en nature, mais
plutôt par le recours de moins en moins fréquent à l'adaeratio à cause des effets de
l'inflation.
Nous ne nions toutefois pas la présence d'impôts prélevés en numéraire. Nous ne
rejetons pas non plus l'idée d'un recours aux achats de fournitures de temps à autre. En
effet, le système fiscal et logistique que nous avons compris nous semble beaucoup plus
flexible qu'il ne l'a été décrit jusqu'à présent. Les achats de ravitaillement, selon notre
point de vue, devaient couvrir le manque à gagner entre les impôts perçus en nature (qui
étaient fluctuants d'une région à l'autre et, au sein d'une même région, d'une année à
l'autre selon les récoltes) et les besoins militaires, qui étaient astronomiques pour
l'époque.
Garnsey et Saller, s'interrogeant sur la présence et l'impact d'impôts en numéraire
et sur le pouvoir d'achat des soldats, ont indiqué les étapes à suivre pour mener cette
enquête : « Ces hypothèses demandent que l'on examine l'importance relative des impôts
en numéraire par rapport aux impôts en nature, la nature du système d'approvisionnement
de l'armée et de la solde, les perspectives politiques des aristocrates locaux et leurs
298 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'Empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p. 101.
91
stratégies en tant que propriétaires terriens. »299 Nous suivrons, en quelque sorte, leur
recommandation. Ainsi, pour confirmer ou infirmer notre hypothèse, nous allons, dans un
premier temps, nous pencher sur l'approvisionnement en période de guerre depuis la
période républicaine. Nous nous concentrerons ensuite sur la fiscalité et sa place dans les
mécanismes de l'approvisionnement militaire. Enfin, nous étudierons l'organisation et les
infrastructures de l'approvisionnement à l'époque impériale.
299 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'Empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p. 101.
92
PARTIE III : GUERRE ET APPROVISIONNEMENT
93
Avant de décrire l'approvisionnement des armées romaines du Haut-Empire en
temps de paix, il faut d'abord présenter le ravitaillement en période de guerre, ainsi que
celui qui était opéré à l'époque républicaine, qui se déroule presque exclusivement en
période de guerre. En effet, l'art militaire n'ayant pas connu d'innovation révolutionnaire
entre la République et l'Empire, la majeure partie des techniques d'approvisionnement qui
eurent cours sous la République se poursuivirent plus ou moins semblablement lors des
campagnes militaires impériales. Connaître ces méthodes de ravitaillement, c'est aussi se
rapprocher des pratiques qui seront utilisées plusieurs siècles plus tard. De plus, la rareté
des sources touchant la logistique des armées romaines impériales nous oblige à étudier
minutieusement chaque élément dont nous disposons.
Chapitre 1 - Avertissements
Nous devons cependant émettre un certain nombre de caveat qui viendront
nuancer notre interprétation des sources anciennes. D'abord, la rareté de nos sources sur
l'approvisionnement et les circonstances particulières qu'elles présentent jettent une
lumière tronquée sur le service du ravitaillement. Deuxièmement, l'approvisionnement en
période de guerre est plus exigeant (à cause du nombre et de la concentration des armées
en un lieu restreint) et plus sensible aux circonstances ponctuelles (décisions tactiques,
moral des troupes, etc.) que l'approvisionnement en temps de paix (qui est plus stable et
routinier). Troisièmement, l'approvisionnement en période de guerre civile se distingue
encore davantage d'un approvisionnement en campagne extérieure : les zones impliquées
dans le ravitaillement sont énormes et les moyens utilisés pour acquérir ces denrées sont
beaucoup plus abusifs et cruels qu'en temps normal.
94
1.1 - Premier caveat
Les sources anciennes sont très peu volubiles sur la logistique des armées
romaines1, à un point tel que certains historiens modernes ont cru qu'il était impossible
d'en faire une étude sérieuse2. Nos sources parlent trop peu de l'approvisionnement en
général, et du ravitaillement en temps de paix en particulier. Elles sont cependant un peu
plus volubiles sur les questions logistiques en période de guerre, bien qu'elles n'en fassent
généralement mention que lorsque le système échoue à sa tâche ou lorsqu'un événement
inhabituel se produit. De telles particularités ont amené à émettre la théorie que la
logistique était une activité prise pour acquis par les anciens 3. À l'inverse, d'autres ont
avancé l'hypothèse que la rareté des sources indiquait plutôt que la question logistique
n'était peut-être pas au centre de la stratégie de commandement, que l'on frappait d'abord
et que l'on s'organisait ensuite4. Nous adhérons plutôt à la première des deux théories.
Cependant, peu importe la raison profonde, les mentions de la logistique chez les anciens
sont rares et ne représentent généralement pas la situation normale. Il faudra donc
interpréter nos sources avec prudence et faire preuve de circonspection dans nos analyses.
1
2
3
4
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.3; Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire,
Paris, 1975, p.1; Erdkamp, Paul, Hunger and the sword ; Warfare and food supply in Roman
republican wars (264-30 B.C.), Amsterdam, 1998, p.4.
Goldsworthy, Adrian K., The Roman Army at War, 100 B.C.-A.D. 200, Oxford, 1996, p.296.
« Excepting the writings of Julius Caesar and Ammianus Marcellinus, logistics were, on the whole,
taken for granted, and mention was usually only made when something went wrong. » Compte Rendu
de Erdkamp, Paul, Hunger and the sword, par Serrati, John, in The Journal of Roman Studies, Vol. 90,
2000, p.222.
Par exemple : « Although Caesar's daring conduct of the Pharsalus campaign left his troops in
desperate straits because of lack of supplies, he emerged victorious. It is important not to exaggerate
the importance of logistics in ancient warfare and strategy; wars are sometimes decided by battles
alone. » Compte Rendu de Erdkamp, Paul, Hunger and the sword, par Campbell, Brian in Gnomon,
74-5, 2002, p.467; cependant, nous sommes d'avis que les commandants accordaient une importance
prépondérante à la logistique. César en parle abondamment dans ses écrits, Pompée s'en préoccupe
beaucoup dans ses campagnes; Appien, B.C., II, 8, 55 où il incendie les provisions que César pourrait
utiliser, tout en portant une attention particulière à son propre approvisionnement; Salluste, Hist., fr.
CCLVIII; en fait, l'on peut facilement remonter à la Seconde Guerre punique pour trouver de graves
préoccupations à propos de l'approvisionnement, Tite-Live, XXIII, 48, 4-11; XXIII, 49, 1; XXVI, 2, 4,
XXVII, 3, 9.
95
1.2 - Second caveat
Puisque les armées républicaines n'étaient principalement levées que pour prendre
part à un conflit, il n'y a donc pas à proprement parler de logistique des armées
républicaines en temps de paix. Cela pose un certain nombre de problèmes. En premier
lieu, quand un grand nombre de soldats se retrouve concentré sur une zone qui ne peut
subvenir aux besoins de tous sur une longue période, les généraux se doivent de recourir
à une combinaison d'expédients pour nourrir leurs troupes 5. Il faudra prendre en
considération que le service d'approvisionnement des unités situées dans des régions
pacifiées n'était pas le même que la logistique requise par une armée en campagne. De
plus, les mécanismes d'approvisionnement étaient différents entre l'une et l'autre
situation6.
« Si, en temps normal, l'armée pouvait vivre partiellement sur le pays
qu'elle occupait, et où elle possédait d'ailleurs des territoires propres,
qui lui permettaient d'assurer une partie de son fourrage et de son
ravitaillement, il n'en allait pas de même chaque fois qu'on devait
concentrer un nombre important de troupes pour une grande expédition
comme la conquête de la Dacie ou les entreprises parthiques. Non
seulement il fallait amener les troupes de tout l'Empire, mais il fallait
aussi acheminer leur matériel et leur ravitaillement, pour lequel les
ressources locales ne pouvaient plus suffire. »7
La description qu'Hérodien fait de la marche de Maximin dit le Thrace sur l'Italie,
en 238 après J.-C., est probablement un des exemples les plus probants de cette disparité
entre le service d'approvisionnement à la guerre et en période de paix :
5
6
7
Appien, Iber., 54, 55, 82; Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 1; Reddé, Michel, Mare nostrum, Les
infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marine militaire sous l'Empire romain , Paris/Rome,
1986, p.372; Bell, M.J.V., Tactical Reform in the Roman Republican Army, in Historia : Zeitschrift für
Alte Geschichte, Bd. 14, H. 4, 1965, p.412; Erdkamp, Paul, The corn supply of the Roman armies
during the third and second century B.C., in Historia, Band, XLIV, 1995, vol. 2, p.171.
Egri, Mariana, Roman campaigns in the Danube region. The olive oil supply from Augustus to Trajan,
in Ephemeris Napocensis, Bucarest, 2008, Tome XVIII, p.46.
Reddé, Michel, Mare nostrum, Les infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marine militaire sous
l'Empire romain, Paris - Rome, 1986, p.372.
96
« Il ne pouvait avancer qu'avec une extrême lenteur, à cause du grand
nombre de chariots et de provisions qu'on allait rassembler de toutes
parts sur la route. Comme en effet cette marche sur l'Italie avait eu lieu
soudainement, on n'avait pu préparer, selon l'usage, tout ce qui était
nécessaire à l'armée et il avait fallu organiser à la hâte et à l'improviste
un service d'approvisionnement. »8
Ainsi, nous avons un exemple d'une armée qui avait une certaine logistique pour
subvenir à ses besoins en temps de paix, et qui devait organiser un service spécial de
ravitaillement en temps de guerre, service qui tenait compte de la route à prendre, des
besoins à combler et des ressources locales.
De plus, en période de guerre la victoire est généralement plus importante que les
moyens d'y accéder. C'est cet objectif de victoire qui pousse régulièrement les généraux à
faire des actions qui peuvent sembler contre-intuitives au simple plan logistique, comme
par exemple le cas mi-légendaire, mi-mythique de Manlius et ses compagnons d'armes
qui lancèrent du pain à leurs ennemis gaulois, malgré la famine 9. De tels exemples ne se
résument pas à la seule époque royale de Rome. En pleine guerre civile contre César,
Considius abandonna le siège d'Acylla « après avoir brûlé le blé dont son camp était
abondamment fourni, gâté le vin, l'huile et le reste des vivres »10, geste qui, quoique
totalement compréhensible dans un contexte stratégique de campagne militaire, ne
pourrait jamais se produire en période de paix. L'étude de la logistique en période de
guerre doit donc prendre en considération que certaines décisions ne sont pas
représentatives de la gestion quotidienne des fournitures militaires.
Également, en période de guerre, les soldats peuvent endurer la disette ou une
nourriture médiocre sous certaines circonstances. On imagine mal les légionnaires, en
8
9
10
Hérodien, VII, 8, 10-11.
Tite-Live, V, 48, 4; Florus, I, 13.
Ps.-César, B.Afr., 43.
97
pleine paix, tolérer longtemps le pain fait de racines que les partisans de César utilisaient
pour se nourrir devant Dyrrachium11, et les chevaux ne pourraient survivre longtemps au
régime de mousse et d'algue marine de la campagne africaine de César 12. Il faut donc
garder en mémoire que plusieurs expédients, qui sont susceptibles d'être ponctuellement
acceptés en période de guerre, par égard au général, confiance en la victoire ou espoir du
butin13, risquent fort de n'être pas admis en période de paix.
1.3 - Troisième caveat
L'approvisionnement militaire durant les guerres civiles, surtout celles opposant
Octavien et Marc Antoine14, diffère grandement du ravitaillement usuel, même si on le
compare à la logistique mise en place lors de campagnes extérieures.
« Les guerres civiles posent paradoxalement des problèmes
d'intendance plus graves que les guerres extérieures : on ne peut vivre
totalement sur le pays, ni profiter des services permanents d'une armée
provinciale. Surtout elles impliquent des transferts de troupes beaucoup
plus importants à travers tout l'Empire, y compris l'Italie et les
provinces inermes »15.
Lors des guerres civiles, les troupes romaines opérant dans une même région
étaient souvent beaucoup plus concentrées et beaucoup plus nombreuses que lors des
guerres extérieures. Cette concentration et ce nombre de troupes sont tels qu'ils drainent
les ressources de plusieurs régions, parfois très éloignées du théâtre d'opération. Ainsi,
11
12
13
14
15
César, B.C., III, 48, 1-2; Plutarque, César, XXXIX, 2.
Ps.-César, B.Afr., XIV, 4; Plutarque, César, LII, 6.
César, B.C., III, 47, 5.
Songeons à l'état des cités grecques après la bataille d'Actium, qui étaient « si misérables qu’elles
n’avaient plus ni argent, ni esclaves, ni bêtes de somme », et probablement plus de blé, puisque
Octavien leur distribua celui qu'il lui restait pour la guerre. Voir Plutarque, Marc Antoine, LXVIII, 6.
Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus et le ravitaillement de l'armée impériale en
campagne, in Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité, T. 96, N°1. 1984. p.288, note 88.
Bérard parle surtout des guerres civiles à l'époque impériale, notamment celles de 193, mais la
remarque s'applique avec la même justesse à toutes les périodes.
98
Pompée, bien qu'affrontant César dans le nord de la Grèce, tirait ses ressources « tant de
l'Asie que des autres pays qui étaient dans sa dépendance »16, sans compter celles qu'il se
procurait localement, se trouvant « en pays presque entièrement ami »17. La même réalité
se répéta à Philippes, où Brutus et Cassius recevaient leurs denrées « de toutes les îles et
de toutes les terres qui se trouvent entre la Thrace et l'Euphrate »18. De leur côté, Octavien
et Marc Antoine se ravitaillaient péniblement depuis la Macédoine et la Thessalie alors
que, s'ils avaient été maîtres de la mer, ils auraient pu inclure dans cette liste l'Égypte,
l'Espagne, l'Afrique et l'Italie19.
En pleine guerre civile contre César, Domitius, qui taxait, réquisitionnait et pillait
à cause des besoins militaires, affirma pour se justifier
« qu'il y avait deux variables qui créaient, protégeaient et accroissaient
le pouvoir : les soldats et l'argent, et que ces deux variables dépendaient
l’une de l’autre. C'était, disait-il, par l’approvisionnement que les
armées restaient soudées, et cet approvisionnement se faisait par les
armes; et si l'un manquait, l'autre aussi allait à sa perte »20.
Ainsi, pour subvenir aux besoins d'une telle multitude de soldats, on avait recours
à des techniques plus abusives envers les provinciaux : multiplication des taxes et
impôts21, réquisitions et confiscations22, pillage de temples23, voire enlèvements24. On
procédait aussi à des emprunts massifs25, même s'il est vrai que de telles créances
n'étaient pas propres aux guerres civiles. Nous n'avons qu'à mentionner Pompée qui, lors
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
César, B.C., III, 42, 2; voir aussi Appien, B.C., II, 66; Plutarque, César, XXXIX, 1; Pompée, LXV, 67.
Dion Cassius, XLII, 1.
Appien, B.C., IV, 100.
Appien, B.C., IV, 108.
Dion Cassius, XLII, 49.
César, B.C., III, 32, 1-2; Dion Cassius, XLVIII, 34; Cicéron, Ad Att. 356.
Dion Cassius, XLII, 49; XLVII, 14; Appien, B.C., III, 49; Plutarque, Sylla, XXV, 4; César, B.C., III,
32, 6; Ps.-César, B.Hisp., XXII, 7.
Dion Cassius, XLII, 49; César, B.C., I, 6, 8; III, 33, 1; Dion Cassius, Fr. CCC.
Plutarque, Marc Antoine, LXII, 1.
César, B.C., I, 39, 3; III, 31, 1; III, 103, 1; Suétone, César, 68; Cicéron, Ad Fam., XI, 10.
99
de sa campagne contre Sertorius, avait épuisé non seulement ses fonds personnels, mais
aussi son crédit26. Rappelons également cette parole d'Onesandros : « On choisit, autant
qu’il est possible, des personnes nobles et riches pour être officiers. Leurs biens sont
d’une grande ressource dans une armée où l’argent viendrait à manquer »27. Finalement,
lorsque toutes ces méthodes ne suffisent plus, l'on procède aux proscriptions28.
En résumé, l'approvisionnement militaire lors des guerres civiles pesait plus
lourdement sur les épaules des provinciaux et des Italiens,
« car il est bien évident qu'à partir des Guerres Civiles, les notions de
légalité et de mos majorum s'effacent tellement, l'arbitraire devient si
bien la règle, que l'on est plus en présence, à proprement parler, d'une
véritable fiscalité, mais d'une série d'exactions qui n'ont guère d'autres
fondements que la force »29.
Ainsi, si nous récapitulons, les sources qui mentionnent la logistique des armées
romaines républicaines sont plutôt rares et peu loquaces. Elles en font généralement
mention lorsque le système ne répond pas aux attentes ou lorsqu'un événement inhabituel
se produit. De plus, l'approvisionnement des armées républicaines se fait toujours dans un
contexte de guerre ou de pré-guerre, contextes qui peuvent forcer le général à prendre des
décisions qui ont une certaine logique dans une campagne militaire, mais qui auraient peu
de place dans un contexte pacifique. L'approvisionnement en période de guerres civiles,
de par sa portée et son ampleur, par ses injustices, ses cruautés et ses excès, n'est ainsi pas
représentatif d'un approvisionnement « normal », même si on le compare avec le
ravitaillement en période de guerre étrangère.
26
27
28
29
Salluste, Hist., fr. CCLVIII, 2.
Onesandros, I.
Il est vrai que les proscriptions ont d'abord pour but d'éliminer les adversaires politiques, mais il est
indéniable que certaines têtes ont été mises à prix pour pouvoir acquérir la fortune du proscrit. Voir
Dion Cassius, XLVII, 5-8; Cornelius Nepos, Atticus, XII.
Nicolet, Claude, Tributum ; Recherches sur la fiscalité directe sous la République romaine, Bonn,
1976, p.87.
100
Ces avertissements ayant été émis, nous pouvons procéder à l'étude du
ravitaillement des armées romaines en période de guerre. Il existait une myriade de
moyens pour approvisionner une armée romaine en campagne, autant pendant pendant la
période républicaine qu'impériale, et tous ces moyens ne s'excluaient pas nécessairement
les uns les autres30. Nous diviserons ces méthodes en trois catégories, que nous avons
groupées d'après la hiérarchie décisionnelle. Il y a d'abord l'approvisionnement
individuel, qui englobe ce que le soldat se procurait en extra au moyen de son propre
salaire, ou ce qu'il demandait à ses proches. Il y a ensuite l'approvisionnement organisé
par le général, qui comprend les opérations de fourrage en territoire ennemi; les dons,
réquisitions et achats en territoire allié; ainsi que les méthodes que nous qualifierons
d'« ésotériques »31. Finalement, il y a l'approvisionnement organisé depuis Rome, qui
comprend les mesures prises par les pères conscrits ou par l'empereur. Ces mesures
incluent notamment le choix de la destination des impôts prélevés dans les provinces et
l'attribution des dons que des nations alliées, qui sont éloignées du théâtre d'opérations,
venaient présenter à Rome.
Chapitre 2 - L'approvisionnement individuel
Concernant le ravitaillement, les sources sont claires sur un point : le soldat
pouvait s'approvisionner par ses propres moyens et avec ses propres ressources, et il le
faisait régulièrement. Il y a deux principales pratiques employées par le soldat pour se
procurer et agrémenter ses rations : il pouvait procéder à des achats, ou il pouvait
30
31
Erdkamp, Paul, The corn supply of the Roman armies during the third and second century B.C., in
Historia, Band, XLIV, 1995, vol. 2, p. 171.
Nous entendons par ce terme le recours à des incantations magiques ou religieuses.
101
s'assurer lui-même de la collecte des produits supplémentaires dont il se servait pour
améliorer ses repas.
2.1 - Les achats
Le moyen le plus connu auquel un soldat a recours pour se procurer de la
nourriture supplémentaire est l'achat. Il y a quelques exemples particulièrement célèbres,
dont celui qu'avait suivi l'armée de Scipion Émilien. À son arrivée au camp en Espagne, il
réalisa que ses troupes, qui avaient le moral miné par les revers qu'ils avaient essuyés,
noyaient leurs problèmes dans le luxe, le stupre et l'ésotérisme. Selon Appien, le nouveau
général prit une série de mesures pour resserrer la discipline :
« À son arrivée, il chassa tous les marchands et les prostituées, ainsi
que les devins et les sacrificateurs que les soldats consultaient
continuellement parce qu'ils étaient démoralisés par leur défaite. Il
ordonna désormais de n'amener dans le camp que le nécessaire, ainsi
que les seules victimes aux fins de divination. Il fit vendre tous les
chariots et leur contenu superflu ainsi que toutes les bêtes de somme,
sauf celles qu'il indiqua lui-même. Comme batterie de cuisine, il
n'autorisa qu'une broche, une marmite en bronze et une coupe. La
nourriture fut limitée aux viandes bouillies et rôties. Il interdit de
posséder des lits, et Scipion montrait l'exemple en dormant sur la paille.
Il interdit de monter sur des mules pendant les marches : « Que peut-on
attendre au combat, dit-il, d'un homme qui ne peut pas marcher ? »
Ceux qui avaient des domestiques pour les baigner et les oindre, il les
ridiculisa, en disant que seules les mules, qui n'avaient pas de mains,
avaient besoin de quelqu’un pour les frotter »32.
Il n'est pas explicitement dit que le soldat achetait de la nourriture des marchands;
vu le contexte général du passage, il est clair que Scipion Émilien bannit tout élément de
luxe pour revenir aux anciennes mœurs33. Cette version des faits est aussi celle qui est
32
33
Appien, Iber., XIV, 85; l'épisode est aussi rapporté chez Valère Maxime, II, 7, 1.
Caton est le parangon des mœurs ancestrales, un homme « qui cultive la terre de ses mains, se
contente d'un dîner frugal et d'un déjeuner froid, d'un vêtement simple et d'une maison plébéienne, un
homme qui trouvait plus enviable de ne pas avoir besoin du nécessaire que de le posséder. Un tel
homme était exceptionnel. Dès cette époque, la cité était trop grande pour conserver sa pureté; sa
102
suivie par Frontin : « P. Scipion, près de Numance, rétablit la discipline corrompue par la
négligence des chefs ses prédécesseurs en chassant de son armée cette multitude de
marchands qui ne servait qu'à entretenir le luxe et en obligeant les soldats à des exercices
continuels »34.
Après avoir expulsé les marchands, en ne permettant à ses soldats que de manger
de la viande bouillie ou rôtie, et en n'acceptant comme batterie de cuisine que la broche,
la marmite de bronze et la coupe, le général s'assurait que le soldat ne consommerait que
la nourriture qu'il s'était préparée lui-même. On pourrait donc déduire que, en temps
normal, les marchands vendaient, et les soldats achetaient, entre autres biens, de la
nourriture de haute qualité.
Le second cas, très connu, est à rapprocher du premier : Métellus, en prenant en
charge les opérations contre Jugurtha, réalisa que son armée était indisciplinée et
s'abandonnait au luxe. Or, Salluste nous donne un résumé des écarts de conduite que les
soldats se permettaient sous les ordres d'Albinus, le général précédent :
« Chacun, à sa fantaisie, s'éloignait des drapeaux; les valets d'écurie,
mêlés aux soldats, circulaient partout jour et nuit; dans leurs
vagabondages, ils pillaient les campagnes, cambriolaient les maisons,
s'emparaient à qui mieux mieux des troupeaux et des esclaves, et les
échangeaient avec des marchands contre des vins étrangers et d'autres
articles, vendaient le blé distribué par l'État, et se procuraient leur pain
au jour le jour ; bref, tout ce qu'on peut dire et imaginer en fait de
laisser aller et d'abandon se rencontrait dans cette armée, et bien
d'autres choses encore »35.
Cette dépravation était telle que, non content de se procurer des vins luxueux, les
hommes vendaient leurs propres rations pour acheter leur pain frais. Métellus, dans la
34
35
domination sur tant de pays et d'hommes l'avait mise au contact de nombreuses coutumes et elle avait
subi l'influence des modes de vie les plus variés. » Plutarque, Caton l'Ancien, IV, 2.
Frontin, Strat., IV, 1, 1.
Salluste, B.Iug., XLIV; on trouve le même événement raconté par Valère Maxime, II, 7, 2.
103
même lignée que Scipion Émilien, afin de rétablir le mos maiorum, apporta plusieurs
changements à la vie du camp :
« Tout d'abord, par édit, il enleva au soldat tout ce qui pouvait favoriser
sa mollesse, il défendit la vente dans le camp du pain et des aliments
cuits ; il interdit aux valets de suivre les troupes, aux simples soldats de
se faire aider, dans le camp ou les marches, par des esclaves ou des
bêtes de somme ; pour le reste, il le régla avec mesure »36.
Ce cas est fort similaire au cas précédent : en interdisant la vente d'aliments cuits
ou de pain, Métellus s'assurait que le soldat veillerait lui-même à préparer sa propre
nourriture. On peut cependant présumer que la vente d'aliments non cuits demeurait
permise et fut fort certainement pratiquée.
Il semble que les généraux romains aient eu l'habitude de restaurer la discipline en
partie en forçant les soldats à apprêter leur propre propre nourriture. Ce pourrait
également être un topos dans la littérature ancienne, puisque Frontin nous mentionne que
« Quintus Metellus, dans la guerre contre Jugurtha, rétablit aussi la discipline et défendit
aux soldats de manger autre chose que ce qu'ils avaient apprêté eux-mêmes »37.
À l'époque impériale, les achats particuliers se poursuivirent, en campagne
militaire comme en temps de paix. La correspondance trouvée à Vindolanda fait état
d'achats privés autour du camp, et certains soldats se sont même tournés vers leur famille
ou connaissances pour suppléer à leur alimentation quotidienne 38. Pescennius Niger, que
l'Histoire Auguste présente comme un général d'une grande sévérité 39, interdisait à ses
hommes de boire du vin et refusait que des boulangers puissent suivre l'armée. Il préférait
36
37
38
39
Salluste, B.Iug., XLV.
Frontin, Strat., IV, 1, 2.
Kooistra, Laura I. et al., Could the local population of the Lower Rhine delta supply the Roman army?
Part I; The archaeological and historical framework, in Journal of Archaeology in the Low Countries,
Vol.4-2, 2013, p.15; Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol.2, 1971, p.133.
Histoire Auguste, Pescennius Niger, VII.
104
qu'on consommât de la posca et des biscuits militaires40.
Ce ne sont pas les seules mentions de commerce dans un camp. Nous avons un
certain nombre de citations qui permettent de croire que de telles transactions étaient
normales pour une armée. Par exemple, au fur et à mesure que Lucullus avançait sans
résistance dans le royaume du Pont, « il se trouva dans une telle abondance que, dans le
camp, un bœuf ne se vendait qu’une drachme et un esclave quatre; quant au reste du
butin, on n’en tenait aucun compte : on l’abandonnait ou on le dissipait, car on ne trouvait
rien à vendre, tout le monde étant abondamment pourvu »41.
Inversement, un consul peut se retrouver dans une situation très désavantageuse.
Ayant mal estimé ses réserves de blé, Quintus Marcius Philippus ne parvenait pas à
s'éloigner trop de la Thessalie pour pénétrer en Macédoine. Il se trouva isolé dans la ville
de Dion, où « le prix des vivres était énorme, et c'était presque la disette (ingens enim
caritas annonae ac prope inopia erat) »42.
César, dans les premiers stades de la guerre civile, manqua de vivres après que le
pont d'Ilerda se fût rompu, à la suite de crues causées par un orage violent et par la fonte
des neiges.
« Ni les peuples alliés de César ne pouvaient lui apporter des vivres, ni
les fourrageurs, arrêtés par ces rivières, revenir au camp, ni les grands
convois, qui venaient de l'Italie et de la Gaule, arriver jusqu'à lui. C'était
le moment de l'année le plus difficile; il ne restait plus rien des
approvisionnements d'hiver, et le temps de la moisson n'était pas loin.
Le pays était épuisé, parce que avant l'arrivée de César, Afranius avait
fait partir pour Ilerda presque tout le blé; et que César avait consommé
le reste les jours précédents. Les bestiaux, qui eussent été d'un grand
secours dans cette disette, avaient été éloignés par les habitants de ces
contrées, à cause de la guerre. Enfin, ceux de nos soldats qui sortaient
40
41
42
Histoire Auguste, Pescennius Niger, X.
Plutarque, Lucullus, XIV, 1.
Tite-Live, XLIV, 7, 10.
105
pour aller aux vivres ou au fourrage étaient harcelés par les Lusitaniens
armés à la légère et par les troupes de l'Espagne Citérieure, qui
connaissaient bien le pays et pouvaient aisément traverser la rivière,
leur coutume étant de ne jamais se mettre en marche sans porter des
outres avec eux »43.
Dans ces circonstances, César nous apprend que « le boisseau de blé se vendait
cinquante deniers; le soldat, mal nourri, perdait ses forces; et le mal allait sans cesse
croissant »44. Puisque le boisseau représentait un peu plus de 8 litres, une telle quantité
permettrait de cuire une dizaine de pains de 750 grammes. D'un autre côté, cinquante
deniers équivalaient à 800 as. Le soldat, payé 10 as par jour (c'est sans compter les
déductions sur la solde pour la nourriture, les vêtements et l'équipement), devait donc
épargner au bas mot pendant 80 jours pour se payer de quoi se nourrir pendant à peine un
mois.
On trouve également de telles indications dans la correspondance de Cicéron.
Alors que Dolabella campait sous les murs de Laodicée en 43 avant J.-C., « Cassius, avec
dix légions, vingt cohortes d'auxiliaires et quatre mille chevaux, occupe Paltos, qui en est
à vingt milles. Il espère vaincre sans combat, car le blé vaut déjà douze drachmes au
camp de Dolabella; et si les navires laodicéens ne parviennent à le ravitailler, il faut
nécessairement qu'il y meure de faim »45.
Pendant sa campagne contre les Parthes en 36 avant J.-C., Marc Antoine se trouva
en situation difficile : talonné par les ennemis, les Romains ne pouvaient faire du fourrage
sans combattre. « Le boisseau attique de froment se vendait, dit-on, dans le camp jusqu’à
cinquante drachmes, et les pains d’orge y étaient vendus au poids de l’argent »46.
43
44
45
46
César, B.C., I, 48, 4-7.
César, B.C., I, 52, 2.
Cicéron, Ad Fam., XII, 13.
Plutarque, Marc Antoine, XLV, 7-8.
106
Enfin, même sous le Bas-Empire, nous avons mention des prix au camp. Alors
que Julien, lors de sa campagne en Orient, se retrouvait assailli par la disette, Ammien
Marcellin nous apprend que « la disette était si affreuse, que le boisseau de froment,
quand par hasard il en paraissait un au camp, se payait au moins dix deniers d'or »47.
Ces différents cas, où les auteurs nous donnent les prix auxquels se vendaient ces
produits de base, sont difficiles à interpréter. Le premier réflexe est de penser, à la
lumière des citations précédentes, que les biens s'échangent entre un marchand et un
soldat au prix indiqué. Dans le même ordre d'idées, on peut également comprendre que
les soldats, entre eux, faisaient du commerce et que le prix fluctuait selon la disette ou
l'abondance. Par exemple, sous l'empereur Galba, un soldat fut sévèrement puni d'avoir
profité d'une pénurie pour vendre, au prix de cent deniers, une mesure de froment de sa
propre ration48. L'achat et la vente de denrées entre soldats n'étaient donc pas exclus, et le
prix dans le camp pourrait faire référence à la valeur que les soldats apposaient aux biens
échangés entre eux. Cependant, un extrait d'Onesandros vient ajouter une autre
interprétation possible aux passages ne faisant mention que d'un prix : « Les sûretés que
l’on procurera aux marchands qui fournissent les provisions, soit par mer, soit par terre,
produisent l’abondance dans le camp »49.
Les marchands dont parle Onesandros sont-ils les mêmes que ceux qu'on voit
vendre aux soldats du pain, du vin étranger ou d'autres marchandises de luxe? Si tel est le
cas, pourquoi serait-ce au général de fournir des garanties afin de leur assurer un profit?
Au contraire, ces commerçants auxquels on doit offrir des garanties font-ils affaire avec
le général pour l'approvisionnement de la troupe entière? Pourquoi alors y aurait-il un
47
48
49
Ammien Marcellin, XXV, 8, 15.
Suétone, Galba, VII, 4.
Onesandros, V.
107
prix dans le camp, en stratopedô comme nous dit Plutarque50, ce qui laisse entendre un
type de transaction commun et fréquent?
Pour trouver une réponse logique à ce problème, il faut séparer les commerçants
d'Onesandros et ceux des extraits de Plutarque, Cicéron, César et Ammien Marcellin. Les
marchands dont le général devait assurer les garanties faisaient probablement des affaires
avec le général pour approvisionner l'ensemble de l'armée 51, alors que les marchands qui
transigeaient aux prix fluctuant dans le camp faisaient partie de la suite de civils qui
accompagnait l'armée pour tirer profit de la guerre. Une telle distinction ne peut se faire
qu'avec une certaine nuance : nous pouvons aisément concevoir qu'un commerçant, qui
s'était engagé envers un général, pût emporter des produits complémentaires à ceux
initialement prévus, afin de faire des affaires avec les militaires, une fois parvenu à
destination et après avoir rempli son mandat. Inversement, il n'est pas inimaginable qu'en
certaines circonstances, des commerçants, occupés à combler les besoins personnels des
soldats, se voyaient approchés par le général pour prendre part à l'approvisionnement plus
global de toute l'armée. La distinction est donc complexe et délicate.
Un autre passage faisant mention des prix du camp pourra nous conforter dans
notre réflexion concernant ce problème. Au lendemain de la bataille de Philippes, Brutus
s'adressa à ses troupes pour les galvaniser. Entre autres propos, le général prétendait que
l'ennemi se trouvait en situation non seulement désavantageuse, mais difficile : « Si vous
voulez savoir nos avantages en d'autres domaines, demandez-le aux prisonniers : la
disette et le prix élevé des provisions chez eux, la difficulté d'obtenir d'autres
approvisionnements, et bientôt la pénurie évidente »52. Il serait surprenant que les
50
51
52
Plutarque, Lucullus, XIV, 1.
Nous y reviendrons dans le chapitre suivant, concernant le ravitaillement organisé par le général.
Appien, B.C., IV, 117.
108
prisonniers de Brutus, probablement de simples soldats, aient connaissance du prix que
paient Octavien et Marc Antoine pour le ravitaillement de leurs armées; l'orateur doit
donc parler du prix en vigueur dans le camp pour les achats personnels du soldat, et qui
fluctue en fonction de l'offre et de la demande. Une situation de rareté dans le camp
exercerait une pression à la hausse sur la demande des soldats et à la baisse sur l'offre des
marchands, ce qui aurait pour effet de faire exploser les prix. À l'inverse, une situation
d'abondance effectuerait un effet inverse sur l'offre et la demande, faisant baisser
drastiquement les prix.
Toutefois, les achats privés ne se produisaient pas uniquement lorsque des
marchands venaient au camp; parfois, c'étaient les soldats qui faisaient un détour pour
visiter les commerçants. Par exemple, la flotte de César, en rade devant Leptis, souffrit
d'un certain relâchement des matelots. Alors que certains d'entre eux étaient dispersés sur
le rivage, d'autres « étaient allés dans la ville pour acheter des vivres »53. Le texte ne
mentionne pas si ces achats étaient à titre individuel ou collectif, mais l'absence de
mention d'un superviseur pour l'opération laisse à penser qu'il s'agit ici aussi
d'approvisionnement privé. À titre de comparaison, lorsque César envoya des bâtiments à
Cercina afin de pourvoir à son propre ravitaillement, l'auteur prend la peine de présenter
le préteur qui est en charge de l'expédition : le futur historien Salluste54.
Tite-Live nous présente une situation analogue où, suite à l'arrivée d'une flotte
dans le port d'Histrie, et d'une armée à cinq milles du rivage,
« [l]e port fut bientôt transformé en un marché très peuplé, d'où l'on
portait au camp toutes les provisions. On assura les communications par
des postes établis sur tout le pourtour du camp; du côté de l'Histrie fut
placée à demeure une cohorte levée à la hâte dans Plaisance, pour
53
54
Ps.-César, B.Afr., LXII, 4.
Ps.-César. B.Afr., VIII, 1; XXXIV, 1.
109
garder l'espace entre le camp et la mer, et pour qu'elle pût couvrir ceux
qui viendraient au fleuve faire de l'eau, M. Aebutius, tribun des soldats
de la seconde légion, reçut l'ordre d'y conduire un renfort de deux
manipules »55.
Tite-Live ne nous dit pas explicitement que les soldats venaient s'approvisionner
personnellement au marché, mais, à n'en pas douter, par référence aux exemples
précédents, le marché a dû être utilisé autant par le général pour le ravitaillement
élémentaire de l'armée (il s'agit, en effet, de la fonction première que Tite-Live attribue à
la création de ce marché) que par les soldats pour l'acquisition de produits
complémentaires. Pourquoi ce marché sinon aurait-il été « très fréquenté » (perfrequens)?
Dans de telles circonstances, on peut déduire que l'approvisionnement acheté par
le soldat permettait à celui-ci de consommer des produits de luxe ou d'apporter une
nourriture d'appoint à la monotonie de la ration ordinaire. Il a cependant été estimé que
cet appoint n'a pas joué de rôle significatif dans l'approvisionnement des armées romaines
républicaines56, le gros de l'approvisionnement étant fourni par les deux autres instances
décisionnelles que sont le général et l'empereur (ou le sénat, pour l'époque républicaine).
2.2 - La collecte
Malgré tous les exemples d'achats privés, le soldat n'était pas limité au négoce; il
pouvait aussi se procurer personnellement de la nourriture en s'assurant lui-même de
l'acquisition, que ce soit par la chasse, la pêche ou la cueillette. Le meilleur exemple que
55
56
Tite-Live, XLI, 1, 5-6.
Veith, Georg, Caesar als ''Vater der Strategie'', 1928, in Caesar, édit. Rasmussen, D., Darmstadt,
1980, p.413; Labisch, Alfons, Frumentum commeatusque. Die Nahrungsmittel - Versorgung der
Heere Caesars, Meisenheim am Glan, 1975, p.42; Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian
peninsula during the republic, in The Western Roman Atlantic Façade; A study of the economy and
trade in the Mar Exterior from the Republic to the Principate, édit. Carreras, Cesar, Morais, Rui,
Oxford, 2010, p.138.
110
nous pouvons donner provient de la guerre de Jugurtha. Marius s'était décidé à prendre
d'assaut un fort près de la rivière Muluccha (aujourd'hui l'Oued-Moulouïa), fort qui
contenait les trésors du roi. Le général poussait, vainement par ailleurs, le siège de la
place,
« quand par hasard, un Ligure, simple soldat des cohortes auxiliaires,
sortit du camp pour aller chercher de l'eau sur le côté du fort opposé à
celui où l'on se battait. Tout d'un coup, entre les rochers, il voit des
escargots, un d'abord, puis un second, puis d'autres encore; il les
ramasse, et dans son ardeur, arrive petit à petit près du sommet »57.
Le Ligure annonce alors sa découverte à Marius, qui envoie des joueurs de
trompette et de cor, protégés par des centurions, afin de semer la panique chez les
ennemis en faisant croire qu'une partie du fort est tombée sous la puissance des Romains.
L'exemple précédent nous présente un soldat ligure, sorti du camp pour chercher
de l'eau, qui s'écarte de son chemin pour recueillir plusieurs escargots, vraisemblablement
dans le but de les manger58 ou, ce qui n'est pas impossible, de les utiliser comme
remède59.
Il en va de même pour la racine nommée « chara » que les troupes de César
utilisèrent pour chasser la faim en période de pénurie devant Dyrrachium. César nous dit
que cette racine fut trouvée par ceux qui avaient été affectés à la collecte des vivres
(inventum ab iis qui fuerant ab alebribus 60). Cette racine semble avoir été inconnue
auparavant, autant par César que par Pompée. Ce dernier, d'ailleurs, interdit de montrer à
ses troupes le pain concocté avec cette racine, afin de ne pas les effrayer par la sauvagerie
57
58
59
60
Salluste, B.Iug., XCIII.
Les escargots étaient déjà un mets réputé, voir Pline l'Ancien, N.H., IX, 173-174; Varron, De Agr.,
XIV.
Pline l'Ancien énumère, au fil de ses livres, un grand nombre de recettes à base d'escargots pour
soigner différentes afflictions, voir notamment Pline l'Ancien, N.H., XXX.
César, B.C., III, 48, 1.
111
et l'insensibilité (tèn agriotèta kai tèn apatheian)61 des césariens. Ces soldats de César,
dans leur charge de collecte des vivres, ont dû se comporter comme le Ligure présenté
par Salluste, c'est-à-dire se détourner de leur chemin pour collecter la racine 62, d'abord
pour eux-mêmes; puis, ayant développé une recette éprouvée, pour leurs amis et
collègues; enfin, peut-être pour toute l'armée, à la demande de César. On peut donc en
déduire que la première expérience avec cette racine n'a certainement pas été commandée
par le général, qui ne la connaissait pas, mais a plutôt été tentée à titre individuel par les
soldats, qui cherchaient à éviter la famine.
Le même genre d'événement se produisit en Afrique pendant la même guerre
civile : la cavalerie ennemie empêchait l'armée de sortir pour faire du fourrage, et, la
saison n'étant pas propice à la navigation, aucun convoi en partance de Sardaigne ou de
Sicile n'atteignait César. Le fourrage venant à manquer, nous dit le pseudo-César, les
vétérans recueillaient des algues pour les donner, une fois nettoyées, à leurs bêtes de
sommes63. L'auteur, parce qu'il emploie une désignation individuelle (veterani milites
equitesque) au lieu d'une forme collective (comme par exemple exercitus ou copia) et
qu'il ne nomme pas d'instigateur unique à cette démarche, semble se référer à une
initiative personnelle des soldats. De plus, le fait qu'on présente ces soldats comme ayant
achevé plusieurs guerres sur terre et sur mer (multa terra marique confecissent) et ayant
souvent lutté contre les dangers et contre de telles pénuries (periculis inopiaque tali
saepe essent conflictati) renforce l'hypothèse selon laquelle ils sont les instigateurs de
cette démarche. C'est par leur expérience passée qu'ils savaient que cette nourriture
pourrait prolonger la vie de leurs bêtes.
61
62
63
Plutarque, César, XXXIX, 2-3.
En cas de famine, les soldats se nourrissaient de tout ce qui leur tombait sous la main, et les racines
font partie de ces expédients de dernière instance : Plutarque, Marc Antoine, XVII, 5; XLV, 9; Tacite,
Hist., LX, Histoire Auguste, Septime Sévère, XVI, 1.
Ps.-César, B.Afr., XXIV, 2-4.
112
La collecte par les soldats en corvée hors du camp n'est pas la seule démarche
individuelle possible. En effet, Polybe nous apprend qu'à son époque, l'ordre de marche
des légions changeait jour après jour, pour que chacune puisse, à tour de rôle, être la
première à profiter de l'eau et de la nourriture qui se trouvait sur la route 64. Comment
cette forme de ravitaillement se répercutait-elle sur le terrain? Est-ce que les soldats
quittaient les enseignes pour mettre la main sur ces denrées? Est-ce que la colonne
suspendait sa marche pour permettre à la légion qui ouvrait le chemin de profiter de ces
découvertes de manière ordonnée? Les textes ne nous en disent malheureusement pas
plus et soulèvent plus de questions qu'ils n'apportent de réponse.
Enfin, si les achats individuels effectués par les soldats ne constituaient pas un
apport significatif à la ration du soldat, on peut se douter que la cueillette, en temps
normal, ne devait pas non plus avoir un impact remarquable sur le régime des troupes.
En conclusion, l'approvisionnement privé jouait un rôle non négligeable, bien que
relativement mineur, dans le ravitaillement de la troupe. Certes, les marchands faisaient
des profits faramineux à suivre les colonnes romaines, que ce fût pour vendre aux soldats
des produits de luxe ou des compléments aux rations de base. Le soldat pouvait
également se détourner de son chemin pour mettre la main sur des denrées additionnelles,
soit pendant la marche, soit pendant qu'il était occupé à accomplir une autre tâche.
Cependant, si l'approvisionnement personnel revêtait une certaine importance, l'armée
romaine ne dépendait pas structurellement de ce type de fourniture; le ravitaillement
organisé par le général était beaucoup plus indispensable à une armée en campagne pour
assurer le bon déroulement des opérations.
64
Polybe, VI, 40, 9.
113
Chapitre 3 - L'approvisionnement organisé par le général
Dans une armée romaine républicaine, le principal poids de l'approvisionnement
retombait sur les épaules du général. Bien qu'il fût appuyé par le sénat, c'est le général qui
devait s'assurer que les soldats sur le terrain ne manquassent de rien. Scipion l'Africain,
par exemple, dut s'occuper seul des préparatifs de guerre pour sa campagne en Afrique.
Lorsqu'il fit visiter au préteur et aux délégués du sénat les entrepôts d'armes et des
greniers, la grandeur des arrangements épata fortement ces derniers65. Dans le même
ordre d'idées, Paul Émile s'inquiéta beaucoup des préparatifs de son expédition contre
Persée. C'est à son instigation que le sénat envoya des commissaires en Macédoine pour
faire un compte-rendu des opérations. Entre autres choses, Paul Émile demanda à savoir
l'état des approvisionnements (quanti praeparati commeatus) et par quels chemins
terrestres ou maritimes on pouvait les apporter (unde terrestri itinere, unde navibus
subportarentur)66. Marius n'apporta pas moins d'attention dans l'acquisition des vivres. En
effet, voyant que les embouchures du Rhône étaient rétrécies par des bancs de sable qui
rendaient la tâche difficile aux convois, il ordonna à ses troupes de creuser un grand canal
capable de recevoir de larges navires (nausi megalais epokhon), rendant son
approvisionnement facile et rapide (radian kai takheian) de long et coûteux (makran kai
polutelè) qu'il était67.
La raison d'un tel investissement d'énergie par le général pour l'organisation
logistique est expliquée par Plutarque dans sa biographie de Marius : l'abondance de
denrées élimine la contrainte de devoir livrer bataille contre son intérêt, par manque du
65
66
67
Tite-Live, XXIX, 22, 3-4.
Tite-Live, XLIV, 18, 4.
Plutarque, Marius, XV, 2-4.
114
nécessaire68. Un exemple des implications de cette contrainte est fourni par Aulus
Gabinius qui, envoyé en Illyrie pendant l'hiver 48/47 avant J.-C., avait mal estimé les
ressources de la région. Manquant de vivres, il était « obligé de faire la guerre non
comme il le voulait, mais comme il était essentiel de le faire » (coactus, non ut volebat,
sed ut necesse erat, bellum gerebat)69. Ainsi, pendant la saison la plus rude, il dut attaquer
des places fortes, à cause de la disette dans laquelle il se trouvait, et essuya de
nombreuses défaites. C'est principalement pour éviter ce genre de situation, et aussi pour
éviter les mutineries70, que le général devait veiller à l'approvisionnement de ses troupes.
De plus, c'est le général qui supervisait la distribution des vivres, jugeant d'après
la quantité entreposée et la quantité nécessaire ce qu'il fallait octroyer aux soldats. Par
exemple, César avait l'habitude de ne pas mesurer le blé destiné à ses troupes quand il
était en période d'abondance71. En période de siège, au contraire, Végèce nous informe
qu'il était de la charge du général de voir que les rations fussent distribuées avec
parcimonie par des officiers de confiance72. On vit, par exemple, Caton, après la défaite
de son parti à Thapsus, consulter un livre qui présentait l'état des ressources de la cité :
machines, armes, vivres, arcs, soldats73. Conséquemment à tout ce qui a été dit
précédemment, le général devait non seulement connaître l'étendue de ses provisions,
mais il avait le devoir de s'assurer de ne pas en manquer.
68
69
70
71
72
73
Plutarque, Marius, XV, 1.
Ps.-César, B.Alex., XLIII, 1.
C'est, du moins, une préoccupation constante chez César, qui proposa notamment à ses hommes,
souffrant de la disette en 52 avant J.-C., de lever le siège d'Avaricum si ceux-ci estimaient la pénurie
trop pénible, César, B.G., VII, 17, 4-5. De même lors de la guerre civile l'opposant à Pompée : parmi
la liste de récriminations que César suppute à la mutinerie de 47 avant J.-C., Dion Cassius fait dire au
général que ce n'était certainement pas par manque de nourriture, Dion Cassius, XLI, 28. Sur les
attentions que portait César au ravitaillement, voir principalement César, B.C., I, 52; III, 47; Ps.-César,
B.Afr., VIII, 1-3. D'autres cas de mutinerie causées par le manque de nourriture sont attestés : Flavius
Josèphe, B.Iud., I, 297.
Suétone, César, XXVI, 3.
Végèce, Epit. Rei Militaris, IV, 7.
Plutarque, Caton le Jeune, LIX, 4.
115
Par quels moyens le général pouvait-il approvisionner ses troupes? Il sera
question, dans cette section, des diverses possibilités d'approvisionnement qui s'offraient
à celui-ci. Salluste en donne une bonne énumération. Alors qu'il luttait contre Sertorius,
Pompée, qui manquait de tout, évoquait les difficultés de ravitaillement : la Gaule, qui
avait nourri et soldé les légions de Métellus précédemment, avait été victime d'une
mauvaise récolte et ne pouvait qu'avec peine se nourrir elle-même, encore moins pouvaitelle subvenir aux besoins des légionnaires; l'Espagne Citérieure avait été dévastée par luimême et par l'ennemi, à l'exception des cités côtières, mais elles lui étaient plutôt une
charge et une dépense; Pompée lui-même n'avait plus d'argent et avait emprunté au
maximum de sa capacité. Il se tournait, une fois de plus, vers le sénat pour recevoir de
l'aide.74
Le général pouvait donc organiser son ravitaillement sur le territoire des ennemis,
par la conquête de ses citadelles ou en pillant ses récoltes et ses ressources. Il pouvait le
recevoir en tant que don ou réquisition auprès des alliés locaux qui lui livraient
directement ce dont il avait besoin. Il pouvait l'acheter par le butin de la campagne ou par
ses propres finances personnelles. Finalement, et Salluste n'en parle pas dans la missive
qu'il reproduit, il pouvait l'acquérir par d'autres moyens plus ésotériques, mais toujours
sous sa supervision. Nous le verrons, contrairement à l'approvisionnement privé, où le
soldat prend sur son temps et son argent pour acquérir un supplément de nourriture pour
lui-même, le ravitaillement planifié par le stratège affectait un grand nombre d'hommes
autant par son fonctionnement que par ses résultats. Dans les prochains chapitres, nous
allons aborder cet élément primordial pour une armée en campagne qu'est le
ravitaillement coordonné et supervisé par le général.
74
Salluste, Hist., fr. CCLVIII, 9-10.
116
3.1 - Les infrastructures
Il est évident qu'un général doit s'assurer du passage des convois terrestres et
maritimes qui l'approvisionnent lors de ses campagnes, que ceux-ci lui proviennent
d'Italie, ou des alliés locaux ou de marchands ou encore d'alliés d'origine plus lointaine.
Les difficultés de transport du ravitaillement semblent avoir parfois inquiété les soldats
eux-mêmes75, il est donc logique que les généraux y aient pourvu avec un grand soin 76, et
aient même pris certaines décisions stratégiques en y attribuant une grande
considération77.
3.1.1 - Le transport
Le transport par bateau était de beaucoup préféré au transport terrestre, ce dernier
n'étant généralement mis en application que si le premier n'était pas possible. Dans leur
lutte contre Brutus et Cassius, Antoine et Octavien avaient dû établir leurs entrepôts à
Amphipolis et, n'étant pas maîtres de la mer, devaient faire parcourir trois cent cinquante
stades à leurs chariots de ravitaillement 78. Sous le commandement de Tibère en
Germanie, l'armée de Vetera était régulièrement approvisionnée par la voie du Rhin et de
la Lippe, qui déchargeaient nourriture et équipement à l'entrepôt d'Anreppen. De là, on
transportait les produits par voie terrestre jusqu'à l'entrepôt fluvial du Weser, et par la
rivière vers d'autres entrepôts plus au nord ou au sud. De ces derniers entrepôts, les
produits étaient expédiés à l'armée en campagne par chariots tirés par des mules. Drusus
75
76
77
78
César, B.G., I, 39, 6.
Tite-Live, XXV, 22, 6.
César, B.G., VII, 10, 1.
Appien, B.C., IV, 107.
117
aussi utilisait les rivières pour son approvisionnement; cette fois-ci, le Lahn et Wetterau 79.
Pendant la révolte de Civilis, la légion établie à Vetera, qui n'était plus maîtresse du
fleuve, dut faire venir ses ravitaillements par voie terrestre, ce qui lui causa un grand
malheur80.
Il fallait toutefois assurer autant la sécurité que la capacité opérationnelle de la
flotte. Pour ce faire, on pouvait détacher des vexillationes tirées des différentes flottes.
Par exemple, lors des guerres menées par Marc-Aurèle, on n'utilisait pas la flotte de
Pannonie pour le transport des marchandises, puisqu'elle était certainement occupée à
combattre, mais on avait mandé des détachements aux flottes de Bretagne et aux flottes
prétoriennes. Ces flottes occupaient alors un rôle de soutien. Par exemple, « les escadres
prétoriennes accomplissent ici le rôle normalement dévolu à une flotte de guerre :
maintenir ouvertes les voies d'eau afin d'assurer la logistique de l'armée et le
ravitaillement des troupes (annonam Pannoniae utriusque exercituum). »81 À l'époque
impériale, ces détachements sont nombreux82.
On découvre aussi, pour assurer la sécurité des convois fluviaux, des officiers qui
commandaient des forces prédisposées pour mener des opérations amphibies. Par
exemple, un officier connu par plusieurs inscriptions 83, M. Valerius Maximianus, a
79
80
81
82
83
Kehne, P., War- and Peacetime Logistics: Supplying Imperial armies in East and West, in A
companion to the Roman army, édit. Erdkamp, P., Oxford, 2007, p.333.
Tacite, Hist., IV, 35.
Reddé, Michel, Mare nostrum, Les infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marine militaire sous
l'Empire romain, Paris - Rome, 1986, p.379.
Par exemple, un détachement de la flotte de Ravenne est connu en Crimée. Elle aurait été envoyée
pour renforcer la Classis Pontica, mais pouvait certainement y assurer la logistique de l'armée. La
flotte d'Alexandrie, quant à elle, fait des apparitions en Syrie, en Afrique du nord, en Thrace. À
l'inverse, des soldats de la flotte de Misène sont aperçus en Égypte et en Syrie. Ils organisaient
vraisemblablement, eux aussi, le ravitaillement de l'armée. « On voit mal, en effet, ce qu'un
détachement des flottes prétoriennes viendrait faire dans cette partie de l'Empire, dotée d'une flotte
propre, sinon pour les motifs que nous indiquons, en pleine période de paix. » (Reddé, Michel, Mare
nostrum, 1986, p.379.)
AE 1915, 28; 1920, 16; 1933, 70; 1934, 40; 1935, 45; 1956, 124; CIL III, 1122; 13439; VIII, 2621;
2749; 2777; 4212; 4234; 4600; 2698 et 18247.
118
occupé quelques-uns de ces postes dans sa carrière. Ainsi, sur le Danube,
« le commandement de M. Valerius Maximianus était double, à la fois
terrestre et fluvial, et s'exerçait aussi, comme pour une de ces opérations
combinées dont nous avons souligné la fréquence, sur un détachement
de « spahis », (equitum Afrorum et Maurorum electorum ad curam
explorationis Pannoniae). Il s'agissait, dans ce pays de forêts propices
aux embuscades et aux coups de mains, d'éclairer sur les rives la
marche de la flotte et des convois de blés, et de protéger l'escadre sur
ses flancs. C'est d'ailleurs sans doute la même tâche qui est assignée aux
equites Mauri du Pseudo-Hygin, d'ailleurs associés à des détachements
de Misénates et de Ravennates. »84
Pour assurer la sécurité du convoi, on peut penser que les navires « étaient
escortées sur la rive nord du Danube par des patrouilles de cavalerie légère (…) qui
éclairaient le pays ennemi pour empêcher les partis germains d'attaquer les convois de
navires, qui, la nuit venue, ont dû jeter l'ancre. »85
Le déplacement des marchandises par voie de terre nécessite des bêtes de somme
et des chariots en quantité suffisante pour transporter les produits. Ceux qui s'occupaient
de charger les chariots et de conduire les bêtes étaient les lixae et les calones86. Les deux
termes apparaissent souvent côte-à-côte dans les textes. Généralement, on les traduit
respectivement par vivandiers et valets d'armée. Festus décrit les calones comme « des
esclaves des soldats (militum servi), ainsi nommés parce qu'ils portaient des massues de
bois que les Grecs appellent kala. »87 Quant aux lixae, il explique qu'il s'agissait des
« hommes qui suivent l'armée par l'appât du gain, parce qu'ils sont hors des rangs de la
troupe régulière, et qu'il leur est permis d'agir à leur fantaisie. »88
84
85
86
87
88
Reddé, Michel, Mare nostrum, 1986, p.381.
Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres sous le haut-empire romain, Tome 1, Paris,
1960, p.482-483.
C'est notamment le cas en 69 : « En même temps il envoie les lixae et les calones, avec les moins
fatigués des cavaliers, chercher à Bédriac des provisions et toutes les autres choses nécessaires. »,
Tacite, Hist., III, 20.
Festus, De significatione verborum, s.v. Calones.
Festus, De significatione verborum, s.v. Lixae.
119
Roth plaide plutôt que les lixae ne sont pas nécessairement, mais peuvent parfois
être, des commerçants89. Sa position floue rend la compréhension difficile. Il est
cependant clair que les lixae sont des gens de condition libre qui suivent l'armée, sans
toutefois être militaires eux-mêmes. Il pouvaient s'exercer avec les militaires, et même
combattre, dans de rares situations90. Certains paraissent effectivement être vivandiers,
alors que d'autres semblent plutôt desservir une unité militaire particulière sans y faire de
commerce. Peut-être devrait-on tout simplement définir les lixae comme étant des civils,
un terme qui engloberait autant les marchands que les employés non-combattants. Quant
aux calones, ils sont clairement des esclaves. Sont-ils attachés à des soldats particuliers, à
la légion ou au territorium legionis? Il est impossible de répondre sans équivoque à la
question, même si nous sommes d'avis que la première hypothèse mérite d'être écartée.
Quoi qu'il en soit, en raison de la quantité de civils et d'esclaves, il fallait garantir la
sécurité de la mission de transport.
La sécurisation de convois terrestres commence d'abord par le choix de la route
que le convoi était appelé à suivre. Végèce recommandait que les convois de pâtures, de
fourrage, de blé, d'eau et de bois transitassent par des lieux où se trouvaient des villes et
forteresses amies, afin de pouvoir s'y retirer en cas d'attaque. En l'absence de telles
positions, il suggérait d'ériger à la hâte des petits forts (castella) en des positions
avantageuses, qui recevaient un détachement d'infanterie et de cavalerie dont l'objectif
était d'assurer la protection des convois qui circulaient à proximité 91. C'est ce que fit
César en établissant Quintus Tullius Cicéron et Publius Sulpicius avec des troupes dans
les postes de Cabillo et de Matisco (Châlons et Mâcon) pour assurer les vivres 92. Il retira
89
90
91
92
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.93-101.
Le Bohec, Yann, La guerre romaine, 58 avant J.-C. - 235 après J.-C., Paris, 2014, p.74.
Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 8.
César, B.G., VII, 90, 7.
120
plus tard ces légions de leurs quartiers pour pourchasser les Carnutes 93. Dans le même
ordre d'idées, sous les murs de Dyrrachium, lors de la guerre civile, César entoura
Pompée de retranchements en premier lieu pour sécuriser ses propres convois de
nourriture94. Malgré toutes ces précautions d'itinéraires et d'infrastructures, les généraux
assignaient encore une partie de leurs effectifs à l'escorte de convois, et ces détachements
partiels pouvaient réduire considérablement les effectifs d'une légion95.
Tacite décrit rapidement comment le transport de ravitaillement se passait en
situation de paix, et permet de déduire comment il devait se faire en période de guerre :
« Quand ce chef [Civilis] apprit qu'un second [convoi de grains] était
parti pour Novésium, escorté par des cohortes qui marchaient comme
en pleine paix (velut multa pace ingredi), peu de soldats près des
enseigne (rarum apud signa militem), les armes sur les chariots (arma
in vehiculis), tous errant par laisser-aller (cunctos licentia vagos), il
l'assaillit en bon ordre, après avoir fait occuper d'avance les ponts et les
défilés »96.
Ainsi, en période de guerre, on voulait que les soldats qui escortent les vivres par
voie terrestre démontrassent une bonne discipline en restant en groupe autour des
convois, équipés et prêts au combat. À l'époque impériale, lors de campagnes militaires
importantes, certains officiers extraordinaires pouvaient avoir la charge du ravitaillement
des troupes : les praepositi copiae, les praepositi annonae, les praefecti vehiculorum et
les praefecti viarum. Parmi ceux-ci, deux sont un peu moins méconnus.
Les premiers, les praepositi copiae, avaient la responsabilité du ravitaillement en
général. Ils occupaient un rang plus élevé que ceux de l'annone, qui avaient la charge de
93
94
95
96
Hirtius, B.G., VIII, 4, 3.
César, B.C., III, 43, 1-3.
César, B.G., III, 2, 3; Appien, Mithr., XII, 80-81. Dans ce dernier cas, les fantassins romains qui
escortaient un convoi pour Lucullus affrontèrent un détachement composé des cavaliers les plus
courageux de Mithridate et, le terrain aidant, les mirent en déroute.
Tacite, Hist., IV, 35.
121
l'approvisionnement en blé, et combinaient souvent la responsabilité de la copia et celle
des véhicules97.
« Les praepositi annonae (ou copiarum) expeditionis peuvent être
divisés en deux catégories : ceux qui ont eu des responsabilités
proprement militaires dans la zone des combats et ceux dont la tâche
essentielle fut d'organiser le transport de l'armée jusqu'au théâtre des
opérations et le bon fonctionnement des convois de ravitaillement. Les
premiers avaient en charge une armée complète, les seconds des
effectifs plus limités. »98
En effet, en temps de guerre, il fallait que le ravitaillement se rende jusqu'au
théâtre d'opérations. Pour ce faire, on confiait à cet officier de rang équestre la tâche de
transporter les marchandises jusqu'au front. Ce dernier avait sous ses ordres autant des
civils que des militaires. Il fallait de plus s'assurer que cet officier était à la fois
compétent et digne de confiance99.
« Les premières colonnes de notre tableau (...) montrent que la très
grande majorité des praepositi annonae étaient des militaires de métier,
en général préfets ou tribuns de rang équestre. Une bonne partie étaient
choisis sur le théâtre même des opérations (...), le plus souvent parce
que leur unité devait participer à la protection des convois de
ravitaillement. Les autres étaient appelés de provinces plus éloignées
(...), soit à cause de leur compétence militaire, soit à cause des
recommandations dont ils pouvaient bénéficier dans l'entourage
impérial; mais là encore, on leur confiait fréquemment un
commandement tactique pour assurer la bonne exécution de leur
mission. »100
Les préfets des routes devaient principalement s'occuper de la maintenance des
stationes établis le long du cursus publicus, mais on pouvait rapprocher cet office et celui
de l'annone, car « le cursus publicus servait non seulement au transport du courrier et des
97
98
Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, 1960, p.484.
Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus et le ravitaillement de l'armée impériale en
campagne, in Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, Tome 96, N°1, 1984, p.289-290.
99 Remesal Rodriguez, José, Military supply during wartime, in The transformation of economic life
under the Roman empire; Proceedings of the second workshop of the international network Impact of
Empire (Roman empire, c.200 B.C. - A.D. 476), édit. De Blois, Lukas et Rich, John, Amsterdam,
2002, p.88.
100 Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus, 1984, p.303.
122
personnes, mais à celui des denrées. »101 En effet, Plotius Grypus reçut à la fois la
responsabilité de l'annone et celle des routes102. Ce dernier était de rang sénatorial, ce qui
semble être une première pour ces postes. Or, peut-être était-il tribun laticlave, ce qui lui
aurait permis d'acquérir une expérience militaire suffisante pour ce faire confier ces
charges logistiques103. Enfin, sous le Bas-Empire, les mansiones du cursus publicus
avaient été modifiées pour pouvoir servir d'entrepôts104.
Enfin, le préfet des véhicules avait des responsabilités complémentaires avec les
deux offices précédents.
« Tandis que les officiers sont surtout chargés des convois s'avançant en
pays ennemi, ou du moins dans des territoires menacés par l'ennemi, les
compétences des préfets des véhicules s'exercent à l'arrière. Leur rôle
est évidemment d'assurer le transport de l'expédition impériale jusqu'au
théâtre des opérations, notamment à travers l'Italie et les provinces
inermes. »105
Cependant, l'approvisionnement par voie terrestre était long, et tous les généraux
n'avaient pas nécessairement le temps d'attendre l'arrivée des convois. Ainsi, pressé par la
disette, Titus Quinctius Flamininus eut l'idée d'envoyer une à une ses cohortes vers la
flotte pour se ravitailler, plutôt que d'attendre l'acheminement des provisions jusqu'à sa
position. C'est ainsi qu'en peu de jours, il transporta les provisions de la mer jusqu'au
camp106. Plus tard, en 169, Quintus Marcius Philippus renouvela l'exploit lorsqu'il voulut
diriger son armée vers Phila, où on avait découvert des grandes quantités de grains,
« dont le transport était lent (cuius tarda subvectio erat) »107.
101
102
103
104
105
106
107
Picard, Gilbert Charles, Civitas Mactaritana, in Karthago, VIII, Tunis, 1957, p.87.
Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, 1960, p.239-240.
Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus, 1984, p.290-291.
Le Bohec. Yann, L'armée romaine sous le Bas-Empire, Paris, 2006, p.118.
Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus, 1984, p.293.
Tite-Live, XXXII, 15, 5-7.
Tite-Live, XLIV, 8, 1.
123
La lenteur des transports pouvait s'aggraver lorsque les routes étaient mal
entretenues ou que le climat n'était pas favorable. C'est ce qui arriva à Brutus qui, voulant
prendre le frère de Marc Antoine de vitesse, traversa des régions difficiles sous la neige,
laissant loin derrière lui ceux qui transportaient ses vivres 108. Également, les pluies
torrentielles, en bloquant les routes ou en arrachant les ponts, plongèrent dans la
consternation autant les troupes de César109 que celles de l'empereur Constance110. Les
déboires que connut César près d'Ilerda furent causés par la rupture du pont qui séparait
son camp de la zone dans laquelle il envoyait ses hommes fourrager. La sécurité
alimentaire ne fut affermie que lorsque le pont fut rétabli, grâce à un stratagème de
César111.
Pour amenuiser les impacts de ce genre de situation, certains généraux décidèrent
d'utiliser leur armée pour rénover les infrastructures existantes et en construire de
nouvelles, comme Q. Marcius Philippus, qui fit réparer les routes et construire des dépôts
et des logements pour héberger les gens qui s'occupaient des approvisionnements112; ou
Marius, qui fit creuser un grand canal, les célèbres fossae Marianae113, pour compenser
l'envasement de l'embouchure du Rhône et permettre aux convois navals de lui parvenir
plus aisément114. À l'époque impériale, de grands travaux du même genre se répétèrent.
En effet, Septime Sévère, lors de sa campagne en Bretagne, fit ériger des entrepôts non
seulement à South Shields, sur la Tyne, mais aussi sur le Forth et la Tay, afin de favoriser
le ravitaillement par la mer115. Aussi, Ammien Marcellin présente un ouvrage de la même
108
109
110
111
112
113
114
115
Plutarque, Brutus, XXV, 4.
César, B.C., I, 48, 1.
Ammien Marcellin, XIV, 10, 2.
César, B.C., I, 54, 1.
Tite-Live, XLIV, 9, 11.
Strabon, IV, 1, 8; Pline l'Ancien, N.H., III, 34.
Plutarque, Marius, XV, 2-4.
Southern, Pat, The Roman Army; A Social and Institutional History, Santa Barbara, 2006, p.223.
124
envergure que les fossae Marianae, lors de la campagne de Julien contre les peuples
iraniques.
« Nous arrivâmes ensuite au Naarmalcha, ou Rivière des rois. C'est un
bras artificiel du fleuve, que nous trouvâmes à sec. Trajan et après lui
Sévère avaient ouvert ce canal sur le plan le plus vaste, et, reliant par ce
moyen l'Euphrate au Tigre, avaient opéré une communication directe
d'un fleuve à l'autre pour les plus gros navires. Les Perses, comprenant
tout le parti qu'un ennemi pouvait tirer de cet ouvrage, l'avaient dès
longtemps comblé. Nous jugeâmes devoir, dans notre intérêt, rouvrir
cette voie, qui reçut, quand elle fut déblayée, un volume d'eau assez
considérable pour porter la flotte durant un trajet de trente stades, et la
faire déboucher dans le lit du Tigre. »116
L'avantage logistique de cette infrastructure n'est pas mineur. Ce canal assurait un
ravitaillement plus efficace de l'armée, puisque la flotte pouvait accomplir sa mission
logistique de ravitaillement plus longtemps, avant que les hommes n'aient à établir des
transports terrestres. Par exemple, Julien se faisait suivre de mille navires de charge
pourvus en nourriture, en armes et en machines, cinquante galères de combat et cinquante
barques qu'on employait pour servir de base aux ponts 117. Septime Sévère prit Séleucie,
Babylone et Ctésiphon en remontant rapidement l'Euphrate, en partie grâce à sa flotte 118.
Crassus lui-même, lorsqu'il pénétra sur les terres iraniques, se faisait suivre de navires de
transport qui contenaient ses provisions119. Le canal, commandé d'abord par Trajan, puis
rouvert par Septime Sévère, ne fait que confirmer que ces derniers également
employèrent des flottes pour approvisionner leurs troupes.
Outre l'apport logistique, l'emploi de troupes pour la réalisation de ces travaux
d'infrastructure procurait aussi d'autres avantages. D'abord, cela gardait les troupes
occupées et diminuait d'autant leur impatience. De plus, ces tâches les habituaient aux
116
117
118
119
Ammien Marcellin, XXIV, 6, 1-2.
Ammien Marcellin, XXIII, 3, 9.
Dion Cassius, LXXV, 9.
Plutarque, Crassus, XX, 4.
125
travaux militaires : les mines, les tranchées, les terrassements, la construction de camps,
la restauration de places fortes, etc. Enfin, ces efforts constants amélioraient les capacités
physiques des soldats. En effet,
« la participation de légionnaires à ces entreprises se justifie d'abord et
surtout par les nécessités de la préparation à la guerre, par l'exercice,
qui présente une importance bien plus grande qu'on ne l'a jamais écrit;
en effet, il vise à rendre le soldat romain supérieur à l'ennemi,
individuellement, par le sport et le maniement d'armes, et
collectivement, par les manœuvres; or, porter des pierres fortifie le
corps. »120
3.1.2 - L'entreposage
Une fois les routes établies et sécurisées, il fallait s'occuper de l'entrepôt ou des
entrepôts qui serviraient de centre de ravitaillement pour la guerre, c'est-à-dire l'endroit
où seraient réunies toutes les fournitures de guerres qui devaient être distribuées à
l'armée. Caton le Jeune voulut transformer Utique en un centre de ce type, et les mesures
qu'il prit pour y parvenir nous sont bien connues : il enclencha de grands chantiers,
notamment par la réfection des murs, le rehaussement des tours, l'excavation d'un
profond fossé et l'érection de forts autour de la ville. Dans ces forts, il logea la jeunesse
d'Utique, qu'il avait préalablement désarmée parce que sa loyauté était remise en
question. Ensuite, il veilla au bien-être du reste de la population en la sauvegardant contre
les soldats, qui auraient pu vouloir la voler ou la maltraiter. Finalement, il remplit la ville
de blé, d'armes et d'argent, qu'il acheminait ensuite à l'armée de Scipion121.
On remarque ainsi les principaux piliers centraux d'un dépôt militaire romain :
d'abord, on aménageait une défense extérieure accrue, par des tours, des murs solides, des
120 Le Bohec, Yann, La troisième légion Auguste, Paris, 1989, p.532-533.
121 Plutarque, Caton le Jeune, LVIII, 3-6.
126
fossés et des forts dans une position déjà naturellement bien pourvue, afin de protéger
l'endroit contre les agressions ennemies; on ne voulait surtout pas que la place et ses
ressources tombent entre des mains rivales. Ensuite, on affermissait la paix intérieure, que
Caton garantit par la protection des habitants contre les injures de la soldatesque, et par
l'expulsion d'Utique, sans armes, de la jeunesse de la ville, car on estimait que la lex Iulia
les rendait plutôt favorable à César122. On peut conjecturer qu'une fois la ville à l'abri des
attaques, on voulait renforcer le soutien des habitants et se prémunir des éléments
perturbateurs, qui auraient été tentés de trahir et livrer la ville à l'adversaire. Finalement,
on s'assurait, évidemment, que la ville soit garnie de tous les matériaux qui pouvaient être
utiles aux légions. À cette fin, on préférait un lieu où le transport de grandes quantités de
marchandises était aisé, soit par voie terrestre ou maritime. Aussi, on répertoriait le
contenu des entrepôts : nourriture, armes, argent. Caton, par exemple, consultait
régulièrement les registres indiquant le nombre d'équipements militaires que la ville
contenait en machines, armes, vivres, arcs et soldats123. On peut conjecturer que lorsque
Varron fit un compte-rendu à César de l'état de l'Hispanie ultérieure, sa province, ainsi
que de l'argent, des vivres et des vaisseaux disponibles, les informations étaient
consignées sur des registres semblables124. Ces piliers résument les qualités des places
fortes que l'on prend à l'ennemi, que nous aborderons dans le prochain chapitre : ces
places contiennent du matériel utile à la guerre, elles sont bien défendues et on les veut
fidèles. Cependant, la proximité du théâtre d'opération ne semble pas être un facteur
important, puisque la ville d'Utique est située à près de deux cents kilomètres de Thapsus,
122 Plutarque, Caton le Jeune, LVIII, 1; Ps.-César, B.Afr., LXXXVII, 3. On ignore le contenu de cette loi.
On a pensé qu'elle accordait le droit latin à la cité, voir Mommsen, Theodor, Gesammelte Schriften, I,
Berlin, 1909, p.125, mais une remarque de Cicéron, postérieure à la loi, rejette cette hypothèse,
Cicéron, Pro Scauro, XIX, 44; Gsell, S., Histoire Ancienne de l'Afrique du Nord, tome VIII, Paris,
1928, p.44; Bouvet, A., traduction de Ps.-César, B.Afr., 1949, p.80.
123 Plutarque, Caton le Jeune, LIX, 4.
124 César, B.C., II, 20, 8.
127
donc à plusieurs jours de marche.
Les Romains recherchaient les mêmes caractéristiques pour leurs autres entrepôts.
Par exemple, Scipion, qui venait d'hériter du commandement des légions en Espagne,
s'empara de Sagonte pour s'en servir comme base d'opération pour ses futures expédition
sur la péninsule. Il est vrai que le peu de troupes qui défendait la ville pesa dans sa
décision de l'attaquer, mais il considérait que l'abondance de ses entrepôts, la richesse de
ses mines et de son territoire et sa proximité avec l'Afrique lui serait très utile pour ses
entreprises par terre et par mer 125. Une fois la place prise, il déclara que les deux milles
artisans qu'elle contenait seraient esclaves du peuple romain, mais qu'ils recouvreraient
bientôt leur liberté s'ils travaillaient avec acharnement pour lui pendant la campagne 126. Il
s'assura ainsi de leur fidélité en leur faisant miroiter l'espoir de la liberté. Également, lors
de sa campagne contre les Gaules, César utilisa, entre autres, Noviodunum, sur les bords
de la Loire, comme entrepôt. La ville était naturellement bien défendue, et appartenait à
ses alliés éduens127.
Bien que la proximité du théâtre d'opérations ne paraît pas prioritaire, il semble
toutefois qu'on privilégiait les lieux à proximité de la mer ou d'un fleuve pour y établir de
tels entrepôts. On préférait les cités côtières pour leur accessibilité depuis les autres
provinces littorales et insulaires de l'empire, notamment la Sardaigne et la Sicile, mais
aussi l'Espagne et plus tard l'Afrique et l'Égypte, provinces qui fournirent, on le verra plus
loin, une abondance de vivres aux armées. Cicéron encourageait Pompée à rester en
possession des villes côtières d'Italie, s'il voulait recevoir du blé en provenance des
125 Appien, Iber., 75. L'importance que Scipion accorde à la proximité de l'Afrique peut émaner des plans
d'invasion qu'il méditait, Tite-Live, XXVI, 42, 4. Même si, finalement, Scipion fit ses préparatifs
depuis Syracuse, Tite-Live, XXIX, 22, 1, et qu'il s'élança en Afrique depuis Lilybée, Tite-Live, XXIX,
24, 7.
126 Tite-Live, XXVI, 47, 2.
127 César, B.G., VII, 55, 1-3; Dion Cassius, XL, 38.
128
provinces128. Bref, les entrepôts sont souvent placés sur les côtes afin de faciliter les
transports depuis les différents points d'approvisionnement.
Les exemples de villes-entrepôts que nous avons précédemment notés, c'est-à-dire
Utique, Sagonte et Noviodunum, étaient toutes accessibles par navire, mais elles ne sont
pas les seules connues. Au début de la Seconde Guerre punique, les Romains établirent
leurs entrepôts à Cannes, non loin du bord de la mer, jusqu'à ce qu'Hannibal s'empare de
ce lieu, qui était assez bien fortifié pour contrôler toute la contrée alentour 129. Lors du
siège de Capoue, les Romains fixèrent leurs dépôts à Casilinum, sur les rives du Volturno,
et établirent un fort à l'embouchure du fleuve et en réoccupèrent un autre, jadis érigé par
Fabius Maximus, pour y contrôler l'accès. C'est dans ces deux forts adossés à la
Méditerranée qu'on transporta depuis Ostie les vivres parvenus de Sardaigne et ceux qui
avaient été achetés en Étrurie 130. C'est à Dyrrachium, sur la côte adriatique, que Pompée
avait réuni tout son équipement, ses provisions et son matériel de guerre : traits, armes,
machines, blé131. Lorsqu'il en fut séparé par les forces de César, il s'installa près d'une
anse où les navires provenant d'Asie pouvaient lui parvenir, et par lesquels il pouvait
continuer à s'approvisionner132. De son côté, César, qui ne comptait plus sur les ressources
de l'Italie, se tourna vers l'Épire pour son approvisionnement et établit des dépôts à
plusieurs endroits; en plus, il réquisitionna des chariots de transport pris aux habitants des
cités voisines133. Alors que Caton avait transformé Utique pour en faire le dépôt de
l'armée de Scipion, ce dernier avait plutôt choisi un certain nombre d'autres places pour
128
129
130
131
132
133
Cicéron, Ad Att., VIII, 1, 2.
Polybe, III, 107, 2-5.
Tite-Live, XXV, 20, 2-3.
César, B.C., III, 41, 3; 44, 1; Appien, B.C., II, 8, 54-55.
César, B.C., III, 42, 1.
César, B.C., III, 42, 3.
129
s'approvisionner, dont Thysdra134, Sarsura135 et Uzitta136, toutes situées à faible distance de
la côte méditerranéenne. Peu avant la bataille de Philippes, Cassius et Brutus avaient
établi leurs dépôts sur l'île de Thasos, et n'avaient que quelques stades à faire parcourir
aux chariots de transport, alors qu'Antoine et Octavien avaient établi leurs entrepôts à
Amphipolis et, n'étant pas maîtres de la mer, devaient faire parcourir trois cent cinquante
stades à leurs chariots de ravitaillement137.
Il pouvait toutefois arriver qu'on choisisse des endroits plus éloignés de la côte,
mais plus rapprochés des opérations pour y établir ses entrepôts. Quintus Fulvius
Nobilior, alors en campagne contre les Celtibères, perdit Ocilis, ville située au cœur de la
péninsule et dans laquelle il entreposait ses vivres et son argent 138. Contre Jugurtha, c'était
à Vaga, qui n'est pas adossée à la mer, que, successivement, Métellus puis Marius
entreposèrent leurs bagages et leurs vivres139.
3.1.3 - L'hivernage
Lorsqu'il s'agit d'établir les quartiers d'hiver de leurs troupes, les généraux
choisissaient souvent de les installer à proximité de leurs entrepôts. En effet, ils
préféraient des lieux préalablement pourvus de vivres ou positionnés pour en recevoir
beaucoup et rapidement. Marius suivit cette logique, en Afrique, en établissant ses
quartiers d'hiver sur la côte, « à cause de l'approvisionnement » (propter commeatum)140.
César se retira à Bibracte, non loin de la Saône, après avoir laissé deux légions le long du
134
135
136
137
138
139
140
Ps.-César, B.Afr., XXXVI, 2.
Ps.-César, B.Afr., LXXV, 2.
Ps.-César, B.Afr., LXXXIX, 1.
Appien, B.C., IV, 107.
Appien, Iber., 196.
Salluste, B.Iug., XLVII, 1-2.
Salluste, B.Iug., C, 1.
130
fleuve pour assurer le transport des vivres jusqu'à la ville 141. Quintus Marcius Philippus a
utilisé l'armée pour les réfections de routes et constructions d'infrastructures, dont nous
avons parlé plus haut, en guise de préparation pour ses quartiers d'hiver 142. Cependant, il
ne suffit pas que les quartiers d'hiver soient sur une ligne de ravitaillement, ils demandent
également qu'on les prépare longtemps à l'avance, en y emmagasinant préalablement des
vivres en quantité suffisante pour passer la mauvaise saison à l'abri de la disette, et même
débuter la campagne suivante143.
L'absence de préparatifs adéquats pour passer l'hiver pouvait mener à des
situations périlleuses. Sous les murs de Jérusalem, les soldats de Silon fomentèrent une
mutinerie parce que les environs avaient été ravagés par les hommes d'Antigone et qu'ils
manquaient de nourriture. Ils exigeaient de l'argent pour s'acheter des vivres et voulaient
prendre leurs quartiers d'hiver dans des lieux plus favorables 144. Quant à César, lorsque
les Bretons projetèrent d'étirer la campagne jusque dans la mauvaise saison, il se retrouva
en difficulté parce qu'il ne pouvait revenir sur le continent, sa flotte ayant été fortement
endommagée, et qu'il n'avait pas fait de provisions pour passer l'hiver en Bretagne; il
planifiait en effet se retirer en Gaule, puisque c'était là qu'il avait accumulé des vivres145.
En l'absence de préparatifs adéquats, le fardeau de l'approvisionnement pouvait
peser sur les épaules des alliés. Comme on songeait à faire la paix avec Antiochos,
Eumène de Pergame s'adressa à Lucius Aemilius Regillus et lui demanda s'il allait
retourner à Rome avec son armée, ou s'il préférait attendre les approbations du consul, du
sénat et du peuple. Attendre aurait signifié un séjour prolongé en Asie. Ce séjour aurait eu
141
142
143
144
145
César, B.G., VII, 90, 7.
Tite-Live, XLIV, 9, 11.
Tite-Live, XXXI, 33, 4; César, B.G., V, 47, 2.
Flavius Josèphe, B.Iud., I, 297.
César, B.G., IV, 29, 4.
131
pour conséquence que les armées fussent prématurément envoyées dans leurs quartiers
d'hiver et épuisassent les alliés par la consommation de provisions (commeatibus
praebendis)146. Quant à César, conséquemment à une sécheresse qui avait entraîné une
faible récolte en Gaule, il dut procéder différemment à son habitude pour la répartition
des soldats dans leurs quartiers d'hiver; ne pouvant les regrouper en un seul endroit, il se
résolut à les disséminer sur les territoires de plusieurs peuples alliés ou soumis, espérant
échapper à la disette par ce stratagème147.
Les fantassins n'étaient pas les seuls qui se retiraient dans les quartiers d'hiver;
même les flottes qui s'occupaient de l'approvisionnement prenaient du repos pendant la
mauvaise saison148, la mer étant considérée comme trop dangereuse pour y naviguer. Or,
les lieux choisis pour ce refuge hivernal sont particulièrement intéressants. Les équipages
ne semblent pas loger avec les troupes, et ne sont pas non plus hébergés dans les autres
endroits qui servent d'entrepôts, mais plutôt quelque part entre le point de collecte des
denrées et le point de distribution. Ainsi, Decimus Quinctius, dont la flotte de vingt
navires protégeait les convois de Sicile navigant vers la garnison romaine de Tarente,
avait établi sa base d'opérations à Régium 149. Alors qu'on avait probablement établi les
entrepôts autour d'Héraclée150, le préteur en charge de la flotte, Marcius Figulus, en
envoya une partie hiverner à Sciathos, et il se dirigea avec l'autre à Oréos en Béotie,
jugeant que cette ville était la mieux placée pour transporter les vivres jusqu'aux légions
établies en Thessalie et en Macédoine. 151 Bien que Brutus et Cassius eussent établi leurs
dépôts à Thasos, et que leurs armées fussent à Philippes, leur flotte mouillait à Neapolis,
146
147
148
149
150
151
Tite-Live, XXXVII, 19, 3-4.
César, B.G., V, 24, 1-7.
Tite-Live, XXVI, 39, 1-2; XLIV, 13, 11; Appien, B.C., IV, 106.
Tite-Live, XXVI, 39, 1-2.
Tite-Live, XLIV, 9, 10-11.
Tite-Live, XLIV, 13, 11.
132
éloignée de soixante-dix stades (environ 13 km) du dépôt et d'environ trente stades (soit
5,5 km) du camp.152
Toutes ces infrastructures étaient nécessaires pour faciliter le ravitaillement des
armées. Les vivres étaient acheminés par les routes ou par navire jusqu'aux entrepôts,
d'où on les faisait parvenir au front. L'hivernage demandait également une certaine
préparation, afin que le général accumulât des vivres dans le lieu où il prévoyait retirer
ses troupes. Comment ce dernier se procurait-il des vivres? Il le faisait de plusieurs
façons, dont le recours aux redevances de trêve.
3.2 - Redevance de trêve
Lors de négociations de paix, les généraux romains exigeaient souvent que leur
soit versée une certaine quantité de blé. Les ennemis souhaitant négocier la paix devaient
donc assurer l'approvisionnement des Romains en attendant que leurs ambassadeurs se
rendissent à Rome, pour ratifier un traité de paix, et revinssent pour annoncer le
déroulement des pourparlers.
L'existence de ces redevances de trêves est très ancienne, si l'on veut en croire
Tite-Live. L'historien nous en fournit deux exemples assez tôt dans l'histoire de Rome :
d'abord contre les Herniques, qui durent fournir deux mois de solde et du blé, en plus
d'une tunique pour chaque soldat, afin d'obtenir une trêve de trente jours pour envoyer
des émissaires au sénat153; puis, la même année, voire le même mois, contre les Samnites,
qui furent contraints de fournir du blé et la solde d'une année, en plus d'une tunique pour
152 Appien, B.C., IV, 106.
153 Tite-Live, IX, 43, 6.
133
chaque soldat, avant de pouvoir envoyer à Rome une délégation pour solliciter un traité
de paix.154 Lorsque trois capitales étrusques, Volsinii, Pérouse et Arretium, demandèrent la
paix, elles durent fournir des vêtements et du blé aux soldats romains pour avoir
l'autorisation d'envoyer des légats à Rome pour négocier la paix.155
Cette pratique s'est cependant poursuivie pendant presque toute la République : à
la fin de la Seconde Guerre punique, Carthage eût à fournir du blé pour trois mois et la
solde des soldats romains jusqu'à ce qu'une réponse leur soit parvenue de Rome. 156
Séleucos devait fournir à l'armée romaine des vivres au termes d'un traité conclu avec
Lucius Cornélius Scipion, mais le nouveau consul, Caius Manlius Vulso, modifia les
termes du traité pour y inclure les troupes d'Attale 157; finalement, Salluste nous indique
que Jugurtha avait obtenu de Lucius Calpurnius Bestia qu'il puisse envoyer des
ambassadeurs à Rome pour négocier un traité de paix et avait accepté publiquement de
livrer du blé « parce qu'une trêve avait lieu en attente de la capitulation » (quoniam
deditionis mora indutiae agitabantur)158. Cette dernière phrase démontre le caractère
quasi-systématique de cette redevance. En effet, bien que peu de textes en fassent
mention, la formulation qu'en fait Salluste tend à démontrer que de telles redevances
étaient normalement exigées de celui qui demandait une période de trêve pour négocier la
paix. Toutefois, non seulement les généraux romains pouvaient exiger de telles
redevances à tout moment, mais parfois les ennemis eux-mêmes, pour démontrer leur
154 Tite-Live, IX, 43, 21.
155 Tite-Live, X, 37, 4.
156 Polybe, XV, 18, 6; chez Tite-Live (XXX, 36, 5), Carthage s'engage à fournir des vivres et à payer la
solde des auxiliaires jusqu'à ce que les ambassadeurs reviennent. Une première délégation avait été
permise au prix de cinq cent mille boisseaux de blé et trois cent mille d'orge, plus, peut-être (Tite-Live
n'est pas convaincu sur ce point, les versions varient entre les historiens qu'il a consultés), une double
paie pour les soldats, Tite-Live, XXX, 16, 11-12. Cette députation n'obtint aucun résultat tangible et la
trêve fut rompue.
157 Tite-Live, XXXVIII, 13, 8.
158 Salluste, B.Iug., XXIX, 4.
134
bonne volonté, offrirent de leur propre chef des denrées aux armées romaines. Ainsi,
Artocès, roi des Ibères, s'étant attiré le courroux de Pompée, envoya des députés pour
offrir de fournir aux troupes ce dont elles avaient besoin, ainsi que de construire un pont
par-dessus le fleuve Cyrnus, et l'aider dans sa marche.159
Cependant,
vu
le
caractère
imprévisible
et
ponctuel
de
ce
type
d'approvisionnement, il est difficile d'imaginer qu'un général puisse structurellement se
reposer sur cette pratique pour se ravitailler. Il semble en effet bien difficile pour un
général de prévoir que son ennemi lui demandera une trêve. Se fier sur ce genre de
décision pour baser son ravitaillement paraît plutôt imprudent. Un général avisé utilisera
plutôt cette nouvelle nourriture pour épargner ses réserves, advenant que les négociations
échouent et que la guerre reprenne.
3.3 - Prises de places fortes ennemies
En campagne, le général pouvait décider de diriger sa marche vers les différents
points où l'ennemi entreposait ses denrées, et arracher ces dépôts de son contrôle. En
raison de l'importance de leur rôle, ce sont souvent des lieux bien fortifiés et avec une
bonne garnison160. Malgré le danger, les avantages d'une telle prise sont considérables :
lorsque Hannibal, en 216 avant J.-C., s'empara de Cannes, où les Romains entreposaient
les vivres pour leurs troupes, il plongea ces derniers dans un grand embarras; en effet,
non seulement il mettait la main sur toute la nourriture emmagasinée, mais de plus il
tenait en sa possession une place forte qui commandait toute la région avoisinante 161.
159 Dion Cassius, XXXVII, 2, 1.
160 Quoique, parfois, trop sûr de la position ou du déroulement favorable de la guerre, l'on puisse
grandement sous-estimer la volonté de l'ennemi et laisser trop peu d'hommes à la défense de telles
places fortes, cf Polybe, X, 8, 4; Appien, Iber., IV, 19.
161 Polybe, III, 107, 3-5.
135
L'avantage de ce genre de prise est donc triple : d'abord, le commandant acquiert de
grandes quantités de denrées, ensuite il prive son ennemi de ces mêmes denrées, enfin il
acquiert la sûreté que lui procure une place forte.
La lutte pour l'obtention de tels avantages marque souvent les campagnes
militaires. Scipion l'Africain mit le siège devant Carthagène autant pour affaiblir l'ennemi
que pour renforcer sa propre position162. Une fois soumise, la place lui fournit une série
de machines de guerre, de la main d'œuvre, des métaux précieux, de grandes quantités
d'orge et de blé et de nombreux navires, dont certains contenant encore leur charge 163.
Métellus, lors de la guerre contre Jugurtha, s'assura de Vaga, « le marché le plus fréquenté
de tout le royaume »164. Plus tard, Métellus et Marius mirent le siège devant Zama, place
fortifiée plutôt de main d'homme que par la nature, et qui regorgeait d'armes et
d'hommes165. Catilina espérait qu'une victoire contre les troupes de Caius Antonius lui
apporterait des vivres en abondance et lui ouvrirait les portes des municipes et des
colonies166. Lors de la guerre civile, en Espagne, César épargna Cordoue, trop bien
gardée, pour se tourner plutôt vers Ategua, où il savait qu'il y avait beaucoup de blé 167. En
Orient, il se dirigea rapidement vers Dyracchium, la ville où Pompée entreposait ses
réserves168. Puis, en Thessalie, il souffrit beaucoup de la disette, jusqu'à ce qu'il prit la
ville de Gomphi. Non seulement cette prise lui permit de se ravitailler, mais la nouvelle
abondance eut aussi un effet bénéfique sur la santé de ses soldats, qui étaient accablés par
162 Cette ville était, pour les Carthaginois, une base très précieuse et, pour les Romains, elle constituait
une menace redoutable, voir Polybe, X, 8, 1.
163 Tite-Live, XXVI, 47, 1-9.
164 Salluste, B.Iug., XLVII.
165 Salluste, B.Iug., LVII, 1.
166 Salluste, B.Cat., LVIII, 9.
167 Dion Cassius, XLIII, 33, 2.
168 César, B.C., III, 41, 3; Appien, B.C., II, 55.
136
une maladie169. En Afrique, c'est vers Thysdra170, Sarsura171 et Uzitta172, citadelles dans
lesquelles Scipion avait emmagasiné des vivres ou du matériel de guerre, qu'il concentra
ses efforts. Plus tard, Agrippa jeta son dévolu sur Tyndaris, « une place forte remplie de
provisions et admirablement située pour une guerre maritime »173. Publius Sittius, sur le
territoire de Juba en Numidie, prit d'assaut une place forte qui contenait des vivres et
d'autre matériel de guerre174.
Un tel approvisionnement nécessitait beaucoup d'efforts, mais changeait la face de
la guerre lorsque le succès était au rendez-vous. Cependant, le risque était grand : une
telle initiative encourrait nécessairement une réaction de l'ennemi, qui faisait tout ce qui
se trouvait en son pouvoir pour ne pas perdre de telles places fortes et centres de
ravitaillement. Ainsi, en 211 avant J.-C., Hannibal, après avoir essuyé un échec devant
Capoue pour faire lever le siège que menaient Fulvius et Claudius, menaça directement
Rome pour entraîner derrière lui les armées romaines 175. Jugurtha attaqua tous les jours
les Romains qui montaient à l'assaut de Zama, place déjà bien fortifiée et bien défendue,
jusqu'à ce que le général romain lève le siège176. Quant à Vaga, si Métellus put s'en rendre
maître, Jugurtha ne le laissa toutefois pas jouir longtemps de sa conquête. En effet, il
déploya des efforts diplomatiques et monétaires importants pour soulever les habitants
contre l'envahisseur177. De son côté, César fut chassé de Dyracchium par Pompée, qui ne
pouvait pas se permettre de perdre la ville qui contenait tous ses approvisionnements;
169
170
171
172
173
174
175
176
177
Plutarque, César, XLI, 7-8.
Ps.-César, B.Afr., XXXVI, 2.
Ps.-César, B.Afr., LXXV, 2.
Ps.-César, B.Afr., LXXXIX, 1, Cette place est le lieu d'approvisionnement de Scipion pour l'eau et tout
le reste (aquari reliquisque rebus sublevari eius exercitus consuerat) Ps.-César, B.Afr., XLI, 2.
Appien, B.C., V, 12, 116.
Ps.-César, B.Afr., XXXVI, 3.
Tite-Live, XXVI, 6-7; Polybe, IX, 3-4.
Salluste, B.Iug., LVII-LXI.
Salluste, B.Iug., LXVI, 2-4.
137
devant Uzitta, Scipion déploya toute son armée, prêt à combattre César s'il attaquait la
place178. D'ailleurs, César ne s'empara d'Uzitta qu'après sa victoire à Thapsus, la reddition
d'Utique et la fin de toute résistance organisée 179. Il y a aussi la situation d'Aulus
Gabinius, qui, nous en avons parlé, était en bien mauvaise posture et était forcé par la
nécessité à s'en prendre à des places fortes d'Illyrie, où il essuya de nombreux échecs180.
Finalement, les ennemis, conscient de la valeur de telles places, pouvaient décider
des les détruire plutôt que de les céder. Par exemple, Vercingétorix suggéra de mettre le
feu à toutes les places fortes qui, par leurs fortifications ou leur position favorable,
n'étaient pas à l'abri de tout danger « pour qu'elles ne soient pas exposés aux Romains
pour qu'ils y fassent du butin et une abondance d'approvisionnement » (Romanis
proposita ad copiam commeatus praedamque tollendam)181. Vercingétorix conseillait
donc de n'épargner uniquement que les places fortes que les Gaulois étaient assurés de
conserver, et de retirer au Romains la capacité de renforcer leur position par ces prises. Il
préférait clairement employer la stratégie de la terre brûlée que de se voir dans la
possibilité de ne perdre ne serait-ce qu'une seule place forte.
Les prises sur les ennemis étaient donc des paris risqués : d'un côté, le risque était
grand et l'ennemi restait très rarement passif face aux mouvements qui visaient ces
objectifs; cependant, d'un autre côté, les bénéfices à récolter étaient grands; les vivres,
abondants; et les avantages militaires, non négligeables.
178
179
180
181
Ps.-César, B.Afr., LVIII, 1.
Ps.-César, B.Afr., LXXXIX.
Ps.-César, B.Alex., XLIII, 1.
César, B.G., VII, 14, 9.
138
3.4 - L'approvisionnement à l'intérieur du camp lui-même
Il semblerait que le légionnaire ait pu éviter de s'éloigner du camp pour
s'approvisionner. En effet, le général pouvait veiller à ce qu'on ait semé du blé à l'intérieur
de la zone rapprochée du fort. C'est du moins ce qui ressort d'un passage de César, où l'on
apprend que les pompéiens « avaient consommé le blé qui avait été semé à l'intérieur des
murs » (frumenta enim, quae fuerant intra munitiones sata, consumpserant)182. Peu
d'informations supplémentaires à ce sujet nous sont parvenues, il faut donc s'interroger et
déduire. Puisque les soldats de Pompée avaient semé du blé à proximité du camp, cela
implique que Pompée en avait donné l'ordre ou, du moins, n'était pas en désaccord avec
cet acte. Nécessairement, il devait être relativement certain de ne pas avoir à déplacer le
camp pendant quelques mois, afin de pouvoir s'occuper du grain durant sa croissance et,
surtout, profiter de la récolte. Le grain semble avoir été destiné au fourrage, puisque le
passage fait mention de l'extrémité à laquelle les adversaires de César en étaient rendus
pour nourrir leurs bêtes : manquant absolument de fourrage, ils les nourrissaient avec des
feuilles et des tiges de roseau pilées. Il s'ensuit que le grain était probablement moissonné
alors qu'il était encore vert, un peu avant qu'il ait atteint sa maturité183.
S'agissait-il d'une mesure systématique ou bien simplement d'une initiative
d'urgence organisée par Pompée? À l'époque de Polybe, il y a peu d'espaces libres dans
un camp romain : il existe une zone de cinquante pieds entre les tentes des tribuns et le
carré du praetorium dont l'utilité est de recevoir les chevaux, les bêtes de somme et les
bagages des officiers184. Un autre espace, de deux cents pieds cette fois-ci, sépare les
182 César, B.C., III, 58, 3.
183 Lorsque le blé est récolté vert, il semble être automatiquement destiné à nourrir les bêtes de somme et
les chevaux, voir Appien, Iber., 380.
184 Polybe, VI, 27, 5; ce sont probablement des pieds attiques.
139
tentes légionnaires des retranchements. Cet espace, qui fait tout le tour du camp, a
plusieurs fonctions, notamment celle de recevoir le bétail et le butin pris sur l'ennemi 185.
Ce sont les seuls espaces que l'on pourrait qualifier de vacants, et nulle part Polybe ne fait
mention de grains semés à l'intérieur des murs. À l'époque impériale, entre trois et quatre
siècles plus tard, le pseudo-Hygin mentionnera le quaestorium, où l'on « entrepose le
butin, on peut également y loger les otages et les ambassadeurs des ennemis. C'est là
aussi que sont placés les chameaux et leurs conducteurs »186. Il n'est donc nulle part fait
mention d'espace pour y semer des grains.
Peut-être pouvons-nous cependant faire un lien avec un passage du pseudo-César.
Campant sous les murs de Ruspina et harcelé par la cavalerie ennemie, qui enlevait les
fourrageurs de César, l'armée se trouva en mauvaise posture : la mauvaise saison retenait
les vaisseaux de charge en Sardaigne et en Sicile, et les césariens « n'occupaient
(tenebant) pas plus de trois mille pas (environ 4,5 km) de terre africaine de chaque côté,
et ils étaient pressés par le manque de fourrage »187. D'abord, selon le sens que nous
donnerons à tenebant, César aurait pu avoir le contrôle théorique et implicite sur une
région de trois mille pas de côté, en occupant, par exemple, une place forte ou des
hauteurs adjacentes; d'un autre côté, il pouvait avoir contrôlée cette région directement et
physiquement, en y ayant établi son camp. Toutefois, puisque, dans le passage précédent,
nous apprenions que les cavaliers ennemis s'étaient répandus autour du camp de César
(circum munitiones) et y semaient la terreur, nous pouvons d'emblée exclure le premier
sens.
185 Polybe, VI, 31, 11-13.
186 Lenoir, Maurice, Recherches sur la castramétation romaine. Établissement, traduction et
commentaires du texte du pseudo-Hygin, De munitionibus castrorum, in École pratique des hautes
études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1975-1976, 1976, p. 1076, voir Ps.Hygin, De mun. castr., 18, 29.
187 Ps.-César, B.Afr., XXIV, 3.
140
Il reste la distance sur laquelle s'étend le camp de César. En effet, Bouvet, dans
l'édition des Belles Lettres, utilise une correction de Veith, mais mentionne, dans son
apparat critique, une leçon que le Packard Humanities Institute (PHI) a acceptée, c'est-àdire « VI milia passuum » (six mille pas, ou 8,9 km) au lieu des « III milia passuum »
mentionnés plus haut188. Une telle différence aura un impact majeur sur l'interprétation du
passage. D'après la description qu'en a faite Polybe, on a estimé qu'un camp consulaire
contenant deux légions et ses troupes auxiliaires aurait couvert un espace s'étendant sur
2 150 pieds (655 mètres) de chaque côté 189, or, les trois mille pas que nous indiquent la
leçon choisie par les Belles Lettres équivalent à un peu moins de quinze mille pieds
(environ 4,5 km) de chaque côté. César n'aurait eu avec lui en Afrique que six légions 190,
il semble improbable qu'une telle superficie, près de cinquante fois plus étendue que celle
du camp décrit par Polybe, fût occupée par à peine trois fois plus d'hommes. Sur une
superficie de six mille pas de côtés, le ratio augmente à mille sept cent fois plus d'espace
à couvrir pour trois fois plus d'hommes. Si nous acceptons la leçon du PHI, César étend
nécessairement son influence à une bonne distance au-delà des limites de son camp, ce
qui entre en contradiction avec les attaques répétées des cavaliers qui le forcent à se
retrancher à l'intérieur de ses murs.
En suivant plutôt Bouvet, le conflit n'est pas pour autant résolu. Les trois mille pas
impliqueraient encore un camp démesurément trop grand, mais pourraient supposer
également une grande zone de contrôle, plus de vingt kilomètres carrés. En effet, munitio
peut signifier autre chose que fortification. Dans son sens le plus large, il peut être
compris comme ''travaux'' et peut s'appliquer autant à un objet fini (une fortification), qu'à
188 Bouvet, A., traduction du Ps.-César, B.Afr., édition Les Belles Lettres, Paris, 1949, p.23; un manuscrit
mentionne même la leçon « VII milia passuum » (près de 10,4 km), certainement exagérée.
189 Walbank, Frank W., A Historical Commentary on Polybius, Vol. I, Oxford, 1967, p.715.
190 Ps.-César, B.Afr., II, 1.
141
une action (la construction ou la réparation de routes, par exemple). L'auteur applique
peut-être cette dernière signification plus large à ce mot, qui pourrait indiquer le camp et
la campagne environnante, voire les faubourgs avoisinants. Or, si nous lisions plutôt « II
milia passuum », la difficulté pourrait être résolue : César aurait établi un camp un peu
plus grand que prévu à l'intérieur duquel il aurait pu semer quelques grains.
Malheureusement, aucune leçon, ni aucune possible erreur d'interprétation manuscrite 191
ne permettent d'appuyer une telle hypothèse, nous ne pouvons donc pas trancher la
question avec ce passage.
Est-ce à dire que Pompée fut le seul à semer des grains à l'intérieur de son camp?
L'argumentum e silentio semble aller de soi, mais nous ne pouvons l'employer pour nous
permettre de trancher. La question reste donc en suspens.
3.5 - Les corvées de nourriture, de fourrage, d'eau et de bois
Parmi les procédés employés par le général pour approvisionner ses troupes en
territoire ennemi, les corvées de nourriture, de fourrage, de bois et d'eau sont les plus
fréquentes. De plus, tout comme la prise de places fortes, ces corvées, lorsqu'elles sont
bien faites, sont particulièrement efficaces pour le bon déroulement de la guerre, parce
qu'elles ne diminuent pas les ressources des alliés, tout en drainant directement celles de
l'ennemi192. Ammien Marcellin écrira d'ailleurs que « [l]e soldat consommait joyeusement
ces vivres obtenus à la pointe de l'épée, en songeant que sa valeur assurait d'autant sa
subsistance à venir, et que, tout en vivant dans l'affluence, il ménageait les provisions
191 Le III s'explique aisément si l'on considère un manuscrit alpha où les deux premières branches
auraient été effectuées avec un angle donnant l'apparence des lettres VI.
192 Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The Western Roman
Atlantic Façade ; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the Republic to the
Principate, édit. Carreras, Cesar et Morais, Rui, Oxford, 2010, p.135.
142
dont la flotte était chargée »193.
Pour un général qui cherche un endroit où établir son camp, c'est d'ailleurs un
prérequis que de trouver « des régions qui contiennent toutes choses qui sont nécessaires
aux soldats, telles que le bois, l'eau, le fourrage (ligna, aquam, pabulum) »194. Végèce
recommande, en été, d'établir son campement près de sources d'eau potable; en hiver,
près des bois et des lieux de fourrage195. Les besoins sont grands dans ces trois domaines,
car de grandes quantités sont consommées quotidiennement, et un approvisionnement
local réduit les coûts et le transport196. Onesandros dira d'ailleurs :
« Lorsque l’armée sera complète et prête à marcher, il ne faut pas la
retenir dans son pays, ni dans celui des alliés, où elle ne fait qu’une
consommation inutile et coûteuse. C’est chez l’ennemi qu’il faut la
conduire au plus tôt. Il fournira, quoique pauvre, l’entretien nécessaire;
ce qui est autant d’épargné »197.
Les corvées de nourriture et de fourrage comportent un certain nombre de
différences sur quelques aspects, principalement quant à l'objectif : dans le premier cas,
l'exercice sert principalement à fournir des denrées pour nourrir les hommes, tandis que
dans le second, il s'agit de trouver de quoi nourrir les animaux. Malgré ces distinctions,
elles partagent surtout des similitudes, puisque sur la forme, nous y reviendrons plus loin,
les deux types d'expédition semblent s'être déroulés sensiblement de la même manière.
C'est pourquoi, dans cette présente section, elles seront traitées conjointement. Les
corvées d'eau seront toutefois abordées séparément.
193
194
195
196
Ammien Marcellin, XXIV, 1, 15.
Q. Claudius Quadrigarius, Ann., II, 36.
Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 8.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.118, Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in
The Western Roman Atlantic Façade ; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the
Republic to the Principate, édit. Carreras, Cesar et Morais, Rui, Oxford, 2010, p.135.
197 Onesandros, V.
143
3.5.1 - Les connaissances nécessaires
Les corvées de nourriture et de fourrage impliquent d'abord que le commandant et
son entourage possèdent une bonne connaissance du degré de fertilité et des conditions
climatiques de la région dans laquelle campe l'armée. Par exemple, Lucullus, bien qu'il
ait attaqué au plus fort de l'été, constata avec effroi que, durant cette période de l'année
au-delà du mont Taurus, les plaines étaient encore vertes, et il apprit à ses dépends que
« les saisons y viennent en retard à cause de la froideur de l'air » (ai hôrai dia tèn
psuchrotèta tou aeros usterizousin)198. En Illyrie, nous l'avons mentionné plus haut, Aulus
Gabinius se trouva en situation périlleuse pour plusieurs raisons, notamment parce qu'il
avait mésestimé les ressources de la région, qui était à la fois épuisée et peu loyale à sa
cause199. De même, Titus Quinctius Flamininus, en 198, ne voulut pas passer par la
Dassarétide pour envahir la Macédoine à cause de sa connaissance du territoire : certes, la
route semblait plus sûre et facile, mais Flamininus, qui était informé sur l'endroit,
remarqua à propos que si l'armée suivait ce chemin, elle allait s'engager « dans des
régions pauvres et mal cultivées » (eis topous glischrous kai speiromenous ponèrôs)200.
Similairement, Sylla, anticipant la famine, quitta l'Attique, « qui n'était même pas
suffisante pour le nourrir en temps de paix » (mède en eirènè trephein ikanôn ontôn),
pour passer en Béotie201. Marius avait tant mésestimé le potentiel agricole de l'Afrique,
puisque les Numides élevaient du bétail plus qu'ils ne travaillaient la terre, qu'il se
retrouva touché par le manque de grains. Il dut pallier à cette pénurie en distribuant à ses
troupes le bétail qu'il avait capturé202. Le nord de la péninsule ibérique était reconnu dès
198
199
200
201
202
Plutarque, Lucullus, XXXI, 1.
Ps.-César, B.Alex., 43.
Plutarque, Flamininus, IV, 2.
Plutarque, Sylla, XV, 2.
Salluste, B.Iug., XC-XCI.
144
l'Antiquité comme une région aride et inhospitalière de par sa faible fertilité 203. Ce
territoire pouvait poser de sérieux problèmes d'approvisionnement pour les grandes
armées, spécialement lorsqu'elles assiégeaient une ville204.
À l'inverse, pendant la bonne saison, et dans une région fertile où la récolte est
abondante, un général avisé pouvait littéralement se procurer tout ce dont il avait besoin
sur les provisions des ennemis, sans avoir besoin de ravitaillement supplémentaire des
alliés ou de Rome. C'est notamment le cas de Caton en Espagne qui, estimant pouvoir
tirer des greniers ennemis suffisamment de ravitaillement pour nourrir ses hommes
pendant sa campagne, renvoya les fournisseurs (redemptores) en leur annonçant : « la
guerre se nourrira elle-même »205. Le consul Publius Sulpicius Galba vécut une situation
similaire : pillant le territoire des Dassarétiens, il emmenait avec lui le blé de ses quartiers
d'hiver, mais garda intactes ses réserves, puisqu'il y avait assez dans les champs pour
l'usage du soldat206. De son côté, Marcellus ne quitta ses quartiers d'hiver et ne marcha
contre Hannibal que lorsqu'il y eut assez de fourrage dans les champs 207. Lucullus,
lorsqu'il envahit le royaume du Pont, eut d'abord beaucoup de problèmes
d'approvisionnement, mais une fois au cœur du pays, il se retrouva dans une situation non
seulement d'abondance, mais d'excès208. Curion, en Afrique, se retira dans les Castra
203 Strabon, III, 2.
204 Bell, M.J.V., Tactical Reform in the Roman Republican Army, in Historia : Zeitschrift für Alte
Geschichte, Bd.14, H.4, 1965, p.412-413; l'auteur forme l'hypothèse que la transition du manipule
vers la cohorte aurait été amorcée et développée pendant les nombreuses campagnes d'Espagne,
principalement afin de répondre à un double objectif : d'un côté, ne pas entretenir des unités trop
nombreuses pour éviter de souffrir d'un manque de ravitaillement; de l'autre, ne pas faire usage
d'unités tactiques trop petites afin de rester en position de force par rapport aux barbares sur le champ
de bataille; la cohorte aurait donc vu le jour pour permettre aux généraux de jouir d'une unité tactique
de taille optimale et de bénéficier du meilleur des deux mondes. Cette théorie a récemment été remise
en cause par Cadiou, François, Les guerres en Hispania et l’émergence de la cohorte légionnaire dans
l’armée romaine sous la République, in Gladius, XXI, 2001, p.167-182.
205 Tite-Live, XXXIV, 9, 12.
206 Tite-Live, XXXI, 33, 4.
207 Tite-Live, XXVII, 12, 7.
208 Plutarque, Lucullus, XIV, 1.
145
Cornelia, situés dans une contrée particulièrement hospitalière : il avait de l'eau douce et
du sel en abondance (aquae et salis copia), et ne pouvait manquer ni de bois ni de blé,
dont les champs étaient remplis (non materia multitudine arborum, non frumentum, cuius
erant plenissimi agri, deficere poterat). Heureux d'une telle position, il prit la résolution
de laisser traîner la guerre en longueur au lieu d'attaquer le roi Juba209.
Germanicus, craignant une révolte dans son armée, se dirigea sur les terres des
Germains, où l'action tint ses soldats occupés et où il put se procurer des vivres en
abondance aux dépens des ennemis 210. L'empereur Julien, lors de sa campagne en Orient,
put faire le plein de ressources à plusieurs reprises sur des terres très fertiles 211. Théodose,
qui n'avait pas encore accédé à l'empire, prit une mesure fort appréciée : « Il avait
supprimé toute concession de vivres à ses troupes de la part de la province, déclarant,
avec une confiance généreuse, que ses soldats, pour leur subsistance, ne devaient compter
que sur les moissons et les magasins de l'ennemi »212.
Pour optimiser les opérations de fourrage et de vivres, on pouvait s'emparer de
prisonniers ou faire appel aux transfuges, qui connaissaient bien le pays. C'est
probablement ainsi que César apprit la coutume des Maures de cacher leur blé dans des
souterrains et qu'il put utiliser cette information pour se ravitailler 213. Ammien Marcellin
raconte comment les Goths réussirent à s'approvisionner habilement au profit de la
Thrace :
« Voilà les Goths qui se répandent de tous côtés dans la Thrace, avec
209 César, B.C., II, 37, 5-6.
210 Dion Cassius, LVII, 6, 1.
211 À quelques reprises, il se trouva même dans la situation où il put se permettre d'incendier les vivres
excédentaires que ses troupes n'avaient pas consommé et qu'elles ne pouvaient emporter avec elles,
voir Ammien Marcellin, XXIV, 1, 14-15; 3, 14; 7, 2; 7, 6; XXV, 1, 4.
212 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 10.
213 Ps.-César, B.Afr., LXV, 1-3.
146
précaution cependant, et en se faisant indiquer, par leurs captifs et leurs
recrues volontaires, les plus opulentes bourgades, celles notamment où
abondaient les vivres. (...) Ils furent aussi rejoints en grand nombre par
les entrepreneurs et ouvriers des mines, ruinés dans leur exploitation par
des conditions trop dures. Ces transfuges étaient accueillis avec
empressement par les Goths, qui, dans leur ignorance des localités, en
tirèrent de grands services pour découvrir les approvisionnements
cachés, et les secrets refuges de la population. Avec leur aide il
n'échappa aux recherches que ce qui était inaccessible ou hors de
portée »214.
Trouver une région plus propice à entretenir les troupes n'est pas suffisant; le
général doit avoir la volonté de la traverser. Ainsi, bien qu'il fût conseillé par le roi
Artabaze d'atteindre la Parthie en passant par son royaume d'Arménie, où l'armée romaine
trouverait en abondance des provisions, Crassus prit malgré tout le parti de couper par la
Mésopotamie, où il avait laissé des soldats romains 215. Puis, bien qu'il sût qu'il était plus
facile de longer l'Euphrate afin d'utiliser le fleuve pour transporter les convois de vivres,
il décida finalement de s'en éloigner216. Ce genre de décision pouvait cependant être
motivée par d'autres objectifs que le ravitaillement. Par exemple, pendant la guerre civile,
Marcus Porcius Caton traversa à dessein une région au chemin très difficile et sans
ressource pour effectuer une jonction avec les forces de Scipion et de Juba217.
Toutefois, connaître une région propice et avoir la volonté de s'y établir n'est pas
non plus suffisant, il faut avoir un minimum d'expérience pour bien choisir le site du
camp. À l'époque impériale, pendant la guerre civile de 69, Proculus s'établit dans un
214 Ammien Marcellin, XXXI, 6, 5-7.
215 Plutarque, Crassus, XIX, 1-3.
216 Plutarque, Crassus, XX, 4 présente Cassius comme l'ardent défenseur de l'idée de longer l'Euphrate;
Dion Cassius, XL, 20, 3 mentionne plutôt que Crassus en avait lui-même l'idée. Les deux auteurs
s'entendent cependant sur un point : Crassus a été influencé par un agent à la solde des Parthes, Abgar
chez le premier, Augarus chez le second (peut-être sont-ce deux prononciations pour le même nom).
Traina souligne cependant quelques incongruités dans le récit de Plutarque et remarque que une
présence de garnisons romaines sur la route suivie par Crassus, indiquant qu'il savait où il allait. Voir
Traina, Giusto, Carrhes, 9 juin 53 avant J.-C.; Anatomie d'une défaite, Trad. Marino, Gérard, Paris,
2011, p.57. Pour l'Euphrate servant à convoyer les vivres, voir aussi Florus, Epit., III, 12.
217 Velléius Paterculus, II, LIV, 2.
147
pays irrigué de rivières, mais il installa son camp avec si « peu d'expérience, et de façon
si ridicule (apeirôs kai katagelastôs) » qu'il manqua d'eau218. De plus, le général devait
constamment trouver un compromis entre l'endroit le mieux adapté tactiquement et celui
le plus approprié sur le plan logistique. Parfois, le général était chanceux et trouvait un
emplacement à la fois idéal sur le plan tactique et parfait pour la logistique. Lucullus, par
exemple,
put
s'établir
sur
une
montagne
bien
placée
pour
recevoir
ses
approvisionnements et intercepter ceux de l'ennemi219.
Il n'était toutefois pas toujours possible de trouver une position idéale. Lors du
siège de Masada, Flavius Silva choisit d'installer son camp à l'endroit le plus propice pour
mener
le
siège.
Cet
emplacement
fut
la
cause
de
bien
des
difficultés
d'approvisionnement : « Non seulement les vivres y étaient convoyés de loin, au prix de
grandes fatigues pour les Juifs chargés de cette tâche, mais encore l'eau devait être
apportée dans le camp, en l'absence de toute source voisine »220. Ainsi, nous pouvons
constater un des désavantages de s'approvisionner sur les réserves des ennemis : le
général pouvait voir sa liberté d'action limitée, pour favoriser son approvisionnement; ou
voir la complexité de son ravitaillement augmenter, pour profiter d'une plus grande liberté
tactique221.
Les corvées de nourriture et de fourrage nécessitaient non seulement que la région
soit fertile et que le général y ait assis son camp avec science, mais impliquait aussi que
l'ennemi ait préalablement semé ses grains. Par conséquent, un ennemi qui s'attendait à se
faire piller ses récoltes pouvait être réticent à ensemencer ses terres, ce qui compliquait
218
219
220
221
Plutarque, Othon, XI, 1.
Appien, Mithr., XI, 72.
Flavius Josèphe, B.Iud., VII, 277-278.
Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The Western Roman
Atlantic Façade ; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the Republic to the
Principate, édit. Carreras, Cesar et Morais, Rui, Oxford, 2010, p.135.
148
d'autant, pour le général, l'approvisionnement en territoire ennemi. Dans ces
circonstances, il pouvait être nécessaire d'user de ruse pour encourager l'ennemi à
emblaver ses champs. C'est ainsi que, en 215, Quintus Fabius Maximus retira son armée
de la Campanie expressément pour que les habitants y sèment leurs grains (ut sementem
Campani facerent), et ses hommes ne touchèrent point au blé avant qu'il ne fût assez
mature pour être utilisé comme fourrage pour les animaux 222. César, quant à lui, alors
qu'il avançait contre les Bituriges, interdit à ses soldats de mettre le feu aux habitations,
afin, entre autres, de ne pas se priver d'une abondance de grains et de fourrage s'il voulait
avancer plus loin en territoire ennemi (ne aut copia pabuli frumentique, si longius
progredi vellet, deficeretur)223. Plus tard, en Afrique, César anticipera le manque de blé,
puisque les cultivateurs avaient été enrôlés par l'ennemi l'année précédente, avant la
moisson224.
Pour maximiser l'utilité des ressources ennemies, on pouvait également prendre
un chemin pour envahir l'ennemi et revenir par un tout autre chemin, épargné lors de la
première marche. Septime Sévère, par exemple, envahit le territoire iranique en longeant
l'Euphrate et « il revint par un autre chemin, attendu qu'il avait consommé les vivres et les
pâturages qu'il avait trouvés sur le premier; ses soldats prirent leur route en remontant, les
uns par terre le long du Tigre, les autres à bord de bateaux »225.
3.5.2 - Le respect des ordres
Les différentes corvées ne suivaient pas la volonté des soldats : ils devaient
222
223
224
225
Tite-Live, XXIII, 48, 1.
Hirtius, B.G., VIII, 3, 2.
Ps.-César, B.Afr., XX, 4.
Dion Cassius, LXXV, 9.
149
attendre l'ordre du général pour aller fourrager. On suggérait d'ailleurs aux commandants
de punir sévèrement ceux qui allaient au fourrage sans permission 226. Pour ce qui est du
territoire à battre pour le fourrage et la nourriture, il semble que le général peut, s'il le
désire, indiquer la zone générale à exploiter et la route à prendre pour s'y rendre.
Sertorius, par exemple, indiqua à ses troupes l'un des deux seuls endroits où l'on pouvait
aller au fourrage, pour forcer Pompée à se rabattre sur le second. Par cette décision, le
général espérait autant s'approvisionner lui-même que de se donner un avantage tactique;
en effet, il posta des troupes espagnoles en embuscade dans le second endroit, intacte, et
renversa ses adversaires romains227. Scipion Émilien envoyait les fourrageurs dans les
champs établis derrière son camp, jusqu'à ce qu'ils fussent tous moissonnés. Puis, on
découvrit un raccourci permettant de piller les champs de Numance, mais le général
refusa, préférant assaillir le territoire des Vaccaéens, chez qui les Numantins se
procuraient des vivres228. Titus Quinctius Flamininus, en opposition avec le
comportement de Philippe, alors que les soldats ne parvenaient pas à toucher leur ration
mensuelle de blé, éloignés qu'ils étaient de leurs navires, réussit à obtenir de ses troupes
qu'elles traversassent l'Épire sans la piller229. Flamininus put répéter cet exploit de retenue
en Béotie230.
En temps normal, cependant, les soldats semblent plutôt avoir bénéficié d'une
certaine flexibilité quant au choix du lieu à battre pour le fourrage et la nourriture. Par
exemple, Polybe, suivi par Tite-Live, nous dit que, lors de la campagne contre les
Galates, en 189, pendant quelques jours, ceux qui sortaient du camp pour aller au
fourrage ou au bois se dirigeaient naturellement du côté où le consul allait en entrevue
226
227
228
229
230
Onesandros, VIII.
Frontin, Stratagèmes, II, 5, 30.
Appien, Iber., 87.
Plutarque, Flamininus, V, 2-4; Tite-Live, XXXII, 13, 7.
Plutarque, Flamininus, VI, 1.
150
avec les chefs des Tectosages, pour profiter de la protection de sa garde de cinq cents
cavaliers231.
Les expéditions pour acquérir du fourrage ou de la nourriture avaient le plus
souvent lieu le jour, bien que certaines mentions nous soient parvenues d'expéditions
nocturnes, qui étaient pratiquées contrairement à la coutume (praeter consuetudinem)232.
Roth a suggéré que les armées qui se déplaçaient peu allaient au fourrage et au bois juste
avant l'aurore233, mais cette affirmation ne résiste pas à l'épreuve des faits. En réalité, les
armées romaines firent preuve de plus de flexibilité qu'on ne leur en a accordée; c'est du
moins ce qu'attestent les témoignages anciens, comme nous le verrons.
Il est vrai que les corvées de fourrage pouvaient débuter tôt le matin, comme on
peut le déduire de Frontin qui, relatant l'épisode de Sertorius contre Pompée, nous dit que
l'armée revenait « à la troisième heure du jour »234, mais le général peut, à toute heure du
jour, ordonner à une partie de ses troupes d'aller au fourrage. À titre d'exemple, nous
pouvons mentionner César, qui organisa une telle expédition « au milieu du jour »235, ou
qui permit à sa cavalerie d'aller au fourrage « vers la sixième heure »236, et qui, en période
difficile où ses fourrageurs se faisaient inlassablement attaquer par les ennemis, avait
exigé que les siens prissent de grandes précautions pour sortir à des heures indéterminées
(incertis temporibus) et par des chemins différents 237. Les corvées de fourrage et de
231 Polybe, XXI, 39, 12; Tite-Live, XXXVIII, 25, 9. Ce dernier nomme les tribuns comme instigateurs de
cette initiative, alors que Polybe dit plutôt que les tribuns demandaient aux cavaliers qui surveillaient
les fourrageurs de rester plus à l'affût du lieu de la rencontre des chefs, puisque les fourrageurs se
dirigeaient déjà dans cette direction.
232 César, B.C., I, 59, 3.
233 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.118-119. Ce dernier se base sur Tite-Live, XXV, 39, 8 où les Carthaginois,
effectivement, vont au fourrage et au bois « sub lucem », dès l'aurore.
234 Frontin, Stratagèmes, II, 5, 31, ce qui équivaut à 8 ou 9 heures du matin. Si l'expédition rentrait au
camp à cette heure, elle avait dû quitter plus tôt, probablement avant l'aurore ou au lever du soleil.
235 César, B.G., V, 17, 2. Le milieu du jour suggère que le groupe quittait entre 11 et 13 heures.
236 César, B.C., I, 80, 3. Donc autour de midi.
237 César, B.G., VII, 16, 3.
151
nourriture ne paraissent donc pas soumises à des horaires stricts, mais semblent plutôt
s'adapter aux aléas de la guerre.
Ainsi, nous ne suivons pas Roth quand il se prononce au sujet des horaires à
suivre pour le fourrage ou la nourriture. Nous sommes toutefois d'accord avec lui sur la
fréquence238 : ces corvées avaient lieu régulièrement, potentiellement à tous les jours. Par
exemple, César attribue à Vercingétorix la stratégie de la terre brûlée, qui vise à
contraindre les Romains à se disperser pour s'approvisionner. Ainsi dispersés, la cavalerie
gauloise pourra détruire les fourrageurs « à tous les jours (cotidie) »239. Hirtius reprend
sensiblement le même thème : les Romains devaient se disperser pour aller au fourrage
tous les jours (cotidianis pabulationibus)240. Pendant la guerre civile, César remarqua que
l'armée d'Afranius était campée dans un lieu peu favorable. Voulant remédier à la
situation, les pompéiens réorganisèrent leur camp pendant toute la journée, s'éloignant de
l'eau pour mieux asseoir leur position. La nuit suivante, personne ne sortit pour chercher
de l'eau. Le jour venu, toute l'armée alla chercher de l'eau, mais, nous dit César, personne
ne fut envoyé pour chercher du fourrage, puis il ajoute ce commentaire : « César préférait
qu'ils soient maltraités par ces supplices (eos suppliciis male haberi) et qu'ils s'exposent à
une capitulation nécessaire, plutôt que de livrer une bataille décisive. » Le résultat de ce
supplice dont parle César fut que l'armée d'Afranius, manquant absolument de fourrage,
dut abattre les bêtes de somme pour ne pas être ralentie pendant la marche 241. César
considère comme « supplice » (supliciis) le fait que les soldats d'Afranius ne fussent allé
puiser de l'eau qu'une seule fois en deux jours et ne fussent pas sortis au fourrage pendant
deux jours de suite, ce qui laisse croire que les corvées de fourrage, d'eau et, à n'en pas
238 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.118-119.
239 César, B.G., VII, 14, 4.
240 Hirtius, B.G., VIII, 10, 3.
241 César, B.C., I, 81, 5-7.
152
douter, de nourriture étaient menées sur des bases quotidiennes ou quasi-quotidiennes.
Il existe évidemment des exceptions. En cas de siège, on pouvait plus
difficilement sortir pour faire des corvées de fourrage et de nourriture, d'où les
recommandations que Végèce fournit pour pourvoir aux nécessités des assiégés,
notamment par une meilleure anticipation des besoins et une préparation conséquente 242.
Si les situations de siège peuvent restreindre les soldats dans l'accomplissement de ces
corvées, elles ne sont pas les seules : un général pouvait aussi interdire à ses troupes de
sortir du camp, même sans la présence d'un quelconque danger immédiat. Par exemple,
lorsque César mena sa guerre d'extinction contre les Éburons, il laissa Quintus Cicéron au
camp avec l'ordre strict de ne pas laisser sortir aucun soldat du camp. Au septième jour,
les soldats, las de ces restrictions, « déclaraient que la patience de Cicéron équivalait
presque à un siège (illius patientiam paene obsessionem appellabant), puisqu'il ne leur
était pas permis de sortir du camp »243. Ils obtinrent, à force de lamentations, de faire plier
Cicéron, qui les laissa finalement sortir pour chercher du blé dans la campagne
avoisinante.
Ce passage mérite qu'on l'analyse un peu : aucun Romain ne sortit pendant les
sept jours que dura l'entreprise de César et nulle part il n'est fait mention de disette, mais
il est vrai que Cicéron n'avait que peu de troupes sous ses ordres, « si peu de gardes qu'ils
ne pourraient même pas couvrir le rempart »244. César ne mentionne aucun préparatif
particulier, sinon que le site, Atuatuca, était l'endroit où avaient préalablement hiverné
242 Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 3.
243 César, B.G., VI, 36, 2.
244 César, B.G., VI, 35, 9; la citation est mise dans la bouche des captifs qui veulent encourager les
Germains à attaquer Atuatuca, où campe Cicéron et son armée. L'affirmation est donc exagérée, mais
Cicéron avait reçu de César le commandement d'une seule légion, la XIVe, voir César, B.G., VI, 32, 56; et il avait à sa charge un assez grand nombre de malades et de blessés, au bas mots trois cents
hommes, voir César, B.G., VI, 36, 3.
153
Titurus et Arunculéius245 et qu'il y avait fait conduire les bagages des neuf légions
engagées dans son opération, en plus de ceux de la XIVe légion 246. Il s'était fixé sept jours
pour exécuter son plan, puisqu'il savait qu'il devait distribuer du blé à la légion laissée de
garde247; il devait donc estimer qu'elle avait avec elle assez de rations pour passer la
semaine248. Un bon général se constitue toujours des réserves « en plus grande quantité
que le besoin apparent ne l'exige »249, et il fourrage régulièrement pour préserver ces
réserves et ne pas se retrouver en mauvaise posture, à devoir attaquer des places fortes
contre son gré pour s'approvisionner. La réaction des soldats souligne le caractère
exceptionnel, et pénible, de ce confinement. En effet, les Romains se sentent comme en
situation de siège parce qu'ils n'ont pas pu sortir du camp pendant sept jours.
Il arrive que le général participe aux expéditions de fourrage et de nourriture.
Scipion Émilien dirigea lui-même une excursion sur le territoire des Vaccaiens pour
s'approvisionner250. César mena une heureuse expédition autour de la ville de Ruspina 251
et d'Aggar252. Si le général ne mène pas lui-même les troupes pour les corvées, ce sont
généralement les tribuns qui en ont la charge 253, ce qui fait sens, puisqu'ils semblent
occuper un rôle de premier plan dans l'acquisition et la distribution des denrées destinées
à l'usage des troupes254.
245
246
247
248
249
250
251
252
253
254
César, B.G., VI, 32, 4.
César, B.G., VI, 36, 2.
César, B.G., VI, 33, 4.
Par exemple, à propos de l'incident du pont d'Ilerda, César nous dira qu'il avait épuisé le blé de ses
réserves (neque frumenta in cavernis), César, B.C., I, 48, 5.
Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 3.
Appien, Iber., 380.
Ps.-César, B.Afr., IX, 1-2; l'auteur rajoute que César avait profité de la manœuvre pour reconnaître la
région et pallier divers problèmes logistiques avant son départ.
Ps.-César, B.Afr., LXVII, 2.
Tite-Live, XXXVIII, 25, 9; XLI, 1, 6-7; XLI, 3, 6; Polybe, XXI, 39, 12; Appien, Iber., 328, 333, 382;
Tite-Live, XXXVIII, 13, 10; Salluste, Hist., I, fr. LXXXVII; César, B.G., III, 7, 3; Ps.-César, B.Afr.,
LIV, 1; cependant, l'approvisionnement en armes, chevaux, vêtements et nourriture revient ultimement
aux soins du consul, voir Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 9; Modestus, VIII. Il n'en reste pas moins que
les soldats avaient coutume de porter devant la tente des tribuns l'eau, le bois et le fourrage, voir
Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 8.
154
3.5.3 - Le maintien de la sécurité
Si le général ne mène pas directement les opérations de fourrage, il est tout de
même recommandé qu'il se place à la tête d'un certain nombre de fantassins et de
cavaliers pour défendre les fourrageurs255. Ce conseil fut suivi par Scipion Émilien en
Espagne et en Afrique. En effet, lorsqu'il envoyait des fourrageurs sans armes et qu'il les
faisait accompagner par des légionnaires, il se chargeait lui-même de battre la campagne
à la tête de la cavalerie. En agissant ainsi, il marchait dans les traces de son père Paul
Émile, qu'il avait vu procéder ainsi en Macédoine256. Contre Jugurtha, Métellus envoyait
ses cohortes avec toute la cavalerie comme gardes pour ses fourrageurs. Lui-même
commandait une partie de l'armée; l'autre était menée par Marius 257. Toutefois, même si le
général n'est pas présent, rien ne l'empêche d'affecter des troupes à la défense des soldats
en corvée; c'est ainsi que César avait employé la cavalerie des peuples alliés, qu'ils
avaient mis en grand nombre à sa disposition, pour défendre ses fourrageurs258.
Il est régulièrement fait mention de fantassins et de cavaliers affectés à la
surveillance des fourrageurs. Ces précautions sont importantes, puisque les fourrageurs
sont des cibles faciles259. Ils sont en effet légèrement armés, s'ils ne sont pas
complètement désarmés. De plus, leur vulnérabilité est accrue au retour de leur
expédition, puisqu'ils se trouvent généralement dispersés et encombrés de ravitaillement
255
256
257
258
Onesandros, VIII.
Appien, Iber., 277; Punic., 100.
Salluste, B.Iug., LV, 4-5.
Hirtius, B.G., VIII, 11, 2; plus tard, ayant appris qu'une embuscade avait été organisée dans un lieu où
ses soldats s'approvisionnaient, César envoya en avant la cavalerie qui surveillait d'habitude les
opérations, alors qu'il menait lui-même ses légions au combat pour surprendre les embusqués,
Hirtius, B.G., VIII, 17, 2.
259 Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The Western Roman
Atlantic Façade ; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the Republic to the
Principate, édit. Carreras, Cesar et Morais, Rui, Oxford, 2010, p.135.
155
et de butin260.
En plus des escortes pour les fourrageurs, les généraux pouvaient également
établir des postes (stationes) de surveillance qui dominaient une région complète. Ainsi,
Caius Manlius Vulso fit protéger ses fourrageurs en affectant un détachement de six cents
cavaliers dans un de ces postes, et c'est d'ailleurs ce qui lui sauva la vie 261. Quintus Fabius
Maximus avait très strictement discipliné les sorties pour le fourrage et le bois : on
employait beaucoup d'hommes pour aller les chercher, et on ne permettait pas à ces
derniers de se disperser. De plus, il avait organisé une unité de cavaliers et de troupes
légèrement armées et les avait établis dans un poste avantageux autant pour protéger les
fourrageurs romains que pour nuire à ceux des ennemis 262. Paul Émile avait installé deux
cohortes et deux escadrons de cavalerie pour surveiller la rivière, du côté où les Romains
se procuraient leur eau263. En Bretagne, César avait aussi deux cohortes postées pour
veiller sur les fourrageurs264.
Néanmoins, malgré la vulnérabilité des fourrageurs, tous les généraux ne
prenaient pas les mesures nécessaires pour bien les protéger. Manlius, en Histrie, avait
établi, dans les cinq milles qui s'étendaient entre le port où mouillait sa flotte et les
légions qu'il commandait, plusieurs postes et avait levé une cohorte et deux manipules
pour garder dans cet espace les soldats qui allaient tirer de l'eau, tandis qu'une légion, la
IIIe, devait garder les soldats qui étaient affectés au fourrage ou au bois. Les Histriens
furent malgré tout frappés par la faiblesse des postes qui gardaient le camp et l'absence de
260 Onesandros, VIII; Tite-Live, XXXI, 2, 7; Dion Cassius, XLIX, 27; Appien, Iber., 278; B.C., I, 13, 109;
Plutarque, Sertorius, XIII, 11; César, B.G., I, 48; IV, 32. D'ailleurs, Antoine mènera un grand nombre
de troupes en mission de ravitaillement, en espérant attirer les Parthes au combat par cette manœuvre,
voir Plutarque, Marc Antoine, XXXIX, 2.
261 Tite-Live, XXXVII, 25, 10.
262 Tite-Live, XXII, 12, 8-9.
263 Tite-Live, XLIV, 40, 5.
264 César, B.G., IV, 32, 2.
156
fortifications terrestres ou maritimes. Profitant de la brume, ils semèrent la panique dans
le camp et s'en emparèrent 265. Pareillement, Caius Ampius, général allié, négligea de
reconnaître les environs et d'établir des postes assez forts. Il se fit surprendre par une
attaque gauloise qui fit fuir les gardes, et il trouva la mort avec sept mille autres
soldats266. En Macédoine, Publius Licinius avait envoyé des soldats fourrager sans être
appuyés par des troupes armées; surpris par Persée et son armée supérieure en nombre,
les Romains durent leur salut aux fuyards qui purent prévenir le consul à temps267.
Le nombre de soldats affectés à ces corvées variait beaucoup en fonction du
général, des campagnes, des saisons, des distances à parcourir; néanmoins, ils sont
nombreux à y être envoyés. Sylla, par exemple, alors qu'une partie de ses troupes était
sortie pour le ravitaillement, monta à l'attaque du camp de Lucius Cluentius et fut
repoussé. Lorsque ses fourrageurs revinrent, Sylla retourna à l'assaut du camp et
l'emporta268. Contre Mithridate, Lucullus détacha dix cohortes sous les ordres de son légat
Sornatius pour aller chercher des vivres269. Préalablement, Plutarque nous annonçait que
Lucullus était à la tête de trente mille fantassins et deux mille cinq cents cavaliers 270. S'il
s'agit vraiment de ses effectifs totaux, Lucullus envoyait au ravitaillement entre 10% et
20% de toute son armée. Pendant la guerre des Gaules, Quintus Cicéron, à la tête d'une
légion, en détacha la moitié, c'est-à-dire cinq cohortes, pour fourrager, alors que, nous
l'avons vu, il ne semblait pas y avoir de menace de disette au camp 271. César, en Afrique,
prit avec lui trois légions pour aller chercher des vivres, alors qu'il avait sous ses ordres
265
266
267
268
269
270
Tite-Live, XLI, 1, 4-7.
Tite-Live, XXXI, 2, 7.
Tite-Live, XLII, 65, 2.
Appien, B.C., I, 6, 50.
Plutarque, Lucullus, XVII, 1.
Plutarque, Lucullus, VIII, 4, qui ne précise pas s'ils sont tous légionnaires, ou s'il y avait également
des auxiliaires et des alliés.
271 César, B.G., VI, 36.
157
tout au plus un total de six légions 272. Marc-Antoine ne mena pas moins de dix légions,
trois cohortes prétoriennes et toute sa cavalerie au fourrage. Il est vrai qu'il visait
plusieurs objectifs avec cette entreprise; il voulait notamment garder ses troupes occupées
pour rehausser leur moral et persuader les Parthes à engager le combat 273, on peut
conclure qu'il s'était probablement fait suivre par plus de troupes qu'à l'ordinaire. Les
effectifs employés pour de telles corvées ne sont donc pas négligeables. D'ailleurs,
Polybe nous enseigne que, dans un camp Romain, les légions sont logées du côté où il est
plus aisé d'aller chercher l'eau et le fourrage 274, preuve que ce genre d'opération faisait
structurellement partie de l'approvisionnement normal d'une armée romaine en
campagne.
Il n'y a pas que des soldats qui étaient affectés aux corvées d'eau, de bois ou de
fourrage, on pouvait également faire appel à des civils. Par exemple, César s'était fait
suivre par une partie des habitants de Ruspina avec des bêtes de sommes et des
chariots275. Les valets (calones) pouvaient aussi accompagner les soldats ou aller seuls se
procurer ce dont ils avaient besoin. Ainsi, Marius, aux prises avec les Gaulois, s'établit
dans un endroit dépourvu d'eau. Alors que ses soldats fortifiaient le camp, les valets, qui
manquaient d'eau pour eux et pour leurs bêtes, se rendirent en foule, avec des armes
improvisées, à la source qui coulait près des ennemis pour s'approvisionner, menant à la
fameuse bataille d'Aqua Sextia276. César nous apprend que Quintus Cicéron, obéissant à
ses ordres, n'avait pas même permis qu'un valet sorte du camp 277. Plus tard, lorsque les
Gaulois vont attaquer ses fourrageurs, César ne perdra qu'une quantité négligeable
272
273
274
275
276
277
Ps.-César, B.Afr., II, 1; XI, 3.
Plutarque, Marc Antoine, XXXIX, 2.
Polybe, VI, 27, 3.
Ps.-César, B.Afr., IX, 1.
Plutarque, Marius, XVIII, 6-8; XIX, 1-2.
César, B.G., VI, 36, 1.
158
d'esclaves et de bêtes de sommes278. Il envoya aussi des valets battre une région plus large
encore lorsque le pont d'Ilerda se rompit et le plongea dans la disette279.
3.5.4 - Le déroulement des corvées
Pour ce qui est du déroulement des corvées, il pouvait s'accomplir de trois façons
différentes, dépendant de la période de l'année, de l'objectif du général et de la précarité,
ou non, de sa situation. D'abord, si l'armée se trouvait en campagne après les récoltes, le
général avait dans l'intention de piller les greniers des villages ennemis, comme l'annonça
Caton en Espagne280, ou comme le fit Sulpicius contre les Dassarètes 281. Ensuite, si les
blés étaient mûrs mais qu'ils n'avaient pas encore été moissonnés ou si les blés étaient
verts et que l'armée voulait obtenir du fourrage pour les animaux, les soldats pouvaient
être réduits à couper eux-mêmes le grain dans les champs avec les faucilles, qui étaient
comptées dans leur équipement de base282. Ils se dispersaient alors dans la campagne et
déposaient leurs armes pour mieux effectuer la récolte283. On peut en voir un exemple sur
la colonne Trajane284, où des soldats, éparpillés dans les champs, saisissent des épis de blé
pour les couper. Enfin, dans les cas les plus extrêmes où les greniers étaient vides et les
champs en friche, le général pouvait cibler directement les maisons des habitants et les
piller285.
Lors de telles expéditions, que ce soit au champ ou dans les villes et villages, les
278
279
280
281
282
283
284
285
Hirtius, B.G., VIII, 10, 4.
César, B.C., I, 52, 4.
Tite-Live, XXXIV, 9, 12.
Tite-Live, XXXI, 33, 4.
Flavius Josèphe, B.Iud., II, 95.
Tite-Live, XXXIV, 26, 8; XLII, 65, 2; Appien, Iber., 376; César, B.G., IV, 32, 5; 38, 3.
Colonne Trajane, scène 81.
César, B.G., VII, 14, 4; B.C., III, 42, 5; Hirtius, B.G., VIII, 3, 2; la même chose est vraie pour l'eau,
Ps.-César, B.Alex., V, 3.
159
soldats se faisaient accompagner de bêtes de sommes et de chariots pour transporter plus
de victuailles. Publius Licinius se fit enlever environ mille chariots par Persée, lorsque ce
dernier effectua une attaque surprise sur les fourrageurs romains 286. Sornatius, de retour
d'une expédition de fourrage où il était sorti victorieux d'un accrochage avec les troupes
pontiques, se pavana devant le camp de Mithridate, avec « plusieurs chariots remplis de
blé et chargés de dépouilles (pollas katagôn amaxas sitou kai laphurôn gemousas) »287.
César, sous les murs de Dyrrachium, en prévision de la longueur du siège, ordonna aux
villes voisines de lui fournir des chariots de transport et tenta d'acquérir le plus de blé
possible288. En Afrique, nous venons de le voir, il se fit suivre par les habitants de Ruspina
avec leurs propres chariots289.
3.5.5 - La portée tactique et stratégique
Les opérations de fourrage n'avaient pas uniquement pour but d'approvisionner à
court terme les armées romaines, elles pouvaient aussi forcer la main des habitants pour
qu'ils contribuent à l'effort de guerre sur une plus longue période. Lucius Aemilius, alors
qu'il se rendait dans ses magasins à Chio pour se réapprovisionner, apprit que les navires
romains qui lui apportaient du vin avaient été retenus par le mauvais temps et, en même
temps, que les habitants de Téos avaient promis cinq mille mesures de vin à la flotte
d'Antiochos. Il s'y rendit et lança ses troupes sur leur territoire. Le lendemain, des
ambassadeurs se présentèrent au camp pour assouplir le préteur, qui leur répondit que le
pillage ne cesserait que lorsqu'ils lui remettraient le vin qu'ils avaient promis au roi. Les
286 Tite-Live, XLII, 65, 3.
287 Plutarque, Lucullus, XVII, 3.
288 César, B.C., III, 42, 3; la mesure est prise entre la décision d'aménager des dépôts en divers endroits et
l'ordre de prélever tout le blé de Lissus et des places fortes avoisinantes.
289 Ps.-César, B.Afr., IX, 1.
160
habitants s'exécutèrent, ce qui ravitailla sa flotte et lui permit d'éviter, du même coup, une
embuscade qui se tramait290. De même, les opérations de fourrage pouvaient mener à la
reddition des ennemis. Le consul Caius Manlius Vulso, qui se désolait de n'avoir pas reçu
d'ambassade alors qu'il venait de pénétrer sur le territoire des Sagalasséniens, décida de
ravager la campagne. Les habitants, atterrés devant la dévastation de leurs terres,
achetèrent la paix à prix d'argent, de blé et d'orge 291. Marcus Porcius Caton, après une
victoire éclatante autour d'Emporia, dans le nord-est de l'Espagne, dirigea ses troupes
dans une vaste opération de fourrage et de pillage du territoire ennemi. La combinaison
de la victoire, du pillage et de la modération du préteur envers ceux qui venaient se
soumettre à lui décida non seulement les gens d'Emporia et de leurs environs, mais ceux
qui vivaient dans toute la péninsule au nord de l'Èbre à lui offrir leur reddition292.
Il n'était cependant pas nécessaire de ravager le territoire pour obtenir de telles
réactions. Parfois, la seule peur que l'armée puisse ravager les terres était suffisante pour
que les habitants fournissent directement aux troupes ce dont elles avaient besoin. Par
exemple, après une victoire contre une embuscade thrace, les Romains passèrent trois
jours dans les environs à recevoir du blé des Maronites, peuple local, qui le leur apportait
spontanément293, probablement par crainte de représailles. Pompée, lors de sa campagne
contre Mithridate, se dirigea vers l'Abas, en Albanie, en n'emportant que de l'eau. Les
habitants de la région lui fournirent tout le reste et, « pour cette raison, les Romains ne
leur causèrent aucun tort »294.
Enfin, autant les fourrageurs pouvaient être une cause de paix, autant ils pouvaient
290
291
292
293
294
Tite-Live, XXXVII, 27-28.
Tite-Live, XXXVIII, 15, 10-11.
Tite-Live, XXXIV, 16, 3-7.
Tite-Live, XXXVIII, 41, 8.
Dion Cassius, XXXVII, 3, 6.
161
entraîner la guerre. En effet, César attaqua les Vénètes entre autres parce qu'ils avaient
retenu en otage quelques officiers romains qu'on avait envoyés pour leur exiger du blé295.
Ainsi se déclinaient les corvées de fourrage, de bois et de nourriture. Les corvées d'eau
comportaient cependant de légères différences par rapport aux précédentes.
3.5.6 - La corvée d'eau
Bien que différente sur certains aspects, la corvée d'eau répondait aux mêmes
impératifs que les opérations de fourrage. Par exemple, elles nécessitaient des
connaissances géographiques sur les régions traversées. Non seulement il fallait repérer
les points d'eau où il était possible de s'approvisionner, mais encore fallait-il aussi
connaître les particularités climatiques de l'endroit. Par exemple, pendant sa campagne en
Orient, Corbulon souffrit du manque d'eau, causé par un été brûlant (fervida aestas)296.
Également, à l'instar des corvées de fourrage et de nourriture, la quête d'eau était
généralement une opération pour laquelle on affecte un très grand nombre d'hommes. À
titre d'exemple, observons le cas de l'armée d'Afranius dans les derniers moments de la
guerre civile en Espagne. Poursuivies sans relâche par César, les troupes d'Afranius
furent forcées d'établir leur camp dans une position doublement défavorable : l'endroit
était difficilement défendable et il était éloigné de toute source d'eau. En voulant
améliorer l'assise du camp, l'armée d'Afranius se détourna encore plus de sa source d'eau.
« La première nuit personne ne sortit du camp pour aller à l'eau : le jour suivant on laissa
une garde au camp, et toute l'armée y alla en masse, mais personne n'alla au fourrage »297.
295 Dion Cassius, XXXIX, 40, 1.
296 Tacite, Ann., XIV, 24.
297 César, B.C., I, 81, 5.
162
Cet exemple n'est toutefois pas représentatif de la corvée d'eau standard, mais elle
permet de comprendre que les soldats affectés à l'eau étaient nombreux, puisque les
besoins étaient énormes. Cependant, même s'il se trouvait un grand nombre de soldats
affectés à la corvée d'eau, ils n'y allaient pas nécessairement tous en même temps, ni tous
au même endroit. Par exemple, le soldat ligure, dont l'histoire a été racontée plus haut,
semble avoir été complètement seul pour sa collecte d'eau, et s'écarta de son chemin
quand il découvrit des escargots, qu'il se mit à collecter 298. De plus, dans le Bellum
Alexandrinum, il est dit que César s'arrêta avec sa flotte en Chersonèse. Il permit aux
matelots de descendre des navires « pour qu'ils fassent de l'eau; quelques-uns s'écartèrent
trop loin des vaisseaux, dans le but de piller, et tombèrent entre les mains des cavaliers
ennemis »299. Ces deux exemples démontrent que les soldats affectés à la corvée d'eau ne
se déplaçaient pas nécessairement toujours en groupe au même endroit, et n'étaient pas
toujours encadrés. De même, en Espagne, les soldats de César assignés à la corvée d'eau
se trouvèrent dans une mauvaise posture. L'auteur du Bellum Hispaniense raconte : « une
douzaine de leurs cavaliers tombèrent sur nos gens qui allaient à l'eau, et en tuèrent ou
prirent quelques-uns, mais huit d'entre eux furent faits prisonniers »300.
Pour qu'une poignée de cavaliers s'attaque à un groupe désigné pour faire de l'eau,
même si l'on suppose que ce groupe sortait sans armes, il eût fallu que le groupe en
question ne fût pas beaucoup plus nombreux que les cavaliers eux-mêmes. Peu importe le
nombre exact, il serait surprenant qu'une douzaine d'ennemis (ou même une quarantaine)
aient lancé une attaque contre tous ceux qui avaient été affectés à la corvée d'eau, s'ils
étaient sortis au même moment, car les cavaliers auraient bien affronté quelques centaines
298 Salluste, B.Iug., XCIII.
299 Ps.-César, B.Alex., X, 2.
300 Ps.-César, B.Hisp., XXI, 2; certaines versions lisent XL au lieu de XII.
163
d'hommes.
Toutes ces anecdotes isolées sont autant d'exemples démontrant que les soldats
affectés à l'eau ne se déplaçaient pas nécessairement en un grand groupe, ni tous en même
temps.
3.6 - Les contributions directes à l'armée par les alliés et les provinciaux
Un général pouvait, en certaines circonstances, acheter, recevoir ou exiger des
contributions spéciales des provinciaux, mais aussi des alliés avec qui Rome avait conclu
un pacte (foedus). Nous ajoutons aussi les apports des provinciaux, en excluant les
contributions normalement exigées par l'autorité centrale, par exemple via l'impôt.
Cette distinction pose problème lorsque les textes abordent les guerres civiles.
Est-ce que Marius, Sylla, César, Pompée, Brutus, Cassius, Octave et Marc-Antoine
agissaient chacun à titre de général ou se percevaient-ils plutôt comme le siège de
l'autorité légitime de Rome lorsqu'ils ordonnaient des réquisitions, des achats ou qu'ils
recevaient des dons? Évidemment, la démarcation est mince et subjective et tout n'est
certainement pas noir ou blanc. La perception pouvait évoluer dans les différentes teintes
de gris d'un acteur à l'autre, d'un événement à l'autre. Par exemple, un général pouvait
penser agir en tant que détenteur légitime d'un pouvoir souverain, et les peuples qui se
pliaient à sa volonté pouvaient ne voir en lui qu'un général usurpateur.
Afin de conserver une certaine logique dans le traitement des sources, il convient
de diviser les passages en deux catégories. D'une part, il y a les extraits où les
contributions alliées étaient menées directement à un général qui se trouvait en
164
campagne, à la tête de ses troupes. Ceux-ci seront traitées dans ce chapitre. D'autre part,
les passages où les alliés offraient leur ravitaillement au sénat romain, ou à l'empereur,
lorsque ce dernier n'était pas à la tête de son armée, seront traités dans le chapitre sur
l'approvisionnement organisé depuis Rome. En effet, le sénat, puis l'empereur, sont les
deux entités qui avaient le dernier mot pour attribuer les ressources aux différents théâtres
d'opération.
Les textes ne sont pas toujours clairs non plus quant à la distinction entre dons,
achats ou réquisitions sur le terrain. Certes, les sources indiqueront parfois où le général
s'est procuré des vivres, mais la manière reste le plus souvent assez nébuleuse. Il faut
étudier chaque passage et essayer de trouver la démarcation entre chacun de ces trois
modes d'approvisionnement, ce qui n'est pas toujours aisé. Aussi, les contributions des
alliés ne sont pas nécessairement ce qu'ils prétendent. Par exemple, certaines réquisitions
sont parfois maquillées en dons forcés, et certains achats se transforment en don ou en
réquisition.
Il arrive même souvent que les textes ne précisent pas le mode d'acquisition
préconisé par le général romain ou par ses alliés. Par exemple, lorsque Lucullus
s'approvisionnait en blé depuis la Cappadoce, procédait-il à des achats, des réquisitions,
recevait-il plutôt des dons301? Impossible de le savoir, puisque les textes ne le précisent
pas. Le même problème se pose pour Sylla, qui s'était procuré les vivres qui sauvèrent
Catulus et Marius de la disette dans les Alpes302; pour Marius, qui se procura du blé à
Sicca, la première ville à abandonner le camp de Jugurtha pour embrasser celui des
301 Appien, Mithr., XII, 80.
302 Plutarque, Sylla, IV, 5.
165
Romains303; pour Afranius, qui acquit ses vivres dans sa province304; pour César, campé
autour d'Ilerda, qui en reçut de ses alliés en Gaule et en Italie 305; pour Bibulus, qui faisait
venir sa nourriture, son bois et son eau depuis Corcyre 306; pour Pompée, qui devait aller
chercher du blé dans une ville, où l'on prévoyait de s'emparer de sa personne pour le
livrer à César307. La même question se pose pour les approvisionnements provenant de
Thessalie, d'Asie, d'Égypte, de Crète, de Cyrénaïque qui parvenaient au même Pompée, à
Dyrrachium308. Sous quelle condition les Cercinates fournirent-ils le blé avec lequel
Salluste emplit les cales de ses navires pour ravitailler les troupes de César309? Qu'en estil du blé que la cavalerie césarienne se procurait à Leptis 310, des provisions que prenaient
Brutus et Cassius, Octavien et Marc Antoine? Était-ce perçu en don, réquisitionné, acheté
ou accepté en tant qu'impôt311? Impossible également de savoir par quel moyen les
affranchis d'Octavien obtinrent le blé de Corse et de Sardaigne 312. Les textes ne s'attardent
pas sur le détail des opérations, et ni la formulation, ni le contexte ne permettent de le
deviner. Si ces passages ne nous permettent pas de comprendre un mode
d'approvisionnement particulier, d'autres par contre sont un peu plus clairs.
3.6.1 - Les dons des alliés et des provinciaux
D'abord,
303
304
305
306
307
308
309
310
311
312
les
alliés
pouvaient
offrir
de
leur
propre
initiative
des
Salluste, B.Iug., LVI, 3.
César, B.C., I, 49, 1.
César, B.C., I, 48, 4.
César, B.C., III, 15, 3.
Cicéron, Ad Fam., VI, 18, 2.
César, B.C., III, 5, 1; 42, 1-2; 47, 3; Appien, B.C.., II, 66; Plutarque, Pompée, LXV, 6; César, XXXIX,
1; Dion Cassius, XLII, 1.
Ps.-César, B.Afr., XXXIV, 3.
Ps.-César, B.Afr., LXI, 5.
Appien, B.C., IV, 100; 108; 117. Des marchands sont mentionnés en lien avec le blé égyptien, mais
concernant les autres régions (Asie, Macédoine, Thessalie, Thrace, Afrique, Italie, Espagne, Sicile et
Sardaigne), rien de précis n'est affirmé.
Appien, B.C., V, 78.
166
approvisionnements aux armées en campagne. Lors de la Seconde Guerre punique, le roi
Hiéron de Syracuse ne refusa jamais rien aux consuls qui venaient lui demander des
provisions, des vêtements ou de l'argent313. De leur côté, les Athéniens avaient offert des
troupes aux Romains. Le consul Publius Licinius et le préteur Caius Lucrétius, qui n'en
avaient pas besoin, exigèrent des Athéniens cent mille boisseaux de blé, en guise de
substitution, boisseaux qui devaient être importés. Non seulement les Athéniens
acceptèrent-ils, mais ils se présentèrent devant le sénat en proposant de surcroît de
combler les demandes supplémentaires qu'on voudrait bien leur adresser 314. Des
administrateurs de Jugurtha se présentèrent devant Métellus pour obéir à ses ordres et lui
offrir du blé et des transports315. Zarbiénus, roi de Gordyène, abandonna le camp de
Tigrane pour embrasser le parti de Lucullus, mais il fut dénoncé et mis à mort. Lucullus,
après avoir pris possession du palais de Zarbiénus, mit la main non seulement sur
d'immenses quantités d'or et d'argent, avec lesquelles il célébra les funérailles du roi et
enrichit ses soldats, mais aussi sur trois cent mille médimnes de blé 316. Les Byzantins,
demandant au sénat des diminutions d'impôt, mirent en avant les troupes que leurs
ancêtres avaient fournies contre Antiochos et Persée, et l'aide qu'ils avaient octroyée à
Antoine, Sylla, Lucullus et Pompée 317. Les habitants de la région de l'Abas offrirent à
313 Hiéron offrit lui-même de fournir gratuitement du blé et des vêtements, Tite-Live, XXI, 50, 10. Dans
le second cas, le consul demanda de l'aide, mais il n'avait ni l'autorité ni la force suffisante pour
contraindre Hiéron. Il se tourna néanmoins vers le roi de Syracuse parce qu'on venait de lui annoncer
que les coffres de l'État étaient vides. Donc il ne s'agirait ni d'une réquisition, ni d'un achat, mais bien
d'un don. Tite-Live, XXIII, 21, 5.
314 Tite-Live, XLIII, 6, 1. Il est vrai que le blé est demandé comme une réquisition, mais l'empressement
des Athéniens à satisfaire la demande en fait un don aussi bien qu'une réquisition. De plus, il ne
semble pas que les Romains eurent à payer quoi que ce soit en échange de ces marchandises. Si les
Athéniens avaient été remboursés par Rome, ils n'auraient probablement pas pris la peine de souligner
au sénat qu'ils devaient importer du blé.
315 Salluste, B.Iug., XLVI, 5. La formule est sans équivoque, les délégués sont prêts à donner du blé
(parati frumentum dare).
316 Plutarque, Lucullus, XXIX, 10. Dans ce cas, on devine qu'il s'agit d'un don. Ce n'est pas un achat,
puisque Lucullus enrichit ses soldats avec de l'argent qu'il trouve dans le palais. Ce n'est pas non plus
une prise de guerre, puisqu'il est en territoire ami, avec les proches du défunt roi. Puisqu'il tente de
venger son meurtre, et qu'il appelle Zarbiénus ami et allié du peuple romain, nous en déduisons que
ces biens lui ont été donnés par la famille du roi défunt.
317 Tacite, Ann., XII, 62. Outre le contexte, qui permet peu d'interprétations contraires, Tacite emploie
167
l'armée de Pompée tout ce dont elle avait besoin 318. Aulus Gabinius reçut une aide
inestimable de la part d'Hyrcan et surtout d'Antipater, qui lui fournit de l'argent, des
armes, des vivres et des hommes lors de sa campagne contre les Parthes 319. César s'était
fait promettre du blé par les Éduens, sur lequel il se fiait pour l'approvisionnement de ses
troupes320. Voyant que les grains n'arrivaient toujours pas, il dut se diriger directement
vers leur capitale, Bibracte, pour faire le plein de provisions 321. Plus tard, devant la
froideur des soldats, qui étaient inquiets à l'idée d'affronter les Germains et qui, pour se
draper de vertu, prétextaient la difficulté de recevoir des vivres, César assura qu'ils se
feraient ravitailler par les Séquanes, les Leuques et les Lingons 322. Sous les murs
d'Avaricum, les Romains eurent à souffrir de la faim puisque leurs alliés boïens avaient
rapidement épuisé leurs ressources et que les Éduens faisaient preuve de négligence323. En
Afrique, les habitants de Thysdra, où des marchands et des laboureurs avaient déposé
beaucoup de blé, vinrent voir César pour lui échanger ce blé contre une protection 324.
Alliés à Hérode, Silo et ses troupes se plaignirent de manquer du nécessaire et
menacèrent de quitter le siège de Jérusalem. Hérode supplia les Romains de rester et
partit en expédition de fourrage pour remplir leurs greniers, puis il envoya des émissaires
à Samarie pour leur mander d'envoyer à Jéricho du blé, du vin, de l'huile et du bétail, et il
surveilla les convois avec dix cohortes, dont cinq de Romains et cinq de Juifs, en plus des
troupes mercenaires et d'un petit nombre de cavaliers 325. Le simple nom de César fut
obtulissent, clair en lui-même.
318 Dion Cassius, XXXVII, 3, 6. Les denrées furent apportées par les habitants, qui agissaient de leur
plein gré (par'ekontôn tôn epikhôriôn).
319 Flavius Josèphe, B.Iud., I, 175; Ant. Jud., XIV, 6, 2.
320 César, B.G., I, 16, 1-6.
321 César, B.G., I, 23, 1.
322 César, B.G., I, 40, 11.
323 César, B.G., VII, 17, 3. Il emploie le mot indiligentia, qui implique qu'auparavant, les Éduens
agissaient de leur plein gré. Si César avait réquisitionné son blé, leur négligence aurait certainement
compté pour très peu, et s'il l'avait acheté, il aurait trouvé des vendeurs tant que le prix qu'il payait
était acceptable.
324 Ps.-César, B.Afr., XXXVI, 2.
325 Flavius Josèphe, B.Iud., I, 297-301.
168
suffisant pour pousser plusieurs proches et soldats du dictateur à fournir à Octavien de
l'approvisionnement, de l'argent et des tributs d'autres pays326.
À l'époque impériale, Agrippa, roi des Juifs, guida Cestius Gallus jusqu'à
Ptolémaïs et s'assura de son approvisionnement327. Lors de la guerre civile de 69, les
habitants de Cologne, les Trévires et les Lingons, qui s'étaient brouillés avec Galba en
raison de la publication d'édits menaçants328, s'empressèrent de soutenir Vitellius dans sa
lutte pour l'accession à l'empire, en fournissant à ses troupes armes, chevaux et argent329.
Dans ces passages, plusieurs raisons pouvaient intervenir pour convaincre un roi
ou un peuple d'offrir de l'aide aux généraux romains. Que ce soit par appui sincère à la
République contre un adversaire commun, pour éviter de se faire piller par les troupes ou
afin de faire preuve de bonne volonté et ainsi gagner les faveurs de Rome, tous ces
exemples sont considérés comme entrant dans la catégorie des dons, puisque les alliés
offrent leur aide volontairement, sans qu'on les y force directement.
Un autre cas singulièrement spécial est mentionné par Tite-Live. En 205 avant J.C., Scipion, fraîchement débarqué en Sicile, apportait les dernières mesures aux
préparatifs de son expédition en Afrique. Il exigea des insulaires une cavalerie forte de
trois cents hommes, sélectionnée dans les familles les plus notables. Lorsque les hommes
désignés se présentèrent devant lui en armes et à cheval, Scipion affirma qu'il avait eu
vent que certains parmi eux étaient réticents à l'idée de quitter leurs foyers pour passer en
Afrique. Ceux-ci le lui ayant confirmé, il proposa à chacun de plutôt prendre chez lui un
soldat romain, de lui remettre ses armes et son cheval puis de l'entraîner pour le
326
327
328
329
Appien, B.C.., III, 2, 11.
Flavius Josèphe, B.Iud., II, 502.
Tacite, Hist., I, 53.
Tacite, Hist., I, 57.
169
remplacer. « Ainsi, des cavaliers romains furent substitués aux trois cents Siciliens, sans
aucune dépense publique (sine publica impensa) »330. Cet exemple démontre bien la
préférence qu'avaient certains généraux romains à encourager les dons plutôt que les
réquisitions. En effet, Scipion aurait pu exiger de ses alliés siciliens qu'ils donnent des
armes et des chevaux à ses volontaires, mais il a plutôt choisi de les convaincre de tout
fournir de leur plein gré, en leur donnant l'alternative d'un service militaire
potentiellement dangereux en terre éloignée. Outre des raisons militaires, Scipion
préférant clairement les soldats latins à ceux d'autres origines 331, on peut aussi
comprendre qu'il était mû par des raisons politiques et diplomatiques. En effet, imposer
des revendications aux alliés n'a pas le même impact sur leur loyauté que de leur donner
le choix, même si, au final, le résultat est le même.
3.6.2 - Les réquisitions auprès des alliés et des provinciaux
Parfois, cependant, dans des situations particulièrement urgentes, on pouvait
procéder à des réquisitions, c'est-à-dire qu'on exigeait de la part des alliés, mais surtout
des provinciaux, que soient fournis certains produits à l'armée, sans offrir aucune forme
de compensation. C'est le cas de Quintus Fulvius Flaccus qui, poursuivant Hannibal qui
dirigeait son armée vers Rome, écrivit aux cités qui se trouvaient sur son chemin afin
qu'elles lui préparent d'avance des vivres et qu'elles les lui apportent332.
330 Tite-Live, XXIX, 1, 1-10.
331 Nous pensons notamment aux Espagnols, (Polybe, XI, 20, 6-7) où Scipion est présenté comme ayant
des forces légionnaires insuffisantes pour affronter seules l'armée carthaginoise. Bien qu'en y
additionnant le concours des Espagnols ses forces fussent suffisantes, le Romain considérait trop
risqué d'engager une bataille décisive en se basant sur ses alliés. Il résolut son dilemme avec le
fameux stratagème qui lui permit de vaincre à Ilipa (Polybe, XI, 22-24), aussi nommée Silpia par TiteLive, (XXVIII, 12, 14), et pour la bataille (XXVIII, 14-15).
332 Tite-Live, XXVI, 8, 10-11.
170
C'est aussi une réquisition qui est sous-entendue dans le discours qu'Eumène
adresse à Lucius Aemilius Regillus pour le convaincre de poursuivre les hostilités contre
Antiochos. Lui soulignant qu'il affronte un dilemme, soit de retourner à Rome sans
espérer la décision du sénat et du peuple en ce qui concerne la demande de paix du roi, ou
de devoir rester en attendant, il lui dit : « Il reste [l'option] que tu attendes en Asie, que les
troupes soient reconduites encore une fois dans leurs quartiers d'hiver, après une
campagne interrompue, et qu'elles épuisent les alliés pour qu'on leur offre des vivres »
(exhauriant commeatibus praebendis socios)333. Le passage permet d'éliminer une
possibilité : pour que les alliés soient épuisés, ce n'est probablement pas au moyen
d'achats contractés auprès d'eux que le général se porte acquéreur des provisions
destinées à son armée. Eumène parle donc soit de dons ou de réquisitions. Or, il s'agirait
probablement de réquisitions, puisque Lucius Aemilius Regillus n'était probablement pas
préparé à hiverner dès le mois de juillet et aurait nécessairement dû pallier le manque de
vivre par des mesures drastiques.
Lors de la Seconde Guerre punique, un commandant de flotte, homme d'origine
obscure, surveillait le cap de Régium avec une escadre d'environ vingt bâtiments pour
permettre aux convois en partance de Sicile de ravitailler la garnison de Tarente. Il
n'avait, à l'origine, que cinq vaisseaux sous ses ordres, mais on lui confia ensuite trois
quinquérèmes supplémentaires, parmi les plus gros bâtiments militaires utilisés par les
Romains; le reste de sa flotte était composée de navires qu'il avait réquisitionnés aux
habitants de Régium, de Vélia et de Paestum, conformément à la mesure qui avait été
prévue par le traité (ex foedere exigendo)334. Dans ce cas très particulier, la réquisition,
qu'il avait faite lui-même (ipse), était basée sur les traités qui liaient entre elles ces cités et
333 Tite-Live, XXXVII, 19, 4.
334 Tite-Live, XXVI, 39, 2-5.
171
Rome. Un dernier cas de réquisition en temps de guerre étrangère a lieu lors de la
campagne de Métellus contre Jugurtha. Le Romain, méditant une traversée du désert pour
poursuivre le Numide, réquisitionna (conquirit) le bétail des champs, saisit dans les
maisons une grande quantité de vases pour recevoir de l'eau, et ordonna aux habitants, qui
venaient de se rendre après la fuite du roi, de lui apporter le plus d'eau qu'ils pouvaient 335.
La récente soumission de ces peuples peut expliquer le caractère plus autoritaire de
Métellus : puisqu'ils avaient soutenu leur roi jusqu'à ce que ce dernier prenne la fuite, le
Romain pouvait les voir comme des vaincus plutôt que des alliés, et il considérait
certainement qu'ils étaient encore fidèles à Jugurtha336.
Mis à part ces quelques cas, les autres occurrences reconnues de réquisitions se
sont produites lors des différentes guerres civiles qui ont déchiré la République et
l'Empire. Sylla imposa à toute l'Asie une ponction de vingt mille talents, et en plus il
força les habitants à héberger ses soldats chez eux, à les nourrir, les vêtir et les payer 337.
Manquant d'argent, César mit la main sur l'aerarium338. En Espagne, lorsque le pont
d'Ilerda se rompit et qu'il se retrouva en fâcheuse position, le conquérant des Gaules
demanda aux peuples qui s'étaient déclarés ses alliés de lui fournir du bétail 339. Plus tard,
dans une situation de disette similaire sous Dyrrachium, César fit chercher tout le blé de
Lissus et des Parthini, en vain340. Puis, dans une situation inconfortable en Afrique, il
envoya des lettres en Sardaigne et dans les autres provinces voisines pour qu'on lui fasse
335 Salluste, B.Iug., LXXV, 1-5.
336 L'inconstance de la loyauté des Africains était un topos bien connu, et maintes fois éprouvé. Florus,
Hist. Rom., II, 2; Valère Maxime, IX, 6. Métellus avait déjà fait les frais de cette ''punica fides'' avec la
trahison des habitants de Sicca, qui l'attaquèrent dès qu'ils virent leur roi (Salluste, B.Iug., LVI, 4).
Puis, ce seront ceux de Vaga qui quitteront son parti pour retourner dans le camp de Jugurtha. Salluste
aura d'ailleurs un mot pour eux : « l'homme du commun, comme il arrive ordinairement, est séditieux
et porté à la discorde, à cause de son caractère changeant, et c'est encore plus vrai des Numides. »
(Salluste, B.Iug., LXVI, 2-4).
337 Plutarque, Sylla, XXV, 4-5; Appien, Mithr., LXI.
338 Florus, Hist. Rom., II, 13. Bien qu'unique en son genre, il s'agit malgré tout d'une forme de réquisition.
339 César, B.C., I, 52, 4.
340 César, B.C., III, 42, 4.
172
parvenir le plus rapidement possible des troupes, des vivres et du blé (auxilia commeatus
frumentum)341. Varron, un adversaire acharné, exigea des navires, quatorze cent mille
livres d'argent et cent vingt mille boisseaux de blé; en plus, il pilla le temple d'Hercule,
accabla d'impôt les villes favorables à César et confisqua les biens de ceux dont il
n'obtenait pas une loyauté irréprochable342. Decimus Brutus Albinus s'empara de Modène
et confisqua les biens des habitants pour subvenir à son approvisionnement. Entre autres,
il fit abattre et saler tout le bétail en prévision d'un long siège, puis il attendit l'arrivée
d'Antoine343. Cassius s'était constitué une flotte par des saisies en Asie, et Titilius Cimber
avait réalisé la même entreprise en Bythinie, probablement par les mêmes procédés 344.
Pressés par la famine, Octave et Marc-Antoine dépêchèrent une légion en Achaïe pour
rassembler toute la nourriture possible et la faire venir au plus vite 345. Avant la bataille
d'Actium, Marc-Antoine avait réquisitionné de l'argent, des esclaves, des bêtes de
somme, du blé et même des hommes libres, qu'on forçait à transporter du blé sur leurs
épaules depuis leur cité jusqu'à la mer d'Anticyre, sous la menace du fouet 346. Lors de la
guerre civile de 69, les partisans de Vitellius cherchaient un prétexte pour attaquer les
Éduens. Ils exigèrent alors d'eux de l'argent et des armes. Cependant, les desseins
belliqueux des Vitelliens échouèrent, puisque les Éduens ajoutèrent gratuitement des
vivres aux autres denrées qu'on avait exigé d'eux347.
Les réquisitions lors de guerres civiles n'étaient toutefois pas garantes
d'acquiescement. Par exemple, lors de la guerre civile l'opposant à Septime Sévère,
Clodius Albinus dut précipiter son passage de la Bretagne en Gaule, et il écrivit aux
341
342
343
344
345
346
347
Ps.-César, B.Afr., VIII, 1.
César, B.C., II, 18, 1-5.
Appien, B.C., III, 49.
Cicéron, Ad Fam., XII, 13.
Appien, B.C., IV, 122.
Plutarque, Marc Antoine, LXVIII, 6-7. Du moins, c'est les cas des habitants de Chéronnée.
Tacite, Hist., I, 64.
173
gouverneurs des provinces voisines pour leur ordonner de lui faire parvenir de l'argent et
des vivres. « Quelques-uns eurent le malheur de lui obéir : ils en furent punis plus tard;
ceux qui n'eurent pas égard à ses ordres se trouvèrent bien d'une conduite moins prudente
cependant qu'heureuse, car ce fut l'événement qui décida du bon et du mauvais parti »348.
À l'époque impériale, les cités se devaient d'approvisionner les armées en marche,
ainsi que celles qui étaient installées dans leur quartier d'hiver 349. Ces dernières pouvaient
se tourner vers des particuliers qui acceptaient de fournir de l'argent ou des produits aux
soldats ou aux cités, pour en tirer un profit ultérieur ou par simple volonté
d'évergétisme350. On en voit d'ailleurs un exemple en Galatie à la fin de l'année 113 et au
début de 114 après J.-C., alors qu'un certain Secundus, riche citoyen romain, prit sous sa
responsabilité l'approvisionnement des quatre légions qui y étaient cantonnées dans leur
quartier d'hiver351.
Ainsi, bien que les mentions de réquisition soient assez nombreuses, il faut faire
preuve de prudence avant de prétendre qu'il s'agissait d'une méthode de ravitaillement
souvent usitée. La grande majorité des cas répertoriés se sont produits à des époques de
guerres civiles, à un moment où les conventions militaires étaient moins respectées qu'à
l'habitude. Les autres exemples se sont produits dans des périodes où l'armée était dans
348 Hérodien, III, 7.
349 Cela ne semble toutefois pas être le cas à l'époque républicaine. En effet, après la défaite de Cannes,
4 000 fantassins et 200 cavaliers se réfugièrent à Canusium. Les habitants les hébergèrent dans leurs
maisons, mais il fallut attendre l'intervention de Busa, femme de haute naissance, pour qu'on offrit en
surcroît aux Romains des vivres, des vêtements et de l'argent pour la route. Elle eut ainsi à ravitailler
jusqu'à 10 000 hommes. Par émulation, des familles de Venusia, cité avoisinante, prirent aussi la
décision de s'occuper du ravitaillement des troupes stationnées chez elles (Tite-Live, XXII, 52, 4-7 et
54, 1-4).
350 Remesal Rodriguez, José, Military supply during wartime, in The transformation of economic life
under the Roman empire ; Proceedings of the second workshop of the international network Impact of
Empire (Roman empire, c.200 B.C. - A.D. 476), édit. De Blois, Lukas et Rich, John, Amsterdam,
2002, p.88.
351 Guey, Julien, Inscription du second siècle relative à l'annone militaire, in Mélanges d'archéologie et
d'histoire, Tome 55, 1938, p68-69.
174
une situation pour laquelle elle n'était pas préparée : Hannibal effectuant un mouvement
vers Rome qui demandait une réponse rapide des consuls; un général qui se prépare à
hiverner au milieu de l'été sans avoir préalablement préparé des réserves de vivres; une
armée qui doit rapidement être en mesure de traverser un désert. Il reste le cas de l'amiral
Decimus Quinctius, qui avait réquisitionné des navires. On pourrait arguer que ces
vaisseaux, déjà prévus par le traité d'alliance entre Rome et les habitants de Régium, de
Vélia et de Paestum, n'ont pas été réquisitionnés, mais plutôt réclamés. Il semble donc
que la réquisition est un expédient que les généraux n'employaient qu'en dernier recours
seulement.
3.6.3 - Les achats auprès des alliés et des provinciaux
La troisième intervention qu'un général peut adopter auprès des alliés et des
provinciaux, après les dons et les réquisitions, sont les achats. On l'a vu dans le chapitre
traitant de l'approvisionnement individuel, Onesandros préconisait qu'on offre des sûretés
aux marchands pour qu'ils produisent l'abondance dans le camp 352. Or, l'emploi de
marchands pour le ravitaillement n'est pas seulement théorique, il trouve aussi des échos
dans différents épisodes de l'histoire romaine.
En effet, Marcus Junius Silanus, préteur à qui était échues l'Étrurie et les légions
urbaines qui y étaient attachées353, avait fait acheter du blé dans sa juridiction, dont il se
servit pour les troupes qui passaient l'hiver en service devant les murs de Capoue 354. Plus
tard, lors de la campagne en Turdétanie, à la faveur d'un flou diplomatique et politique, ne
352 Onesandros, V.
353 Tite-Live, XXV, 3, 1-4.
354 Tite-Live, XXV, 20, 3.
175
sachant pas s'ils étaient en guerre ou non contre les Celtibères, les Romains résolurent de
s'approvisionner comme en pleine paix, tirant du blé des champs et des places fortes
ennemies, s'avançant même à l'intérieur des fortifications « comme si un traité commun
avait été conclu pour faire du commerce » (velut communi pacto commercio)355. Ce
passage pourrait sembler difficile à interpréter, puisqu'il n'est pas fait mention explicite
d'achats effectués pour garantir les fournitures de l'armée. Il serait surprenant que les
champs et les citadelles de l'ennemi fussent soumises à des réquisitions de la part des
Romains, puisque, nous l'avons vu dans le chapitre précédent, les réquisitions sont
généralement exigées dans des circonstances spéciales et relativement extrêmes. Le
consul Caton n'eut pas non plus recours aux corvées de nourriture et de fourrage puisque,
après quelques temps, il décida de piller les terres de la région encore intacte pour attirer
ces mercenaires au combat356. En outre, il serait étonnant que, d'un côté, les troupes
réquisitionnassent des vivres et, de l'autre, des soldats s'adonnassent au commerce avec
ceux qu'ils venaient de dépouiller. Il faudrait donc logiquement y voir les conséquences
d'achats ou d'autres formes de transactions commerciales.
Le consul Quintus Marcius Philippus fit aussi appel à des achats pour assurer les
subsistances de son armée. D'abord, il connut la disette, et, pour le consul, « la cherté des
vivres était immense (consuli … ingens enim caritas annonae) »357. Pour remédier à la
situation, il s'était tourné vers les Épirotes pour se procurer des vivres, mais il s'agissait
d'un achat à paiement différé, puisqu'il envoya une lettre aux pères conscrits,
accompagnée des ambassadeurs de la région, sollicitant les uns de verser aux autres le
prix convenu lors de la transaction358. La troupe de Flamininus n'avait pas reçu sa ration
355
356
357
358
Tite-Live, XXXIV, 19, 8.
Tite-Live, XXXIV, 19, 9.
Tite-Live, XLIV, 7, 10.
Tite-Live, XLIV, 16, 2.
176
mensuelle de blé. Elle traversa malgré tout l'Épire sans la maltraiter, bien qu'on ne pût
s'approvisionner auprès de la flotte, puisqu'on en était trop éloigné, et, nous dit Plutarque,
il n'y avait aucun marché pour se ravitailler 359. Ce sont aussi des achats qui sont sousentendus dans l'approvisionnement de Lucullus en Orient. Après l'assassinat de
Zarbiénus, roi de Gordyène, Lucullus mit la main sur beaucoup d'or et d'argent, mais
aussi sur trois millions de médimnes de blé. Il avait ainsi pu fournir aux dépenses de la
guerre par la guerre, sans prendre une seule drachme dans le trésor public 360. En mettant
la solde des légionnaires en parallèle avec le ravitaillement, Plutarque laisse entendre
qu'en temps normal, la guerre est coûteuse également du côté des vivres et que,
conséquemment, on procédait régulièrement à des achats. Appien, de son côté, nous
informe qu'Antoine et Octavien ne pouvaient s'approvisionner auprès des marchands
d'Égypte, puisque le royaume était ravagé par la famine361.
Pour libérer Cénabum (Orléans), Cotuatos et ses troupes massacrèrent « les
citoyens romains qui s'y trouvaient pour faire du commerce (negotiandi causa), parmi
ceux-ci Caius Fufius Cita, honorable chevalier romain, qui avait été mis à la tête des
vivres (rei frumentariae … praeerat) sur l'ordre de César »362. Erdkamp n'y voit pas une
indication que l'armée de César s'approvisionnait par des voies marchandes. En effet,
selon lui, César voulait retirer le fardeau de l'approvisionnement des épaules des hauts
gradés de son armée. Cependant, puisque les centurions et les autres officiers de grade
intermédiaire n'avaient pas une expérience suffisante dans l'acquisition et la distribution
de blé, il aurait choisi un civil, marchand de profession, à qui il aurait confié cette
charge363. Toujours selon Erdkamp, Fufius Cita n'aurait été qu'un civil parmi d'autres,
359
360
361
362
363
Plutarque, Flamininus, V, 2.
Plutarque, Lucullus, XXIX, 10.
Appien, B.C., IV, 108.
César, B.G., VII, 3, 1.
Erdkamp, Paul, Hunger and the sword ; Warfare and food supply in Roman republican wars (264-30
177
disséminés à travers la Gaule364. Ces civils, déployés dans des villes favorablement
situées pour acquérir du blé et l'acheminer à l'armée, auraient eu un rôle de supervision
des opérations et d'organisation des transports365. Or, à la lumière de ce que nous avons vu
jusqu'à présent, il semble plus que probable que Fufius Cita ait occupé un rôle officiel
d'acheteur auprès des différents producteurs ou marchands locaux de blé (peut-être bien
les mêmes marchands romains dont parle César) ou de vendeur principal de blé à l'armée.
S'il était acheteur au nom du général, il aurait effectivement pu agir seul, Cénabum étant
située au cœur de la région conquise par les armes romaines. S'il était vendeur principal,
il est fort à parier qu'il ne fut pas le seul marchand.
Dans le même ordre d'idées, Métellus se précipita sur Vaga, le marché le plus
fréquenté de tout le royaume numide, où des Romains habitaient et faisaient du
commerce. Une fois la place prise, il y mit une garnison et y entreposa du blé et du
matériel militaire. Métellus avait fait cela dans l'optique que « la foule de marchands lui
serait utile pour ravitailler son armée » (frequentiam negotiatorum et commeatu
juvaturam exercitum)366, ce que les circonstances suggéraient. La simple présence d'une
affluence de marchands romains parvint à convaincre Métellus d'établir un centre de
ravitaillement dans la ville de Vaga. Nul doute qu'il ne songeait pas à faire des
réquisitions auprès de ces commerçants, puisque, toujours d'après Salluste, la présence de
ces marchands était comme un rempart pour ce qui avait déjà été préparé. Le général ne
souhaitait donc pas se brouiller avec ces négociants. Il devait plutôt avoir l'objectif de les
enrichir par diverses transactions, et ainsi s'assurer une certaine loyauté.
B.C.), Amsterdam, 1998, p.108.
364 Contrairement à ce que pense Labish, qui en fait le principal organisateur du ravitaillement de toutes
les forces de César. Labisch, Alfons, Frumentum commeatusque. Die Nahrungsmittel - Versorgung
der Heere Caesars, Meisenheim : Hain, 1975, p.115-117.
365 Erdkamp, Paul, Hunger and the sword ; Warfare and food supply in Roman republican wars (264-30
B.C.), Amsterdam, 1998, p.106.
366 Salluste, B.Iug., XLVII, 2.
178
Si le général peut acheter de la nourriture pour l'ensemble de sa troupe, il peut
aussi institutionnaliser les achats individuels. En effet, au lieu de fournir de la nourriture
aux troupes, il est des généraux qui fournissaient plutôt de l'argent et conduisaient les
soldats dans des lieux où la nourriture était suffisamment abondante pour que les soldats
puissent s'acheter par eux-mêmes leurs rations. Par exemple, des soldats, sous l'impulsion
de leur officier Silo, fomentèrent une mutinerie, prétextant manquer des fournitures
élémentaires. Ils réclamaient, entre autres, qu'on leur donnât de l'argent pour acheter des
vivres et qu'on les conduisît dans des endroits plus favorables pour y asseoir leurs
quartiers d'hiver, puisque la ville de Jérusalem et ses environs, devant laquelle ils étaient,
avait approvisionné les troupes d'Antigone et n'avait plus assez de vivres pour suffire aux
Romains367.
3.7 - Les méthodes ésotériques
Les hommes de l'Antiquité ont généralement eu un faible pour les signes divins ou
magiques, et les Romains ne font pas exception. Scipion, sous les murs de Carthagène,
rassura ses troupes en leur annonçant les secours que Neptune lui avait promis pendant la
nuit, ce qui eut pour effet de galvaniser ses soldats, surtout lorsque la marée basse, qui
était prévue, diminua l'eau des marais entourant la ville 368. Lors de la guerre contre
Jugurtha, les soldats de Métellus, par sentiment religieux (religione), préférèrent utiliser
l'eau d'une pluie fort abondante plutôt que celle que les habitants leur apportaient, ce qui
ajouta beaucoup à leur moral, puisqu'ils se pensaient protégés des dieux369.
367 Flavius Josèphe, B.Iud., I, 297; Ant. Jud., XIV, 6, 2.
368 Polybe, X, 11, 7-8; 14, 12; Tite-Live, XXVI, 45, 9.
369 Salluste, B.Iug., LXXV, 9.
179
Dans ce contexte, et étant donné les croyances des Romains, lorsque les modes
traditionnels d'approvisionnement des armées n'étaient pas suffisants et que survenaient
des situations de pénurie graves, il pouvait donc arriver que le général fasse appel à
certaines méthodes plus ésotériques. En revanche, de telles méthodes ne sont pas souvent
attestées. En effet, il ne nous est parvenu que quatre passages qui en fassent mention,
provenant de trois auteurs différents. Ces quatre épisodes, dont trois présentent
essentiellement le même événement, partagent deux points communs : tous se déroulent à
l'époque impériale et, dans chacun, le général manque d'eau et doit s'en procurer à tout
prix.
Dans le premier cas, Gnaius Hosidius Geta, en Maurétanie, fit appel à la magie
pour obtenir de l'eau en abondance, prétextant que, souvent, beaucoup d'eau avait été
acquise de cette manière. L'expérience lui donna raison, et les ennemis prirent peur,
pensant que les dieux venaient en aide aux Romains370.
Dans le second cas, un sorcier égyptien, nommé Arnouphis, est censé avoir obtenu
une pluie abondante qui sauva de la chaleur et de la soif les troupes de Marc-Aurèle. Il
aurait invoqué des divinités (daimonas), dont Hermès aérien, par des enchantements371.
Discutant du même événement, Tertullien attribue plutôt ce miracle aux prières des
soldats chrétiens372.
Finalement, nécessairement en lien avec le même événement que les deux
précédents, l'Histoire Auguste prête à Marc-Aurèle lui-même le pouvoir, par des prières,
de faire tomber la foudre sur les machines de guerre ennemies et d'avoir obtenu de l'eau
370 Dion Cassius, LX, 9, 4.
371 Dion Cassius, LXXI, 8, 4.
372 Tertullien, Apol., V, 6.
180
de pluie pour son armée, alors qu'elle était tenaillée par la soif 373. Sur la colonne de MarcAurèle, l'événement est aussi représenté par la foudre qui s'abat sur des ouvrages
ennemis374 et, plus loin, par un Jupiter ruisselant375 qui sauve les Romains et engloutit les
Quades376. L'événement serait daté de 172 après J.-C.377
Ces exemples semblent plutôt anecdotiques et, évidemment, une armée ne pouvait
assurément pas se tourner vers la magie et l'aide divine chaque fois qu'il fallait
s'approvisionner en eau, sur une base régulière. De plus, il semble que la magie ne soit
pas le dernier expédient de tout général. En effet, il existe de nombreux cas où l'armée
romaine dut affronter des pénuries graves d'eau ou de nourriture, sans que le général ne se
tourne vers des méthodes ésotériques. Par exemple, Bibulus, faisant face à un blocus
continental de la part de César, dut faire venir son eau depuis Corcyre. De plus, par des
temps particulièrement difficiles pour son approvisionnement, plutôt que de se tourner
vers la magie ou des prières, lui et son équipage recueillaient la rosée sur les peaux qui
couvraient les navires, pour la boire378. Les soldats d'Afranius souffrirent de la faim et de
la soif sans que César ne fasse intervenir dans son récit un quelconque appel aux dieux 379.
Une épidémie se répandit dans le camp de César, devant Dyrrachium, à cause des
aliments étranges dont les soldats étaient contraints de se nourrir 380. De plus, lorsque les
troupes de Sévère pénétrèrent en royaume parthe et furent gravement incommodées par le
manque d'eau, Dion Cassius ne fait aucune mention d'usage de magie. Et lorsqu'une eau
373 Histoire Auguste, Marc Aurèle, XXIV, 4.
374 Colonne de Marc-Aurèle, scène 11.
375 Il pourrait ne pas s'agir de Jupiter, mais d'une représentation de Thot-Hermès-Mercure, voir Guey,
Julien, La date de la « Pluie miraculeuse » (172 après J.-C.) et la Colonne Aurélienne (I et II), in
Mélanges d'archéologie et d'histoire, 1948, Vol. 60, p.121.
376 Colonne de Marc-Aurèle, scène 16.
377 Guey, Julien, La date de la « Pluie miraculeuse » (172 après J.-C.) et la Colonne Aurélienne (III et
IV), in Mélanges d'archéologie et d'histoire, 1949, Vol. 61, p.118.
378 César, B.C., III, 15, 4.
379 César, B.C., I, 71, 4; 78, 1; 81, 1-5; 84, 4.
380 Plutarque, César, XL, 4.
181
au goût horrible se présenta, l'empereur y but sans se plaindre, ce qui encouragea ses
troupes à s'y abreuver également381. Lors de la campagne de Julien en Orient, ses troupes
venant à manquer de nourriture se tournèrent vers l'herbe, « dernière ressource dans les
cas extrêmes »382. Puis, l'herbe consommée, on se tourna vers les bêtes de somme, et l'on
s'adonna même au cannibalisme383.
Dans ces circonstances, la magie semble être plutôt employée au gré des
croyances du général : beaucoup ne l'utilisèrent pas, même en situation désespérée, alors
que d'autres auraient été plus enclins à s'y référer. D'ailleurs, en situation d'extrême
disette de nourriture, les généraux ne semblent s'être jamais tournés vers la magie. Les
soldats de César se nourrirent de racines384; ceux de Pompée se servirent de feuilles et
racines de roseau pour alimenter leurs chevaux385; on donna également aux chevaux des
algues détrempées386; Marc Antoine et ses troupes survécurent avec des racines, des fruits
sauvages, des écorces d'arbres et des animaux dont personne ne s'était nourri
auparavant387; plus tard, contre les peuples iraniques, son armée en était réduite à manger
des légumes et des racines, qui n'avaient jamais été consommés, ainsi qu'une herbe qui
rendait fou et prenait la vie de ceux qui s'en étaient alimentés388. Des soldats d'Octavien se
résolurent à consommer les voiles et les cordages des navires389. Pendant la guerre civile
de 69, les légions de Vetera se nourrirent de tout ce qu'elles purent trouver : chevaux,
bêtes de somme, d'autres animaux, immondes et dégoûtants, puis les soldats rongèrent le
381
382
383
384
385
386
387
388
389
Dion Cassius, LXXV, 2, 2.
Ammien Marcellin, XXV, 2, 7.
Ammien Marcellin, XXV, 2, 15.
César, B.C., III, 48, 1; Plutarque, César, XXXIX, 2.
César, B.C., III, 58, 3.
Ps.-César, B.Afr., XXIV, 2; Plutarque, César, LII, 6.
Plutarque, Marc Antoine, XVII, 5-6.
Plutarque, Marc Antoine, XLV, 9.
Plutarque, Brutus, XLVII, 3.
182
bois et la racine des plantes, et se nourrirent même de l'herbe qui pousse entre les
pierres390. À court de nourriture et d'argent pour s'en procurer, Pompée eut même l'audace
d'intimider le sénat en le menaçant d'envahir l'Italie et d'amener avec lui la guerre
d'Espagne, si on ne s'engageait pas à l'approvisionner 391. Par conséquent, en cas de
famine, on pouvait prendre beaucoup de mesures drastiques, mais, visiblement, on ne
faisait pas inévitablement usage d'incantations magiques ou de prières.
Chapitre 4 - L'approvisionnement organisé depuis la ville de Rome
Bien que le ravitaillement mis en place par le général soit d'une importance
capitale, l'approvisionnement organisé à partir de Rome occupait néanmoins une place
prépondérante. À l'époque républicaine, le sénat était au cœur de cet approvisionnement.
Sous le principat, c'est à l'empereur que revenait cette prérogative, qui s'en déchargeait
sur le préfet du prétoire et les procurateurs. Il sera donc question, dans ce chapitre, de
l'approvisionnement organisé selon l'autorité de l'un et de l'autre.
Polybe nous dit qu'« il faut évidemment toujours envoyer des approvisionnements
aux soldats; sans la volonté du sénat, impossible de fournir aux soldats ni blé, ni
vêtements, ni argent »392. Le sénat décidait de lever les armées et de fixer la solde et les
autres dépenses de la guerre à venir393. Il choisissait également d'attribuer ou non une
armée aux provinces394. C'est probablement pour ces raisons qu'il lui revenait aussi,
conjointement avec le général, le droit de punir les troupes qui avaient fait preuve de
390
391
392
393
394
Tacite, Hist., IV, 60.
Salluste, Hist., fr. CCLVIII, 10.
Polybe, VI, 15, 4.
Salluste, B.Iug., XXVII, 5.
C'est sous l'autorité du sénat que Cicéron put doter sa province de Gaule d'une légion et d'argent,
Cicéron, In Pisone, V.
183
couardise ou d'insubordination. Parmi la panoplie de mesures disciplinaires, gradées
d'après la gravité de la faute, le sénat pouvait ordonner de punir les soldats fautifs en les
nourrissant d'orge395, en leur interdisant la solde396, ou en les contraignant à rester en
service, à ne point quitter une province et à ne pas hiverner à moins de dix milles de
quelque place forte que ce fût397. À partir d'Auguste, c'est à l'empereur que revint la tâche
de fournir les subsistances et de punir, encore une fois conjointement avec les
généraux398.
La seule autorité du sénat permettait à un général de rassembler nourriture,
animaux, armes et machines de guerre en abondance399. On remarque aussi que, à Rome,
de grandes quantités de blé et d'argent étaient emmagasinées en vue des différentes
expéditions militaires400. En effet, lors de la Seconde Guerre punique, une flotte
approvisionnait les armées d'Espagne depuis Ostie401. Contre Antiochos, les Romains
avaient établi leurs entrepôts à Chios, et ceux-ci étaient remplis par des convois de blé et
de vin provenant d'Italie402. Pendant la campagne contre Jugurtha, trois consuls, Albinus
d'abord, puis Métellus et enfin Marius, firent le plein de provisions et d'armes dans la
capitale, avant de s'embarquer pour l'Afrique403. Tite-Live fait remonter le rôle d'entrepôt
de la ville de Rome au début de la République : l'armée qui campa sous les murs de Véies
395
396
397
398
399
400
401
402
403
Frontin, Stratagème, IV, 1, 25.
Frontin, Stratagème, IV, 1, 46.
Tite-Live, XXVI, 1, 10; 2, 14; XXVII, 7, 13; XXIX, 24, 12-13.
Pour les punitions, Auguste « décima les cohortes qui avaient lâché pied et les nourrit d'orge. »,
Suétone, Auguste, XXIV, 4. Dion Cassius, LII, 22 va plus loin encore : « Que ces condamnations
[d'infamie et à mort sur des soldats] soient réservées au commandant consulaire seul, excepté pour les
centurions des légions, et pour les primipilaires parmi les simples soldats; pour les uns comme pour
les autres, ne délègue à personne le droit de punition, de peur qu'en pareil cas, la crainte n'en pousse
parfois quelques-uns à entreprendre aussi contre toi. »
Salluste, B.Iug., XLIII, 3-4.
Garnsey, Peter, L'approvisionement des armées et la ville de Rome, in Le Ravitaillement en blé de
Rome et des centres urbains des débuts de la République jusqu'au Haut-Empire. Actes du colloque
international de Naples, 14-16 Février 1991, Rome, 1994, p. 32.
Tite-Live, XXII, 11, 6.
Tite-Live, XXXVII, 27, 1-2.
Salluste, B.Iug., XXXVI, 1; XLIII, 3-4; LXXXVI, 1.
184
fut méticuleusement approvisionnée, nous dit-il, par Rome 404. La même chose se
produisit lors de la guerre contre les Étrusques, où Lucius Horatius coordonna le
ravitaillement des trois armées assignées : la première contre les Antiates, la seconde
contre les Étrusques, les Latins et les Herniques et la troisième affectée à la défense de la
capitale405.
De plus, non seulement Rome servait d'entrepôt de base pour la guerre, mais les
généraux se tournaient vers le sénat dès qu'ils avaient des besoins importants qu'ils ne
pouvaient combler dans l'immédiat. En effet, il nous est parvenu un certain nombre de
mentions de lettres que les généraux adressèrent au sénat pour demander du blé, des
vêtements ou de l'argent. Les frères Publius et Cnaeius Scipion écrivirent au sénat pour
demander des vêtements, du blé et de l'argent, mais que, s'ils étaient informés que les
coffres étaient vides, ils tenteraient de se débrouiller pour se procurer eux-mêmes de
l'argent pour la solde406. Après leur mort, leur successeur, Lucius Marcius, s'adressa au
sénat pour solliciter du blé et des vêtements pour l'année 407. En Macédoine, Flamininus
écrivit au sénat pour qu'on lui expédie des vêtements et des chevaux 408. Pompée, à court
de ressources, supplia le sénat de lui fournir de l'argent et du blé 409. Suivant la même
logique, un général pouvait écrire au sénat pour lui annoncer qu'il n'avait pas besoin des
fournitures militaires qu'on lui avait envoyées. C'est ce que fit Quintus Fulvius à la fin de
sa campagne contre les Celtibères410, c'est aussi probablement ce que fit Caton en
Espagne, lorsqu'il jugea que les blés dans les champs seraient suffisants pour nourrir son
404
405
406
407
408
409
410
Tite-Live, V, 7, 13.
Tite-Live, VI, 6, 12-14.
Tite-Live, XXIII, 48, 4-5.
Tite-Live, XXVI, 2, 4.
Tite-Live, XLIV, 16, 1.
Salluste, Hist., fr. CCLVIII.
Tite-Live, XL, 35, 4.
185
armée411.
En contrepartie de ce soutien, le général devait rendre des comptes au sénat. Ce
dernier avait l'autorité nécessaire pour organiser des enquêtes non seulement sur l'état des
affaires militaires, mais aussi sur la conduite et les mœurs du général. Scipion profita
d'une telle enquête sur sa gestion de la discipline militaire pour convaincre le sénat de le
laisser s'embarquer pour l'Afrique412. Le sénat accorda à Paul Émile qu'une enquête fût
réalisée sur le déroulement des opérations en Macédoine. Il souhaitait connaître l'état des
troupes et de la flotte, autant romaine que macédonienne. Il voulait savoir quels étaient
les besoins à combler, la position géographique des deux camps, la disposition des
différents peuples avoisinants, l'état des approvisionnements, les routes de ravitaillement
et tous les événements qui avaient eu lieu lors de la campagne précédente413.
4.1 - Les contributions des legati
Pendant certaines campagnes militaires, des alliés et des États qui désiraient
tomber dans les bonnes grâces des Romains pouvaient envoyer des ambassadeurs à Rome
pour offrir de l'aide, par exemple en remettant des troupes, du matériel ou de l'argent au
sénat. Le roi Hiéron II de Syracuse 414, les Numides sous Masinissa415 et, après la Seconde
Guerre punique, les Carthaginois eux-mêmes416, offrirent à plusieurs reprises ce genre
411
412
413
414
Tite-Live, XXXIV, 9, 12.
Tite-Live, XXIX, 21, 13; 22, 1-12.
Tite-Live, XLIV, 18, 2-4.
Tite-Live, XXII, 37, 1; 6; 13, où Hiéron fit transporter à Rome trois cent mille boisseaux de blé et
deux cent mille boisseaux d'orge, que le sénat remit aux consuls. À cette quantité de grains, il rajouta
deux cent mille boisseaux de blé et cent mille boisseaux d'orge (Tite-Live, XXIII, 38, 13).
415 Masinissa envoya en Grèce deux cent mille boisseaux de blé (Tite-Live, XXXII, 27, 2); plus tard, il
achemina à Rome cinq cent mille mesures de blé et trois cent mille d'orge,(Tite-Live, XXXVI, 4, 8-9);
puis il rajouta un million de boisseaux de blé et cinq cent mille boisseaux d'orge, qu'on fit passer en
Macédoine (Tite-Live, XLIII, 6, 13).
416 Des ambassadeurs s'engageaient à fournir mille mesures de blé et cinq cent mille d'orge à l'armée, et la
moitié de cette quantité à Rome (Tite-Live, XXXVI, 4, 5); plus tard, c'est un million de boisseaux de
186
d'aide. Philippe V de Macédoine et Ptolémée V Epiphanes 417, ainsi que d'autres peuples
de Grèce et d'Asie418, sont également connus pour l'offre de ce genre de services.
Le sénat semble ne pas avoir aimé se comporter en débiteur et a très souvent
refusé les offres ou a exigé d'en payer la valeur marchande 419, ce qui donna lieu à un
étrange concours de politesse où Masinissa se déclarait l'obligé du sénat et prétendait être
confus qu'on lui versât le prix du blé qu'il envoyait 420. Une somme d'argent, qu'on avait
envoyée en Sicile dans le but de la remettre à Hiéron, fut finalement employée afin
d'équiper une flotte pour la guerre de Macédoine 421. Cet épisode démontre que le sénat
avait d'abord l'intention de rembourser ses dettes auprès du roi syracusain, et on peut
conjecturer qu'il en était de même pour les autres cités et royaumes étrangers422.
Autant le sénat pouvait recevoir des ambassades qui lui offrait divers degrés
d'aide, autant le sénat pouvait envoyer auprès des alliés et des peuples sous son autorité
des délégués dont la mission était d'acheter du blé. C'est ainsi qu'il en expédia en
Étrurie423, en Apulie et dans la Calabre 424 ou en Afrique425, auprès des Carthaginois et des
Numides, des députés qui achetèrent du blé pour la guerre. Quand, en 204, on chercha à
417
418
419
420
421
422
423
424
425
blé et cinq cent mille boisseaux d'orge, qu'ils offraient de transporter à l'endroit que le sénat voudrait
leur désigner, (Tite-Live, XLIII, 6, 11); le sénat désigna la Macédoine (Tite-Live, XLIII, 6, 13).
Tite-Live, XXXVI, 4, 1, tous deux ont offert des troupes, de l'argent et du blé, en quantité non
définies, sauf que Ptolémée rajoutait mille livres d'or et vingt mille d'argent. Le sénat refusa tout.
Les Athéniens, qui s'endettaient pour importer du blé pour l'armée romaine; les Milésiens; les
Alabandiens, qui offraient une couronne d'or de cinquante livres et des boucliers pour l'armée, que le
sénat fit acheminer en Macédoine; et les Lampsaquiens ont fait des promesses de fournir tout ce que le
sénat jugerait nécessaire (Tite-Live, XLIII, 6, 1-11).
Le sénat n'accepta l'offre des Carthaginois et des Numides qu'à condition d'en payer le prix, voir TiteLive, XXXVI, 4, 9.
Tite-Live, XLV, 13, 14-16, et ce, bien qu'il n'y ait pas souvent de mention chez Tite-Live que le sénat
remboursait intégralement la valeur du blé; la réaction de Masinissa laisse plutôt croire que le sénat
avait l'habitude d'acheter les cadeaux qu'on lui faisait.
Tite-Live, XXIII, 38, 12.
Tite-Live emploie le verbe reddere, qu'on peut traduire par rendre, donner en retour de ce qu'on doit,
s'acquitter de, payer.
Tite-Live, XXV, 20, 3; XXVII, 3, 9.
Tite-Live, XLII, 27, 8.
Tite-Live, XXXVI, 3, 1.
187
vêtir les troupes, on chargea le propréteur de Sardaigne d'envoyer de la province des
vêtements. La demande fut exécutée rapidement (haud segniter), et on expédia plusieurs
centaines de toges et plusieurs milliers de tuniques sardes426.
Évidemment, le sénat et les généraux ne se fiaient pas aux alliés pour combler
tous leurs besoins pendant les campagnes militaires 427, mais l'aide de ces peuples leur
semblait acquise malgré tout428 et, nous l'avons vu, les quantités de blé et d'orge que
certains de ces États pouvaient promettre n'étaient pas négligeables. De plus, les cités
conquises et les citoyens pouvaient, de leur propre initiative, montrer plus
d'empressement que ce qui était attendu d'eux, et le sénat pouvait souligner ces efforts
supplémentaires429.
Finalement, non seulement le sénat pouvait approvisionner les armées en recevant
des dons ou en effectuant des achats directement auprès des alliés, mais un général avait
besoin de son autorisation explicite pour pouvoir lui-même demander et recevoir des
dons des alliés. Du moins c'est ce qu'on peut déduire d'un passage de Tite-Live, dans
lequel Scipion gagne du sénat la permission de passer en Afrique.
« Scipion, qui n'avait pas obtenu qu'il y ait une levée, ni ne l'avait
demandé avec insistance, obtint qu'il lui fut permis (liceret tenuit)
d'emmener les volontaires comme soldats, et, parce qu'il avait affirmé
que la future flotte ne coûterait pas cher à la République, [il obtint la
permission] d'accepter ce qui serait donné par les alliés afin de
construire de nouveaux navires (quae ab sociis darentur ad novas
fabricandas naves acciperet) »430.
Tite-Live, il est vrai, ne parle que de contributions qui permettraient la
426 Tite-Live, XXIX, 36, 1-3. Le caractère singulier de la demande peut porter à croire qu'il ne s'agissait
pas d'une utilisation des impôts sardes, mais plutôt d'une forme de réquisition.
427 Erdkamp, Paul, The corn supply of the Roman armies during the third and second century B.C., in
Historia, Band, XLIV, 1995, vol. 2, p.172.
428 Tite-Live, XXII, 16, 4; XXII, 39, 11-12.
429 Tite-Live, XXII, 52, 7; XXXII, 27, 2.
430 Tite-Live, XXVIII, 45, 13.
188
construction de navires, c'est-à-dire probablement de l'argent, des matériaux et de la main
d'œuvre. Il est cependant étonnant qu'un général dût recevoir la permission du sénat pour
accepter des dons des alliés. Est-ce que cette restriction est imposée à tous les généraux
en tout temps concernant tous les types de dons? Lucius Valérius Flaccus fut accusé
d'avoir exigé de l'argent aux provinciaux pour construire une flotte. La première ligne de
défense de Cicéron était de faire lire le sénatus-consulte sous son propre consulat pour
démontrer que cela était permis431. Bref, en ce qui concerne l'appareillage de navires, il
semblerait que l'aval du sénat fût nécessaire en tout temps. Pour les autres types de dons,
cependant, la permission du sénat ne semble pas avoir été particulièrement nécessaire.
Titus Otacilius, par exemple, envoya des députés à Hiéron et obtint de celui-ci de l'argent
et du blé432. On pourrait cependant arguer que le propréteur de Sicile venait de demander
de l'argent au sénat. Celui-ci, n'en ayant point, l'avait enjoint de pourvoir par lui-même
aux besoins de l'armée. Il serait possible de présumer que la réponse du sénat aurait pu
contenir une autorisation de faire appel aux alliés, mais nous ne pouvons en tirer une
conclusion claire.
4.2 - Le remboursement des frais
En plus de recevoir les dons des alliés, le sénat avait aussi la tâche de payer les
marchands auprès de qui le général s'était approvisionné, ou de rembourser le général en
question, s'il avait lui-même déboursé de ses propres deniers pour acheter de la nourriture
431 Cicéron, Pro Flacco, XXVII; si on se fie à l'argumentation de Cicéron, le sénatus-consulte semble
malgré tout imposer un certain nombre de conditions pour que l'assemblage d'une flotte puisse être
autorisée : d'abord, que celle-ci fût nécessaire (Cicéron, Pro Flacco, XXVII), puis que les sommes
perçues aient effectivement été investies dans la construction de navires, l'enrôlement d'équipages
(Cicéron, Pro Flacco, XXXII), bref, il faut que la flotte en question ait eu une raison d'être, puis
qu'elle ait effectivement croisé au large des côtes méditerranéennes.
432 Tite-Live, XXIII, 21, 5.
189
pour ses troupes.
Ces occurrences sont surtout connues par des lettres qui nous sont citées
directement ou indirectement par les historiens. Quintus Marcius Philippus écrivit au
sénat pour lui demander de payer aux ambassadeurs épirotes le prix des vingt mille
boisseaux de blé et dix mille d'orge qu'il leur avait acheté. Il rajouta qu'il avait besoin de
vêtements pour ses soldats et de chevaux de Numidie. Un sénatus-consulte répondit
favorablement à toutes ces demandes433. Dans le même ordre d'idées, Titus Otacilius,
propréteur de Sicile, n'ayant pas d'argent pour la solde et les rations des troupes de
Publius Furius, écrivit au sénat pour qu'on lui fasse parvenir assez d'argent pour combler
tous ces besoins. Les coffres étant vide, on lui répondit de trouver d'autres ressources
pour l'entretien des soldats, ce qu'il fit en se tournant vers Hiéron 434. Quant à Pompée,
lorsque le sénat donna la même réponse négative à ses demandes répétées d'aide, il utilisa
tant qu'il put ses propres ressources, puis épuisa tout son crédit, pour subvenir aux
besoins de ses hommes. Lorsqu'il n'eut plus aucune ressource, il menaça le sénat d'attirer
avec lui la guerre d'Espagne en Italie 435. Ces trois exemples tendent à démontrer que le
sénat était la dernière instance vers laquelle se tournaient les généraux qui manquaient de
vivres.
À cause des inefficacités de l'administration romaine, on suppose souvent que le
sénat faisait appel à des fournisseurs privés pour approvisionner les armées 436, croyance
433
434
435
436
Tite-Live, XLIV, 16, 2-4.
Tite-Live, XXIII, 21, 2-4.
Salluste, Hist., fr. CCLVIII, 2.
Ñaco del Hoyo, Toni, « Vectigal incertum » : economía de guerra y fiscalidad republicana en el
occidente romano : su impacto histórico en el territorio, 218-133 avant J.-C., Oxford, 2003, 309p.;
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.230-231; Garnsey, Peter, L'approvisionement des armées et la ville de Rome, in Le
Ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des débuts de la République jusqu'au HautEmpire. Actes du colloque international de Naples, 14-16 Février 1991, Rome, 1994, p. 32.
190
principalement basée sur les fameux passages de Tite-Live impliquant les publicains
malhonnêtes lors de la Seconde Guerre punique437. Cette manière de procéder, à en croire
Tite-Live, ne s'était jamais produite auparavant, et devait sa raison d'être à la situation
extrêmement précaire des finances publiques.
Le sénat, n'ayant plus les moyens financiers de pourvoir aux besoins de toutes les
armées, fit appel au peuple et demanda une avance. Le jour fixé, trois sociétés de 19
membres se présentèrent. Ces particuliers, avec leurs propres ressources, acceptèrent
d'approvisionner l'armée d'Espagne en vêtements et en blé, mais
imposèrent trois
conditions. D'abord ils souhaitaient être remboursés les premiers, aussitôt que l'État en
aurait les moyens; ensuite, ils désiraient échapper au service militaire; finalement, ils
voulaient que l'État garantisse les marchandises contre l'ennemi et contre les intempéries.
« Les fournitures, dont les sociétés s'étaient chargées si généreusement, furent livrées
avec autant d'exactitude et les soldats furent nourris aussi bien que si le trésor de l'État
était assez riche pour y suffire, comme autrefois » (sic summa fide praebita, nec
quicquam <parcius milites quam> si ex opulento aerario, ut quondam, alerentur)438. On
apprit plus tard que ces fournisseurs privés avaient fraudé l'État. En effet, ils chargeaient
des cargaisons de peu de valeur dans des vieux navires endommagés, qu'ils allaient faire
sombrer au large. Ils récupéraient les équipages à l'aide de chaloupes prévues à cet effet
et réclamaient des cargaisons de grande valeur auprès de l'État, qui s'était porté garant
contre les ennemis et les intempéries. Le procès de certains publicains faillit tourner à
l'émeute, et l'on emprisonna ceux qui ne s'étaient pas exilés de leur propre chef.
Cependant, hormis cette histoire de Tite-Live, que certains historiens qualifient de
437 Tite-Live, XXIII, 48, 4 - 49, 4; XXV, 3, 8 – 5, 1.
438 Tite-Live, XXIII, 49, 4.
191
douteuse, aucune autre mention de fournisseurs privés à grande échelle n'est répertoriée,
même lors de la très documentée période des guerres civiles, ce qui a conduit certains
historiens modernes à douter de l'importance du rôle qu'occupaient ces entrepreneurs
privés dans l'approvisionnement régulier des troupes439. De plus, comme le souligne
Erdkamp, l'envoi de légats pour acheter du grain dans le sud de l'Italie aurait été
complètement inutile si le sénat avait fait affaire avec des entrepreneurs privés sur une
base régulière440. À quoi l'on pourrait rajouter l'achat de blé en Étrurie 441 et le
remboursement des frais, dont nous avons vu quelques exemples.
D'ailleurs, cette idée que la bureaucratie étatique était incapable de fournir aux
légions ce qu'une bureaucratie privée parvenait à procurer semble émaner d'une certaine
vision moderne du capitalisme dans laquelle un État incapable plie le genou devant un
entrepreneuriat privé triomphant442. Qui plus est, Tite-Live indique que le premier envoi
de ravitaillement organisé par les publicains fut aussi efficace que ceux que l'État avait
l'habitude de faire, quand il en avait les moyens 443. On peut donc conclure que Rome
n'avait pas besoin de fournisseurs privés pour l'approvisionnement de ses troupes et
qu'elle ne fit appel à eux qu'en de rares occasions.
439 Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The Western Roman
Atlantic Façade ; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the Republic to the
Principate, édit. Carreras, Cesar et Morais, Rui, Oxford, 2010, 294p., p.139.
440 Erdkamp, Paul, The corn supply of the Roman armies during the third and second century B.C., in
Historia, Band, XLIV, 1995, vol. 2, p.183.
441 Tite-Live, XXVII, 3, 9.
442 Pour s'en convaincre, on n'a qu'à regarder la formulation qu'emploie Rickman pour décrire la situation
de l'annona militaris au IVe siècle : « If the arguments put forward in Chapter V are correct, in the
civil sphere we have evidence for private ownership and individual enterprise in the first century A.D.
gradually being absorbed into imperial control through the greed of individual Emperors. This was to
lead ultimately to the bureaucracy of the fourth century revealed in the Codex Theodosianus. (...)
Ultimately, however, the process was to lead to the crushing State-controlled regimentation revealed
in the Codex Theodosianus where, as the rescripts show, at the moment of greatest control the whole
system was on the point of breaking down. », Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store
Buildings, Cambridge, 1971, p.291. Ainsi, le rôle de l'entreprise privée dans le domaine du
ravitaillement militaire se serait progressivement effacé à cause de la cupidité des empereurs, et cela
aurait causé une bureaucratie écrasante de par sa discipline excessive.
443 Tite-Live, XXIII, 49, 4.
192
4.3 - Les impôts des provinces
Une des ressources les plus importantes pour l'approvisionnement des armées
romaines restait l'impôt. Qu'il ait été prélevé en argent puis échangé contre des
fournitures, ou qu'il ait été prélevé directement en nature et distribué tel quel à l'armée,
l'impôt reste la pierre angulaire de l'approvisionnement des armées romaines à l'époque
républicaine.
C'est ainsi que, aussitôt l'annexion de la Sardaigne et de la Sicile consommée, les
deux îles furent mises à contribution. En effet, Tite-Live nous informe que, dès avant la
Seconde Guerre punique, les deux provinces payaient déjà un tribut 444. Or, c'est surtout à
partir de la Seconde Guerre punique qu'elles devinrent vitales pour le salut de la
République. En effet, on expédia à l'armée de Scipion en Afrique des habits et du grain
provenant de ces deux provinces, mais aussi d'Espagne, et, à ces fournitures militaires, la
Sicile ajouta des armes445. De plus, on exigea des Sardes des contributions en blé qui
dépassaient leur capacité de paiement, en supplément des impôts excessifs dont ils furent
les victimes446. Les Espagnols eux-mêmes furent soumis à un double impôt en 205 avant
J.-C. lors de leur reddition, et en plus ils furent contraints de livrer du blé pour six mois,
et des vêtements pour les soldats447. Tous ces apports peuvent n'avoir été que des
réquisitions extraordinaires448 ou des fruits de l'impôt, tout dépendant de la datation
admise pour l'implantation des charges fiscales449. Cependant, il s'agirait plus
444
445
446
447
448
Tite-Live, XXIII, 48, 7.
Tite-Live, XXX, 3, 2.
Tite-Live, XXIII, 32, 9.
Tite-Live, XXIX, 3, 5.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.226; Richardson, John, The Administration of the Empire, in The Cambridge Ancient
History, édit. Crook, J.A. Et al., Vol. IX, 146–43 B.C., Cambridge, 1994, p.569.
449 Les mécanismes de perception de la dîme de Sicile, aussi connue sous le nom de lex Hieronica,
auraient été imposés soit lors de l'organisation de la province en 227 avant J.-C., soit lors de sa
réorganisation en 210 avant J.-C., soit plus tard; Erdkamp, Paul, The corn supply of the Roman armies
193
probablement, comme le cas espagnol l'a suggéré, d'un certain équilibre entre les impôts
et les réquisitions.
Toutefois, la fin du conflit contre Carthage ne signifia pas la fin des contributions
militaires. Si, lors de la seconde guerre contre Philippe de Macédoine, les deux îles
ravitaillèrent en nourriture et en vêtements les armées qui faisaient campagne en Grèce 450,
c'est surtout pendant la campagne contre Antiochos et ses alliés étoliens qu'on tira le plus
de ces provinces. En effet, la dîme de Sardaigne et de Sicile furent ponctuellement
doublées durant quelques années : d'abord en 191 avant J.-C., où le sénat décida
d'envoyer les deux dîmes de Sicile aux armées de Grèce, et celles de Sardaigne à
Rome451; puis en 190 avant J.-C., où l'on décréta que le blé de Sicile serait distribué aux
troupes opérant en Étolie et que celui qui provenait de Sardaigne serait divisé et alloué en
partie à l'armée d'Étolie, et en partie à Rome 452; ensuite en 189, où les deux provinces
durent envoyer chacune la moitié de leurs grains en Asie et l'autre moitié en Étolie 453;
finalement, elles jouirent d'un certain répit jusqu'en 171, où elles furent frappées à
nouveau d'une seconde dîme, qui fut expédiée aux soldats manœuvrant en Macédoine454.
En dehors de ces cas exceptionnels, où quelques provinces furent outrancièrement
mises à contribution avec un double impôt, on peut assumer que, d'ordinaire, elles étaient
imposées à hauteur d'une dîme. En Espagne, les impôts seraient nés des réquisitions
450
451
452
453
454
during the third and second century B.C., in Historia, XLIV, 1995, vol. 2, p.175; Toynbee, Arnold,
Hannibal's legacy. The Hannibalic War's effects on Roman life, vol. 2, London, 1965, p.222. Erdkamp
penche cependant pour une date oscillant entre 212 et 210 avant J.-C., Erdkamp, Paul, Hunger and
the sword ; Warfare and food supply in Roman republican wars (264-30 B.C.), Amsterdam, 1998,
p.86. Que la lex Hieronica ait été appliquée ou non à partir 227, il tombe sous le sens que les
fournitures provenant de Sicile ont certainement été tirées, en partie du moins, des produits de l'impôt.
Tite-Live, XXXII, 27, 2.
Tite-Live, XXXVI, 2, 12.
Tite-Live, XXXVII, 2, 11.
Tite-Live, XXXVII, 50, 9.
Tite-Live, XLII, 31, 8.
194
prélevées par les généraux afin de solder et nourrir les troupes 455. La province d'Asie ne
paya pas d'impôt avant 123 avant J.-C. 456 Nous reviendrons plus en détail sur les impôts
de ces provinces dans les prochains chapitres, mais pour l'instant, nous tenions à établir
en premier lieu leur existence pour, en second lieu, déterminer leur destination.
Une des hypothèses les plus courantes veut que le blé des impôts de Sicile et
Sardaigne, voire potentiellement ceux d'Espagne et d'Asie, ait principalement été destiné
aux marchés de la ville de Rome 457, et que, par conséquent, la première source
d'approvisionnement des armées romaines passait par l'emploi de marchands contractuels
privés458, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. D'autres ont plutôt supposé
que ces grains étaient d'abord destinés aux armées romaines opérant un peu partout
autour du bassin méditerranéen459, et que l'approvisionnement de Rome par les impôts de
Sardaigne et de Sicile
« [était], il semble, une aubaine résultant de la fin des combats, dont
s'ensuivirent premièrement l'accessibilité nouvelle des ressources
militaires, deuxièmement la diminution des demandes de l'armée et
troisièmement l'augmentation des tributs demandés aux vaincus, plutôt
qu'une politique délibérée et structurelle pour l'approvisionnement de
Rome »460.
455 Richardson John S., The Spanish mines and the development of provincial taxation in the second
century B.C., in Journal of Roman Studies, 1976, LXVI, p.139-152; Richardson John S., Hispaniae.
Spain and the development of Roman imperialism 218-82 B.C., Cambridge, 1986; Erdkamp, Paul,
Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The Western Roman Atlantic Façade
; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the Republic to the Principate , édit.
Carreras, Cesar, Morais, Rui, Oxford, 2010, p.137.
456 Richardson, John, The Administration of the Empire, in The Cambridge Ancient History, édit. Crook,
J.A. et al., Vol. IX, 146–43 B.C., Cambridge, 1994, p.569.
457 Rickman, Geoffrey, The corn supply of ancient Rome, Oxford, 1980, p.44; Garnsey, Peter, Famine
and food supply in the Graeco-Roman world. Responses to risk and crisis, Cambridge, 1988, p.193194.
458 Badian, Ernst, Publicans and sinners. Private entreprise in the service of the Roman Republic,
Oxford, 1972, p.17.
459 Erdkamp, Paul, The corn supply of the Roman armies during the third and second century B.C., in
Historia, Band, XLIV, 1995, vol. 2, p.177; Garnsey, Peter, L'approvisionement des armées et la ville
de Rome, in Le Ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des débuts de la République
jusqu'au Haut-Empire. Actes du colloque international de Naples, 14-16 Février 1991. Rome : École
Française de Rome, 1994. p.33.
460 Traduction de Erdkamp, Paul, Hunger and the sword ; Warfare and food supply in Roman republican
195
Il est vrai, par exemple, que, dans le discours de Caius Cotta au peuple, Salluste
met l'accent sur une antinomie bien connue : la hausse des dépenses entraînées par les
armées entretenues et la baisse des revenus des impôts. Or, contrairement à la reprise du
même topos par Tite-Live461, où il n'est question que des impôts déboursés par les
citoyens romains, dont le nombre avait été diminué par les pertes sur les champs de
bataille, Salluste met dans la bouche de Cotta, en 75 avant J.-C., un discours qui présente
une corrélation directe entre les impôts des provinces et les revenus de l'État, qu'il met en
balance avec les dépenses croissantes pour l'entretien des troupes qui sont disséminées
aux quatre coins de l'empire. En effet, le discours de Cotta met sur le même pied la
situation désastreuse en Italie et dans les provinces (l'Espagne dévastée par la guerre
contre Sertorius, l'Asie et la Cilicie aux mains de Mithridate, la Macédoine infestée
d'ennemis, les côtes d'Italie accablées par les pirates) pour enfin s'exclamer que les
produits des impôts (vectigalia) diminuent, tandis que les besoins militaires augmentent
pour faire front de tous côtés462. Ce ne sont pas à proprement parler les blés de Sicile et de
Sardaigne qui sont directement visés par la déclaration, mais ces dîmes font partie des
vectigalia en question.
Nous proposons cependant une solution médiane entre la priorité absolue
accordée à la capitale et la priorité absolue donnée à l'armée. Comme nous l'avons vu
précédemment, le sénat avait un pouvoir décisionnel sur deux aspects principaux des
revenus : d'abord, il pouvait modifier à sa guise les impôts prélevés dans les provinces,
par exemple en exigeant une double dîme en provenance de Sicile et de Sardaigne;
ensuite il avait l'autorité pour décider de la destination des produits de ces impôts, et il
wars (264-30 B.C.), Amsterdam, 1998, p.88-89.
461 Tite-Live, XXIII, 48, 6-7.
462 Salluste, Hist., fr. CCLIV, 6-7.
196
pouvait tout consacrer à une armée précise, tout diviser, équitablement ou non, entre
plusieurs armées ou bien les faire acheminer en partie ou en entier à Rome. Nous
suggérons donc que, à l'instar des crédits que le sénat votait pour les dépenses de guerre,
certainement avant chaque campagne463, le sénat allouait les ressources des impôts de la
même manière, peut-être à chaque année, altérant ses priorités d'après la condition des
récoltes, les progrès ou reculs sur les différents fronts militaires, les vacillements de la
plèbe et probablement d'autres facteurs encore.
En plus des impôts qui étaient redirigés vers les armées en campagne, il semble
qu'une province devait également conserver des réserves pour les armées qui pourraient
la traverser. C'est du moins ce qui ressort d'une lettre que Caius Asinius Pollion adresse à
Cicéron. Ayant reçu un message de Pansa l'exhortant à se mettre à la disposition du sénat
lui et son armée, Pollion explique à Cicéron qu'il ne peut conduire son armée à travers la
province d'Espagne citérieure, gouvernée par Lépide. La raison, Pollion la donne en
posant cette question : « Avec quels approvisionnements pourrais-je conduire mes légions
à travers sa province malgré lui? » (nam quibus commeatibus invito illo per illius
provinciam legiones ducerem)464, laissant entendre une forte corrélation entre la volonté
du gouverneur de province de venir en aide à une légion qui traverse la région qu'il
gouverne et la facilité de ladite légion à se procurer des vivres sur le territoire. Si c'eût été
par des réquisitions ou des achats que Pollion songeait à se ravitailler, il aurait
certainement pu le faire sans l'aval du gouverneur, or l'inquiétude de Pollion semble tenir
au fait que Lépide, nouvellement déclaré pour Antoine et contre le sénat, refusera de lui
fournir des vivres lors de son passage, vivres qui, on peut le présumer, sont déjà
emmagasinés dans les entrepôts de la province ou le seront sous peu, lors des prochaines
463 Salluste, B.Iug., XXVII, 5.
464 Cicéron, Ad Fam., X, 31, 4.
197
récoltes.
En temps de guerre, l'armée disposait donc de nombreuses formes
d'approvisionnement. Ce ravitaillement était organisé en partie par le général, sur le
terrain, et en partie depuis Rome. Que ce soit par le pillage des terres ennemis et de ses
forteresses, ou la contribution des alliés sous forme d'achats, de réquisitions ou de dons,
le service de ravitaillement offrait une grande flexibilité. De plus le soldat pouvait aussi
se procurer des suppléments alimentaires par ses propres moyens. En temps de paix,
cependant, la plupart de ces méthodes ne peuvent pas fonctionner. Au final, que l'armée
achète sa nourriture ou qu'elle l'obtienne en nature, l'impôt formait le pilier du
ravitaillement en temps de paix. C'est pourquoi la fiscalité sera au centre de la partie
suivante de notre recherche.
198
PARTIE IV : APPROVISIONNEMENT ET FISCALITÉ
199
Aussi étrange que cela puisse paraître, pour bien comprendre la logistique
militaire romaine, il convient de laisser l'armée de côté un moment et de se pencher sur la
fiscalité de l'empire romain.
« L'entretien des troupes, qu'il soit assuré par des réquisitions
remboursées ou, secondairement, par le domaine impérial, n'est donc
pas lié à des procédures fiscales. Cependant il dépend indirectement de
la fiscalité, puisque celle-ci a pour objet de rassembler les espèces qui
financeront la solde. Une part importante de celle-ci (les 3/4) retourne
aux contribuables en échange de réquisitions en nature. C'est donc ce
détour par la fiscalité monétaire qui caractérise essentiellement le
système du Haut-Empire. »1
A contrario, une armée nourrie, ne serait-ce que partiellement, par des impôts en
nature, fait également appel à la fiscalité. Il faut donc avoir une bonne connaissance du
droit et de la fiscalité pour servir d'assise à toute réflexion entourant le ravitaillement des
armées romaines en temps de paix. L'objectif sera de démontrer s'il existe ou non des
ressemblances importantes entre les impôts de la République, où des cas d'impôts en
nature sont connus, et les rares cas d'impôts en nature connus sous le Haut-Empire. Le
même exercice se répétera pour établir une comparaison entre les impôts du Haut-Empire
et les cas mieux connus de perception de l'annona militaris à partir du IIIe siècle.
Pour ce faire, il sera d'abord indispensable de se pencher sur l'organisation des
impôts sous la République, ce qui inclut l'examen des dîmes de Sicile et d'Asie, ainsi que
les quelques connaissances qui entourent les impôts des autres provinces. Il conviendra
ensuite de présenter les différents problèmes et défis que dut relever Auguste lors de la
transition entre la République et l'Empire. Puis, il sera nécessaire de présenter les aspects
de l'impôt à l'époque impériale : statut juridique, cadastration et census. Enfin, il faudra
1
Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.375.
200
présenter les cas connus d'impôts en nature, puis les principales objections avancées en
opposition à la généralisation des impôts en nature sous le Haut-Empire. Pour compléter
ce tour d'horizon, il conviendra de se pencher sur la production en province et les
quelques cas de corruption connus.
Chapitre 1 - L'organisation des impôts sous la République
Mis à part les dîmes de Sicile, pour lesquelles nous avons une connaissance très
développée et qui feront l'objet d'une étude plus détaillée dans le prochain chapitre, les
impôts des provinces sont connus de façon fragmentaire. Toutefois une explication de la
fiscalité propre à chaque région de l'empire sera tentée.
À l'origine, soit dès le siège de Véies en 396 avant J.-C., ou au plus tard lors des
guerres samnites, entre 343 avant J.-C. et 290 avant J.-C. 2, on commença à percevoir des
impôts auprès des citoyens romains. D'un côté, Appien mentionne une dîme sur le blé et
le vingtième des fruits exigés sur les terres conquises en Italie 3. D'un autre côté, un impôt
en numéraire aurait été demandé. Ce dernier aurait été un impôt de répartition 4. Ce
tributum ex censu dépend, comme son nom l'indique, de l'institution du recensement, que
la légende fait remonter encore plus loin, sous le règne de Servius Tullius au VIe siècle
avant J.-C.5 « [À] Rome, dans le système servien, la déclaration des fortunes, sur
lesquelles l'État opère le prélèvement fiscal, est aussi la base du recrutement de l'armée
2
3
4
5
Nicolet, Claude, Armée et fiscalité : pour un bilan de la conquête romaine, in Censeurs et publicains ;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.81; Marchetti, Patrick, À propos du
tributum romain : impôt de quotité ou de répartition?, in Armée et fiscalité dans le monde antique,
édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.107.
Appien, B.C., I, 1, 7.
Denys d'Halycarnasse, Ant. Rom., IV, 19, 1-4.
Tite-Live, I, 42-44.
201
civique, et les obligations du service dépendent étroitement du cens »6.
Or, le recensement ne sert pas qu'au recrutement des troupes, il est aussi
étroitement lié à des réalités fiscales 7, ce qui crée un paradoxe entre la date d'origine du
recensement et son utilité dans la perception de l'impôt. Avant la Seconde Guerre
punique, la majeure partie des dépenses publiques était assurée par le tributum ex censu
des citoyens romains. Qu'il soit entre-temps devenu un impôt de quotité 8 ou qu'il en soit
resté un de répartition9 importe peu pour notre propos.
À cet impôt se greffaient des revenus divers :
« L'ensemble des revenus ordinaires (vectigalia) est constitué, d'une
part, de tout ce que rapporte le domaine (loyer, taxes de recognition,
produit de l'exploitation directe ou indirecte pour les forêts et les mines,
etc.), puis les droits de douane, de péage ou d'octroi (portoria), enfin de
monopoles (sur le sel, le minium, etc.) »10.
Ces rentrées d'argent n'étaient toutefois pas énormes. Teney Frank évalue à dix
millions de deniers annuellement les recettes du vectigal entre la Première et la Seconde
Guerre punique11, à quarante-six millions de deniers annuellement jusqu'en 150 avant J.C.12, à cinquante millions de deniers jusqu'à Pompée13, qui y ajouta ensuite trente-cinq
6
7
8
9
10
11
12
13
Compte Rendu de Armée et fiscalité dans le monde antique. Actes du colloque, Paris 14-16 octobre
1976, Paris, 1977, par Demougin, Ségolène, in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1980, Vol.
35, No. 5, p. 957.
Nicolet, Claude, Tributum; Recherches sur la fiscalité directe sous la République romaine, Bonn,
1976, p.16.
Marchetti, Patrick, À propos du tributum romain : impôt de quotité ou de répartition? in Armée et
fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.131.
Nicolet, Claude, Tributum; Recherches sur la fiscalité directe sous la République romaine, Bonn,
1976, p.39 et 100; Marchetti, Patrick, À propos du tributum romain : impôt de quotité ou de
répartition? in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977,
p.113.
Nicolet, Claude, Aperçus sur la fiscalité à Rome sous la République, in Censeurs et publicains;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.73.
Frank, Tenney, Rome and Italy of the Republic, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank,
Tenney, Vol. I, New York, 1975, p.79.
Frank, Tenney, Rome and Italy of the Republic, 1975, p.141.
Frank, Tenney, Rome and Italy of the Republic, 1975, p.228.
202
millions de deniers14. Les revenus du vectigal pour la période qui couvre la fin de la
République ne sont pas donnés par Frank.
« On aurait tort de croire, pourtant, à la prospérité de ce Trésor : de 133
à 49, des crises financières aiguës, de plus en plus fréquentes, l'obèrent
presque constamment : vers les années 101-100, en 91-89, en 73, en 6663, en 58. Et Rome (...) a, le plus souvent, du mal à solder ses troupes.
Il est vrai que les frais d'entretien d'une légion ont augmenté eux aussi,
du fait de l'augmentation de la solde vers l'époque des Gracques, de la
fourniture gratuite (entre 123 et 109) des rations et de l'équipement, des
exigences du commandement aussi »15.
D'une part, donc, les revenus étaient maigres pour l'État, mais également, d'autre
part, la charge était légère pour les provinciaux. En effet, il ne semble pas que l'abolition
ou la diminution de ces vectigalia fasse partie des revendications populaires16.
Cependant, au fur et à mesure que la République étend son influence sur le bassin
méditerranéen, la portion des revenus de l'État que fournissent les provinces augmente,
jusqu'à ce qu'elle supplante même les rentrées extraordinaires (butin et indemnités de
guerre, vente des biens royaux, etc), qui occupaient jusque-là la part du lion dans la
colonne des recettes17. Ces revenus croissants, tirés des provinces, semblèrent suffisants
pour que les citoyens romains soient exemptés d'impôt à partir de 167 avant J.-C. Dans la
plupart des cas, on estime que les Romains ont préservé les structures fiscales qui les ont
précédés dans les régions nouvellement conquises18.
14
15
16
17
18
Frank, Tenney, Rome and Italy of the Republic, 1975, p.322.
Nicolet, Claude, Armée et fiscalité : pour un bilan de la conquête romaine, in Censeurs et publicains;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.89.
Nicolet, Claude, Tributum; Recherches sur la fiscalité directe sous la République romaine, Bonn,
1976, p.86.
Nicolet, Claude, Armée et fiscalité : pour un bilan de la conquête romaine, in Censeurs et publicains;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.89; Frank, Tenney, An economic survey of
ancient Rome, édit. Frank, Tenney, New York, 1975, vol. I, p.228.
Flamerie de Lachapelle, Guillaume et al., Rome et le monde provincial; Documents d'une histoire
partagée, IIe s. avant J.-C. - Ve s. après J.-C., Paris, 2012, p.139; Cérati, André, Caractère annonaire
et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.3.
203
Cet impôt exigé des provinciaux, Cicéron le présente de deux façons assez
similaires : d'abord, dans sa lettre à son frère Quintus, Cicéron explique que la province
d'Asie est sauvée des guerres étrangères et des querelles domestiques parce qu'elle est
sous l'empire de Rome et, puisqu'elle ne peut y rester que si elle paie un tribut
(vectigalibus), elle achète la paix et le repos éternel moyennant une partie de ses
revenus19. Le discours que Tacite prête à Cerialis suit la même logique : « Il ne peut y
avoir de tranquillité pour les nations sans armées, pas d'armées sans solde, et pas de
soldes sans tributs »20. Même écho chez Dion Cassius, lorsqu'il rapporte l'argumentation
de Mécène à Auguste. Il faut des soldats pour assurer la paix dans l'empire, et il faut des
revenus pour les payer. Puisque tout le monde profite de cette paix, il est naturel que tous
participent à son financement21. Peut-être ce discours était-il plutôt un topos adressé aux
élites locales, qui payaient l'impôt et en assuraient le recouvrement22.
La seconde façon apparaît dans les Verrines. Ainsi, dans le procès qu'il avait
intenté à Verrès, Cicéron appliquait une distinction entre les cités et régions conquises par
la guerre et celles qui avaient été reçues dans l'amitié de Rome. Pour les premières, le
tribut était la récompense de la victoire romaine et la punition aux ennemis pour avoir fait
la guerre23; pour les secondes, on peut conjecturer que, puisque leur territoire était devenu
propriété publique, bien qu'il ait été restitué aux habitants, il était soumis à la ferme
adjugée par les censeurs. Siculus Flaccus, un écrivain gromatique, explique lui aussi les
différences entre les impôts des diverses provinces par la façon dont ces cités et provinces
ont été annexées :
19
20
21
22
23
Cicéron, Ad Q. fr., I, 34.
Tacite, Hist., IV, 74.
Dion Cassius, LII, 28-29.
France, Jérôme, Tributum et stipendium. La politique fiscale de l'empereur romain, in Revue
historique de droit français et étranger, Paris, 2006, p.9.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12-13.
204
« Certains peuples, avec obstination, ont fait la guerre contre les
Romains, d'autres, ayant fait l'expérience de leur valeur militaire, ont
conservé la paix, d'autres, qui ont connu leur foi (fides) et leur justice,
leur ont déclaré soumission et, fréquemment, ont pris les armes contre
leurs ennemis. C'est pourquoi chacun a reçu des lois d'après son mérite :
il n'aurait pas été juste que ceux qui avaient si souvent rompu la paix, au
prix d'un parjure, et qui avaient pris l'initiative de la guerre, se vissent
offrir les mêmes garanties que les peuples fidèles »24.
Les deux cas suivent un modèle de « reddition et concession » que les rois
hellénistiques appliquaient aux cités vaincues25. Ce principe voulait qu'une cité conquise
perde momentanément son existence politique, qui était recréée par une décision
unilatérale du roi26. L'équivalent romain, la deditio ou deditio in fidem, suivait un principe
similaire qui nous a été transmis par Tite-Live. Lors de la conquête de la cité de Collatie,
les habitants se rendirent en répondant affirmativement à la question : « Remettez-vous
vos personnes, ainsi que le peuple collatin, la ville, les champs, l'eau, les bornes, les
sanctuaires, tout ce qui est nécessaire à vos besoins, et toutes choses divines et humaines
sous mon autorité et celle du peuple romain? »27 Si les vaincus avaient répondu par
l'affirmative, Rome pouvait leur rendre leurs terres, comme ce fut le cas par exemple pour
les habitants de Thermes, à qui on avait rendu leur ville, leur territoire et leurs lois 28.
Entre le retrait de l'existence judiciaire des cités conquises et leur reconstitution via un
sénatus-consulte, Rome imposait sa domination et pouvait exiger d'elles une
contribution29.
La Sicile et la Sardaigne furent, évidemment, les premières provinces soumises au
24
25
26
27
28
29
Siculus Flaccus, De cond. agr., I, 7-8.
Bickermann, Élie, Institutions des Séleucides, Paris, 1938, p.133-141.
Bickermann, Élie, 'Bellum Antiochicum', in Hermes, 67, 1932, p.56-61.
Tite-Live, I, 38, 2; d'autres exemples fragmentaires de deditio nous sont également transmis par
l'historien : II, 31, 4; XXVI, 33, 12; 34, 3-7; XXVIII, 34, 7; XL, 49, 4.
Cicéron, In Verr. Sec., II, 35, 86.
De Ligt, L., Provincial « Dediticii » in the Epigraphic « Lex Agraria » of 111 B.C.?, in The Classical
Quarterly, Vol. 58, No. 1, 2008, p.361; Nicolet, Claude, Le métier de citoyen dans la Rome
républicaine, Paris, 1989, p. 160.
205
tribut. Cicéron s'avance même jusqu'à affirmer, exagérément certes, que les Romains ont
toujours tiré profit de la Sicile30, et il aurait nécessairement dit la même chose de la
Sardaigne. En effet, nous avons dit, au chapitre précédent, que les deux provinces
payaient déjà un tribut avant que la Seconde Guerre punique ne soit enclenchée 31. Si l'on
se fie aux passages où Tite-Live mentionne les doubles dîmes de blé, on peut présumer
que, en temps normal, chacune versait à Rome une dîme. Toutefois, bien que Cicéron
semble souligner le caractère unique de la dîme de Sicile 32, il n'est pas impossible que les
deux provinces aient partagé un système de perception similaire33. Cette hypothèse
semble plus logique que de présumer que, bien que les deux provinces versassent le
même impôt, et potentiellement depuis la même année, les Romains aient choisi
d'appliquer deux modes de perception différents, dont l'un n'aurait été réservé qu'à la
Sicile et l'autre n'aurait été appliqué qu'à la Sardaigne. Ainsi, il aurait fallu attendre près
d'un siècle pour qu'une seconde province, c'est-à-dire l'Asie, partage le mode de
perception de l'impôt de Sardaigne, ce qui ne tient pas la route. Quoi qu'il en soit, les
deux provinces ont rempli les obligations fiscales de l'impôt foncier en nature.
Les peuples d'Espagne soumis en 205 versèrent un double tribut dès la première
année de leur soumission, en plus de fournir du blé pour six mois et des toges pour les
soldats34. La province d'Asie ne paya des impôts à Rome qu'à partir de 123 avant J.-C. 35,
ce sur quoi nous n'avons que peu d'informations. La Macédoine, après sa conquête par
Paul Émile en 167 avant J.-C., fut divisée en quatre circonscriptions et dut payer un
30
31
32
33
34
35
Cicéron, In Verr. Sec., II, 2, 5.
Tite-Live, XXIII, 48, 7.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war (264 B.C. - A.D. 235), Leiden-BostonKöln, 1999, p.227.
Tite-Live, XXIX, 3, 5.
Richardson, John, The Administration of the Empire, in The Cambridge Ancient History, édit. Crook,
J.A. et al., Vol. 9, Cambridge, 1994, p.569.
206
impôt. Ce sont avec ces impôts, et ceux des autres provinces, que Rome a pu entretenir
ses armées, surtout depuis l'abolition de l'impôt du peuple romain en 167 avant J.-C. 36 Au
cours des prochains chapitres, les impôts des provinces seront présentés. Dans la plupart
des cas, ces impôts sont très mal connus, puisque les mentions sont rares chez les anciens.
Il existe cependant un impôt dont nous connaissons à peu près tout, les dîmes de blé
prélevées en Sicile, et c'est par celui-ci que nous débuterons.
1.1 - Les blés de Sicile
Sachant que, à au moins trois reprises sous la République, le sénat employa les
dîmes de Sardaigne et de Sicile pour le ravitaillement des troupes, on comprendra peutêtre l'importance d'étudier le fonctionnement de cet impôt particulier pour apporter une
meilleure compréhension de la logistique des armées romaines. À cet effet, le procès
qu'intenta Cicéron contre un ancien gouverneur de Sicile ne manque pas de détails. En
effet, Verrès, après avoir pillé la Sicile des toutes les manières possible, se fit poursuivre
en justice par Cicéron, au nom des diverses cités de l'île, et surtout de Lilybée, dont il
avait été questeur. La taille de l'argumentaire étant énorme, Verrès s'exila avant la fin du
procès. Cependant, Cicéron publia l'ensemble de son réquisitoire contre son adversaire,
qu'il divisa en cinq parties : sa préture à Rome, son administration de la justice en Sicile,
ses détournements de la perception des dîmes, ses vols d’œuvres d'art et ses cruels abus
de pouvoir. C'est pourquoi, concernant le fonctionnement des dîmes de Sicile en
particulier, le troisième livre de la seconde action contre Verrès de Cicéron est une
gigantesque mine d'information.
36
Plutarque, Paul Émile, XXXVIII, 1; Valère Maxime, IV, 3, 8.
207
Dans son exposé s'attaquant aux exactions du propréteur entourant le blé de Sicile,
Cicéron prend la peine d'exposer les grandes différences entre les divers systèmes d'impôt
territorial (agrorum vectigalium) en vigueur dans les différentes régions de l'empire à son
époque :
« Aux autres provinces [que la Sicile], soit il est imposé un tribut fixe
qu'on appelle la redevance en argent (stipendarium); c'est le cas, par
exemple, des Espagnols et de la plupart des cités puniques : c'est la
récompense de notre victoire et leur punition pour nous avoir fait la
guerre; ou bien il a été établi une ferme adjugée par les censeurs
(censoria locatio); c'est, par exemple, le cas de l'Asie, en vertu de la loi
Sempronia »37.
Nous reviendrons cependant plus loin sur les impôts d'Asie, d'Afrique ou
d'Espagne, pour lesquelles Cicéron ne fournit guère plus d'informations que celles-ci.
Cependant, quant à l'impôt en vigueur en Sicile, l'orateur d'Arpinum nous explique de
fond en comble les différentes étapes et le déroulement de sa perception. Il faut cependant
émettre une mise en garde : le troisième tome des Verrines « ne nous donne pas un exposé
de la législation romaine, mais un tableau des abus de Verrès et une critique des
déformations que la loi a subies dans la pratique »38. C'est, nous le verrons plus loin, ce
que ses différents analystes, Carcopino39 en tête, semblent avoir oublié par moments.
Malgré tout, ce texte est, jusqu'à ce jour encore, la source la plus importante pour
la fiscalité romaine à l'époque républicaine. Chaque étape de la perception de l'impôt
foncier en Sicile y est méticuleusement décrite. L'orateur y présente les différentes
ponctions sur les récoltes, toutes encadrées par les lois (notamment la lex Hieronica, ou
loi de Hiéron) ou des sénatus-consultes. Son exposé suit d'ailleurs un ordre logique :
37
38
39
Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
Compte Rendu de Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains par Piganiol, André, in Revue
Historique, T. 135, Fasc. 1, 1920, p.103.
Carcopino, J., La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965; nous y reviendrons plus bas.
208
Cicéron attaque d'abord Verrès à propos de sa gestion des dîmes (decumae); puis il remet
en question sa direction au sujet du blé acheté (frumentum emptum), qui se décline en
secondes dîmes (alterae decumae ou frumentum emptum decumanum) et blé commandé
(frumentum imperatum); finalement il l'accuse de corruption dans son administration du
blé privé (frumentum in cellam), aussi nommé blé estimé (frumentum aestimatum). Nous
aborderons donc chacun de ces éléments.
1.1.1 - Les dîmes (decumae)
Dans la Sicile de Cicéron, Rome percevait la dîme (decuma). La dîme de Sicile
est un impôt foncier dont la contribution était exigée en nature, et uniquement en nature 40,
à la hauteur de 10% de la récolte annuelle. La première information d'importance,
relativement à la perception des dîmes de Sicile, veut que la loi de Hiéron, qui était en
vigueur en Sicile depuis le fameux roi de Syracuse et qui encadrait la perception des
dîmes, soit restée relativement inchangée jusqu'à la propréture de Verrès 41. En effet, cette
loi, les Romains l'ont conservée, absolument intouchée, soit dès l'organisation de la partie
punique de l'île en province en 227 avant J.-C., soit lors de sa réorganisation en province,
incluant cette fois-ci la puissante cité de Syracuse, en 210 avant J.-C., soit plus tard 42.
Cette constance et cette stabilité nous permettent de bien comprendre, à partir de son sort
sous Verrès, et selon les descriptions et commentaires de Cicéron, ce qu'elle était
auparavant.
Il est bien important de comprendre que ce n'est pas toute la Sicile qui était
40
41
42
Cicéron, In Verr. Sec., III, 87, 202.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 8, 19.
Erdkamp, Paul, The corn supply of the Roman armies during the third and second century B.C., in
Historia, Band, XLIV, 1995, vol. 2, p. 175; Toynbee, Arnold, Hannibal's legacy. The Hannibalic
War's effects on Roman life, vol. 2, London, 1965, p.222.
209
affectée par la dîme. Cicéron nomme sept cités qui étaient exemptes de cet impôt foncier.
De ces sept cités exonérées, deux étaient des cités fédérées : la cité des Mamertins et celle
des Tauroméniens. Les dîmes de ces deux cités n'étaient pas mises en adjudication, nous
dit Cicéron (quarum decumae venire non soleant)43. Les cinq autres cités, qui n'étaient
pas fédérées, étaient cependant elles aussi exemptes de charges et libres d'impôt (sine
foedere immunes civitates ac liberae). Cicéron identifie ces cités comme étant celles de
Centuripe, d'Halèse, de Ségeste, d'Halicye et de Panorme. Or, ces cités n'étaient
exonérées d'impôt que pour les agriculteurs qui en étaient citoyens et qui y cultivaient la
terre.
« Les champs du territoire de la cité [libre de Segesta] qui sont cultivés
par des membres de la cité sont exempts de la dîme; mais les champs,
sur lesquels travaillent des cultivateurs étrangers à la cité, sont soumis à
la dîme44. (...) Exempts d'impôts sur le territoire de leur cité, les
membres des villes libres, dès qu'ils en sortent, retombent sous le coup
de la lex Hieronica45 »46.
Et même s'ils cultivaient la terre d'une cité libre, les agriculteurs eux-mêmes issus
d'autres cités libres n'opéraient pas sous le coup de l'immunité 47. Ce n'est donc pas à
proprement parler le sol qui est exempté d'impôt, ni même le citoyen, mais il s'agit d'une
relation complexe entre le sol cultivé et l'individu qui le cultivait. L'exonération ne
s'appliquait donc qu'aux citoyens qui exploitaient les terres de leur propre cité exemptée,
et seulement celles-ci.
43
44
45
46
47
Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 13.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 40, 92, mais cet exemple tient aussi pour d'autres cités : « Les citoyens
d'Halicye (Halicyenses), dont les domiciliés (incolae) doivent la dîme, ont eux-mêmes des champs
soustraits aux charges (agros immunes) », Cicéron, In Verr. Sec., III, 40, 91.
Les excès d'Apronius nous font connaître trois exemples, tous cités dans Cicéron, In Verr. Sec., III, 21,
53-54; 23, 56; 23, 57. Nympho, Eubulidas Grospus et les trois frères Sostrate, Numenius et
Nymphodore, tous citoyens de Centuripe, doivent la dîme sur les terres qu'ils cultivent ailleurs en
Sicile. On peut rajouter également la foule d'agriculteurs de Centuripe qui retournent la terre de
Leontium, Cicéron, In Verr. Sec., III, 48, 114.
Carcopino, J., La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.212.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 40, 93, où un citoyen de la cité libre de Panorme est « brutalement frappé »
(pulsatus) de la dîme pour la terre qu'il cultive dans l'autre cité libre de Ségeste.
210
La nomenclature spécifique que Cicéron utilise pour désigner ces cités exemptes
de la dîme est le nom commun de civitates. La civitas est une entité municipale
s'autogouvernant sous un mode républicain, avec des magistrats, un conseil et une
constitution suivant des coutumes locales48. Cicéron trace une différence entre les
citoyens des cités qu'il mentionne et les domiciliés. Il nomme ces derniers incolae, alors
que les autres sont identifiés d'après la cité à laquelle ils appartiennent (Halicyenses,
Panhormitanus, etc). Ces hommes sont citoyens d'après leur parenté ou parce qu'on leur a
octroyé la citoyenneté d'une façon ou d'une autre. Bref, c'est sur une base personnelle et
non territoriale qu'ils sont citoyens49, même si, comme nous venons de le voir, la
territorialité est un aspect non négligeable des droits et devoirs du citoyen.
Pour les cités siciliennes soumises à la dîme, la perception débute par le
recensement des agriculteurs (subscriptio). Chaque année, les magistrats des différentes
villes de Sicile soumises à la dîme enregistrent les cultivateurs qui ensemencent les terres
et moissonnent les récoltes sur leur territoire 50. À ce recensement, Verrès ajoute une
déclaration des surfaces ensemencées (professio jugerum). Cicéron s'emporte contre une
telle mesure, mais Carcopino démontre qu'elle est complémentaire du recensement et tout
aussi utile51. Toutes ces informations sont consignées dans des registres, qui sont
conservés dans les cités, mais Nicolet est d'avis qu'une copie de ces déclarations se
retrouve également dans le contrat qui liera le percepteur de la dîme à l'agriculteur 52,
48
49
50
51
52
Hammond, N.G.L. et Scullard, H.H., The Oxford Classical Dictionary, Oxford, 1972, p.244, voir
civitas.
Crook, J.A., Law and Life of Rome, 90 B.C. - A.D. 212, Ithaca, 1967, p.38.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 51, 120, où Cicéron fait lire les registres publics pour établir le nombre de
cultivateurs déclarés à Leontium, Mutyca, Herbita et Argyrium pour l'année de l'entrée en charge de
Verrès, pour le comparer avec le nombre de cultivateurs de ces mêmes cités pour l'année où Verrès
quitte la province.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 15, 38; Carcopino, J., La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.11.
Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.279-280.
211
étape sur laquelle nous reviendrons plus tard. La subscriptio et la professio jugerum sont
cruciaux pour l'étape qui précède la vente aux enchères à proprement parler des dîmes :
chaque aspirant dîmeur devait faire, à partir des registres, une estimation de la récolte
pour calculer et jauger la mise qu'il ferait lorsque les dîmes des cités seraient mises aux
enchères.
Sur les estimations des aspirants dîmeurs, Cicéron n'apporte pas d'éclairage direct.
Il nous apprend cependant que, sur le territoire de Leontium, on semait en moyenne un
médimne de blé par arpent. On considérait une bonne année quand l'arpent rapportait huit
médimnes, et la saison était exceptionnelle (ut omnes di adiuvent) quand le même arpent
en rapportait dix53. Les registres attestaient que les cultivateurs de la ville avaient
ensemencé trente mille arpents54. En temps normal, ceux qui désiraient obtenir la ferme
de la dîme devaient prendre en considération les déclarations des registres publics, ainsi
que la qualité du sol, la clémence de la saison, la compétence individuelle de chaque
fermier55. La température a-t-elle été clémente sur le territoire de Leontium? Si oui, un
emblavage sur trente mille arpents devrait rapporter environ deux cent quarante mille
médimnes de blé au total, dont un maximum de vingt-quatre mille médimnes pourront
être ponctionnés à titre de dîme. La saison a-t-elle été exceptionnelle? On peut estimer
trente mille médimnes de grains dus à titre d'impôt. Les candidats à la ferme des dîmes
étaient prêts lorsqu'ils avaient effectué tous les calculs et avaient établi leur propre
estimation des récoltes; ils pouvaient ainsi participer sérieusement à la mise aux enchères
des dîmes de chaque cité de Sicile.
53
54
55
Cicéron, In Verr. Sec., III, 47, 112.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 47, 113.
Scramuzza, V. M., Roman Sicily, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
III, New York, 1975, p.237.
212
Ces enchères, où les dîmes de chaque ville de Sicile étaient vendues
publiquement, se déroulaient à Syracuse, sous les yeux intéressés de toute la province, car
nombreux sont ceux qui se déplaçaient pour l'occasion 56. Le préteur présidait
l'adjudication des dîmes57, cependant il ne faisait pas qu'assister passivement à la vente, il
pouvait également être appelé à arbitrer différents conflits entre les enchérisseurs 58. Une
fois les dîmes adjugées, le préteur n'avait, officiellement, plus rien à voir avec les dîmes,
jusqu'à ce qu'elles fussent prélevées 59. De son côté, une fois qu'il avait reçu la ferme des
dîmes, le décimateur ne devenait que le demandeur (petitor) et dépositaire des gages
(pignerator)60; il n'était pas, comme nous le verrons plus loin, celui qui prélevait la dîme,
ni qui l'acheminait au port depuis le lieu de sa perception, ni qui l'envoyait jusqu'à Rome
depuis un port de Sicile.
Comme pour toutes les étapes précédentes (c'est-à-dire le recensement, le cahier
des charges de l'adjudication des dîmes et l'endroit où la vente aux enchères des fermes
des impôts avait lieu) la date de cet événement tant attendu avait jadis été fixée par la lex
Hieronica, et aucun gouverneur romain n'avait osé y modifier quoi que ce soit.
Malheureusement, si Cicéron nous apprend que la date de vente aux enchères était fixée
par la loi, il omet cependant de nous dire quelle était cette date.
56
57
58
59
60
« Testis est tota provincia, propterea quod undique ad emendas decumas solent eo convenire »,
Cicéron, In Verr. Sec., III, 64, 149; Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965,
p.81.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 33, 77.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 63, 148- 64, 148; Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains,
Paris, 1965, p.84.
Bien sûr, Verrès, lui, est présent à chaque étape, ce qui lui attire de vives réprobations de la part de son
accusateur. C'est, par exemple, Verrès qui désigne les huissiers des décimateurs, même si cette tâche
ne lui incombe pas, voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 25, 61; c'est aussi le gouverneur qui oblige les
provinciaux à donner aux dîmeurs de fortes compensations pour leur bénéfice personnel, bien qu'il
n'en ait pas l'autorité, voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 30, 71; 33, 75; 37, 84; 38, 86; 39, 89; 62, 143;
c'est Verrès qui impose la conclusion d'accords entre décimateurs et cultivateurs, soit par l'entremise
d'édits, voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 14, 36, soit en usant de violence, voir Cicéron, In Verr. Sec., III,
23, 56.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 11, 27.
213
« Nécessairement, elle se plaçait avant la moisson, sans doute assez tard
pour que les acquéreurs puissent évaluer approximativement la récolte
sur pied, corriger, s'il y avait lieu, l'évaluation d'après le nombre des
arpents ensemencés, et proportionner leurs enchères à l'estimation
définitive; assez tôt, néanmoins, pour que les cités aient eu le temps,
sous Verrès, de faire réduire le montant de l'adjudication de la dîme de
leurs territoires, et que toutes les cités exercent leur droit de racheter la
dîme au premier adjudicataire, quand elles n'avaient pu l'acquérir
d'abord »61.
Lors des enchères, le but des aspirants dîmeurs était de proposer une quantité de
blé suffisamment élevée pour remporter l'adjudication de la dîme face aux compétiteurs,
mais suffisamment basse, pour éviter de perdre leur bénéfice et, surtout, de peur de se
retrouver en malheureuse posture et devoir acheter du blé avec leurs propres ressources
pour remplir leurs engagements. La raison en est simple : d'un côté, les dîmeurs ne
pouvaient pas prélever plus que le dixième de la récolte de chaque cultivateur, et de
l'autre, ils devaient remplir les obligations grâce auxquelles ils s'étaient fait adjuger la
ferme des dîmes par le préteur de Sicile. Les dîmeurs faisaient leur profit sur la différence
entre le blé prélevé pour la dîme et la quantité de grains pour laquelle ils avaient remporté
les enchères. Dans ces ventes, le but de l'État était de vendre la dîme à celui offrant le
plus de grains possible, puisque plus de blé était ensuite transporté dans les marchés de
l'Urbs.
Qui pouvait recevoir la ferme des dîmes? Contrairement aux fermes adjugées à
Rome, qui ne pouvaient être prononcées qu'en faveur de citoyens romains, surtout pour
des compagnies de publicains formées à Rome même, les dîmes de Sicile pouvaient être
adjugées à presque n'importe quel individu qui pouvait offrir les garanties suffisantes, et
les compagnies de publicains formées à Rome étaient exclues d'emblée62. Parmi les
61
62
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.81.
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.86; Nicolet, Claude, Dîmes de
Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité dans la Rome antique,
Paris, 2000, p.279.
214
fermiers des impôts de Sicile, on trouve des citoyens romains 63, des Siciliens64, des gens
dont la nationalité nous est inconnue65, des affranchis66 et même des esclaves publics67. La
Sicile est ainsi le seul exemple de province romaine où les publicains pouvaient ne pas
être citoyens romains68.
Nous devons dire quelques mots à propos des esclaves publics à qui fut accordée
la perception des dîmes. Carcopino69 et Nicolet70 voient dans la présence d'esclaves aux
fermes de Sicile une habitude tolérée, voire même acceptée. Cependant, l'indignation
qu'affiche Cicéron nous démontre, bien au contraire, qu'il s'agissait d'une exception qui
ne s'expliquait que par les vices de Verrès, personnage qu'il veut nous dépeindre comme
un homme aux mœurs douteuses entre tous. Lorsqu'il présente le préposé à la dîme
Diognetus, esclave attaché au temple de Vénus, Cicéron s'abandonne à un commentaire
on ne peut plus sardonique : « C'est une nouvelle espèce de publicain! » (novum genus
publicani)71. Puis il s'empresse de rajouter : « Pourquoi, selon ce modèle (hoc auctore),
les esclaves publics (servi publici) ne sont-ils pas admis à Rome à la ferme des impôts
(ad vectigalia accedunt)? » La question est toute rhétorique, et Cicéron n'avance aucune
réponse, mais le commentaire transpire le sarcasme. De même, quand Cicéron dit que les
dîmes de la cité d'Amestrate ont été accordées à un certain Bariobal (Bariobali Venerio),
esclave de Vénus également, il ne peut retenir cette raillerie : « Retenez les noms des
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67
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70
71
Cicéron, In Verr. Sec., III, 43, 102 ; 39, 88 ; 43, 101.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 33, 77 ; 36, 83 ; 34, 78 ; 43, 101.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 32, 75 ; 42, 99 ; 37, 84.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 39, 90 ; 40, 91 ; 36, 84 ; 27, 67 ; 32, 76 ; 42, 10 ; 46, 109.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 38, 86 ; 39, 89 ; 40, 92 ; 43, 102.
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.86.
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.86.
Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.279.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 38, 86; Cette expression se retrouve également sous cette forme en 20, 50,
où Cicéron présente Apronius et les esclaves de Vénus comme une « nouvelle espèce de publicains »
(novum genus publicanorum).
215
publicains! » (cognoscite nomina publicanorum)72.
Il est cependant vrai que l'orateur ne rajoute rien contre Symmaque, ni contre
Mènes73, eux aussi esclaves de Vénus, mais qu'avait-il besoin de rajouter? Il avait déjà
démontré le ridicule de la position de Diognetus et de Bariobal, et peut-être trouvait-il
redondant de répéter la moquerie ad nauseam. Il avait démontré qu'Apronius était proche
des esclaves de Vénus, et que ceux-ci étaient complices de ses différents excès 74. Cicéron
émet cependant un dernier commentaire qui réfute, une fois pour toutes, cette idée
saugrenue qui veut que des esclaves pouvaient normalement percevoir les dîmes de
Sicile; accusant Verrès de collusion avec les décimateurs, il s'écrie :
« Telle a été ton équité dans ton exercice du pouvoir, telle a été ta
dignité de préteur que tu voulais que les esclaves de Vénus fussent les
maîtres des Siciliens; tel a été ton discernement, telle a été ta ligne de
démarcation que les cultivateurs étaient du nombre des esclaves; les
esclaves, du nombre des publicains. »75
L'exclamation est on ne peut plus claire : le décimateur devait avoir un minimum
de statut social vis-à-vis les cultivateurs 76. Il ressort nettement qu'il était très mal vu qu'un
esclave puisse faire du profit pour lui-même en occupant une charge publique qui le
plaçait au-dessus d'hommes libres.
Qu'il soit mal vu qu'un esclave détienne un poste de décimateur n'empêche pas
qu'on en voit plusieurs sous la préture de Verrès. La raison de cette présence servile dans
72
73
74
75
76
Cicéron, In Verr. Sec., III, 39, 89.
Symmaque : Cicéron, In Verr. Sec., III, 40, 92; Mènes : Cicéron, In Verr. Sec., III, 43, 102.
Apronius, en effet, était entouré d'une foule d'esclaves de Vénus dans plusieurs de ses activités.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 25, 61; 26, 65.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 38, 87.
C'est également ce qui ressort de quelques autres commentaires de Cicéron : « Jamais [Verrès] n'aurait
été fou au point de tolérer qu'un champ du peuple romain ne donnât plus de blé à un esclave de Vénus
qu'au peuple romain » (39, 89); « Un tel homme, sénateur du peuple romain, fut pour un esclave de
Vénus une cause de gain? » (40, 90); « (…) lorsqu'il apprît ces gains personnels (…) non seulement
pour Apronius et ses semblables, mais aussi pour des esclaves de Vénus » (62, 143).
216
les rangs des décimateurs est bien simple : le gouverneur se servait de cette classe pour
parvenir à ses fins et abuser au maximum de la concussion. En effet, Cicéron, pendant
toute la partie de son discours sur le blé dîmé, ne peut accuser Verrès directement : ce
sont les dîmeurs qui ont commis toutes les exactions contre les provinciaux. L'orateur
démontre plutôt la complicité du gouverneur de Sicile, en expliquant que les dîmeurs
n'ont commis des abus qu'à titre d'agent de Verrès, et avec son accord tacite, voire son
appui77. En résumé, il est vrai que nous avons des mentions d'esclaves publics qui
agissaient comme dîmeurs en Sicile, mais leur présence parmi les décimateurs doit être
vue comme autant d'anomalies qui, par les liens de camaraderie avec Apronius et de
dépendance envers Verrès, se sont vus confiés la ferme des dîmes, et ne peut pas être
interprétée comme un phénomène commun.
Nicolet émet l'hypothèse que les adjudicataires devaient remplir certaines
conditions financières, qu'ils devaient même verser une caution 78. Ça ne semble pas être
le cas de Diognetus. Cet esclave de Vénus, nous dit Cicéron, ne possède aucun esclave,
aucun avoir (vicarium nullum habet, nihil omnino peculi)79. L'orateur se sert de cette
information pour démontrer que Diognetus ne peut pas faire tant de profit pour lui-même,
et que Verrès est en fait celui qui tire les ficelles 80. À ce titre, donc, il n'est pas impossible
qu'une certaine exigence financière minimale ait été de mise avant la préture de Verrès.
Parfois, le sénat des villes pouvait décider de déléguer des émissaires pour
participer aux enchères des dîmes de leur cité respective, comme le dit clairement
Cicéron pour les habitants de Thermes. Ces derniers étaient chargés de se rendre
77
78
79
80
C'est, du moins, l'accusation que présente Cicéron, In Verr. Sec., III, 20, 50; 38, 86 et 39, 89.
Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.279.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 38, 86.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 38, 87.
217
adjudicataire des dîmes de leur territoire (qui decumas emerent agri sui)81. Si le délégué
ne pouvait remporter la ferme de la dîme au nom de sa cité, il pouvait offrir au
décimateur de racheter le droit que la cité prélève elle-même la dîme 82. Verrès et sa
compagnie vont capitaliser sur ces rachats et sur le bénéfice qu'il rapportait au
décimateur. Certains rachats de dîmes auprès des hommes de main du gouverneur furent
fortement conseillés aux habitants83, d'autres carrément imposés; c'est le cas de Lipara 84,
de Tissa85, d'Amestrate86, de Thermes87, d'Imachara et d'Henna88, et de nombreuses autres
cités, dont les représentants sont forcés de verser à titre de profit (lucrum) pour les
dîmeurs de fortes sommes d'argent ou d'énormes quantités de blé.
Une fois les dîmes vendues, les décimateurs (decumani) et les agriculteurs
(aratores) devaient passer un accord (pactio) entre eux, concernant la quantité de grains
qui allait être prélevée à titre d'impôt.
« Or, mieux que sur pied, où la densité des épis échappe à un calcul tant
soit peu exact, mieux qu'en magasin, où la récolte a pu ne pas parvenir
toute entière, et peut toujours se dissimuler en partie, c'est sur l'aire, où
l'on peut compter les gerbes, puis les boisseaux, que s'apprécie, sans
trop d'écarts, l'importance de la moisson »89.
C'est dont après la récolte qu'on concluait cet accord, dont la forme devait
81
82
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84
85
86
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88
89
Cicéron, In Verr. Sec., III, 42, 99; également Cicéron laisse entendre la même chose lorsqu'il expose le
cas d'Héraclius d'Amestrate, qui est contraint de payer sur-le-champ vingt-deux mille sesterces au
décimateur Marcus Caesius. « Si Héraclius avait eu du sénat le mandat d'acheter les dîmes (mandatum
ut emeret), il les aurait achetées. », Cicéron, In Verr. Sec., III, 39, 88.
Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.280.
C'est le cas de la cité d'Argyrium, où Apronius se présente avec une forte escorte pour effrayer les
habitants et exiger de l'argent pour leur transférer la charge de la dîme. Cicéron, In Verr. Sec., III, 27,
67.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 37, 84.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 38, 86.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 39, 88.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 42, 99.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 42, 100.
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.17.
218
certainement être encadrée par la lex Hieronica90, et qui consignait la quantité de blé que
le cultivateur acceptait de remettre au fermier de la dîme, quantité que le dîmeur
s'engageait à ne pas dépasser. On faisait plusieurs copies de cette pactio pour laisser des
traces. Un exemplaire était probablement remis au cultivateur, qu'il pouvait brandir au
décimateur si ce dernier se montrait plus rapace que l'accord qui avait été conclu.
Évidemment, le dîmeur lui-même en gardait une copie, qu'il présentait à l'agriculteur
réticent pour lui rappeler ses engagements91. Finalement, une copie était inscrite dans les
registres de la cité avec le recensement92. L'opération était laborieuse, ce qui fait en sorte
que, nous dit Cicéron, cette étape ne pouvait se faire sans plusieurs écritures (ut sine
plurimis litteris confici non possit)93.
Cette pactio était un accord de gré à gré qui devait impérativement être convenu
librement et ne pouvait pas être imposée à un cultivateur. C'est ce que l'histoire de
Quintus Septicius nous apprend94. Puisque ce chevalier romain refusait de donner plus
que le dixième de sa récolte, et donc de signer une entente avec Apronius, le gouverneur
eut recours à une série d'édits pour lui forcer la main. D'abord, parut un édit interdisant à
quiconque de retirer le blé de l'aire tant qu'une convention n'aurait pas été conclue avec le
décimateur. Ensuite, lorsque l'on s'aperçut que Septicius s'obstinait malgré tout à laisser
pourrir son grain sur place plutôt que de passer un accord injuste avec Apronius, un
second édit vit le jour, qui ordonnait qu'avant les calendes du mois d'août, toutes les
dîmes devaient être transportées au bord de l'eau (deportatas ad aquam). Forcé de retirer
son blé de l'aire pour le porter au bord de l'eau, et ne pouvant le sortir de l'aire qu'après
90
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94
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.13.
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.17.
Scramuzza, V. M., Roman Sicily, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
III, New York, 1975, p.237.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 47, 112.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 14, 36.
219
avoir conclu un accord avec Apronius, Septicius se vit ainsi forcé de céder et d'accepter
une entente contre laquelle il s'était battu. Cicéron expliquera que cette méthode
« employait, pour conclure l'entente, la force et non la libre volonté »95. Il est à noter que
Verrès et ses sbires ne forcèrent pas directement la pactio entre Septicius et Apronius,
mais employèrent plutôt des procédés détournés pour laisser une apparence de libre
volonté des deux partis.
C'est la même chose qui se produisit pour Polémarque de Murgentia et Eubulidas
Grospus de Centuripe. Comme ils ne tombaient pas d'accord avec leurs décimateurs,
Polémarque fut conduit à l'écart et battu à coups de poing et à coups de pied. Eubulidas
Grospus fut aussi violenté, bien que Cicéron ne donne pas autant de détails sur son cas.
Les deux cultivateurs furent brutalisés jusqu'à ce qu'ils acceptassent de livrer plus de blé
encore que ce qui avait préalablement été demandé par le fermier des dîmes. Par des
moyens détournés, on les força tous deux à accepter une pactio qui, non seulement ne
leur était pas favorable, mais était probablement même illégale96.
De plus, il est essentiel de souligner que l'accord ne se fait qu'entre l'agriculteur et
le décimateur. Pour le prouver, il suffit de présenter l'affaire de Xeno de Menès97. Son
épouse louait un lopin de terre à un cultivateur. Ce dernier, craignant les exactions des
décimateurs, s'enfuit. Verrès se tourna alors vers Xeno afin de le condamner pour une
fausse professio iugerum, à quoi l'accusé répondit que l'histoire ne le concernait pas (ad
se pertinere negabat). Il fut quand même condamné, bien qu'il disait, entre autres choses,
qu'il n'avait pas labouré lui-même le champ (Dicebat ille non modo se non arasse), ce
qui, rajoute immédiatement Cicéron, eût été suffisant pour le disculper (id quod satis
95
96
97
Cicéron, In Verr. Sec., III, 14, 37.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 23, 56.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 22, 55.
220
erat) sous un autre gouverneur. Bref, on peut facilement déduire que si la déclaration des
arpents ensemencés ne concernait que celui qui y travaillait, la même chose était vraie de
la perception de la dîme, afin d'éviter qu'un propriétaire terrien ne soit puni en lieu et
place d'un mauvais locataire.
Lorsque l'entente était conclue entre le fermier des dîmes et les agriculteurs, on
procédait au prélèvement des dîmes. Le préteur pouvait ordonner à chaque cité que la
dîme soit portée à un endroit ou à un autre. On a vu plus haut que Verrès, pour
contraindre Quintus Septicius de se soumettre aux conditions d'Apronius, avait ordonné
que le blé des dîmes devait être transporté au bord de l'eau avant une date bien précise 98.
Dans le même ordre d'idées, le gouverneur de Sicile imposa aux habitants de Calacte de
livrer leur blé à Amestrate, contrairement à la coutume 99. La formulation de ce passage
est intéressante, puisque l'ordre a été donné aux habitants de Calacte (Calactinis) de livrer
leur blé à l'endroit indiqué, ce qui tend à démontrer que la charge de transporter le grain
incombait aux habitants des cités eux-mêmes ou, du moins, qu'ils devaient le faire
transporter à leurs propres frais100. De plus, le passage atteste que le gouverneur avait une
totale liberté quant à l'endroit où les dîmes de chaque cité devaient être livrées.
Cependant, cette dernière interprétation est un peu plus délicate, puisque Cicéron attaque
la décision de Verrès sur deux points : d'abord, les habitants ne l'avaient jamais fait avant
la préture de Verrès, ensuite parce que Verrès lui-même ne l'avait exigé qu'à sa troisième
année de charge. Il s'agirait donc d'une prérogative que le préteur devait utiliser avec
parcimonie et discernement.
Une fois le blé parvenu au bord de l'eau, il fallait encore l'inspecter. Cicéron
98 Cicéron, In Verr. Sec., III, 14, 36.
99 Cicéron, In Verr. Sec., III, 43, 101.
100 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.21.
221
nomme probatio ce processus d'évaluation du blé. « Le mot, en effet, ne signifie pas
simplement toute sorte d'examen. Il appartient au domaine du droit des adjudications
publiques : c'est la ''réception'', la ''vérification'' de la bonne réalisation d'un travail, d'un
contrat »101. À ce sujet, les sources sont confuses. D'un côté, Apronius lui-même s'est
chargé de cet examen pour les dîmes qu'il a perçues à Agyrium 102. L'épisode est raconté
par l'orateur, qui s'offusquait que Verrès ait ordonné aux habitants de verser un sesterce
par médimne inspecté. D'un autre côté, il semblerait que le gouverneur de la province en
ait eu la responsabilité ultime. Lorsque Cicéron accuse Verrès d'avoir refusé le blé de la
seconde dîme, dont il sera question plus loin, il lui dit « Tu as accepté (probaris) toimême (tu idem) une partie du blé à titre de dîme (decumarum nomine) »103, pour ensuite
le refuser lorsqu'il fallait en acheter à titre de seconde dîme.
Le chercheur se trouve ainsi devant un dilemme et il a deux pistes de réflexion
pour résoudre cette énigme. D'abord, il faut admettre que le préteur ait été celui qui devait
approuver le blé qui était destiné à Rome à titre de dîme, puisque c'est Verrès lui-même,
et non tel ou tel décimateur, qu'accuse Cicéron d'avoir accepté ou refusé le même blé,
selon qu'il était fourni à titre d'impôt ou acheté. Ainsi, soit Apronius a inspecté le blé au
nom du gouverneur, ce qui pourrait expliquer les frais d'examen imposés par Verrès, soit
le décimateur pouvait examiner le blé préalablement à son transport sur la côte, un peu
comme les mancipes l'évaluaient avant son transport à Rome. L'objectif aurait alors été
de se disculper contre une quelconque accusation si le blé avait été de mauvaise qualité.
Par extension, si nous retenons la seconde hypothèse, il est probable que chaque
décimateur avait la charge de procéder à une probatio préliminaire pour le territoire qu'il
101 Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum et les dîmes d'Asie, in Censeurs et publicains ;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.361.
102 Cicéron, In Verr. Sec., III, 30, 73.
103 Cicéron, In Verr. Sec., III, 75, 173.
222
couvrait.
Le blé était-il parvenu au bord de l'eau, avait-il été accepté par le préteur, il ne
restait qu'à l'acheminer à Rome.
« Le préteur ou ses subordonnés, eux, devaient mittere, c'est-à-dire
« envoyer, convoyer » le blé (...) Comment se faisait ce transport? Les
Verrines n'en disent rien; mais on constate que ce n'était au frais ni des
cultivateurs, ni des décimateurs. En revanche, il est très probable que
l'État avait recours, pour cette opération, à des entrepreneurs avec qui il
passait un contrat. Ce sont des personnages qui apparaissent sous le
nom de mancipes dans certains passages des Verrines, recoupés par
d'autres du Pro Plancio ou du De domo. Cette procédure est attestée par
deux allusions (plus tardives) de Varron et Columelle. L'un et l'autre,
développant le lieu commun de la décadence de l'agriculture italienne,
déclarent : « Nous mettons en location le transport de blé depuis les
provinces transmarines (Varron cite la Sardaigne et l'Afrique) jusqu'à
nous »104.
En Asie, le Monumentum Ephesenum précise que les biens du peuple romain
étaint exemptés des droits de douane105. Rien n'indique que le cas de Sicile fût différent
d'une quelconque façon à ce sujet106.
Toutes ces étapes de la perception des dîmes de Sicile, du recensement des
cultivateurs à l'expédition des impôts à Rome, en passant par l'estimation des récoltes,
l'adjudication des dîmes, la conclusion d'un accord entre cultivateurs et décimateurs et
l'acheminement du grain au bord de l'eau, étaient étroitement encadrées par la lex
Hieronica et les traditions romaines établies par les précédents gouverneurs, qui
généralement avaient suivi au pied de la lettre la loi de Hiéron.
Or, d'après la lex Hieronica, un autre produit dîmé était affermé en Sicile par le
104 Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.282-283.
105 Monumentum Ephesenum, ligne 59 #25.
106 Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum et les dîmes d'Asie, in Censeurs et publicains;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.361.
223
préteur, il s'agit de l'orge107. Cicéron n'y fait référence que très brièvement, et il est
presque impossible d'en définir les modalités de perception. Dans les deux cas, les dîmes
d'orges sont mentionnées pour dénoncer les bénéfices personnels que Verrès retire des
cités en faveur des décimateurs des deux grains, c'est-à-dire l'orge et le blé. On peut
présumer que la perception des deux dîmes répond aux mêmes critères, mais rien ne
permet de le confirmer. Il existe aussi d'autres produits dîmés en Sicile, qui ne tombent
toutefois pas sous la juridiction du gouverneur de la province : à la demande du sénat, les
dîmes de vin, d'huile et de menus grains (vini et olei decumas et frugum minutarum)
étaient affermés à Rome par les questeurs depuis le consulat de Lucius Octavius et Caius
Cotta, en 75 avant J.-C.108
1.1.2 - Les secondes dîmes (alterae decumae) et le blé commandé (frumentum
imperatum)
Il y avait cependant, en Sicile, deux autres catégories de prélèvement de blé : le
frumentum emptum et le frumentum aestimatum. Le blé acheté (frumentum emptum) et le
blé « estimé » (frumentum aestimatum) étaient deux variétés de ponction en nature sur les
cités de Sicile, qui différaient de la dîme normale sur un certain nombre de points.
D'abord, c'est le gouverneur de Sicile lui-même qui supervisait les opérations, et non plus
des décimateurs à qui on avait adjugé la ferme des impôts 109. Ensuite, le blé n'était pas
107 Cicéron, In Verr. Sec., III, 31, 73; 34, 78; dans les deux cas, la complicité de Verrès envers les dîmeurs
démontre son rôle majeur dans l'attribution de la ferme de ces dîmes. Rajoutons que, nulle part dans
les Verrines, Cicéron n'accuse Verrès de s'acoquiner avec les décimateurs d'huile ou de vin, qui
dépendent d'une autorité autre que la sienne.
108 Cicéron, In Verr. Sec., III, 7, 18. Carcopino affirme cependant que les grains, le vin, l'huile et les
légumes étaient soumis à la lex Hieronica. Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris,
1965, p.3.
109 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.190; Nicolet, Claude, Dîmes de
Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité dans la Rome antique,
Paris, 2000, p.282.
224
prélevé gratuitement à titre d'impôt, mais il était acheté par le gouverneur à un taux fixé
par le sénat, et avec l'argent que lui confiait à cet effet la haute assemblée. La raison pour
laquelle le préteur devait payer pour une seconde dîme et pour une quantité de blé
commandé nous est fournie par Cicéron : la République imposait déjà aux Siciliens tant
de charges (quibus tanta onera res publica imponeret)110, qu'elle devait nécessairement
compenser les provinciaux pour les efforts supplémentaires qu'elle leur demandait.
Abordons en premier lieu le cas du blé acheté (frumentum emptum). Suivant un
sénatus-consulte et la lex frumentaria Terentia et Cassia 111, le gouverneur de la province
de Sicile avait le mandat d'acheter deux types de blé : le blé dîmé (frumentum emptum
decumanum, aussi nommé altera decuma, ou seconde dîme) et le blé commandé
(frumentum imperatum). La quantité prélevée pour la seconde dîme (altera decuma) était
simplement égale à celle qui avait été demandée à titre de dîme par les décimateurs et
donc elle fluctuait d'une année à l'autre. Quant à la quantité de blé commandé (frumentum
imperatum), elle était fixée par le sénat et s'élevait à huit cent mille boisseaux (modii) par
année, du moins sous la préture de Verrès, et cette quantité de blé devait être répartie
également entre les cités (quod praeterea civitatibus aequalitater esset distributum)112.
Le prix du blé était lui aussi établi par la loi frumentaire de Terentius et de
Cassius; il s'agissait de trois sesterces par boisseau pour le grain dîmé, et de trois
sesterces et demi par boisseau de frumentum imperatum. Ainsi, indique Cicéron, Verrès
recevait du sénat la somme de deux millions huit cent mille sesterces pour le blé
commandé et d'environ neuf millions de sesterces pour le frumentum emptum
110 Cicéron, In Verr. Sec., III, 70, 164.
111 La loi frumentaire de Terentius et Cassius n'aurait pas créé l'institution du frumentum emptum, elle ne
l'aurait que régularisée, Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.179.
112 Cicéron, In Verr. Sec., III, 70, 163.
225
decumanum. On peut donc estimer que Rome, sous Verrès, recevait de Sicile trois
millions de boisseaux de blé à titre de dîme, et trois millions de boisseaux de blé
supplémentaire à titre de seconde dîme 113. Si l'on additionne aux dîmes le blé commandé,
la Sicile devait fournir autour de 6,8 millions de boisseaux de blé par année, soit plus de
780 000 litres de blé. Avec les mêmes chiffres, on peut estimer la production globale de
blé de la Sicile. Puisque trois millions de boisseaux devaient représenter le dixième de la
récolte, on arrive donc à une production globale de trente millions de boisseaux, ou plus
de 3,9 millions de litres de blé annuellement. Ce serait donc autour de 22,6% de la
production totale de blé sicilien que Rome s'appropriait à titre de dîme, de seconde dîme
et de blé commandé. Sur ces 22,6%, moins de la moitié (soit autour de 10%), était
prélevé à titre d'impôt foncier.
Mis à part les différences de quantité et de prix, les deux catégories de blé acheté
différaient enfin par leur assiette. Alors que la seconde dîme ne s'appliquait qu'aux cités et
cultivateurs qui avaient payé la première dîme, le blé commandé pouvait aussi être
demandé à des cultivateurs exemptés d'impôt, ce qui signifie que les sept cités qui
n'étaient pas soumises à la dîme (c'est-à-dire les deux cités fédérées et les cinq libres
d'impôts), échappaient à la seconde dîme, mais n'étaient cependant pas exonérées de
fournir du blé commandé114.
Heureusement pour nous, grâce aux machinations de Verrès, qui voulait détourner
vers lui le plus d'argent possible, nous avons un récit détaillé des étapes de la collecte du
blé acheté (frumentum emptum). Le gouverneur demandait d'abord aux cités une certaine
quantité de blé. Verrès, après inspection du blé, le refusait et utilisait son propre grenier,
113 Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.282.
114 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.178.
226
rempli par les exactions de son entourage sur les habitants de la province. Il exigeait, de
plus, que les cités lui paient le prix du blé refusé. C'est ainsi que, non seulement il
encaissait les onze millions huit cent mille sesterces que lui envoyait le sénat pour acheter
du blé, mais encore il recevait de l'argent pour tout le blé qu'il avait refusé.
Il convient de s'arrêter sur ces compensations que Verrès exigeait des cités pour le
blé qu'il refusait. Nicolet115 et de la Ville de Mirmont116 voient dans la requête de Verrès
un procédé normal : le gouverneur avait la tâche de lever une seconde dîme, mais,
puisque le blé était refusé, il avait le droit d'exiger une compensation financière.
Cependant, Carcopino117 voit juste lorsqu'il souligne que Cicéron préconise qu'on laisse
tranquilles les cultivateurs dont on a refusé le blé. En effet, Cicéron, en s'adressant
directement à Verrès, est très clair à ce sujet : « Achète le blé que tu veux, et laisse partir
ceux dont tu as refusé le blé » (eme illud quod placet, missos fac eos quorum frumentum
improbasti)118. Cependant, nous ne sommes pas non plus en accord avec l'interprétation
que Carcopino présente pour l'ensemble de l'opération :
« La méthode que Cicéron préconise n'est praticable que dans le cas où
le tarif légal est supérieur au cours réel. Alors seulement le préteur est
toujours sûr, avec l'argent qu'il a reçu du trésor, de retrouver sur un
autre marché la quantité de blé dont il a besoin, et que les cultivateurs
de tel ou tel terroir ne sont pas dignes de lui fournir. Mais si le cours
réel est supérieur au cours légal, qui ne voit les difficultés auxquelles se
heurte le système, et les iniquités qu'il implique? Le préteur va-t-il
songer à remplacer le frumentum imperatum auquel il avait droit par du
blé acheté, en supplément de la seconde dîme et du frumentum
imperatum, aux cultivateurs des cantons probati? Il n'est pas assez riche
pour conclure avec eux cette acquisition de gré à gré : les fonds mis à sa
disposition par l'État seraient dépassés par les dépenses qu'elle entraîne.
Leur mettra-t-il à la main un marché onéreux? Et Cicéron veut-il que le
115 Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.282.
116 De la Ville de Mirmont, H., traduction de Cicéron, In Verr. Sec., III, édition Les Belles Lettres, Paris,
1960, p.101, note 1.
117 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.190.
118 Cicéron, In Verr. Sec., III, 74, 173.
227
préteur, sous prétexte d'être juste envers les cultivateurs dont la récolte
est mauvaise, se montre injuste envers ceux dont la récolte est belle? La
solution la plus raisonnable aurait consisté à faire payer aux cultivateurs
dont le blé était refusé la différence entre le cours réel et le tarif légal,
afin que, l'ajoutant aux sommes dont il disposait déjà, le préteur trouvât
moyen de se fournir ailleurs. Et sans doute est-ce cette solution que la
loi avait prévue dans l'achat du frumentum emptum, comme nous
verrons qu'elle l'a imposée dans l'achat du frumentum in cellam »119.
L'interprétation est certes intéressante, mais elle oublie quelques petits indices que
Cicéron a disséminés dans son œuvre. D'abord, Cicéron nous dit que Verrès exigeait des
agriculteurs des compensations de l'ordre de quinze sesterces par médimne, soit deux
sesterces et demi par boisseau120. L'orateur rajoute cependant que personne en Sicile, au
même moment, n'a vendu du blé plus cher (eodem tempore neminem in Sicilia pluris
frumentum vendisse)121. Ce taux doit être considéré comme très élevé, puisque Cicéron
nous apprend, un peu plus loin, qu'un très grand nombre d'agriculteurs (permultos
aratores), dépouillés par les vexations des décimateurs, n'avaient pas de quoi fournir à la
seconde dîme et au blé commandé (quod emptum populo Romano darent, non habuisse),
et ont été contraints d'en acheter auprès d'Apronius122. Certes, le passage est probablement
exagéré pour mettre de l'emphase et de l'effet dramatique, mais les faits n'en demeurent
pas moins : en s'appropriant une quantité phénoménale de blé pour son profit personnel,
Verrès a artificiellement créé une rareté, puisque tout le blé dont il s'est emparé pour
l'entreposer dans ses greniers a nécessairement été retiré des marchés locaux. Cette rareté
a peut-être été suffisamment importante pour exercer une pression à la hausse sur les prix.
Il est possible d'estimer ce qu'il a retiré de la cité de Leontium : en considérant une
récolte extraordinaire à dix médimnes par arpent ensemencé, Cicéron prétend que les
119
120
121
122
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.191.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 75, 174.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 74, 173.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 77, 178.
228
habitants de la cité, de qui on exigeait quatre ou même cinq médimnes de blé par arpent,
ont réussi à grand peine à adoucir Apronius en offrant trois médimnes par arpent, et qu'ils
ont dû payer trois dîmes au lieu d'une seule. Or, c'est en estimant qu'une récolte
extraordinaire était de dix médimnes par arpent que Cicéron arrive à cette conclusion 123.
En calculant d'après un rendement raisonnable de huit médimnes par arpent, c'est près de
quatre dîmes qui ont été prélevées sur les habitants de Leontium. Et encore, cette entente
a-t-elle été présentée par Apronius comme le plus grand des bienfaits (summo beneficio),
et ne s'appliquait peut-être pas à tous les cultivateurs de la cité, dont certains durent tout
remettre au dîmeur. Et c'est sans oublier le lucrum qu'Apronius imposa aux
provinciaux124. Ainsi, pour une seule dîme, il fut prélevé environ 40% de la récolte, soit le
quadruple de ce qui était prévu par la loi.
Est-ce que Leontium a été mieux ou moins bien traitée que les autres cités
siciliennes? Cicéron n'est pas aussi précis à propos des autres cités et, par conséquent, il
est difficile d'évaluer la situation globale de l'île. L'orateur donne cependant quelques
indices : s'adressant à Verrès, Cicéron lui demande s'il se trouve, sur l'île, un seul habitant
qui n'a payé qu'une dîme? Que deux dîmes? Existe-t-il « un seul cultivateur qui n'estimait
pas qu'on usait avec lui de la plus grande bienveillance (maximo ad se adfectum
beneficio), lorsqu'il devait s'acquitter de trois dîmes au lieu d'une seule (tribus decumis
pro una)? »125 Un certain ordre de grandeur s'établit donc : lorsque trois dîmes étaient
dues, les cultivateurs devaient le prendre comme une démonstration de magnanimité.
Étant donné l'énormité des exactions du gouverneur, il ne serait pas surprenant que le
traitement réservé à Leontium se situe dans la norme, voire que cette cité fût un peu
123 Cicéron, In Verr. Sec., III, 48, 114-115.
124 Cicéron, In Verr. Sec., III, 39, 116.
125 Cicéron, In Verr. Sec., III, 16, 42.
229
mieux traitée que les autres. Ce serait donc, au bas mot, le tiers des récoltes que Verrès et
sa compagnie se sont approprié. Et ce serait uniquement à titre de première dîme!
Un retour sur le cas des cultivateurs de Leontium s'impose. Avec les chiffres qui
viennent d'être présentés, le dîmeur ne leur aurait laissé jouir que de 60% de la récolte, au
lieu de leur en redonner 90%, ce qui fait que, à récolte égale, on aurait dû retrouver un
tiers de moins de blé dans les marchés locaux. En retirant des mains des paysans le tiers
de leur récolte pour son bénéfice personnel, Verrès crée une rareté en Sicile, qui a
forcément dû exercer une pression à la hausse sur le prix du grain dans l'île. D'ailleurs,
Cicéron accuse le gouverneur de se glorifier auprès de ses amis de ce que le blé se
transigeait à deux sesterces du boisseau sous sa préture 126. Si c'eût été une bonne chose,
Cicéron ne se serait certainement pas permis ce commentaire. On peut donc tirer la
conclusion que les débordements de Verrès et de ses acolytes ont fait monter le prix du
blé en Sicile.
Malgré l'effet de cette forme de spéculation sur les prix, Cicéron nous informe
que, au même moment où le blé se vendait à deux sesterces le boisseau (soit douze
sesterces le médimne), personne, exception faite de Verrès, par l'entremise d'Apronius, n'a
vendu du blé aussi cher que deux sesterces et demi par boisseau (soit quinze sesterces par
médimne). À l'opposé, le sénat avait fixé à trois sesterces du boisseau (soit 18 sesterces
du médimne) le prix auquel il achetait le blé de la seconde dîme, et à trois sesterces et
demi le boisseau (soit 21 sesterces le médimne) pour celui du blé commandé. Le sénat
offrait donc un prix bien au-dessus de celui des marchés locaux, même en période de
rareté. On comprend maintenant mieux ce passage des Verrines : « L'estimation légale du
boisseau était faite de façon à ce que, de tous temps, elle soit supportable au Siciliens »
126 Cicéron, In Verr. Sec., III, 65, 174.
230
(aestimatio legis eius modi sit ut ceteris temporibus tolerabilis Siculis)127. C'est aussi ce
qui explique pourquoi Cicéron déclare que Verrès aurait dû laisser partir, sans exiger
aucune compensation, ceux dont il avait refusé le blé : à ce prix, le préteur trouvera
toujours une cité pour lui vendre son blé, même s'il lui est demandé plus que le dixième.
En effet, Cicéron rapporte que, pendant un discours devant Pompée, s'adressant au
nom de la Sicile entière, Sosippe d'Agrigente se lamenta des mauvais traitements dont
tous les Siciliens étaient victimes par la faute de Verrès. Voulant comparer les estimations
du sénat et du gouverneur, Sosippe affirma que « le sénat agissait en faisant preuve d'une
très grande bonté et d'une très grande bienveillance avec les cultivateurs en estimant [le
blé] avec largesse et libéralité » (senatus optime ac benignissime cum aratoribus egisset,
large liberaliterque aestimasset)128. Il est vrai que, pour amplifier les excès de Verrès et
aider sa propre cause, Sosippe (et Cicéron qui le rapporte) a pu exagérer l'appréciation de
l'estimation du sénat. Si, toutefois, l'estimation sénatoriale avait été conspuée par les
Siciliens, on aurait pu s'attendre à ce que les aspects plus critiqués aient été adoucis par
l'orateur, afin de démontrer que la pratique, bien que peu appréciée, était tout de même
tolérée129. Conséquemment, on peut conclure que l'estimation par le sénat était perçue
positivement par les cultivateurs siciliens.
On arguera que, plus loin dans son œuvre, Cicéron nous dit que, sous la préture de
Caius Licinius Sacerdos, prédécesseur de Verrès, le blé se vendait cinq deniers (vingt
sesterces) le boisseau à son arrivée sur l'île 130. Il s'agit d'un prix très élevé, mais
127 Cicéron, In Verr. Sec., III, 75, 174.
128 Cicéron, In Verr. Sec., III, 88, 204.
129 Cicéron utilise ce procédé littéraire à quelques reprises dans le troisième tome des Verrines : Par
exemple : 24, 59 où Cicéron refuse de parler des chaînes, de la prison, des verges, des haches, de la
croix que Verrès réservait aux citoyens romains, pour se concentrer sur les dîmes; 26, 64 où on
apprend que les Siciliens ont souffert patiemment des vols, rapines, iniquités et ignominies de tant de
magistrats, mais ne peuvent supporter ce nouveau genre d'injustices.
130 Cicéron, In Verr. Sec., III, 92, 214.
231
probablement normal. En effet, l'orateur prend la peine de préciser que ce prix avait cours
juste avant la récolte (ante novum tritici); or, il est fort probable que les secondes dîmes et
le blé commandé étaient prélevées environ à la même période que les dîmes normales,
c'est-à-dire un peu après la récolte, peut-être à la fin du mois de juillet ou au début
d'août131, au moment où le cours du blé était au plus bas grâce à l'abondance soudaine de
nouveaux grains132. L'estimation du sénat était donc certainement avantageuse pour les
Siciliens, à peu près indépendamment de la qualité de la récolte.
Enfin, Cicéron affirme clairement que l'estimation du frumentum in cellam et son
achat en numéraire, dont parle Carcopino, ne s'appliquait pas aux autres types de blé. En
effet, parlant du frumentum in cellam et des sommes que Verrès tira de son estimation,
l'orateur dit :
« Ensuite, pourquoi cette estimation est-elle établie pour un seul genre
de blé (uno genere solo frumenti), si elle est équitable et supportable?
La Sicile doit des dîmes (decumas) au peuple romain; qu'elle donne
trois deniers pour chaque boisseau de blé, et qu'elle garde pour elle son
blé. De l'argent t'a été donné, Verrès, une somme pour que tu achètes du
blé pour ton grenier privé, une seconde pour que tu achètes du blé à des
cités, que tu enverras à Rome. Tu retiens chez toi l'argent qui t'a été
donné, et tu enlèves de surcroît une très grande quantité d'argent. Fais
de même pour le blé qui doit aboutir à Rome; exige, par cette même
estimation, de l'argent des cités, et rapporte ce que tu as reçu; le trésor
du peuple romain sera plus rempli que jamais. »133
Ce passage est délicat à interpréter. Cicéron, qui recourrait souvent aux sarcasmes,
131 Verrès avait ordonné aux agriculteurs de transporter le blé des dîmes au bord de l'eau pour les
calendes d'août, on peut conclure que, à ce moment, les dîmes étaient déjà perçues.
132 Dans son compte rendu, de Neeve affirme : « In antiquity, just like other periods, grain prices must
have fluctuated through a year even in normal circumstances, reaching their peak just before the new
harvest and falling sharply after it. The Egyptian evidence, as R. (p. 149) acknowledges, shows indeed
big fluctuations. In Sicily, according to R. (p. 147) the "normal variations in normal years" were small:
1/2 to 1 HS. These "small" variations on a supposedly average price of 2 to 3 HS represent
fluctuations of 15 up to 50% ! », Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, The Corn Supply of Ancient
Rome, par de Neeve, P.W., in Mnemosyne, Vol.38, Fasc. ¾, 1985, p.446; on voit clairement dans
Cicéron que les fluctuations du prix du blé d'une saison à l'autre étaient encore plus grandes que celles
avancées par de Neeve et Rickman.
133 Cicéron, In Verr. Sec., III, 87, 202.
232
comme on l’a vu, suggère que Verrès utilise la même formule pour les blés destinés à
Rome, qu'il a employée pour s'enrichir avec le blé privé. En estimant le blé au prix
exorbitant de trois deniers par boisseau, le trésor romain ferait une excellente affaire 134.
Or, ce passage suggère que l'estimation du gouverneur n'existait que pour le blé destiné à
son propre usage privé, et puisque l'estimation par le gouverneur était l'étape nécessaire
pour exiger de l'argent au lieu du blé, on peut, en lisant entre les lignes, comprendre
aisément que la forme d'estimation que Carcopino suggère n'existait pas pour le
frumentum emptum, ou du moins n'était pas monnaie courante. Il est vrai que Carcopino
ne prétend pas que le gouverneur envoyait à Rome de l'argent en place du blé, mais
d'après ce passage des Verrines, l'interprétation de Carcopino pour le frumentum emptum
est affaiblie. En somme, la situation que présente Carcopino, quoique possible, ne se
produisit manifestement pas souvent, puisque, malgré les efforts constants de Verrès pour
garder élevé le cours du grain, le médimne de blé est resté sous la barre des trois deniers,
c'est-à-dire en deçà du prix déboursé par le sénat, au moment où il fallait se procurer le
frumentum emptum. De plus, suivant notre interprétation du passage sarcastique de
Cicéron à propos de l'estimation, on peut aller jusqu'à conclure que de l'argent ne pouvait
en aucun cas être exigé en guise de remplacement pour le frumentum emptum.
Cicéron nous renseigne également sur une pratique en cours sous la préture de
Verrès : les retenues sous prétexte de droits établis (certis nominibus deductiones), c'està-dire un droit d'examen d'argent et droit de change (pro spectatione et collybo) d'un côté,
puis un droit de cire mal connu (pro nescio quo cerario)135. Le droit de change et
d'examen de l'argent est assez clair, il s'agirait de frais de conversion d'une monnaie à une
134 De la Ville de Mirmont, H., traduction de Cicéron, In Verr. Sec., III, édition Les Belles Lettres, Paris,
1960, p.121, note 2.
135 Cicéron, In Verr. Sec., III, 78, 181.
233
autre et de frais reliés à l'examen des monnaies, pour s'assurer que les pièces sont de bon
aloi. Au contraire, cet énigmatique droit de cire est plus difficile à comprendre, Carcopino
l'explique ainsi : « On peut l'entendre de deux façons, ou comme droit de sceau, analogue
à nos droits de timbre et de quittance, ou comme un droit ''d'écritures'' en général. »136 Il
conclut que ces frais étaient la norme et que le paysan ne touchait jamais la totalité de la
somme due. Carcopino, encore une fois, fait abstraction de la réaction de Cicéron.
En effet, dès qu'il mentionne ces diverses retenues, Cicéron s'emporte avec
véhémence : « Tous ces mots, juges, ne sont pas des termes de droits établis (non rerum
certarum), mais de vols très répréhensibles (furtorum improbissimorum). »137 L'orateur
n'accuse cependant pas Verrès pour la somme perçue, mais bien à cause du procédé en
lui-même : « Pourquoi y aurait-il un droit de change, ils utilisent tous une seule monnaie
(utuntur omnes uno genere nummorum)? Un droit de cire, vraiment? Pourquoi? » Puis, il
passe à l'attaque sur l'aspect pratique de l'application de ces droits : « Comment ce droit
est-il produit dans les comptes du magistrat (ad rationes magistratus), dans les finances
publiques (ad pecuniam publicam)? » Ensuite, Cicéron explique la représentation que
s'en font les provinciaux : « En effet, ce genre de déduction était présenté comme si non
seulement il était permis, mais il était juste, et non seulement il était juste, mais il était
clairement nécessaire. » Alors, la conclusion s'impose d'elle-même : « Au nom du scribe,
deux cinquantièmes étaient prélevés sur l'entièreté de la somme. Qui donc t'a permis cela,
quelle loi (quae lex), quelle décision du sénat (quae senatus auctoritas), allons plus loin,
quel esprit de justice (quae porro aequitas) a accordé que ton scribe enlève autant
d'argent soit sur les biens des agriculteurs (de aratorum bonis), soit sur les impôts du
peuple romain (de populi Romani vectigalibus)? »
136 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.185.
137 Cicéron, In Verr. Sec., III, 78, 181.
234
De cette déclamation, il paraît évident que non seulement ces levées n'avaient
jamais été appliquées par aucun autre gouverneur de Sicile auparavant, mais également
qu'elles s'inscrivaient sous la juridiction du sénat. Il aurait donc fallu que Verrès, ou
n'importe quel gouverneur individuellement, reçoive l'autorisation de l'assemblée des
pères conscrits pour percevoir ces frais connexes. Cette autorisation aurait pris la forme
d'une loi, d'un sénatus-consulte ou d'un décret, pour que les gouverneurs puissent prélever
ces droits d'examen, de change et de cire. Cicéron nous prouve que, sous ces titres
pompeux, ne se cachaient que des nouveaux prétextes pour détourner des deniers publics
supplémentaires, et non pas des pratiques légales dûment attestées.
En résumé, le sénat demandait, hormis les dîmes perçues par ceux qui en avaient
remporté les enchères, deux catégories additionnelles de blé sicilien pour la République :
la seconde dîme et le blé commandé. Bien que différentes sous certains aspects (la
quantité de blé pour la seconde dîme variait d'une année à l'autre en fonction des récoltes,
alors que celle du blé commandé était fixée par le sénat; la seconde dîme ne s'appliquait
qu'aux cités qui payaient déjà la dîme, alors que le blé commandé pouvait être demandé à
n'importe quelle cité de la province; le prix fixé par le sénat variait d'une catégorie à
l'autre : trois sesterces par boisseau pour la seconde dîme et trois sesterces et demi par
boisseau pour le blé commandé), les catégories de frumentum emptum partageaient
certaines caractéristiques.
Outre qu'ils étaient exigés contre rétribution en argent, les deux types de blé
acheté avaient en commun d'être sous la juridiction du préteur de Sicile. En effet, c'est
Verrès, accompagné par un certain nombre de subalternes qui agissaient en son nom, qui
devait faire la demande de frumentum emptum aux cités et inspecter le blé qu'on lui
235
remettait à titre de seconde dîme et de blé commandé. C'est ainsi qu'il refusa le blé
« d'Halèse, de Thermes, de Céphalède, d'Amestrate, de Tyndaris, d'Herbita et de plusieurs
autres cités encore. »138 C'est aussi sous sa direction que les paysans devaient être
compensés en numéraire. Dans la première partie des Verrines, c'est-à-dire celle qu'il
avait consacrée aux dîmes, Cicéron devait s'efforcer de condamner Verrès par association;
cependant, dans le passage sur le blé acheté, Cicéron accuse directement Verrès. Jamais
les sbires du gouverneur ne se voient accusés pour tout ce qui touche le frumentum
emptum, ce qui démontre bien le rôle de premier plan que le gouverneur occupait dans les
différentes étapes de perception du blé acheté139.
Les Verrines sont cependant beaucoup moins éloquentes sur d'un grand nombre
d'aspects. On peut uniquement supposer que, à l'instar de la dîme, le gouverneur décidait
de l'endroit sur l'île où le frumentum emptum devait être acheminé et inspecté, que les
agriculteurs avaient le devoir de l'y apporter, et que des entrepreneurs avaient la
responsabilité de le transporter à Rome 140, mais rien dans les Verrines ne permet de le
confirmer.
138 Cicéron, In Verr. Sec., III, 74, 172.
139 Il est vrai que Cicéron affirme que Verrès aurait pu accuser les adjudicataires (mancipes) d'avoir
refusé le blé, reçu de l'argent des cités et empoché l'argent du sénat pour ensuite acheter du grain pour
eux-mêmes, mais l'orateur rajoute que ce serait faire aveu d'iniquité et d'inertie (iniquitatis et inertiae
confessio) de la part d'un gouverneur, c'est donc le gouverneur lui-même qui devait répondre de ces
exactions, même si, incarnant ensuite Verrès, Cicéron plaide « J'ai abandonné aux adjudicataires le
pouvoir d'accepter ou de refuser le blé (mancipibus potestatem probandi improbandique permisi); les
adjudicataires ont extorqué l'argent aux cités (mancipes a civitatibus pecunias extorserunt), j'ai donné
aux adjudicataires l'argent que j'aurais dû donner au peuple (pecuniam populis dare debui, mancipibus
dedi) » (Cicéron, In Verr. Sec., III, 76, 175), il s'agit d'une mauvaise et misérable défense (mala (…)
ac misera defensio);
Tous ne sont pas de cet avis : suivant le même passage, Nicolet affirme au contraire « nous voyons
que Verrès, d'après Cicéron, aurait pu rejeter sur les mancipes la faute du refus du blé de six cités au
moins et de toute l'opération », Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et
publicains ; Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.283.
140 Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.282.
236
1.1.3 - Le blé privé (frumentum in cellam)
Il reste finalement à aborder la dernière catégorie de prélèvement en nature
sicilien : le frumentum aestimatum (blé estimé, aussi nommé frumentum in cellam, ou blé
pour le grenier privé). Nous savons qu'au moins deux produits étaient visés par le
frumentum eastimatum : le blé et l'orge. Ce type de prélèvement, parce qu'il était exigé
pour l'utilisation personnelle du gouverneur et de son entourage, pouvait être demandé à
tout moment de l'année.
D'abord, tout comme le frumentum emptum, le grain estimé était aussi prélevé
contre compensation en numéraire. La retenue de blé se faisait théoriquement en échange
d'un dédommagement de l'ordre de quatre sesterces par boisseau; celle de l'orge, de deux
sesterces pas boisseau141. Le dédommagement était, de ce fait, plus substantiel que pour le
frumentum emptum (évalué par le sénat à trois sesterces par boisseau) ou pour le
frumentum imperatum (estimé à trois sesterces et demi par boisseau). Toutefois, puisqu'il
pouvait être exigé à tout moment de l'année, le taux en vigueur, bien qu'il fût plus élevé
que pour les autres formes de blé perçu contre compensation, pouvait être beaucoup plus
ou beaucoup moins avantageux que le prix en vigueur, qui fluctuait d'une saison à l'autre.
Si le prix courant était plus bas que le prix déboursé par le sénat, il s'offrait au
gouverneur un certain nombre de possibilités, toutes attestées par l'usage : selon
l'exemple de Lucius Piso Frugi, homme d'État des plus intègres, on pouvait acheter le blé
à son prix le plus bas et remettre au sénat l'argent excédentaire; suivant les politiciens
généreux ou désireux de plaire (ambitiosi homines aut benigni), on pouvait plutôt verser
aux cultivateurs le prix estimé par le sénat, bien qu'il fût supérieur au prix en vigueur;
141 Cicéron, In Verr. Sec., III, 81, 188.
237
finalement, conformément à la convention suivie par la majorité, on pouvait décider de
s'arroger les sommes fournies par le sénat pour l'approvisionnement privé du magistrat,
ce qui permettait au gouverneur de prélever au passage un profit honnête et licite
(quaestus … honestus atque concessus)142. À l'inverse, lorsque le prix du marché était
plus élevé que le prix fixé par le sénat, on avait recours au frumentum aestimatum.
En effet, l'estimation du blé remontait à l'origine à une mesure qui devait favoriser
les provinciaux tout en démontrant la magnanimité du gouverneur. Cicéron explique ainsi
ce qu'il conçoit comme les premiers balbutiements de l'estimation : une cité ou un
cultivateur, qui soit n'avait plus de blé, soit en avait mais souhaitait le conserver, ou
désirait s'épargner l'obligation de l'acheminer à l'endroit demandé, avait réclamé au
gouverneur la permission de débourser, en lieu du blé, sa valeur en argent 143. L'approche
aurait donc eu pour but, au commencement, d'accommoder les provinciaux. Cependant,
avec l'usage, les prétextes pour demander l'estimation se multiplièrent autant du côté du
préteur que de celui des agriculteurs.
Par exemple, Caius Licinius Sacerdos, le prédécesseur de Verrès en Sicile, avait
réclamé du frumentum in cellam à son arrivée sur l'île. C'était un peu avant la récolte, et
le blé s'échangeait à cinq deniers par boisseau, donc vingt sesterces, soit quatre deniers
au-dessus du prix offert par le gouverneur pour son blé. Les agriculteurs, qui vendaient à
forte perte au préteur, lui demandèrent d'estimer la valeur du blé pour le lui payer en
argent. Il l'estima en-dessous de sa valeur établie sur le marché, à trois deniers le
boisseau, et reçut des éloges pour sa décision empreinte de clémence et de bonté 144. Au
contraire, des hommes avides utilisèrent le système pour s'enrichir légalement, par
142 Cicéron, In Verr. Sec., III, 84, 195.
143 Cicéron, In Verr. Sec., III, 82, 189.
144 Cicéron, In Verr. Sec., III, 92, 214.
238
exemple en donnant comme point d'échange un lieu retiré et difficile d'accès et offrir une
estimation exorbitante. À ce titre, Marcus Antonius Creticus, qui avait été investi d'un
poste de commandement sur les côtes de Sicile, avait demandé du frumentum in cellam la
même année que Sacerdos, mais un peu après la récolte. Le blé était à très bas prix
(summa in vilitate), mais Creticus estima tout de même le blé à trois deniers, comme
Sacerdos. « Par cette même estimation, l'un avait soulagé les cultivateurs, l'autre les avait
dépouillés. »145 On peut critiquer ces hommes avides, nous dit Cicéron, mais on ne peut
leur en faire un crime, puisqu'il est permis aux magistrats romains de recevoir leur blé là
où ils le veulent146. Bref, les paysans et les cités pouvaient demander l'estimation pour
éviter un éventail de soucis et de complications, et, de leur côté, les gouverneurs
pouvaient leur en créer à dessein afin de les pousser à réclamer l'estimation.
Pour illustrer le phénomène de l'estimation, Cicéron expose le cas théorique d'un
gouverneur d'Asie qui demanderait à la cité de Philomelium de lui livrer du blé à Éphèse
pour son usage propre. L'orateur évoque les trois différentes possibilités qui se
présentaient alors aux citoyens de Philomelium, situés à plus de quatre cents kilomètres
d'Éphèse : ils pouvaient décider, malgré la distance, d'y livrer le blé, même s'il s'agissait
d'une tâche exigeante. Ils pouvaient également décider d'envoyer une délégation avec de
l'argent pour acheter du blé sur le marché d'Éphèse. Cependant, l'orateur affirme que,
connaissant la différence du prix entre les deux cités, sachant aussi le nombre de jours de
voyage qui séparent l'une de l'autre, la meilleure solution pour Philomelium aurait été de
réclamer au gouverneur une estimation et de le payer en numéraire147.
Toutefois, lorsqu'elle était demandée par les agriculteurs, l'estimation n'était pas
145 Cicéron, In Verr. Sec., III, 92, 215.
146 Cicéron, In Verr. Sec., III, 82, 190.
147 Cicéron, In Verr. Sec., III, 83, 191.
239
laissée au gré du gouverneur et de sa bonne volonté. En effet, selon Cicéron, le prix
sélectionné par le gouverneur pour son blé privé ne devrait pas excéder le plus haut prix
affiché dans la province où la transaction a lieu. Voilà, dit-il, pourquoi le système
d'estimation est valable en Asie, en Espagne et dans toutes les provinces où il n'est pas
coutume que le froment n'ait qu'un seul prix. Mais en Sicile, le cultivateur pouvait
trouver, partout, du blé au même prix que chez lui, donc l'estimation ne devait se faire,
moralement, qu'au prix en vigueur sur l'île148.
Une fois l'estimation donnée, les cultivateurs n'avaient pas à payer la totalité du
prix demandé par le gouverneur. On retranchait du montant annoncé par le gouverneur la
somme que le sénat fixait pour le frumentum in cellam. Par exemple, en reprenant le cas
du prédécesseur de Verrès, Caius Licinius Sacerdos, qui avait estimé le blé à trois
derniers au lieu de cinq, on n'attendait pas des agriculteurs qu'ils acquittassent la somme
totale de trois deniers par boisseau; on soustrayait de ce tarif le denier que le sénat offrait
en compensation, et on demandait aux cultivateurs de remettre au gouverneur deux
deniers par boisseau qu'il avait réclamé.
Évidemment, l'accusé de Cicéron a porté la corruption à un tout autre niveau :
alors que le blé se vendait à deux ou trois sesterces le boisseau, Verrès estima le blé à huit
sesterces. Or, non content de réclamer les quatre sesterces que, théoriquement on lui
devait, une fois la contribution du sénat soustraite, Verrès exigea le total des huit sesterces
par boisseau, retenant par-devers lui au passage l'argent que le sénat lui fournissait, ce
qui, de fait, fixait l'estimation du prix du blé à trois deniers par boisseau 149. La démarche
fut tellement critiquée que les Siciliens étaient prêts à fournir gratuitement le frumentum
148 Cicéron, In Verr. Sec., III, 83, 192.
149 De la Ville de Mirmont, H., traduction de Cicéron, In Verr. Sec., III, édition Les Belles Lettres, Paris,
1960, p.117-118, note 2.
240
in cellam aux gouverneurs, si l'on abolissait l'estimation150.
Le préteur n'avait toutefois pas une liberté pleine et entière sur le blé destiné à son
grenier privé. D'un côté, le gouverneur pouvait décider, de son propre chef, de déléguer
aux questeurs l'administration du blé destiné au grenier privé 151. En agissant ainsi, le
préteur abandonnait volontairement toute la liberté dont il aurait pu jouir au sujet de son
approvisionnement personnel. D'un autre côté, le sénat s'était aussi assuré d'imposer un
certain nombre de limites aux gouverneurs, commandants et autres titulaires de charges
publiques à propos de l'acquisition de frumentum in cellam.
D'abord, bien que Verrès encaissât une quantité phénoménale d'argent avec son
stratagème, et bien qu'il ne fût pas le seul à profiter du frumentum in cellam pour
détourner à son profit l'argent des provinciaux, ce genre d'opération se retrouvait dans un
flou juridique. En effet, la démarche n'était pas officiellement illégale, puisqu'il était de
notoriété publique que plusieurs hommes, investis d'une charge publique, avaient fait
beaucoup d'argent avec l'estimation du blé pour le grenier privé, soit honnêtement, soit de
façon détournée.
Cicéron nous fournit deux exemples d'hommes très intègres : d'abord, celui de
Sextus Peducaeus, ancien préteur de Sicile 152. Ce gouverneur, resté en poste pour une
période de deux ans, avait vécu deux situations diamétralement opposées : la première
année, le blé se transigeait à un prix modique; la seconde, à un prix prohibitif. Aucun
cultivateur ne fournit de l'argent en substitution au frumentum in cellam la première
150 Cicéron, In Verr. Sec., III, 87, 200.
151 « Vellem posset dicere (…) per quaestores rem frumentam esse administratam. », s'il pouvait le faire,
Verrès se disculperait, puisque le système ne remonterait pas jusqu'à lui (nihil ad se istam rationem
pertinere), voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 97, 225.
152 La mention de la préture de Sextus Peducaeus en Macédoine provient de Cicéron, In Verr. Sec., II, 56.
241
année; aucun ne s'est plaint de l'estimation la seconde année. Cicéron donne à penser que
l'argent de l'estimation fut employé pour acheter du blé : « Grâce à la cherté, ses
indemnités de subsistance furent plus élevées, » (uberiora cibaria facta sunt caritate)153.
Le second exemple qui nous est fourni est celui de Caius Sentius qui, alors qu'il était
envoyé comme préteur en Macédoine 154, avait rapporté une très importante quantité
d'argent de ses frais d'approvisionnement (permagnam ex cibariis pecuniam), à cause de
la cherté du blé (caritatem frumenti)155. À la lumière de ces circonstances, Cicéron ne
reproche pas aux préteurs de Sicile ou de Macédoine d'avoir encaissé de telles sommes,
puisqu'elles ont été perçues non seulement de façon licite, mais, et c'était tout aussi
important à ses yeux, honnêtement.
La conduite n'était toutefois pas non plus complètement morale. Alors que
certains avaient usé de l'estimation avec bienveillance et parcimonie, d'autres avaient
abusé de ce mécanisme. Ils l'avaient cependant fait en empruntant des chemins cachés et
étroits (occultis itineribus atque angustis)156, comme Marcus Antonius Creticus, dont
nous avons parlé plus haut. Bien que Cicéron n'explique pas en détail le fonctionnement
de l'estimation que le commandant avait accomplie, il nous signale que Creticus n'avait
employé sa ruse que pour les vivres d'à peine un mois 157. D'autres gouverneurs avaient
manipulé le cadre légal du frumentum in cellam pour forcer une estimation et toucher un
certain bénéfice, notamment en choisissant un lieu très éloigné et difficile d'accès afin de
justifier aux provinciaux le prix d'estimation qu'ils voulaient imposer. Ces hommes, nous
dit Cicéron, non seulement ont pu encaisser des profits, mais encore ils ont trouvé un
expédient et un argument de défense, puisqu'il leur était permis de demander le blé là où
153
154
155
156
157
Cicéron, In Verr. Sec., III, 93, 216.
La mention de la préture de C. Sentius en Macédoine provient de Cicéron, In Pisone, XXXIV.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 93, 217.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 94, 219.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 93, 216.
242
ils le voulaient158. Les voies des détournements étaient donc tortueuses, et les résultats
étaient restreints. Ces magistrats interprétaient la loi à la lettre et ne recherchaient pas
l'esprit de la loi. Ils agissaient certes dans le cadre de la loi, mais dans un cadre légal
déformé, tordu. C'est la petitesse de leurs gains et la complexité de leurs manigances qui
les mettaient à l'abri de la justice.
Verrès, cependant, employa les antécédents de ses prédécesseurs comme pierre
d'assise pour ses nouvelles déprédations. Il n'agit ni secrètement, ni modestement. La
grande marge de profits qu'Antonius Creticus avait obtenue pendant un mois, le
gouverneur de Sicile l'avait encaissée pendant trois ans 159. Ce que d'autres avaient fait par
des méthodes détournées, Verrès l'avait fait ouvertement 160. Ce n'était toutefois pas
officiellement illégal, puisque les juges allaient décider de l'avenir de cette pratique et du
sort des provinces en sanctionnant ou innocentant l'accusé, preuve que le geste n'avait pas
encore été officiellement condamné161. Bref, si Verrès a détourné beaucoup d'argent avec
le frumentum in cellam, ce n'est pas parce qu'il avait le droit de le faire, mais parce que la
loi n'empêchait pas encore explicitement de tels abus. Les juges avaient ainsi la
possibilité de limiter la pratique ou de la permettre. Il y avait donc, jusqu'à Verrès, une
limite morale à observer lorsqu'un magistrat exigeait du frumentum in cellam.
Ensuite, la seconde limite que le sénat imposait portait sur la quantité de blé qui
pouvait ainsi être réquisitionnée à titre de frumentum in cellam. On ne connaît pas la
quantité exacte que le gouverneur pouvait demander, mais on sait que Verrès en a
158 Cicéron, In Verr. Sec., III, 82, 190.
159 Cicéron, In Verr. Sec., III, 93, 216.
160 Il n'y a nulle part en Sicile, nous dit Cicéron, un endroit où le blé se vendait au prix où Verrès l'a
estimé, nulle part où le charroi était si difficile que l'estimation eût pu être préférée. Cicéron, In Verr.
Sec., III, 83, 191-192.
161 Cicéron, In Verr. Sec., III, 94, 219.
243
réquisitionné cinq fois plus que la limite permise162. Carcopino prétend que les seules
limites du préteur étaient de ne pas dépasser un chiffre total et de ne pas payer son blé
moins qu'un certain prix163. De la Ville de Mirmont avance plutôt que le préteur pouvait
acheter autant de blé que le sénat lui allouait de crédit à cet effet 164. Ces deux hypothèses,
bien qu'opposées, parviennent, en fin de compte, au même résultat : dans les deux cas,
c'est le sénat qui fixait le montant de l'approvisionnement du gouverneur, en blé dans l'un,
en argent dans l'autre, et la conversion se faisait avec le ratio du prix par boisseau, c'est-àdire un ratio de quatre sesterces pour chaque boisseau. Nous sommes en face du paradoxe
de l’œuf et de la poule : est-ce que, comme Carcopino le prétend, le sénat estimait les
besoins de ceux qui revêtaient une charge d'abord en boisseaux de blé et convertissait
ensuite le volume en sesterces ou bien, comme De la Ville de Mirmont le suggère, le
sénat estimait-il la somme allouée au préteur et, après conversion, fixait-il la quantité
totale de blé que le préteur pouvait prélever?
Étudions d'abord ce qu'en dit Cicéron : premièrement, lorsqu'il présente le
frumentum in cellam, l'orateur d'Arpinum dit que, par un sénatus-consulte et par des lois,
il était permis au gouverneur de Sicile de prendre du blé pour son grenier privé, et que ce
blé, le sénat l'avait estimé à quatre sesterces pour chaque boisseau (frumentum in cellam
ei sumere liceret idque frumentum senatus ita eastimasset quaternis HS modium tritici)165.
D'après la formulation, le montant était estimé en volume de blé, puis converti en
sesterces par le sénat. Ensuite, un peu plus loin, Cicéron explique que le sénat avait tiré
de l'argent depuis le trésor à l'intention de Verrès et avait compté un à un les deniers que
celui-ci devait payer aux cultivateurs pour chaque boisseau de blé (singulos tibi denarios
162 Cicéron, In Verr. Sec., III, 97, 225.
163 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.195.
164 De la Ville de Mirmont, H., traduction de Cicéron, In Verr. Sec., III, édition Les Belles Lettres, Paris,
1960, p.134, note 1.
165 Cicéron, In Verr. Sec., III, 81, 188.
244
adnumerasset, quos tu pro singulis modiis aratoribus solueres)166. L'interprétation de ce
passage est plus délicate : Cicéron semble signifier que, d'après la quantité de blé que le
préteur aurait à acheter, chaque sesterce a été compté minutieusement par le sénat d'après
le taux de conversion en vigueur pour le frumentum in cellam. D'après Cicéron, donc, on
est porté à croire que le chiffre était d'abord compté en blé, puis converti en argent.
D'un autre côté, nous pouvons chercher dans l'histoire de Rome des antécédents
analogues à celui de l'approvisionnement du gouverneur de Sicile et de sa suite. Nous
savons que la ration du légionnaire était une quantité estimée en nature et non en
numéraire, évaluée à environ deux tiers d'un médimne attique de blé par mois 167.
Évidemment, les circonstances de l'approvisionnement d'une légion et celles qui
intervenaient pour un gouverneur et sa suite différaient énormément, mais il est possible
de concevoir que le sénat était en mesure d'anticiper ou de dicter que le préteur se ferait
épauler par un nombre précis de conseillers, d'auxiliaires et de subalternes, et il pouvait
aisément calculer par la suite une quantité totale de blé à décerner au préteur et à cette
suite désignée; tout comme la ration du légionnaire, connue d'avance, permettait au
général de procéder à une estimation exacte des besoins de sa troupe. Ainsi, de ce volume
de blé, converti en numéraire d'après le taux fixé, découlerait le nombre de deniers que le
sénat allouait annuellement au préteur. Chaque bouche supplémentaire à nourrir devait
nécessairement être à la charge de ce dernier.
L'estimation du ravitaillement du gouverneur et de son entourage se serait donc
plus probablement fait en blé, mais qu'en est-il de l'affirmation de Carcopino voulant que
la seconde limite imposée au préteur par le sénat lui interdise d'acheter du frumentum in
166 Cicéron, In Verr. Sec., III, 84, 195.
167 Polybe, VI, 39, 13.
245
cellam en-dessous d'un certain prix? Elle vole en éclat devant une affirmation de Cicéron
qui a été mentionnée plus haut. En effet, présentant les choix de Verrès devant une
situation où le prix du blé était inférieur au prix estimé par le sénat, l'orateur suggère que
Verrès suive l'exemple qu'avait donné Lucius Piso Frugi, qui avait acheté au prix local du
blé et avait retourné au trésor l'argent excédentaire (cum emisses quanti esset, quod
superaret pecuniae rettulisses)168. Par conséquent, si Lucius Piso Frugi a pu acheter du
blé pour lui-même avec l'argent du sénat à un prix inférieur que celui qui avait été établi
par le sénat et recevoir des éloges pour sa probité, on peut admettre sans hésitation que
l'achat du frumentum in cellam n'était pas restreint à un prix minimum en-dessous duquel
le préteur ne pouvait pas aller.
Pour conclure, les hommes revêtus de charges publiques avaient une assez grande
latitude vis-à-vis du frumentum in cellam; il s'agissait, après tout, de blé qu'ils achetaient
pour leur propre utilisation personnelle, avec des fonds avancés par le sénat à cet effet. Ce
sont eux qui choisissaient les cités à qui ils demandaient leur blé. Ils pouvaient aussi
décider du lieu où devaient être livré les boisseaux qu'ils exigeaient. Si la tâche semblait
trop lourde pour les cités, à cause du prix de la transaction, de l'éloignement ou de
l'inaccessibilité du lieu de destination, elles pouvaient demander à ces hommes publics de
donner un estimé du prix du blé. Les cultivateurs qui le voulaient pouvaient payer à ces
hommes la somme estimée, moins la contribution du sénat; les autres vendaient leur blé
au prix estimé par le préteur. Malgré cette vaste marge de manœuvre accordée aux
hommes d'État, le sénat a fixé malgré tout quelques limites : d'abord, il fallait qu'il y ait
un minimum d'apparence de probité. Le prix estimé devait flotter à l'intérieur de bornes
raisonnables pour la saison et la géographie de la province, ou bien, si ce n'était pas le
168 Cicéron, In Verr. Sec., III, 84, 195.
246
cas, les malversations devaient durer très peu longtemps. Ensuite, l'homme investi d'une
fonction publique se voyait imposer une quantité maximale de grains qu'il pouvait
demander à titre de frumentum in cellam. Finalement, il n'était pas tenu de payer une
somme minimale ni maximale pour le blé, tant qu'il respectait la règle d'une apparence de
probité. En effet, du blé avait été acheté en-deçà de l'estimation appliquée par le sénat,
tout comme, on peut s'en douter, il l'avait été au-delà, par l'estimation de certains
gouverneurs.
1.1.4 - La catégorie de blé militaire
Tous les types de blés fiscaux prélevés en Sicile viennent d'être présentés. Ce
tableau permet de répondre à celle qui est pour notre propos la question principale :
quelle était la catégorie de ces blés qui était destinée à l'armée?
On a suggéré le frumentum in cellam169, mais il s'agit certainement d'une mauvaise
compréhension d'un passage de Cicéron. En effet, en parlant du frumentum in cellam et
des abus commis par Verrès, l'orateur affirme que Publius Servilius, qui avait été à la tête
d'une armée pendant cinq ans, aurait pu tirer des sommes d'argent inestimables s'il avait
usé des stratagèmes du préteur de Sicile170. Il est fort probable que Mann a lié les
colossales quantités d'argent à extorquer et les nombreux soldats de l'armée. Il nous est
toutefois d'avis qu'il faudrait plutôt associer ces sommes à la durée de la magistrature. Si,
en trois ans, Verrès a pu réquisitionner cinq fois le blé permis pour son grenier privé 171 à
un taux qu'il avait fixé au triple de la valeur remboursée par le sénat 172, combien de
169
170
171
172
Mann, J.C., Two « Topoi » in the 'Agricola', in Britannia, Vol. 16 (1985), p.22.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 90, 211.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 87, 225.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 81, 188.
247
profits aurait pu engranger Servilius en cinq ans, presque le double de la durée de la
préture de Verrès? Au contraire, en suivant l'interprétation de Mann, on cherchera en vain
un province qui pourrait suffire à autant de corruption multipliée par les besoins d'autant
d'hommes et pendant aussi longtemps. Ainsi, le blé à usage privé du gouverneur n'était
pas celui qui était acheminé à l'armée. Il était cependant nécessaire de présenter les
mécanismes du frumentum in cellam, puisque cette compréhension sera utile dans les
prochains chapitres et la prochaine partie.
D'autres, dont Carcopino, ont vu dans le frumentum emptum le blé destiné aux
armées romaines173. Or, le passage cité par Carcopino pour défendre son raisonnement ne
concerne pas le blé acheté, mais bien le blé de la dîme. En effet, Cicéron, s'interrogeant
sur l'une des nombreuses manœuvres de Verrès, s'emporte parce qu'il fut prélevé de
l'argent pour l'examen du blé. « N'était-il pas possible, non seulement à Apronius, mais à
quiconque, s'il fallait mesurer du blé pour l'armée, refuser après examen le blé sicilien, s'il
le souhaitait, et de mesurer celui de l'aire? »174 Apronius, nous l'avons vu, n'intervient que
pour la perception des dîmes ordinaires, alors que les secondes dîmes et le blé acheté
tombaient sous l'autorité directe du préteur.
On peut cependant trouver, dans Tite-Live, des passages où les dîmes et secondes
dîmes furent utilisées pour nourrir les armées romaines 175. À ce titre, on pourrait
considérer que les deux dîmes répondaient aux mêmes objectifs : elles étaient toutes deux
exigées par le sénat, et le sénat décidait également de leur destination et de leur
utilisation. Quant au frumentum imperatum, rien ne permet de trancher en faveur ou en
défaveur de son usage du auprès des armées. Il est vrai qu'à bien des égards, il répondait
173 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.189.
174 Cicéron, In Verr. Sec., III, 31, 73.
175 Tite-Live, XXXVI, 2, 12-13; XXXVII, 2, 12; 50, 9; XLII, 31, 8.
248
aux mêmes exigences que les alterae decumae. Les distinctions entre l'un et l'autre sont
d'ordre plutôt techniques : les prix payés pour l'un et l'autre divergeaient, et les quantités
étaient, d'un côté, fixées par le sénat, et de l'autre, elles étaient fluctuantes au gré des
récoltes. Nous serions néanmoins tentés de les compter parmi les blés potentiellement
destinés aux soldats, bien que rien ne permette d'appuyer ou de contredire cette
hypothèse.
Ce qui semble sûr, cependant, c'est que le blé fiscal qui approvisionnait l'armée (et
probablement tout blé fiscal, d'ailleurs) devait être soumis à un examen pour s'assurer de
sa qualité, examen que Cicéron nomme probatio. « Le mot, en effet, ne signifie pas
simplement toute sorte d'examen. Il appartient au domaine du droit des adjudications
publiques : c'est la « réception », la « vérification » de la bonne réalisation d'un travail,
d'un contrat. »176 Apronius lui-même s'était chargé de cet examen pour les dîmes qu'il
avait perçues. On peut déduire, par extension, que chaque décimateur avait probablement
la responsabilité d'évaluer le blé des dîmes pour le territoire où il en faisait la perception.
Pour le frumentum emptum, cette responsabilité revenait ultimement au préteur177. « Il
semble que, au premier abord, la probatio aurait dû être affaire individuelle; car souvent
rien ne ressemble aussi peu à une récolte que la récolte voisine. Cependant, sous la
préture de Verrès, la probatio s'est effectuée cité par cité. »178 Les adjudicataires
(mancipes) qui avaient la mission de transporter le blé semblent aussi avoir dû examiner
le blé en question179. Probablement était-ce pour se disculper si le blé chargé était de
mauvaise qualité, puisque Cicéron ne permet pas que le préteur puisse se
176 Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum et les dîmes d'Asie, in Censeurs et publicains ;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.361.
177 Cicéron, In Verr. Sec., III, 76, 175.
178 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.189.
179 Cicéron, In Verr. Sec., III, 74, 172; 76, 175.
249
déresponsabiliser de l'examen des blés en invoquant l'inspection faite pas les mancipes180.
Si le fonctionnement des impôts prélevés en Sicile est extrêmement bien connu
par la plume de Cicéron, les contributions que devaient verser les autres provinces aux
coffres de l'État ont été transmises avec beaucoup moins de détails. Nous les présenterons
toutes rapidement, une région après l'autre. Les informations, fragmentaires pour la
plupart des provinces, peuvent malgré tout être regroupées en ensembles cohérents. Ainsi,
les impôts de Sardaigne, d'Espagne et de Gaule seront présentées d'abord; puis les dîmes
d'Asie; ensuite les impôts de Syrie, d'Afrique et de Cyrénaïque; et enfin ceux qui étaient
payés par la Grèce et la Macédoine.
1.2 - Les impôts de Sardaigne, d'Espagne et de Gaule
Comme la Sicile, la Sardaigne était également soumise à une dîme qui, à en croire
Tite-Live, a partagé exactement le même sort que celle de Sicile. En effet, les deux ont
été doublées aux mêmes moments de crise, bien que l'assignation finale des produits ait
différé. Malheureusement, la carence de nos sources ne permet pas de vérifier si
l'organisation de la perception des dîmes de Sardaigne partageait certaines similitudes
avec celle de Sicile. On sait que la Sardaigne fournissait beaucoup de blé à Rome et à ses
armées. On sait également que César punit la communauté de Sulci d'avoir prêté secours
à Nasidius en exigeant d'elle un impôt du huitième plutôt que la dîme 181, preuve que la
situation des insulaires n'avait probablement pas changé entre-temps.
Dès 205 avant J.-C., la péninsule ibérique fut mise à contribution 182. À l'époque de
180 Cicéron, In Verr. Sec., III, 76, 175.
181 Ps.-César, B.Afr., XCVIII.
182 Florus I, 33, 7; Richardson, J.S., The Spanish Mines and the Development of Provincial Taxation in
the Second Century B.C., in The Journal of Roman Studies, Vol. 66, 1976, p.148.
250
Cicéron, on sait que l'Espagne versait un impôt en numéraire 183. Ce ne fut cependant pas
toujours le cas de la province, puisque l'impôt en Espagne serait né des réquisitions
exigées pour entretenir l'armée romaine pendant la Seconde Guerre punique 184. À une
époque bien antérieure à Cicéron, en 171 avant J.-C., le sénat avait accordé à une
ambassade de peuples espagnols une modification de l'impôt. En effet, ces derniers se
plaignaient de l'avarice des magistrats romains qui leur avait été imposés. En réponse à
leurs griefs, les sénateurs décidèrent d'appliquer une série de mesures pour calmer ces
provinciaux : les magistrats romains ne pourraient plus procéder à l'estimation du blé (ne
frumenti aestimationem magistratus Romanus haberet), ils ne pourraient plus forcer les
Espagnols à vendre leurs vingtièmes (neue cogeret vicensumas vendere Hispanos) et ils
ne pourraient plus imposer des percepteurs d'impôt dans les villes sous leur contrôle (ne
praefecti in oppida sua ad pecunias cogendas imponerentur)185.
De la première mesure, on peut conclure que, jusqu'en 171 avant J.-C., le
frumentum aestimatum était connu en Espagne, mais que le sénat, pour mettre un frein à
l'avarice de ses gouverneurs, l'interdit. L'interdiction prête cependant à confusion. En
effet, Cicéron relate que l'aestimatio du blé privé était appliquée, à son époque, en
Espagne et en Asie186. Peut-être faut-il y voir une distinction entre l'estimation du blé tiré
de l'impôt et celle du frumentum in cellam. Il se peut également que l'interdiction ait été
levée plus tard, soit à titre de sanction à la suite d'un soulèvement local, soit par nécessité
183 Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
184 Erdkamp, Paul, Hunger and the sword ; Warfare and food supply in Roman republican wars (264-30
B.C.), Amsterdam, 1998, p.95; Richardson, J.S., The Spanish Mines and the Development of
Provincial Taxation in the Second Century B.C., in The Journal of Roman Studies, Vol. 66, 1976,
p.151.
185 Tite-Live, XLIII, 2, 12.
186 « En effet, le magistrat, dans sa province, peut obtenir de se faire livrer le froment là où il est le plus
cher. Voilà pourquoi ce système de l'estimation est en vigueur en Asie (valet ista ratio aestimationis in
Asia); voilà pourquoi il est en vigueur en Espagne (valet in Hispania); voilà pourquoi il est en vigueur
dans ces provinces où d'ordinaire le prix n'est pas uniforme pour le froment (valet in iis provinciis in
quibus unum pretium frumento esse non solet). », voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 83, 192.
251
pour approvisionner une armée en campagne, soit pour une autre raison.
La seconde mesure est plus complexe à comprendre. Les vicensumae dont parle
Tite-Live étaient fort probablement un impôt similaire aux decumae de Sicile, à la
différence qu'elles auraient équivalu au vingtième de la récolte plutôt qu'au dixième.
Cependant, Tite-Live parle de magistrats cupides qui forçaient les Espagnols à les vendre.
Si nous comprenons vendere dans le sens de « convertir en numéraire »187, tout s'éclaire.
D'abord, cette interprétation rend la compréhension du passage plus claire. Puis,
combinée avec la première mesure, elle permet d'entrevoir la méthode de corruption
employée par les gouverneurs, probablement suivant une démarche similaire à celle
qu'emploiera Verrès près d'un siècle plus tard pour son frumentum in cellam.
Le magistrat pouvait, par exemple, ordonner que le blé destiné à l'impôt soit
transporté dans des endroits inaccessibles de sa province. Devant la réaction des
provinciaux, qui y voyaient beaucoup de difficultés et de dépenses pour le convoyage de
tant de marchandises, le gouverneur proposait à ses administrés d'estimer le prix du blé
pour qu'on lui verse l'impôt en numéraire plutôt qu'en nature. Le prix fixé par le
gouverneur avaricieux devait être très nettement au-dessus du prix du marché. Les
provinciaux, dépités, payaient le montant fixé et le magistrat utilisait une partie de
l'argent pour acheter sur le marché les biens qui étaient attendus à Rome. Finalement, il
empochait l'autre partie de la somme comme profit plus ou moins licite. On pourrait
également comprendre cogeret de façon plus directe : le gouverneur aurait pu ordonner
que l'impôt estimé en nature lui soit directement versé en argent, à un prix de conversion
187 C'est du moins la lecture qu'en font Van Nostrand, J. J., Roman Spain, in An Economic Survey of
Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. III, New York, 1975, p.127; et Richardson, J.S., The Spanish
Mines and the Development of Provincial Taxation in the Second Century B.C., in The Journal of
Roman Studies, Vol. 66, 1976, p.149.
252
qu'il aurait lui-même fixé. Les autres étapes seraient restées les mêmes : le gouverneur
aurait acheté les produits de l'impôt sur le marché et aurait encaissé la différence.
Notons cependant que l'intervention du sénat n'est présentée que pour les
gouverneurs qui exerçaient l'estimation du blé des impôts. Il n'est fait aucune mention du
blé privé (frumentum in cellam). À l'inverse, le frumentum aestimatum de Sicile, nous
l'avons vu, ne pouvait être appliqué qu'au blé de l'approvisionnement du préteur et de sa
suite. Il ne s'étendait pas aux blés prélevés comme impôts. L'interdiction de l'estimation
en Espagne aurait pu être restreinte aux seuls produits de l'impôt, mais être encore
acceptée pour le frumentum in cellam. De plus, cette interdiction de l'estimation des blés
de l'impôt aurait potentiellement pu s'étendre, dès ce moment, à tous les impôts prélevés
en nature dans les autres provinces, d'où la réaction de Cicéron qui démontre que cette
pratique de l'estimation pour le blé des impôts lui était révoltante188.
La troisième mesure dont parle Tite-Live laisse croire que le gouverneur avait, à
l'instar de celui de Sicile, le pouvoir de nommer les percepteurs des impôts d'Espagne,
mais que cette prérogative lui fut retirée.
Rostovtzeff a cependant avancé que cet impôt de 5% de la récolte devait être
versé en argent et il en a déduit que le blé provenant d'Espagne avait été acheté auprès
des Espagnols ou avait été cultivé sur des terres que Rome administrait directement 189.
Richardson a toutefois démontré que les terres possédées et administrées directement par
Rome n'étaient pas suffisantes et que le stipendium, tel qu'interprété par Rostovtzeff, ne
correspondait pas à la réalité partagée par les textes190.
188 Cicéron, In Verr. Sec., III, 75, 173-174; 87, 202.
189 Rostovtzeff, Mikhaïl Ivanovitch, s.v. Frumentum, in Realencyclopädie, VII, 1952, col.126-127.
190 Richardson, J.S., The Spanish Mines and the Development of Provincial Taxation in the Second
Century B.C., in The Journal of Roman Studies, Vol. 66, 1976, p.150.
253
C'est donc probablement à la suite des plaintes des délégués espagnols que le
sénat décida de transformer un impôt en nature de 20% de la récolte en impôt en
numéraire fixe191 (le vectigal certum dont parle Cicéron192). Sur cet impôt fixe, cependant,
aucune autre information ne nous est parvenue, ni son montant, ni son mode de
perception. On sait seulement que les chevaliers ne furent pas impliqués dans le
prélèvement du cinquième des récoltes193.
En Gaule, la situation était similaire à celle de l'Espagne au temps de Cicéron.
Après sa conquête, César imposa un tribut de quarante millions de deniers
annuellement194. « C'était assurément peu de choses, mais il voyait la misère présente de
la Gaule; il avait pris d'avance, on peut le dire, le tribut possible de plusieurs années. »195
Cette situation se perpétua probablement jusqu'à l'époque impériale, où Auguste remania
l'impôt pour le rendre plus représentatif des ressources de la province 196, voire le
transformer en impôt équivalant à un certain pourcentage des récoltes197.
Ces provinces occidentales vivaient sous des règles fiscales différentes de l'Asie,
une autre juridiction dont on sait avec certitude que les impôts furent versés en fonction
des récoltes. En Asie, Rome percevait également des dîmes, mais le fonctionnement était
191 La date exacte du passage d'un impôt en nature à un vectigal certum n'est pas connue avec exactitude.
Richardson la fixe plutôt au moment de la réorganisation de la province par Tiberius Sempronius
Gracchus et Lucius Postumius Albinus, entre 180 et 178 avant J.-C., Richardson, J.S., The Spanish
Mines and the Development of Provincial Taxation in the Second Century B.C., in The Journal of
Roman Studies, Vol. 66, 1976, p.149. Si c'eût été le cas, il n'y aurait eu aucune raison pour que les
gouverneurs forçassent les Espagnols à convertir leurs impôts d'un prélèvement en nature à une
somme en argent.
192 Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
193 Frank, Tenney, The Financial Activities of the Equestrian Corporations, 200-150 B.C., in Classical
Philology, Vol. 28, No. 1, 1933, p.3.
194 Suétone, César, XXVI, 1.
195 Jullian, C., Histoire de la Gaule, Paris, 1908-1926, vol. III, p.571.
196 Jullian, C., Histoire de la Gaule, Paris, 1908-1926, vol. III, p.571.
197 Grenier, Albert, La Gaule romaine, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
III, New York, 1975, p.499; Bloch, G., Les Origines ; La Gaule indépendante et la Gaule romaine, in
Histoire de France depuis les origines jusqu'à la Révolution, Paris, 1900, Tome I, Vol. 2, p.126.
254
différent de celui connu en Sicile.
1.3 - Les dîmes d'Asie
Sur les dîmes d'Asie, bien qu'on ait plus d'information que pour les autres
provinces, la Sicile exceptée, bien peu est connu. Cicéron décrit les impôts d'Asie comme
étant une ferme adjugée par les censeurs (censoria locatio) selon la loi Sempronia de 123
avant J.-C.198 Ces dîmes étaient certes prélevées en nature, mais Cicéron parle de ses
revenus et de ses profits au même titre que les douanes ou taxes sur les pâturages, qui
étaient nécessairement perçues en espèce 199. Cette déclaration de Cicéron en a convaincu
certains que les dîmes d'Asie étaient converties en argent destiné au trésor de Rome 200. On
a estimé à dix millions de deniers la part versée par la province d'Asie en 62 avant J.-C.201
La collecte des dîmes était mise à ferme par les censeurs, à Rome. La procédure
était répétée tous les cinq ans, et cette situation durait depuis le règlement fiscal organisé
par Caius Sempronius Gracchus202. Le Monumentum Ephesenum montre que le bail était
accordé à cinq fois sa valeur annuelle203. Les publicains devaient offrir des cautions et des
garanties pour ce montant global. Nicolet voit dans ces cautions le revenu qui revenait au
Trésor, potentiellement par un simple jeu d'écritures comptables 204. On peut présumer
198 Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
199 Cicéron, Pro lege Man., 15; 17.
200 Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.286.
201 Frank, Tenney, The Financial Activities of the Equestrian Corporations, 200-150 B.C., in Classical
Philology, Vol. 28, No. 1, 1933, p.5. Il se peut fort bien que cette estimation, dont l'auteur ne cite pas
la source, ne comporte que les frais de douane d'Asie.
202 Laurent-Vibert, Robert, Les publicains d'Asie, en 51 avant J.-C. D'après la correspondance de
Cicéron en Cilicie, in Mélanges d'archéologie et d'histoire, tome 28, 1908, p.171; Nicolet, Claude,
Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité dans la Rome
antique, Paris, 2000, p.285.
203 Monumentum Ephesenum, ligne 111, voir ligne 125 #55 et 146 #62.
204 Nicolet, Claude, Dîmes de Sicile, d'Asie et d'ailleurs, in Censeurs et publicains ; Économie et fiscalité
dans la Rome antique, Paris, 2000, p.287.
255
que, à l'instar des dîmes de Siciles, la vente aux enchères des dîmes d'Asie suivait les
mêmes étapes : estimation de la récolte, mise aux enchères supervisée par un seul ou les
deux censeurs. Une fois l'adjudication faite, on peut présumer des pactiones entre
dîmeurs et agriculteurs, comme en Sicile. Ces derniers versaient leur dîme en nature, et
les publicains se retrouvaient avec une quantité de produits agricoles égale à environ 10%
de la récolte de la province.
Ces dîmes étaient exemptées de frais douaniers, dans la mesure où le transport
n'était pas effectué pour échapper à une taxe quelconque205. Ces produits auraient pu être
transportés à Rome pour y être vendus. Si l'hypothèse d'un versement en argent est
retenue, et qu'on garde l'idée de Nicolet d'une retenue des cautions par le Trésor, il en
découle que les produits de la dîme appartenaient alors aux publicains et qu'ils faisaient
leur profit par la vente des dîmes sur le marché. Or, Rickman est d'avis que cette vente
des produits de la dîme avait lieu dans la province d'Asie elle-même206.
La province d'Asie, à l'instar de celle de Sicile, ne fut pas à l'abri de la corruption.
Les publicains commirent beaucoup de crimes pour y augmenter leurs profits207. Ils
procédèrent principalement en essayant d'assujettir aux dîmes tout ce qui pouvait être
source de profit : terres publiques, villes ou autres, et même les marais salants208.
L'impôt perçu en Asie resta sous forme de dîme jusqu'à Sylla, qui frappa toute
l'Asie d'une amende de vingt mille talents209. On ne sait si cette contribution remplaça ou
205 Monumentum Ephesenum, ligne 59 #25.
206 Rickman, G., The corn supply of ancient Rome, Oxford, 1980, p.43. Il est suivi par Erdkamp, Paul,
Hunger and the sword; Warfare and food supply in Roman republican wars (264-30 B.C.),
Amsterdam, 1998, p.111.
207 Diodore de Sicile, XXXVII, 5; Tite-Live, Epit., LXX.
208 Broughton, T. R. S., Roman Asia Minor, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney,
Vol. IV, New York, 1975, p.535.
209 Plutarque, Sylla, XXV, 4.
256
non la dîme comme impôt ordinaire d'Asie 210, mais elle eut un impact considérable dans
la province. Lorsque Lucullus y accosta, les habitants étaient exposés à l'esclavage pour
dette et ils pouvaient connaître la torture et l'emprisonnement. La population avait dû
emprunter les vingt mille talents et autant les villes que les particuliers s'étaient couverts
de dettes, dont profitaient les usuriers et les percepteurs211. Cette mesure de Sylla, c'est-àdire transformer l'impôt en nature d'un dixième à une contribution fixe, a-t-elle été
poursuivie après lui? C'est improbable. Quoi qu'il en soit, la situation changea une fois de
plus sous César.
En effet, en 48 avant J.-C., César apporta quelques modifications aux dîmes
perçues en Asie. D'abord, il fit remise du tiers de la dîme aux provinciaux, puis il
transféra aux cités le soin de prélever l'impôt 212. On a longtemps pensé que César avait
supprimé définitivement les dîmes d'Asie213. Nicolet tire toutefois une conclusion en se
fondant sur le Monumentum Ephesenum : la dîme était encore perçue après César214. Il
s'avance aussi au sujet de ce fameux allègement fiscal. « La ''réduction du tiers'' veut-elle
dire que César a ramené le taux de la dîme de 10 à 6,66%? Certainement pas. Il ressort du
texte d'Appien que ce tiers correspond en gros à ce que les publicains percevaient en plus
par fraude et par violence. »215 César retrancha donc aux impôts d'Asie la part de profit
210 Broughton, T. R. S., Roman Asia Minor, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney,
Vol. IV, New York, 1975, p.537.
211 Plutarque, Lucullus, XX, 1-4.
212 Appien, B.C., V, 1, 4; Dion Cassius, XLII, 6, 3.
213 Marquardt, Joachim et Mommsen, Theodor, De l'organisation financière chez les Romains,
Traduction Vigié, Albert, Paris, 1888, p.241-242; Broughton, T. R. S., Roman Asia Minor, in An
Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. IV, New York, 1975, p.538; Magie, D.,
Roman Rule in Asia Minor to the End of the Third Century after Christ, Princeton, 1950, p.406-407;
Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.286; Cérati, André, Caractère
annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.6.
214 Monumnetum Ephesenum, ligne 72-74; Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum, la loi
Terentia-Cassia et les dîmes d'Asie, in Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, tome 111,
N°1, 1999, p. 212.
215 Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum, la loi Terentia-Cassia et les dîmes d'Asie, in
Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, tome 111, N°1, 1999, p. 213.
257
illicite des publicains et les retira du paysage fiscal en transférant leurs obligations aux
cités.
De plus, les publicains opérant notamment dans la province d'Asie possédaient
des custodiae. « Le pluriel, formulaire, indique à la fois, je crois, des lieux d'entrepôt et
les gardes armées qui les surveillent »216. Ces entrepôts servaient de point de collecte des
denrées qui étaient la propriété du peuple romain ou des publicains. Les propriétaires de
ces infrastructures devaient assurer, généralement par des esclaves 217, les produits
entreposés et sur lesquels ils prélevaient un droit de garde218.
Ainsi se résument les connaissances des dîmes d'Asie. Or, il n'y avait pas que les
dîmes d'Asie à prendre en compte. La fiscalité républicaine incluait aussi les impôts de
Syrie, d'Afrique et de Cyrénaïque.
1.4 - Les impôts de Syrie, d'Afrique et de Cyrénaïque
En Syrie, la situation était différente de celle qui était connue en Asie. D'abord, les
Juifs étaient soumis à un tribut annuel plus lourd que celui qui était imposé aux autres
peuples. Les Syriens et les Ciliciens devaient verser annuellement 1% de la valeur totale
de leurs biens219. Il est vrai qu'Appien parle probablement de son époque, qui se situait
après la révolte juive qui fut matée au temps d'Hadrien. Ainsi, le témoignage d'Appien ne
permet pas d'évaluer le fardeau fiscal imposé par Pompée. Toutefois, lors de son
216 Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum et les dîmes d'Asie, in Censeurs et publicains;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.363.
217 « Quand les publicains pensent ne pouvoir maintenir qu'au prix de grands risques leurs nombreux
personnels d'esclaves dans les salines, dans les champs, dans les ports, dans les postes de garde... »
Cicéron, De imp. Cn. Pomp., 16.
218 Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum et les dîmes d'Asie, in Censeurs et publicains;
Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000, p.364.
219 Appien, Syr., VIII, 50.
258
triomphe, il est dit que des pancartes, en tête du cortège, expliquaient que les impôts, qui
s'étaient auparavant élevés à cinquante millions de drachmes, atteignaient maintenant
quatre-vingt-cinq millions de drachmes. Ces impôts supplémentaires provenaient
cependant d'une série de territoires et peuples nouvellement annexés : « le Pont,
l'Arménie, la Cappadoce, la Paphlagonie, la Médie, la Colchide, les Ibériens, les Albans,
la Syrie, la Cilicie, la Mésopotamie, les régions qui entouraient la Phénicie, la Palestine,
la Judée, l'Arabie et toutes les possessions des pirates... »220
Bien que l'on ne sache pas avec certitude ce qui fut exigé par Pompée, on peut
toutefois rester assuré que cela ne dura pas longtemps. César, après avoir vaincu Pompée,
et surtout après ses difficultés en Égypte, se rapprocha d'Hyrcan, grand-prêtre et roi des
juifs, ainsi que des sujets de ce dernier. À sa deuxième année de dictature, il leur concéda
plusieurs faveurs, dont une exemption d'impôts tous les sept ans, lors de l'année
sabbatique, et un taux d'imposition égal au quart de ce qui aurait été semé 221. Ce quart des
semis équivaudrait, en suivant une bonne récolte en Sicile 222, à une ponction d'environ
3% de la récolte. De plus, César céda à Hérode la tâche de percevoir les impôts destinés à
l'État romain223. Ces différentes faveurs peuvent expliquer la popularité que César acquit
auprès des Juifs224. On suppose même qu'avant Auguste, les publicains avaient la tâche de
percevoir les impôts en collaboration avec les Juifs issus de l'aristocratie 225. Toutefois,
nous pouvons sans crainte affirmer que le système fiscal était divisé entre une
contribution en nature et une contribution en numéraire.
220
221
222
223
224
Plutarque, Pompée, XLV, 2-4.
Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIV, 10, 6.
C'est-à-dire huit fois ce qui a été semé, voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 47, 112.
Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIV, 11, 2, 273; B.Jud., I, 11, 2.
Suétone souligne les veilles qu'opérèrent de nombreux Juifs autour du tombeau du défunt homme
d'État, cf Suétone, César, LXXXIV.
225 Heichelheim, F. M., Roman Syria, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
IV, New York, 1975, p.233.
259
De l'impôt d'Afrique, on sait bien peu de choses. À son époque, Cicéron nous
apprend que cette province était soumise, comme l'Espagne, au vectigal certum. C'est du
moins le cas de « la plupart des Puniques (plerisque Poenorum) »226. Sur le montant à
verser et les modalités de perception, rien n'est connu. Le fait que cet impôt s'adresse à
« la plupart » des cités d'Afrique peut laisser entendre que les colonies fondées par la loi
agraire de Caius Gracchus n'étaient pas soumises au même impôt. On peut le comprendre
avec la description que Cicéron fait du vectigal certum : comme récompense de notre
victoire et leur punition de guerre227. En effet, la partie de la Lex Agraria qui est réservée
aux terres africaines mentionne vectigal, decumas scripturamve228. L'usage de la particule
enclitique -ve dans ce dernier terme, c'est-à-dire la conjonction « ou », qui présente
différentes alternatives, démontre bien la distinction fiscale entre les terres, qui ne
pouvaient être soumises qu'à un seul tarif : soit le vectigal, soit la dîme, ou bien le droit
de pâturage. En effet, Haywood établit dans le passage complet une distinction d'ordre
civique : selon lui, un vectigal aurait été perçu sur une terre achetée et la dîme aurait été
prélevée sur les terres possédées par les Africains229.
Nous pensons toutefois que la situation était inversée : un vectigal devait être
exigé des Africains et une dîme demandée aux colons. D'une part, un impôt proportionnel
à la récolte était considéré comme plus favorable au contribuable que l'impôt fixe, le
stipendium certum230. Il serait donc normal qu'on l'ait appliqué de préférence aux colons.
D'autre part, le vectigal certum, d'après la définition qu'en fait Cicéron, ne s'applique
226
227
228
229
Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
CIL I, 585, ligne 82-84.
Haywood, R. M., Roman Africa, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
IV, New York, 1975, p.13.
230 Appien, B.C., V, 1, 4; Nicolet, Claude, Le Monumentum Ephesenum, la loi Terentia-Cassia et les
dîmes d'Asie, in Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, tome 111, N°1, 1999, p.362.
260
qu'aux vaincus231. Il tombe alors sous le sens qu'il ait été imposé aux Africains.
Par exemple, la lex Manciana, connue d'après l'inscription d'Henchir-Mattich,
parle d'une redevance exigée des colons de la Villa Magna Variana égale au tiers de la
récolte en blé, vin et huile232. L'inscription est datée entre août 116 et août 117, mais la loi
en question est beaucoup plus ancienne. Selon certains historiens, elle daterait de
Domitien233. Ou encore, elle aurait été écrite entre Claude et Domitien 234. Enfin, elle
pourrait remonter jusqu'au Ier siècle avant J.-C. 235 Peu importe la date choisie, les colons
étaient soumis à un impôt dont le mode de perception ressemblait fort à la dîme de Sicile,
et sûrement aussi à celles d'Asie : une pactio était signée entre fermiers et percepteurs 236;
on calculait la quantité de blé directement sur l'aire 237 et à proximité des pressoirs pour
l'huile et le vin238.
Aussi, d'autres plantes auraient été perçues en nature à titre d'impôt. En effet, la
découverte par César de mille cinq cent livres de laserpicium, mieux connue sous le nom
de silphium, dans l'Aerarium239 est une preuve, suffisante pour certains, qui permet
231 Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
232 Inscription d'Henchir-Mattich, CIL VIII, 25902, colonne 1, ligne 13-16.
233 Seeck M., Die Pachtbestimmungen eines römischen Gesetzes in Africa, in Zeitschrift für Social-und
Wirthschaftsgeschichte, 1898, p.323. C'est à cause des mots vineas serere | colere loco veterum
permittitur, mais cette interprétation est invalidée avec l'inscription d'Aïn-el-Djemala (CIL VIII,
25943).
234 Rostovtzeff, Mikhaïl Ivanovitch, Studien zu geschichte des römischen Kolonates, in Archiv für
Papyrusforschung, I, 1910, p.324. Il se base sur l'emploi du mot conductores, qui suppose l'existence
de domaines impériaux.
235 Schulten, Adolf, Die Lex Manciana, eine Afrikanische Domänenordnung, in Abhandlungen des
Königlichen Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, Philologisch-historiche Klasse, II, n.3,
Berlin, 1897, p.19; Cuq, M., Le colonat partiaire dans l'Afrique romaine, in Mémoires présentés par
divers savants à l'Académie des Inscriptions, XI, 1, Paris, 1901, p.143-144. Le premier se base sur
l'abondance des lois agraires de la période. Le second y voit des similitudes avec le vocabulaire
juridique en usage au temps de Cicéron.
236 Inscription d'Henchir-Mattich, colonne 1, ligne 14-16.
237 Inscription d'Henchir-Mattich, colonne 1, ligne 23-26.
238 Inscription d'Henchir-Mattich, colonne 1, ligne 27-28. Carcopino estime, avec raison selon nous, que
la même chose se produisait en Sicile. Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris,
1965, p.23.
239 Pline l'Ancien, N.H., XIX, 40.
261
d'affirmer que cette plante médicinale était comptée parmi les produits de l'impôt prélevé
en Cyrénaïque240.
Finalement, après la conquête de l'est de l'Afrique, César déclara devant le peuple
qu'il avait ajouté suffisamment de territoires pour fournir, chaque année, vingt mille
médimnes attiques de blé et trois millions de livres d'huile 241. On ne voit toutefois pas
bien quelle proportion de la récolte cela pouvait représenter242.
Nous pouvons finalement conclure que les textes et l'archéologie attestent que la
charge fiscale d'Afrique était en partie exigée en nature et en partie attendue en espèce.
La République romaine pouvait certes compter sur les dîmes de Sicile, les impôts
de Sardaigne, d'Espagne et de Gaule, les dîmes d'Asie et les impôts de Syrie et d'Afrique,
pour combler le Trésor, mais il ne faut pas oublier l'apport des impôts de Grèce et de
Macédoine.
1.5 - Les impôts de la Grèce et de la Macédoine
Après la Troisième Guerre de Macédoine, Paul Émile divisa le royaume de Persée
en quatre districts, dont les capitales furent Amphipolis, Thessalonique, Pella et
Pélagonie. C'est dans ces capitales que les habitants devaient verser leurs impôts, qui
étaient moitié moindres que ce qu'ils avaient été à l'époque des rois 243. Ces impôts
240 Jefferson Loane, Helen, Vespasian's Spice Market and Tribute in Kind, in Classical Philology, Vol. 39,
No. 1, 1944, p.14. Elle en fait un exemple d'impôt prélevé en nature dont le sénat ne se privait pas,
« lorsqu'il y trouvait son avantage. »; Corbier, Mireille, Dévaluations et fiscalité (161-235), in Les
«dévaluations» à Rome, Époque républicaine et impériale, Vol. 1, Actes du Colloque de Rome (13-15
novembre 1975), Rome, 1978, p.287.
241 Plutarque, César, 55.
242 Haywood, R. M., Roman Africa, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
IV, New York, 1975, p.21.
243 Tite-Live, XLV, 29, 10.
262
s'élevèrent à cent talents244. Cette somme peut sembler petite, mais compte tenu des
circonstances, elle pouvait être un véritable fardeau : trois de ces quatre États devaient
organiser eux-mêmes la défense de leur frontière et devaient le faire, bien qu'ils fussent
privés des ressources que constituaient les domaines royaux et les mines d'or et
d'argent245. Malgré tout, les lois données par Paul Émile à la Macédoine résistèrent
longtemps à l'épreuve du temps246, au point que Justin affirme que ces lois régissaient
encore la Macédoine à son époque247, plus de trois siècles plus tard.
La même procédure semble avoir été suivie avec l'Illyrie qui fut divisée en trois
districts, et ceux-ci durent payer la moitié des impôts qu'ils devaient auparavant verser à
leur roi248. Une différence majeure sépare toutefois les cas illyrien et macédonien : dans le
premier, un certain nombre de cités furent exemptées d'impôts. Ce groupe était constitué
des villes qui s'étaient rangées, tôt dans le conflit, du côté des Romains. Aucune
exception similaire n'est remarquée en Macédoine. Bien que les deux cas présentent une
majorité de similitudes, d'autres détails peuvent avoir été différents249.
Sur la Grèce elle-même, les informations sont extrêmement fragmentaires. On sait
que les terres de Corinthe étaient soumises au vectigal à l'époque de Cicéron250. Une
inscription dit que l'Eubée était soumise à l'impôt en 78 avant J.-C. 251 La Béotie était
également soumise à l'impôt en 73 avant J.-C.252 Même chose pour les cités de Phocis253
244 Plutarque, Paul Émile, XXVIII, 6.
245 Larsen, J. A. O., Roman Greece, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. IV,
New York, 1975, p.299.
246 Tite-Live, XLV, 32, 7.
247 Justin, XXXIII.
248 Tite-Live, XLV, 26, 11-15.
249 Larsen, J. A. O., Roman Greece, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. IV,
New York, 1975, p.300.
250 Cicéron, De lege agraria, I, 5.
251 IGRR, I, 118.
252 Cicéron, De nat. deor., III, 49.
253 Pausanias, X, 34, 2.
263
et d'Oropus254. Malheureusement, sur la nature même de ces impôts, nous ne savons rien.
Chapitre 2 - L'organisation des impôts sous le Haut-Empire
Évidemment, un changement politique majeur est parfois suivi d'un changement
fiscal majeur. Avec le remplacement de l'oligarchie par une monarchie, et surtout en
sachant les circonstances qui ont mené à ce renversement de régime, c'est-à-dire les
nombreuses guerres civiles du dernier siècle de la République, ainsi que les proscriptions
qui ont fait couler tant de sang, un remaniement des finances publiques s'imposait. Or, ce
remaniement devait également répondre aux défis que posaient les circonstances qui
avaient entraîné la fin de la République.
2.1 - La transition vers l'Empire
Précédemment, il fut question de l'approvisionnement des armées romaines
pendant les périodes de guerre. Le fonctionnement des impôts des différentes provinces
pendant la période républicaine, du moins le peu que l'on en connaît, fut également
présenté. Cette dernière information sera particulièrement utile pour la partie suivante.
« Le Haut-Empire paraît avoir disposé d'un système fiscal foncier
encore largement empreint de ses principes primitifs de mise en œuvre
(notamment par la dispense de l'Italie) perçu de façon plus équitable
que sous la République, et s'acheminant assez lentement vers une
certaine uniformisation dont, précisément, l'accentuation de la
confusion entre Tributum et Stipendium paraît nous apporter la
preuve. »255
254 SIG, 747.
255 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.5-6.
264
En effet, s'il est possible d'établir des rapprochements entre la perception de
certains impôts provinciaux à l'époque républicaine et impériale, peut-être sera-t-il plus
facile de comprendre, à partir de ces impôts, le mode de ravitaillement des armées
romaines en temps de paix. Or, ce n'est pas chose aisée.
« L'impôt direct sous le Haut-Empire souffre d'un moindre intérêt [que
l'étude de l'impôt depuis la crise du IIIe siècle après J.-C., ainsi que
celle des modifications apportées à la fiscalité par Dioclétien et par
Constantin], peut-être parce que l'on a l'impression qu'il est mieux
connu et qu'il pose a priori moins de problèmes de définition et
d'interprétation. On se satisfait à son sujet d'un certain nombre d'idées
simples et de principes généraux. »256
De plus, les sources, principalement littéraires, concernant la fiscalité sous le
Haut-Empire, sont disparates et contradictoires 257. En effet, la tendance à réquisitionner
de larges sommes d'argent lors des guerres civiles, observée vers la fin de la République,
jointe à une certaine interprétation des mots tributum et stipendium ont conduit plusieurs
historiens à une simplification et, selon nous, à une mésinterprétation de la fiscalité à
l'époque impériale. En effet, il serait surprenant que l'État se soit livré à des exercices
aussi laborieux que les recensements s'il ne se bornait qu'à exiger des sommes fixes
auprès des cités258. De plus, l'organisation de l'impôt en nature au IIIe siècle suggère que
son apparition était survenue plus tôt et qu'un développement s'était opéré entre-temps 259.
Il nous faudra donc revenir sur les bases de la fiscalité depuis Auguste.
Ceci dit, avant de présenter directement la fiscalité de l'époque impériale, il faut
expliquer la transition entre la République et l'Empire. Une meilleure compréhension des
256 France, Jérôme, Remarques sur les tributa dans les provinces nord-occidentales du Haut-Empire
romain (Bretagne, Gaules, Germanies), in Latomus, LX, fascicule II, 2001, p.360.
257 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.1.
258 Lo Cascio, Elio, La struttura fiscale dell'impero romano, in L'impero romano e le strutture
economiche e sociali delle province, édit. Crawford, M., Côme, 1986, p.42-44.
259 Jefferson Loane, Helen, Vespasian's Spice Market and Tribute in Kind, in Classical Philology, Vol.39,
No.1,, 1944, p.10.
265
défis qu'eût à relever l'héritier de César, autant au niveau logistique et militaire que fiscal,
nous permettra d'identifier l'angle d'approche que le premier empereur voulut opérer par
ses différentes mesures.
Très tôt dans son accession au pouvoir, Auguste comprit qu'il obtiendrait l'appui
des Romains s'il faisait comme Pompée 260 et César261, c'est-à-dire s'il veillait à ce qu'ils ne
manquassent de rien. En effet, dès les premières années de son règne, la famine s'abattit
sur Rome, et on lui offrit la dictature que Pompée avait reçu pour s'assurer de l'annone 262.
Certainement, le Prince voulut également s'assurer de la loyauté de son bras armé d'une
façon similaire. Or, il y avait une certaine adéquation entre le nombre de troupes en
opération et les difficultés d'approvisionnement de l'Urbs :
« Tout corps de troupes important, qu'il fût réellement en opération,
qu'il fût en route ou qu'il restât sur place (comme les troupes de Pompée
qui, à la fin des années 50, stationnaient aux alentours de Rome), posait
de sérieux problèmes d'approvisionnement aux populations urbaines de
la péninsule, et en particulier aux habitants de la capitale, qui avait
énormément gonflé [sic]. »263
Auguste prit soin de régler, à court terme, la disette qui frappait Rome. Il s'efforça
également, par diverses mesures, d'éviter qu'une telle situation ne se reproduise. En outre,
l'empereur devait voir à conserver une force militaire suffisante pour maintenir la paix à
l'intérieur et protéger les frontières contre les menaces extérieures. Cette force militaire
devait cependant être minimale, pour s'assurer que leur ravitaillement ne grèverait pas le
trésor et ne nuirait plus au bon fonctionnement de l'annone civile. Le Prince diminua
donc, autant qu'il était possible de le faire, les effectifs dans les camps et il les distribua le
260
261
262
263
Cicéron, Ad Att., IV, 1, 7.
Plutarque, César, LV; Ps.-César, B.Afr., XCVII.
Dion Cassius, LIV, 1.
Garnsey, Peter, L'approvisionnement des armées et la ville de Rome, in Le Ravitaillement en blé de
Rome et des centres urbains des débuts de la République jusqu'au Haut-Empire. Actes du colloque
international de Naples, 14-16 Février 1991, Rome, 1994, p. 32.
266
long des frontières, où le fardeau de leur approvisionnement retomberait sur les épaules
des provinciaux, sans que leur approvisionnement n'entre en conflit avec celui de
Rome264. Malgré les différentes modifications au cours des siècles suivants, les bases du
système militaire implanté par Auguste restèrent intactes 265. Les premières réformes
importantes apportées à l'armée apparurent sous Septime Sévère, qui avait certainement
médité longuement sur les problèmes de l'armée266.
Pour garantir la paix dans l'empire et la stabilité de son pouvoir, Auguste avait
retiré au sénat le contrôle financier de l'armée pour le prendre en charge; il avait en outre
établi l'aerarium militaire, qu'il gérait personnellement; enfin, il s'appropria sans doute
également le contrôle du ravitaillement des troupes267. C'est pourquoi, après avoir
rassemblé tous les pouvoirs militaires entre ses mains, nous trouvons pour le moins
illogique de présumer qu'Auguste ait pu décentraliser un élément aussi déterminant pour
la loyauté des troupes, c'est-à-dire le ravitaillement, entre les mains des généraux, en
ayant recours à un approvisionnement ad hoc. Cette position est surtout vraie quand on
sait que, sous la République, l'approvisionnement était un système certes complexe,
quoique flexible et bien rodé. Ainsi, afin de s'assurer de la loyauté des soldats, Auguste
dut veiller à combler leurs besoins. D'abord, il devait s'assurer de payer les soldats sur
une base régulière. Ensuite, il devait s'assurer d'offrir un approvisionnement constant de
tout ce que l'armée pouvait nécessiter. Enfin, il devait faciliter la réintégration des soldats
264 Garnsey, Peter, L'approvisionnement des armées, 1994. p.32-33. Ce dernier y voit un modèle de
réquisition calqué sur celui qu'employait César en Gaule, dont le recensement serait à considérer en
parallèle avec les « bonnes informations » que César avait acquises au sujet des ressources des divers
peuples.
265 Nischer, E.C., The Army Reforms of Diocletian and Constantine and Their Modifications up to the
Time of the Notitia Dignitatum, in The Journal of Roman Studies, Vol. 13, 1923, p.1.
266 Smith, R.E., The Army Reforms of Septimius Severus, in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte,
Bd.21, H.3, 1972, p.485.
267 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, p.263
267
à la vie civile après leur service268.
Pour aider l'empereur à supporter ces nouvelles dépenses, les citoyens romains,
qui avaient été exemptés d'impôt depuis 167 avant J.-C., durent se soumettre à de
nouvelles charges fiscales, notamment la centesima rerum venalium, une taxe de 1% sur
les ventes, et la vicesima libertatis et hereditatium, une ponction de 5% sur les
affranchissements et les successions. Aussi, afin de permettre un approvisionnement
constant et sûr à ses troupes et à la Capitale, Auguste dût également réviser la fiscalité des
provinces de l'empire.
« La République, cependant, avait jeté les premières bases d'une
rénovation fiscale qu'il revint à Auguste de mettre en place. Le système
fiscal dans les provinces fit l'objet d'un effort d'uniformisation dans le
cadre de deux tributs, celui sur les terres (tributum soli) et celui sur les
personnes (tributum capitis). Ils reposaient sur des assiettes différentes,
le premier frappant la terre à travers son propriétaire et le second la
masse des contribuables à l'exception des citoyens romains, des
notables des cités et sans doute d'une partie de la population urbaine.
Pour établir ces impôts et assurer la base de leur recouvrement par les
communautés locales sous le contrôle des autorités impériales, les
programmes de recensement des populations et d'arpentage des
territoires furent engagés dans les provinces. »269
Pour les communautés éloignées des nouveaux camps militaires, une question se
posait : fallait-il conserver l'impôt en nature? Carcopino affirme qu'« on pouvait
supprimer les contributions en nature sous toutes leurs formes, et les remplacer par un
impôt en argent, ou stipendium, prélevé directement. C'est [cette solution] qui, à mon
avis, a été adoptée en Sicile. »270 En effet, il semble que de nombreuses cités siciliennes
ont versé le stipendium271, probablement comme conséquence pour leur soutien à Sextus
268 Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de aceite bético a Germania, con un
Corpus de sellos en ánforas Dressel 20 hallados en Nimega, Colonia, Mainz, Saalburg, Zugmantel y
Nida-Heddernheim, Madrid, 1986, p.81.
269 Flamerie de Lachapelle, Guillaume et al., Rome et le monde provincial ; Documents d'une histoire
partagée, IIè s. avant J.-C. - Vè s. après J.-C., Paris, 2012, p.140.
270 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.285.
271 Pline l'Ancien, N.H., III, 91.
268
Pompée272. Auguste aurait alors traité l'île en territoire conquis et lui aurait imposé non
pas la loi de Hiéron, mais un tribut en numéraire fixe273.
En effet, l'île ne compte pas au nombre des régions qui approvisionne la capitale
en blé, selon Varron et Columelle 274. Cependant, elle figure sur une mosaïque trouvée à
Ostie, aux côtés de l'Espagne, l'Afrique et l'Égypte275. Elle est également présente dans les
écrits de Strabon, de Sénèque et d'Aelius Aristide comme approvisionnant Rome 276.
Duncan-Jones est d'avis qu'aucun changement radical quant à l'impôt de Sicile n'est
perceptible entre l'époque de Cicéron et celle de Trajan277. On ne trouve également plus
aucune trace de la fiscalité en Sardaigne, autre juridiction qui était prolifique sous la
République. La conquête de l'Égypte a, sans contredit, aussi joué un rôle majeur dans la
structure fiscale qu'Auguste a érigée. Tout a été fait pour que la juridiction soit à l'abri de
mouvements politiques278. Pour les autres provinces, le problème se posait également.
D'un côté, des historiens ont remarqué la disparition de l'impôt en nature.
« Surtout, et c'est là le point sur lequel il nous paraît essentiel de devoir
insister, la tendance semble avoir été à cette époque [le Haut-Empire]
orientée vers un recul progressif des perceptions en nature. Certes l'État
avait encore largement besoin de versements en denrées,
essentiellement pour le ravitaillement des capitales.
Mais, mis à part le cas des provinces frumentaires, les références sont
assez nombreuses dès le début de l'Empire signalant les transformations
de prélèvements, jusqu'alors traditionnellement exigées en nature et
variables (decumae), en des taxations fixes (stipendia), visiblement en
outre demandés en argent. Ainsi en Sicile, les decumae semblent avoir
été rapidement remplacées par des prestations en numéraires. Dès
l'époque de César, un stipendium se substitue également aux dîmes
272 Cuntz, Otto, Zur Geschichte Siciliens in der Cäsarisch-Augusteischen Epoche, in Klio, Beiträge z.
alten Gesch., 1906, p.466.
273 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.285.
274 Varron, De Agr., II, 3; Columelle, I Praef., 20.
275 Calza, Guido, Rapprezentanze di provincie e di venti in un mosaico di Ostia, in Bulletino della
commissione archeologica comunale di Roma, Roma, XL, 1912, p.106-107.
276 Strabon, VI, 2, 7; Aelius Aristide, Rom. Or., XII; Sénèque, Ep. Luc., CXIV, 26.
277 Duncan-Jones, Richard, Structure and scale in the Roman economy, Cambridge, 2002, p.190.
278 Tacite, Ann., II, 59; Dion Cassius, LI, 17.
269
d'Asie. Du reste, dès la fin de la République, dans les provinces de
création nouvelle, c'est le système de stipendia fixes et demandées en
numéraire qui paraît prévaloir. »279
Cependant, des auteurs ont affirmé que la transformation des dîmes en impôt fixe
en numéraire n'était probablement pas une politique sensée, et que, par conséquent, la
théorie doit être rejetée280. Difficile donc de trancher sur la disparition des taxes en nature
dans les provinces où nous savons qu'elles furent appliquées sous la République et qui se
retrouvent désormais loin des frontières.
Enfin, d'après les objectifs qu'Auguste s'était fixés, des spécificités pouvaient
avoir été établies dans la perception et l'utilisation des impôts des différentes provinces.
De plus, si Auguste avait voulu établir un système fiscal uniforme, un tel système aurait
pris beaucoup de temps à être pensé, puis à être mis en place. Même une fois le système
bien implanté, cela n'aurait pas nécessairement signifié que toutes ces particularités aient
été effacées281.
2.2 - Le statut juridique
À l'époque impériale, l'impôt était exigé individuellement au niveau de chaque
cité. En cela au moins, l'impôt ressemblait à celui de la Sicile. En effet, le statut des cités
provinciales indiquait si ces dernières étaient assujetties à l'impôt ou non. Cicéron l'avait
clairement établi pour la Sicile en mentionnant les deux cités fédérées et les cinq autres
qui n'étaient pas soumises au vectigal282. César lui-même, après sa conquête, transforma
279 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.6.
280 Garnsey, P. et al., Trade in the Ancient Economy, Londres, 1983, p.120-121; Compte Rendu de
Rickman, Geoffrey, The Corn Supply of Ancient Rome par de Neeve, P.W., in Mnemosyne, Fourth
Series, Vol.38, Fasc. ¾, 1985, p.446.
281 Larsen, J.A.O., Roman Greece, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. IV,
New York, 1975, p.453-454.
282 Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 12.
270
la Gaule en province romaine, « excepté les cités alliées et celles qui avaient bien
mérité » (praeter socias ac bene meritas civitates)283 et soumit au tribut les cités
conquises.
Les livres III à VI de Pline l'Ancien présentent un aperçu complet des villes et
municipes des différentes régions de l'empire. Pline énumère cette liste en suivant un
classement très particulier : d'abord les colonies (coloniae), puis les villes de droit romain
(oppida civium romanorum) et celles de vieux droit latin (Latinorum veterum), viennent
ensuite les municipes (municipia) et les cités de droit latin (Latio antiquitus donata),
suivent finalement les cités libres (libertates), les alliées (foederes) et les cités soumises
au tribut (stipendaria)284. Il laisse clairement entendre que certains statuts juridiques
pouvaient épargner l'impôt à une cité, et il les nomme indéniablement d'après
l'importance de leur statut juridique, en decrescendo 285 : les colonies étant les plus
importantes et les cités stipendiaires possédant nécessairement le statut le plus inférieur.
Le juriste Paul, contemporain des Sévères, nous apprend que les habitants
d'Antioche avaient reçu d'Antonin le statut de colonie, et étaient exempts du tribut (salvis
tributis)286. Cependant le titre pouvait ne pas conférer les droits qui y étaient rattachés. En
effet, dès la fin de la République, le statut de cité libre n'était plus automatiquement
accompagné de l'immunité fiscale287. De nombreuses cités connues comme étant libres à
l'époque impériale sont suspectées d'avoir malgré tout versé tribut à Rome. C'est
notamment le cas des habitants de Césarée maritime, aussi nommée Césarée de Palestine,
283
284
285
286
287
Suétone, César, XXV.
Pline l'Ancien, N.H., III, 7; 18; IV, 117; V, 29.
Ce qui n'est pas sans rappeler les carrières politiques sur les documents épigraphiques.
Digeste, L,15,8, 5.
Broughton, T.R.S., Roman Asia Minor, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney,
Vol. IV, New York, 1975, p.707; Larsen, J.A.O., Roman Greece, in An Economic Survey of Ancient
Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. IV, New York, 1975, p.438-439.
271
qui jouissait du statut de colonie, mais à qui Vespasien n'avait accordé que la remise de
l'impôt individuel (tributum capitis). Ils durent attendre au règne de Titus pour qu'on leur
accordât également la remise de l'impôt foncier (tributum soli)288.
À l'inverse, des cités jouissant de droits et d'exemptions pouvaient les perdre tout
en gardant leurs titres. En effet, on voit les Éduens, cité fédérée, et les Trévires, cité libre,
devenir le fer de lance de la rébellion en Gaule, en invoquant la succession ininterrompue
des impôts289. Ils auraient donc perdu cette exemption peu avant la révolte de 21 après J.C., puisque Civilis, cinquante ans plus tard, évoque ces nombreux vieillards nés en Gaule
avant les tributs290.
La même chose est vraie pour les cités qui avaient des statuts juridiques
supérieurs à l'époque républicaine : ainsi, parmi les cités siciliennes qui ne devaient pas la
dîme, et dont parlait Cicéron291, « comprend-on que dans le catalogue de Pline l'Ancien,
dont les informations sur ces points n'ont pas été démenties, Netum ne soit dotée que du
ius Latinum, alors que Messana et Tauromenium sont respectivement mentionnées
comme municipe et comme colonie romaine. »292 À ce titre, les autres cités nommées par
Cicéron ont un statut particulier : Centuripe et Ségeste étaient de condition latine
(Latinae condicionis) alors qu'Halicye et Halèse avaient été rétrogradées au rang de cités
stipendiaires293. L'absence de mention spéciale autour de Panorme peut nous amener à
288 Digeste, L,15,8, 7.
289 Tacite, Ann., III, 40, 4.
290 Tacite, Hist., IV, 17, 4; Grenier, Albert, La Gaule romaine, in An Economic Survey of Ancient Rome,
édit. Frank, Tenney, Vol. III, New York, 1975, p.500.
291 C'est-à-dire les cités alliées (foederatae, nous dit Cicéron) des Mamertins et des Tauroméniens et les
cinq cités qui, sans être alliées, sont néanmoins libres et exemptes d'impôt (sine foedere immunes
civitates ac liberae), parmi lesquelles l'on retrouve Centuripe, Halèse, Ségeste, Halicye et Panhorme.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 6, 13.
292 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.215. Voir également Pline
l'Ancien, N.H., III, 88.
293 Pline l'Ancien, N.H., III, 91.
272
croire que la situation de stipendiaire s'appliquait également à cette dernière 294. Le statut
juridique était donc changeant : l'empereur pouvait décider de retirer sa faveur tout
comme il pouvait l'étendre à d'autres cités. De plus, les cités libres et les cités alliées, bien
qu'officiellement à l'abri des taxes et impôts exigés par Rome, n'étaient pas
nécessairement à l'abri des demandes de réquisition ou de paiement de différentes
natures295.
De tels cadeaux juridiques pouvaient être décernés en raison de services rendus
dans le passé ou espérés dans le futur. Par exemple, on expliqua l'attribution du droit latin
à des cités d'Hispanie par une volonté de voir les habitants rendre des services futurs. En
effet, un changement fut observé dans le système de contrôle de l'huile de Bétique entre
les années 41 et 71. On a supposé que ce changement était en lien avec la relation
d'interdépendance que voulait tisser Vespasien entre la province d'Espagne et les armées
romaines établies sur la frontière occidentale. C'est pour solidifier ce lien privilégié que
Vespasien aurait accordé le ius latii aux Espagnols296. En cela, il aurait suivi l'exemple de
ses prédécesseurs. Plus d'un siècle auparavant, Octavien avait promu un certain nombre
de cités africaines au rang de colonie. Il a été démontré que bon nombre de ces cités
étaient établies dans les régions les plus fertiles de l'Afrique 297. Son but était certainement
de garantir à la capitale un approvisionnement constant de blé.
« La politique suivie par Auguste en ce domaine ne présentait aucun
caractère révolutionnaire : déjà, sous la République puis au temps de
César, on l'a vu, des cités recevaient ce genre d'élévation; mais le
processus s'accéléra sans aucun doute à cette époque. Dans le même
294 Pline l'Ancien, N.H., III, 90.
295 Larsen, J.A.O., Roman Greece, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. IV,
New York, 1975, p.458.
296 Remesal Rodriguez, José, El sistema annonario como base de la evolución económica del Imperio
romano, in PACT 27, édit. Hackens, T. et Miró M., 1995, p.362.
297 Gascou, Jacques, La politique municipale de Rome en Afrique du Nord : I : De la mort d'Auguste au
début du IIIe siècle, in Aufstieg und Niedergang des römischen Welt, 1982, II, No.10.2, p.136-229.
273
temps, de nombreux Africains reçurent la citoyenneté romaine à titre
individuel ... »298
Bref, des privilèges fiscaux accompagnaient généralement les titres, et l'empereur
donnait et reprenait ces titres pour récompenser ou punir les cités.
Le statut de l'individu pouvait aussi soustraire un individu aux charges fiscales. En
effet, les citoyens romains n'étaient pas soumis au tributum et certains rares et très
éminents provinciaux pouvaient, avec un décret impérial, être à l'abri des charges
fiscales299. Contrairement aux immunités d'imposition accordées aux cités, qui avaient
tendance à se transmettre d'un règne à l'autre, l'immunité de charges consenties aux
individus se terminait avec leur mort et n'était pas reportée automatiquement sur leurs
héritiers ou successeurs300.
Pour les provinciaux qui devaient payer l'impôt, il fallait trouver un moyen
d'enregistrer le statut juridique des terres. Le statut juridique des personnes était
enregistré lors du recensement, or, lors du règne d'Auguste, il est généralement admis que
l'on ne se borna pas qu'au recensement dans les provinces. En effet, « ces opérations ont
certainement comporté une entreprise de mesure et d'arpentage dans le but de fixer les
limites précises des provinces et des cités, et aussi de déterminer et d'enregistrer le statut
juridique des terres. »301 Ce processus de mesure et d'arpentage est mieux connu sous le
nom de cadastration.
298
299
300
301
Le Bohec, Yann, Histoire de l'Afrique romaine (146 avant J.-C. - 439 après J.-C.), Paris, 2005, p.55.
Flavius Josèphe, Vita, LXXVI, 429.
Digeste, L, 15, 4, 3.
France, Jérôme, Remarques sur les tributa dans les provinces nord-occidentales du Haut-Empire
romain (Bretagne, Gaules, Germanies), in Latomus, LX, fascicule II, 2001, p.367.
274
2.3 - La cadastration
Si le statut juridique des cités était important pour la perception des impôts, la
démarcation officielle des terres pour l'impôt ne l'était pas moins. Il s'agissait même d'un
élément clé de la taxation : « Le cadastre lui-même est la base du recensement non
seulement des personnes mais des biens fonciers sur lequel est établi l'impôt. »302 Les
auteurs qui se sont intéressés à l'arpentage nous en apprennent d'ailleurs beaucoup sur les
impôts versés par les provinciaux, notamment lorsqu'ils traitent des terres soumises au
vectigal. À quoi correspond exactement une terre soumise au vectigal? Hygin nous en
donne la réponse.
« Les terres soumises au vectigal sont assujetties à une redevance
qu'elles doivent, certaines à la communauté du peuple romain, d'autres à
celle d'une colonie, d'un municipe ou de telle ou telle cité. La plupart de
ces terres appartenant au peuple romain ont été prises sur l'ennemi,
réparties et divisées par centuries pour être assignées aux soldats par la
valeur desquelles elles avaient été prises, mais il y en avait plus qu'il
n'en fallait pour la superficie fixée et le nombre de soldats; les terres qui
étaient restées ont été soumises à une redevance, certaines par périodes
de cinq ans, d'autres à des adjudicataires qui les achetaient, c'est-à-dire
qui les louaient, pour une période de cent ans; un grand nombre enfin, à
l'expiration de la période, sont remises en vente et louées comme c'est
la coutume pour les terres soumises au vectigal. Cependant, dans les
terres de ce genre, il y a des possessions qui ont été nominalement
rendues à certains, qui doivent avoir sur la forma l'inscription de la
quantité qui a été restituée à chacun d'eux. Ces terres qui ont été
rendues ne sont pas assujetties à la redevance, puisqu'elles ont été
rendues à leurs anciens propriétaires. »303
Le sol reste ainsi dans l'ager publicus. Il demeure donc propriété de l'État, mais
est susceptible de devenir propriété privée.
« Lorsqu'il est remis aux particuliers mais sans perdre son caractère
public (ventes des questeurs, locationes censoriae, etc.) il reste chargé
302 Grenier, Albert, La Gaule romaine, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
III, New York, 1975, p.493.
303 Hygin, De cond. agr., II, 25-26.
275
d'un uectigal. L'État agit en tant que propriétaire de ce sol et, par
conséquent, il peut le vendre, le louer, le distribuer (assignations) ou le
garder comme sol public. »304
Le vectigal était donc plutôt une rente perçue pour l'exploitation de l'ager
publicus qu'un tributum ou un stipendium305. Avant de parler de manière plus approfondie
de ces impôts fonciers, il faut d'abord établir la différence entre les terres italiennes et les
terres provinciales. Cette distinction est opérée par Agenius Urbicus :
« En effet, en Italie, la première condition pour posséder est celle-ci : ici
aucune terre n'est tributaire, mais [dépend] d'une colonie, d'un
municipe, d'une forteresse, d'un conciliabulum ou d'un domaine privé.
Et si nous nous tournons vers les provinces, elles ont certes des terres
qui relèvent du droit des colonies, [les stipendiaires ont aussi des terres
coloniales] qui sont exemptes d'impôts, elles ont aussi des terres
coloniales stipendiaires. Mais les provinces ont également des terres de
municipes ou de cités pérégrines. Et les stipendiaires [sont celles] qui
ne sont pas susceptibles de nexum [c'est-à-dire contrat de vente], qui ne
peuvent être acquises d'un autre sur base de la possession. Cependant
elles sont possédées par des particuliers, mais sous une autre condition :
elles sont vendues mais leur mancipation ne peut pas non plus être
légitime. En effet, il leur a été concédé de posséder en quelque sorte
pour bénéficier des fruits, et à condition de payer le tribut. Cependant
ils n'en revendiquent pas moins entre eux des limites comme s'il
s'agissait de terres privées. En effet, il appartient au droit civil qu'ils
aient une limite bien tracée, grâce à laquelle chacun sache ce qu'il lui
convient de cultiver, ou de posséder pour celui qui possède par droit.
Car ils suscitent aussi entre eux des controverses comme celles qui se
produisent d'habitude dans les terres exemptes d'impôts et privées. »306
Parmi ces terres provinciales, il faut ensuite en connaître et distinguer les
différentes catégories. Frontin en compte trois : il y a d'abord les terres dites ''divisées et
304 Orejas, Almudena et Sastre Prat Inés, Fiscalité et organisation du territoire dans le Nord-Ouest de la
Péninsule Ibérique : civitates, tribut et ager mensura comprehensus, in Dialogues d'histoire ancienne,
Vol. 25, n°1, 1999, p.160.
305 Shepheard, Wallwyn P. B., Notes on Land Taxation in England, in Journal of the Society of
Comparative Legislation, New Series, Vol. 11, No. 2, 1911, p.285. Voir aussi Orejas, Almudena et
Sastre Prat Inés, Fiscalité et organisation du territoire dans le Nord-Ouest de la Péninsule Ibérique :
civitates, tribut et ager mensura comprehensus, in Dialogues d'histoire ancienne, Vol. 25, n°1, 1999,
p.161 : « Ce paiement [d'un tributum ou d'un stipendium] n'était pas l'équivalent d'un uectigal, parce
qu'il n'était pas un paiement pour l'exploitation des publica (même si en réalité la différence entre l'un
et l'autre pouvait être très subtile). Le tribut était une façon d'affirmer la souveraineté de l'État romain
sur les territoires conquis, une marque de soumission, de la domination, bref du dominium. »
306 Agenius Urbicus, De contr. agr., 62, 19 - 63, 13.
276
assignées'', ensuite les terres mesurées par l'extrémité, et finalement, les terres nommées
arcifinales, qui ne sont délimitées par aucune borne faite par l'homme. Chacun de ces
types est associé à un statut juridique particulier.
« Ainsi donc, la terre divisée et assignée est celle des colonies. Elle peut
avoir deux conditions : suivant la première, et c'est le plus fréquent, elle
est structurée par des limites; suivant la seconde, l'assignation a été faite
selon un système de lignes droites très rapprochées, déterminant les
possessions, comme à Suessa Auruncula, en Campanie. Tout ce qui,
conformément à cette condition, a été délimité dans le sens de la
longueur, est dit limité par strigae; et tout ce qui l'a été dans le sens de
la largeur est dit délimité par scamma. Ainsi donc, la terre limitée est
structurée par des decimani et des cardines, d'après le modèle que voici
[référence à une figure désormais perdue]. La terre délimitée par
strigae et par scamma a été divisée et assignée selon l'usage ancien, sur
le modèle que voici, qui régit l'occupation des terres publiques dans les
provinces.
La terre mesurée par le pourtour est celle dont la superficie a été
assignée dans son ensemble à une cité, par exemple aux Salmanticenses
en Lusitanie ou aux Palantini en Espagne citérieure; et dans bon
nombre de provinces, c'est en bloc que le sol tributaire 307 a été
déterminé pour les populations. Les terres privées sont aussi mesurées
de la même manière. Ce genre de terre, en bien des endroits, a été
consigné sur un plan cadastral (forma) par les arpenteurs, comme une
terre limitée, bien qu'ils se soient contentés d'en mesurer le pourtour.
La terre arcifinale est celle qui n'est embrassée par aucune mesure. Ses
limites se conforment à l'ancienne observance : ce sont des cours d'eau,
des fossés, des hauteurs, des voies, des arbres poussés antérieurement,
des lignes de partage des eaux, et tous les lieux qui ont pu être tenus
auparavant par un possesseur. Car la terre arcifinale, comme le dit
Varron, tire son nom du fait qu'on en a repoussé l'ennemi. Par la suite,
avec l'intervention de litiges, on s'est mis à jalonner de bornes les
endroits où elle finit. »308
Ainsi, la terre divisée et assignée est celle des colonies et n'est pas soumise au
vectigal. De ce fait, elle ne concerne donc pas la présente enquête. La terre mesurée par le
307 « Il s'agit du tributum soli, taxe foncière due en dehors de l'Italie. Proportionnelle à la superficie de
territoire sur laquelle s'étend la iuris dictio de la respublica concernée, elle impose que les limites de
ce territoire soient clairement marquées et admises; sinon on voit surgir des controverses entre
respublicae voisines à propos du paiement de ce tributum. » Guillaumin, J.-Y., Les Arpenteurs
romains. Tome I : Hygin le gromatique – Frontin, Paris, 2005,
308 Frontin, De agr. qual., I, 2-4.
277
pourtour est une terre qui a été attribuée en bloc à une cité. « Ce système de délimitation
a été aussi utilisé parfois dans les agri priuati, les terres des collèges sacerdotaux, des
Vestales, des sanctuaires et même des grands domaines agraires, ainsi que dans les terres
publiques des villes. »309 La terre délimitée par le pourtour et assignée au complet à une
cité est soumise au vectigal. C'est le cas dans un bon nombre de provinces (in
conpluribus provinciis, dit Frontin). Dans le cas des terres privées ainsi démarquées, elles
peuvent ne pas être soumises à un vectigal, si nous nous fions à ce qu'en dit Agenius
Urbicus. En effet, ce dernier établit une différence entre les terres stipendiaires et les
terres « exemptes d'impôt et privées »310. Enfin, la terre arcifinale est une terre attribuée à
un ou des possesseurs indépendants, qui peut être soumise au vectigal ou non.
Il ne reste qu'à présenter les terres arcifinales, et Hygin le Gromatique est d'une
grande aide pour ce faire :
« La terre arcifinale étant soumise au vectigal, nous devons l'assujettir à
la mesure de sorte qu'elle soit conservée définitivement à la fois par des
tracés rectilignes et un certain bornage.
Beaucoup ont divisé ce genre de terre à la manière des colonies par des
decimani et des cardines, c'est-à-dire par centuries, comme en
Pannonie; à mon sens, la mesure de ce sol doit être faite selon un autre
système. Car il doit y avoir une différence entre une terre libre de
charges et une terre vectigalienne. En effet, de même que leurs
conditions sont diverses, de même le tracé de leurs mesures doit être
différent. Et notre profession ne s'enferme pas dans un champ d'action
si étroit qu'elle ne puisse tracer aussi dans chaque province des limites
pour un marquage privé.
Or, les terres vectigaliennes sont soumises à diverses sortes de régimes.
Dans certaines provinces, on verse une part définie de la récolte, tantôt
le cinquième, tantôt le septième, ou bien de l'argent, et cela en fonction
de l'estimation du sol. En effet, des valeurs définies sont établies pour
des terres, comme en Pannonie : terre labourée de première catégorie,
309 Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire dans le Nord-Ouest de la
Péninsule Ibérique : civitates, tribut et ager mensura comprehensus, in Dialogues d'histoire ancienne,
Vol. 25, n°1, 1999, p.168.
310 Agenius Urbicus, De contr. agr., 63, 13.
278
de deuxième catégorie, pré, forêt à glands, forêt ordinaire, pâture. Pour
toutes ces terres, le vectigal a été fixé par jugère en fonction de la
fertilité.
Dans l'estimation de ces terres, pour éviter les abus consécutifs à de
fausses déclarations, il faut apporter aux mesures un soin méticuleux.
En effet, aussi bien en Phrygie que dans l'Asie tout entière, des causes
de ce genre provoquent des différends aussi nombreux qu'en Pannonie.
C'est pourquoi il faut prendre les mesures de la terre vectigalienne à
partir de rigores précis et en fixer chaque élément par des bornes. À
certains changements de direction, il faudra planter des pierres polies,
carrées, inscrites, rayées de lignes, pour marquer cet endroit, là où c'est
nécessaire. »311
Résumons la pensée des arpenteurs. Les terres provinciales différaient des terres
italiennes en ce qu'elles devaient verser un tribut à l'État romain. Les terres provinciales
étaient séparées en trois types. D'abord, il y avait les terres divisées et assignées. Il s'agit
du procédé qui est employé pour mesurer les terres des colonies, et ces terres sont
immunes. Ensuite, il y avait les terres mesurées par le pourtour, qu'on arpentait pour les
terres attribuées en bloc à une cité et qui étaient soumises au vectigal, ou pour les
propriétés privées et probablement à l'abri du tribut. Finalement, il y avait les terres
arcifinales, qui étaient des terres attribuées à un particulier et qui pouvaient être exemptes
de charges ou qui étaient soumises à un impôt foncier.
Parmi les terres arcifinales, les agri immunes et les agri vectigales ne furent pas
nécessairement différenciés. Cependant, les terres vectigaliennes durent être mesurées de
façon extrêmement précise, pour éviter les abus de fausses déclarations qui, selon Hygin
le Gromatique, pullulaient en Phrygie, en Asie et en Pannonie. Pour éviter de telles
dissensions, Hygin le Gromatique, qui écrit entre 75 et 79 après J.-C. 312, suggère que
311 Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 1-7.
312 Ratti, Stéphane, À propos de quelques difficultés gromatiques : sur la datation d'Hygin le
Gromatique, d'Hygin et sur les mots decuria et pittacium (Hygin 73 Th.), in Dialogues d'histoire
ancienne, Vol. 24, n°1, 1998, p.129.
279
soient placées des pierres travaillées de mains d'hommes aux endroits stratégiques de la
cadastration. Bien que l'arpenteur conseille fortement à ses lecteurs d'établir des limites
artificielles aux terres arcifinales, il affirme cependant que ce n'est pas la norme en
vigueur. En effet, « beaucoup ont divisé ce genre de terre à la manière des colonies par
des decimani et des cardines » (multi huius modi agrum more colonico decimanis et
kardinibus diviserunt).313 Frontin, qui écrit entre 78 et 82 après J.-C.314, confirme ce que
rapporte Hygin le Gromatique : à la suite de nombreux litiges, les arpenteurs ont
commencé à établir des bornes artificielles aux terres arcifinales.
Le sujet était assez sérieux pour que des peines sévères soient appliquées à ceux
qui arracheraient ou déplaceraient les bornes de ces champs. Caligula avait imposé une
amende pécuniaire, par borne déplacée, de cinquante pièces d'or aux fautifs. Sous Nerva,
un autre édit vit le jour. Il stipulait qu'un esclave qui avait déplacé une borne à l'insu de
son maître serait condamné à mort, à moins que le maître ne préférât payer l'amende.
Concernant les terres arcifinales, Nerva avait aussi rajouté que quiconque changerait
l'allure des lieux en abattant des arbres, devait être puni selon son statut et la gravité de la
fourberie. Hadrien rajouta que les personnes distinguées seraient condamnées à l'exil
selon leur âge : plus longtemps si elles étaient jeunes, et moins longtemps si elles étaient
âgées. Les complices seraient condamnés à deux ans de travaux; ceux qui avaient déplacé
les bornes par hasard ou sans le savoir seraient battus de verges315.
Cette sévérité des peines semble remonter à la nuit des temps. En effet, Numa
Pompilius aurait fixé les bornes aux terres de chaque homme. Ces pierres étaient
consacrées à Jupiter Terminalis, et une fête, les Terminalia, fut instituée en l'honneur des
313 Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 2.
314 Ratti, Stéphane, À propos de quelques difficultés gromatiques, 1998, p.129.
315 Digeste, XLVII, 21, 1-3.
280
dieux de ces bornes. À l'époque de Denys d'Halicarnasse, cette fête était des plus
vénérées et on n'y sacrifiait aucun animal, pour ne pas souiller les pierres de sang, mais
plutôt des gâteaux de céréales et autres fruits de la terre. Les bornes étaient considérées
comme des dieux, et cela remontait probablement à Numa Pompilius. En effet,
« [Numa] décréta également que, si une personne démolissait ou
déplaçait ces bornes il devait être considéré comme dévoué au dieu,
ainsi quiconque le souhaitait pouvait tuer cette personne sacrilège
impunément et sans encourir aucune souillure.
Il établit cette loi en se référant non seulement aux possessions privées
mais également à celles qui appartenait au domaine public; il marqua
ces dernières également avec des bornes, afin que les dieux des bornes
puissent faire la différence entre les terres des Romains et celles de
leurs voisins, et entre le domaine public et celui des particuliers. »316
La nature exacte de ces litiges entre locataires de terres, Agenius Urbicus les
explique comme suit : « Il appartient au droit civil qu'elles [les terres soumises au
vectigal] aient une limite bien tracée, grâce à laquelle chacun sache ce qu'il lui convient
de cultiver, et celui qui possède à bon droit jusqu'où va sa possession. »317 Par extension,
ces litiges portaient nécessairement aussi sur la quantité d'impôts à payer, puisque le
tributum soli, selon Hygin le Gromatique, pouvait porter sur les produits de la récolte.
« Dans certaines provinces, on verse une part définie de la récolte, tantôt le cinquième,
tantôt le septième, ou bien de l'argent, et cela en fonction de l'estimation du sol. »318 Il y
avait donc soit un prélèvement en argent, soit une ponction en nature. Cette dernière était
équivalente au cinquième ou au septième de la récolte. Ainsi, il est évident que de se faire
attribuer une terre plus grande par une erreur de démarcation entraînait une hausse des
impôts à verser.
316 Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom., II, 74, 3-4.
317 Agenius Urbicus, De contr. agr., 63, 13.
318 Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 4.
281
Où perçoit-on le cinquième de la récolte? Où ponctionne-t-on plutôt le septième?
où l'impôt foncier est-il exigé en numéraire? Malheureusement, à ce sujet, le passage
d'Hygin le Gromatique n'est pas clair. Aucune province n'est identifiée pour les trois
catégories de perception du vectigal qu'il nomme. Le fait qu'il utilise le pluriel alii pour
chacune des ponctions laisse croire que plusieurs provinces fonctionnaient sous chacun
de ces régimes. Énonce-t-il ces régimes par ordre croissant d'importance? Est-ce plutôt
par ordre décroissant? Peut-être n'y a-t-il aucun ordre précis. Hygin le Gromatique a-t-il
nommé tous les régimes de terres vectigaliennes? S'il en a laissés de côté, sont-ce des
régimes en place dans de nombreuses régions de l'empire qu'il a omis?
Pour notre part, nous sommes d'avis qu'il a nommé les trois des régimes les plus
employés dans les différentes provinces. Difficile de dire lequel des trois est le principal,
mais on peut affirmer sans l'ombre d'un doute qu'Hygin le Gromatique n'aurait pas pris la
peine de nommer trois catégories si l'une ou l'autre n'avait été employée que pour
quelques cas isolés.
De plus, la valeur de l'impôt dépendait, toujours si l'on en croit Hygin le
Gromatique, du type de terre possédée : « En effet, des valeurs définies sont établies pour
des terres, comme en Pannonie : terre labourée de première catégorie, de deuxième
catégorie, pré, forêt à glands, forêt ordinaire, pâture. Pour toutes ces terres, le vectigal a
été fixé par jugère en fonction de la fertilité. »319 Dureau de la Malle propose cependant
une lecture fort intéressante. Selon lui, ce n'est pas au moment du prélèvement des impôts
que la fertilité du sol était prise en compte, mais plutôt au moment de son attribution aux
agriculteurs. Ainsi, « en sol montagneux, les propriétaires d'un fundus entier n'étaient pas
rares, et [au] contraire, dans les pays fertiles et bien cultivés, le fundus était partagé en
319 Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 4.
282
plusieurs parcelles appartenant à différents propriétaires. »320
Se basant sur les exemples donnés par Hygin le Gromatique, on a avancé que le
système de terres mesurées par le pourtour était plus répandu qu'on ne l'avait cru
auparavant. En effet, les villes qu'il nomme, soit Palantia et Salmantica, se trouvaient
toutes deux dans les province nouvellement organisée d'Espagne Citérieure et de
Lusitanie, et partageaient quelques caractéristiques, soit d'êtres des cités pérégrines
tributaires sises dans des provinces impériales 321. Pour les cités qui partageaient ce
modèle de cadastration,
« Rome déterminait ainsi le territoire de la communauté (per
extremitatem mensura) et le montant total du tribut à payer. Ce n'est que
cette délimitation qui était enregistrée sur la forma. La communauté
devait payer régulièrement les taxes à Rome, qui pourtant ne décidait
pas de la répartition des charges entre les composantes de la
communauté, ni des modes concrets de perception : chaque
communauté le réglait selon son « droit pérégrin ». »322
Le terme qu'Hygin le Gromatique emploie est ager adsignatus. « L'assignation
était une opération administrative qui avait comme conséquence la création d'un lien
d'ordre juridique entre le récepteur (soit une communauté, soit un individu) et le sol (soit
italique, soit provincial). »323 La communauté à qui était assignée la terre devenait donc
possesseur juridique, dominus, de cette terre et l'organisait librement. Suivant ce modèle,
l'arpenteur ne délimitait que le territoire de la communauté, et c'est cette dernière qui
320 Dureau de la Malle, Adolphe, Économie politique des Romains, Tome I, Paris, 1986, p.177.
321 Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire dans le Nord-Ouest de la
Péninsule Ibérique : civitates, tribut et ager mensura comprehensus, in Dialogues d'histoire ancienne,
Vol. 25, n°1, 1999, p.169-170.
322 Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire, 1999, p.172. Nous
sommes cependant en désaccord sur un point avec Orejas et Sastre Prat : alors qu'elles parlent d'un
« montant total du tribut à payer », nous croyons plutôt que, comme dans la Sicile de Cicéron et dans
la description que fait Hygin le Gromatique des régimes appliqués aux terres vectigaliennes, le
montant du vectigal perçu par Rome était plutôt un pourcentage précis de la récolte, plutôt qu'un
montant global fixe.
323 Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire, 1999, p.168.
283
avait pour tâche de répartir entre les agriculteurs les terres et les impôts qui y étaient
rattachés, et de s'assurer de la perception des impôts pour elle-même et pour Rome.
Il y a cependant une mise en garde qu'Hygin apporte en ce qui concerne le
vectigal : il n'était pas nécessairement destiné à Rome. « Les terres vectigaliennes sont
assujetties à une redevance qu'elles doivent, certaines à la communauté du peuple romain,
d'autres à celle d'une colonie, d'un municipe ou de telle ou telle cité. »324 Plusieurs erreurs
auraient été commises en associant automatiquement, à tort, vectigal et impôt dû à l'État
romain325.
La cadastration n'était toutefois qu'un élément de la fiscalité parmi d'autres. En
effet, Vespasien, lors de son accession à l'empire, se trouvait dans une situation critique :
il manquait à l'État plusieurs milliards de sesterces 326. Dureau de la Malle327 voit un lien
entre cette crise des finances publiques, la censure de Vespasien 328, l'augmentation des
impôts329, la perte de liberté de certaines régions330 et la création de nouvelles provinces à
partir d'autres territoires331. Il fait intervenir Frontin et son Traité des Colonies, dans
lequel il est mentionné qu'on avait procédé à la cadastration de plusieurs régions, sous
l'ordre de Vespasien, pendant sa censure. « De ces propriétés, les unes furent cadastrées
pour l'avenir en se réglant sur l'occupation actuelle et assignées à leurs possesseurs; les
autres furent mises à part et imposées d'après la valeur des fonds. »332 Selon Dureau de la
Malle, il s'agissait de soumettre à l'impôt les terres dont les possesseurs avaient fait des
324
325
326
327
328
329
Hygin, De cond. agr., II, 25.
Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire, 1999, p.177.
Suétone, Vespasien, XVI, 3.
Dureau de la Malle, M., Économie politique des Romains, tome II, Paris, 1986, p.435-436.
Suétone, Vespasien, VIII, 1.
Il a notamment rétabli les impôts que Galba avait abolis et en a ajouté de nouveaux, qui augmentèrent
le fardeau des provinces, parfois jusqu'au point de le doubler, voir Suétone, Vespasien, XVI, 1.
330 L'Achaïe, la Lycie, Byzance, Rhodes et Samos, voir Suétone, Vespasien, VIII, 4.
331 La Thrace, la Cilicie et Commagène, voir Suétone, Vespasien, VIII, 4.
332 Frontin, De Coloniis Italiae, s.v. Provincia Calabria (Apud Goesus, p.127); mais surtout Civitates
Provinciae Calabriae, (Apud Goesus, p.146).
284
fausses déclarations pour éviter la fiscalité333.
Sous le Bas-Empire, la cadastration émanait d'un census de la population de tout
l'empire, et de ses possessions (terres et animaux). Une fois opéré, il était projeté sur un
cadastre local et une copie était envoyée au bureau du gouverneur de la province, où les
cadastres étaient élaborés334.
Ainsi, la cadastration n'était donc pas suffisante à elle seule pour assurer un suivi
au niveau des ressources à percevoir auprès des nations conquises. Il fallait ajouter à
l'arpentage des terres un recensement des personnes et de leurs biens pour garantir un
niveau optimal pour l'établissement et la perception des différentes charges fiscales qui
incombaient aux cités et à leurs habitants, « car dans le vocabulaire de la domination le
cens est à la population ce que les formae, les cadastres, sont aux ressources et les deux
opérations deviennent ainsi inséparables. »335
2.4 - Le census
Depuis l'époque républicaine, dans la ville de Rome, les impôts allaient de pair
avec le census, qu'on traduit de manière fautive par recensement. En effet, « les
opérations du cens permettaient une évaluation moins inexacte des possibilités et des
ressources d'une cité ou d'une région. »336 Son application dans l'Urbs remontait à
l'époque légendaire de Servius Tullius337. Pendant la République, elle se produisait tous
333 Dureau de la Malle, M., Économie politique des Romains, tome II, Paris, 1986, p.437.
334 Frank, R.I., Ammianus on Roman Taxation, in The American Journal of Philology, Vol.93, No.1, 1972,
p.72-73.
335 Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire, 1999, p.182.
336 Le Roux, Patrick, L'armée de la péninsule ibérique et la vie économique sous le Haut-Empire romain,
in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.361.
337 Tite-Live, I, 42, 4.
285
les cinq ans, sous la direction des censeurs. De plus, l'exercice existait déjà à l'époque
républicaine dans certaines provinces, comme dans les cités siciliennes, encore une fois
tous les cinq ans338. La même chose se produisit dans les autres provinces, avec
l'extension, par Auguste, du census provincial. Ce census provincial ne remplissait pas les
mêmes fonctions que le census du peuple romain, puisqu'il était un census complet, et
non simplement un census citoyen.
Les anciens textes mentionnant les opérations de census sont rares, et cette
pénurie a fait croire que les recensements étaient aussi inhabituels que les sources qui en
parlaient339. Cependant, si ce n'était des Verrines de Cicéron, nous ignorerions que tous
les cultivateurs siciliens devaient déclarer l'étendue de leurs semis chaque année 340, et que
chaque cité de la province était soumise au recensement quinquennal 341. Évidemment, le
recensement des cités ne se faisait pas à la même échelle que le recensement des
provinces de l'empire et sa réalisation était aussi diversifiée que le nombre des
communautés s'y adonnant342. Le silence des sources n'est donc pas nécessairement un
gage de pénurie d'action, car cela signifierait que certaines provinces ne payèrent jamais
d'impôt343!
De plus, alors qu'une portion importante des revenus provenait de taxes qui
nécessitaient des informations aussi détaillées, il aurait été surprenant que les autorités
338 Cicéron, In Verr. Sec., II, 56, 139. Cependant, la dîme n'était pas perçue à la suite de ce recensement
quinquennal, mais plutôt en fonction de la subscriptio, le recensement annuel des agriculteurs. À quoi
Verrès ajouta la professio jugerum, c'est-à-dire la déclaration des arpents ensemencés, elle aussi tenue
annuellement.
339 Notamment en se fiant à l'épigraphie provinciale, voir Duncan-Jones, Richard, Structure and scale in
the Roman economy, Cambridge, 2002, p.187 et 197.
340 Cicéron, In Verr. Sec., III, 51, 120.
341 Cicéron, In Verr. Sec., II, 56.
342 Pour le seul cas des cités siciliennes, Cicéron mentionne la brigue de la magistrature de censeur, côte à
côte avec le tirage au sort, voir Cicéron, In Verr. Sec., II, 53.
343 Compte-rendu de Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den direkten Staatsabgaben der Römischen
Kaiserzeit, par Brunt, P.A., The Revenues of Rome, in Journal of Roman Studies 71, 1981, p.166.
286
n'aient procédé que de façon épisodique à de telles collectes d'informations. Par exemple,
sachant qu'en Syrie les femmes étaient taxées dès qu'elles avaient douze ans, on peut
difficilement imaginer qu'une opération de census n'y ait pas eu lieu au moins à chaque
douzaine d'années344.
C'est pour toutes ces raisons que nous approuvons Brunt lorsqu'il affirme que,
contrairement à la théorie répandue, le census était une opération si fréquente et
routinière que les anciens ne voyaient pas la nécessité de la souligner chaque fois qu'il
s'en produisait un345. C'est d'ailleurs ce qui est observé en Égypte, où le recensement
« quatrodécennal » semble avoir été maintenu jusqu'en 258 après J.-C. 346 Il aurait été créé
entre 10 avant J.-C. et 6 après J.-C.347 Le changement opéré par Auguste à cet effet aurait
donc été plutôt de systématiser l'opération et de la remettre entre les mains d'employés
impériaux.
Le census opéré ainsi jouait d'abord et avant tout un rôle fiscal. Tacite mentionne
que la tribu des Clites se souleva parce qu'elle était mécontente des recensements et des
impôts (quia nostrum in modum deferre census, pati tributa adigebatur)348.
« Les dits « cens » du Haut-Empire incorporaient des informations
concernant les non-citoyens et leurs biens; ils ont joué le rôle
d'inventaires, et ne peuvent pas être comparés aux cens républicains ni
aux (vrais) cens des citoyens. Le tribut provincial pérégrin est avant
tout le paiement d'une taxe directe sur le sol, le tributum soli, comme
marque de domination. »349
344 Broshi, Magen, Agriculture and Economy in Roman Palestine : Seven Notes on the Babatha Archive,
in Israel Exploration Journal, Vol. 42, No. 3/4 , 1992, p.238.
345 Compte-rendu de Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den direkten Staatsabgaben der Römischen
Kaiserzeit, par Brunt, P.A., The Revenues of Rome, in Journal of Roman Studies 71, 1981, p.165.
346 Hombert, Marcel et Preaux, Claire, Recherches sur le recensement dans l'Égypte romaine,
(Papyrologica Lugduno-Batava V), Leyde - Brill, 1952.
347 Piganiol, André, Le Statut Augustéen de l'Égypte et sa destruction, in Museum Helveticum : Revue
suisse pour l'étude de l'antiquité classique, 1953, p.193.
348 Tacite, Ann., VI, 41.
349 Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire dans le Nord-Ouest de la
Péninsule Ibérique : civitates, tribut et ager mensura comprehensus, in Dialogues d'histoire ancienne,
287
C'est ce qu'on observe chez Auguste, qui dut réorganiser les impôts en prenant en
considération les besoins créés par l'établissement d'environ vingt-cinq légions aux
frontières. Un an après avoir terminé le census des citoyens romains, il s'attaqua au
recensement des provinciaux350. L'empereur conduisit lui même les opérations de census
dans les trois Gaules conquises par son père, qui n'avaient pas encore été proprement
organisées en provinces351. L'exercice fut repris à au moins deux reprises, d'abord en l'an
12 après J.-C. par Drusus352, puis entre 14 et 16 par Germanicus353. Suivant la Souda,
Auguste choisit vingt hommes les plus nobles et vertueux pour faire le census des
hommes et de leurs biens sur tout le territoire soumis à l'autorité romaine 354. On nous
apprend que l'empire comptait un peu plus de quatre millions d'hommes 355. Cependant,
Auguste n'aurait pas procédé au census simultané de toutes les provinces,356 ce qui
n'empêche pas que chaque province ait vraisemblablement été recensée357.
Un census s'opéra d'ailleurs à chaque fois qu'une nouvelle province a été
organisée ou qu'une ancienne province se voyait augmentée par de nouveaux territoires.
Ce fut le cas en l'an 6, lorsque la Judée fut ajoutée à la province de Syrie 358, en 36 lors de
l'ajout du territoire de Clité à la province de Cappadoce 359, lors de l'organisation de la
Vol. 25, n°1, 1999, p.181.
350 Compte Rendu de Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den Direkten Staatsabgaben der Römischen
Kaiserzeit (27 V. Chr.--284 N. Chr.), par Brunt, P. A., The Revenues of Rome, in The Journal of Roman
Studies, Vol. 71, 1981, p.162.
351 Dion Cassius, LIII, 22; Tite-Live, epit. 134.
352 Tite-Live, epit. 138.
353 Tacite, Ann., I, 31; II, 6.
354 Souda, s.v. Apographè.
355 Plus précisément 4 101 017 hommes, Souda, s.v. Augoustos Kaisar. Un chiffre fort probablement
erroné, à moins qu'on n'ait compté que les citoyens romains.
356 Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den Direkten Staatsabgaben der Römischen Kaiserzeit (27 V. Chr.-284 N. Chr.), Bonn, 1980, p.39-42.
357 Ce qui inclut aussi les provinces sénatoriales, dont, par exemple, la Cyrénaïque, voir Compte Rendu
de Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den Direkten Staatsabgaben der Römischen Kaiserzeit (27 V.
Chr.--284 N. Chr.), par Brunt, P. A., in The Journal of Roman Studies, Vol. 71, 1981, p.163-164.
358 Le census ne devait pas se limiter à la nouvelle région, mais s'étendit à toute la province de Syrie.
Marquardt, Joachim et Mommsen, Theodor, De l'organisation financière chez les Romains,
Traduction Vigié, Albert, Paris, 1888, p.268, note 6.
359 Tacite, Ann., VI, 41.
288
Bretagne sous Claude360 et de la Dacie par Trajan361. L'objectif était vraisemblablement
d'évaluer la capacité de payer de chacune de ces additions à l'empire. Vespasien eut aussi
recours au census des provinces pour redresser les finances publiques362. Son action, nous
l'avons vu, s'est déroulée simultanément sur le census et sur la cadastration, pour tirer le
maximum de revenus des provinces. Enfin, lors du passage d'Hadrien en Bretagne, on
observe, parallèlement à l'amélioration des défenses par la construction du fameux mur et
le renforcement de la garnison par des nombreuses unités, qu'un census a peut-être été
ordonné par l'empereur363. Ainsi, au moment où l'empereur augmentait considérablement
ses dépenses militaires sur l'île, il mettait à jour les données fiscales de l'endroit,
probablement pour pouvoir tirer le maximum de la province. D'ailleurs, « la conscription
s'effectuait d'après les listes du cens. »364
Aussi, à l'époque républicaine, autant le sénat avait l'autorité d'imposer de
nouvelles charges aux provinces, autant cette prérogative était l'apanage de l'empereur à
l'époque impériale. C'est en effet une des raisons pour lesquelles Auguste décida de
procéder au census des hommes et de leurs biens, « en fixant une certaine portion de ces
derniers comme levée suffisante pour le trésor public. »365 À la lumière de ces census
provinciaux, le monarque pouvait répondre aux demandes de réduction du tributum366
360
361
362
363
364
365
366
Dion Cassius, LXII, 3.
Lactance, De mort. pers., XXIII.
Suétone, Vespasien, XVI, 3.
Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, 1960, p.290.
Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, 1960, p.18.
Souda, s.v. Apographè.
Par exemple, les provinces de Syrie et de Judée qui demandaient une diminution des charges fiscales
qui les écrasaient, voir Tacite, Ann., II, 42.
289
favorablement367 ou pouvait au contraire exiger une augmentation du fardeau fiscal368. Il
est vrai que certaines cités ont délégué des ambassadeurs pour plaider devant le sénat, et
que le sénat pouvait ensuite modifier les impôts versés par les habitants de ces cités, mais
les textes précisent toujours que ces demandes étaient appuyées par l'empereur369.
2.4.1 - Le personnel du service du census
Trois catégories de fonctionnaires prenaient part au census provincial. D'abord,
ceux que Marquardt nomme « agents de districts » et qu'on nommait adjutores ad census,
censores ou censitores. Ce sont eux qui, dans chaque arrondissement fiscal, avaient pour
mission de dresser ou de réviser les listes du census370. L'empereur pouvait aussi nommer
des commissaires chargés du census de certaines cités ou communautés371.
Au-dessus de ces agents locaux, il y avait un censeur provincial. Ces derniers
étaient généralement issus de la classe sénatoriale et portaient le titre de legati Augusti
pro praetore censuum accipendorum, ou ad census accipiendos, ou ad census ou legati
367 C'est le cas de Sardes, à qui Tibère fit remise du tribut pendant cinq ans à la suite des tremblements de
terre qui l'avaient dévastée. Voir Tacite, Ann., II, 47. On peut supposer qu'il offrit des sursis équivalent
aux onze autres villes d'Asie frappées par cette même catastrophe. C'est probablement avec
l'approbation de Claude qu'on fit remise du tribut d'Apamée pendant cinq ans, suite à un tremblement
de terre. Tacite, Ann., XII, 58. Il est cependant clair qu'il exempta l'île de Cos de tribut. Tacite, Ann.,
XII, 61. Il fit également remise du tribut des Byzantins pour cinq ans. Tacite, Ann., XII, 63. Néron
« abolit ou diminua les charges fiscales particulièrement lourdes », Suétone, Néron, 10. Galba avait
fait remise aux Gaulois du quart de leur tribut. Tacite, Hist., I, 51. Vespasien rétablit les contributions
abolies par Galba et en rajouta des nouvelles. Suétone, Vespasien, XVI. En Égypte, à un moment où
la crue du Nil fut « insuffisante et imparfaite » pendant deux années consécutives, l'empereur Hadrien
dut intervenir pour atténuer la charge fiscale des cités frappées. En effet, il permit aux habitants de la
Thébaïde d'étaler le paiement de leur impôt de l'année en cours sur cinq ans; de l'Heptanomie sur
quatre ans et de ceux du Delta sur trois ans. L'Édit fut affiché à Alexandrie le 31 mai ou le 10 juin 136.
Voir Preisigke, F., Sammelbuch griechischer Urkunden aus Ägypten, Tome III, Strasbourg-Wiesbaden,
1914, 6944 et P.Osl., 3, 78 ; Riccobono, S., Fontes iuris Romani antejustiniani, Tome 1, Florence,
1943, p.433, no 82 ; Girard, P.F. et Senn, F., Les Lois des Romains, Tome 2, Naples, 1977, p.451-454.
368 Suétone, Vespasien, 16.
369 Tacite, Ann., IV, 13; XII, 63.
370 Marquardt, Joachim et Mommsen, Theodor, De l'organisation financière chez les Romains,
Traduction Vigié, Albert, Paris, 1888, p.270.
371 ILS 1338, 1380, 1395, 2740, 9501; AE 1962, 183a; CIL VI, 1463; VIII, 19428.
290
Augusti pro praetore censitor. Plus tard, ils furent tirés des rangs équestres et eurent pour
titre a censibus accipendis, ad census accipiendos ou procuratores Augusti ad census. Ce
poste était une sous-procuratèle qui rapportait à son titulaire un salaire de 60 000
sesterces. Il était de la responsabilité du gouverneur de choisir ces agents, mais ces
nominations devaient être ratifiées par l'empereur 372. « Notons qu'il n'est pas rare, au
début de l'empire, que des officiers soient appelés à prêter leur aide aux opérations du
cens. »373 Cependant, à partir du règne d'Hadrien, c'est l'empereur qui choisissait les aides
au recensement374. Par la même occasion, ces postes ont été intégrés au cursus officiel des
chevaliers romains375.
Ce magistrat avait pour tâche de combiner les listes locales du census afin de
dresser un bilan provincial. On déposait le bilan provincial dans les archives de la ville
principale376. Des mentions de ces censeurs provinciaux sont connues pour les provinces
impériales de Gallia Lugudunensis377, d'Aquitaine378, de Belgique379, de Germanie
inférieure380, d'Hispania Tarraconensis381, de Lusitanie382, de Gallaecia383, de Pannonie384,
de Thrace385 et de Maurétanie386. Quelques exemples nous sont aussi parvenus pour les
372 Pflaum, H.-G., Les procurateurs équestres sous le Haut-Empire romain, Paris, 1950, p.62.
373 Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres sous le haut-empire romain, Tome 1, Paris,
1960, p.18.
374 Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, 1960, p.239 et 569.
375 Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, 1960, p.289.
376 Marquardt, Joachim et Mommsen, Theodor, De l'organisation financière chez les Romains,
Traduction Vigié, Albert, Paris, 1888, p.272.
377 Orelli 364 = Mommsen, Inscript. Helvet. 175; CIL II, 4121; CIL VI, 1333 (Henzen 6049); CIL X,
6658 (Orelli 2273).
378 Orelli 3659 = Mommsen, Hermes, III, 114; CIL II, 4188 = Henzen 6945; CIL, V 7783; CIGr 3751.
379 Henzen 6512.
380 Henzen 6948.
381 CIL II, 4121; CIL II, 4248; CIL VI, 332.
382 CIL X, 680.
383 CIL VI, 1690, CIL VI, 1691.
384 CIL X, 3852.
385 CIL V, 7784.
386 CIL VIII, 9049; CIL VIII, 9370.
291
provinces sénatoriales, dont la Gaule Narbonnaise387 et la Macédoine388.
On sait, grâce à Pline l'Ancien, ce à quoi pouvait ressembler une liste locale ou un
bilan provincial de cens, du moins pour le nord-ouest de la péninsule ibérique.
L'opération, qui eut peut-être lieu sous Vespasien ou Titus, est présentée de façon unique
chez l'auteur : il s'agit de la seule région pour laquelle il précise le nombre de peuples, de
cités et de personnes.
« Les Arévaques ont pris leur nom du fleure Areva; ils ont six villes,
Saguntia et Uxama, noms employés dans une multitude d'autres lieux;
de plus, Segovia, Nova Augusta, Termes et Clunia même, sur la
frontière de la Celtibérie. Le reste de ce ressort se rapproche de l'Océan,
tout comme les Vardules, dont on a déjà parlé, et les Cantabres.
À ces derniers touchent vingt-deux peuples asturiens, divisés en
Augustans et Transmontans; Asturica (Astorga), dont la ville est
magnifique. On y remarque les Cigurres, les Paesiques, les Lacienses,
les Zozles. Toute la population s'élève à 240 000 têtes libres (Numerus
omnis multitudinis ad CCXL liberorum capitum).
Le ressort de Lucus (Lugo) comprend, outre les Celtiques et les Lebuns,
seize peuples peu connus et portant des noms barbares, mais comptant
environ 166 000 têtes libres.
De même celui de Bracarum (Braga) s'étend sur vingt-quatre cités avec
175 000 têtes libres, entre lesquelles, outre les Bracares eux-mêmes, on
peut nommer, sans ennui pour le lecteur, les Bibales, les Caelérins, les
Gallaeques, les Héquaeses, les Limiques, les Querquernes. »389
Les termes qu'emploient Pline sont eux aussi révélateurs :
« Au moment de rapporter le nombre d'habitants il se sert de
l'expression numerus liberorum capitum, et le chiffre total repris
indique qu'il s'agit d'un recensement global de la population du NordOuest, et non seulement des hommes adultes (une situation qui peut être
vérifiée aussi dans les documents égyptiens). Les chiffres de Pline
doivent donc être interprétés comme un « cens » complet, parce qu'il
n'est pas un cens citoyen. »390
387
388
389
390
Henzen 6453.
CIL III, 1463; CIL VIII, 10 500.
Pline l'Ancien, N.H., III, 28.
Orejas, Almudena et Sastre Prat, Inés, Fiscalité et organisation du territoire dans le Nord-Ouest de la
292
La dernière étape du census se déroulait à Rome, sous la supervision de
l'empereur lui-même. Un bureau, à Rome, était chargé d'administrer les cens des
provinces, sous la direction d'un a censibus, souvent couplé avec le a libellis. Le a libellis
et censibus était rémunéré 200 000 sesterces annuellement391, et les deux fonctions
définitivement séparées à partir du règne de Septime Sévère 392. Une compilation assez
exhaustive des registres provinciaux se retrouvait donc entre les mains de l'empereur. En
effet, une anecdote permet de faire la lumière sur la teneur des registres conservés à
Rome. Dion Cassius raconte que, lors d'une partie de dés qui tournait mal, Caligula
demanda de connaître l'état de la Gaule, puis il ordonna de mettre à mort les plus riches.
Il revint à ses camarades de jeu et leur dit qu'alors qu'ils se disputaient pour une poignée
de drachmes, lui-même venait d'en acquérir environ cent cinquante millions 393.
Certainement, pour obtenir ces informations, l'empereur avait consulté les registres du
cens provincial de Gaule. Pour que Caligula connût le montant qu'il avait récupéré par
ces mises à mort, on peut déduire que, sur ces registres, devait figurer au minimum une
liste des noms des habitants des provinces de la Gaule et leur fortune individuelle.
2.4.2 - La déclaration du census
Il nous reste à exposer comment se déroulait une opération de census. Les
provinciaux devaient se rendre dans une cité désignée. Luc l'évangéliste dit que Joseph
dut se rendre à Bethléem puisqu'il était de la maison et de la famille de David 394. Rien
391
392
393
394
Péninsule Ibérique : civitates, tribut et ager mensura comprehensus, in Dialogues d'histoire ancienne,
Vol. 25, n°1, 1999, p.181-182.
Pflaum, H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres, 1960, p.256.
Pflaum, H.-G., Les procurateurs équestres sous le Haut-Empire romain, Paris, 1950, p.90. On connaît
cependant un cas d'a censibus et a libellis sous le règne de Caracalla.
Dion Cassius, LIX, 22, 3
Luc, Ev., II, 4.
293
cependant ne permet de corroborer cette hypothèse. En effet, Babatha dut se faire
recenser à Rabbath Moab, où l'original de sa déclaration était affiché dans la basilique.
Rien cependant dans la déclaration de cette dernière n'explique la raison de son
déplacement. Elle-même habitait Maoza, et son père était également originaire de la
même cité. Judas, le tuteur de Babatha déclarait que son propre père était originaire du
village d'En-gedi, dans le district de Jéricho, en Judée, et lui-même vivait à Maoza 395.
Dureau de la Malle résout ce casse-tête en faisant intervenir Ulpien 396, dont il interprète
le texte comme signifiant que le recensement devait se faire dans le lieu de naissance de
l'habitant397.
Pour le recensement en tant que tel, le juriste Ulpien nous en donne une bonne
description :
« Il est nécessaire de déclarer son âge lors des recensements, parce que
l'âge peut, dans certaines régions, dispenser du tribut. Ainsi, en Syrie,
les hommes doivent payer le tribut à partir de 14 ans, les femmes à
partir de 12, et ensuite jusqu'à 65 ans. (...) Dans le dénombrement des
propriétés foncières lors du cens, on doit décliner le nom de chacune,
dans quelle cité et quel canton (pagus) elle se trouve, quels sont les
deux voisins les plus proches, combien de jugères ont été ensemencés
les 10 dernières années, quelle quantité de vignes elle contient, combien
de jugères plantés en oliviers et combien d'arbres elle comporte,
combien de jugères en prairie à foin durant les 10 dernières années,
combien de jugères en pacages, de même pour les bois en coupe. Celui
qui déclare doit donner le prix de tous ces éléments. (...) Dans la
déclaration des esclaves, on doit mentionner leur origine (natio), leur
âge, leurs fonctions et leurs spécialités. Les propriétaires doivent aussi
déclarer leurs étangs à poissons et leurs ports. Les salines, s'il s'en
trouve sur les domaines, doivent aussi être déclarées lors du
recensement. »398
Le document décrit un census à l'époque des Sévères, mais on peut en remonter
395
396
397
398
P.Yadin, 16.
Digeste, L, 15, 4, 2.
Dureau de la Malle, Adolphe, Économie politique des Romains, Tome I, Paris, 1986, p.195.
Digeste, L, 15, 3-4.
294
l'application au moins à partir de 127 après J.-C. En effet, la déclaration de Babatha 399 suit
scrupuleusement toutes ces étapes, à l'exception de l'indication de son âge. De plus, si elle
a des esclaves pour cultiver ses terres, elle ne les mentionne pas dans sa déclaration. Tout
le reste, cependant, s'y trouve. On y trouve d'abord la date, le lieu et la raison de la
déclaration :
« Sous le règne de l'empereur César, fils du divin Trajan (...), sous le
consulat de Marcus Gavius Gallicanus et de Titus Atilius Rufus
Titianus, 4 jours avant les nones de décembre [2 décembre], dans la 22e
année, selon le calendrier de la nouvelle province d'Arabie, le 16e jour
du mois Apellaios, dans la cité de Rabbath Moab. Étant donné qu'un
recensement de la province d'Arabie est organisé par Titus Aninius
Sextius Florentinus, légat d'Auguste propréteur »
Elle décline ensuite son identité et son lieu d'habitation :
« Moi Babatha, fille de Simon, de Maoza, dans le district de Zoarène,
dans la région administrative de Pétra, résidant dans ma propre
propriété privée à Maoza »
Son tuteur fait de même :
« Judas, fils d'Eleazar, du village de En-gedi dans le district de Jéricho
en Judée, résidant dans sa propre propriété privée à Maoza, étant
présent à mes côtés comme tuteur »
Elle mentionne ensuite, l'une après l'autre, les quatre propriétés foncières qui sont
en sa possession. Pour chacune de ces terres, elle précise ensuite la quantité de dattes
ensemencées, qu'elle calcule à partir d'une certaine conversion en orge. Puis, elle énonce
la taxe perçue sur chaque territoire déclaré. Finalement, pour chacune de ces terres, elle
mentionne les deux voisins ou démarcations géographiques les plus proches. Elle nomme
comme limites la route, la mer, un domaine impérial et trois voisins.
« [Je déclare posséder] dans les limites de Maoza, un verger de dattes
399 P.Yadin, 16.
295
appelé Algiphiamma, (correspondant à) l'aire d'ensemencement d'un
saton et de trois kaboi d'orge, taxé à hauteur de 15 sata de dattes
syriennes et mixtes, de 10 sata de dattes fendues400, et d'un « noir » [il
s'agirait d'une ancienne unité de mesure locale selon certains 401, ou
d'une monnaie locale pour d'autres402] 13/60e pour le stéphanikos [il
s'agit d'une taxe dont la nature est inconnue], et situé entre une route et
la mer;
dans les limites de Maoza, un verger de dattes appelé Algiphiamma,
(correspondant à) l'aire d'ensemencement d'un kabos d'orge, taxé à
hauteur de la moitié de la récolte annuelle de dattes, situé entre le
domaine impérial moschantique et la mer;
dans les limites de Maoza, un verger de dattes appelé Bagalgala,
(correspondant à) l'aire d'ensemencement de trois sata d'orge, taxé à
hauteur d'un koros de dattes syriennes et noaréennes, d'un koros de
dattes fendues, et de trois ''noirs'' 30/60e pour le stéphanikos, situé entre
le terrain possédé par les héritiers de Thésaios, fils de Sabakas, et celui
possédé par Iamit, fils de Mathantes;
dans les limites de Maoza un verger de dattes appelé Bethphaaraia,
(correspondant à) l'aire d'ensemencement de 20 sata d'orge, taxé à
hauteur de trois kaboi de dattes syriennes et noaréennes, de 2 koroi de
dattes fendues et de 8 ''noirs'' 45/60e, situé entre le terrain possédé par
Tamar, fille de Thamous et une route. »
Viennent ensuite l'affirmation que la déclaration a été faite de bonne foi :
« Moi, Babatha, fille de Simon, jure au nom de la Bonne Fortune de
notre souverain César que j'ai déclaré de bonne foi ce qui est écrit cidessus. »
Et les considérations légales :
« Moi, Judas, fils de Eleazar, son tuteur, ai écrit pour elle.
400 Littéralement, de patètes. Il s'agit d'une variété de dattes que Pline décrit comme étant tellement
gorgées de jus qu'elle se fendent sur l'arbre même où elles poussent, d'où notre traduction de dattes
fendues, voir Pline l'Ancien, N.H., XIII, 45.
401 Flamerie de Lachapelle, Guillaume et al., Rome et le monde provincial ; Documents d'une histoire
partagée, IIè s. avant J.-C. - Vè s. après J.-C., Paris, 2012, p.152.
402 Sa présence dans deux recensements confirme que c'était une valeur reconnue officiellement. Cotton,
Hannah M., Rent or Tax Receipt from Maoza, in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, Bd. 100,
1994, p.553. On a vu dans ces ''noirs'' une vieille monnaie nabatéenne, théorie qui serait soutenue par
la présence de cette monnaie dans les plus anciens documents des archives de Maoza, autant pour
évaluer les propriétés que pour les dots. Bowersock, G.W., The Babatha Papyri, Masada and Rome, in
Journal of Roman Archaeology, 4, 1991, p.341.
296
Moi, Priscus, préfet de cavalerie, ai reçu (cette déclaration) le jour
précédant les nones de décembre [4 décembre] sous le consulat de
Gallicanus et de Titianus [127 après J.-C.]. »
Au dos du document, on trouve une liste de témoins :
« Abdu, fils de Muqimu, témoin, Mathanta, fils d'Amru, témoin, Awd'el
fils de (?), témoin, Yohana, fils de Abd'odat Makhoutha, témoin,
Shahru, fils de [...], témoin. »
Le serment au nom de l'empereur ou de sa Bonne Fortune n'est cependant pas
toujours présent, selon les papyrus interrogés. On a supposé que sa présence ou son
absence dépendait entièrement des coutumes locales 403. Lorsqu'il est présent, il ne
correspond pas toujours à une forme fixée, puisqu'on a trouvé des formes plus élaborées
de serment404. Il ne semble pas qu'une telle déclaration religieuse ait posé problème pour
les Juifs de l'époque, et Cotton refuse de croire qu'ils ont nécessairement dû être forcés de
prêter ce serment405.
Ce document corrobore la présentation du recensement que fait le Digeste. Il tend
à confirmer aussi que les distinctions par types de terre, dont parlait Hygin le
Gromatique, sont présentes406. Il est à noter que les quantités ensemencées et les taxes
perçues sont toutes énumérées en nature, soit un équivalent en orge pour les semis, ou des
quantités de types différents de dattes pour la taxe. L'évaluation en orge suivrait un usage
observé dans la Bible407 : « Un champ consacré à Yhwh est estimé selon la surface
403 Hombert, M. et Préaux, C., Recherches sur le recensement dans l'Égypte Romaine, Bruxelles 1952,
p.125.
404 Notamment le P.Bad. 75b. 22-34.
405 Cotton, Hannah M., Fragments of a Declaration of Landed Property from the Province of Arabia, in
Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, Bd. 85, 1991, p.267.
406 Hygin le Gromatique parle de « terres labourées de première catégorie, de deuxième catégorie, prés,
forêts à glands, forêts ordinaires, pâtures », voir Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 4. Quant à
Babatha, elle décline les surfaces ensemencées de ses possessions comme étant des vergers de dates.
407 Broshi, Magen, Agriculture and Economy in Roman Palestine : Seven Notes on the Babatha Archive,
in Israel Exploration Journal, Vol. 42, No. ¾, 1992, p.234.
297
cultivée : cinquante sicles d'argent pour un champ donnant un homer d'orge. »408 Il existe
aussi deux documents de l'époque de Bar-Kokhba qui utilisent le blé comme unité de
conversion409. Il n'y a que les fameux « noirs » qui sont, nous l'avons mentionné plus
haut, potentiellement une monnaie, et généralement perçus au nom du stéphanikos, taxe
dont on ne sait par ailleurs rien du tout. Cotton présume qu'il s'agirait à l'origine d'une
taxe imposée par les rois nabatéens, et que les Romains auraient conservée avec l'impôt
local410, mais elle défend peu cette théorie411. D'autres y ont vu l'or coronaire412, ce qui
serait anachronique puisqu'il ne devient une taxe récurrente qu'à partir d'Élagabale, selon
Cotton413.
Or, que l'évaluation de la taxe ait été effectuée en nature ne signifie pas pour
autant que le recouvrement de la même taxe fût exigé en nature. Il est possible que
l'impôt évalué en nature ait été convertie en numéraire entre le moment de l'imposition de
la taxe et sa perception. Un autre papyrus de Maoza, datant du 29 janvier 125 après J.C.414, soit quelques années avant la fameuse déclaration de Babatha, présente un
acquittement de taxe pour des dattes. On peut présumer qu'il s'agit bien d'une taxe perçue
puisque la créance est due à l'empereur. Bien qu'il s'agisse d'une taxe sur les dattes, la
perception se fait en numéraire : quatre ''noirs'' et cinquante-huit lepta sont perçus pour le
remboursement de la somme due. Cotton estime, d'après la formulation employée dans le
408 Lévitique, XXVII, 16.
409 Milik, J.T., Deux documents inédits du Désert de Juda, in Biblica, 38, 1957, p.264-268 et Benoit, P. et
al., Les grottes de Murabba'at, Oxford, 1961, p.144-148.
410 Cotton, Hannah M., Rent or Tax Receipt from Maoza, in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik,
Bd. 100, 1994, p.553.
411 En effet, l'année suivant, elle présente le stéphanikos comme une taxe, en affirmant « whatever it
represented ». Cotton, Hannah M., The Archive of Salome Komaise Daughter of Levi : Another
Archive from the 'Cave of Letters', in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, Bd. 105, 1995,
p.203.
412 Broshi, Magen, Agriculture and Economy in Roman Palestine : Seven Notes on the Babatha Archive,
in Israel Exploration Journal, Vol. 42, No. ¾, 1992, p.236.
413 Cotton, Hannah M., Rent or Tax Receipt from Maoza, in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik,
Bd. 100, 1994, p.553.
414 P.Hever (préalablement connu sous le nom de P.Se'elim Gr. 5) = Box 866.
298
document, que la totalité de la somme a été remboursée 415. Est-ce à dire que les taxes,
évaluées en nature sont automatiquement prélevées en numéraire? Probablement pas,
puisqu'un autre document papyrologique416 présente un reçu similaire pour des dattes,
sans aucune mention de la valeur en argent. Le document est daté de 131 après J.-C.; il a
été produit six ans plus tard que le P.Hever et quatre ans après le P.Yadin 16. De plus, il
serait étonnant qu'on trouve sur un même déclaration d'impôt une taxe en numéraire et
une autre en nature, si toutes devaient être perçues en numéraire. Nous reviendrons
cependant plus en détail sur la perception des taxes dans le chapitre suivant.
Broshi a repris les déclaration de Babatha et d'un « fils de Siméon »417 et les a
comparées. Le fils de Siméon ne payait sa taxe qu'en numéraire. Quant à Babatha, trois
de ses terres devaient une partie de l'impôt en nature et une partie en numéraire. La
dernière était taxée uniquement en nature, à hauteur de la moitié de la récolte. En
calculant l'ampleur de la récolte d'après l'étendue des terres, Broshi en arrive cependant à
la conclusion que, peu importe que la méthode de paiement fût en nature, en numéraire
ou en différentes proportions de l'une et l'autre, toutes ces terres devaient remettre à l'État
la moitié de la récolte au nom de la taxe 418. Broshi établit un lien entre cette combinaison
de taxes romaines et une taxe de 50% connue dans la Palestine des Séleucides 419. Il y voit
une taxe qui aurait perduré sous le régime ptolémaïque et qui aurait été récupérée par les
Romains420. Bien que l'évaluation de l'impôt se fît en nature sur ces déclarations de
415 Cotton, Hannah M., Rent or Tax Receipt from Maoza, in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik,
Bd. 100, 1994, p.552.
416 P.Se'elim 12 = Box 736.
417 Lewis, N., A Jewish Landowner in Provincia Arabia, in Scriptura Classica Israelica, VIII – IX, 1989,
p.132-137.
418 Broshi, Magen, Agriculture and Economy in Roman Palestine : Seven Notes on the Babatha Archive,
in Israel Exploration Journal, Vol. 42, No. ¾, 1992, p.236-237.
419 Maccabées, I, 10, 29-30, Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIII, 49-50.
420 Broshi, Magen, Agriculture and Economy in Roman Palestine : Seven Notes on the Babatha Archive,
in Israel Exploration Journal, Vol. 42, No. ¾, 1992, p.238.
299
census, se pourrait-il que les paiements aient été malgré tout prélevés en numéraire?
2.5 - L'impôt foncier sous le Haut-Empire
Maintenant que les impôts sous la République, le statut juridique, la cadastration
et le census ont été étudiés, tous les outils sont désormais à disposition pour se pencher
sur les impôts du Haut-Empire. La description de la perception des impôts est
effectivement importante, mais l'existence ou non d'un impôt en nature sous le HautEmpire est central à notre propos.
2.5.1 - Impôts en nature
Afin de confirmer ou d'infirmer la présence d'un impôt en nature dont le produit
serait destiné aux armées, il est nécessaire d'établir si une partie de l'impôt,
principalement le tributum soli, était perçue en nature ou si la totalité était exigée en
numéraire. Il n'est pas question ici de présenter un exposé de toutes les taxes connues à
l'époque impériale. Un tel travail ne serait pas utile à cette recherche. De plus, les sources
ne sont jamais complètes pour aucune taxe, et leur pertinence s'amenuise lorsque l'on sait
que les noms et les taux des diverses taxes ont varié selon les époques et les lieux 421. La
plupart des reçus et registres qui nous sont parvenus portent sur des versements, mais ne
fournissent jamais la somme totale due. Les documents font état d'arrérages ou de surtaxe
et il devient extrêmement complexe de les étudier pour connaître les taux, surtout quand
ils diffèrent à l'intérieur d'une même province 422. Il convient plutôt de tenter de voir si les
421 Compte Rendu de Le Roy Wallace, Sherman, Taxation in Egypt from Augustus to Diocletian, par
Winter, J.G., in The Classical Journal, Vol. 39, No. 4, 1944, p.234.
422 Compte Rendu de Le Roy Wallace, Sherman, Taxation in Egypt from Augustus to Diocletian, par Bell,
H.I., in The Journal of Roman Studies, Vol. 28, Tome 2, 1938, p.241.
300
taxes et impôts, et le tributum soli en particulier423, étaient perçus en nature ou en
numéraire au début de l'empire.
Ainsi, selon Hygin le Gromatique, l'impôt foncier représentait soit le cinquième,
soit le septième de la récolte, ou pouvait être une somme d'argent perçue 424. Toutefois, il
en a été préalablement question, une évaluation en nature s'est transformée en perception
en argent pour un fermier de Maoza425. La déclaration de Babatha, également originaire
de Maoza, faisait mention de vectigalia estimés en dattes, et aussi d'une taxe de nature
inconnue nommée stephanikos, qui est estimée en « noirs ».426 Ces « noirs » seraient une
monnaie locale. La déclaration de Babatha contiendrait donc une taxe évaluée en nature
et une autre évaluée en numéraire. Il serait étrange que, sur une même déclaration de
recensement, une taxe soit estimée en nature et une autre en numéraire, si les deux
devaient être perçues en numéraire. La partie estimée en nature devait vraisemblablement
être perçue en nature, et celle qui était évaluée en noirs devait être perçue en numéraire.
Végèce, dans son traité sur l'art militaire, tient aussi un propos qui rapproche
l'impôt d'une perception en nature :
« C'est un grand point à la guerre, que de faire en sorte que les vivres ne
nous manquent pas et manquent à l'ennemi; on doit donc, avant d'entrer
en campagne, dresser un état des troupes et de la dépense nécessaire à
leur entretien, ensuite tirer de bonne heure, des différentes provinces,
toutes les espèces de subsistances qu'elles doivent livrer et les
rassembler en magasin dans des forts, mais toujours en plus grande
quantité que le besoin apparent ne l'exige. Si les contributions
ordonnées ne suffisent pas (si tributa deficiunt), il faut acheter le
surplus des vivres (prorogato auro conparanda sunt omnia); peut-on
plus utilement employer le trésor public, qu'à l'entretien des gens de
423 Il n'y a pas à douter que le tributum capitis et la plupart des taxes indirectes (douane, pâturage,
héritages, etc) étaient plutôt perçues en numéraire.
424 Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 4.
425 P.Hever (préalablement connu sous le nom de P.Se'elim Gr. 5) = Box 866.
426 P.Yadin, 16.
301
guerre? »427
Le passage est clair : les provinces fournissaient des tributa pour combler les
besoins de l'armée. La citation semble impliquer que les tributa n'étaient pas perçus en
numéraire, mais bien en nature, puisque si ces tributa n'étaient pas suffisants, le reste des
fournitures de l'armée devait être acheté. Si les tributa de Végèce avaient été prélevés en
argent, toutes les fournitures auraient dû être achetées, pas uniquement les produits
manquants. De plus, l'emploi du mot tributa confirme qu'il ne s'agit pas de réquisitions,
mais bien de perceptions fiscales. Un doute subsiste cependant : dans ce passage, on ne
peut déterminer si Végèce présentait la situation qui prévalait sous le Haut-Empire, ou s'il
parlait de son époque.
Un passage de Tacite démontre que, à l'époque de Tibère du moins (et c'est
vraisemblablement applicable aussi pour le règne d'Auguste), certains impôts pouvaient
être perçus en argent ou en nature, et que leur recouvrement était affermé à des sociétés
de publicains428. Quelle était la proportion de ces « blés publics » comparé aux pecuniae
vectigales, l'historien ne nous le dit pas. Il reste également silencieux sur les régions qui
versaient ce tribut en nature.
Deux autres passages de Tacite présentent des perceptions d'impôt en nature dès le
début du Principat. Le premier est le célèbre cas des Frisons 429. En 28 après J.-C., une
révolte éclata au sein de ce peuple germanique, principalement à cause de la perception
des impôts dont ils étaient accablés. Le récit qu'en fait l'historien, bien que très bref,
427 Végèce, Epit. Rei Militaris, III, 3. Il est à noter que ce que les provinces doivent livrer est appelé
« tributa » (tributs ou impôts), et que l'auteur marque une distinction avec ce qu'elles ne fournissent
pas : il faudra l'acheter.
428 At frumenta ac pecuniae vectigales, cetera publicorum fructuum societatibus equitum Romanorum
agitabantur. Tacite, Ann., IV, 6.
429 Tacite, Ann., IV, 72-73.
302
permet de faire la lumière sur les impôts payés par ce peuple. Les habitants étaient pauvre
et Drusus n'avait exigé d'eux qu'un modeste tribut (tributum iis Drusus iusserat modicum
pro angustia rerum), c'est-à-dire des peaux de bœufs pour l'armée (ut in usus militaris
coria boum penderent). Drusus soumit les Frisons en 12 avant J.-C., et il opéra également
un recensement provincial la même année. Est-ce que Drusus a imposé ce tribut à titre de
conquérant ou de censeur? La question reste sans réponse.
Plusieurs historiens modernes ont compris que le passage signifiait que les
Frisons, de par leur pauvreté, ne furent pas contraints de verser de l'argent à l'État, mais
plutôt de fournir un impôt en nature430. Ce faisant, ils occultent complètement la suite du
passage et ne lient entre elles que la pauvreté et l'impôt en nature. Or, Tacite poursuit en
indiquant que cette charge fiscale en peaux de bœufs ne prenait en compte ni la solidité ni
les dimensions de tels cuirs (non intenta cuiusquam cura quae firmitudo, quae mensura).
Il se pourrait bien que la modicité du tribut intervienne à ce point-ci du passage431.
Celui qui était chargé de percevoir cet impôt était un primipilaire nommé
Olennius (Olennius e primipilaribus) à qui avait échu le commandement de la région. Il
imposa aux Frisons que les cuirs de bœufs perçus auraient pour modèle l'aurochs. Cette
mesure, particulièrement impitoyable à l'égard des Frisons, les força à remettre leurs
troupeaux entiers, puis leurs champs et enfin leurs femmes et leurs enfants en esclavage
(ac primo boves ipsos, mox agros, postremo corpora coniugum aut liberorum servitio
430 Mann, J.C., Two 'Topoi' in the 'Agricola', in Britannia, Vol. 16, 1985, p.21, mais surtout Van Berchem,
Denis, L'annone militaire dans l'empire romain au IIIe siècle, Paris, 1937, p.138-139 « Lorsqu'une
population pauvre et peu civilisée ne représentait pas pour le fisc une source appréciable de revenus,
on se bornait à lui imposer la fourniture de certains objets nécessaires aux troupes chargées de la
surveiller : les Frisons, par exemple, acquittaient en peaux de bœufs leur redevance à l'Empire. »
431 Nous ne sommes pas les seuls à ne pas attribuer la modestie du tribut au manque d'argent. DuncanJones affirme, quant à lui, que : « The implicit contrast is with payment in grain or money, not merely
with payment in money », voir Duncan-Jones, Richard, Structure and scale in the Roman economy,
Cambridge, 2002, p.190-191.
303
tradebant). Ici, l'emploi du verbe trado est sans équivoque : les Frisons ne vendent pas
leurs biens et leurs proches pour rembourser leurs dettes avec de l'argent, mais ils livrent
directement leurs biens et leur famille aux percepteurs. Il n'y a donc pas d'aestimatio,
comme on a pu le voir en Sicile au temps de Cicéron, et en Espagne jusqu'en 171 avant
J.-C. Il n'y a pas non plus d'adaeratio, comme on le verra dans les Codes Théodosien et
Justinien.
Enfin, dans le dénuement le plus total et après autant de tristesse et de colère, les
Frisons se révoltèrent. Ils enlevèrent les soldats qui levaient le tribut et les suspendirent à
une fourche patibulaire. Olennius s'enfuit et le propréteur de la basse Germanie fit venir
des renforts de la Germanie supérieure. Les choses n'ayant pas tourné à la faveur des
Romains, Tibère tenta tant bien que mal de dissimuler ses pertes.
De ce récit, on peut dresser un bilan de la collecte d'impôts en nature destinés à
l'armée. Il est du moins possible de le faire pour la région de basse Germanie sous Tibère,
et la situation était certainement inchangée depuis sa conquête, sous Auguste, puisque le
tribut avait été établi sous son règne. On peut d'abord déduire que les impôts en nature
destinés à l'armée étaient fixés par le pouvoir central. Drusus, soit à la suite de la
conquête ou lors du census des gens et des biens, avait exigé un impôt constitué de peaux
de bœufs. Il est assuré que, dans l'un ou l'autre cas, sa décision avait reçu l'approbation de
l'empereur. Ces peaux étaient récoltées par un primipilaire, qui se rendait lui-même à la
cité qui devait verser le tribut. Ce dernier avait aussi pour tâche de s'assurer de la qualité
des biens prélevés. En effet, Olennius profita d'un flou juridique pour exiger des Frisons
une catégorie de cuirs bien spéciale, ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait fait avant
lui. C'est d'après cette catégorie de cuirs que le primipilaire refusa les autres peaux de
304
bœufs et poussa les Frisons dans le dénuement et la révolte. Il est probable qu'Olennius
avait un rôle plus large et s'occupait aussi de la distribution de la nourriture,
responsabilité propre à son grade élevé432.
Le primipilaire était accompagné par quelques soldats pour l'assister dans sa
mission de perception des impôts à destination militaire. L'emploi du singulier patibulo,
une fourche patibulaire, pour désigner le sort réservé aux soldats accompagnant Olennius,
permet de penser que ceux-ci n'étaient pas nombreux. Ce petit nombre de soldats
accompagnateurs pourrait être propre à la situation des Frisons. Nous sommes cependant
d'avis que ce petit nombre de soldats devait être constant d'une cité à l'autre et d'une
province à l'autre. En effet, en Sicile, à l'époque de Cicéron, le gouverneur ou celui qu'il
avait mandaté avait la charge d'évaluer (probare) le blé commandé, et les dîmeurs avaient
le devoir de faire de même avec le blé perçu pour la dîme. Nulle part il n'est fait mention
d'un grand cortège militaire accompagnant ces évaluateurs.
Quant au gouverneur de la province, il ne semble pas avoir eu de rôle particulier à
jouer dans la perception de ces impôts. Tacite ne mentionne celui-ci que lorsque la révolte
eut lieu, et son action se borna à exiger des renforts de la province voisine pour défendre
sa propre province.
Comparativement à la situation connue en Sicile par Cicéron, il n'est pas sûr que
les contribuables frisons eurent à transporter les denrées à l'endroit où le gouverneur
l'avait exigé. En effet, le primipilaire Olennius se trouvait chez les Frisons lors de leur
rébellion. Il devait donc se déplacer lui-même avec quelques soldats pour évaluer la
432 Carlà, Filippo, Tu tantum praefecti mihi studium et annonam in necessariis locis praebe : prefettura al
pretorio e annona militaris nel III secolo d. C., in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte, 56, 1,
2007, p.102.
305
qualité des produits, et on peut conjecturer qu'il les ramenait probablement au camp luimême. Cependant, à l'époque où l'annone militaire est attestée, les contribuables devaient
livrer eux-mêmes leurs denrées après que les évaluateurs aient jugé de la qualité des
produits433. De plus, comme pour le blé dîmé, il ne semble pas que les Frisons eurent
l'option de faire estimer les produits qu'ils étaient tenus de verser et effectuer un paiement
en numéraire. Ils ont cependant pu troquer les peaux de cuirs contre une série d'autres
biens : leur bétail, leurs champs et soumettre leur famille à l'esclavage. Évidemment, le
passage elliptique et la description expéditive ne permettent pas de faire beaucoup de
conjectures. Est-ce que la pauvreté des Frisons explique qu'il n'y a pas eu d'estimation?
Est-ce que l'estimation leur était interdite? Est-ce que, au contraire, l'estimation a été
opérée en nature pour leur permettre de verser ce qui était dû?
Il y a cependant un autre passage dans l’œuvre de Tacite qui aborde les charges
fiscales exigées en nature. Dans la biographie de son beau-père, Agricola, l'historien
mentionne certaines mesures prises par le nouveau gouverneur de Bretagne. Le passage
mérite d'être présenté dans son ensemble :
« Quant à la perception de blés et des impôts (frumenti et tributorum
exactionem), il les adoucit par une égalité des charges (aequalitate
munerum) et supprima les pratiques inventées pour faire du profit (quae
in quaestum reperta), plus mal ressenties encore que l'impôt lui-même.
En effet, pour se moquer des Bretons, on les contraignait à attendre
devant des greniers publics fermés (adsidere clausis horreis), à acheter
eux-mêmes du blé (emere ultro frumenta) et à payer en argent (luere
pretio cogebantur). On leur indiquait la dispersion des chemins et
l'éloignement des régions (divortia itinerum et longinquitas regionum
indicebatur), si bien que des cités proches de quartiers d'hiver (civitates
proximis hibernis), devaient livrer du blé dans des endroits lointains et
inaccessibles (in remota et avia deferrent). Ainsi des solutions de bon
sens pour tous devenaient profitables à quelques-uns. »434
433 Code Justinien, XII, 37, 11; Code Théodosien, VII, 4, 26.
434 Tacite, Agr., XIX, 4-5.
306
Certains ont déduit de ce passage qu'il s'agissait de frumentum emptum destiné à
l'armée435, bien que rien dans le passage ne laisse penser que les contribuables recevaient
une quelconque compensation en échange de leur blé. Le passage en lui-même donne très
peu d'informations. D'abord, du blé était perçu pour l'usage de l'armée sous forme de
réquisition (frumenti … exactionem) et sous forme d'impôts (tributorum exactionem).
Comme le rappelle Cérati : « Il faut semble-t-il se souvenir que le terme exactio ne
désigne pas seulement une perception d'impôts mais peut également servir à qualifier un
contrôle, une vérification quelconque. »436 Il pourrait donc également s'agir d'une
vérification du blé et des tributs. Les habitants devaient livrer eux-mêmes ce blé dans des
greniers (horreis), dans des quartiers d'hiver (hibernis) ou dans des endroits lointains et
inaccessibles (in remota et avia). Ces derniers endroits semblent avoir été désignés pour
tirer un profit personnel indu de la perception des impôts. En effet, si les cultivateurs ne
voulaient pas ou ne pouvaient pas transporter le blé à l'endroit qui leur avait été désigné,
ils avaient la possibilité de se décharger de leur tâche en versant un certain montant
d'argent en guise de paiement.
Tout comme la situation décrite chez les Frisons, le gouverneur semble n'avoir eu
que peu d'emprise sur la perception des impôts dans sa province. Il ne semble pas avoir
pu modifier la lourdeur des impôts, bien qu'il les ait « assouplis par une égalité des
charges », qu'on pourrait comprendre comme une distribution plus juste des charges entre
les provinciaux. Est-ce que cela signifie qu'Agricola intervenait dans les affaires des cités
dont le territoire était divisé par le pourtour pour s'assurer que les charges individuelles
étaient justes? Divisait-il plutôt les charges d'une sorte de « frumentum imperatum »
435 France, Jérôme, Remarques sur les tributa dans les provinces nord-occidentales du Haut-Empire
romain (Bretagne, Gaules, Germanies), in Latomus, LX, no II, 2001, p.373; Ogilvie, R.M., et
Richmond, I., Cornelii Tacitii Agricola, Oxford, 1967, p.215-217.
436 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.114.
307
équitablement entre les cités? Si l'on compare avec la Sicile de Verrès, la deuxième
option semble la bonne. En effet, alors que les secondes dîmes siciliennes ne retombaient
que sur les épaules de ceux qui avaient payé les premières, il incombait au gouverneur de
Sicile de distribuer également les charges du frumentum imperatum entre les cités sous
son autorité437.
Agricola n'a pas non plus altéré le taux de conversion du blé en argent pour rendre
les achats de blé moins onéreux, il n'était donc pas en son pouvoir de le faire. Il a
cependant modifié la destination des blés fiscaux pour éviter que les agriculteurs aient à
effectuer inutilement des longs voyages pour livrer leur dû. Les cultivateurs siciliens sous
Verrès devaient livrer eux-mêmes leur blé dîmé là où le gouverneur le leur demandait, à
l'intérieur de la province438. Cette obligation des cultivateurs de livrer eux-mêmes le
produit de l'impôt directement aux troupes stationnées dans la province s'observe
également à une époque où l'annone militaire est attestée. Dans ces cas, « les versements
étaient directement effectués par les contribuables aux corps de troupe stationnés dans la
région, après que les opinatores aient accompli leur tâche d'estimateurs. »439 Sur ce point,
il y aurait donc une certaine continuité entre la République, le Principat et le Dominat. En
effet, dans ces trois périodes, les agriculteurs eux-mêmes devaient livrer le produit de leur
impôt foncier en nature à l'endroit déterminé par le gouverneur, et cela pouvait impliquer
que l'armée était récipiendaire.
La demande de convertir en numéraire un prélèvement en nature n'est pas
437 « Il y a deux types de blé à acheter (selon le sénatus-consulte et la loi frumentaire de Térence et
Cassius), l'un est le froment dîmé, l'autre doit être réparti également entre les cités » (Emundi
[frumenti] duo genera fuerunt, unum decumanum, alterum quod praeterea civitatibus aequaliter esset
distributum), voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 70, 163.
438 Les habitants de Calacte livraient leur dîme dans la ville même, jusqu'à ce qu'un édit de Verrès
désignât Amestra comme destination, voir Cicéron, In Verr. Sec., III, 43, 101.
439 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.113114. Il se base sur le Code Justinien, XII, 37, 11 et le Code Théodosien, VII, 4, 26.
308
nouvelle. Cicéron souligne que l'aestimatio pouvait être demandée par des habitants de
Philomelium à qui on aurait ordonné de livrer du blé à Éphèse 440. En Espagne, le principe
de l'estimation semble avoir été appliqué jusqu'en 171 avant J.-C.441 Cependant, les
leviers qu'employaient les agents de perception en Bretagne ressemblent à ceux que
Verrès utilisait pour son propre compte, dans la poursuite d'un but diamétralement opposé
à celui d'Agricola. Verrès avait désigné des endroits éloignés et d'accès difficile pour
forcer les Siciliens à avoir recours à l'aestimatio. Pareillement, les percepteurs d'impôts
de Bretagne avaient suivi la même procédure jusqu'à l'intervention d'Agricola. Nous
constatons donc, sur ce point également, une continuité entre la République, le Principat
et le Dominat.
Cependant, la différence principale entre les deux modes de perception se résume
à l'estimation du blé. En effet, Verrès fixait lui-même le prix du blé que les Siciliens
devaient lui verser en numéraire, alors qu'il appert qu'Agricola n'a jamais eu cette
autorité. L'estimation du blé par Verrès ne s'appliquait qu'au frumentum in cellam; nous
avons démontré, par l'attitude de Cicéron, qu'il était impensable que l'estimation du blé ne
se produise sur le blé dîmé, les secondes dîmes ou le blé commandé. C'est du moins le
cas en Sicile au premier siècle avant notre ère. En Hispanie, nous croyons que la pratique
de l'aestimatio pour les blés fiscaux s'est maintenue jusqu'en 171 avant J.-C., où une série
d'abus par les gouverneurs et le plaidoyer subséquent des délégués de la province ont
convaincu le sénat d'en interdire la pratique442.
Le frumentum in cellam était le blé destiné aux magistrats (c'est-à-dire les
gouverneurs, les généraux et les amiraux), or il ne semble pas que le blé breton fût
440 Cicéron, In Verr. Sec., III, 83, 191.
441 Tite-Live, XLIII, 2, 12.
442 Tite-Live, XLIII, 2, 12.
309
destiné aux agents de l'État, du moins pas à Agricola lui-même. Le fait que Tacite parle
des cités à proximité des quartiers d'hiver qui devaient livrer du blé dans des endroits
éloignés et inaccessibles laisse croire que le blé aurait pu être destiné soit aux
commandants de l'armée, soit aux soldats eux-mêmes. Si, cependant, le gouverneur a pu
choisir lui-même le lieu de livraison du blé, on peut éliminer la possibilité que ces
denrées aient été destinées aux généraux, puisqu'ils auraient dû pouvoir choisir euxmêmes l'endroit où le blé devait leur être livré. C'est du moins le cas si l'on reprend les
pratiques en vigueur en Sicile au temps de Cicéron. En effet, lorsque Marcus Antonius
Creticus, préteur, fut investi du commandement général sur toutes les côtes dans le but de
détruire les pirates443, il fit estimer son blé en Sicile sans que Caius Licinius Sacerdos, le
gouverneur de la province, n'intervienne de quelque façon que ce soit pour freiner ses
abus444.
Le blé breton étant donc, en ce sens, destiné aux soldats, il ne pourrait s'agir de
frumentum in cellam. On semble cependant voir une forme d'aestimatio, qui était la pierre
angulaire du frumentum in cellam. L'estimation était conspuée par les provinciaux parce
qu'elle ouvrait la porte à de nombreux abus de la part des différents magistrats. Les
Espagnols avaient jadis envoyé une délégation pour en faire interdire la pratique 445 et les
Siciliens avaient suggéré de fournir le blé gratuitement aux gouverneurs et aux autres
magistrats, si on renonçait à avoir recours à ce procédé 446. Cependant, toute estimation
n'était pas mal perçue en soi. La preuve est que Cicéron mentionne un certain nombre de
circonstances où les provinciaux louèrent la justice et la magnanimité de l'estimation du
magistrat. Il présente d'abord le cas de Caius Licinius Sacerdos, qui avait estimé le blé
443
444
445
446
Velleius Paterculus, II, 31, 3.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 92, 214-215.
Tite-Live, XLIII, 2, 12.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 87, 200.
310
sous sa valeur marchande, pour soulager les cultivateurs siciliens, qui le tinrent en haute
estime447. Ensuite, il expose la situation de Sextus Peducaeus, qui n'avait pas eu recours à
l'estimation alors que le prix du blé était au plus bas, et avait fait une estimation juste
alors que le blé était hors de prix 448. Finalement, il mentionne Caius Sentius, qui avait
rapporté de Macédoine une grande quantité d'argent pour son approvisionnement privé,
parce que le cours du blé était élevé. Il versa cet argent dans le trésor449.
Ce ne serait donc pas l'aestimatio en elle-même qui posait problème aux
provinciaux, mais les abus qu'elle permettait lorsque chaque magistrat était laissé à luimême et à sa propre conscience. Nous émettons donc l'hypothèse suivante : le pouvoir de
fixer le montant de l'aestimatio aurait été retiré des mains des magistrats pour être confié
à l'empereur ou à son entourage. Une telle mesure aurait eu pour but d'obtenir un
minimum de probité de la part des magistrats, qui n'auraient plus été en mesure de
multiplier les profits illégitimes selon leur bon vouloir. Ce genre de décision aurait eu le
double objectif de permettre encore aux cultivateurs d'avoir recours à l'estimation lorsque
les circonstances leur étaient favorables, sans pour autant permettre à d'autres Verrès
d'assouvir leur cupidité. En ayant des magistrats un peu plus honnêtes (ou plutôt en
limitant leur malhonnêteté), l'empereur s'assurait que les provinciaux ne se rebelleraient
pas constamment contre Rome pour des questions d'abus fiscaux. La mesure n'aurait pas
pu éliminer complètement les fraudes et la corruption, qui furent des problèmes
importants tout au long de l'empire. Nous parlerons plus en détail de corruption dans un
prochain chapitre. On pourrait ainsi expliquer que, dans l'Agricola de Tacite, ni le
gouverneur ni les agents chargés de la perception du blé ne semblent avoir pu modifier le
447 « In illo laudis causam habere … in illo benefici » Cicéron, In Verr. Sec., III, 92, 214.
448 Cicéron demande s'il y eu une plainte au sujet de son estimation du froment lorsque le blé était cher
(in caritate de aestimatione frumenti quaestus est?) Cicéron, In Verr. Sec., III, 92, 215.
449 On peut supposer que si le magistrat versa ses bénéfices dans le trésor, il n'usa pas de l'estimation pour
son propre profit, mais qu'il s'en servit modérément, pour subvenir à ses besoins.
311
prix de l'estimation du blé.
Par ailleurs, le blé fiscal de Bretagne dont parle Tacite ressemble au frumentum
imperatum par certains aspects, et au frumentum in cellam par d'autres. Si le gouverneur
pouvait effectivement répartir la charge fiscale selon ses désirs, le blé breton se
rapprochait ainsi du blé commandé. Pavis d'Escurac est d'avis que les gouverneurs
provinciaux furent responsables du frumentum imperatum pour la période impériale450.
Elle en vient à cette conclusion après une brève étude du panégyrique de Trajan par Pline
le Jeune451, mais est consciente du peu de preuves qui étoffent son hypothèse.
L'estimation, quant à elle, ressemble plus au blé in cellam. Comme cela a été dit,
il serait plutôt improbable qu'il s'agisse de frumentum in cellam dans le cas breton que
nous étudions. Quant au blé commandé, il pourrait potentiellement être appliqué à ce que
Tacite appelle le frumenti exactionem, mais ce serait plutôt difficile de l'accorder
également au tributorum exactionem. En effet, en Sicile, les secondes dîmes et le blé
commandé existaient pour éviter de surcharger fiscalement les agriculteurs, qui
fournissaient déjà les premières dîmes à l'impôt 452. Il serait surprenant que le tribut exigé
par le pouvoir central puisse être distribué entre les provinciaux au gré de la bonne
volonté du gouverneur.
Quelle forme de blé fiscal Tacite nous présente-t-il donc? Comme nous l'avons vu,
jusqu'en 171 avant J.-C., les habitants de la péninsule ibérique eurent à verser le
vingtième de leur récolte au trésor romain, et ils pouvaient avoir recours à l'estimation
lorsque l'opération leur semblait favorable ou lorsque le gouverneur voulait extorquer de
450 Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, Rome, 1976, p.185.
451 Pline le Jeune, Pan., XXIX, 4.
452 « Siculis aratoribus, quibus tanta onera res publica imponeret » Cicéron, In Verr. Sec., III, 70, 164.
312
l'argent aux cultivateurs. Plus tard, dès le milieu du IIIe siècle après J.-C., l'adaeratio était
pratiquée sur les produits dont l'impôt était prélevé en nature, et s'est pratiquée sous tous
les princes depuis453. L'adaeratio, ou la conversion en espèces des taxes demandées en
nature par l'État454, n'était pas la décision des magistrats.
« En d'autres termes il apparaît parfois que son utilisation est laissée au
choix du contribuable, et que la question de son emploi puisse être en
somme, pourvu que le paiement soit effectué, considérée avec quelque
indifférence par les règles normatives qui la citent. C'est en ce cas
l'intérêt du contribuable qui est mis en avant. Or on comprend que cet
intérêt pouvait être extrêmement variable, et que la préférence de
principe du contribuable pour une exaction en nature (qui présente le
moindre risque pour lui, nous ne le nions pas), pouvait se tempérer des
considérations les plus diverses. S. Mazzarino a lui-même reconnu que
les questions de transports avaient une importance essentielle et étaient
susceptibles de renverser la tendance. Ce ne sont probablement pas les
seuls facteurs de ce genre. »455
En ce sens, le cas décrit par Tacite en Bretagne ressemble fortement à un cas
d'adaeratio, à cette différence près que les magistrats, qui ne pouvaient pas exiger par
eux-mêmes une adaeratio, forcèrent la main des cultivateurs pour qu'ils soient obligés de
la demander, exactement comme Verrès l'avait fait plus d'un siècle auparavant. Ces
méthodes sournoises incluent de faire attendre les contribuables devant des greniers
fermés jusqu'à ce qu'ils demandent de payer en argent, ou de leur indiquer des lieux
reculés pour les dissuader d'y emporter les produits en nature et plutôt demander une
estimation.
Les passages de Tacite ne sont pas les seuls cas d'impôts en nature versés à
l'époque impériale que nous connaissons. En effet, de nombreux autres cas de perception
453 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.163.
454 Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.246; Giardina, Andrea, Aspetti del fiscalismo tardoantico, in
Studi Storici, Anno 18, No.3, 1977, p.151.
455 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.163.
313
en nature nous sont attestés à travers l'empire dès le début de la période impériale.
Par exemple, l'Afrique fournissait le blé nécessaire pour nourrir la plèbe de Rome
pendant huit mois456. On a tracé un étroit rapprochement entre la perception des impôts en
Sicile suivant la lex Hieronica et celle qui est observée en Afrique dans la lex Manciana.
L'inscription d'Henchir-Mettich457, par laquelle nous est connue cette loi, a été réalisée
sous Trajan, probablement entre août 116 et août 117, mais la lex Manciana elle-même
est beaucoup plus ancienne et est entrée en vigueur à la moitié, voire même au début, du
Haut-Empire458. L'inscription s'adressait principalement aux colons de la Villa Magna
Variana, en Afrique. Elle leur offrait des terres abandonnées en échange d'une partie de la
récolte et de la production.
« D'après le règlement connu sous le nom de lex Manciana, les colons
de la Villa Magna Variani [sic], en Afrique, qui se trouvaient tenus de
verser chaque année le tiers de leurs récoltes en blé, vin et huile,
commençaient par soumettre, de leur propre chef, un certain chiffre aux
fermiers généraux de ces redevances459 (...) Aussitôt que les fermiers
avaient officiellement pris acte de ces propositions et reconnu les droits
des colons sur deux tiers du total, des tablettes, loyalement signées de
part et d'autre, devaient garder l'accord460. »461
Le processus de perception présente un certain nombre de ressemblances avec
456 Flavius Josèphe, B.Iud., II, 383.
457 CIL VIII, 25902.
458 Selon Seeck M., Die Pachtbestimmungen eines römischen Gesetzes in Africa, in Zeitschrift für Socialund Wirthschaftsgeschichte, 1898, p.323, la loi daterait de Domitien, à cause des mots vineas serere |
colere loco veterum permittitur. Mais l'hypothèse est invalidée par Carcopino, qui utilise l'inscription
d'Aïn el-Djemala, voir Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.16, note 1.
Suivant Rostovtzeff, Mikhaïl Ivanovitch, Studien zur Geschichte des römischen Kolonates, Leipzig
1910, p.324, la lex Manciana trouverait son origine entre Claude et Domitien, à cause du mot
conductores, qui suppose l'existence de domaines impériaux. Finalement, elle pourrait dater du Ier
siècle avant J.-C. à cause des nombreuses lois agraires de l'époque, selon Schulten, Die Lex
Manciana, eine Afrikanische Domänenordnung, in Abhandlungen des Königlichen Gesellschaft der
Wissenschaften zu Göttingen, Philologisch-historiche Klasse, neue Folge, II, n.3, Berlin, 1897, p.19
ou à cause des similarités du vocabulaire juridique en usage au temps de Cicéron, selon Cuq, M., Le
colonat partiaire dans l'Afrique romaine, in Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des
Inscriptions, XI, 1, Paris, 1901, p.143-144.
459 Inscription d'Henchir-Mettich, CIL VIII, 25902, colonne 1, ligne 13-14.
460 Inscription d'Henchir-Mettich, CIL VIII, 25902, colonne 1, ligne 14-16.
461 Carcopino, Jérôme, La loi de Hiéron et les Romains, Paris, 1965, p.14.
314
celui des dîmes de Sicile décrit par Cicéron. Dans les deux cas, il y a un accord entre le
percepteur et le cultivateur, accord qui est cosigné et consigné sur des tablettes. Les
discussions sur la quantité de blé à percevoir se tenaient, tout comme en Sicile, sur
l'aire462, et aux abords du pressoir pour l'huile et le vin463. Cependant, la lex Manciana va
plus loin : non seulement le blé et l'orge sont exigés (à hauteur du tiers de la récolte,
comparativement au dixième en Sicile), mais aussi le vin et l'huile (où le tiers de la
production est exigée), les fèves (le quart de la récolte), le miel (un sextarius de miel par
ruche, sauf s'il y a plus de cinq ruches, en vertu de quoi la récolte complète est demandée)
et les figues (selon une proportion variant selon la localisation des figuiers et de leur âge).
Sous Hadrien, l'inscription d'Aïn el-Djemala464 appliquait la lex Hadriana de
rudibus agris, qui semble étendre certains aspects de la lex Manciana à d'autres régions
de l'Afrique, le saltus Blandianus et le saltus Udensis, ainsi qu'à des parties frontalières
des saltus Lamianus et Domitianus, limitrophes du saltus Tuzritanus. Puisque aucune
province n'est nommée dans l'intitulé de l'inscription d'Aïn-Ouassel, 465 Carcopino étend la
portée de la lex Hadriana à tout l'empire466. Cependant, Le Bohec souligne qu'elle n'est
pas mentionnée ailleurs qu'en Afrique467. Quoi qu'il en soit, « la lex Manciana a connu
une longue existence, puisque des tablettes écrites sous les Vandales y firent encore
462
463
464
465
Inscription d'Henchir-Mettich, CIL VIII, 25902, colonne 1, ligne 23-26.
Inscription d'Henchir-Mettich, CIL VIII, 25902, colonne 1, ligne 27-28.
CIL VIII, 25943.
CIL VIII, 26416; datée du règne de Septime Sévère, car on peut lire Auggg sur l'inscription, ce qui la
placerait entre les années 198 et 209, après l'accession de Geta au titre d'Auguste. Septime Sévère,
Caracalla et Julia Domna seraient les trois Augustes de l'inscription.
466 Carcopino, Jérôme, Encore l'inscription d'Aïn-el-Djemala, in Klio, Berlin, vol. 8, 1908, p.182. La
position ne fait pas l'unanimité, par exemple : Schulten, Adolf, Die « lex Adriana de rudibus agris »
nach einer neuen Inschrift, in Klio, Berlin, vol. 7, 1907, p.200 qui le lui reproche. Mispoulet, J.-B.,
L'inscriptio d'Aïn-el-Djemala, in Nouvelle revue historique de droit français et étranger, Paris, vol. 31,
1907, p.22 lui oppose le silence du Digeste et des Codes Théodosien et Justinien. Carcopino utilise le
Code Justinien, XI, 58, 1 pour rappeler qu'une loi similaire sous Aurélien avait eu le temps de tomber
en désuétude, puis Hérodien, II, 4, 6 pour mentionner que Pertinax en avait promulgué une semblable.
467 Le Bohec, Yann, Histoire de l'Afrique romaine (146 avant J.-C. - 439 après J.-C.), Paris, 2005, p.68.
315
référence. »468
Dans ces régions et conformément à cette loi, il était désormais permis de planter
non seulement des oliviers et des vignes sur des terres abandonnées, mais aussi du blé et
de l'orge, à condition que le tiers des récoltes soit versé à titre de loyer. Les moutons sont
la seule exception à cette règle de perception en nature : quatre as par tête devaient être
versés au bailleur ou à l'intendant, et non pas une quelconque quantité de laine, comme
on pourrait s'y attendre. Peut-être était-ce parce que la laine était utilisée pour
confectionner les vêtements des familles et que, par conséquent, la plupart des familles
possédaient un petit nombre de moutons 469. Pour d'autres territoires, et dans le cas de
quelques produits, une suspension fiscale de sept à dix ans était offerte à titre incitatif
pour favoriser l'établissement de colons et encourager le travail des terres en friche.
Schulten a tiré la conclusion que les terres dont il était question faisaient partie du
domaine impérial470. Il est suivi par Le Bohec, pour qui « l'intervention de deux
procurateurs, dont un affranchi impérial, prouve que ces terres étaient devenues domaine
impérial. »471 Carton a cependant présenté un plaidoyer séduisant pour démontrer que ces
terres n'étaient pas comptées dans les possessions du monarque 472. Quoiqu'il en soit, bien
qu'il ne s'agisse pas d'un impôt à proprement parler, il permet de déduire un tributum soli
en nature. En effet, si la terre ainsi cédée appartenait au domaine impérial, le loyer, versé
en nature, a rempli les greniers de l'empereur au même titre qu'un impôt foncier en nature
l'aurait fait. Par contre, si la terre était privée, le propriétaire était soumis à l'impôt foncier
468 Le Bohec, Yann, Histoire de l'Afrique romaine, 2005, p.138.
469 Haywood, R. M., Roman Africa, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
IV, New York, 1975, p.100.
470 Schulten, Adolf, Die lex Hadriana, in Hermès, XXIX, 1894, p.218.
471 Le Bohec, Yann, Histoire de l'Afrique romaine, 2005, p.138.
472 Carton, Louis, Réflexions sur les inscriptions d'Aïn-Ouassel et d'Henchir-Mettich, [s.l.], 1890-1900,
p.6.
316
de toute la terre qu'il possédait, y compris celle qui était cultivée par ces colons. Puisqu'il
recevait de ses locataires un loyer en nature, et non pas un montant en numéraire, on peut
présumer que l'impôt perçu sur sa terre était également calculé en nature et envoyé au
camp de Lambèse par le biais des procurateurs.
Toujours en Afrique, une inscription trouvée dans la cité de Mactar a donné à
penser que des impôts étaient prélevés en nature pour usage militaire dès le règne de
Domitien. En effet, l'inscription, mentionnant la construction d'une basilique et de deux
horrea par la juventus de Mactar, avait donné lieu à différentes interprétations, dont la
possibilité qu'il se fût agi de greniers municipaux. « Cependant, le fait que la construction
soit placée sous le patronage de Domitien et que la civitas ne figure pas dans la dédicace,
incite à croire qu'elle répondait à une demande du gouvernement impérial. »473 Cette
interprétation avait été suivie par Pavis d'Escurac, qui avait élaboré une théorie au sujet
du mode de perception de cette annone militaire. Cette dernière partait de la pratique bien
connue de la participation des autorités municipales dans la perception des impôts en
général et de l'annone en particulier pour avancer que
« Étant donné que les blés destinés aux soldats cantonnés étaient
prélevés sur les blés fiscaux destinés aussi en grande partie au
ravitaillement de la Capitale, il est impossible de supposer que les
juvenes aient pu collaborer au ramassage des seuls blés destinés à
revenir aux troupes, la distinction ne se faisant pas au moment de la
collecte de l'impôt entre les vivres affectés à l'intendance militaire et les
dernières réservées à l'annone de Rome. »474
Une telle argumentation aurait permis de conclure qu'outre les loyers, de
véritables impôts auraient été perçus en nature ailleurs en Afrique. Cette piste paraît
désormais beaucoup plus difficile à suivre, puisqu'une étude récente défend de façon
473 Picard, Gilbert Charles, Civitas Mactaritana, in Karthago, VIII, 1957, Tunis, p.87.
474 Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, 1976, p.161.
317
convaincante que le rôle de ces deux horrea n'était pas de recevoir une quelconque sorte
d'impôt en nature.
« Dans le cas présent, les horrea n’auraient rien de grands magasins
destinés à entreposer le blé fiscal ou d’autres denrées : en tant
qu’annexes de l’édifice collégial, leur rôle était sans doute plus modeste
et inscrit à l’échelle locale, au service du collège et du culte qu’il
rendait à Mars Auguste. Ils nous aident sans doute peu à appréhender
les réseaux de distribution et de ravitaillement de Rome et de son
armée, mais contribuent néanmoins à éclairer d’un jour nouveau les
pratiques collégiales sous l’Empire. »475
Ainsi, des cas d'impôts en nature sont donc répertoriés pour la Basse-Germanie, la
Bretagne et en Afrique. D'autres provinces encore ont connu l'impôt foncier en nature
sous le Haut-Empire. En Espagne, sous le règne de Claude, on chassa du sénat Umbonius
Silion, qui était alors proconsul de Bétique, la principale région exportatrice de blé de la
péninsule ibérique476. La raison invoquée était qu'il avait envoyé trop peu de blé aux
troupes stationnées en Maurétanie477. Si ces légions avaient été approvisionnées par des
marchands, l'intervention du gouverneur n'aurait pas été nécessaire. On aurait alors pu se
contenter d'acheminer de l'argent pour approvisionner les soldats. Que le gouverneur soit
accusé de ne pas avoir procuré suffisamment de blé aux troupes nous permet deux
options. Soit le gouverneur devait prélever le blé via l'impôt foncier, soit il devait le
réquisitionner. Les réquisitions n'étaient cependant pas gratuites, du moins en théorie.
Dans le panégyrique de Trajan, Pline le Jeune décrit ainsi la situation fiscale des
provinces :
« Le temps n'est plus où, arrachées comme une dépouille ennemie aux
alliés qui réclamaient en vain, les moissons venaient périr dans nos
greniers. Les alliés apportent eux-mêmes les richesses annuelles que
475 Goffaux, Bertrand, Cultores, basilica et horrea à Mactar (Afrique proconsulaire), in Horrea
d’Hispanie et de la Méditerranée romaine, édit. Arce, Javier et Goffaux, Bertrand, Madrid, 2011, p. 116.
476 Dion Cassius, LX, 24, 5.
477 Van Nostrand, J. J., Roman Spain, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
III, New York, 1975, p.175.
318
leur sol a produites, que leur soleil a nourries; on ne les voit plus,
écrasés par des charges nouvelles, manquer de forces pour acquitter les
anciens tributs. Le fisc achète tout ce qu'il paraît acheter (emit fiscus
quidquid videtur emere). De là viennent ces inépuisables provisions, de
là vient l'approvisionnement, au sujet duquel il y a accord entre l'achat
et la vente (inde annona de qua inter licentem uendentemque
conueniat); de là vient qu'on regorge ici, et que nulle part on n'est
affamé. »478
D'après la description qu'en fait Pline, il y a lieu de croire que la situation
idyllique décrite sous Trajan ne fut pas toujours celle qui était vécue par les provinciaux.
« Ou bien, en effet, le remboursement promis n'avait pas lieu, ou bien le taux fixé
unilatéralement par l'État romain se trouvait au-dessous des tarifs du marché, entraînant
alors pour les producteurs une perte sensible. »479
Si l'on accepte la prémisse que l'empereur Claude a assaini les finances
publiques480, on peut penser que si Umbonius Silion avait procédé à des réquisitions, il
aurait reçu une certaine somme d'argent pour rembourser les contribuables. Ne pas avoir
procuré suffisamment de blé aux troupes aurait signifié qu'il aurait dérobé l'argent
excédentaire. Dès lors, il n'aurait pas été accusé de ne pas avoir approvisionné
adéquatement l'armée, mais aurait plutôt été jugé pour corruption, un crime bien plus
grave encore. On peut donc déduire que le blé qu'il devait envoyer en Maurétanie était
prélevé à même les impôts de Bétique.
Toujours sur la péninsule ibérique, Pline nous apprend que les pauvres
s'acquittaient de la moitié du tribut (pensionem alteram tributi) qui leur était imposé en
478 Pline le Jeune, Pan., XXIX, 3-5.
479 Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, Rome, 1976, p.185.
480 Il est indéniable que Claude s'est efforcé d'apporter des améliorations à l'administration du trésor
public, notamment en surveillant et encadrant les pratiques des préteurs qui en avaient la charge.
« Quelques-uns des préteurs chargés de l'administration du trésor ayant été accusés de malversation,
Claude ne les poursuivit pas, mais, par la surveillance qu'il porta sur les ventes et sur les locations
faites par eux, il corrigea tout ce qu'il trouvait mal, chose qu'il répéta fréquemment dans la suite. »
Dion Cassius, LX, 10, 3-4.
319
kermès, variété de chenille dont on extrayait une poudre écarlate utilisée pour la
teinture481. Pline indique également que, dans le Pont, un peuple, les Sannes, versaient un
tribut de cire à Rome482.
En Sicile, il y aurait eu un remaniement des charges imposées aux habitants en
même temps que le retrait par Auguste de la citoyenneté romaine que Marc Antoine leur
avait accordée. Dans la quarantaine de communautés qui auraient hérité d'un statut de
municipe latin soumis à l'impôt, la dîme aurait été annulée au profit d'une levée fixe, qui
aurait continué à être perçue en nature483.
La présence de certaines amphores à vin rhodiennes sur des sites militaires
bretons datant du règne de Claude a été mise en parallèle avec la fin d'une exemption
fiscale qui leur avait été accordée. En effet, les Rhodiens avaient perdu leur liberté sous
Claude en 44 après J.-C. pour avoir mis en croix des citoyens romains 484. Elle leur avait
été rendue en 51 après J.-C. selon Suétone485, en 53 après J.-C. si l'on en croit plutôt
Tacite486. On a donc conjecturé qu'ils avaient versé un impôt en nature directement à
l'armée, semblablement par l'entremise des procurateurs impériaux487.
L'Égypte, nous dit Aurelius Victor, versait annuellement depuis Auguste vingt
millions de médimnes de blé à Rome 488, ce qui inclut certainement le prix des rentes sur
les terres impériales ainsi que les impôts et taxes sur les terres privées 489. On estime que
481 Pline l'Ancien, N.H., XVI, 32.
482 Pline l'Ancien, N.H., XXI, 77.
483 Scramuzza, V. M., Roman Sicily, in An Economic Survey of Ancient Rome, édit. Frank, Tenney, Vol.
III, New York, 1975, p.345.
484 Dion Cassius, LIX, 24, 4.
485 Suétone, Claude, XXV, 9.
486 Tacite, Ann., XII, 58.
487 Peacock, D.P.S. et Williams, D.F., Amphorae and the Roman Economy : an Introductory Guide,
Londres, 1986, p.62.
488 Aurelius Victor, Epit., I, 6.
489 Chester Johnson, Allan, Roman Egypt to the reign of Diocletian, in An Economic Survey of Ancient
Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. II, New York, 1975, p.481.
320
l'Égypte, sous Néron, fournissait l'équivalent de quatre mois de subsistance à la capitale
de l'empire490. Ces taxes répondaient à un mode d'estimation et de perception
s'apparentant à celui qui était connu pour la Sicile à l'époque de Cicéron. Ce sont plus
d'une cinquantaine de termes qui ont été répertoriés dans les papyrus égyptiens pour
définir les différentes taxes en nature 491. On a également émis la théorie que l'Égypte
versait aussi un impôt en parfum à l'époque de Vespasien. Ce dernier aurait fait le
commerce de ce produit pour augmenter les finances de l'État492.
Pour ce qui est de l'impôt foncier sur les terres arables égyptiennes, la perception
se déroulait suivant un processus bien étudié. Dès que la hauteur de la crue était connue,
le préfet déterminait la norme qui devait être appliquée dans chaque district. Cette norme
fixait les taux maximum et minimum. Cependant, pour établir le taux de chaque lot entre
ces deux limites, il y avait un examen minutieux de la valeur de la récolte 493. Le taux final
était établi très précisément494. Certaines exemptions ou déductions étaient prévues si les
terres n'étaient pas inondées ou si elles étaient irriguées artificiellement 495. On suivait
donc de près l'évolution des récoltes pour y établir le taux de taxation. Ainsi, le taux
d'imposition ne dépendait pas directement de l'importance de la récolte, mais plutôt de la
crue du Nil, bien que l'importance de la récolte en Égypte découle directement de la crue.
« Cependant, pour certains approvisionnements en nature, il semble
qu'on ait déjà recours à des levées proprement fiscales : pour
l'habillement [ ... Cependant, certains documents attestent pour la vestis
militaris des réquisitions contre paiement : PSI 797], l'équipement
490 Flavius Josèphe, B.Iud., II, 385-386.
491 Chester Johnson, Allan, Roman Egypt to the reign of Diocletian, in An Economic Survey of Ancient
Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. II, New York, 1975, p.507-515.
492 Jefferson Loane, Helen, Vespasian's Spice Market and Tribute in Kind, in Classical Philology, Vol. 39,
No. 1, 1944, p.14.
493 Chester Johnson, Allan, Roman Egypt to the reign of Diocletian, in An Economic Survey of Ancient
Rome, édit. Frank, Tenney, Vol. II, New York, 1975, p.503-504.
494 Les P.Ryl. 207 et P.Oxy. 986 font mention de taux comportant des menues fractions telles que 6
109/120 ou même 4 171/1200.
495 P.Giss. 6; P.Oxy. 1279.
321
militaire (bois, fibre de palmier, etc), mais aussi pour le ravitaillement,
de nombreux reçus de réquisition excluent apparemment toute idée de
remboursement [PSI 465 ; O.Strasb. 445 ; O.Milne 108; p-ê aussi
P.Amh. 107?]. »496
De plus, tout comme le primipilaire Olennius en Bretagne, des centurions étaient
peut-être impliqués dans la perception de taxes en Égypte. C'est du moins la lecture que
l'on peut déduire d'un papyrus :
« Magnus Felix aux stratèges (stratègoi) des nomes d'Heptanomie et
d'Arsinoé, salut.
Je veux que vous sachiez que les très divins souverains (theiotatoi
basileis) m'ont réclamé l'argent de la taxe qu'on appelle oktodrachme, et
que vous n'avez jusqu'à présent effectué aucun paiement. Si donc les
centurions sont dans votre district (en tois topois humôn) pour
longtemps, qu'ils soient rapidement présents dans la très brillante cité
des Alexandrins et qu'ils y célèbrent la fête du souverain (basileus).
Sinon, si quelqu'un désobéit à mes ordres, [...]. »497
Le document en question date, il est vrai, du règne de Gallien, plus précisément
entre 253 et 257 après J.-C., et la raison exacte derrière la présence des centurions n'est
pas clairement expliquée. Cependant, « [l]a relation entre la mention des centurions
invités à se rendre à Alexandrie pour les festivités du culte impérial et celle de la taxe en
question intrigue... »498 Les centurions mentionnés dans ce papyrus étaient-ils mandatés
pour percevoir une taxe? Si tel est le cas, ce témoignage pourrait attester d'une certaine
continuité entre le primipilaire Olennius mentionné par Tacite et ces primipilares qu'on
aperçoit dans l'organisation de l'annone décrite dans le Code Théodosien499.
496 Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.375-376.
497 P.Oxy. IX, 1185. La Lex Portus (CIL VIII 4508) laisse aussi croire que des soldats étaient impliqués
dans la perception d'impôts, en 202 après J.-C.
498 Flamerie de Lachapelle, Guillaume et al., Rome et le monde provincial; Documents d'une histoire
partagée, IIè s. avant J.-C. - Vè s. après J.-C., Paris, 2012, p.105.
499 Code Théodosien, VIII, 4 en général, et les titres 6 et 17 en particulier; Rickman, Geoffrey, Roman
Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.264.
322
En effet, Olennius, le primipilaire, était en charge de la perception des cuirs des
Frisons qui étaient destinés à sa légion. Beaucoup plus tard, ce sont des primipilares qui
interviennent à la tête de l'organisation des approvisionnements des armées. Malgré leur
nom d'origine visiblement militaire, ces primipilares tardifs sont des officiers civils,
anciens membres de l'officium provincial, dont le rôle était de veiller à
l'approvisionnement des armées frontalières 500, mais aussi de prendre en charge le pastus
primipili et le transport des marchandises destiné à l'armée 501. Le titre découlait de celui
des primipiles, mais, probablement sous Aurélien, autour de 283 après J.-C. 502, une
transformation se serait produite. Autour de cette date, le terme aurait vraisemblablement
évolué pour désigner les fonctionnaires provinciaux en charge du pastus primipili, c'est-àdire du transport des fournitures destinées à l'armée503. Pour notre part, nous conjecturons
une certaine filiation entre les deux termes découlant de responsabilités équivalentes.
Évidemment, nous sommes conscient qu'il s'agit d'une supposition basée sur bien peu de
preuves.
En Judée, on ne sait pas si l'impôt exigé par César lui survécut. On sait cependant
que, sous Hadrien, l'ordre avait été donné aux Juifs de préparer une certaine quantité
d'armes. Ces derniers, organisant leur révolte, produisirent de leur plein gré des armes de
mauvaise qualité, afin que les Romains les refusent. Ils prévoyaient utiliser ces armes
contre l'empereur et ses soldats504. À la suite de leur révolte, Hadrien leur imposa une plus
500 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.288.
501 Carlà, Filippo, Tu tantum praefecti mihi studium et annonam in necessariis locis praebe : prefettura al
pretorio e annona militaris nel III secolo d. C., in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte, 56, 1,
2007, p.103.
502 Mocsy, A., Das Lustrum Primipili und die Annona militaris, in Germania, XLIV, 1966, p.316; Herz,
P., Studien zur romischen Wirtschaftgesetzgebung, Stuttgart, 1988, p.206-207.
503 Carlà, Filippo, Tu tantum praefecti mihi studium et annonam in necessariis locis praebe : prefettura al
pretorio e annona militaris nel III secolo d. C., in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte, 56, 1,
2007, p.103; Jones, A. H. M. , The Later Roman Empire, 284-602, Oxford, 1964, p.459; Carrié, J. M.,
Primipilaires et taxe du "primipilon" à la lumiere de la documentation papyrologique, in Actes du XVe
congrès international de papyrologie, Bruxelles, 1979, vol. IV, p.158-159.
504 Dion Cassius, LXIX, 12, 2.
323
lourde charge fiscale505. Là encore, il n'est pas possible d'identifier clairement si les armes
furent demandées à titre de réquisitions ou d'impôts. Dion Cassius emploie le mot
epitachthenta, qui signifie « ordonner », ce qui laisse entendre que ce serait à titre de
réquisition que ces armes étaient demandées. Malheureusement, dans la mesure où les
Juifs s'attendaient à ce que les armes soient refusées, Dion Cassius ne fait aucune mention
d'un possible remboursement, ni d'aucune forme d'aestimatio ou d'adaeratio.
Un cas similaire d'approvisionnement en armes est connu en Égypte par le
P.Stud.Pal. XXII 92. Daté du second ou du troisième siècle de notre ère, il présente
Flavius Silvanus, signifer equitum singularium praefecti, qui s'adresse aux anciens
(presbuterois) du village de Soknopaios dans le Fayoum. S'ensuit une attestation de
réception de hampes en bois de palmier et d'un paiement en contrepartie, effectué par le
trésor public. Le bois de palmier n'étant pas approprié pour la confection de vraies lances
ou de javelines, on a conjecturé qu'elles servaient à faire des lances de spectacles de
cavalerie et d'exercices militaires506. Les deux cas d'approvisionnement en armes
présentent certes des similitudes, mais jusqu'où peut-on rapprocher ces deux événements?
On le sait, l'Égypte était une juridiction très spéciale. Rares sont les autres
provinces qui pouvaient assurer l'approvisionnement de la capitale en envoyant autant de
blé que l'Égypte. Seule l'Afrique, à partir de Néron, pourvoyait aux besoins en blé de la
ville de Rome plus que l'Égypte ne le faisait. Les productions annuelles de l'Afrique
« alimentent pendant huit mois la plèbe de Rome », alors que l'Égypte « envoie à Rome
du blé pour quatre mois »507. La valeur de ce territoire était accompagné de certaines
505 Appien, Syr., 50.
506 Speidel, M., The Prefect's Horse-Guards and the Supply of Weapons to the Roman Army, in Roman
Army Studies, Vol. I, Amsterdam, 1984, p.331.
507 Flavius Josèphe, B.Iud., II, 16, 4-5.
324
restrictions, qui datent au plus tard de 29 avant J.-C.508 :
« Auguste, parmi d'autres maximes d'État, s'en fit une de séquestrer
l'Égypte, en défendant aux sénateurs et aux chevaliers romains du
premier rang d'y aller jamais qu'il ne l'eût permis. Il craignait que l'Italie
ne fût affamée par le premier ambitieux qui s'emparerait de cette
province, où, tenant les clefs de la terre et de la mer, il pourrait se
défendre avec très peu de soldats contre de grandes armées. »509
Cette décision, semble-t-il, avait été motivée par des facteurs politiques et
économiques, « vu la nombreuse population de ses villes et de son territoire, la facilité et
la légèreté des mœurs des habitants, son commerce de blés et sa richesse. »510 Cette
mesure a peut-être été combinée à une autre pour compléter l'isolement de la province.
En effet, il fallait également une autorisation impériale pour la quitter511.
Ainsi, de par son importance agricole, l'Égypte impériale s'était approprié le rôle
qu'occupait la Sicile républicaine. En Sicile, nous dit Cicéron, en plus des dîmes
prélevées, Rome se procurait du blé qu'elle achetait. Pour ce faire, la République mit à la
disposition de Verrès trente-sept millions de sesterces, une « somme immense (…)
donnée pour acheter le blé nécessaire à notre subsistance, aux premiers besoins de la vie;
donnée pour payer les agriculteurs siciliens auxquels la République imposait de si
grandes charges » (quibus tanta onera res publica imponeret, solveretur)512. Ainsi, autant
dans la Sicile de Cicéron l'État remboursait les charges qui s'ajoutaient à l'impôt normal,
autant en Égypte impériale offrait-on des compensations pour les ponctions en nature
supplémentaires qu'on exigeait des contribuables. Il faut donc être méticuleux dans
l'étude des prélèvements en nature contre compensations pécuniaires en Égypte. De plus,
508 Piganiol, André, Le Statut Augustéen de l'Égypte et sa destruction, in Museum Helveticum : Revue
suisse pour l'étude de l'antiquité classique, 1953, p.193-194.
509 Tacite, Ann., II, 59.
510 Dion Cassius, LI, 17, 1.
511 C'était du moins la norme en 242-246 après J.-C., mais il est fort à parier que cette mesure était en
vigueur depuis plus longtemps, voir P.Oxy., X, 1271.
512 Cicéron, In Verr. Sec., III, 164, 5.
325
il faut s'abstenir de généraliser à tout l'empire des cas observés dans cette juridiction toute
spéciale. Bref, le cas des armes juives ne s'inscrit pas nécessairement dans la même
tradition que celui qu'on peut observer en Égypte.
Par ailleurs, les nouvelles régions conquises pouvaient également être soumises à
un tribut en nature. En effet, Commode avait conclu la paix avec les Quades et les
Marcomans en les obligeant, entre autres, à verser tous les ans une certaine quantité de
blé, dont il leur fit remise plus tard513.
Dans le cas de l'Arabie, nous avons vu la déclaration de Babatha, mais ce n'est pas
la seule mention d'impôt en nature dans cette province. En effet, un autre papyrus
découvert dans la même région permet d'émettre la théorie qu'un impôt en nature était
perçu dans cette province514. Le document en question se veut un acte de donation d'une
terre daté du 9 novembre 129 après J.-C. La terre est présentée sensiblement de la même
façon que les propriétés de Babatha : le nom de la propriété est d'abord donné, puis
l'allocation d'eau sur la terre515 et la description de l'impôt à payer. Suit l'identification des
différents voisins ou marques topographiques qui bordent à l'est, à l'ouest, au sud, puis au
nord et délimitent la propriété cédée. Comme dans la déclaration de Babatha, l'impôt à
payer sur la terre de Salomé fille de Lévis était évalué en nature : dix sata de dattes
fendues, et six sata de dattes syriennes et na'aréennes516. Le croisement entre ce document
et le P.Yadin 16 amène Cotton à affirmer qu'en Arabie, une partie de l'impôt était
513 Dion Cassius, LXXII, 2.
514 Cotton, Hannah M., The Archive of Salome Komaise Daughter of Levi : Another Archive from the
'Cave of Letters', in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, no.105, 1995, p.185-190.
515 Il s'agit de la fréquence et de la durée de l'irrigation de la terre. Ce ''droit d'eau'' fait partie intégrante
de la terre, voir Cotton, Hannah M., The Archive of Salome Komaise Daughter of Levi : Another
Archive from the 'Cave of Letters', in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, no.105, 1995, p.193.
516 Littéralement naarou, probablement la même sorte que celle nommée noarou ou noaréennes dans le
P.Yadin 16.
326
prélevée, ou à tout le moins estimée, en nature517.
Il apparaît donc que plusieurs cas d'impôt en nature sont attestés. Ils sont répartis
partout à travers l'empire romain avant la dynastie des Sévères. Ils sont relevés en
Bretagne, en Germanie, en Afrique, en Espagne, en Sicile, à Rhodes, en Égypte, en
Arabie et, peut-être, en Judée. À ces provinces, Duncan-Jones rajoute la Phrygie et le
Pont-Bithynie518. De plus, on peut citer Hygin le Gromatique, qui affirme que les terres
arcifinales étaient soumises à un impôt du cinquième ou du septième de la récolte 519.
Chronologiquement aussi, les cas d'impôts en nature sont répertoriés depuis Auguste et
sont consignés régulièrement sous plusieurs règnes.
L'idée que les cas de perception en nature avant les Sévères aient été marginaux
ne résiste donc pas à l'épreuve des faits, et force est d'admettre que, autant dans les
provinces orientales qu'occidentales, des impôts étaient prélevés en nature. Il est
malheureusement impossible d'évaluer la proportion d'impôts payés en nature
comparativement à ceux qui étaient exigés en numéraire.
« On ignore la part relative des deux catégories de versements, mais on
est sûr qu'elle a varié de province à province. D'où une grande diversité
des cas. Mais elle a sans doute aussi varié dans le temps, sans qu'on
puisse affirmer avec certitude un glissement vers la levée des impôts en
nature »520.
On sait avec certitude que certains de ces impôts étaient directement et
517 Cotton, Hannah M., The Archive of Salome Komaise Daughter of Levi : Another Archive from the
'Cave of Letters', in Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, no.105, 1995, p.203.
518 Mais pas la Pannonie pour qui, selon lui, la description d'Hygin le Gromatique semble indiquer qu'elle
payait en argent, voir Duncan-Jones, Richard, Structure and scale in the Roman economy, Cambridge,
2002, p.188 et 191.
519 Ce qui indiquerait que de tels impôts en nature pourraient se trouver un peu partout à travers l'empire.
Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 4.
520 Corbier, Mireille, Dévaluations et fiscalité (161-235), in Les « dévaluations » à Rome, Époque
républicaine et impériale, Vol.1, Actes du Colloque de Rome (13-15 novembre 1975), Rome, 1978,
p.287.
327
indiscutablement destinés à l'armée. Pensons notamment à l'impôt de blé en Bretagne et
aux cuirs des Frisons, tous deux mentionnés par Tacite. Le cas du gouverneur de Bétique,
évoqué par Dion Cassius, fait aussi partie du lot des impôts en nature destinés à l'armée.
Il devait en être de même ailleurs.
« Le tributum perçu en blé dans une province n'est d'ailleurs pas affecté
dans sa totalité à l'approvisionnement de Rome. Une partie reste sur
place pour servir à la nourriture des militaires stationnés ou en
déplacement dans la province. Une quantité relativement peu
importante va à l'entretien des fonctionnaires romains de la
province. »521
2.5.2 - La perception de l'impôt
La perception de l'impôt en nature est surtout connue en Égypte, grâce aux
nombreux papyrus qui y ont été retrouvés. Il faut rester conscient que ce qui est observé
en Égypte peut ne pas s'appliquer aux autres juridictions de l'empire. Également, ce qui
s'appliquait à une période pouvait ne pas être en vigueur dans la même province à une
autre période.
Il semblerait que la cité était responsable de percevoir l'impôt en nature 522. Les
sitologues, en charge des greniers municipaux, devaient recevoir le blé de l'impôt en
nature. Ils devaient alors le mesurer, puis remettre un reçu au contribuable. Ensuite, avec
l'aide d'assistants et de gardes qui étaient placés sous leur autorité, il était de leur
521 Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, Rome, 1976, p.176. Voir aussi Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt
foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.109. « Il paraît évident que, sur les sommes ainsi affectées aux
dépenses propres des régions qui les avaient payées, une bonne part allait à l'entretien de la Militia
considérée dans son ensemble, fonctionnaires et armée. D'autant que, comme le prescrit le texte, on
déterminait en même temps, sur l'impôt foncier, la part à payer directement en numéraire et celle
encore estimée en nature. »
522 Van Berchem, Denis, L'annone militaire est-elle un mythe?, in Armées et fiscalité dans le monde
antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.335.
328
responsabilité d'entreposer le grain dans leur dépôt et de le surveiller. Ils devaient émettre
régulièrement aux strategoi des rapports sur les quantités reçues ainsi que les retards de
paiement. Ce grain, on le distinguait peut-être simplement par un jeu d'écriture lors de
l'enregistrement et de la comptabilité523. Ce même jeu d'écriture est visible pour les prêts,
paiements pour location ou pour les taxes. « C'est auprès des sitologues, collecteurs de
l'impôt général en blé, qu'un liturge vient retirer du grain destiné au panis militaris. »524
Le praktor sitikôn était chargé de collecter les retards de paiement et les prêts.
Bien qu'il s'occupait de l'impôt en nature, il encaissait parfois la valeur en argent du
paiement en souffrance525. Il devait nécessairement conserver des registres indiquant les
débiteurs, leur créditeur et le montant dû. On en trouve un exemple dans un papyrus daté
d'environ 190 après J.-C. En effet, la missive d'un praktor sitikôn, adressée au strategos
de deux unités établies dans le nome d'Arsinoé, fournit une liste complète de
contribuables qui n'avaient pas acquitté leur paiement 526. De plus, il en a été
préalablement question, des centurions et des primipilaires pouvaient être impliqués dans
la perception de taxes et d'impôts, bien que l'on ignore les détails de leur rôle. Faisaientils plus que simplement évaluer les contributions? S'occupaient-ils aussi du transport?
Étaient-ils impliqués dans la seule perception des impôts à usage militaire?
Après tout ce qui a été dit dans les derniers chapitres, il semblerait que la réalité
soit loin de la théorie voulant que les impôts en nature ne soient exceptionnellement
réservés qu'aux endroits reculés des provinces de Gaule, Bretagne et Germanie alors que,
523 Aly, Zaki, A Receipt by Two Sitologi Endorsed and Taken into Account by a Praktor Sitikôn dated 201
A.D., in Aegyptus, Vol.50, No.1/4, 1970, p.75.
524 Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, 478p., p.379, en référence au P.Flor. 60,
daté de 319 après J.-C.
525 Aly, Zaki, A Receipt by Two Sitologi, 1970, p.81-86.
526 P.Tebt. II, 336.
329
dans les autres provinces, l'approvisionnement militaire ne se résumerait qu'à une simple
improvisation d'achats et de réquisitions ad hoc527. C'est à cause de ces similarités que
nous croyons qu'un impôt en nature dont une partie était destinée à l'armée existait depuis
Auguste. Ainsi, l'annona militaris en tant qu'impôt ne serait pas une invention de Septime
Sévère, puisque la pratique remonterait à l'origine de l'Empire, elle-même inspirée des
habitudes républicaines.
Plutôt que de croire qu'Auguste aurait fait table rase du système fiscal en prenant
le pouvoir, et que Septime Sévère aurait réinventé l'impôt en nature deux siècles plus
tard, la fiscalité telle que nous la concevons aurait assuré une certaine continuité entre les
dîmes de Sicile, de Judée, de Sardaigne, d'Asie (et le vingtième en Espagne) à l'époque
républicaine et l'impôt foncier du Bas-Empire. Ce système partagerait plusieurs
caractéristiques de l'une et l'autre période, comme par exemple l'adaeratio de l'annone
militaire connue dans les Codes Théodosien et Justinien, ou l'aestimatio du frumentum in
cellam pour l'époque républicaine. D'ailleurs, la cellaria au Bas-Empire semble obéir aux
mêmes règles que le frumentum in cellam, en ce sens qu'il s'agirait d'un impôt en nature,
supplémentaire à l'impôt foncier, et dont le fruit était destiné à de très hauts
fonctionnaires528.
Septime Sévère n'aurait donc pas inventé l'annone militaire, puisque l'impôt en
nature existait déjà sous un autre nom. L'empereur aurait malgré tout apporté des
modifications importantes à la logistique. Par exemple, en permettant aux soldats de vivre
527 Comme le suggèrent Kehne, P., War- and Peacetime Logistics: Supplying Imperial armies in East and
West, in A companion to the Roman army, édit. Erdkamp, P., Oxford, 2007, p.324; et Kooistra, Laura I.
et al., Could the local population of the Lower Rhine delta supply the Roman army? Part I ; The
archaeological and historical framework, in Journal of Archaeology in the Low Countries, Vol.4, no2,
2013, p.12.
528 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.130,
note 68; et Code Théodosien, VII, 4, 32.
330
avec leur épouse, Septime Sévère a certainement amorcé un changement de paradigme
qui engendrera une nouvelle situation un siècle plus tard. En effet, au IVe siècle, les
soldats n'étaient plus réunis aux frontières, mais plutôt disséminés dans les provinces
pour faciliter leur ravitaillement529. Peut-être aussi doit-on à Septime Sévère une
modification sur le remboursement des réquisitions qui sera observée un siècle plus tard.
Sous le Haut-Empire, l'État payait aux contribuables les denrées réquisitionnées. Sous le
Bas-Empire, ces réquisitions étaient déduites de l'impôt foncier 530, possiblement, pensonsnous, pour réduire les cas de corruption, qui se faisaient jusqu'alors sur le dos des
contribuables.
2.6 - Les objections
Nous espérons avoir démontré que notre théorie n'est pas impossible.
Évidemment, cette hypothèse se frotte à des preuves qui semblent, à prime abord, la
contredire, voire la réfuter complètement. Il reste donc un certain nombre d'objections qui
peuvent être soulevées contre celle-ci. L'une d'elle se base sur l'augmentation des
perceptions en nature observée tout au long du IIIe et IVe siècles. Cette hausse serait
impossible dans un environnement stable et impliquerait nécessairement l'intervention
d'une nouvelle mesure fiscale. La seconde difficulté vient des vestiges papyrologiques qui
mentionnent des achats effectués par l'armée. Dans un système de ravitaillement basé sur
des perceptions en nature, de telles pratiques n'auraient pas leur place. Nous allons donc
nous pencher sur ces deux critiques.
529 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.287.
530 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.182.
331
2.6.1 - L'augmentation des perceptions en nature
Nous croyons que l'impôt en nature a existé pendant la période républicaine et
qu'il s'est perpétué sous le Haut-Empire. Il n'empêche qu'on a observé une augmentation
des perceptions en nature tout au long du IIIe siècle 531. Comment expliquer ce phénomène
sans faire intervenir un nouvel impôt en nature? La réponse est à la fois simple et logique.
L'adaeratio accompagnait à peu près toujours l'impôt en nature. Grâce à elle, il était
possible pour un cultivateur de s'épargner les corvées de transport des produits de l'impôt
en décidant de convertir en numéraire les denrées qu'il devait verser à l'État.
Cette adaeratio pouvait favoriser ou nuire au contribuable. À un taux favorable,
elle lui permettait de se décharger du transport coûteux des marchandises; à un taux
défavorable, elle pouvait le ruiner532. À une époque tardive, « les documents nous
montrent une préférence marquée des contribuables de ces régions [frontalières] pour
l'adaeratio. »533 Il n'est pas insensé de croire que cette préférence pouvait aussi
s'appliquer à une période plus ancienne. Or, dans un système économique où l'évolution
des prix est relativement stable et où les salaires suivent l'inflation, une telle réalité ne
pose pas de problème.
Sous le Haut-Empire, l'inflation fut lente et constante. Ce fut surtout la monnaie
d'argent, le denier, qui fut dévaluée, car tant son poids que son aloi diminua
progressivement. Avec la création de l'antoninianus sous Caracalla (qui régna de 211 à
217 après J.-C.), la première véritable hausse inflationniste apparaissait. Cette monnaie
531 Temin, Peter, The Economy of the Early Roman Empire, in The Journal of Economic Perspectives,
Vol. 20, No. 1, 2006, p.149; Hopkins, Keith, Taxes and Trade in the Roman Empire (200 B.C. - A.D.
400), in Journal of Roman Studies, 1980, LXX, p.123.
532 Compte Rendu de Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire,
Paris, 1975, par Duncan-Jones, R.P., in The Journal of Roman Studies, Vol.70, 1980, p. 215.
533 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.183.
332
d'argent valait officiellement deux deniers, mais le poids et le titre n'en faisait qu'un et
demi. Or, bien que la monnaie était dévaluée, c'est sous Philippe l'Arabe (qui régna de
244 à 249 après J.-C.) que les contribuables perdirent confiance en la monnaie 534. Ces
successeurs, Trajan Dèce (249-251 après J.-C.) et Trébonien Galle (251-253 après J.-C.)
dévaluèrent, pour la première fois, les monnaies de compte, en bronze et en cuivre. On
remarque en effet une diminution du poids du sesterce et la création d'un double sesterce,
qui fut un échec. « Le cuivre fut atteint à son tour et s'effondra par rapport à l'argent. Il
faut rappeler que ce métal servait à la vie quotidienne et que ses variations affectaient
directement et quotidiennement les populations. »535 C'est cependant à partir de 260 après
J.-C. que le public a changé son comportement et qu'on assiste à une flambée des prix536.
L'inflation observée au cours du IIIe siècle permet cependant d'estimer que les
prix ont bondit au minimum de 35 fois et peut-être même jusqu'à 70 fois leur valeur
d'origine. De plus, pendant cette même période, la rémunération du travail a suivi
l'inflation avec un léger retard, et, en Italie, on a observé un recul de 17 à 31% du salaire
journalier moyen. Ailleurs, pour se procurer certains produits, l'écart entre le salaire et le
prix ajusté à l'inflation s'était creusé davantage et pouvait atteindre 50%. Aussi, la hausse
des prix ne s'est pas faite de façon stable et constante, mais a connue des épisodes de
flambée, entrecoupées de phases d'accalmie. Enfin l'inflation, dont on croyait qu'elle avait
favorisé les paysans endettés, leur a certainement nui, au contraire. En effet, dès que
l'inflation eût des effets perceptibles, les dettes furent rapidement converties en nature ou
alors leur remboursement fut exigé en or ou bien d'après le cours antérieur des monnaies.
534 Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.377.
535 Le Bohec, Yann, L'armée romaine dans la tourmente, Une nouvelle approche de la "crise du IIIè
siècle", Condé-sur-Noireau, 2009, p.180-181.
536 Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.237.
333
En outre, au lieu de libérer les agriculteurs endettés, on voit se dessiner les prémisses de
la coercition de l'État et des propriétaires terriens sur les exploitants agricoles,
phénomène qui prendra de plus en plus d'ampleur au Bas-Empire537.
Dans de telles circonstances, avec des prix qui explosaient spontanément, des
salaires qui peinaient à suivre l'inflation et accusaient un certain retard, et des dettes qui
étaient converties en valeurs à l'abri de l'inflation, il était normal que des producteurs
aient eu de moins en moins la capacité de recourir à l'adaeratio et aient dû se résigner à
livrer une partie de leur produits en nature au fisc. Selon notre théorie, l'inflation n'aurait
donc pas encouragé les empereurs à créer un nouvel impôt en nature, mais aurait plutôt
dissuadé les cultivateurs d'avoir recours à l'adaeratio. Cependant, l'effet perçu aurait été
le même : les agriculteurs se seraient de plus en plus fréquemment acquitté de leurs
obligations fiscales en nature.
La hausse des contributions en nature observée tout au long du IIIe siècle
s'expliquerait donc par l'inflation. Il reste à expliquer les différents vestiges
papyrologiques qui indiquent que l'armée procédât à des achats de denrées.
2.6.2 - Les objections papyrologiques
Jusqu'à présent, nous avons tenté de démontrer que l'impôt en nature n'a pas cessé
d'exister entre la République et le Bas-Empire et que, conséquemment, les armées
romaines s'en sont servi pour se ravitailler. Or, certains documents mentionnent des
achats effectués au nom de l'armée. En effet, des papyrus égyptiens mentionnent des
537 Hollard, Dominique, La crise de la monnaie dans l'Empire romain au IIIe siècle après J.-C. Synthèse
des recherches et résultats nouveaux, in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1995, Vol. 50-5, p.10671068, p.1075.
334
gradés de l'armée romaine qui eurent pour mission de procurer du grain ou de
l'équipement à leur troupe contre compensation monétaire 538. À Vindolanda, en Bretagne,
une tablette a été retrouvée, qui fait mention d'un achat de cinq mille modii de blé, contre
cinq cents deniers, et de cuirs, le tout vraisemblablement pour usage militaire 539.
L'importance des marchands pour le ravitaillement des armées romaines a été
démontré540.
Le premier cas est relativement facile à expliquer. L'Égypte, nous l'avons dit, était
une juridiction particulière. Le fait est connu et accepté par Van Berchem 541, par
Rickman542, et par d'autres qui n'ont pas toujours une position claire sur le ravitaillement
des armées romaines543. Ces derniers ne se sont cependant pas empêchés pour autant de
prendre un cas observé en Égypte, de l'ériger en système puis d'étendre ce système à
l'ensemble de l'empire. Cérati cerne bien la spécificité de la juridiction égyptienne :
« Oui, mais dans ces autres régions (sauf en Afrique et en Italie dite suburbicaire), une
vaste portion de l'impôt foncier n'est pas grevée, comme en Égypte, d'une option
préalable pour le ravitaillement des capitales. »544
538
539
540
541
P.Ryl. 85; P.Amh. 107, 108; P.Stud.Pal. XXII, 92.
T.Vindol. II, 343.
Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur Logistik, 1995, p.221-234.
« Il n'y a pas de province où l'on puisse dresser un tableau plus complet de l'administration impériale
et, en particulier, de la fiscalité. Mais on doit se garder d'étendre arbitrairement à l'ensemble de
l'Empire les constatations faites pour la vallée du Nil. Annexée par Auguste, l'Égypte a vécu depuis
sous un régime particulier dont les racines plongent, par delà l'époque ptolémaïque, dans le lointain
royaume des Pharaons. En présence d'une institution nouvelle, nous aurons à nous demander si elle
appartient en propre à l'Égypte ou si elle est commune à toutes les provinces. » Van Berchem, Denis,
L'Annone militaire dans l'Empire romain au IIIe siècle, Paris, 1937, p.146-147.
542 « However, it is well known that Egypt and its arrangements were not typical of the Roman Empire as
a whole. No general conclusions for the rest of the Empire can necessarily be drawn from the account
that follows. » Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.298.
543 « Sous le Haut-Empire, l'entretien de l'armée en Égypte ne constitue pas un cas particulier : il est
représentatif de la situation des provinces où la fiscalité s'organisait sur un modèle en grande partie
monétaire. Mais il ne peut être non plus généralisé : on peut en effet penser que d'autres provinces
étaient taxées en nature, ce qui y rendrait inutile le recours à la coemptio. », voir Carrié, Jean-Michel,
Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans le monde antique,
édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.376.
544 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.149.
335
Une autre remarque peut être faite sur la particularité de ces provinces
pourvoyeuses de blé à Rome :
« Aucune des grandes provinces qui expédiaient du blé à Rome n'avait
à subir de surcroît la présence d'une garnison très importante. Au milieu
du IIe siècle, l'Égypte accueillait sur son sol deux légions et peut-être
dix-sept unités auxiliaires, soit un total d'environ 20 000 hommes,
tandis que l'Afrique proconsulaire et la Numidie en comptaient à elles
deux environ la moitié. »545
À notre avis, la situation de l'Égypte impériale se rapprocherait donc plus de la
Sicile républicaine, en ce sens que sa productivité faisait en sorte qu'on pouvait en tirer
beaucoup de grains. Cependant, ne voulant pas que les provinciaux croulent sous les
taxes, l'équivalent d'un frumentum imperatum aurait été perçu, moyennant compensation
financière. Dans les régions où une unité se ravitaillait souvent, comme le Fayoum pour
la garnison d'Alexandrie546, les charges excédentaires pouvaient peser très lourd, surtout
en les additionnant aux charges fiscales de base. Une forme de remboursement pour les
déductions supplémentaires aurait naturellement été de mise dans les régions qui
approvisionnaient la capitale, d'où les achats de fournitures militaires en Égypte. Ainsi, la
situation observée dans Égypte impériale aurait été similaire à celle qui est connue pour
la Sicile républicaine.
L'exemple breton est plus complexe à intégrer dans ce système, mais l'explication
n'en est pas moins logique. En effet, nous soutenons que les provinciaux pouvaient
demander l'adaeratio des produits qu'ils devaient verser. Tacite nous explique que les
percepteurs prétextaient les longs chemins difficiles pour encourager les Bretons à donner
de l'argent plutôt que de transporter eux-mêmes les produits exigés 547. C'est probablement
545 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.166.
546 Speidel, M., The Prefect's Horse-Guards and the Supply of Weapons to the Roman Army, in Roman
Army Studies, Vol. I, Amsterdam, 1984, p.331.
547 Tacite, Agr., XIX, 4-5.
336
un phénomène similaire qu'a remarqué Carrington au Cheshire.
En effet, en comparant la proportion des monnaies et de différents biens
manufacturés dans la région sur une certaine période de temps, ce dernier a constaté une
diminution de la présence des objets manufacturés et une hausse de celle des monnaies.
Ce changement de paradigme s'observait autour de 120 après J.-C., à un moment où la
garnison qui y était stationnée était réduite, probablement parce qu'elle avait été envoyée
pour ériger le mur d'Hadrien et s'y établir 548. Carrington en est venu à la conclusion qu'on
était passé d'un impôt en nature à un impôt en numéraire 549. Nous pensons plutôt que,
avec la diminution de la garnison, c'est la destination de l'impôt qui a changé et que, par
conséquent, les habitants ont eu recours à l'adaeratio. Ce point est particulièrement vrai
si, comme il a été remarqué dans certaines régions, les localités développées et intégrées
dans l'économie militaire devaient continuer de livrer leurs produits dans la zone
militarisée, même si cette dernière se déplaçait géographiquement 550. Dans ce cas, la
distance grandissante entre le centre de production et le lieu de livraison donnaient des
raisons supplémentaires aux producteurs de demander une adaeratio.
En effet, dans le comté de Cheshire, une seule villa est connue, et il se trouve
qu'elle est la plus proche du mur d'Hadrien à l'ouest de la chaîne des Pennines 551. En
supposant le chemin le plus direct, le comté est situé à environ 230 kilomètres de
548 Carrington, Peter, Feeding the wolf in Cheshire: models and (a few) facts, in Feeding the Roman
Army. The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, Oxford, 2008, p.21.
549 Carrington, Peter, Feeding the wolf in Cheshire: models and (a few) facts, in Feeding the Roman
Army. The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, Oxford, 2008, p.25.
550 Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought : what’s next on the menu? in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.162. Les auteurs prennent cependant la peine d'indiquer que deux
ou trois cas observés n'en font pas un principe inébranlable. Ils mettent donc en garde de ne pas
considérer ces cas isolés comme situations généralisées. Seule une récurrence de ce phénomène en
d'autres sites permettra de confirmer, d'infirmer ou d'ajuster cette hypothèse.
551 Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought: what’s next on the menu? in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.158.
337
Vindolanda. Si l'on choisit plutôt Carlisle, le point du mur avec l'accès le plus direct
depuis le Cheshire, il y a malgré tout un peu plus de 200 km d'écart552.
Le cultivateur, ou le transporteur mandaté par la communauté pour acheminer le
blé fiscal au fort, aurait dû parcourir cette distance en emportant le produit des impôts
avec lui sur des chars traînés par des animaux de trait. Goldsworthy estime qu'un bœuf
peut tirer une charge de 181 kg pendant sept à huit heures dans une journée, à raison
d'une vitesse maximale de 4 km/h. Il ne peut cependant excéder la distance de 96 km par
semaine553. À cette vitesse, le transporteur devait voyager pendant un peu moins de deux
semaines et demie avant d'atteindre Vindolanda. Pour atteindre Carlisle, cela nécessiterait
à peine plus de deux semaines. Il faudrait ensuite compter à peu près autant de temps
pour le voyage du retour554. Diodore de Sicile déclare quant à lui que le transport d'un
chargement d'étain sur environ 640 km555 était accompli en trente jours par des
marchands556. À la même vitesse, le déplacement depuis le Cheshire jusqu'à Vindolanda
durerait environ onze jours, et près de dix jours pour rejoindre Carlisle. À cette durée, il
faut évidemment rajouter le trajet du retour.
Simplement en terme de temps, il est effectivement plus rentable pour la majorité
des habitants de l'île de demander l'adaeratio du blé plutôt que de le transporter au mur
d'Hadrien. Du point de vue monétaire également, il était plus rentable de payer en
552 Cette remarque ne signifie pas pour autant que des petites fermes n'existaient pas à proximité du mur.
Toutefois, les grandes cultures, qui produisaient le plus et, par conséquent, versaient plus d'impôt en
nature, étaient loin du mur.
553 Goldsworthy, Adrian Keith, The Roman Army at War 100 BC - Ad 200, Oxford, 1998, p.293.
554 La nourriture du bœuf n'est pas prise en compte dans cet exemple. Même en le laissant paître une
heure tous les matins et six heures après une journée de travail, il requiert malgré tout une (faible)
ration de fourrage, qu'il devra emporter avec le blé fiscal, voir Goldsworthy, Adrian Keith, The Roman
Army at War 100 BC - Ad 200, Oxford, 1998, p.293. Pour le retour, nous estimons que la charge des
bœufs est grandement réduite, qu'ils mettent donc moins d'effort à avancer et que, par conséquent, ils
peuvent franchir une plus grande distance par jour.
555 La distance est estimée par Cary, M., The Geographic Background of Greek & Roman History,
Oxford, 1949, p.251.
556 Diodore de Sicile, V, 22, 4.
338
numéraire que de franchir une telle distance. En effet, on a estimé que le prix d'un
chargement de blé doublait sur un trajet de 480 à 640 km, nécessairement à cause de la
cherté des transports sur terre557.
Ainsi, un bon nombre de cultivateurs bretons auraient préféré remettre de l'argent
à l'armée plutôt que de payer l'impôt en nature et de l'acheminer aux troupes. En
conséquence, les services d'approvisionnement se seraient retrouvés avec plus d'argent
qu'ils n'en avaient besoin, et moins de blé que le nécessaire. Des achats de blé auraient été
indispensables pour ravitailler les troupes.
Cependant, une seconde raison pourrait expliquer le recours aux achats, autre que
le recours à l'adaeratio. Il s'agit de la production locale.
2.7 - La production provinciale
Les organisateurs des approvisionnements des armées romaines devaient prendre
en compte trois restrictions majeures. D'abord, il fallait garder en tête que, malgré les
techniques de conservation, la nourriture a une durée de vie utilitaire limitée, après quoi
elle s'avarie et devient impropre à la consommation. Ensuite, il fallait prévoir des temps
considérables pour la croissance des récoltes et l'indisponibilité saisonnière de certains
produits. Enfin, il ne fallait pas oublier que la nourriture n'était pas nécessairement
omniprésente en quantité suffisante et en qualité minimale dans les régions où elle était
réclamée558.
557 À titre de comparaison, un chargement de blé transporté par bateau d'Alexandrie jusqu'à Rome ne
gagnait que 16% de valeur, voir Rickman, Geoffrey, The Corn Supply of Ancient Rome, Oxford, 1960,
p.14.
558 Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought: what’s next on the menu? in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.148.
339
La présence des armées romaines aux frontières a eu un impact économique
notable autant sur les populations locales de l'empire que sur les peuples étrangers à la
domination romaine, autant en Orient 559, qu'au nord du mur d'Hadrien, voire au-delà du
Danube560 et en Numidie561. En effet, la présence d'une grande quantité de soldats sur le
seul front rhéno-danubien a exercé une forte pression de la demande de plusieurs types de
produits, surtout en ce qui concerne la nourriture, certaines matières premières et
plusieurs produits finis. Cette nouvelle demande a lentement poussé les populations
locales à adapter leurs productions pour tirer profit de ce nouveau marché 562. Par
exemple, à Noordbarge, aux Pays-Bas, la présence de soldats romains pendant quinze ans
coïncide avec une augmentation de la production de seigle, ce qui tend à démontrer la
pression de l'armée sur l'économie locale563.
Alors que des auteurs ont supporté l'idée que des importations de nourriture et de
fourrage eurent lieu564, d'autres encore ont émis un doute quant à l'impact réel que des
soldats romains pouvaient avoir sur les ressources locales 565. Enfin, d'autres encore ont
plutôt essayé de démontrer que certaines régions possédaient déjà une infrastructure
permettant la production de surplus566. Or, même dans des régions ayant atteint un certain
559 Crone, Patricia, Quraysh and the Roman Army: Making Sense of the Meccan Leather Trade, in
Bulletin of the School of Oriental and African Studies, Vol. 70, No. 1, 2007, p.66.
560 Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.108.
561 Le Bohec, Yann, La troisième légion Auguste, Paris, 1989, p.531-546.
562 Wells, Peter S., The Barbarians Speak : How the Conquered People Shaped Roman Europe,
Princeton; Oxford, 1999, p.134.
563 Thomas, Richard et Stallibrass, Sue, For starters : producing and supplying food to the army in the
Roman north-west provinces, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and
Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue, Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.10.
564 Fulford, M.G., Demonstrating Britain’s economic independence in the first and second centuries, in
Military and Civilian in Roman Britain : Cultural Relationships in a Frontier Province, édit. Blagg,
T.F.C., et King, A.C., Oxford. 1984, Vol.136, p.129-142; Fulford, M., The organisation of legionary
supply : the Claudian invasion of Britain, in Roman Fortresses and their Legions, édit. Brewer, R.J.,
Londres, 2000, p.41-49; Peddie, J., Conquest : the Roman Invasion of Britain, Stroud; Sutton, 1997.
565 Sauer, E., The Roman invasion of Britain (A.D. 43) in imperial perspective: a response to Frere and
Fulford, Oxford Journal of Archaeology, Vol.21, No 4, 2002, p.333-363.
566 Groenman-van Waateringe, W., Urbanization and the north-west frontier of the Roman empire, in
Roman Frontier Studies 1979 : Papers Presented to the 12th International Congress of Roman
Frontier Studies, édit. W.S. Hanson, W.S. et Keppie, L.J.F., Oxford, 1980, p.1037-1044; Haselgrove,
340
seuil de développement économique avant la conquête romaine, la production locale n'a
pas nécessairement été suffisante pour subvenir aux besoins des légions567.
Évidemment, tout de suite après la conquête d'une région, les troupes étaient
nombreuses et les terres étaient, généralement, peu développées pour répondre aux goûts
et aux besoins de ces soldats étrangers. Par exemple, dans les premières années
d'occupation d'un fort, on consommait généralement une assez grande proportion de
porcs et de poulets568. On a constaté un accroissement de la consommation de bovins dans
les camps au fil du temps. La raison de cette évolution dans ces choix alimentaires serait
liée à la production locale : tant que la région nouvellement conquise ne parvenait pas à
combler les besoins de l'armée romaine, on élevait des porcs et des poulets. Ces animaux
auraient été transportés par les soldats eux-mêmes pour leur rapidité de reproduction et le
peu d'attention que les éleveurs doivent leur accorder. Cette facilité d'élevage se retrouve
d'ailleurs dans un commentaire de Végèce : « Les oiseaux de basse cour, pouvant se
nourrir sans dépense dans les cités, sont nécessaires pour les malades » (aves autem
cohortales et sine inpensa in civitatibus nutriuntur et propter aegrotantes sunt
necessariae)569. Ainsi, porcs et poulets auraient été préférés tant que la production locale
et les lignes d'approvisionnement n'auraient pas été en mesure de procurer des bovidés
sur une base plus régulière570.
567
568
569
570
C., The later Iron Age in Southern Britain and beyond, in Research on Roman Britain 1960–89, édit.
Todd, M., 1989, London, p.1-18.
Dark, K. et Dark, P., The Landscape of Roman Britain, Stroud, 1997, p.109; Mattingly, D., An
Imperial Possession : Britain in the Roman Empire, 54 BC-A.D. 409, Londres, 2006, p.511.
Cavallo, Chiara et al., Food supply to the Roman army in the Rhine delta in the first century A.D., in
Feeding the Roman Army. The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, Oxford, 2008,
p.69-82.
Végèce, Epit. Rei Militaris, IV, 7.
Kooistra, Laura I. et al., Could the local population of the Lower Rhine delta supply the Roman army?
Part I ; The archaeological and historical framework, in Journal of Archaeology in the Low
Countries, Vol. 4-2, 2013, p.15; Cavallo, Chiara et al., Food supply to the Roman army in the Rhine
delta in the first century A.D., in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and
Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.78. Ce n'est pas la
seule explication possible, du moins en ce qui concerne la consommation de porcs : « However, the
341
Cette variété de produits consommés et cette lente transformation dans la
production locale s'observe également du côté des grains. En effet, dans la région du delta
du Rhin inférieur, on a remarqué une grande diversité de grains dans les forts au premier
siècle. Des recherches archéobotaniques ont mis à jour du blé panifiable (triticum
aestivum), du blé amidonnier (triticum dicoccon), de l'orge (hordeum), de l'épeautre
(triticum spelta), du millet (panicum miliaceum) et de l'avoine (avena) dans des strates
jusqu'en 70 après J.-C. environ. Les mauvaises herbes trouvées parmi ces grains semblent
indiquer qu'une partie au moins a été importée depuis la Gaule 571. À la fin du premier
siècle, des grains ont disparu des sites militaires du delta du Rhin inférieur. Il ne restait
désormais que du blé panifiable, de l'épeautre, de l'orge et du blé amidonnier. Les deux
premiers ont été importés, alors que les deux derniers semblent être des produits de la
région. Le sol du Rhin inférieur n'étant pas propice à la culture du blé panifiable et de
l'épeautre, il est donc normal qu'aient été importés ces deux grains, dont l'un est central
dans la diète des soldats572.
La période d'adaptation et le recours aux importations pouvait s'étendre sur
plusieurs décennies. Ainsi, la présence d'insectes nuisibles originaires du continent est
constatée très tôt après l'invasion romaine de Bretagne, où ils sont exotiques. On a conclu
de cette soudaine apparition que de grandes quantités de blés furent importées pour
legions were predominantly drawn from Rome and the Mediterranean provinces, where pork meat
formed a high proportion of the civilian diet, so perhaps the legions were simply importing ‘comfort
food’ albeit one that was tactically convenient when local sources of meat might not be assured. »
Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought : what’s next on the menu?, in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.155.
571 Kooistra, Laura I., The provenance of cereals for the Roman Army in the Rhine delta based on
archaeobotanical evidence, in Beihefte der Bonner Jahrbücher, Vol. 58-1, 2009, p.219-237 et
Kooistra, Laura I., Die pfanzlichen Grundnahrungsmittel der Rheinarmee vor und nach der Gründung
der Germania inferior, in Verzweigungen, Eine Würdigung für A.J. Kalis und J. Meurers-Balke, Bonn,
édit. Stobbe, A. et Tegtmeijer, U., 2012, p.171-188.
572 Kooistra, Laura I., et al., Could the local population of the Lower Rhine delta supply the Roman
army? Part I ; The archaeological and historical framework, in Journal of Archaeology in the Low
Countries, Vol. 4-2, 2013, p.15.
342
nourrir ces soldats573. À Thornborough, à proximité du mur d'Hadrien, et à York, des
importations de grain provenant du sud de la province sont observées pendant les trente à
quarante années suivant la première occupation 574. Après cette période de transition,
l'économie locale prenait le relais.
Évidemment, certains sols et certains climats ne favorisent pas toutes les cultures
que nécessitent les armées romaines. Nous avons précédemment parlé de certains grains
qui ne poussent pas dans la vallée du Rhin inférieur. D'autres cultures, notamment la
vigne et l'olivier, ne prospéraient pas en Bretagne ni en Germanie. Il fallait donc
nécessairement y importer ces produits à partir de régions abondantes, c'est-à-dire les
Gaules, l'Espagne citérieure et la Bétique575. Les armées de Germanie importaient
également du vin d'Italie et on a découvert dans les entrepôts de South Shields, au nord
de la Bretagne, du grain provenant des Pays-Bas576.
Pour que l'armée puisse s'approvisionner dans la région où elle était implantée,
certaines conditions devaient être remplies. D'abord, c'est évident, le sol doit être
favorable à la culture des aliments que consommaient les soldats et suffisamment étendu
et fertile pour pourvoir aux besoins de tous. Ensuite, les agriculteurs locaux devaient
donner la priorité à ces cultures. Enfin, la population devait être suffisamment
considérable pour exploiter au maximum la terre, tout en n'étant pas nombreuse au point
de drainer trop de ressources pour se nourrir elle-même.
Par exemple, dans la région de Vettéravie, il aurait fallu cultiver 8 343 hectares de
573 Smith, David et Kenward, Harry, Roman Grain Pests in Britain : Implications for Grain Supply and
Agricultureal Production, in Britannia, 2011, Vol. 42, p.254.
574 Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.100.
575 Le Roux, Patrick, Le ravitaillement des armées romaines sous L’Empire, in Du latifundium au
latifundo, édit. Etienne, R., Paris, 1994, p.419.
576 Southern, Pat, The Roman Army; A Social and Institutional History, Santa Barbara, 2006, p.219.
343
blé, incluant la moitié en jachère, pour nourrir les quelques 8 000 soldats qui y étaient
stationnés. Or, le travail de ces 8 343 hectares aurait nécessité 910 agriculteurs. Pour
nourrir ceux-ci, la superficie totale à ensemencer serait montée à quelques 9 100
hectares577.
Cette volonté de développement humain est également observée dans la région du
Cheshire. Après le début de la présence romaine à Chester, des petites villes ont été
fondées et la densité de la population dans certaines régions rurales semble démontrer la
volonté de développer la production locale pour satisfaire les besoins des troupes
stationnées à proximité578. Une fois la production bien développée, il se pouvait que, lors
de mauvaises récoltes ou simplement au moment de son occupation maximale, la région
ait dû importer du grain par la mer depuis d'autres régions de Bretagne 579. Un mouvement
de population inverse s'observe toutefois dans les années 160 après J.-C. Alors que les
troupes étaient progressivement réaffectées au mur d'Hadrien, on a remarqué un déclin
accéléré de l'industrie de poterie de Wilderspool, accompagné d'une baisse des
populations urbaines de la région de Chester580.
On peut également mesurer l'impact de la population locale pour la production et
la consommation de denrées dans la région du delta du Rhin inférieur. En effet, on a
remarqué que la région s'était très rapidement adaptée à la nouvelle réalité en modifiant la
structure de ses villages, les capacités de stockage et les méthodes d'élevage 581. On a émis
577 Bakels, Corrie, Growing Grain for Others or How to detect surplus production, in Journal of
European Archaeology, Vol.4, 1996, p.330.
578 Carrington, Peter, Feeding the wolf in Cheshire : models and (a few) facts, in Feeding the Roman
Army. The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, Oxford, 2008, p.19.
579 Carrington, Peter, Feeding the wolf in Cheshire : models and (a few) facts, in Feeding the Roman
Army. The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, Oxford, 2008, p.27.
580 Carrington, Peter, Feeding the wolf in Cheshire : models and (a few) facts, in Feeding the Roman
Army. The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, Oxford, 2008, p.30.
581 Groot, M., S. et al., Surplus production for the market? The agrarian economy in the non-villa
landscapes of Lower Germany, in Journal of Roman Archaeology, XX, 2009, p.231-252.
344
l'hypothèse que la région pouvait, sans trop de difficulté, approvisionner les soldats et la
population locale en grains et en bois pendant les premières décennies de l'occupation
romaine. Cependant, un accroissement de la population observé après 70 après J.-C.
aurait exercé une pression grandissante sur la faible disponibilité des terres arables et, par
conséquent, sur la quantité de ressources disponibles. La population grandissante aurait
consommé l'épeautre et l'orge dont on augmentait la production pour engendrer des
surplus. Paradoxalement, la population locale n'aurait pas été suffisamment nombreuse
pour maintenir les larges troupeaux de bétail qu'auraient exigé les soldats. Ce serait donc
l'incapacité de produire certaines denrées localement qui aurait forcé l'armée à importer
certains produits.
Pour s'assurer d'un bassin d'hommes pour la production et le recrutement, on
pouvait forcer des peuples à se fixer. C'est notamment le cas en Mésie inférieure. La
localisation des villages de la Dobroudja répondait à la sédentarisation permanente
imposée aux barbares conquis. « Il est en outre significatif que l'occupation romaine ait
eu très peu de répercussions sur les schémas de peuplement locaux dans le reste de la
Mésie inférieure. »582 Dans certaines situations, on peut considérer que les profits
potentiels aient été suffisants pour attirer artisans et agriculteurs583.
La consommation de produits locaux à grande échelle par l'armée est un
phénomène observé dans plusieurs provinces, notamment en Bretagne 584, en Gaule585, en
582 Garnsey, Peter et Saller, Richard, L'empire romain, économie, société, culture, Paris, 1994, p.158.
583 Campbell, Brian, The Roman Army, 31 BC – AD 337, A Sourcebook, Londres - New York, 1996,
p.140.
584 Notamment en ce qui a trait aux animaux découverts dans les forts romains, qui présentent les mêmes
caractéristiques de taille et de proportion d'espèces que ceux découverts dans des sites de l'âge du fer
tardif, voir Thomas, Richard, Supply-chain networks and the Roman invasion of Britain: a case study
from Alchester, Oxfordshire, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and Supply
in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.44-45.
585 Comme à Actiparc, où les céréales et les animaux semblent provenir de communautés locales, voir
Derreumaux, Marie, et Lepetz, Sébastien, Food supply at two successive military settlements in Arras
(France): an archaeobotanical and archaeozoological approach, in Feeding the Roman Army : The
345
Espagne586, en Germanie587, en Égypte588, et certainement partout où telle chose était
possible589. Dans plusieurs régions, les similitudes entre les rations des soldats et la
nourriture des civils sont tout-à-fait remarquables, autant quant à la viande consommée
que les céréales590. Or, cette consommation locale se limitait à ce qui était produit en
surplus, et les surplus n'étaient pas toujours acquis. C'est pourquoi on peut constater la
présence de produits d'importation, parfois après que ceux-ci aient parcouru de longues
distances591.
Dans les régions nouvellement conquises où la production ne parvenait pas à
satisfaire les besoins des soldats, on remarque une période d'adaptation et de
586
587
588
589
590
591
Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et Thomas, Richard,
Oxford, 2008, p.66-67.
Si l'on prend comme exemple le cas d'Umbonius Silion, qui devait envoyer des vivres depuis sa
province vers la Maurétanie, on peut déduire que l'armée établie en Espagne s'approvisionnait aussi
dans sa propre province. Dion Cassius, LX, 24, 5. De plus, Strabon parle des procurateurs de César
qui remettent aux troupes de l'argent pour leur entretien, certainement parce qu'ils s'approvisionnent
sur place. Strabon, III, 4, 20.
Mis à part le cas connu des Frisons (Tacite, Ann., IV, 72), il y a aussi des vestiges zooarchéologiques
qui tendent à démontrer que l'élevage de moutons pour leur laine a été encouragé par la présence de
l'armée. Groot, Maaike, Surplus production of animal products for the Roman army in a rural
settlement in the Dutch River Area, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and
Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.91-92.
P.Ryl. 85; P.Amh. 107, 108.
C'est d'ailleurs ce qui a été remarqué partout dans les provinces du nord-ouest de l'Empire romain :
dès les débuts de l'occupation, une partie, même infime, des approvisionnements provient des
productions locales. Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought : what’s next on the menu?
in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit.
Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.159.
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol. 2, 1971, p.136.
Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur Logistik des römischen Heeres in den Provinzen des
griechischen Ostens (27 v. Chr. - 235 n. Chr.), Sankt Katharinen , 1995, p.38 et 73; Roth, Johnathan
P., The Logistics of the Roman Army at War (264 B.C. – A.D. 235), Leiden - Brill, 1999, p.166;
Thomas, Richard et Stallibrass, Sue, For starters : producing and supplying food to the army in the
Roman north-west provinces, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and
Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.5-6; Kooistra, Laura
I. et al., Could the local population of the Lower Rhine delta supply the Roman army? Part II ;
Modelling the carrying capacity using archaeological, palaeo-ecological and geomorphological data,
in Journal of Archaeology in the Low Countries, Vol. 5-1, 2014, p.6 et p.32; Derreumaux, Marie et
Lepetz, Sébastien, Food supply at two successive military settlements in Arras (France) : an
archaeobotanical and archaeozoological approach, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of
Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.61 et
67; Cavallo, Chiara et al., Food supply to the Roman army in the Rhine delta in the first century A.D.,
in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit.
Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.76; Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for
thought : what’s next on the menu? in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and
Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.148.
346
développement des infrastructures économiques. Cependant, les fouilles tendent à
démontrer que, dans plusieurs régions, à la suite de l'occupation romaine, on assiste à une
certaine stagnation dans les méthodes de production592. Ainsi, nous ne serions pas en
présence d'une intensification de la production, c'est-à-dire d'une amélioration marquante
des modes de production, mais plutôt d'une extensification de la production, soit
l'élargissement de l'application des mêmes méthodes de production à des zones en
friche593. Par exemple, une étude de pollen en Bretagne indique clairement que des forêts
furent défrichées pendant la période d'occupation romaine au profit de l'agriculture 594. De
plus, les données archéologiques semblent indiquer que, en Occident du moins, les
populations locales ont généralement préféré développer des ressources qu'ils exploitaient
déjà plutôt que d'introduire de nouvelles cultures595.
Une fois cette période d'adaptation passée, il semblerait que les municipes et les
villages aient été intégrés à la vie économique du fort avoisinant. Dans certains cas, les
soldats et les civils en viendraient même jusqu'à partager les mêmes goûts exotiques 596.
Cependant, il faut aussi tenir compte de l'incapacité des sols et des climats à produire
certaines denrées. Il ne faut pas oublier non plus que des sols et des climats peuvent
produire des denrées mais sont inadéquates pour générer des récoltes abondantes. La
592 Jones, M.K., The development of crop husbandry, in The Environment of Man : the Iron Age to the
Anglo-Saxon Period, édit. Jones, M.K. et Dimbleby, G.W., Oxford, 1981, p.95–127; Thomas, Richard
et Stallibrass, Sue, For starters : producing and supplying food to the army in the Roman north-west
provinces, in Feeding the Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe,
édit. Stallibrass, Sue, Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.10.
593 Jones, M., Food production and consumption – plants, in Roman Britain : Recent Trends, édit. Jones,
R.F.J., Sheffield, 1991, p.26.
594 Britton, Kate, et Huntley, Jacqui, New evidence for the consumption of barley at Romano-British
military and civilian sites, from the analysis of cereal bran fragments in faecal material, in Vegetation
History and Archaeobotany, Tome 20, 2011, p.42.
595 Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought : what’s next on the menu?, in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.152.
596 Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought : what’s next on the menu?, in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.158.
347
région du Rhin inférieur ayant un sol argileux, on doute qu'il ait pu produire
suffisamment de nourriture pour l'armée. Les terres rocheuses et froides des Highlands
écossais devaient imposer les mêmes limites à l'agriculture597. En Espagne, les
procuratores Augusti, nous dit Strabon598, fournissaient les sommes d'argent nécessaires à
l'entretien des soldats, cantonnés dans la région la plus pauvre de la péninsule.
« Tout se passe comme si l'argent - Strabon reste volontairement
imprécis - provenait d'une source extérieure à la province ou à la zone
militaire qui serait ainsi une charge assez lourde pour les finances
publiques. Cette idée va, semble-t-il, de pair avec celle de difficultés
supplémentaires inhérentes à la médiocrité des conditions du sol et de
vie dans les régions où étaient cantonnées les unités. (...) La richesse
hispanique, au début de l'Empire, est avant tout l'apanage de la Bétique
et de la côte orientale. L'agriculture, la circulation des hommes et des
marchandises y sont aisées et favorisées par la proximité de la mer; la
colonisation agraire a pu s'y implanter avec profit et le sous-sol recèle
des métaux indispensables dont l'exploitation est déjà très prospère au
moment où écrit Strabon. »599
Il faut aussi tenir compte des pertes, autant sur les champs qu'en entrepôts, dues
aux insectes, aux rongeurs, aux oiseaux, à la moisissure et aux fuites. Ce sont des
« données connues inconnues »600. On a estimé ces pertes dans une fourchette de 5 à 40%
de la production, selon la culture 601. Cela signifie que, pour quelques produits, il aurait
fallu que certaines provinces produisent presque une fois et demie les besoins de la
population et de l'armée pour être à peine autosuffisantes.
Finalement, pour que la présence d'un impôt en nature soit susceptible de combler
597 Whittaker, C.R., Rome and its Frontiers : the Dynamics of Empire, Londres – New York, 2004, p.103.
598 Strabon, III, 4, 20.
599 Le Roux, Patrick, L'armée de la péninsule ibérique et la vie économique sous le Haut-Empire romain,
in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.346.
600 Dans la mesure où nous savons qu'elles existent, mais qu'il est impossible d'en mesurer les impacts
réels, voir Smith, David et Kenward, Harry, Roman Grain Pests in Britain : Implications for Grain
Supply and Agricultureal Production, in Britannia, 2011, 42, p.256-257.
601 Smith, David et Kenward, Harry, Roman Grain Pests in Britain : Implications for Grain Supply and
Agricultureal Production, in Britannia, 2011, 42, p.244. C'est la raison pour laquelle une simple
corrélation entre la production céréalière et le nombre de bouches à nourrir est erronée, voir Buckland,
P.C., Cereal production, storage and population : a caveat, in The Effect of Man on the Landscape :
the Lowland Zone, édit. Limbrey, S., and Evans, J.G., Londres, 1978, p.43.
348
les besoins des soldats sans que ces derniers n'aient à effectuer des achats de nourriture, il
fallait que les produits fiscaux perçus soient produits en quantité suffisante pour combler
chacun de ces besoins. Or, sous le Bas-Empire, où l'impôt en nature est hors de tout doute
largement répandu, des mécanismes furent mis en place pour combler les lacunes.
« C'est pourquoi, même aux périodes de généralisation maximale de
l'annone en nature, le trésor impérial a toujours rencontré des situations
particulières l'obligeant soit à consentir aux contribuables l'adaeratio
(conversion en espèces) de l'annone en nature, soit à accorder aux
soldats des primes en espèces pour les dédommager de ne pas recevoir
leur annone en nature, soit à acheter par la coemptio des suppléments de
fournitures auprès des civils, lorsque le contingent annonaire fourni par
l'impôt ne suffit pas. »602
Ainsi, en ne tenant compte que des pertes dues aux éléments, à supposer 5% de la
récolte, et en supposant un impôt de 100%, il fallait que la province produise un peu plus
de 105% de tous les besoins de l'armée (blé, vin fourrage, bois, fer, cuir, animaux) pour
combler les besoins de l'armée. Cependant, l'impôt en nature dont parlait Hygin le
Gromatique603 était soit du cinquième, soit du septième. Si l'on prend l'impôt du
cinquième (donc de 20%) pour notre exemple, et que l'on omette les pertes dues aux
éléments, il fallait donc que la province produise 5 fois ce dont l'armée avait besoin pour
tout couvrir. En d'autres mots, pour que l'impôt en nature ait été susceptible de satisfaire
les besoins de l'armée dans une province donnée, il fallait au minimum que 20% de la
production de chaque denrée dans la province puisse combler la demande militaire. Alors,
et uniquement dans ce cas, un impôt du cinquième aurait permis d'éviter les pénuries ou
les recours aux achats. Si l'on additionne les 5% de pertes et l'impôt du cinquième, la
province devait alors produire environ 5,27 fois les besoins de l'armée pour que cette
602 Carrié, Jean-Michel, Les finances militaires et le fait monétaire dans l'Empire romain tardif, in Les
« dévaluations » à Rome. Époque républicaine et impériale. Volume 1. Actes du Colloque de Rome
(13-15 novembre 1975), Rome, 1978, p.246. Il est vrai qu'il décrit le Bas-Empire, mais nous croyons
que cette remarque s'applique dans une certaine mesure au Haut-Empire et même à la République.
603 Hygin le Gromatique, Const. Limit., XX, 4.
349
dernière obtienne tout ce dont elle avait besoin par l'impôt en nature. Sachant qu'une part
de cet impôt en nature allait nécessairement à l'alimentation des fonctionnaires de la
province, il fallait que la province produise encore plus. Toutefois, la quantité de blé
nécessaire à la subsistance des fonctionnaires semble avoir été de relativement peu
d'importance604.
Si, au contraire, on fait le calcul pour un produit dont la perte due à l'entreposage
est de 40%, dans une province où l'on prélevait le septième de la récolte, le tableau
change encore. En calculant seulement les pertes dues aux éléments, une province devait
produire environ 170% des besoins de l'armée pour les combler. L'impôt du septième
implique que la province produise 7 fois les besoins de l'armée pour que l'impôt comble
le tout. En cumulant les pertes et l'impôt du septième, c'est 1190%, soit près de 12 fois les
besoins de l'armée, qui doit être produite par une province donnée, pour que l'impôt en
nature soit tout juste suffisant pour couvrir les besoins.
Ainsi, pour que les impôts, une fois les pertes retirées, permettent à l'armée d'être
autosuffisante, il fallait que la province dans laquelle l'unité était située produise entre
5,27 et 12 fois la quantité de produits dont elle avait besoin. Évidemment, il faut aussi
garder en tête que les contribuables pouvaient toujours demander l'adaeratio pour se
décharger du transport des denrées, qui constituait une taxe en soi605. En effet, chaque
impôt en nature payé en numéraire augmentait d'autant la probabilité que l'impôt en
nature ne suffise pas et que l'armée dût recourir à des achats.
Les census provinciaux, nous l'avons vu, avaient exactement pour but d'établir la
604 Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, Rome, 1976, p.176.
605 Giardina, Andrea, Aspetti del fiscalismo tardoantico, in Studi Storici, Anno 18, No. 3, 1977, p.159160.
350
production locale partout où l'opération était réalisée. Il s'agissait de donner à l'entourage
de l'empereur des outils pour estimer la proportion d'autosuffisance de chaque province.
Ils permettait aussi d'anticiper, probablement en partie du moins, les problèmes
d'approvisionnement à venir.
En raison de toutes ces variables, nous sommes donc d'avis qu'un impôt en nature,
dont une partie aurait été destinée à l'armée, évoluait côte-à-côte avec des achats de
denrées et, par moments peut-être, quand la situation était critique, des réquisitions. Ces
achats et ces réquisitions étaient rendus nécessaires pour plusieurs raisons. Il était par
exemple impossible de nourrir une armée aux frais d'une province qui ne produisait pas
suffisamment, ce qui était encore plus vrai si l'on prend en compte les pertes liées à
l'entreposage. De plus, les provinciaux pouvaient demander une adaeratio pour ces
impôts en nature. Ce privilège qui leur avait été donné aurait ouvert la porte à un vaste
mouvement de corruption dans la fonction publique romaine. Peut-être qu'une brève
étude de la corruption dans l'approvisionnement militaire permettrait de jeter un peu plus
de lumière sur la bureaucratie rattachée au ravitaillement des troupes?
2.8 - Corruption
La corruption associée au ravitaillement, comme on l'a vu, existait avant l'arrivée
du Principat. Cicéron donne quelques exemples de magistrats qui ont abusé du système à
leur profit en exigeant des sommes exorbitants au lieu du blé que les provinciaux
devaient leur livrer.606 Dion Cassius donne l'exemple de Flaccus, un contemporain de
606 Il cite le cas de Marcus Antonius, Cicéron, In Verr. Sec., III, 91, 213 et dit aussi que plusieurs
magistrats ont tiré de grandes sommes d'argent en usant des mêmes procédés que Verrès. Cicéron, In
Verr. Sec., III, 94, 218.
351
Sylla cupide et corrompu, qui « s'enrichit même à partir des rations des soldats » (ex
autès tès tôn stratiôtôn trophès … echrèmatizeto)607.
Ces agissements ne sont pas nouveaux, et on peut en observer les effets autant
sous la République que sous l'Empire, des Julio-Claudiens jusqu'à Théodose 608, et même
plus tard. Brunt nous met en garde de ne pas penser que la corruption était plus fréquente
au Bas-Empire que sous le Haut-Empire. En effet, la documentation est beaucoup plus
mince pour le Principat, mais elle ne disculpe pas la période pour autant609.
L'Histoire Auguste présente quelques empereurs particulièrement préoccupés par
la chasse à la corruption dans l'approvisionnement militaire. Alors qu'il était tribun,
Piscennius Niger n'avait rien reçu des soldats et avait empêché quiconque de recevoir
quoi que ce soit. Général, il n'avait extorqué aux provinciaux ni bois, ni huile, ni corvées.
Arrivé à l'Empire, il avait fait lapider par les soldats auxiliaires deux tribuns qui avaient
fait des profits illicites sur le ravitaillement (stellaturas accepisse)610.
Alexandre Sévère avait fait grand cas de l'approvisionnement de ses soldats. Lui
aussi avait eu maille à partir avec certains éléments corrompus du service de
ravitaillement. Il déclara la peine capitale pour tous les tribuns qui avaient obtenu quoi
que ce soit par corruption dans l'approvisionnement (tribunos qui per stellaturas
militibus aliquid tulissent)611. Son action avait été telle pour combattre la corruption, nous
dit l'Histoire Auguste, qu'il ne craignait pas l'armée, bien qu'il fût particulièrement sévère
envers elle, parce que personne ne pouvait lui reprocher qu'un seul tribun, ni même un
607 Dion Cassius, fr. CCCVI.
608 Code Théodosien, XI, 1, 11; 21; 24.
609 Compte Rendu de Neesen, Lutz, Untersuchungen zu den Direkten Staatsabgaben der Römischen
Kaiserzeit (27 V. Chr.--284 N. Chr.), par Brunt, P. A., The Revenues of Rome, in The Journal of Roman
Studies, Vol. 71, 1981, p.170.
610 Histoire Auguste, Pescennius Niger, III, 4-8.
611 Histoire Auguste, Alexandre Sévère, XV, 5-6.
352
seul général, n'eût détourné quoi que ce soit sur la paye des soldats (dici nihil posset quod
unquam tribuni vel duces de stipendiis militum quidquam accepissent)612.
Malheureusement, l'Histoire Auguste ne fournit aucun détail sur le mode de
détournement des fonds liés au ravitaillement des troupes. Dans un cas, Piscennius Niger
a fait lapider par des troupes auxiliaires les tribuns fautifs. Dans l'autre, Alexandre Sévère
savait que ses troupes resteraient fidèles, car elles n'ignoraient pas qu'aucune corruption
ne serait tolérée. Nous pouvons donc déduire que la corruption sur le ravitaillement
affectait d'abord les soldats et, accessoirement, les provinciaux. À tout le moins, on peut
affirmer que les empereurs se souciaient plus de l'impact de la corruption sur les soldats
que sur les provinciaux.
Tacite présente aussi quelques cas de corruption du service d'approvisionnement
en Bretagne. Agricola avait fait cesser certaines pratiques humiliantes. Alors que les
habitants apportaient leur impôt en nature, on fermait les greniers jusqu'à ce qu'ils
acceptent d'acheter du blé et qu'ils en payent le prix en argent. L'autre possibilité était de
leur indiquer un endroit fort éloigné pour qu'ils aient recours à l'adaeratio613.
France explique la différence entre ces deux alternatives comme suit : si le
contribuable breton avait du grain pour l'impôt, on lui demandait d'aller le livrer à
l'armée. S'il n'en avait pas, il devait l'acheter dans les greniers impériaux 614. Cette lecture
nous semble s'opposer à la version donnée par Tacite 615. Les paysans mentionnés par le
gendre d'Agricola ne sont pas contraints d'attendre devant des greniers, poussés par la
612 Histoire Auguste, Alexandre Sévère, LII, 3.
613 Tacite, Agr., XIX, 4-5.
614 France, Jérôme, Remarques sur les tributa dans les provinces nord-occidentales du Haut-Empire
romain (Bretagne, Gaules, Germanies), in Latomus, LX, fascicule II, 2001, p.374.
615 Il est vrai que l'auteur s'excuse de ce que le passage de Tacite est « d'interprétation difficile ».
353
nécessité d'acheter du blé, mais bien par moquerie (ludibrium). Les greniers étaient
volontairement tenus fermés jusqu'à ce que les agriculteurs se décident à acheter du blé à
prix d'argent. Tacite dit aussi que « ce qui était évident pour tous était source de profit
pour un petit nombre » (quod omnibus in promptu erat paucis lucrosum fieret)616.
De plus, l'interprétation de France ne résiste pas à la critique en raison d'un certain
nombre de faiblesses. D'abord, il n'explique pas d'où vient le blé que doivent acheter les
Bretons. Puisque, selon son interprétation, ceux qui en ont doivent aller le livrer aux
troupes à la frontière, comment les greniers publics se trouvent-ils à posséder du blé à
vendre? Enfin, l'explication de France ne peut être acceptée lorsque l'on considère
qu'Agricola a pris les mesures pour que cessent ces pratiques. Si elles étaient normales,
qu'aurait-il pu faire pour améliorer la situation? Tacite ne dit pas qu'Agricola organisa des
transports pour les produits de l'impôt, pas plus qu'il ne distribua du blé aux contribuables
qui n'en avaient point. L'explication de France semble donc manquer son but.
Tacite explique que les agents des greniers agissaient par malveillance, pour se
moquer des Bretons. Il laisse également entendre que ces actes généraient un profit pour
quelques-uns. L'idée de forcer les insulaires à payer pour se délivrer de leurs obligations
rappelle les tractations de Verrès. Il y aurait donc de la corruption dans les agissements
des employés des greniers. Sous l'Empire tardif, l'adaeratio de l'annone allait de pair avec
la coemptio, soit l'achat au prix du marché ou l'achat forcé. L'administration civile de
l'époque qui voulait se faire un petit profit cherchait une adaeratio à coût élevée et une
coemptio à faible prix. Ce faisant, les employés pouvaient encaisser un interpretium, soit
l'écart entre l'un et l'autre taux617. Il semblerait que Julien fut le premier à faire
616 Tacite, Agr., XIX, 5.
617 Giardina, Andrea, Aspetti del fiscalismo tardoantico, in Studi Storici, Anno 18, No.3, 1977, p.151 et
156.
354
s'équivaloir les prix d'adaeratio et de coemption618.
Cérati, se basant sur un extrait du Code Théodosien619, donne une description de la
corruption des agents de ravitaillement au Bas-Empire. Nous croyons qu'elle peut
s'appliquer parfaitement à l'exemple breton donné par Tacite. Nous reproduisons ici le
passage presque en son entier :
« L'empereur [Constantin, le 19 octobre 325] interdit aux « tribuni » et
« praepositi » qui ont la charge de ses troupes, de laisser dans les
horrea les annones auxquels ils ont droit chaque jour, « afin que les
achètent les susceptores, les procuratores ou les « praepositi
pagorum » ou « horreorum ». Il résulte en effets de cette pratique que
lesdits fonctionnaires demandent aux contribuables non des vivres, mais
de l'argent, les denrées restant en magasins devenant gâtées et
corrompues. (…)
Au lieu de toucher à jour fixe les rations auxquelles ils ont droit, ils les
laissent en magasin et les font acheter aux responsables du grenier.
C'est le sens finalement qu'il faut donner à ce « ut comparent ». La
vente est-elle immédiate ou bien attend-on la parution d'un nouveau
barème plus favorable? Il semble ici que ça soit immédiat. Les tribuni
et praepositi préfèrent tout simplement toucher l'argent liquide.620
Le susceptor a donc une encaisse déficitaire (il a payé), et un stock de
vivres excédentaire. Que va-t-il faire? Et bien, dans l'immédiat, à la
prochaine échéance fiscale, toujours par hypothèse se déroulant dans le
cadre annonaire, au lieu de réclamer les denrées dont il n'a que faire, en
ayant trop, il exige l'adaeratio.
Malheureusement pour le susceptor, le problème n'est pas résolu. Les
stocks continuent de vieillir. Quand on se présentera de nouveau pour
percevoir il va se trouver devant le choix suivant :
- ou payer les parties prenantes par adaeratio en argent (l'empereur n'en
parle pas mais cela peut évidemment se produire puisqu'il dispose de
plus d'argent qu'il ne devrait),
- ou leur distribuer des denrées qui commencent à s'avarier.
618 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.156.
619 Code Théodosien, VII, 4, 1.
620 Note 66 dans le texte de Cérati : « et préfèrent nourrir leurs soldats avec des denrées quelconques
achetées à petits prix sur le marché local. Cela constitue si l'on veut un « interpretium » mais il relève
plus du vol pur et simple que de la spéculation à longue haleine. »
355
La première solution ne fait que retarder le problème, parce que le
susceptor a toujours sa maintenance en vivres de plus en plus mauvais
état. Finalement elle se pourrit complètement et c'est alors que, si l'on
veut procéder vraiment à une remise en ordre, il faudrait demander aux
contribuables de reverser l'équivalent de la déperdition. En théorie c'est
d'ailleurs impensable et l'empereur ne se prive pas de le dire :
« quoniam fieri non potest » ! Ainsi la manœuvre des responsables
militaires devait aboutir à imposer une nouvelle levée. Bien entendu on
pouvait sortir de l'impasse par un système de réquisitions sauvant
provisoirement les apparences. Mais de toutes façons il fallait ensuite
les rembourser et cela grevait d'autant plus les indictions futures. En
réalité, pour rééquilibrer le système il fallait, soit se résigner à distribuer
les denrées pourries, soit les considérer comme perte sèche et les
remplacer en demandant en conséquence un effort supplémentaire aux
contribuables, quels que soient les moyens dilatoires employés. »621
Il y a peut-être certains points qui unissent les gestes fautifs interdits par
Constantin, les actions des percepteurs en Bretagne et les tribuns corrompus de l'Histoire
Auguste. Dans les trois cas, on s'assure d'obtenir de l'argent plutôt que le blé qui est
demandé aux contribuables. Dans l'exemple breton, ce choix mène certainement à un
déficit de blé, qui doit nécessairement être renfloué soit par des achats de moindre qualité
sur le marché ou par la distribution de vieux blé 622. Dans le cas des tribuns présenté par
l'Histoire Auguste, cette pratique fut peut-être la cause de leur lapidation accordée à des
troupes auxiliaires : pour se faire un maximum de profit, les tribuns auraient donné du blé
gâté aux troupes et l'incident aurait causé beaucoup de mécontentement chez les soldats.
La lutte contre la corruption des agents de l'approvisionnement est probablement
ce qui a causé les modifications majeures dans le système annonaire. Alexandre Sévère
condamnait à mort les agents corrompus. Le contrôle du ravitaillement finit par passer
entre les mains d'administrateurs civils, ce qui ne fera que déplacer le problème.
621 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.170171.
622 On imagine mal les percepteurs acheter à meilleur prix le blé qu'ils auraient pu percevoir gratuitement
par les impôts, simplement pour se moquer des Bretons. Les percepteurs voulaient certainement tirer
un certain profit, un « interpretium » en recueillant une certaine somme pour le blé et en achetant le
même blé à moindre prix.
356
« Contrairement à une opinion largement diffusée, cette organisation
limite les possibilités d'abus militaires, dont la documentation antérieure
nous offre tant d'exemples623. (...) Ces abus, désormais, sont plutôt le
fait des agents de l'administration civile, provinciale ou locale. Ce sont
eux, en particulier, qui peuvent réaliser un bénéfice sur l'adération des
denrées624. »625
Pour leur part, les empereur Valentinien et Valens vont menacer de torture les
coupables de corruption626. Arcadius et Honorius, face à leur impuissance devant le
problème, vont plutôt opter pour un édit fixant les prix 627. Ceci soulève évidemment la
question de l'Édit du Maximum de Dioclétien. Se pourrait-il qu'il ait été promulgué autant
pour endiguer la corruption, que pour freiner l'inflation? La question sort du cadre de
cette analyse, mais elle mérite d'être posée.
Dans certains cas, « les dépenses qui ont été effectuées par les contribuables et
confirmées par les reçus devront être portées à leur compte par la préfecture de Prétoire
sur l'impôt qu'ils devaient au fisc, pour l'indiction même pendant laquelle ils ont fait le
débours. »628 La Constitution d'Anasthase629 mentionne que, dans certains cas, on
remboursait sur l'impôt en or les achats forcés auprès de vendeurs. « Et ceci semble
décidé pour empêcher des fraudes consistant à choisir pour le remboursement de la
livraison un moment favorable, lorsque par exemple la récolte abondante aura fait baisser
les prix. »630 La Novelle CXXVIII de 545 donnait quelques marches à suivre pour assurer
le bon déroulement de l'estimation et de la perception des impôts.
623 L'auteur mentionne SB 3924; P. Lond. 1171; IGRR 1262; PSI 446.
624 Nous reprenons la note de l'auteur : « P. Beatty Panop. 2, 11. 229-244 : les responsables sont les
stratèges et les percepteurs civils. La complicité des civils est toujours à l'origine des abus : Code
Theodosien 7, 4, 1 (de 325), qui condamne conjointement l'optio et le subscribendarius. »
625 Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.380-381.
626 Code Théodosien, XI, 1, 11.
627 Code Théodosien, XI, 1, 24.
628 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.107.
629 Code Justinien, X, 27, 2.
630 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.110.
357
« [L'empereur] y décide, nous l'avons vu, qu'au mois de juillet ou d'août
de chaque indiction (c'est-à-dire dans les 2 mois précédant l'année
fiscale suivante) on doit établir dans les bureaux de chaque diocèse, des
états particuliers relatifs à l'indiction prochaine. Ces états indiqueront
pour chaque Province ou cité combien il devra être imposé comme
Tribut sur chaque unité foncière, tant en denrées qu'en or. Ils devront
également indiquer pour les quantités demandées en denrées (c'est-àdire demeurées annonaires) le taux d'estimation (c'est-à-dire le prix qui
pourrait être donné par adaeratio) en se basant sur le prix du marché ou
la coutume suivie en chaque lieu. Ces états devront indiquer également
ce qui dans ces versements devra être envoyé à l'Arca (de la préfecture
de Prétoire) et ce qui dans chaque province devra être donné ou
dépensé. »631
Sans doute que cet effort de transparence avait un lien avec la lutte contre la
corruption. En rendant public ces informations, Justinien permettait aux contribuables
d'être conscients de leurs droits et des limites de leurs obligations. Il rendait aussi plus
difficile la tâche à l'agent administratif qui aurait pu vouloir user de son influence pour
extorquer plus de denrées que nécessaire, ou plus d'argent lors d'une estimation.
Bien qu'ils soient tardifs, ces derniers exemples pourraient bien s'appliquer à une
époque antérieure aux textes compilés par les deux recueils légaux. En effet, Cérati
souligne à quelques reprises que, suite à son étude des Codes Théodosien et Justinien, il
ne remarque pas de changements majeurs dans la fiscalité ou dans l'approvisionnement
des troupes d'un texte de loi à l'autre, seulement un désir de combattre la corruption632.
631 Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.108.
632 « Cela dit, il faut d'abord observer que, si la situation décrite, nous semble-t-il assez clairement, dans
les dispositions du Code de Justinien et édictée soit par cet empereur, soit par ses prédécesseurs
immédiats, avait constitué une innovation profonde, une transformation essentielle dans la manière
d'entretenir la Militia, on devrait dans le libellé de ces textes trouver peut-être quelque mention, si
discrète soit-elle, que leurs dispositions apportaient un certain changement. Il n'en est rien, et au
contraire les rédacteurs se réfèrent assez complaisamment à la coutume et à l'usage, que leur seul
souci est semble-t-il de faire appliquer d'une manière plus régulière. On a le visible dessein de
contrecarrer des fraudes, d'ailleurs probablement séculaires, on ne semble guère avoir voulu innover
quant aux principes. » Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au BasEmpire, Paris, 1975, p.121
p.123 : « Outre ces arguments, d'ordre surtout terminologique, qui nous paraissent d'ailleurs
importants en l'occurrence, on peut soit trouver dans les chapitres consacrés par le Code théodosien à
la fiscalité proprement dite, soit dans ceux traitant de ravitaillement des troupes, soit çà et là dans le
corps du recueil, des indications qui semblent plutôt confirmer, elles aussi, l'analyse tirée de la lecture
plus certaine des sources Justiniennes. On serait donc porté à conclure qu'aucun changement majeur
358
On trouve dans la Bible des mesures prises pour montrer l'honnêteté d'un
percepteur d'impôt. En effet, Zachée, chef des collecteurs d'impôt (arkhitelônès) et qui
était critiqué comme pécheur (amartôlos anèr), reçut Jésus chez lui et voulut lui
démontrer qu'il n'était pas corrompu. Homme riche (plousios), il offrit d'abord la moitié
de sa fortune aux pauvres. Puis, il s'écria que, s'il avait déjà accusé faussement quelqu'un
pour quoi que ce fût (ei tinos ti esukophantèsa), il lui rendrait le quadruple (apodidômi
tetraploun)633.
Cette tendance à faire payer un multiple de la valeur frauduleusement acquise
semble avoir également été appliquée à toute époque. Verrès, par exemple, avait statué
que les dîmeurs qui avaient fraudé les agriculteurs se trouveraient dans l'obligation de
rembourser à l'octuple la somme acquise malhonnêtement, alors que, à l'inverse, les
cultivateurs qui avaient fait de fausses déclarations seraient condamnés à payer le
quadruple634. À partir du IIIe siècle de notre ère, les actuarii et les optiones qui avaient
reçu plus de blé que la quantité indiquée sur le pittacium devaient rembourser le double
de ce qui avait été versé en trop 635. Le problème de corruption était donc apparent à toutes
les périodes de l'empire, et les empereurs successifs ne parvinrent pas à résoudre le
problème.
Les ressemblances entre les impôts perçus en nature sous la République et ceux
du Haut-Empire sont donc nombreuses. Il y a, par ailleurs, suffisamment d'exemples
connus d'impôts perçus en nature avant le règne de Septime Sévère pour rejeter du revers
ne se soit vraiment produit. »
p.130 : « Sur le vu de ces trois documents [Code Théodosien, XI, 5, 1 ; 1, 29 et XII, 6, 28], nous
tendons de plus en plus à ne pas croire que, du Code Théodosien à la période de Justinien, il y a eu
grande évolution dans la manière de concevoir et de procéder au ravitaillement de l'armée. »
633 Luc, Ev., XIX, 1-10.
634 Cicéron, In Verr. Sec., III, 13, 32-34.
635 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.283.
359
de la main l'hypothèse de Van Berchem voulant que ces ponctions étaient exceptionnelles
et réservées uniquement à des régions trop pauvres pour verser un tribut adéquat636. Les
ressemblances se poursuivent également au niveau de la corruption du personnel civil et
des officiers. On remarque également des ressemblances entre ces éléments sous le Haut
et le Bas-Empire. Il est donc plus logique, selon nous, de plaider pour une continuité
entre ces trois périodes, plutôt que d'opter pour une fracture entre la République et le
Haut-Empire, puis une seconde entre le Haut et le Bas-Empire.
Quant aux documents papyrologiques qui font allusion à des achats, loin de
minimiser leur importance, nous affirmons qu'ils sont la preuve de la complémentarité
des systèmes d'approvisionnement. L'impôt en nature fournissait une partie des produits
que l'armée réclamait; les achats couvraient la différence. En effet, l'impôt en nature
dépend de la récolte, et cette dernière varie d'année en année. Il fallait donc prévoir des
mécanismes pour combler les déficits d'une récolte. C'est surtout vrai lorsqu'on sait
qu'une province devait produire entre 5,27 et 12 fois ce dont une unité avait besoin pour
que l'impôt, une fois soustraites les pertes dues à l'entreposage, puisse suffire à l'armée.
Ainsi, nous croyons avoir fait la preuve que des impôts en nature étaient
régulièrement perçus sous le Haut-Empire. L'usage précis de ces impôts n'est pas clair,
mais il est indéniable qu'une partie de ceux-ci devait être destinée aux soldats. Certains
exemples d'ailleurs, le démontrent, notamment les cuirs des Frisons à usage militaire, et
le blé breton que les agriculteurs pouvaient livrer aux camps. Évidemment, cela signifie
que
l'organisation
de
l'approvisionnement
devait
nécessairement
fonctionner
différemment de ce qui a été imaginé jusqu'à maintenant. En effet, un système de
ravitaillement articulé autour d'un système d'achats et de réquisitions diffère de celui qui
636 Van Berchem, Denis, L'Annone militaire dans l'Empire romain au IIIe siècle, Paris, 1937, p.138-139.
360
se base sur un impôt en nature. Une présentation de l'organisation du ravitaillement sera
donc tentée dans la prochaine partie.
361
PARTIE V : STRUCTURE ET INFRASTRUCTURE DE
L'APPROVISIONNEMENT
362
Nous pensons avoir démontré, jusqu'à présent, que l'approvisionnement des
armées romaines sous le Haut-Empire se faisait en partie par un impôt en nature, et en
partie par des achats. Il reste cependant à aborder deux aspects importants de la
logistique : les structures et les infrastructures. D'abord, il sera question de l'organisation
du ravitaillement sous le Haut-Empire et plus précisément des agents impliqués dans les
différentes étapes, de la planification à la réception, des achats à la distribution. Il faudra
ensuite aborder le sujet des infrastructures, notamment celles touchant au transport et à
l'entreposage des marchandises.
Chapitre 1 - Structure du ravitaillement
Après avoir soutenu que l'armée était approvisionnée en partie par un impôt en
nature et en partie par des achats, il est évident que la structure du ravitaillement militaire
doit être repensée à la lumière de notre démonstration. En effet, un modèle logistique
flexible basé sur une complémentarité entre impôts en nature et achats nécessite une
organisation différente d'un système d'approvisionnement totalement décentralisé, où
prédominent les achats et les réquisitions. Il faut également comprendre que, sous la
République, plusieurs tâches découlaient d'arrangements ad hoc, et ce système
s'appliquait autant au commandement qu'au service de ravitaillement. Sous l'Empire,
cependant, avec des garnisons permanentes aux frontières, il n'est pas impossible que
l'État ait établi une hiérarchie plus standardisée. Malheureusement, des lacunes en ce qui
concerne les témoignages anciens compliquent l'étude des développements de
l'organisation du service de ravitaillement1. Il semblerait que des civils et des militaires se
1
Compte Rendu de Erdkamp, Paul, Hunger and the sword et Roth, J.P. Logistics of the Roman Army at
War, par Kate Gilliver, in The Classical Review, New Series, Vol. 51, No. 2, 2001, p.346.
363
côtoyaient pour assurer l'approvisionnement des troupes2.
1.1 - À Rome
L'approvisionnement des armées romaines à l'époque impériale s'organisait
d'abord et avant tout à Rome, avec une organisation composée à la fois de civils et de
militaires. Pour le Ier siècle, ces différents acteurs sont relativement obscurs, mais à partir
du IIe siècle, ils sont mieux connus. Le préfet du prétoire, quelques bureaux civils
(officia) et des officiers étaient impliqués à divers degrés dans la logistique.
1.1.1 - Le préfet du prétoire
Après qu'Auguste ait concentré tous les pouvoirs civils et militaires entre ses
mains, il n'aurait certainement pas voulu, à notre avis, risquer la fidélité de ses légions en
transférant le ravitaillement, aspect le plus fondamental de leur loyauté après la solde,
sous la responsabilité de nombreux généraux. Certains auteurs doutent qu'il y ait eu un
bureau central à qui la responsabilité du ravitaillement aurait été confiée.
« Rien ne nous autorise à supposer l'existence d'une direction centrale
du ravitaillement, qui serait tout à fait anachronique dans une armée qui
n'a même pas d'état-major permanent. De ce point de vue l'armée
romaine reste une somme d'armées provinciales, et c'est aux officia des
gouverneurs qu'incombe, en temps de guerre comme en temps de paix,
la quasi-totalité des tâches d'intendance. »3
2
3
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.272.
Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus et le ravitaillement de l'armée impériale en
campagne, in Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, Tome 96, N°1, 1984, p.303. D'autres
auteurs adoptent une position similaire : « Il n'y avait pas de système centralisé prenant en charge
l'intendance militaire, ce qui n'est pas incompatible avec l'existence d'une comptabilité centrale des
dépenses militaires relevant directement de l'empereur. Chaque secteur provincial devait certainement
s'occuper de ses approvisionnements selon des modalités de mieux en mieux rôdées au fur et à mesure
qu'avance l'Empire. », voir Le Roux, Patrick, 1994. Le ravitaillement des armées romaines sous
L’Empire, in Du latifundium au latifundo, édit. Etienne, R., Paris, p.410.
364
Nous sommes toutefois d'avis qu'Auguste, après avoir concentré les pouvoirs
politiques et militaires entre ses mains, n'aurait pas eu avantage à décentraliser
l'approvisionnement des armées à autant d'officiers ou de magistrats. Il aurait eu intérêt à
conserver une certaine autorité sur le ravitaillement, tout comme il gardait la
responsabilité de la solde. Sans nécessairement laisser entendre qu'un bureau central
s'occupait de gérer la logistique en province, nous croyons que le ravitaillement des
troupes devait, jusqu'à un certain point, être géré par un petit nombre d'individus qui
répondaient à l'empereur en personne.
En maintenant un mode d'approvisionnement basé en partie sur l'impôt en nature,
et complété par des achats, l'empereur devait éviter quelques écueils. D'un côté, il devait
s'assurer que les soldats reçoivent à point nommé une ration suffisante. Il fallait donc
veiller à ce que toute lacune dans le ravitaillement via l'impôt en nature soit comblée par
des sommes d'argent raisonnables pour se procurer sur le marché les produits dont les
soldats avaient besoin. De l'autre côté, pour limiter la corruption, l'empereur devait éviter
de remettre des sommes d'argent trop grosses pour les besoins à combler.
Il découle donc que l'opération devait nécessairement tenir compte d'une
multitude de facteurs : on devait porter une attention particulière à la production locale
pour l'année en cours et aux exigences matérielles de l'armée pour la même période. Il
n'est pas impossible que l'on ait tenu compte du nombre de contribuables ayant versé en
numéraire une partie ou la totalité de leurs impôts évalués en nature, ainsi que le volume
de denrées qui échappait ainsi à l'armée.
L'opération devait se dérouler dans un lieu où les informations nécessaires étaient
accessibles, et où des hommes de confiance de l'empereur pouvaient veiller à ce que
365
l'armée ne manquât de rien tout en épargnant au maximum les finances impériales. Dans
la mesure où l'on sait que les compilations exhaustives des différents census provinciaux
étaient expédiées à Rome, et que, sous le Haut-Empire, l'entourage de l'empereur s'y
trouvait, c'est nécessairement dans la capitale que cette évaluation avait lieu.
Remesal-Rodriguez a pensé que la responsabilité de l'approvisionnement avait été
conférée au préfet de l'annone, parce qu'il devait constituer un stock de vivres suffisant
pour pouvoir influencer directement le prix du blé à Rome 4. Kissel propose également
que le préfet de l'annone était en charge du ravitaillement des troupes, autant en période
de paix qu'à la guerre5. Cependant, tous ne sont pas de cet avis. « Le ravitaillement des
troupes en campagne ou stationnées dans les provinces, avec les réquisitions qu'il
implique souvent, ne relève que des autorités militaires et le préfet de l'annone n'eut
jamais aucun rôle à y jouer. »6 De plus, nous abondons dans le sens de Roth, qui souligne
que joindre entre les mains d'un seul homme des responsabilités aussi importantes que
l'approvisionnement de la capitale et celui des armées, et les pouvoirs qui étaient associés
à ces responsabilités, n'était probablement pas dans l'intérêt de l'empereur 7. Nous
prétendons de plus qu'il n'était pas nécessaire de constituer des stocks pour l'armée. En
effet, il n'était pas vraiment question de fournir, directement depuis Rome, de
l'approvisionnement aux troupes, mais plutôt de déterminer la part fiscale que chaque
province devait réserver à l'armée qui y était stationnée et, le cas échéant, de fournir des
moyens financiers aux armées situées dans des lieux moins avantageux et d'y expédier les
4
5
6
7
Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de aceite bético a Germania, con un
Corpus de sellos en ánforas Dressel 20 hallados en Nimega, Colonia, Mainz, Saalburg, Zugmantel y
Nida-Heddernheim, Madrid, 1986, p.85. Il est suivi par Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur
Logistik, 1995, p.142-151; Southern, Pat, The Roman Army; A Social and Institutional History, Santa
Barbara, 2006, p.220.
Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur Logistik, 1995, p.124–142.
Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, 1976, p.291.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.263.
366
surplus provenant des provinces mieux pourvues.
Nous pensons que le rôle de pourvoyeur de l'armée a été décerné au préfet du
prétoire. C'était lui qui, au IVe siècle, s'occupait de percevoir l'annona militaris8, et qui,
sous le Bas-Empire, prenait les décisions quant aux réquisitions 9. Il était responsable des
prévisions de l'approvisionnement, et devait communiquer aux officia les quantités de
nourriture à remettre aux unités, et ce, bien avant la tétrarchie 10. Pour faire ces
prédictions, les gouverneurs de province envoyaient à leur préfet et à son vicaire une
copie du cadastre, pour qu'ils puissent assigner les quotas de perception d'impôt en
nature. Chaque préfet autorisait, pour sa propre préfecture, la perception des denrées11.
De nombreux autres témoignages, également tardifs il est vrai, orientent la
réflexion dans cette direction. On en trouve un exemple dans la vie d'Avidius Cassius :
« Il y a une lettre du divin Marc à son préfet, qui parle de lui en ces
termes : « J'ai confié à Avidius Cassius les légions de Syrie qui se
vautrent dans les plaisirs (...). Vous, faites seulement que les vivres ne
manquent point aux légions (Tu tantum fac adsint legionibus abunde
commeatus). Si je connais bien Avidius, il n’y aura rien de perdu. » Le
préfet répondit à l’empereur : « Prince, vous avez sagement fait, en
donnant à Cassius le commandement des légions de la Syrie. (...) Tout
ce qui est nécessaire pour l’approvisionnement de l’armée est prêt
(Annona militaris omnis parata est) : rien ne manque sous un bon
général, parce qu’il ne demande, ni ne dépense beaucoup (non enim
multum aut quaeritur aut inpenditur). »12
8
9
10
11
12
Carlà, Filippo, Tu tantum praefecti mihi studium et annonam in necessariis locis praebe : prefettura al
pretorio e annona militaris nel III secolo d.C., in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte, Bd. 56,
2007, p.82.
Le Bohec, Yann, L'armée romaine sous le Bas-Empire, Paris, 2006, p.118. Ces dernières restèrent une
prérogative impériale jusqu'au dernier tiers du IIIe siècle, où elles furent aussi concédées aux
gouverneurs de provinces, voir Compte-rendu de Mitthof, Fritz, Annona militaris. Die
Heeresversorgung im spätantiken Ägypten. Ein Beitrag zur Verwaltungs- und Heeresgeschichte des
Römischen Reiches im 3. bis 6. Jh. n. Chr, par Cuvigny Hélène, in Revue des Études Grecques, Tome
115, 2002, p.823.
Carlà, Filippo, Tu tantum praefecti mihi studium, 2007, p.88.
Frank, R.I., Ammianus on Roman Taxation, in The American Journal of Philology, Vol.93, No.1, 1972,
p.73.
Histoire Auguste, Avidius Cassius, V, 4-12.
367
À en croire cet extrait, le ravitaillement des légions incombait au préfet. Celui-ci
recevait les demandes des généraux, les étudiait et devait y répondre. On trouve, toujours
dans l'Histoire Auguste, un passage qui semble indiquer la même chose. « Vous, Baliste,
remplissez avec zèle les fonctions de préfet et assurez les approvisionnements de vivres
partout où il est nécessaire. »13 Ce rôle logistique de Baliste, personnage probablement
fictif, est décrit plus en détail dans la biographie qui lui est consacrée :
« Baliste était un homme d’un mérite distingué, s’entendant bien aux
affaires, excellent dans le conseil, général expérimenté, et surtout fort
habile dans l’administration des vivres (in provisione annonaria
singularis). Valérien faisait tant de cas de lui, qu’il en parle ainsi dans
une de ses lettres : « Valérien à Ragonius Clarus, préfet de l’Illyrie et
des Gaules. Si vous êtes un homme d’ordre, mon cher Clarus, et je sais
que vous l’êtes, vous suivrez les dispositions établies par Baliste. Vous
voyez qu’il a introduit dans l’administration un tel système, qu’il ne
surcharge point les habitants des provinces; qu’il n’envoie des chevaux
que là où il y a des pâturages; qu’il n’exige des fournitures de vivres
que dans les lieux où il y a du blé; qu’il ne force ni l’habitant ni le
propriétaire de fournir des subsistances qu’ils n’ont point, ni de recevoir
des chevaux qu’il leur est impossible de nourrir : Il n’y a point de
meilleur système que de consommer les subsistances dans les lieux
mêmes qui les fournissent (Nec est ulla alia provisio melior quam ut in
locis suis erogentur quae nascuntur) : on épargne ainsi à la république
des transports et des frais de toute sorte (ne aut vehiculis aut sumptibus
rem p. gravent). Le blé abonde dans la Galatie, dans la Thrace, dans
l’Illyrie, et c’est là qu’il faut établir de l’infanterie. Dans la Thrace
cependant, on peut aussi envoyer de la cavalerie en quartiers d’hiver,
sans faire de tort aux habitants car il s’y récolte beaucoup de foins.
Enfin, pour le lard et les autres genres de subsistances, il faut les donner
dans les lieux où ils abondent. Ce sont là les conseils de Baliste, qui a
voulu que chaque province ne fournit qu’un seul objet de
consommation, celui qui s’y trouve plus abondant, et qu’ensuite on fît
passer les troupes dans une autre; ce qui, du reste, est consigné dans un
décret public. » 14
Selon cet extrait, non seulement le préfet devait pourvoir aux demandes des
généraux, mais il pouvait relocaliser les armées dans des lieux plus propices pour leur
ravitaillement. Sous l'empereur Gordien III, c'était également le préfet du prétoire
13
14
Histoire Auguste, Trente Tyrans, Macrien, XII, 11.
Histoire Auguste, Trente Tyrans, Baliste, XVIII, 4-10.
368
Misithée qui devait se charger de l'approvisionnement des troupes :
« La politique de cet homme à la tête des affaires publiques fut si
remarquable qu'aucune cité frontalière de quelque importance et
capable d'abriter dans ses murs l'armée du peuple romain et l'empereur
ne vint jamais à manquer de vinaigre, de froment, de lard, d'orge et de
paille; les cités plus modestes disposèrent pour leur part, les unes d'un
approvisionnement pour trente jours, d'autres pour quarante jours ou
deux mois, certaines au minimum pour quinze jours. Lorsqu'il était
préfet, il inspectait régulièrement les armes des soldats; il ne permettait
pas qu'un homme âgé serve à l'armée ni qu'un enfant perçoive une
ration militaire. »15
Le préfet du prétoire avait donc l'autorité nécessaire pour forcer les cités à faire
des provisions, au cas où une armée romaine ait à y séjourner. L'auteur de l'Histoire
Auguste attribue également la chute de Gordien III aux machinations du préfet du prétoire
qui remplaça Misithée :
« Misithée, comme on l'a vu, avait partout installé des dépôts de vivres
(habuerat conditorum) afin d'empêcher que le ravitaillement des
Romains ne vienne à manquer. Mais Philippe s'arrangea pour que les
navires chargés de blé soient détournés (naves frumentariae sunt
aversae), puis pour que les soldats soient amenés dans des lieux où ils
ne pouvaient trouver de vivres (in ea loca deducti sunt milites). Il
suscita ainsi rapidement contre Gordien l'animosité des soldats qui ne se
rendaient pas compte que le jeune homme avait été trompé par les
machinations de Philippe. (…) Les partisans de Gordien résistèrent
d'abord avec ardeur, mais, comme les soldats étaient réduits par la faim
(cum milites fame vincerentur), l'empire fut confié à Philippe et les
soldats exprimèrent la volonté que Philippe gouverne à égalité avec
Gordien, comme s'il était en quelque sorte son tuteur. »16
Ainsi, en plus de sa prérogative à forcer les cités à emmagasiner des provisions, le
préfet du prétoire pouvait aussi diriger les navires de charge, dont la cargaison était
destinée à l'armée. Par conséquent, à en croire l'Histoire Auguste, les pouvoirs logistiques
du préfet du prétoire étaient très vastes. Leur efficacité dans l'accomplissement de leur
tâche pouvait entraîner une prolongation de leur fonction. C'est du moins ce qui est
15
16
Histoire Auguste, Les trois Gordiens, XXVIII, 2-3.
Histoire Auguste, Les trois Gordiens, XXIX, 2-6.
369
affirmé dans cette lettre que l'Histoire Auguste attribue à Probus, et qui est adressée à son
préfet, Capito :
« Je vous prie donc, Capito, de me prêter votre concours dans tout ce
qui peut faire prospérer la République, et de faire en sorte que, partout
où il se trouve, le soldat ait toujours du pain, des vivres, et tout ce qui
lui est nécessaire (annonam et commeatus et, quicquid necessarium est
ubique, militi pares); pour moi, je vous donne l’assurance, autant que je
puis le faire, que si vous remplissez vos fonctions avec zèle, je n’aurai
jamais d’autre préfet que vous. »17
À en croire ce passage de la biographie d'Aurélien, les préfets avaient également
la charge d'approvisionner les camps militaires en prévision des campagnes. En effet, une
fois les opérations lancées, le général reprenait le contrôle de l'approvisionnement. C'est
du moins ce que l'on peut comprendre d'un passage de la biographie d'Aurélien, à un
moment où il était placé à la tête des armées romaines pour la guerre de Nicopolis, en
remplacement de Crinitus, qui était accablé d'une maladie :
« Les vivres nécessaires ont été expédiés à tous les camps par les
préfets. C’est à vous, d’après vos connaissances et votre habileté, de
prendre vos quartiers d’hiver et d'été dans un pays où rien ne vous
manquera (Tuum est … hiemalia et aestiva disponere, ubi tibi nihil
deerit). Tâchez de découvrir le campement des ennemis, et de savoir au
juste leur nombre et leur force. Veillez a ce que l’on ne consomme pas
en pure perte le vin, le pain ni les traits : vous savez combien cela est
précieux à la guerre. »18
Des provisions avaient été faites, mais il revenait au général de mener la guerre et
d'installer ses camps d'été et d'hiver là où il pouvait trouver un équilibre entre assurer son
ravitaillement et tirer avantage stratégique de la géographie. Le préfet du prétoire n'avait
donc pas d'autorité sur l'approvisionnement d'une armée en campagne, mis à part les
préparatifs, dont il devait se charger. Depuis quand cette situation était-elle en vigueur?
Zosime, auteur tardif particulièrement hostile à Constantin, accuse un changement de
17
18
Histoire Auguste, Probus, X, 7.
Histoire Auguste, Aurélien, XI, 5-6.
370
situation sous cet empereur :
« [Constantin] changea la fonction des principales charges. Il n’y avait
autrefois que deux préfets du prétoire qui exerçaient cette charge en
commun et qui avaient sous leurs soins et sous leur puissance non
seulement les troupes du palais, mais celles de la ville et des provinces
frontières, car, le préfet du prétoire étant le premier officier de l’empire,
il avait soin des provisions, et des vivres nécessaires pour la subsistance
des soldats, et punissait les désordres qu’on commettait contre la
discipline militaire. Mais Constantin renversant tout ce qu’il y avait de
plus sagement établi, divisa cette charge en quatre, et fit quatre préfets
du prétoire. (...)
Il ne se contenta pas d’avoir divisé de la sorte cette charge, il trouva
d’autres moyens de l’affaiblir et de la ruiner. Au lieu qu’en toutes les
provinces de l’empire les gens de guerre étaient commandés par des
centeniers, par des tribuns et par des capitaines, qui tenaient la place des
préteurs, ce prince établit des maîtres de la milice, dont l’un avait sous
lui l’infanterie, et l’autre la cavalerie, avec pouvoir de réprimer les
désordres et de châtier les coupables, et par là diminua encore la
fonction du préfet du prétoire. Ce changement fut très préjudiciable à
l’empire, en temps de paix et en temps de guerre, car tant que les
préfets du prétoire levèrent les impositions publiques par le ministère
des officiers inférieurs et qu’ils les employèrent au paiement et à
l’entretien des armées, et que d’ailleurs ils eurent le pouvoir de réprimer
les désordres, les gens de guerre faisant réflexion que celui qui leur
fournissait des vivres était le même qui avait droit de les punir,
demeuraient dans le devoir, de peur d’être punis et d’être privés de leur
paie. Mais depuis que le soin des vivres a été confié à l’un et l’ordre de
la discipline militaire à l’autre, ils disposent de tout selon leur caprice,
et appliquent à leur profit particulier le fond destiné au paiement des
troupes. »19
Selon Pavis d'Escurac, ce témoignage de Zosime fait remonter cette fonction du
préfet du prétoire à Septime Sévère, puisque, selon elle, l'annone militaire permettait à
l'armée de disposer d'une totale indépendance20. D'autres ont vu dans deux passages de la
vie d'Alexandre Sévère des preuves indiquant que l'empereur se chargeait
personnellement de l'approvisionnement de ses troupes 21. En effet, dans le premier
19
20
21
Zosime, II, XXXII, 2-XXXIII, 4-5.
Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, Rome, 1976, p.282; cette déclaration semble toutefois prendre pour acquis que l'impôt en
nature comblait tous les besoins de l'armée, ce qu'on peut remettre en cause.
De Laet, Sigfried J., Les pouvoirs militaires des Préfets du Prétoire et leur développement progressif,
in Revue belge de philologie et d'histoire, Tome XXV, fasc. 3-4, 1946, p.549.
371
passage, l'auteur fait référence à un édit :
« Or, le secret des guerres était inviolable pour lui. On annonçait
publiquement les jours de départ, et deux mois à l’avance, on affichait
l’édit conçu en ces termes : « Tel jour, à telle heure, je sortirai de Rome,
et, s’il plaît aux dieux, je coucherai à la première station. » L’édit
donnait ensuite l’ordre des stations ou étapes, puis des garnisons, puis
des lieux où on devait prendre des vivres, jusqu’aux frontières du pays
ennemi. »22
Que l'empereur ait connaissance des étapes et de l'origine de ses vivres ne signifie
pas qu'il ait organisé cet approvisionnement lui-même. De plus, que l'empereur ait luimême choisi la provenance de son ravitaillement pouvait très bien être lié au fait qu'il
menait une armée en campagne et que, dès lors, il remplissait la fonction de général pour
l'armée qui l'accompagnait. Le second passage décrit la réaction d'Alexandre Sévère face
à un mouvement de sédition de ses soldats :
« Ici cris et tumulte; Alexandre reprend : « Contenez donc ces
clameurs; c’est en guerre contre l’ennemi qu’il faut les faire entendre, et
non contre votre empereur : sans doute vos instructeurs vous ont appris
à émettre de tels cris contre les Sarmates, les Germains et les Perses, et
non contre celui qui vous donne les vivres prélevés sur les provinces, et
de qui vous recevez vos vêtements et la paye. »23
Dans ce dernier passage, l'empereur s'approprie le service de ravitaillement pour
avertir les soldats de ne pas mordre la main qui les nourrit, comme le dit l'expression. Il
est vrai que le service de ravitaillement était placé sous le patronage de l'empereur,
puisqu'il était vu comme l'ultime responsable des pénuries 24, et il était normal que
l'empereur soit mis au courant de l'état de l'approvisionnement de ses soldats 25.
22
23
24
25
Histoire Auguste, Alexandre Sévère, XLV, 2.
Histoire Auguste, Alexandre Sévère, LIII, 9.
Ce fut notamment en jouant sur cette responsabilité que Philippe l'Arabe put se permettre son
ascension fulgurante à l'empire, comme il en a été question plus haut. Voir Histoire Auguste, Les trois
Gordiens, XXIX, 2-6.
Des indices sont restés, notamment ce qu'indique Arrien dans son Périple sur le Pont-Euxin, en tant
que gouverneur de la Cappadoce sous Hadrien : « Avant midi, nous avions fait plus de cinq cents
stades et nous étions à Apsarus, où cinq cohortes sont établies. J’ai donné la solde aux soldats; j’ai
inspecté les armes, les remparts, les fossés, les malades et les approvisionnements de vivres; mon avis
372
Cependant, bien souvent, l'empereur déléguait cette charge à d'autres. Évidemment, cela
n'a pas empêché certains empereurs d'être plus actifs que d'autres dans ce domaine 26. Il
n'en reste pas moins que, probablement depuis ses origines, la fonction du préfet du
prétoire veillait au ravitaillement des troupes stationnées dans tout l'empire.
L'implication des préfets du prétoire décrite jusqu'à maintenant était, semble-t-il,
en vigueur à partir des Sévères. Cependant, Zosime laisse entendre que ceux-ci avaient
cette charge depuis plus longtemps. Un coup d’œil à la carrière antérieure des préfets du
prétoire peut apporter un éclairage utile. On constate que, sous la dynastie julioclaudienne, il n'y avait pas à proprement parler de carrière qui menait à la préfecture du
prétoire : ces derniers étaient choisis en fonction de critères divers 27. En 68 et 69 après J.C., il semble qu'ils étaient des soldats sortis du rang, ce qui peut s'expliquer par le
caractère violent de cette période. Sous les Flaviens, la préfecture du prétoire devança la
préfecture d'Égypte, pour s'établir au sommet de la carrière équestre. À partir de ce
moment, les préfets du prétoire reçurent des tâches plus administratives. Sous les
Antonins, cette tendance à remplir un rôle plutôt administratif s'amplifia, et les carrières
antérieures illustrent ce changement de paradigme28. Ainsi, le ravitaillement des armées
aurait pu leur être attribué depuis les Flaviens ou les Antonins, mais il n'est pas
impossible non plus que cette fonction leur ait été confiée depuis les Julio-Claudiens,
mais que ce ne serait pas visible dans leur carrière antérieure. En effet, la nouveauté et
26
27
28
sur toutes ces choses se trouve dans mes lettres écrites en latin. » (Arrien, Periplous, 7)
« Ce même jour, nous avons pu payer aux soldats leur solde, et voir les chevaux, les cavaliers qui
s’exerçaient à monter à cheval, l’hôpital, les approvisionnements, puis faire le tour des murs et des
fossés. » (Arrien, Periplous, 14).
Par exemple, Hadrien, qui « s'efforçait de connaître scrupuleusement les entrepôts militaires,
examinant adroitement les revenus provinciaux, de sorte que s'il manquait quoi que ce soit en quelque
endroit, il pût le satisfaire. » (Histoire Auguste, Hadrien, XI, 1).
Absil, Michel, La carrière antérieure (principalement militaire) des préfets du prétoire pendant les
deux premiers siècles de l'Empire, in La hiérarchie (Rangordnung) de l'armée romaine sous le HautEmpire, Actes du Congrès de Lyon (15-18 septembre 1994), édit. Le Bohec, Yann, Paris, 1995, p.168.
Absil, Michel, La carrière antérieure des préfets du prétoire, 1995, p.170-171.
373
l'importance du poste peuvent expliquer qu'il n'y ait pas eu de cursus propre pour y
accéder. Ce cursus se serait développé au fil des années.
Cette fonction d'administration du ravitaillement aurait été encore plus nécessaire
dans le cadre d'un impôt prélevé en nature et évalué d'après la récolte, que pour la
perception d'une somme fixe. En effet, les fluctuations entre les besoins et les revenus
devaient varier d'une année à l'autre, et il fallait ajuster la perception d'impôts en
conséquence. Par exemple, sous le Bas-Empire, la part de l'impôt à payer en numéraire et
celle estimée en nature étaient déterminées avant même la perception de l'impôt 29. Sans
prétendre que l'équivalent existât sous le Haut-Empire, il fallait néanmoins qu'un officier,
avec les pouvoirs suffisants, puisse anticiper les pénuries et les éviter en remettant de
l'argent aux armées pour qu'elles puissent se procurer ce qu'il leur manquait ou que l'on
estimait qu'il leur manquerait.
« Depuis l'instauration du Principat, l'empereur seul contrôlait à la fois
les armées et les moyens financiers nécessaires à leur entretien, leur
équipement et leur solde. Par contre, aucun magistrat, fonctionnaire ou
officier à qui le Prince déléguait une parcelle de ses pouvoirs militaires,
n'avait un droit de gestion financière. Le préfet du prétoire seul, au IIIe
siècle, possédait à la fois le pouvoir militaire et une compétence
financière telle qu'elle multipliait automatiquement la puissance déjà
considérable de ce pouvoir. »30
Sous le Haut-Empire, le préfet du prétoire devait donc avoir ses accès au bureau
du trésor, occupé par un fonctionnaire nommé le a rationibus.
29
30
Voir aussi Cérati, André, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris,
1975, p.109.
De Laet, Sigfried J., Les pouvoirs militaires des Préfets du Prétoire, 1946, p.544.
374
1.1.2 - L'officium a rationibus et le a copiis militaribus
L'approvisionnement militaire devait pas fois passer par des achats, de sorte que,
pour le nombre de soldats à nourrir et équiper, les produits devaient s'acheter en grande
quantité et les transactions devaient être dispendieuses. Il fallait donc veiller aux finances
du fiscus. Cette tâche incombait au bureau de l'a rationibus. Parmi les employés de ce
bureau, on compte le tabularius, un affranchi impérial; le dispensator, qui recevait les
mandats, les vérifiait et en autorisait les paiements; et l'arkarius, qui versait et répartissait
entre les officiers les montants prescrits 31. Au début de l'empire, ce bureau était
administré par le tabularius, et ce dernier s'occupait de la comptabilisation des armes et
des forts32. Lorsque l'officium fut attribué à des membres de l'ordre équestre, la carrière
militaire semble avoir été plus commune que la carrière civile 33. Il devait certainement
veiller également aux dépenses liées à l'approvisionnement militaire, incluant les retenues
sur la solde pour la nourriture et l'équipement. Il était « composé d'officiers qui se
tenaient en liaison avec les fonctionnaires chargés de l'intendance dans chaque légion ou
corps auxiliaire. »34
Au premier siècle de notre ère, un autre bureau d'affranchis impériaux est connu à
Rome par quelques inscriptions35 : l'officium a copiis militaribus, ou la cura copiarum
exercitus. Les épitaphes sont brèves, ce qui complique leur interprétation, mais ces
fonctionnaires dépendaient peut-être du trésor36. La première inscription connue date du
31
32
33
34
35
36
Cagnat, René, L'armée romaine d'Afrique et l'occupation militaire de l'Afrique sous les empereurs,
New York, 1975, p.338.
Stace, Silv., III, 3, 98.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.262-263.
De Laet, Sigfried J., Les pouvoirs militaires des Préfets du Prétoire, 1946, p.547.
CIL, VI, 28538; VI, 28539; VI, 28540.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.263.
375
règne de Claude ou de Néron, et présente un affranchi qui occupe le poste 37. Plotius
Grypus est le premier homme d'origine sénatoriale connu pour avoir occupé ce poste,
sous Domitien. Auparavant, les fonctionnaires ne semblent avoir été recrutés que parmi
les affranchis impériaux. Leur rôle est méconnu, mais certains modernes ont émis
l'hypothèse que « Plotius Grypus aurait eu la charge du ravitaillement général de l'armée,
tandis que les a copiis des règnes précédents se préoccupaient seulement du
ravitaillement de l'Empereur et de sa suite personnelle. »38 On a également suggéré que
ces affranchis s'occupaient aussi de l'approvisionnement des troupes stationnées à
Rome39. Peut-être enfin que ces derniers formaient un bureau qui assurait une certaine
coordination du ravitaillement militaire à travers l'empire40.
Il existe enfin un autre officier qui passait du temps à Rome, peut-être en lien avec
le ravitaillement. À la différence des autres mentionnés jusqu'à présent, celui-ci devait se
déplacer fréquemment entre son unité d'attache et la capitale. Il s'agit du frumentarius.
1.1.3 - Les frumentarii
Bien que le ravitaillement fût remis entre les mains du préfet du prétoire, et que ce
dernier était assisté dans sa tâche par des officia à caractère financier, il est certain que les
armées devaient députer des agents pour présenter leurs demandes. Nous estimons que ce
travail revenait aux frumentarii.
Très peu d'informations ont été transmises au sujet de ce grade par les diverses
37
38
39
40
CIL VI, 8538; Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de aceite bético a
Germania, 1986, p.95.
Picard, Gilbert Charles, Civitas Mactaritana, Karthago, VIII, 1957, Tunis, p.88.
Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus et le ravitaillement de l'armée impériale en
campagne, in Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, Tome 96, N°1, 1984, p.300-303.
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.273.
376
sources. On sait, par l'Histoire Auguste, que les frumentarii étaient employés par Hadrien
pour espionner ses amis, par exemple en lisant la correspondance qu'on leur confiait 41. Ils
devaient voyager souvent et avaient accès, dès les premières années du IIe siècle, aux
Castra Peregrinorum, à Rome42. Lorsqu'ils y séjournaient, ils étaient en outre sous les
ordres directs des différents préfets du prétoire 43. Sur les inscriptions, les frumentarii sont
toujours attachés à une légion en particulier, qui reste la même et ce, bien qu'ils soient
parfois envoyés en mission auprès d'une autre unité 44. Ces missions pouvaient avoir lieu
dans les prisons, les carrières, aux travaux publics, etc 45, mais toutes ces missions
extraordinaires semblent avoir eu un caractère économique46.
De nombreuses théories ont été émises au sujet de leur origine et de leur rôle au
sein de l'armée romaine. La plus récente propose que le terme frumentarius ait
simplement désigné les soldats logés aux Castra Peregrinorum qui recevaient une double
ration de blé47. Cependant d'autres théories ont été émises à leur sujet. Avant de les
présenter, il y a cependant plusieurs questions primordiales à poser : quand les
frumentarii ont-ils été créés, et pourquoi leur a-t-on donné ce nom? L'autre question
importante est celle qui fixe la date de leur concentration aux Castra Peregrinorum. En
réponse à la première question, il semblerait qu'aucun document ne confirme l'existence
des frumentarii avant le IIe siècle après J.-C.48, bien qu'ils aient probablement existé
41
42
43
44
45
46
47
48
Histoire Auguste, Hadrien, XI, 4-6.
Bérard, François, La carrière de Plotius Grypus, 1984, p.301.
De Laet, Sigfried J., Les pouvoirs militaires des Préfets du Prétoire, 1946, p.548.
De Laet, Sigfried J., Les pouvoirs militaires des Préfets du Prétoire, 1946, p.535.
CIL, XI, 1332 ; III, 25, 12286 ; CIL III, 433 AE, 1919 n.126.
Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de aceite bético a Germania, con un
Corpus de sellos en ánforas Dressel 20 hallados en Nimega, Colonia, Mainz, Saalburg, Zugmantel y
Nida-Heddernheim, Madrid, 1986, p.93.
Rankov, Boris, The origins of the frumentarii, in Acta XII Congressus Internationalis Epigraphiae
Graecae et Latinae, Barcelona 3-8 September 2002, Barcelone, 2007, pp.1169-1172. Cette théorie
« enrichit considérablement nos connaissances », selon Cosme, Pierre et Faure, Patrice, Identité
militaire et avancement au centurionat dans les castra peregrina, in Cahiers du Centre Gustave Glotz,
2004, Vol.15, 15, p.348.
Il existe cependant une inscription, dont la datation est difficile, qui pourrait remonter au milieu du Ier
377
avant49. Tout le reste n'est qu'hypothèses et conjectures.
Bien que les sources elles-mêmes n'offrent que bien peu de réponses, ces
questions peuvent cependant guider une saine réflexion. En effet, Rickman indique qu'il
serait absurde que les frumentarii aient été créés sous Hadrien pour servir d'espions, et
qu'ils aient reçu ce nom50. Dans la mesure où leur création remontait au plus tard sous
Trajan, il est logique de penser que leur fonction était liée à leur nom : ils devaient fort
probablement avoir un lien avec l'approvisionnement, au moins au moment de leur
création51. Une inscription de la fin du IIe siècle indique d'ailleurs qu'ils remplissaient
encore cette fonction52. Beaucoup ont vu en eux des agents de liaison pour le service du
ravitaillement entre les légions (ou les bureaux de province) et Rome 53. Ces auteurs ne
poussent malheureusement pas leur réflexion plus loin. Rien n'empêche, par ailleurs, que
les
frumentarii
aient
parallèlement
continué
à
remplir
leurs
fonctions
d'approvisionnement, tout en étant employés comme messagers, espions ou policiers 54.
En effet, les primipilares du Bas-Empire conservaient leurs tâches logistiques tout en
étant parfois affectés à des postes de stationnarii55.
49
50
51
52
53
54
55
siècle après J.-C. : CIL III, 3835 = AIJ, 151.
Sinnigen, William G., The Origins of the « Frumentarii », in Memoirs of the American Academy in
Rome, Vol. 27, 1962, p.216-217, où l'auteur émet l'hypothèse que les frumentarii étaient représentés
sur leur monument funéraire avec la hasta, signe distinctif qui leur était attribué, bien que leur rôle,
toujours selon l'auteur, était rempli par d'autres postes dans la capitale avant la dynastie flavienne
(p.221); Rickman émet l'hypothèse que leur création pourrait remonter jusqu'à Auguste : Rickman,
Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.275.
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.275.
Il est cependant important de souligner, comme le fait Le Roux, que, malgré leur nom, il n'y a aucune
preuve que la fonction des frumentarii ait eu un quelconque lien avec le ravitaillement militaire, il ne
s'agit que d'une déduction, voir Le Roux, Patrick, L'armée de la péninsule ibérique et la vie
économique sous le Haut-Empire romain, in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit.
Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.360.
CIL, VI, 3340 : « missus in legionem II Italicam ad frumentarias res curandas ».
De Laet, Sigfried J., Les pouvoirs militaires des Préfets du Prétoire, 1946, p.548; Sinnigen, William
G., The Origins of the « Frumentarii », in Memoirs of the American Academy in Rome, Vol. 27, 1962,
p.214.
Cagnat, René, L'armée romaine d'Afrique, 1975, p.321.
Code Théodosien, VIII, 4, 2.
378
Rickman souligne que leurs rôles de messagers et d'espion découlaient de leurs
nombreux voyages et de leurs nombreux séjours à Rome. Toutefois, il indique, d'ailleurs
avec raison, qu'il n'était pas nécessaire que des agents eussent à se rendre à Rome
régulièrement pour approvisionner les légions en temps normal. Il émet donc l'hypothèse
que ces frumentarii servaient à l'approvisionnement de blé de la ville de Rome, non pas
comme simples gardes, mais comme superviseurs, voire commandants militaires sur les
navires de l'annone civile. Bien qu'elle ne s'appuie sur aucun témoignage, cette théorie,
explique-t-il, permet de résoudre plusieurs difficultés : les nombreux voyages à Rome,
leur accès aux Castra Peregrinorum, et l'ajout de messagers, d'escortes de prisonniers et
d'espions à leur liste de tâches56. Cette hypothèse n'a aucun sens, à notre avis. En effet, on
comprend mal pourquoi des cavaliers de carrière se verraient confier le commandement
des flottes, ou même des soldats de la marine, ni pourquoi le personnel de la marine
aurait été insuffisant pour assurer la sécurité des convois de vivres. De plus, cette théorie
n'explique pas pourquoi les frumentarii se trouvaient directement sous les ordres du
préfet du prétoire et non pas sous les ordres d'officiers militaires de rang inférieur, voire
du préfet de l'annone. Ce dernier constat est d'autant plus pertinent que des militaires
pouvaient intervenir au nom du préfet de l'annone57.
Pour notre part, nous formulons la théorie que les frumentarii devaient exposer
l'état des provisions de leur unité, étudier avec le préfet les besoins à venir et estimer les
revenus en nature de leur province pour combler ces exigences. Ce mode de
fonctionnement aurait permis un meilleur suivi des besoins et des revenus. Les
frumentarii n'auraient donc pas acheté puis transporté du blé depuis la capitale vers les
56
57
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.275-276.
Digeste, XIII, 7, 43, 1. Voir aussi Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de
aceite bético, 1986, p.97.
379
armées, mais auraient apporté au préfet du prétoire des comptes-rendus fidèles et
fréquents du ravitaillement de leur unité. On pourrait alors supposer que les frumentarii
se dirigeaient à Rome un peu avant et un peu après chaque versement d'impôt, afin
d'estimer les revenus versés à l'armée et réajuster à la hausse ou à la baisse, le cas
échéant, les sommes d'argent nécessaires à pourvoir chaque armée de ce qui lui manquait.
Dans la Sicile de Cicéron, les dîmes étaient perçues par les dîmeurs juste après les
récoltes, alors que les blés étaient encore dans l'aire. Ensuite, le gouverneur avait la tâche
de prélever les secondes dîmes et le blé commandé. La perception de ces grains se faisait
peu après que les premières dîmes fussent prélevées, mais rien n'indique que ce fût
beaucoup plus tard. Sous Hadrien, le blé fiscal égyptien pouvait être versé à tous les six
mois58. Le Code Théodosien a fait passer le nombre de versements à trois chaque année59.
« La mesure était de nature à permettre aux contribuables de s'acquitter
plus facilement, en considération notamment des récoltes. En même
temps (on peut le supposer à lire le texte précédent), elle pouvait aider à
assurer à la fois une maintenance suffisante dans les horrea, sans
néanmoins entraîner une accumulation excessive des denrées
lorsqu'elles n'avaient pas été adaerées. »60
Le Code Théodosien ne fournit pas les dates de perception de l'impôt en nature, il
indique seulement que ce devait être fait à tous les quatre mois (per quaternos menses /
quaternis mensibus). On peut présumer que, pour l'approvisionnement militaire, deux de
ces trois versements devaient survenir l'un, peu de temps avant l'hiver, afin de préparer
des stocks pour la saison froide; et l'autre, peu de temps après la sortie des quartiers
d'hiver, afin de remplir les greniers qui avaient été vidés. Le dernier versement devait
survenir peu après la récolte, au moment où le blé était le plus abondant. Évidemment, le
58
59
60
P.Osl., 3, 78; on ne peut cependant savoir si la mesure était exceptionnellement due à de mauvaises
crues du Nil ou si cette fréquence était la norme.
Code Théodosien, XI, 1, 15.
André Cérati, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.172.
380
contribuable pouvait payer avant les dates prescrites, mais on présume que les versements
étaient alors convertis en numéraire61. Ainsi, les impôts ne devaient pas suivre le
versement de la solde aux militaires, qui avaient lieu les 1er janvier, 1er mai et 1er
septembre de chaque année62.
Remesal explique que, selon lui, les soldats hébergés dans les Castra
Peregrinorum présentaient les requêtes de leur unité, qui étaient envoyées soit aux
bureaux de l'annone soit aux gouverneurs de province 63. Ainsi, nous pensons que,
quelques semaines ou mois avant chaque versement de l'impôt, les frumentarii se
dirigeaient à Rome avec des registres indiquant l'état des entrepôts de l'unité à laquelle ils
étaient attachés, ainsi que les prévisions du rendement des terres et de l'impôt en nature
qu'on pourrait en tirer. Ensuite, les besoins de l'unité étaient estimés jusqu'à la collecte
d'impôt suivante et ces besoins étaient comparés avec les revenus escomptés. On pouvait
également fixer la valeur de chaque produit pour son adaeratio, en prévision que des
contribuables puissent désirer payer en argent, à un prix qui tenait compte de la
production et de la valeur des produits sur le marché.
Puis, quelque temps après la perception des impôts, les mêmes gradés retournaient
peut-être à Rome avec un compte-rendu détaillé des biens perçus en nature, ainsi que du
montant d'argent perçu en valeur d'adaeratio. Le préfet du prétoire pouvait alors s'assurer
que les besoins de l'armée allaient être couverts par l'impôt en nature et, le cas échéant,
que l'armée aurait suffisamment d'argent pour se procurer ce dont elle pouvait manquer. Il
aurait également pu, s'il le voulait, répartir les surplus d'une province à une armée dont
61
62
63
André Cérati, Caractère annonaire et assiette de l'impôt foncier au Bas-Empire, Paris, 1975, p.173.
Speidel, M. Alexander, Roman Army Pay Scales, in The Journal of Roman Studies, Vol.82, 1992, p.87.
Remesal Rodriguez, José, Military supply during wartime, in The transformation of economic life
under the Roman empire; Proceedings of the second workshop of the international network Impact of
Empire (Roman empire, c.200 B.C. - A.D. 476), édit. De Blois, Lukas et Rich, John, Amsterdam,
2002, p.82.
381
les ressources étaient insuffisantes. Peut-être que les frumentarii pouvaient également
s'occuper d'escorter ces nouveaux ravitaillements64.
Évidemment, notre hypothèse, comme toutes les autres à ce sujet, ne se fonde sur
aucun document. Elle a cependant le mérite de relier entre elles plusieurs réalités.
D'abord, cette théorie explique pourquoi les frumentarii portaient ce nom et pourquoi ils
relevaient des préfets du prétoire lorsqu'ils se trouvaient à Rome. Ensuite, elle permet de
comprendre leurs fréquents passages à Rome et l'attribution des Castra Peregrinorum
pour les héberger durant leurs séjours dans la capitale. Enfin, elle confirme leur rôle de
pourvoyeur des armées romaines et cadre bien avec notre hypothèse première, qui veut
que les impôts en nature étaient perçus pour le compte de l'armée tout le long du HautEmpire.
Il reste cependant un grand nombre de civils et de soldats affectés au service du
ravitaillement. Un bon nombre d'entre eux n'opéraient pas dans la capitale, mais plutôt en
province ou au sein même de leur unité. Ils avaient la tâche d'acheter ce qui manquait à la
troupe, de recevoir ou de distribuer les produits.
1.2 - En province
Il n'y avait pas qu'à Rome où l'on organisait le ravitaillement des armées
romaines, on retrouvait également en province de nombreuses personnes impliquées dans
l'achat, la réception et la distribution des denrées. Il ne faut pas non plus négliger le rôle
du gouverneur dans l'approvisionnement militaire.
64
C'est le cas si l'on comprend le terme frumentatores, mentionné par Tacite pour l'escorte du blé de
Novaesium à Castra Vetera (Tacite, Hist., IV, 35), comme synonyme de frumentarii. Pour le
rapprochement entre ces termes, voir Sinnigen, William G., The Origins of the « Frumentarii », in
Memoirs of the American Academy in Rome, Vol. 27, 1962, p.217.
382
1.2.1 - Le gouverneur de province
Le gouverneur jouait un rôle certain dans l'approvisionnement des unités
stationnées dans sa juridiction, fussent-elles légionnaires ou auxiliaires. Ce rôle est
malheureusement méconnu. Dans les provinces impériales, où des armées étaient
établies, ce rôle était certainement plus complexe que dans les provinces sénatoriales, où
seule une ou deux cohortes étaient stationnées. Il n'empêche que les gouverneurs avaient
un rôle à jouer dans l'approvisionnement militaire, ne serait-ce que pour les unités
auxiliaires stationnées dans les provinces sénatoriales, et qui étaient sous leur
commandement65. Les auxiliaires, qui assuraient probablement aussi le fonctionnement
du cursus publicus66, étaient ravitaillés par le gouverneur.
Certains modernes ont cru que le gouverneur et ses subalternes, notamment ses
assistants financiers (procurateurs ou questeurs) étaient responsables de la solde et de
l'achat du ravitaillement des soldats de la province. Selon eux, l'officium rationum de la
province devait entretenir des liens serrés avec les officia correspondants de chaque corps
militaire67. Le rôle des dispensatores, esclaves ou affranchis impériaux qui auraient
supposément distribué les vivres aux unités, est remis en question68.
D'autres doutent que les dépenses pour les fournitures militaires étaient acquittées
par le personnel du gouverneur. Selon eux, ce rôle était rempli par les procurateurs
impériaux69. Par exemple, ce fut le gouverneur de Bétique, et non pas les procurateurs
65
66
67
68
69
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.272.
Vidman, Ladislav, Étude sur la correspondance de Pline le Jeune avec Trajan, Rome, 1972, p.53.
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.272; De Laet,
Sigfried J., Les pouvoirs militaires des Préfets du Prétoire et leur développement progressif, in Revue
belge de philologie et d'histoire, Tome 25, 3-4, 1946, p.545.
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.273.
Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.265; Kissel, Theodor K.,
Untersuchungen zur Logistik des römischen Heeres, 1995, p.155-158.
383
impériaux, qu'on traduisit en justice pour l'approvisionnement fautif de l'armée de
Maurétanie70.
Il est difficile de savoir exactement quel rôle jouait le gouverneur de province
dans le ravitaillement des unités, cependant, quelques extraits de Tacite, qui ont déjà été
cités, permettront peut-être d'évaluer le champs de compétence des gouverneurs. Dans
l'intérêt de faciliter l'analyse, ils seront reproduits de nouveau.
« Quant à la perception de blés et des impôts (frumenti et tributorum
exactionem), il les adoucit par une égalité des charges (aequalitate
munerum) et supprima les pratiques inventées pour faire du profit (quae
in quaestum reperta), plus mal ressenties encore que l'impôt lui-même.
En effet, pour se moquer des Bretons, on les contraignait à attendre
devant des greniers publics fermés (adsidere clausis horreis), à acheter
eux-mêmes du blé (emere ultro frumenta) et à payer en argent (luere
pretio cogebantur). On leur indiquait la dispersion des chemins et
l'éloignement des régions (divortia itinerum et longinquitas regionum
indicebatur), si bien que des cités proches de quartiers d'hiver (civitates
proximis hibernis), devaient livrer du blé dans des endroits lointains et
inaccessibles (in remota et avia deferrent). Ainsi des solutions de bon
sens pour tous devenaient profitables à quelques-uns. »71
Dans ce cas-ci, on liste quelques problèmes subis par les Bretons : on les faisait
languir devant les entrepôts, ou on exigeait d'eux des longs transports dans des endroits
reculés et difficile d'accès. Ces actions avaient pour but de forcer la population à réclamer
une estimation, dont une partie était encaissée à titre de bénéfice (quaestus) par des
officiers ou des fonctionnaires, que Tacite ne prend pas la peine d'identifier. Agricola
décida d'intervenir en faveur des habitants, mais l'on voit bien que ses moyens étaient
limités. D'abord, il adoucit les impôts et les réquisitions de blé par une égalité des charges
(aequalitate munerum). Il faut probablement comprendre que ces versements
correspondaient au frumentum emptum et au frumentum imperatum de Sicile à l'époque
70
71
Dion Cassius, LX, 24, 5.
Tacite, Agr., XIX, 4-5.
384
républicaine : l'État romain, qui demandait parfois plus de blé que le total versé en impôt
par les provinciaux, pouvait exiger que des quantités de blé supplémentaires fussent
perçues contre compensation monétaire. Plus de la moitié du blé prélevé en Sicile sous la
préture de Verrès (soit 12,6% sur les 22,6% de la récolte annuelle perçue) était ainsi
prélevée contre compensation, soit à titre de seconde dîme, soit à titre de blé commandé.
En Sicile, cette dernière catégorie de blé devait être répartie également entre les
cités (quod praeterea civitatibus aequalitater esset distributum)72, mais il était de la
responsabilité du gouverneur d'examiner ce blé et de l'accepter ou de le refuser. C'était
ensuite le devoir du gouverneur, s'il devait refuser ce que lui remettait une cité, d'acheter
ailleurs la même quantité73. Ainsi, le blé qu'Agricola devait percevoir en distribuant cette
charge également semble correspondre à celui qui avait été commandé (frumentum
imperatum). Il était donc de la responsabilité du gouverneur de déterminer les villes qui
devaient fournir une quantité de grain supplémentaire, qui serait ensuite acquise contre
paiement. Un ordre extrêmement similaire semble également avoir été en vigueur en
Égypte en 185 après J.-C. En effet, le procédé d'acquisition de l'orge pour l'ala
Heracliana ressemble lui aussi à s'y méprendre à celui qui était utilisé pour le frumentum
imperatum. Le préfet Longaeus Rufus avait indiqué la part des 20 000 artabes d'orge que
le village de Teron Epa devait préparer. C'est cette part que le duplicarius Antonius
Justinus était allé acheter pour le compte de son aile 74. On pourrait donc conclure que le
gouverneur était chargé de distribuer également entre les cités, autant qu'il le pouvait, les
72
73
74
Cicéron, In Verr. Sec., III, 70, 163.
Cicéron, In Verr. Sec., III, 74, 172.
P.Amh., 2, 107 : « J'ai fait mesurer pour mon compte par les anciens du village de Teron Epa, dans le
district de Patemite-le-Haut, la part dont leur village devait s'acquitter sur le total de 20 000 artabes
d'orge que le très illustre préfet Longaeus Rufus a ordonné qu'on lui livre sur la récolte de l'année
dernière (la 24è) au titre des réquisitions pour le détachement de l'aile susmentionnée, c'est-à-dire cent
artabes d'orge mesurés d'après la norme de mesures officielles sur la base des mesures prises, soit 100
artabes, conformément à la division faite par les autorités du nome. »
385
charges du frumentum imperatum.
Ce n'est cependant pas le seul levier qu'Agricola avait à sa portée pour réduire la
fraude et calmer les contribuables bretons. Tacite laisse entendre que le gouverneur
indiqua comme destination les entrepôts établis à proximité des villages. Là encore, ce
pouvoir d'indiquer l'endroit où les produits de l'impôt (dîmes, secondes dîmes et blé
commandé) devaient être livrés était une prérogative du gouverneur de Sicile75.
À l'inverse, Agricola n'agit pas sur les achats eux-mêmes, ni sur les prix exigés
des Bretons ou versés à ceux-ci. Il n'a pas non plus ordonné l'ouverture des greniers qui
étaient fermés devant les Bretons. Il est ainsi possible de déduire que le gouverneur
n'avait aucune emprise sur ces facteurs. De plus, ni Agricola en Bretagne, ni L. Apronius,
propréteur de basse Germanie lors de la révolte des Frisons, ne semblent avoir été
impliqués directement ou indirectement dans la perception, l'examen ou le transport des
produits de l'impôt foncier. Le rôle des gouverneurs aurait donc été restreint à la gestion
fiscale : ils désignaient les points de livraison de l'impôt et ils répartissaient entre les cités
les charges du frumentum imperatum.
1.2.2 - L'achat de denrées
Dans les cas où l'impôt ne suffisait pas pour subvenir aux besoins des militaires, il
fallait procéder à des achats. Par exemple, à cause du climat, l'armée de Bretagne ne
pouvait pas se procurer son huile sur place, et devait passer des contrats par l'entremise
du service d'intendance, afin de faire venir cette denrée depuis la Bétique. « Une pareille
75
Ce n'est qu'une déduction : on sait que le gouverneur de Sicile pouvait choisir le point de livraison des
dîmes, dont il n'avait pas la charge (Cicéron, In Verr. Sec., III, 43, 101). Il n'y aurait aucune raison
pour que le gouverneur n'ait pas cette autorité pour les blés dont la perception dépendait directement
de lui.
386
conception des fournitures à l'armée impliquait sinon une surveillance étroite de la
production et des marchés du moins des relations suivies et diversifiées avec les
communautés civiles et les intermédiaires. »76
On connaît moyennement bien le processus d'achats de produits pour l'armée,
puisque plusieurs documents, en Bretagne et en Égypte, donnent quelques indications sur
les étapes des commandes. Dans le cas de la Bretagne, il s'agit d'une tablette de
Vindolanda, fort connue par ailleurs, qui relate certains achats.
« Octavius à son frère Candidus, salutations. Les cent livres de tendons
de Marinus – je vais m'en occuper. Depuis que tu m'as écrit à ce sujet, il
n'en a même pas parlé. Je t'ai écrit à plusieurs reprises que j'ai acheté
5 000 modii d'épis de blé, à cause de quoi j'ai besoin d'argent. À moins
que tu m'envoies de l'argent, au moins 500 deniers, le résultat sera que
je vais perdre ce que j'ai versé en dépôt, soit 300 deniers, et j'en serai
embarrassé. Donc, je te demande de m'envoyer de l'argent aussi tôt que
possible. Les peaux au sujet desquelles tu m'écrivais sont à
Cataractonium – écris pour qu'on me les donne, ainsi que le chariot au
sujet duquel tu écris. Et écris-moi au sujet de ce qui se passe avec ce
chariot. Je les aurais déjà collectés, sauf que je ne voulais pas risquer de
blesser les animaux, parce que les routes sont mauvaises. Vois avec
Tertius à propos des 8 deniers et demi qu'il a reçus de Fatalis. Il ne les a
pas crédités à mon compte. Sache que j'ai complété les 170 peaux et j'ai
les 100 (?) modii de bracis battu [séparés de leurs épis]. Assure-toi de
m'envoyer de l'argent, de sorte que je puisse avoir les épis de grain sur
l'aire. De plus, j'ai déjà fini de battre tous ceux que j'ai. Un camarade de
notre ami Frontius est passé par ici. Il voulait que je lui alloue (?) les
peaux et, pour cela, il était prêt à me remettre de l'argent. Je lui ai dit
que je lui donnerai les peaux d'ici les calendes de mars. Il a décidé qu'il
viendrait aux ides de janvier. Il n'est pas passé et il ne s'est donné aucun
mal pour les obtenir puisqu'il avait des peaux. S'il m'avait donné
l'argent, je les lui aurais données. J'ai entendu que Frontinius Julius a
mis en vente à fort prix la maroquinerie (?) qu'il a achetée ici au prix de
5 deniers l'unité. Salue Spectatus et … et Firmus. J'ai reçu les lettres de
Gleuco. Au revoir. »77
Le volume des marchandises et les prix mentionnés laissent croire qu'il s'agit
76
77
Le Roux, Patrick, L'armée de la péninsule ibérique et la vie économique sous le Haut-Empire romain,
in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.360.
T.Vindol. II, 343.
387
vraisemblablement de produits destinés à l'armée. De plus, on sait que Firmus s'occupait
du ravitaillement des troupes, et Spectatus et Firmus étaient également des soldats,
probablement eux aussi affectés au ravitaillement. En ce qui concerne Octavius, on ne
sait pas s'il était un marchand civil ou s'il était un officier responsable de l'organisation de
l'approvisionnement de l'unité à Vindolanda. On présume qu'Octavius se procurait les
céréales localement et que les peaux provenaient de l'armée elle-même. Ces dernières,
pense-t-on, étaient traitées à Cataractonium, où on a cru découvrir une tannerie 78. Or,
après réévaluation des faits, autant les données environnementales qu'industrielles, rien
ne semble confirmer la présence de cette tannerie79. Il semblerait qu'Octavius ait investi
de son propre argent, 300 deniers, pour effectuer un dépôt sur le blé. Tout indique
cependant que le transport était de la responsabilité de l'unité militaire, puisqu'un officier
ami de Frontius devait passer prendre les peaux et en effectuer le paiement.
Le second document d'achats militaires s'inscrit dans une série de papyrus 80
trouvés en Égypte. Datés de 185 après J.-C., il s'agit d'un reçu pour l'achat d'orge effectué
pour le compte de l'aile Héraclienne installée à Coptos, qui a été mentionné plus haut.
« À Damarion, stratège du nome d'Hermopolis, de la part d'Antonius
Justinus, soldat double-solde (douplikarios), dépêché par Valerius
Frontinus, préfet du détachement de l'aile Héraclienne stationnée à
Coptos. J'ai fait mesurer pour mon compte par les anciens du village de
Teron Epa, dans le district de Patemite-le-Haut, la part dont leur village
devait s'acquitter sur le total de 20 000 artabes d'orge que le très illustre
préfet Longaeus Rufus a ordonné qu'on lui livre sur la récolte de l'année
dernière (la 24e) au titre des réquisitions pour le détachement de l'aile
susmentionnée, c'est-à-dire cent artabes d'orge mesurés d'après la norme
de mesures officielles sur la base des mesures prises, soit 100 artabes,
conformément à la division faite par les autorités du nome. J'ai publié 4
78
79
80
Bowman, A.K., et al., Two Letters from Vindolanda, in Britannia, Vol. 21, 1990, p.42.
Stalibrass, Sue et Thomas, Richard, Food for thought : what’s next on the menu? in Feeding the
Roman Army : The Archaeology of Production and Supply in NW Europe, édit. Stallibrass, Sue et
Thomas, Richard, Oxford, 2008, p.148.
P.Ryl. 85; P.Amh. 2, 107; 108.
388
copies du reçu. La 25e (année) du règne de l'empereur César Marc
Aurèle Commode Antonin Auguste Pieux, Arménien, Médique,
Parthique, Sarmate, Germanique, Britannique, Très grand (...).
(2è main) Moi, Antonius Justinus, soldat double-solde, j'ai fait mesurer
pour mon compte les 100 artabes d'orge, 100 artabes, [comme dit plus
haut]. »81
Deux de ces trois papyrus sont adressés au stratège du nome, et le troisième au
basilicogrammateus, qui agissait comme stratège adjoint. Il est certain qu'un reçu
similaire était remis aux anciens du village, puisque Justinus mentionne que quatre copies
de ce reçu furent émises82. En tout, les officiers chargés d'acheter 20 000 artabes d'orge
auraient émis quelques 104 reçus, chacun en quadruple copie, pour un total de 416
reçus83. Un autre papyrus, le P.Amh, 2, 109, dans lequel les anciens du village indiquent
au stratège que l'orge a bel et bien été acheté et payé, confirme qu'il s'agit bel et bien d'un
achat.
Le dernier document qui sera présenté ici provient également d'Égypte et
démontre le fonctionnement inverse. Il s'agit d'un livre de reçus du summus curator de
l'ala veterana Gallica qui indique que des soldats, détachés de leur unité pour de longues
périodes, encaissèrent chacun 25 deniers pour s'approvisionner en fourrage pour l'année.
Plus d'une quarantaine de mains ont produit chacune un texte semblable à celui-ci :
« Aelius Capito, cavalier de l'ala Gallica, turma d'Optatianus, à Julius
Serenus, summus curator. J'ai reçu de vous mon allocation en fourrage
pour la 19e année d'Antonin et Commode Aelius, nos seigneurs
empereurs, en avance (puisque je) quitte pour Scenae Megalae, 25
deniers, en entier. 19e année d'Antonin et Commode Aelius, Césars et
Seigneurs, Tybi 20 (15 janvier 175). »84
Cette situation était peut-être plus fréquente qu'on ne le pense. En effet, au lieu de
81
82
83
84
P.Amh., 2, 107.
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.272.
Davies, R.W., The Roman Military Diet, in Britannia, Vol.2, 1971, p.137.
RMR 76.
389
fournir de la nourriture aux troupes, des généraux pouvaient plutôt donner de l'argent et
ensuite conduire leur troupe dans des lieux où la nourriture était suffisamment abondante
pour que les soldats puissent acheter par eux-mêmes leurs rations 85. Il était également
possible pour un soldat de demander et recevoir une compensation financière pour
d'autres produits que le fourrage86. Il est évident que cette situation n'était possible que
dans les provinces où de grands surplus étaient produits, comme la Syrie, la Cappadoce et
la Bretagne87.
Dans le cas d'achats, la responsabilité de payer pour les fournitures revenait aux
procuratores Augusti88. Ces derniers avaient d'ailleurs la responsabilité de l'argent pour la
solde et s'occupaient des déductions sur la paie pour la nourriture et les matériaux de la
troupe89. Ils s'occupaient peut-être aussi d'importer des produits pour le compte de
l'armée90. Bref, ces agents civils s'occupaient plutôt de la caisse que des denrées. L'argent
employé pour les achats devait faire partie de l'excédent des rentrées fiscales, que le
procurateur pouvait soit envoyer en Italie, soit l'utiliser dans la province 91. Cependant, il
fallait aussi des officiers au camp pour recevoir et emmagasiner les produits.
85
86
87
88
89
90
91
Flavius Josèphe, B.Iud., I, 297; Ant. Jud., XIV, 6, 2.
« Pricus Paulus, cavalier de la turma d'Herminus, à Apollo, cibariator. J'ai reçu de vous la valeur des
lentilles, du sel et du vinaigre, soit 4 deniers et 8 oboles. 3e année, Tybi 3. J'ai écrit (?). », RMR 78.
Felstead Thomas, Christopher, Feeding the frontiers : Logistical limitations of Roman imperialism in
the West, A thesis submitted in partial fullilment of the requirements for the degree of Doctor of
philosophy in Ancient history, Auckland, 2004, p.79.
Remesal Rodriguez, José, Military supply during wartime, in The transformation of economic life
under the Roman empire; Proceedings of the second workshop of the international network Impact of
Empire (Roman empire, c.200 B.C. - A.D. 476), édit. De Blois, Lukas et Rich, John, Amsterdam,
2002, p.82; Pons Pujol, Lluis, The annona militaris in the Tingitana : Observations on the
organization and provisioning of Roman troops, in New Perspectives on the Ancient World; Modern
perceptions, ancient representations, édit. Funari, Pedro Paulo A. et al, Oxford, 2008, p.145; Pflaum,
H.-G., Les carrières procuratoriennes équestres sous le haut-empire romain, Tome 1, Paris, 1960,
p.155.
Herz, Peter, Finances and Costs of the Roman Army, in A Companion to the Roman Army, édit.
Erdkamp, Paul, Malden – Oxford – Carlton, 2008, p.313.
Le Roux, Patrick, L'armée de la péninsule ibérique et la vie économique sous le Haut-Empire romain,
in Armée et fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.357.
Cagnat, René, L'armée romaine d'Afrique, 1975, p.339.
390
Quant aux prix payés par l'État, on a voulu les identifier comme arbitraires,
comme s'ils étaient une autre façon de faire de l'argent sur le dos des contribuables 92, ce
qui s'inscrit en droite ligne avec l'idée du gouvernement inefficace. Cependant, une étude
des prix démontre que l'État déboursait, pour le Haut-Empire, des prix très proches de
ceux trouvés sur le marché93. Or, pendant la crise inflationniste, entre 139 et 251 après J.C., l'État a continué de réclamer auprès des cavaliers, pour leurs chevaux, un montant qui
n'a pas suivi l'inflation. Il n'est pas impossible que le contribuable ne touchait que cette
somme, mais peut-être l'État assumait-il la différence entre le prix versé par le cavalier et
le prix du cheval sur le marché94.
1.2.3 - La réception des denrées
Il n'était pas tout de savoir où et comment se procurer des vivres et du matériel, il
fallait également veiller à ce que les produits soient ajoutés à l'inventaire et entreposés au
bon endroit. Un grand nombre de militaires intervenait à différentes étapes dans la
gestion de la réception des denrées et matériaux.
Dans certains cas, les militaires avaient le devoir de collecter l'impôt en nature qui
92
93
94
« Théoriquement remboursables, comme le prouve l'expression de Pline quidquid videtur emere dans
le Panégyrique, les réquisitions constituaient fort souvent une lourde charge pour les provinces. Ou
bien, en effet, le remboursement promis n'avait pas lieu, ou bien le taux fixé unilatéralement par l'État
romain se trouvait au-dessous des tarifs du marché, entraînant alors pour les producteurs une perte
sensible. », Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial,
d'Auguste à Constantin, Rome, 1976, p.185; « It was also possible to resort to the indictio : the
compulsory requisition of products, utensils or animals in exchange for a price determined by the
State, generally lower than market prices. », Pons Pujol, Lluis, The annona militaris in the Tingitana :
Observations on the organization and provisioning of Roman troops, in New Perspectives on the
Ancient World; Modern perceptions, ancient representations, édit. Funari, Pedro Paulo A. et al,
Oxford, 2008, p.146.
Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.388-389.
Carrié, Jean-Michel, Le rôle économique de l'armée dans l'Égypte romaine, in Armée et fiscalité dans
le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.388-389.
391
leur était attribué. Des centurions et des primipilaires veillaient alors au bon déroulement
des opérations et s'assuraient de la qualité et de la quantité des biens livrés 95. On ne sait si
les militaires qui furent envoyés en Gaule pour chercher des vêtements étaient du même
grade96. Ils étaient escortés, sous le Haut-Empire, par un petit nombre de soldats ou par
des soldats inexpérimentés97. De plus, acquérir et apporter au camp du bois, du fourrage
et de la paille faisaient partie des fonctions des soldats 98. Cependant, les civils pouvaient
également avoir l'obligation de livrer les produits de l'impôt à n'importe quel endroit
désigné dans la province par le gouverneur99. Tout comme à l'époque républicaine, c'était
le gouverneur qui indiquait l'endroit où les denrées devaient être livrées100. S'il fallait
procéder à des achats ou des réquisitions auprès des cités, le gouverneur indiquait auprès
desquelles l'on devait s'adresser101.
Les civils devaient donc livrer leurs céréales, leur huile, leur vin ou tout autre
produit requis par l'impôt, dans des entrepôts civils ou militaires désignés par le
gouverneur. Un gouverneur bienveillant indiquait les lieux les plus proches des
95
Il en a été question dans la partie précédente. Un primipilarius est connu en Germanie pour avoir
prélevé chez les Frisons les cuirs à l'usage militaire (Tacite, Ann., IV, 72); on peut déduire qu'un autre
centurion était affecté à la collecte d'impôts en Égypte, à partir d'un papyrus daté de 253-257 après J.C. (P.Oxy., 9, 1185); enfin, des primipilaires étaient affectés à cette tâche au Bas-Empire (Code
Théodosien, VIII, 4 en général, et les titres 6 et 17 en particulier). Kissel, Theodor K.,
Untersuchungen zur Logistik, 1995, p.161-166; Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at
war, 1999, p.274.
96 RMR 63, 2, 17-19 = P.Lond. 2851. Le document est daté de 105 après J.-C. et l'unité en question, la
cohors I Hispanorum veterana equitata était alors stationnée en Mésie inférieure. Le document est
trop mutilé pour permettre d'identifier le grade des soldats envoyés en Gaule. Voir Cavenaile, R.,
Cohors I Hispanorum equitata et Cohors I Hispanorum veterana, in Zeitschrift für Papyrologie und
Epigraphik, Bd.18, 1975, p.179 et Fink, Robert O., Hunt's Pridianum : British Museum Papyrus 2851,
in The Journal of Roman Studies, Vol. 48, 1958, p.104.
97 Par exemple, la légion de Vetera envoya à Novaesium ses bagages et les troupes faibles ( impedimenta
legionum cum imbelli turba) pour amener le blé par voie terrestre (ut inde terrestri itinere frumentum
adveherent), voir Tacite, Hist., IV, 35. Aussi, les soldats sous les ordres d'Olennius furent saisis par les
Frisons et furent suspendus à une fourche patibulaire, voir Tacite, Ann., IV, 72.
98 Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 18. Il s'agit certainement des corvées de bois et de fourrage dont il a été
question dans la seconde partie.
99 Encore une fois, cette question a été traitée précédemment. C'était le cas à l'époque républicaine en
Sicile (Cicéron, In Verr. Sec., III, 43, 101) et en Bretagne sous le Haut-Empire (Tacite, Agr., XIX, 4-5).
100 Cicéron, In Verr. Sec., III, 43, 101; Tacite, Agr., XIX, 4-5.
101 Agricola répartit les charges de l'impôt et des réquisitions (Tacite, Agr., XIX, 4); c'est aussi le préfet
d'Égypte qui choisit de quelle cité devait provenir l'orge de l'aile de cavalerie (P.Amh., 2, 107).
392
contribuables pour leur épargner une surcharge liée au transport, mais ça n'était pas
automatiquement le cas. À la livraison des produits, on en évaluait la qualité et on
s'assurait que la quantité était conforme avec ce qui était attendu du contribuable, au
moyen des poids et mesures officiels. On lui remettait ensuite un reçu pour officialiser la
réception des denrées. Le service du ravitaillement prenait ensuite en charge le transport
des vivres et matériaux, s'il fallait en acheminer à l'armée102.
L'étape suivante se déroulait dans le camp lui-même. Tout comme à l'époque
républicaine, c'était le général (legatus legionis) ou le préfet de légion (praefectus
legionis), en l'absence du légat, qui devait veiller au ravitaillement de sa troupe103.
Remesal fait du praefectus castrorum le responsable de l'approvisionnement. Sans
nécessairement aller jusqu'à voir en lui le responsable du ravitaillement, il occupait
certainement un rôle de supervision104 :
« Son autorité s'étendait aussi sur les médecins de la légion, sur les
malades et leurs dépenses; c'était à lui à pourvoir qu'on ne manquât
jamais de chariots, de chevaux de bât, ni d'outils nécessaires pour scier
ou couper le bois, pour ouvrir les fossés, les border de gazon et de
palissades, pour faire des puits et des aqueducs, enfin, il était chargé de
faire fournir le bois et la paille à la légion et de l'entretenir de béliers,
d'onagres, de balistes, de catapultes et de toutes les autres machines de
guerre. »105
Il est cependant difficile de reconstruire de manière détaillée le système logistique
organisé dans le camp, au Ier siècle après J.-C. En effet, la plupart des inscriptions qui
énumèrent les postes reliés au ravitaillement datent du IIe siècle, voire plus tardivement.
102 Pons Pujol, Lluis, The annona militaris in the Tingitana : Observations on the organization and
provisioning of Roman troops, in New Perspectives on the Ancient World; Modern perceptions,
ancient representations, édit. Funari, Pedro Paulo A. et al, Oxford, 2008, p.145-146.
103 Modestus, VIII; Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 9.
104 Remesal-Rodriguez, José, La annona militaris y la exportación de aceite bético a Germania, con un
Corpus de sellos en ánforas Dressel 20 hallados en Nimega, Colonia, Mainz, Saalburg, Zugmantel y
Nida-Heddernheim, Madrid, 1986, p.92.
105 Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 10.
393
Il est toutefois fort probable que ces fonctions étaient apparues préalablement 106. On
connaît dans les grandes lignes les officiers chargés de la réception des produits à la fin
du IIe siècle.
« La responsabilité principale de cet accueil reposait sur les épaules du
primipile, aidé par l'évocat et les signiferi. Il avait pour lieutenant dans
ces tâches le summus curator, un sous-officier aidé par un dispensator
qui payait les fournisseurs, par un quaestor qui vérifiait les comptes, et
par un actarius ou actuarius qui tenait les archives. »107
Un officier intitulé a rationibus castrensis supervisait probablement la
comptabilité des fournitures et des provisions, tandis que le travail de comptabilité luimême revenait probablement aux beneficiarii, soldats lettrés qu'on sortait du rang pour
les assigner dans les bureaux des divers officiers108.
Les produits étaient déposés dans les entrepôts, dont il sera question dans un
chapitre ultérieur. Des soldats ayant le titre de librarii horreorum sont connus par le
Digeste109. Végèce explique leur fonction : « De liber, on nomme librarii ceux qui
enregistrent dans des livres (in libros referrent) tous les détails qui touchent aux soldats
(rationes ad milites pertinentes). »110 Ils étaient peut-être sous les ordres du préfet de
camp111.
Tous ces acteurs jouaient un rôle dans la réception des marchandises. Or, en plus
de veiller à comptabiliser et entreposer tous les produits qui entraient dans le camp, il
fallait s'assurer de la distribution aux soldats. D'autres agents étaient concernés par ce
second objectif.
106 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.274.
107 Le Bohec, Yann, L'armée romaine dans la tourmente, Une nouvelle approche de la « crise du IIIè
siècle », Condé-sur-Noireau, 2009, p.41.
108 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.274.
109 Digeste, L, 6, 7.
110 Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 7.
111 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.274.
394
1.2.4 - La distribution des denrées
Il fallait s'assurer que les vivres et les matériaux arrivent au camp en quantité
suffisante, qu'ils soient de bonne qualité et qu'on les entrepose correctement. Il n'était pas
moins nécessaire de veiller au bon déroulement de la distribution de ce même denrées
aux individus concernés.
Les vivres étaient distribués à dates fixes, qui n'était pas nécessairement la même
pour chaque légion, et le général assistait à la distribution112, qui pouvait être longue. Par
exemple, il fallut quatre jours à Titus pour distribuer les vivres à ses quatre légions 113. On
déduisait sur la solde des militaires les montants pour la nourriture et l'équipement; cette
tâche revenait à un porte-étendard (signifer)114.
Il fallait s'assurer que les rations de grains soient mesurées correctement avant
d'être distribuées. Ce rôle était certainement rempli par les mensores frumenti. On connaît
également un mensor tritici115, et d'autres titulatures116 dont le rôle devait être similaire
aux précédents. Chaque légion devait donc avoir — peu importe la nomenclature — un
officier chargé de mesurer les distributions de blé 117. Le cibariator faisait probablement la
même chose pour les autres aliments. Les deux assignations furent probablement
112 Cette pratique de distribuer les rations à date fixe remontait au moins aux Guerres puniques (voir TiteLive, XXXII, 21, 2), mais était certainement en pratique depuis qu'on versait une solde aux militaires.
César tenait à être présent à la distribution des vivres de sa légion qui gardait les bagages (César, B.G.,
VI, 33, 4), voir aussi Flavius Josèphe, B.Iud., 349. Le Digeste (XLIX, 16, 12, 2) indique également
que, parmi les tâches des tribuns, ou de quiconque commandait l'armée (eorum qui exercitui
preasunt), il fallait assister à la distribution de blé aux soldats (frumentationibus commilitonum
interesse) d'en faire l'examen (frumentum probare) et de punir la fraude des mesureurs de blé
(mensorum fraudem coercere).
113 Flavius Josèphe, B.Iud., 356.
114 Végèce, Epit. Rei Militaris, II, 19.
115 ILS 9091.
116 Par exemple le mensor frumenti numer(is) et le veteranus ex mensore tritici leg. VII Cl..
117 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.274.
395
remplacées par des salariarii à partir du règne de Septime Sévère 118. Les librarii
horreorum devaient également intervenir à cette étape, pour indiquer les produits qui
étaient retirés des entrepôts, et garder à jour l'inventaire des vivres et des matériaux.
Les informations sont rares pour le déroulement des distributions sous le HautEmpire, mais on connaît mieux la situation en vigueur au IVe siècle. Quotidiennement ou
tous les deux jours, l'actuarius devait remettre au susceptor, dont le rôle était de collecter
l'impôt, un pittacium authenticum, c'est à dire un bordereau qui indiquait dans l'ensemble
et le détail de la nourriture demandée pour les soldats. Le subscribendarius était
probablement un administrateur chargé d'être témoin de la distribution et de contresigner
les reçus119, « donc une sorte de contrôleur, qui s'assurait que la réquisition n'était pas
supérieure au règlement et en autorisait la livraison. »120 Les susceptores remettaient les
produits aux actuarii, et peut-être aussi aux optiones. Si une erreur était faite en faveur de
ces derniers, ils devaient rembourser le double de ce qui avait été versé en trop 121. Cagnat
prétend que ces mesures, étant nécessaires à toute administration, était certainement en
vigueur dès le Haut-Empire122.
« C'est dans un sens approchant que le mot [pittacium] avait été à
plusieurs reprises utilisé dans le Code Théodosien 123, où il désigne un
bon écrit, fourni par les actuarii, les intendants aux armées chargés de
payer la solde. Muni de ce bon, le soldat se rend auprès du payeur
(susceptor), qui a interdiction de payer la solde s'il n'y a pas eu
auparavant présentation du bon en règle. Sur présentation des pittacia,
les greniers de l'État paieront une partie de la solde en vivres (annonae)
et fourrage (capita). »124
118 Roth, Jonathan P., The logistics of the Roman army at war, 1999, p.274; Le Bohec, Yann, L'armée
romaine dans la tourmente, 2009, p.41.
119 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.285.
120 Cagnat, René, L'armée romaine d'Afrique et l'occupation militaire de l'Afrique sous les empereurs,
New York, 1975, p.323.
121 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.283.
122 Cagnat, René, L'armée romaine d'Afrique, 1975, p.323-324.
123 Code Théodosien, VII, 4, 11-13.
124 Ratti, Stéphane, À propos de quelques difficultés gromatiques : sur la datation d'Hygin le
Gromatique, d'Hygin et sur les mots decuria et pittacium (Hygin 73 Th.), in Dialogues d'histoire
396
Le pittacium contenait d'abord le nom du soldat à qui on remettait ses rations,
ainsi que son rang, au datif. Suivait le nom du commandant de l'unité à laquelle
appartenait le soldat sus-mentionné, selon la formule upò – prepòsiton. Pour les reçus en
latin, on trouvait ensuite la formule akoloùthos Romaikè autou phroumaria, puis la
quantité distribuée. Si, au contraire, le reçu était en grec, il y avait une copie insérée après
la phrase tès de phroumarias estin antigraphon. Après la distribution, un autre bon était
émis. Cette fois-ci, le nom du récipiendaire ainsi que son rang étaient inscrits, au
nominatif. Puis, apparaissait le nom du commandant de l'unité du soldat, suivant encore
une fois la formule upò – prepòsiton, et le nom des epimelètai Oxuruvchitou avec leur
titre, au datif. Enfin, on trouvait la mention « J'ai reçu de vous – Signé -. » Il y a parfois
de légères variations dans la formulation. Ainsi, on voyait parfois le mot monous après la
quantité. De temps à autre, on indiquait le nombre de jours pour lesquels les rations
étaient distribuées. Enfin, la formulation pour la signature pouvait être plus élaborée :
sesèmiômai emè cheiri125.
À l'intérieur du camp, des ouvriers étaient appelés à faciliter la transformation des
rations en repas. « Le molendarius faisait office de meunier, le lanius de boucher. »126
Chapitre 2 - Infrastructures du ravitaillement
L'organisation de la hiérarchie du ravitaillement n'est pas tout. Pour qu'une armée
soit bien approvisionnée, il faut également des infrastructures pour faciliter l'acquisition
et la conservation des produits consommés par l'armée. Ces infrastructures comprennent
ancienne, Vol.24, N°1, 1998, p.137-138.
125 Rickman, Geoffrey, Roman Granaries and Store Buildings, Cambridge, 1971, p.286-287.
126 Le Bohec, Yann, L'armée romaine dans la tourmente, 2009, p.41.
397
les entrepôts (horrea) et les installations nécessaires au transport des marchandises.
2.1 - Le transport des marchandises
En période de guerre comme en période de paix, les lignes d'approvisionnement
touchaient aux terres fertiles de l'arrière-pays et pouvaient même trouver leur source dans
des provinces distantes127. Il fallait donc trouver un moyen de transporter de grands
volumes de nourriture et de matériaux sur d'importantes distances, sans toutefois grever
le trésor public.
Jusqu'à l'avènement de la voie ferrée, le moyen de transport de prédilection était
sans contredit par navire, car beaucoup moins coûteux 128. Pline le Jeune donne un
exemple criant de la supériorité du transport maritime :
« Sur les confins du territoire de Nicomédie, il y a un lac immense dont
on se sert pour transporter jusqu'à la route, à peu de frais et sans
beaucoup de peine (sumptu modico et labore), le marbre, les fruits, le
bois et toute sorte de matériaux. De là on les conduit jusqu'à la mer sur
des chariots, avec beaucoup d'effort et plus encore d'argent (magno
labore maiore impendio). Cette corvée réclame beaucoup de bras; mais
ils ne manquent pas ici. »129
Le transport par navires était donc plus facile et moins coûteux. Rickman a calculé
qu'une cargaison de blé doublait de prix sur une distance de 480 à 640 km par voie
terrestre, alors que son prix n'augmentait que de 16% entre Alexandrie et Rome, si le
transport se faisait par navire130. L'importance qu'accordait l'armée au transport naval n'est
pas non plus à négliger. En effet, Tacite raconte comment se produisit une pénurie de
127 Sinnigen, William G., The Origins of the "Frumentarii",1962, p.215.
128 Temin, Peter, The Economy of the Early Roman Empire, in The Journal of Economic Perspectives,
Vol.20, No.1, 2006, p.137.
129 Pline le Jeune, Ep., X, 42, 2.
130 Rickman, Geoffrey, The Corn Supply of Ancient Rome, Oxford, 1960, p.14.
398
vivres sur la frontière :
« Mais tout concourait à exaspérer ces courages émus : la disette
d'argent et de vivres, les Gaules se refusant aux tributs et aux levées ; le
Rhin supportant à peine les navires à cause d'une sécheresse inconnue
dans ces climats (Rhenus incognita illi caelo siccitate vix navium
patiens), des approvisionnements difficiles, des postes distribués sur
toute la rive pour empêcher les Germains de passer à gué, et, par un
double effet d'une même cause, moins de ressources et plus de
besoins. »131
Ainsi, la difficulté de navigation sur le Rhin était listée dans les causes de la
disette de nourriture de l'armée postée en Basse-Germanie, au même titre que le refus des
Gaules à verser tribut.
Les marchandises n'étaient toutefois pas les seules à se déplacer principalement
par navire, les hommes aussi utilisaient le transport maritime lorsque c'était possible. Par
exemple, pour sa campagne en Bretagne, Claude avait projeté d'effectuer son
déplacement à partir de Rome par bateau en s'embarquant à Ostie, mais la mer hostile le
força à débarquer à Marseille et à marcher jusqu'à Gesoriacum (Boulogne-sur-Mer), d'où
il effectua sa traversée132. Quant à Septime Sévère, il fit parcourir d'un seul trait à son
armée la distance qui les séparait de la Syrie, en s'embarquant à Brundisium (Brindes)133.
Rome a donc utilisé à son profit les cours d'eau et a établi de nombreuses
infrastructures pour faciliter le transport des hommes et des biens.
« L'importance des grands fleuves comme moyen de communication
pour l'approvisionnement des troupes paraît clairement indiquée par les
découvertes archéologiques : nous avons signalé l'existence, sous le
Principat, d'un nombre non négligeable de quais, d'installations
portuaires, tant sur le Rhin que sur le Danube : Xanten, Vechten,
Velsen, Zammerdam en Germanie, Schlögen, Pöchlarn, Mautern,
Carnuntum ou Vienne, en Pannonie ou en Norique permettaient aux
131 Tacite, Hist., IV, 26.
132 Suétone, Claude, XVII, 3-4.
133 Histoire Auguste, Septime Sévère, XV, 2.
399
bateaux d'accoster et de ravitailler l'armée; il s'agit là des exemples
actuellement les mieux connus, mais il y en avait certainement d'autres,
et l'on peut sans craindre de se tromper, supposer l'existence, tout le
long des limites fluviaux, d'une série de débarcadères et d'installations
portuaires associées aux divers camps de l'armée. »134
En Bretagne également, il apparaît que les sites sélectionnés pour l'établissement
de forteresses étaient tous atteignables par voies fluviales ou maritimes 135. La Gaule était
reconnue pour être traversée par une multitude de fleuves qui permettaient de passer de la
Méditerranée à l'océan Atlantique en limitant le transport terrestre 136. Aussi, il n'est pas
surprenant d'apprendre que l'huile de Bétique destinée aux armées sur le Rhin était
chargée sur des navires à Hispalis (Séville) et voguait soit directement par l'Atlantique ou
bien par les fleuves de Gaule jusqu'aux troupes. Dans ce second cas, la ville d'Arles était
favorisée de par sa position, et les navires suivaient préférablement la Saône, la Moselle,
la Loire, la Seine, le Doubs ou le Rhin 137. L'Orient n'est pas en reste : Séleucie de Piérie,
Pizos et Trapézonte reçurent des installations pour accueillir les navires du ravitaillement
militaire138.
Les navires pouvaient en effet contenir beaucoup de produits. Le plus gros
vaisseau connu pour le milieu de la République pouvait contenir environ 1 000 tonnes
métriques de produits. Toutefois, la plupart des bateaux de transport de la même époque
avaient une capacité qui oscillait dans une fourchette de 100 à 200 tonnes métriques. Une
quinzaine de ces bâtiments auraient suffi au convoi du ravitaillement mensuel d'une
134 Reddé, Michel, Mare nostrum, Les infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marine militaire sous
l'Empire romain, Paris - Rome, 1986, p.371.
135 Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, Roman Granaries par Bulmer, W., in The Journal of Roman
Studies, Vol. 62, 1972, p.205.
136 Strabon, IV, 1, 2.
137 Garrote Sayò, Eduard, Les importations d'huile de Bétique en Narbonnaise, in Les denrées en Gaule
Romaine. Production, consommation, échanges. Table-ronde des 16 et 17 novembre 2000, Nanterre,
2001, p.63-65.
138 Kissel, Theodor K., Untersuchungen zur Logistik des römischen Heeres, 1995, p.68-78.
400
armée de 40 000 hommes, 4 000 chevaux et 3 500 mules139. Une épave retrouvée à
l'embouchure du Rhône pourrait nous donner une autre estimation de leur capacité. Ce
navire, qui est daté entre 70 et 50 avant J.-C., mesurait 40 mètres de long, 9 mètres de
large et 4,5 mètres de profond et pouvait contenir 400 tonnes de produits. Des morceaux
de plusieurs centaines d'amphores de type Dressel 1B 140 furent retrouvées jonchant le
fond marin autour de l'épave. Si l'on prévoit que ces amphores étaient superposées en
trois ou quatre étages, on peut estimer qu'un seul de ces navires pouvait transporter entre
4 500 et 7 800 amphores. Ceci aurait pu approvisionner en vin une armée pour une ou
deux semaines141.
Les flottes militaires étaient certainement appelées à approvisionner les légions
aux frontières. En effet, de nombreuses tuiles de la classis Germanica furent retrouvées
dans plusieurs forts du Rhin. La flotte était par ailleurs chargée de l'exploitation de
carrières de pierre de la vallée du Brohltal et devait certainement distribuer ces matériaux
aux forts de la région. La classis Britannica s'occupait des mines de fer du Sussex, dont le
minerai devait aussi nécessairement être acheminé aux troupes142.
Pour le transport de certains produits, il semblerait que les flottes militaires aient
été suffisamment bien équipées pour ne pas avoir à mobiliser les navires des particuliers
pour le transport de certains produits. Ce n'était cependant pas nécessairement le cas pour
toutes les denrées.
139 Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula during the republic, in The Western Roman
Atlantic Façade; A study of the economy and trade in the Mar Exterior from the Republic to the
Principate, édit. Carreras, Cesar et Morais, Rui, Oxford, 2010, p.140.
140 Il s'agit d'amphores plus haute que 1,1 mètre et pouvant contenir plus ou moins 24 litres.
141 Felstead Thomas, Christopher, Feeding the frontiers : Logistical limitations of Roman imperialism in
the West, A thesis submitted in partial fullilment of the requirements for the degree of Doctor of
philosophy in Ancient history, Auckland, 2004, p.45.
142 Reddé, Michel, Mare nostrum, 1986, p.371-372.
401
« Pour le transport des chevaux, les escadres romaines possédaient une
sorte d'huissier (hippago), déjà en service dans la marine athénienne, et
qu'on aperçoit sur les bas-reliefs de la colonne trajane. Enfin, pour les
bagages, on pouvait, à l'occasion, construire des barges et des cargos,
comme ce fut le cas lors de l'expédition de Germanicus en Mer du
Nord.
La marine disposait donc de moyens propres, surtout pour le transport
des hommes, des chevaux et peut-être des bagages, ce qui lui évitait
vraisemblablement de réquisitionner les bâtiments civils. Pour
l'acheminement du ravitaillement, en revanche, il est beaucoup moins
certain que la marine militaire possédait des vaisseaux de charge. Nous
voyons, au contraire, des soldats détachés « ad naues frumentarias »
dans l'armée de Mésie, mais il est à peu près certain qu'il s'agit de
navires de commerce, affrétés pour l'armée, moyennant compensation,
comme c'était le cas pour l'annone. »143
Ainsi, les navires de transport étaient parfois possédés par des armateurs privés et
réquisitionnés par l'armée. Ces derniers reçurent de plus en plus de bénéfices en échange
de leurs services rendus144. Parmi ces bénéfices, on compte une compensation
économique, nommée vecturae145. Ainsi, Claude assura l'approvisionnement de la capitale
« en offrant aux négociants des bénéfices certains, et se chargeant des dommages, dans le
cas où les tempêtes en causeraient. Il accorda aussi de grands avantages à ceux qui
construisaient des navires pour le commerce des grains, et il mesurait ces avantages à la
condition de chacun. »146
Sans doute, ces avantages devaient également être décernés aux civils qui
confiaient leurs navires aux militaires pour l'approvisionnaient des camps. En Égypte,
d'ailleurs, on a de nombreux exemples qui démontrent que la flotte militaire n'avait pas le
143 Reddé, Michel, Mare nostrum, 1986, p.397.
144 Pons Pujol, Lluis, The annona militaris in the Tingitana : Observations on the organization and
provisioning of Roman troops, in New Perspectives on the Ancient World; Modern perceptions,
ancient representations, édit. Funari, Pedro Paulo A. et al, Oxford, 2008, p.146.
145 Remesal Rodriguez, José, Military supply during wartime, in The transformation of economic life
under the Roman empire; Proceedings of the second workshop of the international network Impact of
Empire (Roman empire, c.200 B.C. - A.D. 476), édit. De Blois, Lukas et Rich, John, Amsterdam,
2002, p.82.
146 Suétone, Claude, XVIII, 4.
402
monopole du ravitaillement des armées147.
Cela pouvait encourager les civils à offrir leurs services pour le transport du
ravitaillement de l'armée. Un papyrus, tardif il est vrai, présente un contrat d'affrètement
d'un navire de l'annone militaire.
« À Antinoé (Antinooupolis), glorieuse cité des Nouveaux Grecs,
Aurelius Dionysos, fils de Diadelphos, dont la mère est Thaseous,
d'Oxyrhynchos, capitaine d'un bateau de type skaphopaktôn,
appartenant à Dionysammon, d'Alexandrie, transporteur de lin (et
quelle que soit sa dénomination), a loué à Aurelius Dioscouridès, alias
Apollonios, et à Aurelius Justus, fils d'Apollonios, tous deux grands
prêtres et bouleutes, ainsi qu'à vos collègues, les contrôleurs du vin de
la cité d'Oxyrhynchos destiné à l'annone des très nobles soldats de la IIe
légion Trajane Fortis Valérienne et Gallienne qui accompagnent Ulpius
Pasion, le très parfait correcteur d'Égypte, avec toute leur suite, le susdit
skaphopaktôn dans le but d'y charger 800 jarres de vin destiné à ces
mêmes soldats, depuis le port du nome d'Oxyrhynchos jusqu'au port de
Cleopatra du nome d'Hermopolis la Grande, suivant les instructions du
très parfait Ulpius Pasion, au tarif de fret convenu [...] de 80 drachmes
pour 100 jarres [...] soit un total de 640 drachmes qui lui ont été
comptées sur le champ [...] que (le bateau) soit entièrement équipé [...]
ni de nuit ni par mauvais temps, mais jette l'ancre [...] il recevra pour
chaque quantité de 100 jarres [...] jarre(s) de vin, et il livrera le vin en
bonne condition et sans qu'il ait été trafiqué et il recevra à titre de
« libation » une jarre de vin. Ce contrat de fret est valide, et en réponse
à la question d'usage, il a donné son accord. L'an 4 des empereurs César
Publius Licinius Valérien et Publius Licinius Valérien Gallien, très
grands Germaniques, Pieux, Heureux, et de Publius Licinius Cornélius
Valérien, très noble César, les Augustes, le 20 Pachôn [15 mai].
(2e main) Moi, Aurelius Dioscouridès, alias Apollonios, j'ai conclu le
contrat d'affrètement et j'ai acquitté en totalité le naulage.
(3e main) Moi, le susdit Aurelius Justus, j'ai pris part au contrat, comme
il est indiqué. »148
Le transport maritime avait toutefois ses limites. Végèce indique que la mer était
aisément navigable (secura navigatio creditur) du 27 mai au 14 septembre; du 15
septembre au 11 novembre, la mer était moins calme (incerta navigatio est) : car elle est
147 Reddé, Michel, Mare nostrum, 1986, p.371-372.
148 P.Oxy., 43, 3111, daté de 257 après J.-C.
403
agitée par de violentes tempêtes, des pluies abondantes et des fréquentes bourrasques;
enfin, entre le 11 novembre et le 10 mars, la mer était impraticable (maria clauduntur) en
raison de la brièveté des jours, de la longueur des nuits, des nuages, de l'obscurité, des
vents, de la pluie et de la neige149.
De plus, les navires ne pouvaient se rendre que là où la navigation était possible.
Des hauts-fonds, des courants trop rapides, des canaux trop étroits, entre autres,
pouvaient empêcher les navires de transporter les produits jusqu'à l'armée. On pouvait
certes créer certaines infrastructures pour faciliter la navigation, que l'on pense aux
fossae Marianae150 ou au canal creusé par Trajan entre le Tigre et l'Euphrate 151, dont nous
avons déjà parlé. Or, outre ces travaux permettant aux navires de circuler, il fallait
également préparer des infrastructures pour accueillir les navires et en sortir la cargaison.
Suétone décrit la façon dont on aménagea le port d'Ostie, en Italie.
« En construisant le port d'Ostie, il l'entoura de deux môles à droite et à
gauche, et éleva à l'entrée une digue sur un sol profond. Afin de la
mieux asseoir, il commença par submerger le navire sur lequel le grand
obélisque était venu d'Égypte; puis il y établit des piliers, et la surmonta
d'une très haute tour, semblable au phare d'Alexandrie, pour éclairer les
vaisseaux pendant la nuit. »152
On cherchait dans un port la capacité à recevoir et protéger les navires contre les
flots153, d'où l'importance des deux môles à Ostie 154. Évidemment, les installations
nécessaires varient entre un port en eau profonde et un port fluvial. On devait toutefois y
trouver des aménagements pour faciliter la charge et la décharge des navires. Or, le
transport naval n'était pas partout praticable, et il fallait alors convoyer les produits par
149
150
151
152
153
154
Végèce, Epit. Rei Militaris, V, 9.
Strabon, IV, 1, 8; Pline l'Ancien, N.H., III, 34; Plutarque, Marius, XV, 2-4.
Ammien Marcellin, XXIV, 6, 1-2.
Suétone, Claude, XX, 5.
Tite-Live, XXXVII, 16, 6.
D'autres ports étaient également munis de môles, notamment Alexandrie, voir César, B.C., III, 112, 2.
404
voie terrestre.
Le transport par voie terrestre était beaucoup plus exigeant. Pour faciliter un peu
cette charge, un réseau de routes avait été élaboré. La main d'œuvre initiale était fournie
par l'armée, mais la maintenance était généralement effectuée par des conscrits ou par des
ouvriers civils155. L'emploi de soldats pour la construction de routes permettait de remplir
plusieurs objectifs. D'abord, cela faisait partie de l'exercice militaire, comme il en a été
question dans le chapitre traitant du transport en période de guerre. « De plus, quand on
construit des routes ou quand on place des bornes de délimitation, on facilite les
mouvements de troupes et la surveillance d'adversaires éventuels, et cette activité offrait
un intérêt stratégique évident. »156 En second lieu, les routes facilitaient la marche des
animaux et des chariots, ce qui était d'autant plus nécessaire que les animaux de trait
étaient loin d'avoir la même capacité que les navires.
En effet, une mule avait une capacité de charge d'environ 100 kg, et si on
employait un chariot, cette charge pouvait atteindre 300 kg. Un véhicule tiré par un bœuf
pouvait convoyer 600 kg de biens157. Ainsi, pour obtenir l'équivalence d'un seul navire
ayant une capacité de 100 tonnes, il fallait 1 000 mules, ou 334 mules tirant un chariot, ou
167 chariots tirés par des bœufs. Cependant, on préférait les mules, car elles se déplacent
à la même vitesse que les humains, peuvent transporter autant qu'un cheval, mais
mangent moins et tombent moins souvent malades158.
Toutefois, ces animaux consomment malgré tout eux aussi de la nourriture, qu'il
155 Rathbone, Dominic, Warfare and the State, in The Cambridge History of Greek and Roman Warfare,
Tome II : Rome from the late Republic to the late Empire, édit. Sabin, Philip et al., Cambridge, 2007,
p.166.
156 Le Bohec, Yann, La troisième légion Auguste, Paris, 1989, p.532-533.
157 Erdkamp, Paul, Supplying armies in the iberian peninsula, 2010, p.140.
158 Goldsworthy, Adrian K., The Roman Army at War, 1996, p.293.
405
fallait emporter également. Cela signifie qu'on devait rajouter encore d'autres bêtes pour
transporter cette charge supplémentaire. Une mule consomme quotidiennement environ
1,75 à 2,25% de son poids en nourriture sèche 159. Ainsi, pour un train de 1 000 mules, il
fallait prévoir jusqu'à 23 mules supplémentaires par jour de déplacement, pour la seule
nourriture des bêtes.
Il fallait également prévoir de la nourriture pour les hommes. En effet, selon le
général Sir Garnet Wolseley, qui a servi dans la guerre de Crimée, le pire transport, et le
plus difficile à gérer, est celui composé d'animaux de bât. Par exemple, un train de
bagages est sur la route environ 10 heures par jour, pendant lesquelles il ne peut s'arrêter,
car on ne peut décharger les mules pour prendre une pause. Il est d'ailleurs difficile de les
charger convenablement, et leur cargaison tombe régulièrement, ce qui entraîne de la
confusion et des délais160. Il fallait donc du personnel supplémentaire pour s'assurer de la
bonne marche du convoi. Sir Wolseley indique qu'un homme peut amplement prendre
soin de quatre animaux de transport161. Cependant, lors de la campagne de Birmanie, on
dépêcha 180 Canadiens pour escorter les 1 600 mules à travers la jungle, soit environ 9
mules par homme162. Ainsi, pour chaque groupe de 4 à 10 mules, il fallait prévoir de la
nourriture pour un homme. Si l'on reprend notre exemple du train de 1 000 mules, en
tenant compte des 23 bêtes supplémentaires pour transporter le fourrage du train par jour
de marche, il fallait compter de la nourriture pour un nombre d'hommes variant entre 130
(un homme pour 10 mules) à 256 (1 pour 4). En estimant les besoins en blé à 1 kg par
159 Ministère de l'agriculture, de l'alimentation et des affaires rurales de l'Ontario, Canada,
Recommandations pour la gestion d'ânes et de mules, 2003, disponible à l'adresse suivante :
http://www.omafra.gov.on.ca/french/livestock/horses/facts/info_mule.htm#nutrition.
160 Wolseley, Sir Garnet, The soldier's pocket-book for field service, Londres, 1874, p.54.
161 Wolseley, Sir Garnet, The soldier's pocket-book for field service, Londres, 1874, p.54.
162 Anciens combattants Canada, Le Canada se souvient : La campagne de Birmanie, 2009, disponible à
l'adresse suivante :
http://www.veterans.gc.ca/pdf/cr/pi-sheets/burma_f.pdf.
406
homme par jour, il fallait rajouter 130 à 256 kg de blé par jour de marche. Ainsi, il fallait
ajouter deux à trois mules supplémentaires par jour de marche, qu'il fallait aussi nourrir et
mettre sous la surveillance d'un homme. On comprend rapidement que la croissance des
besoins est exponentielle.
À l'époque romaine, le transport était souvent effectué par des civils, et peut-être
même par des publicains163. Cependant, les transporteurs n'étaient pas nécessairement les
producteurs eux-mêmes. Par exemple, parmi les amphores du Monte Testaccio, il est rare
de retrouver des abréviations connues par les tituli picti β
qui correspondent aux
abréviations connues de mercatores, negotiatores, diffusores et navicularii. Cela
signifierait que ceux qui embouteillaient l'huile n'étaient pas les mêmes que ceux qui en
faisaient le transport ou le commerce164. De plus, les civils employés pour le transport
pouvaient être originaires de zones situées hors des frontières de l'empire.
« Nous voyons à Bu Njem que des soldats expédient à la forteresse de
petites cargaisons de blé en utilisant des chameliers indigènes, auxquels
ils donnent des « lettres de voiture » que nous avons retrouvées. La
lettre est quelquefois émargée à Bu Njem, peut-être pour permettre au
chamelier de se faire régler son dû dans un des bureaux, après qu'il ait
déchargé sa cargaison dans le vaste grenier que nous connaissons
également. Les quantités, les transporteurs semblent indiquer qu'il s'agit
de blé provenant de l'intérieur du pays, et qu'un soldat, provisoirement
détaché auprès des récoltants, avait mission de faire parvenir. »165
Rebuffat a trouvé, dans la correspondance de Saint Augustin, deux lettres qui font
référence à ces « indigènes » : il s'agit principalement de la lettre XLVI et, dans une
certaine mesure, de la réponse d'Augustin dans la lettre XLVII. Dans la première,
Publicola s'interroge sur la valeur religieuse des pactes de surveillance des champs et de
163 Rathbone, Dominic, Warfare and the State, 2007, p.172.
164 Remesal Rodríguez, José, Baetica and Germanie. Notes on the concept of « provincial
interdependance » in the Roman empire, in The Roman Army and the Economy, édit. Erdkamp, Paul,
Amsterdam, 2002, p.302.
165 Rebuffat, René, Une zone militaire et sa vie économique : Le limes de Tripolitaine, in Armée et
fiscalité dans le monde antique, édit. Chastagnol, André et al, Paris, 1977, p.409.
407
transport des marchandises conclus avec les Arzuges 166, qui étaient païens. De cet
échange épistolaire, il est possible de déduire quelques informations sur le processus
d'autorisation de travail des barbares et les contrats de surveillance et de transport qu'ils
prennent avec les particuliers romains.
« Dans le pays des Arzuges, comme je l'ai ouï dire, les barbares, avec
qui on fait un marché pour conduire les voitures ou pour garder les
productions de la terre, ont coutume de jurer par leurs démons en
présence du dizainier préposé aux limites ou en présence du tribun; c'est
après avoir reçu le témoignage écrit du dizainier que les maîtres ou les
fermiers se croient sûrs de la fidélité de ces barbares, et que les
voyageurs consentent à les prendre pour guides. (...) Vous devez savoir
que le barbare reçoit de l'or, soit pour garder les productions de la terre,
soit pour conduire le voyageur; le serment de mort qui a pour témoin le
dizainier ou le tribun est fait malgré ce payement; je crains, je le répète,
que celui qui se sert du barbare et que les choses confiées au barbare ne
soient souillés : malgré l'or qui a été donné et les gages qui ont été
reçus, comme je l'ai appris, un serment d'iniquité intervient toujours.
(...) J'ai aussi entendu dire que mes fermiers exigent des barbares le
même serment pour la garde des productions de la terre. (...) J'entends
dire à l'un que le barbare ne jure pas fidélité au fermier; j'entends dire à
l'autre que le barbare jure au fermier fidélité : si cette seconde assertion
est fausse, dois-je, pour l'avoir seulement entendu dire, ne pas user de
ces fruits ou ne pas en toucher le prix, selon ce qui est écrit: (...) Si,
pour mieux garantir les engagements qui l'intéressent, le barbare qui
jure fait jurer de la même manière le fermier chrétien ou le tribun
préposé aux limites, n'y a-t-il de souillé que le chrétien? Les choses
elles-mêmes ne le sont-elles pas? Si le païen préposé aux limites fait au
barbare le serment de mort, souille-t-il ce pour quoi il jure? Celui que
j'aurai envoyé aux Arzuges pourra-t-il recevoir d'un barbare ce
serment? Un chrétien peut-il le recevoir sans se souiller? »167
Ainsi, les Arzuges prêtaient un serment officiel devant le dizainier préposé aux
limites ou le tribun. Ce dernier, suite à ce serment, rédigeait un billet, qui était peut-être
une de ces « lettres de voiture » dont il a été fait mention plus haut. Ce billet permettait
d'établir un lien de confiance entre les Arzuges et les fermiers qui voulaient les engager.
Les fermiers remettaient de l'or en échange des services de ces hommes, soit à la
166 Il s'agit d'un peuple africain qui vivait au sud de Tunis et de Tripoli.
167 St-Augustin, Ep., XLVI, 1-5.
408
protection des champs, soit au transport des gens et des marchandises. Publicola ne
connaît visiblement pas tous les détails entourant le processus, puisqu'il affirme ignorer si
un serment était également prêté par les Arzuges aux fermiers au nom des mêmes dieux
païens. Il émet même l'hypothèse qu'un Arzuge puisse exiger des fermiers un serment sur
ses dieux païens.
La seconde lettre est avant tout une réponse aux inquiétudes religieuses de
Publicola. Augustin suggère surtout d'accepter ce serment, et même d'en faire un s'il est
demandé. En effet, selon le père de l'Église, un serment sincère prêté aux noms de faux
dieux vaut plus qu'un faux serment porté au nom du vrai dieu. Il rajoute également que de
ces serments dépend la stabilité de l'empire, « car le serment des barbares ne procure pas
seulement la paix au limes, mais à l'ensemble des provinces. »168
Ces deux lettres établissent une situation qui avait cours à la fin de l'Empire, mais les
« lettres de voyages » démontrent que, un siècle plus tôt, la situation était semblable.
« On voit que ni la prospérité de la province, ni la mission de l'armée, ni
son rôle quotidien ne semblent avoir beaucoup changé depuis le IIIe
siècle. Des riches propriétaires ont besoin pour les récoltes d'un afflux
de travailleurs saisonniers et recrutent des ouvriers agricoles qui
franchissent la frontière romaine pour trouver du travail. D'autres
parcourent les pistes comme conducteurs de voitures ou guides de
voyageurs dans la tradition des caravaniers garamantes, rouliers du prédésert. »169
Quand cette pratique est-elle entrée en vigueur ? Il est malheureusement
impossible de le savoir avec certitude. Cependant, la question des transports était assez
importante pour appeler à elle seule une assemblée extraordinaire d'urgence. En effet, il y
eut, à la fin du IIIe siècle, une séance dans la ville d'Oxyrinchos dont le principal sujet
était le transport des marchandises pour les soldats.
168 St-Augustin, Ep., XLVII, 2.
169 Rebuffat, René, Une zone militaire et sa vie économique, 1977, p.412.
409
« Aurelius Eudaimôn, dit aussi Helladion, anien euthénarque, cosmète,
exégète, hypomnématographe, bouleute de la très éclatante cité
d'Alexandrie, ancien gymnasiarque, bouleute, prytane en charge de
l'éclatante et très illustre cité d'Oxyrhynchos. Les questions qui
concernent le transport des provisions destinées aux très nobles soldats
ne souffrent même pas un bref délai. C'est la raison pour laquelle,
comme nous avons reçu à cet effet des lettres pressantes du très
distingué dioecète Aurelius Proteas ainsi que du très distingué
Ammônios, et que les navires destinés à recevoir les denrées sont déjà à
quai, il a semblé nécessaire de convoquer en un lieu approprié (eis
epimelè topon) une assemblée générale extraordinaire (dèmosias
sunagagein prosklèton boulèn) pour discuter de ce seul chapitre (peri
monou toutou tou kephalaiou) et accomplir aussi rapidement que
possible les liturgies (ta leitourgèmata). Ainsi donc, pour que tous les
bouleutes, informés de la situation, tiennent volontairement leur place,
aujourd'hui, qui est le 15, les lettres sont publiquement affichées (ta
grammata dèmosia prokeitai). J'ai jugé bon de porter à votre
connaissance par cette proclamation que je vous ai invités, une fois
informés des faits, à vous prémunir promptement conformément aux
instructions (pros ta keleusthenta), sans qu'il n'y ait d'autre sujet à
l'ordre du jour de la prochaine assemblée, pour désigner par vote
(psèphisasthai) les liturges [la fin du texte est perdue] »170
Toutefois, même en période de paix, le transport par voie terrestre nécessitait
également un détachement militaire pour en assurer la sécurité. Tacite explique que la
différence principale était le niveau de relâchement : « un second [convoi de grains] était
parti pour Novésium, escorté par des cohortes qui marchaient comme en pleine paix
(velut multa pace ingredi), peu de soldats près des enseignes (rarum apud signa militem),
les armes sur les chariots (arma in vehiculis), tous errant à cause d'un laisser-aller
(cunctos licentia vagos) »171. Dans certains cas, on pouvait assigner aux civils des
militaires nommés ascitae ou carrarii pour les surveiller172.
En période de guerre, il en a été question, la sécurité des convois occupait
beaucoup d'hommes. En était-il de même en période de paix ? Difficile de trancher, car
les informations se font rares. Le pridianum de la cohors I Hispanorum veterana
170 P.Oxy., 12, 1412.
171 Tacite, Hist., IV, 35.
172 Le Bohec, Yann, L'armée romaine dans la tourmente, 2009, p.41.
410
equitata, en 105 après J.-C., indique que plusieurs soldats étaient absents, en mission à
l'intérieur de la province (intra provinciam) de Mésie inférieure. Parmi ceux-ci, on
comptait 23 cavaliers et deux fantassins à solde et demie (sesq ped), pour protéger les
convois de vivre (tras ad annona[m] defendendam)173. Il se peut cependant que ces
effectifs se rattachaient à la ligne précédente, c'est-à-dire qu'ils étaient en expédition de
l'autre côté du Danube. Une ligne du document était également réservée au
dénombrement des soldats envoyés pour surveiller les navires frumentaires (in auario ad
naves frumentarias, dont on ne peut deviner que la seule présence d'un décurion) et une
autre ligne pour comptabiliser le nombre de militaires affectés à la garde des animaux (in
custodia iu[mentorum], où on ne parvient à déchiffrer que des sesquiplicarii, dont on
ignore le nombre)174. Les sources sur le sujet ne sont pas concluantes, mais on connaît
d'autres types d'escorte militaire du même genre.
On sait, par exemple, que le procurateur Maximus, affranchi de Trajan, était allé
acheter du blé en Paphlagonie, accompagné de dix beneficiarii, trois fantassins et deux
cavaliers, tous fournis par Pline le Jeune, alors gouverneur de la province du Pont et de
Bithynie175. Ce blé était certainement pour usage militaire 176. Dans le cas d'escorte du
prisonnier Paul de Tarse, le tribun Claudius Lysias demanda deux cents soldats
d'infanterie légère, deux cents autres d'infanterie lourde et 70 cavaliers 177. Le tribun avait
été informé que son prisonnier, citoyen romain de naissance, était menacé par un complot
visant à le tuer, il avait donc nécessairement demandé des effectifs augmentés, pour
173
174
175
176
RMR 63, col.2, l.30-31 = P.Lond. 2851.
RMR 63, col.2, l.33 et 36, respectivement = P.Lond. 2851.
Pline le Jeune, Ep., X, 27-28.
Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, service administratif impérial, d'Auguste à
Constantin, 1976, p.185. Tous ne sont cependant pas de cet avis. Voir Vidman, Ladislav, Étude sur la
correspondance de Pline le Jeune avec Trajan, Rome, 1972, p.33; Paribeni, Roberto, Optimus
Princeps : Saggio Sulla Storia and Sui Tempi Dell' Imperatore Traiano, Messina, Vol.1, 1927, p.175.
177 Actes des apôtres, XXIII, 23-24.
411
garantir la sauvegarde de Paul. Enfin, un nombre non négligeable de soldats, fantassins et
cavaliers, devait nécessairement être affecté à protéger l'argent de la solde contre les
attaques de bandits178. Là encore, on ignore leur nombre.
2.2 - L'entreposage des marchandises179
Parmi les infrastructures les plus importantes au ravitaillement militaire on peut
sans contredit compter les horrea. Souvent, ce terme est improprement traduit par grenier,
qui suggère un usage exclusivement réservé aux céréales. Or, il n'y avait pas que des
céréales qui y étaient entassées180, et des auteurs ont plutôt opté pour une traduction plus
versatile, tels dépôts, stations ou entrepôts 181. Tout au long de ce travail, cette dernière
traduction a été préférée, à l'exception des cas où seule la nourriture était mentionnée.
Les fouilles ont mis à jour un bon nombre de ces entrepôts, qui partagent entre
eux plusieurs caractéristiques. Les horrea de Bretagne étaient des édifices de forme
rectangulaire, longs et étroits. Les rapports de proportion entre la longueur et la largeur
varient de 2:1 à 3:1 environ, dépendamment de l'époque et du lieu. La variable principale
qui explique la longueur de l'édifice dans les camps semble être la distance qui sépare la
Via Principalis de la Via Quintana. Il s'agit en effet de la localisation la plus fréquente
pour les entrepôts dans les camps auxiliaires, parallèle aux Principia et près de la porte
du camp. Les entrées de l'édifice étaient le plus fréquemment situées sur le côté étroit et
178 Davies, R.W., « Ratio » and « Opinio » in Roman Military Documents, in Historia : Zeitschrift für
Alte Geschichte, Bd.16, H.1, 1967, p.117.
179 À moins d'indication contraire, toutes les informations de cette section sont tirées de Rickman,
Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.215-255.
180 Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, par Anderson, J.K., in Classical Philology,
Vol. 68, No.3, 1973, p.235.
181 Compte Rendu de Erdkamp, Paul, Hunger and the sword, par Serrati, John, in The Journal of Roman
Studies, Vol. 90, 2000, p.223.
412
donnaient le plus souvent sur la Via Quintana, moins passante que la Via Principalis. Ce
choix de lieu était probablement dû à des difficultés de transport, de chargement et de
déchargement des marchandises. Ainsi, les horrea étaient probablement organisées autour
d'un long corridor central qui donnait accès aux salles latérales où étaient emmagasinées
les produits.
Les murs étaient particulièrement épais, et dépassaient régulièrement le mètre,
avec des contreforts massifs, dont on ignore l'utilité 182, et un plancher surélevé. La
surélévation des planchers permettait à l'air de circuler entre le sol et le plancher, pour
contrecarrer les effets néfastes de la chaleur, de l'humidité et les attaques d'insectes et de
rongeurs. Ces édifices étaient divisés, dans le sens de la largeur, en un certain nombre de
salles parallèles183. Chacune d'entre elles mesurant entre 40 et 60 cm de largeur184. Par les
amas de tuiles mis à jour sur les sites des entrepôts, les toits devaient toujours en être
recouverts, quels qu'aient été les matériaux utilisés pour le reste de la construction. Ces
toits devaient avoir la forme de pignons, et des gouttières en saillies dépassaient
largement des murs, probablement pour assurer une meilleure protection contre la chaleur
et l'humidité ainsi que, dans le cas des horrea en bois, dans le but de protéger l'édifice des
182 Rickman suggère que ces contreforts étaient nécessaires pour soutenir le poids du toit et des
gouttières, et aussi pour absorber la pression latérale exercée par le grain qui était entreposé (Rickman,
Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.236). Boren a cependant démontré que la pression latérale n'était
pas suffisante pour expliquer les contreforts (Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, Roman
Granaries, par Boren, Henry C., in The Classical World, Vol. 65, No.3, 1971, p.104); Bulmer, quant à
lui, est d'avis que les contreforts n'étaient pas nécessaires pour soutenir le toit (Compte Rendu de
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries par Bulmer, W., in The Journal of Roman Studies, Vol. 62,
1972, p.205-206); Webster pense, au contraire, que le toit avait besoin de contreforts pour le supporter
(Webster, Graham, The Roman Imperial Army of the First and Second Century A.D., Norman, 1985,
p.203).
183 Six pour ceux de Richborough dans le Kent (Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.217);
Sept pour les entrepôts de Valkenburg en Hollande-Méridionale (Groenman-van Waateringe, Willy,
The Horrea of Valkenburg ZH, in Christoph Unz, Studien zu den Militärgrenzen roms III, édit. Birley,
Eric, Stuttgart, 1986, p.160) et huit pour les horrea Hadriani de Myra en Asie Mineure (Cagnat, René,
L'armée romaine d'Afrique et l'occupation militaire d'Afrique sous les empereurs, New York, 1975,
p.313).
184 De 45 à 60 cm pour les horrea de Richborough (Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, 1971, p.217);
de 40 à 50 cm pour les entrepôts de Valkenburg (Groenman-van Waateringe, Willy, The Horrea of
Valkenburg, 1986, p.160).
413
éléments et de certaines attaques des ennemis.
On remarque toutefois des différences quant à leurs dimensions, à leur
emplacement, à leurs regroupements et aux détails architecturaux et structurels. Par
exemple, les entrepôts étaient construits en bois jusqu'au règne de Trajan, où l'on dénote
les premières constructions en pierre. Aussi, la méthode de surélévation des planchers
pouvait varier d'un édifice à l'autre. Certains modèles employaient des poteaux de 25 cm
de côtés jalonnés à environ tous les mètres; d'autres utilisaient des traverses. Les premiers
horrea faits de pierre semblent avoir suivi le modèle des traverses, mais on aperçoit une
évolution plutôt tournée vers l'emploi de courts pilotis, puis de murets perpendiculaires
pour supporter le plancher.
On remarque également une différence entre les horrea qui servaient à accueillir
les céréales et ceux qui étaient réservés pour la viande et le poisson salé. Les premiers
possédaient des murs épais et avaient le sol pavé d'opus signinum pour protéger les
céréales contre l'humidité. Les seconds étaient constitués de murs épais mais courts,
juchés sur des gros blocs de pierre de silice 185. Toutes ces différences découlent peut-être
de la disparité des environnements dans lesquels on les trouve. Il n'en reste pas moins que
ces différents modèles d'entrepôts romains proviennent tous d'une seule et même
tradition, qui était déjà en vogue à l'époque hellénistique 186. C'est ce qui explique la
ressemblance entre les entrepôts romains aussi éloignés que ceux du Mons Claudianus en
Égypte et de Dobreta sur le Danube.
185 Pons Pujol, Lluis, The annona militaris in the Tingitana : Observations on the organization and
provisioning of Roman troops, in New Perspectives on the Ancient World; Modern perceptions,
ancient representations, édit. Funari, Pedro Paulo A. et al, Oxford, 2008, p.148-149.
186 Rickman fait remonter cette tradition à 2 000 ans avant J.-C., car il trouve un lien avec un entrepôt
découvert à Harappa, en Inde. Cependant, cette théorie n'a pas fait l'unanimité, voir Compte Rendu de
Rickman, Geoffrey, Roman Granaries par Salway, Peter, in The Classical Review, New Series, Vol.
24, No.1, 1974, p.117; Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, Roman Granaries, par Boren, Henry C.,
in The Classical World, Vol. 65, No.3, 1971, p.103.
414
L'application systématique de ce même modèle posait cependant quelques
problèmes. En effet, en Bretagne, on note l'apparition d'insectes nuisibles à partir de
l'invasion romaine187. Une hypothèse a été émise à savoir que les entrepôts de style
méditerranéen, tels qu'ils ont été utilisés par les Romains, pouvaient ne pas convenir au
climat plus humide du nord de l'Europe188. Cependant, l'existence de ces insectes ailleurs
dans le nord de l'Europe avant l'occupation romaine rend cette interprétation plus difficile
à accepter189.
À toutes les époques, il semblerait que les bâtiments tombaient sous la
responsabilité des gouverneurs de province. En effet, la construction de nouveaux
entrepôts et les travaux de restauration étaient sous son autorité. Certaines de ces
constructions municipales étaient cependant effectuées au frais des cités et demeuraient
sous leur tutelle190. L'administration des services et des produits qui se trouvaient à
l'intérieur relevait quant à elle du praefectus legionis.191.
Malgré la connaissance que nous avons des horrea, il est impossible d'estimer leur
capacité. Avant de se lancer dans une telle étude, il faudrait d'abord connaître la variété de
produits qui y étaient entreposés 192. Puis, il faudrait savoir quelle était la proportion de
céréales vis-à-vis des légumes et de la viande, et, parmi les céréales elles-mêmes, il
187 Ce constat a été fait pas Buckland en 1978 (Buckland, P.C., Cereal production, storage and
population : a caveat, in The Effect of Man on the Landscape : the Lowland Zone, édit. Limbrey, S.,
and Evans, J.G., Londres, 1978, p.43-45), et depuis, il n'y a toujours aucun site qui a révélé la
présence d'insectes nuisibles avant l'occupation romaine. Smith, David et Kenward, Harry, Roman
Grain Pests in Britain : Implications for Grain Supply and Agricultural Production, in Britannia,
2011, Vo. 42, p.248.
188 Smith, David, Grain pests from Roman military sites : implications for importation, supply to Roman
army and agricultural production, in Eurasian Perspectives on Environmental Archaeology, édit.
Czerniawska, Jolanta et al, Pozna, 2007, p.134.
189 Smith, David, Grain pests from Roman military sites, 2007, p.135.
190 Pavis d'Escurac, Henriette, La préfecture de l'annone, 1976, p.245.
191 Kaufman, David B., Horrea Romana : Roman Storehouses, in The Classical Weekly, Vol. 23, No.7,
1929 , p.54.
192 Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, Roman Granaries par Bulmer, W., in The Journal of Roman
Studies, Vol. 62, 1972, p.206.
415
faudrait connaître la proportion de blé et d'orge. Enfin, il faudrait savoir dans quoi étaient
entreposés les produits193. Le seul indice sur la capacité de ces édifices vient de
l'Agricola. En effet, le gouverneur de Bretagne avait exigé que chaque fort (castellum)
soit muni de provisions pour une année, en cas de siège 194. C'est donc dire que les horrea
avaient assez de capacité pour contenir de grandes quantités de produits.
Ainsi, l'approvisionnement des armées romaines découlait d'une administration
établie dans la capitale, sous la direction du préfet du prétoire. Des officia, notamment le
a rationibus et le a copiis militaribus, jouaient certainement un rôle dans le processus.
Nous avons émis l'hypothèse que les frumentarii avaient pour mission d'aider le préfet du
prétoire dans sa tâche, en évaluant les besoins de leur unité et les retombées estimées de
l'impôt en nature. L'écart entre les besoins et les revenus auraient été comblés par de
l'argent, pour permettre aux unités de procéder à des achats. Les autres agents impliqués
dans l'achat, la réception et la distribution des marchandises ont été présentés.
Pour ce qui est des infrastructures, la préférence accordée au transport par navire a
été expliquée, et la présence des civils a été soulignée. Des étrangers de l'empire avaient
été engagés pour convoyer les marchandises sous le Bas-Empire, mais il fut impossible
de confirmer l'emploi de ces peuples avant le IIIe siècle de notre ère. Les entrepôts, quant
à eux, ont été décrits car ils partagent plusieurs caractéristiques, peu importe leur
localisation.
193 Il est peu probable que les vivres aient été entassés directement sur le sol. Des sacs ou des bacs en bois
devaient être utilisés. Rickman penche pour l'utilisation de bacs de bois, il est suivi en cela par Bulmer
(Compte Rendu de Rickman, Geoffrey, Roman Granaries par Bulmer, W., in The Journal of Roman
Studies, Vol. 62, 1972, p.205).
194 Tacite, Agr., XXII. 2.
416
PARTIE VI : CONCLUSION
417
Cette thèse s'est attaquée à un problème de taille : étudier le rapport entre le droit
civil et la logistique des armées romaines. Les sujets qui ont été abordés dans les quatre
parties (les besoins de l'armée romaine, la logistique des armées romaines en campagne,
la fiscalité et l'organisation du ravitaillement) sont si vastes qu'ils auraient chacun,
individuellement, pu faire l'objet d'une thèse. Ç'aurait été impraticable de le faire et nous
sommes conscients des lacunes qui persistent dans cette Recherche sur le droit et la
logistique des armées romaines sous le Haut-Empire. Cette étude, qui se voulait en
quelque sorte macro-sociologique, a dû faire le difficile choix de parfois sacrifier le détail
pour se concentrer sur les grands principes.
De nombreux aspects de la logistique ont été abordés. D'abord, dans la première
partie, portant sur les remarques préliminaires, il fut question des besoins de l'armée. On
a en effet tenté de chiffrer les divers besoins de l'armée romaine. Rapidement, l'exercice a
semblé vain : le blé et l'orge, qui sont les seules denrées pour lesquelles une quantité
chiffrée est connue de source sûre, donne les estimations les plus diverses. Le chiffre le
plus bas auquel nous soyons parvenu est de 949 tonnes de blé, pour une légion de 5 000
hommes qui aurait consommé 0,52 kg de blé par jour. Il monte à 2 686,4 tonnes de blé
par an pour une légion de 6 400 soldats à qui l'on aurait donné 1,15 kg de blé par jour. Il
s'agit du triple de l'évaluation précédente. Le même problème de conversion entre
mesures grecques et romaines s'est posé pour l'orge, en plus de soulever la question de la
nourriture des animaux de trait.
Bref, les limites de l'évaluation chiffrée des besoins a été rapidement atteinte.
Ignorant la proportion des autres aliments qui composaient la ration du soldat, il fut
impossible de préciser la quantité de viande, de légumes, de fromage et de sel que l'armée
418
consommait. Le même constat s'est avéré pour les liquides comme l'eau, le vinaigre, la
posca, le vin et l'huile. Pour les aliments qui n'étaient pas rationnés, puisque leur
acquisition dépendait entièrement de la volonté du soldat, il est normal qu'il soit
impossible d'en chiffrer les besoins, seulement les énumérer : il s'agit d'une décision
personnelle de chacun des hommes.
Les besoins en différents matériaux ont aussi été présentés : du cuir et des
vêtements étaient réclamés pour habiller les soldats, assembler les tentes, pour
confectionner certaines pièces d'équipement ou d'armes. La peau de plusieurs dizaines de
milliers de bêtes était requise pour outiller complètement une légion, bien qu'on ignore la
quantité de cuir requise annuellement pour les réparations et les remplacements. Le bois
devait être une des ressources les plus consommées, après le fourrage. En effet, il était
requis quotidiennement pour s'éclairer la nuit, se réchauffer et cuire ses aliments. De plus,
il était nécessaire dans la construction d'édifices, de machines de guerre, de chariots et de
navires, d'outils et d'armes. Enfin, lorsque l'armée romaine assiégeait une ville, la
demande en bois explosait, et des zones entières pouvaient être défrichées autour des
villes pour la construction de terrassements et de machines de siège. Enfin, utile pour la
confection d'armes et d'armures, d'outils de toutes sortes et de pièces d'équipement, le fer
devait également être réclamé en énormes quantités. Comme pour le cuir, cependant, il
est à peu près impossible de chiffrer les besoins annuels en fer. Le même constat est de
mise pour le cuivre des instruments de musique et le plomb des balles de frondeurs.
Pour ce qui est des besoins en animaux, certains sont plus faciles à chiffrer que
d'autres. D'abord, on comptait environ trois chevaux pour un cavalier. Aussi, sachant
qu'un cheval restait environ trois ans en service, on peut estimer que l'armée remplaçait le
419
tiers de ses montures annuellement. Il suffit seulement de connaître le nombre de
cavaliers présents dans une région pour compléter les calculs. Or, les besoins en chevaux
étaient spéciaux en cela que toutes les bêtes n'étaient pas appréciées également. Non
seulement la monture devait avoir belle apparence, mais elle devait démontrer certaines
aptitudes comportementales qui suggéraient une certaine prédisposition aux qualités
nécessaires à un cheval de bataille, dont la fougue et un certain courage. Pour ce qui est
des animaux de trait, l'estimation des besoins est plus difficile. Entre 1 000 et 1 400 mules
étaient nécessaires pour transporter le bagage et l'équipement d'une légion, mais plus de
bêtes pouvaient être exigées pour des missions sporadiques. Il n'est pas impossible qu'une
évaluation des bêtes de somme ait été faite pour obtenir des animaux avec une force
corporelle, mais également un calme et une obéissance remarqués. Enfin, il reste les
besoins en animaux sacrificiels. En effet, les unités romaines devaient respecter un
certain nombre de rituels religieux qui nécessitaient des animaux vivants désignés à être
sacrifiés aux dieux. En plus des fêtes annuelles récurrentes, dont une partie nous est
connue par les Feriale Duranum, il y avait des rituels de purification à observer avant les
combats, et les sacrifices pour remercier les dieux après une victoire sur le champ de
bataille. Le nombre de victimes devait évidemment varier d'une unité à l'autre, et d'une
année à l'autre, suivant les lustrations et les victoires pour lesquelles les dieux devaient
être remerciés.
Une partie de ces besoins étaient couverts par le territoire dédié aux légions et par
les fabricae. L'impact devait cependant rester somme toute relativement marginal,
puisque l'usage des prata legionis demeure relativement peu connu. Peut-être ces lieux
servaient-ils à faire paître les bêtes, cultiver de la nourriture, chasser du gibier ou couper
du bois. Quoi qu'il en soit, l'armée n'utilisait pas toujours ce territoire à son plein
420
potentiel, et des sections entières pouvaient rester vacantes. Quant aux fabricae, il
semblerait qu'elles aient surtout servi à réparer les armes et les outils plutôt qu'à en créer
de nouveaux.
Le dernier chapitre de la partie sur les remarques préliminaires concernait les
préconceptions du droit et de la logistique sous le Haut-Empire. Il fut d'abord question de
la distinction entre tributum et stipendium, qui a marqué la compréhension de la fiscalité
pendant plusieurs décennies. Ainsi, on a voulu voir dans les tributa une marque de l'impôt
versé en nature par les provinces impériales; et dans les stipendia, celle de l'impôt versé
en numéraire par les provinces sénatoriales. Cette vision de la fiscalité aura teinté l'étude
de l'économie romaine. Il apparaît cependant que la distinction aurait plutôt été d'ordre
social : un tributum était versé par les citoyens d'une cité, alors que le stipendium était
exigé des peuples vaincus. Avec l'avènement de l'Empire, des peuples qui avaient
démontré leur fidélité sur près de deux siècles n'auraient plus été traités comme de
simples vaincus. Ils auraient en effet reçu une certaine distinction de statut, dont l'emploi
de plus en plus flou des termes tributum et stipendium pour signifier leurs contributions
fiscales serait un témoignage.
La distinction erronée de tributum et de stipendium aura un impact tangible sur
l'étude de l'économie et de la fiscalité romaine. En effet, en considérant que des provinces
entières versaient leur impôt en numéraire, on en vint à concevoir une économie
fortement monétaire, et on expliqua ces phénomènes l'un par l'autre. Or, il semblerait
plutôt que la monnaie pénétrait moins dans l'économie que ce qui avait été auparavant
estimé.
La conviction que la monnaie pénétrait bien l'économie, couplée avec l'idée d'un
421
impôt principalement perçu en numéraire a évidemment eu un impact sur la
compréhension de la question logistique. Ainsi, en constatant que les réquisitions étaient
nombreuses, lors des guerres civiles opposant d'abord les héritiers de César à ses
meurtriers, puis celles où s'affrontèrent Octave et Antoine, et que les impôts en nature
furent de plus en plus souvent exigés en numéraire pour faire face aux coûts de la guerre,
on imagina que la tendance amorcée lors des périodes de grands tumultes se poursuivit
sous l'accalmie du Haut-Empire. En effet, il est facile de concevoir qu'avec les revenus
des impôts désormais perçus en argent, l'armée devait acheter les produits qui lui étaient
nécessaires. Pour les besoins supplémentaires, on procédait à des réquisitions.
Dans cet amalgame d'hypothèses économiques et logistiques, l'apparition d'impôts
en nature systématiques dans les codes de loi et dans certains documents papyrologiques
nécessitent une explication. Cette annona militaris, un impôt en nature supplémentaire à
l'impôt normal et destiné à l'armée, était expliquée par la crise inflationniste du IIIe siècle
ou les augmentations successives du montant de la solde sous Septime Sévère et
Caracalla. Or, cette théorie d'un nouvel impôt en nature qui se superpose aux autres déjà
existants se heurte à de nombreuses critiques, au point où nous sommes d'avis qu'elle ne
tient plus la route. C'est pourquoi nous avons suggéré que l'impôt en nature s'est perpétué
entre la fin de la République et le Bas-Empire. Une partie de cet impôt aurait été destiné à
l'approvisionnement de l'armée romaine.
Dans la partie de notre argumentation traitant de l'approvisionnement en temps de
guerre, certains avertissements furent émis d'entrée de jeu. D'abord, le ravitaillement en
période de guerre n'était mentionné dans les sources que lorsque quelque chose d'anormal
se produisait. Ensuite, la logistique en temps de guerre peut ne pas être représentative de
422
celle en vigueur en période de paix. Enfin, l'approvisionnement lors des guerres civiles
était extraordinaire en raison de la quantité phénoménale de troupes en service et de
zones impliquées dans l'approvisionnement. Ainsi, dans la guerre qui opposa Octave et
Antoine d'un côté, et Brutus et Cassius de l'autre, non seulement chaque partie de l'empire
fut mise à contribution par l'un ou l'autre parti, mais il en fut également de même pour
des peuples que Rome n'avait pas encore soumis.
L'étude de la logistique en période de guerre a été étudiée sous trois angles :
premièrement, l'approvisionnement individuel; deuxièmement, l'approvisionnement
organisé par le général et troisièmement, l'approvisionnement organisé depuis la capitale.
Dans le chapitre accordé à l'approvisionnement individuel, les achats et la collecte ont été
analysés. Bien que ces deux moyens aient été pratiqués par les soldats, il n'en reste pas
moins que leur apport dans le cadre logistique global devait rester somme toute marginal.
La présentation de l'approvisionnement organisé par le général a débuté par une
description des infrastructures de transport, d'entreposage et d'hivernage en période de
guerre. Ainsi, le transport par bateau était préféré au convoi terrestre et les soldats
pouvaient être mis à contribution pour déblayer des canaux capables de laisser passer des
navires de charge. L'entreposage se faisait principalement dans des lieux qui étaient à
l'abri de l'ennemi, donc bien fortifiés; des lieux où les habitants n'avaient pas de
propension au soulèvement, quitte à en chasser les éléments perturbateurs; des lieux qui
étaient pourvu d'armes, de nourriture et de matériaux de toute sorte utiles à la guerre.
Les deux chapitres suivants furent consacrés à des mesures exceptionnelles de
ravitaillement : les redevances de trêve et la prise de places fortes ennemies. Ces
mécanismes sont considérés comme exceptionnels car une armée ne pouvait compter
423
s'approvisionner régulièrement par ces moyens. Un général ne pouvait pas prévoir le
moment exact où l'ennemi désirerait envoyer une délégation à Rome pour demander la
paix et, afin de montrer ses bonnes intentions, offrirait de nourrir les soldats romains
pendant cette période de négociation. De même, un général ne pouvait calculer son
approvisionnement en fonction de la prise d'une place forte ennemie. Dans les deux cas,
l'apport pouvait être substantiel, mais un général ne pouvait pas les considérer dans ses
plans avant que l'ennemi ait demandé une trêve ou que la place forte soit prise. Des
apports pouvaient également survenir en semant des grains à l'intérieur du camp, ou dans
la région voisine. Malheureusement, peu d'exemples nous sont parvenus et il est difficile
de dire à quelle fréquence cette situation pouvait s'observer, ni l'importance de cet
appoint.
Parmi les décisions que le général pouvait prendre pour approvisionner ses
troupes, une des plus importantes restait sans doute les corvées de nourriture, de bois, de
fourrage et d'eau. Toutefois, ces corvées nécessitaient une bonne connaissance des lieux,
de leur climat, et des habitudes des peuples qui y habitent. Les soldats devaient attendre
les ordres du général pour sortir fourrager, et ces sorties devaient être fréquentes,
probablement plusieurs fois par semaine, voire à tous les jours. Il était recommandé que
le général y participe, souvent à la tête de forces armées pour protéger les fourrageurs.
Des postes de garde pouvaient également être établis dans les régions les plus souvent
battues par les soldats. Des civils et des esclaves pouvaient prendre part aux sorties. Les
corvées pouvaient aussi être employées à des fins tactiques ou stratégiques, en prenant
pour cible des cités qui, pour éviter le pire, acceptaient de se ranger du côté de l'agresseur.
Un général pouvait aussi recevoir des dons ou opérer des achats ou des
424
réquisitions auprès des alliés et des provinciaux. Il n'est pas toujours facile de distinguer
entre ces trois expédients. Par exemple, des dons pouvaient être ressentis comme des
réquisitions, ou pouvaient être remboursés comme des achats. En effet, à l'époque
républicaine, il semblerait que le sénat ait tenu à rembourser certains dons, à tout le
moins ceux provenant de peuples alliés. Certaines réquisitions et certains dons,
nommément les navires, requéraient une approbation du sénat, alors que le reste semble
être resté à la guise du général.
Enfin, lorsque plus rien ne fonctionnait et que la pénurie frappait l'armée, certains
généraux se tournaient vers des méthodes plus ésotériques pour obtenir ce qu'il leur
manquait. Les cas rapportés sont rares, et concernent uniquement des magiciens ou des
prêtres dont les prières invoquèrent la pluie, afin de repousser la soif des soldats.
La troisième catégorie de ravitaillement présentée était celle organisée par le
pouvoir central, à Rome. D'abord, le sénat pouvait recevoir de la part d'ambassadeurs des
dons en argent ou en nature. Le sénat pouvait ensuite décider de l'attribution de ces
marchandises, soit à un théâtre d'opérations, soit à plusieurs, soit à la ville de Rome. Le
sénat avait aussi la responsabilité de rembourser les frais encourus par les généraux.
Enfin, et c'est le point le plus important pour notre recherche, le pouvoir central avait
l'autorité d'employer les impôts dans le but de ravitailler les troupes.
Dans la partie traitant de l'approvisionnement et de la fiscalité, il a d'abord été
question de l'organisation des impôts sous la République. Une grande partie de ce livre a
été consacrée aux dîmes de Sicile, dont la connaissance a été grandement facilitée par les
Verrines de Cicéron. Environ 10% de la récolte annuelle de blé était perçue à titre d'impôt
foncier. Deux autres ponctions supplémentaires étaient effectuées, cette fois-ci
425
moyennant remboursement. Le blé commandé (frumentum imperatum) n'était pas basé
sur la récolte annuelle, mais était une quantité fixe que le gouverneur répartissait à sa
guise entre les cités; par contre, les secondes dîmes étaient calquées sur les dîmes : celui
qui avait versé la dîme, devait acquitter la même quantité à titre de seconde dîme, contre
remboursement à un taux fixé par le sénat. Enfin, le blé pour le grenier privé (frumentum
in cellam) du gouverneur, ou de tout autre magistrat de passage, était lui aussi remboursé,
suivant un autre taux fixé à Rome. Dans le cas du blé privé, le contribuable pouvait
demander une estimation et payer en argent la valeur du blé exigé par le magistrat, à un
taux fixé par le magistrat.
Un rapide tour d'horizon des provinces de la République romaine a ensuite été
effectué pour démontrer que, en plusieurs endroits, l'impôt était au moins en partie exigé
en nature, que ce soient les dîmes de Sardaigne ou d'Asie, le vingtième d'Espagne, le blé
des Gaules, de Syrie ou d'Afrique, le silphium de Cyrénaïque. Peu d'informations sur les
impôts de Grèce et de Macédoine ont survécu jusqu'à aujourd'hui.
S'en est suivie une présentation de l'organisation des impôts sous le Haut-Empire,
en expliquant d'abord les défis qu'eût à relever Auguste après son accession à la pourpre.
En conservant une armée en service même en temps de paix, il devait acquérir des
revenus pour payer la solde des militaires, pour leur fournir de quoi se nourrir et se loger
et, enfin pour leur faciliter le retour à la vie civile après leur service, soit en leur remettant
des terres à cultiver, soit en leur garantissant une somme d'argent.
Or, tout comme sous la République, il semble que l'impôt sous le Haut-Empire ait
eu un lien avec le statut juridique des citoyens et de leur cité. Souvent, un certain statut
juridique mettait un municipe à l'abri de l'impôt foncier. Il arrivait parfois que, suite à un
426
changement de statut juridique, les privilèges fiscaux qui y étaient liés aient tardé à être
appliqués.
La délimitation des terres cultivées était aussi important. Cette démarcation,
inscrite sur un cadastre officiel, faisait lieu de référence en cas de litige entre les
agriculteurs. C'est aussi la cadastration qui indiquait, pour Rome, le possesseur de la
terre, la catégorie à laquelle appartenait cette terre et, le cas échéant, si elle était soumise
à un tribut.
L'étape suivante, après l'établissement du cadastre, était le census des provinciaux,
qui comportait peu de similarités avec le census des citoyens romains. Ce recensement
des hommes et de leurs biens était exhaustif et se répétait après un certain nombre
d'années. Il est également la preuve que les impôts exigés des provinciaux ne
constituaient pas une somme fixe, mais bien une valeur exprimée en pourcentage des
possessions des contribuables. On intervenait à plusieurs degrés pour effectuer ce census.
D'abord, au niveau local, des hommes étaient désignés pour recenser les communautés.
Ensuite, au niveau provincial, des fonctionnaires compilaient les données accumulées et
en faisaient un bilan, qui était expédié dans la métropole de la province. Une copie était
également envoyée à Rome. Dans la capitale, l'empereur avait accès à tous les bilans
provinciaux, qui fournissaient au moins le nom et la richesse des habitants. Quant à la
déclaration du recensement, elle est connue par une description dans le Digeste, qui est
conforme en plusieurs points avec celle retrouvée pour une certaine Babatha, et qui eut
lieu sous le Haut-Empire.
Il fut ensuite question de l'impôt à proprement parler. Le but n'était pas de décrire
toutes les taxes et les impôts connus pour tout le bassin méditerranéen, mais bien de voir
427
si, oui ou non, des impôts en nature furent perçus en différents endroits et à différents
moment dans les deux premiers siècles de notre ère. Plusieurs de ces impôts semblent
avoir été destinés, du moins en partie, au ravitaillement des armées cantonnées dans les
différentes provinces. La perception de ces impôts revenait à la cité. De ceci, il était
possible de déduire que l'approvisionnement des armées se faisait au moins partiellement
par l'entremise d'impôts en nature. Nous en avons déduit que ce mode de ravitaillement
n'avait pas cessé d'être utilisé depuis la République et qu'il y avait une certaine continuité
entre la République et le Bas-Empire.
Deux objections principales étaient soulevées vis-à-vis de notre hypothèse.
Premièrement, on observe une augmentation des perceptions en natures au cours du IIIe
siècle. Pour y répondre, nous avons invoqué l'impact de l'inflation sur les demandes
d'estimation que les contribuables auraient pu effectuer. Avec un salaire qui suit l'inflation
avec un certain retard, et des prix qui augmentent de façon inconstante, il est fort
probable que les contribuables n'aient pas tous trouvé leur compte à demander une
conversion en argent de leur impôt, surtout en période d'instabilité économique. Il y avait
en deuxième lieu l'existence de plusieurs documents papyrologiques qui démontrent que
des achats étaient effectués par des officiers de l'armée pour leur unité. Cette objection
pouvait être récusée en deux temps. D'abord, en Égypte, la majeure partie de l'impôt en
nature était destinée à nourrir le peuple de Rome. Les besoins de l'armée auraient donc
débordé des revenus de l'impôt. Ainsi, comme pour la Sicile républicaine, où l'impôt ne
suffisait plus pour combler les besoins de l'empire, une perception supplémentaire était
effectuée moyennant compensation financière.
Pour les régions où cette explication ne s'appliquait pas, nous avons confronté le
428
problème en soulignant la production. En effet, une province ne pouvait verser à l'impôt
qu'un pourcentage de sa production. Ainsi, puisque la production variait d'une année à
l'autre, il était normal que les revenus de l'impôt aient également varié d'une année à
l'autre. Il fallait aussi tenir compte des pertes causées par les éléments lors de
l'entreposage. En effet, des insectes, des rongeurs, un climat peu propice étaient autant de
raisons pour causer des pertes sur les stocks de vivres. Nous avons estimé qu'une
province devait produire entre 5 et 12 fois les besoins de l'armée afin que l'impôt soit
suffisant pour couvrir tous ces besoins. Il ne faut pas oublier non plus que les provinciaux
avaient également la possibilité de payer en argent un impôt évalué en nature, ce qui
aurait aussi eu pour effet d'augmenter le recours à l'achat de produits.
Enfin, la question de la corruption a été abordée. En effet, plusieurs similarités
avec la République et le Bas-Empire ont été détectées. Nous sommes d'ailleurs d'avis que
la lutte contre la corruption a probablement encouragé la plupart des modifications à
l'impôt en nature depuis la République jusqu'au Bas-Empire.
La dernière partie de la thèse a porté sur les structures et les infrastructures de
l'approvisionnement. En effet, concevoir que des impôts étaient perçus en nature sous le
Haut-Empire implique une révision de l'organisation telle qu'elle a été décrite jusqu'à
maintenant. L'organisation a été abordée en deux étapes : d'abord l'administration à
Rome, puis l'administration en province. À Rome, nous avons établi que le préfet du
prétoire avait la charge du ravitaillement des armées romaines. Il était aidé en cela par les
bureaux a rationibus et a copiis militaribus, le premier s'occupait du trésor alors que le
rôle du second est encore sujet à débat. Nous pensons que les frumentarii, dont on ne sait
que peu de choses, servaient à transmettre les besoins de l'armée au préfet du prétoire, qui
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les comparaît aux prédictions des rentrées d'impôt en nature. On fixait aussi le taux
d'adaeratio (conversion en numéraire) et, le cas échéant, on calculait les coûts engendrés
par l'achat des fournitures manquantes.
En province, le gouverneur jouait un rôle relativement important dans
l'approvisionnement des troupes, bien que l'on puisse observer les limites de son autorité :
il ne pouvait fixer le taux de conversion, et il n'avait pas d'emprise sur les employés des
greniers. Le rôle du gouverneur semble donc s'être limité à désigner les points de
livraison de l'impôt et à répartir entre les cités les charges fiscales.
Le processus d'achat, de réception et de distribution des denrées a aussi été
expliqué. Les procuratores Augusti avaient la responsabilité de payer pour les achats. De
plus, il semble que l'État ait compensé les contribuables en versant des sommes assez
semblables à ce qui se trouvait sur le marché. Pour ce qui est de la réception et de la
distribution des denrées, de nombreux militaires étaient impliqués pour la mesure et
l'examen des produits, mais aussi pour tenir à jour les comptes et les archives.
Enfin il a été question du transport et de l'entreposage des marchandises en temps
de paix. Dans un cas comme dans l'autre, la principale différence entre la paix et la guerre
était relative à l'importance accordée à la sécurité pour ces deux éléments. Dans les deux
cas, cependant, le transport par navire était préféré à celui par voie terrestre, plus lent et
plus coûteux. Les civils étaient souvent impliqués, du moins jusqu'à un certain point.
Quant aux entrepôts, le plan général de ces édifices a été décrit, et leurs similarités
permet de penser qu'ils ont tous été basés sur un seul modèle, déjà en vigueur à l'époque
hellénistique.
430
Cette thèse a tenté de prouver que, au moins dans certaines régions et à certaines
époques, les armées romaines du Haut-Empire se sont partiellement ravitaillées au moyen
d'impôts en nature. Nous espérons cependant avoir démontré que ces impôts en nature
n'avaient rien de marginal et que leur apport à la logistique militaire était significatif.
Nous sommes toutefois conscients que les données disponibles pour cette période sont
tout au plus fragmentaires et que notre argumentaire était basé sur des ressemblances et
des rapprochements entre différents modèles fiscaux qui sont peu ou mal connus. Nous
estimons néanmoins que cette piste mérite d'être approfondie.
Si cette théorie était avérée, elle ne résoudrait pas tous les problèmes de la
logistique ou de la fiscalité. D'ailleurs elle soulèverait d'autres questions supplémentaires.
Nous ignorons en effet la proportion du ravitaillement militaire fournie par les impôts en
nature et celle couverte par les achats. Également, elle soulèverait des questions
concernant l'évolution de la fiscalité. Par exemple, à quelle époque les réquisitions ontelles cessé d'être remboursées en argent pour être plutôt déduite sur versement de l'impôt
suivant? Évidemment, avec le peu d'informations que nous ayons, il est peu probable que
les réponses soient découvertes dans un avenir rapproché, mais ces questions méritent
d'être posées.
Il reste enfin la question de la corruption, qui a piqué notre curiosité. Se pourrait-il
que les modifications qui ont été apportées à la perception des impôts et à la logistique
des armées romaines aient eu pour objectif de tenter de juguler cette corruption, qui se
faisait soit sur le dos des particuliers ou au dépens de l'État? Ce serait, selon nous, un joli
sujet pour une recherche ultérieure.
431
PARTIE VII : ERRATA ET ADDENDA
432
Entre l'ancienne et l'actuelle version de cette Recherche sur le droit et la
logistique des armées romaines, de nombreuses modifications ont été apportées au texte.
La plupart des corrections englobent notamment des fautes d'orthographe, de grammaire,
de syntaxe, ou de sauts logiques dans l'argumentation. Elles sont trop nombreuses et trop
mineures pour mériter d'être toutes énumérées ici. Voici donc les corrections et les ajouts
les plus importants sur le fond du sujet, et qui méritent d'être listés :
p.146 : Une référence à Traina, Giusto, Carrhes, Paris, 2011, a été ajoutée, et la
présentation de la trahison des Arméniens envers Crassus a tenu compte de l'avis de
l'historien.
p.205 : Il fallait lire que la province d'Asie ne paya des impôts à Rome qu'à partir de 123
avant J.-C.
p.249 : Il fallait lire que la province d'Espagne ne paya des impôts à Rome qu'à partir de
205 avant J.-C.
p.272 : Une référence à Gascou, Jacques, La politique municipale de Rome en Afrique du
Nordet a été ajoutée pour les promotions de cités au rang de colonie.
p.273 : Une référence à Le Bohec, Yann, Histoire de l'Afrique romaine (146 avant J.-C. 439 après J.-C.), Paris, 2005 a été ajoutée pour les promotions de cités au rang de
colonie.
p.288-292 : Des référence à Références à Pflaum (Les carrières procuratoriennes
équestres et Les procurateurs équestres) ont été ajoutées pour le census et le
personnel du census.
p.313 : Une référence à Flavius Josèphe a été rajoutée pour l'impôt en nature en Afrique.
p.314 : Une référence à Le Bohec, Yann, Histoire de l'Afrique romaine (146 avant J.-C. 439 après J.-C.) a été ajoutée pour la lex Manciana.
p.335 : Une phrase a été complétée : il fallait lire « Dans les régions où une unité se
ravitaillait souvent, comme le Fayoum pour la garnison d'Alexandrie, les charges
excédentaires pouvaient peser très lourd, surtout en les additionnant aux charges
fiscales de base. »
p.339 : Une référence à Le Bohec, Yann, La troisième légion Auguste, Paris, 1989, 632
pages a été ajoutée pour l'impact économique de la domination romaine sur les
peuples étrangers dans la province de Numidie.
433
PARTIE VIII : BIBLIOGRAPHIE
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Zuckerman, Constantin, Sur le dispositif frontalier en Arménie, le « limes » et son
évolution, sous le Bas-Empire, in Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte, Bd.47,
H.1, 1998, p.108-128.
Chapitre 2 - Auteurs anciens
Actes des apôtres, XXIII, 23-24.
Aristophane, Grenouilles.
Aelius Aristide, Orationes.
Aurelius Victor, Epitome.
Agenius Urbicus, De controversiis
agrorum.
Caton l'Ancien, De Re Rustica.
Ammien Marcellin, Res Gestae.
César, Bellum Civile.
Appien, Bellum Civile.
César, Bellum Gallicum.
Appien, Iberica.
Cicéron, Epistulae ad Atticum.
Appien, Mithridatica.
Cicéron, Epistulae ad Familiares.
Appien, Punica.
Cicéron, Epistulae ad Quintum fratrem.
Appien, Syrica.
Cicéron, De imperio Cn. Pompei ad
Quirites oratio.
Arrien, Periplous.
453
Cicéron, De lege agraria.
Frontin, De agrorum qualitate.
Cicéron, De natura deorum.
Frontin, Strategemata.
Cicéron, In Pisone.
Gaius, Institutiones.
Cicéron, In Verrem Secunda Actio, II et III.
Hérodien, Historiae.
Cicéron, Pro Balbo.
Hirtius, Bellum Gallicum.
Cicéron, Pro Flacco.
Histoire Auguste, Alexandre Sévère.
Cicéron, Pro lege Manilia.
Histoire Auguste, Aurélien.
Cicéron, Pro Scauro.
Histoire Auguste, Avidius Cassius.
Code Justinien.
Histoire Auguste, Hadrien.
Code Théodosien.
Histoire Auguste, Les trois Gordiens.
Columelle, De Re Rustica.
Histoire Auguste, Marc Aurèle.
Cornelius Nepos, Atticus.
Histoire Auguste, Pescennius Niger.
Denys d'Halycarnasse, Antiquitates
Romanae.
Histoire Auguste, Probus.
Digeste.
Histoire Auguste, Septime Sévère.
Diodore de Sicile, Bibliotheca historica.
Histoire Auguste, Trente Tyrans, Baliste.
Dion Cassius, Historiae Romanae.
Histoire Auguste, Trente Tyrans, Macrien.
Dio Chrysostome, Orationes.
Frontin, De Coloniis Italiae.
Épictète, Entretiens.
Hygin, De condicionibus agrorum.
Festus, De significatione verborum.
Hygin le Gromatique, Constitutio Limitum.
Flavius Josèphe, Antiquitates Iudaicae.
Justin, Historiae.
Flavius Josèphe, Bellum Iudaicum.
Lactance, De mortibus persecutorum.
Flavius Josèphe, Josephi vita.
Lévitique.
Florus, Epitome.
Luc, Evangelia.
Florus, Historiae Romanae.
Maccabées.
454
Polybe, Historiae.
Modestus, De vocabulis rei militaris.
Q. Claudius Quadrigarius, Annales.
Onesandros, Strategikos.
Res Gestae Divi Augusti.
Pausanias, Periègèsis.
St-Augustin, Epistulae.
Pline l'Ancien, Naturalis Historia.
Salluste, Bellum Catilinum.
Pline le Jeune, Panegyricus.
Salluste, Bellum Iugurthinum.
Plutarque, Brutus.
Salluste, Historiae.
Plutarque, Caton l'Ancien.
Sénèque, Epistulae ad Lucullum.
Plutarque, Caton le Jeune.
Plutarque, César.
Siculus Flaccus, De condicionibus
agrorum.
Plutarque, Crassus.
Stace, Silvae.
Plutarque, Flamininus.
Strabon, Geographica.
Plutarque, Lucullus.
Suétone, César.
Plutarque, Marc Antoine.
Suétone, Claude.
Plutarque, Marius.
Suétone, Galba.
Plutarque, Othon.
Suétone, Néron.
Plutarque, Paul Émile.
Suétone, Tibère.
Plutarque, Pompée.
Suétone, Vespasien.
Plutarque, Sertorius.
Tacite, De vita Iulii Agricolae.
Plutarque, Sylla.
Tacite, Annales.
Pseudo-César, Bellum Africanum.
Tacite, De Origine et Situ Germanorum.
Pseudo-César, Bellum Alexandrinum.
Tacite, Historiae.
Pseudo-César, Bellum Hispanicum.
Tertullien, Apologeticum.
Pseudo-Hygin, De munitionibus
castrorum.
Tite-Live, Epitome.
Tite-Live, Ab Urbe Condita.
455
Valère Maxime, Facta et Dicta
Memorabilia.
Velléius Paterculus, Historia Romana.
Xénophon, De re equestri.
Varron, De Agricultura.
Zosime, Historia Romana.
Végèce, Epitome Rei Militaris.
Chapitre 3 - Sources épigraphiques et papyrologiques
AE 1906, 10 = AE 1907, 183-184 = AE
1983, 977; 1915, 28; 1919, 126; 1920,
16; 1933, 70; 1934, 40; 1935, 45;
1956, 124; 1962, 183a; 1976, 495.
Colonne de Marc-Aurèle, scène 11 et 16.
Colonne Trajane, scène 81.
BGU 7, 1564.
Henzen 6049 = CIL VI, 1333; 6453; 6512;
6945 = CIL II, 4188; 6948.
CIGr 3751.
IGRR, I, 118; 1262.
CIL I, 585.
ILS 1338; 1380; 1395; 2740; 9501; 9091.
CIL II, 4121; 4188 = Henzen 6945; 4248.
Monumentum Ephesenum
CIL III, 25; 433; 1122; 1463; 3835 = AIJ,
151; 7447; 12286; 13439.
O.Claud. 280; 370.
O.Gudraud 14.
CIL V, 7783; 7784.
CIL VI, 332; 1333 = Henzen 6049); 1463;
1690; 1691; 3340; 8538; 28538;
28539; 28540;
Orelli 364 = Mommsen, Inscript. Helvet.
175; 2273 = CIL X, 6658; 3659 =
Mommsen, Hermes, III, 114.
P.Amh. 107, 108.
CIL VIII, 2557 = 18050; 2621; 2698;
2749; 2777; 4212; 4234; 4322 =
18527; 4508; 4600; 9049; 9370;
10500; 18247; 19428; 25902; 25943;
26416.
P.Bad. 75b. 22-34.
P.Beatty Panop. 2, 11. 229-244.
CIL X, 680; 3852; 6658 = Orelli 2273.
P.Doura 56 A; 58; 64; 66, 82 = RMR 78;
105, frag. b; 129; 130 A.
CIL XI, 1332.
P.Fay. 105.
CIL XIII, 6677.
P.Giss. 6.
456
P.Hamb. 39.
P.Tebt. II, 336.
P.Hever = P.Se'elim Gr. 5 = Box 866.
P.Yadin, 16.
P. Lond. 1171.
PSI 446. PSI 797.
P.Osl., 3, 78.
P.Oxy. 986; IX, 1185; 1279; X, 1271; XII,
1412; XVI, 1905; XLIII, 3111.
RMR, 63 = P.Lond. 2851; 76; 78 = P.Dura
82; 79.
SB 3924.
P.Ryl. 85; 207.
SIG, 747.
P.Se'elim 12 = Box 736.
P.Stud.Pal., XXII, 92.
T.Vindol, II, 155; 178; 180; 185; 190; 213;
343.
457