Séquence de littérature sur L`Ensorcelée en quatre commentaires

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Séquence de littérature sur L`Ensorcelée en quatre commentaires
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Séquence de littérature sur L’Ensorcelée en quatre commentaires
Par Annick POLIN
NB : pour alléger la présentation, j’ai choisi de signaler par une couleur de police
différente les concepts, outils d’analyse et connaissances littéraires que les élèves auront à
s’approprier.
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Incipit jusqu’à « l’âme humaine » [pagination de l’édition Pocket]
Voir l’analyse géographique dans la séquence de géographie « Étude de cas : les paysages de
la lande de Barbey d’Aurevilly à aujourd’hui. Étape n° 2 ». [lien vers la séquence]
I Un paysage identifiable par la toponymie et la description dénotative d’un paysage
contrasté : culture et prospérité du Cotentin / terrain « broussailleux » de la lande (sens
breton du terme)…
II … mais transformé par le regard du narrateur qui prend parti pour la lande, contre
« l’industrialisme moderne »
II.1 L’oxymore « oasis aride » fait paradoxalement de la lande stérile un lieu qui abreuve et
nourrit.
II.2 Si, au moment de la narration, « les haies des champs labourés circonscrivent la lande »,
le narrateur choisit de développer « l’exception », c’est-à-dire qu’il va faire un pied-de-nez à
« l’industrialisme moderne » et va faire exister littérairement ce que le XIXe siècle « a la
prétention de faire disparaître ». Stylistiquement, cette prose se développe à partir de
juxtapositions et de coordinations de groupes nominaux et/ou d’adjectifs, comme si sa
phrase refusait, comme la lande, d’être circonscrite.
III Où la lande n’est plus la lande
III.1 Un champ lexical personnifie la lande : elle est « nue », « chauve », elle a « de soudaines
interruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects sévères » et le narrateur la désigne
par la métaphore des « haillons sacrés », avant de comparer la lande, « friche du globe », à
« la friche de l’âme humaine ».
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Site Présence de la littérature - Dossier Barbey d’Aurevilly © SCÉRÉN-CNDP, 2009.
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III.2 La lande est comparée à la mer, indomptable, inhabitable – comme dans la lande, « le
voyageur » ne fait qu’y « passe[r] » –, qui évoque l’infini et suscite l’émotion.
III.3 « On ne saurait dire l’effet que [ces landes] produisent sur l’imagination de ceux qui la
traversent, de quel charme bizarre et profond elles saisissent les yeux et le cœur. Qui ne sait le
charme des landes ? » Cette question oratoire place le lecteur sous le charme fantastique du
paysage, lui fait prendre conscience que ce paysage atteint quelque chose du cœur, des
profondeurs de l’homme, par « sa poésie primitive et sauvage ». De quel rêve, de quel fantasme
cette lande est-elle porteuse ? « On ne saurait le dire », mais le narrateur va relever le défi, non
seulement en racontant l’histoire de l’ensorcelée, mais en accordant un sixième de son récit, les
deux premiers chapitres, à l’effet de la lande sur la narration.
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Chapitre 1, p. 30 : « Or justement » jusqu’à « rapide »
I Une description réaliste
I.1 La toponymie. Le Taureau rouge est inventé par Barbey, d’après une auberge du MontSaint-Michel nommée La Licorne rouge.
I.2 La lumière « d’avant le chien-et-loup d’automne » : les couleurs correspondent au
« soleil oblique du couchant ».
I.3 Les effets de réel, comme « ces feux de tourbe »
II Une description romantique de la lande
II.1 La mélancolie du paysage : « Le soleil, deux fois plus triste qu’à l’ordinaire, car il
marquait deux déclins – celui du jour et celui de l’année – teignait d’un jaune soucieux cette
chaumière. »
II.2 La lande fait peur
« Le Taureau rouge semblait garder l’entrée de la lande » : le modalisateur montre ici que le
narrateur interprète la lande comme un univers à part, mystérieux, dangereux, voire
interdit ; comparée à « une mer de terre », son étendue est qualifiée de « perfide » et
« parfois les hommes qui les parcourent d’habitude s’égarent quand la nuit est venue ou, du
moins, ont grand’peine à se maintenir dans leur chemin ».
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III Que va faire le narrateur ?
III.1 Un statut ambigu : le narrateur est « du pays », mais il en est aussi étranger, d’une
part parce qu’il l’avait « abandonné depuis longtemps », d’autre part parce qu’il « passe pour
la première fois dans ces landes ».
III.2 Un choix paradoxal : « Je crus prudent de m’orienter et de demander quelques
renseignements sur le sentier que je devais suivre. »
Le narrateur prend en compte les dangers de la lande, lieu des transgressions évoquées
précédemment, lieu des apparitions, lieu où, « comme [pour] un vaisseau sans boussole,
dériver involontairement de la ligne qu’on suit est presque fatal » (début du chapitre 2). Il est
donc prêt à prendre le chemin qu’il doit nécessairement suivre s’il ne veut pas se perdre.
Pourtant ce soir-là, nous dit-il supra, « mon âme s’harmonisait parfaitement avec tout ce qui
sentait l’isolement et la tristesse », et il « jouissait pleinement » de la « mélancolie » et de ses
« ivresses ». Il sait se nourrir de « l’oasis aride » (incipit). Seulement là aussi il y a danger,
non plus de perte, mais de perdition : et c’est aussi un devoir, moral cette fois, de suivre le
bon chemin, pour éviter les égarements.
Pour goûter la lande sans s’y perdre, le narrateur cherche quelqu’un qui lui indique le
passage, qui lui permettra d’être à sa marge.
III.3 Ambivalence du narrateur = condition du récit fantastique
D’une part le narrateur est un homme raisonnable, qu’on ne pourra donc pas accuser de
complaisance pour les superstitions. Mais, du coup, s’il est amené à évoquer un mauvais sort,
il faudra bien le prendre en compte.
D’autre part sa sensibilité à « la poésie primitive et sauvage » de la lande va lui permettre de
transmettre avec toute l’émotion nécessaire l’histoire de personnages qui vont, non pas
comme lui « passer » la lande, mais s’y perdre. Ce qu’il refoule en lui, il va le trouver en eux et
le peindre.
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Fin du chapitre 8 : à partir de « Du reste, ce jour-là », p. 140
I la narration
I.1 À plusieurs voix :
– celle du narrateur, apostrophé par maître Tainnebouy (« Monsieur, me disait l’herbager »),
– celle de Maître Tainnebouy, rapportée au style direct,
– celle de la comtesse rapportée au style indirect.
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Cette pluralité de voix entraîne des différences de style et de registre de langue.
I.2 Mais les voix se brouillent
Est-ce maître Tainnebouy qui peut parler familièrement de Jeanne-Madelaine, ou bien plutôt
le narrateur, dans une phrase pourtant au style direct ? Et le subjonctif passé « on l’eût
plongée », n’est-il pas suspect dans la bouche d’un herbager ?
Est-ce que l’incise « croyait maître Tainnebouy » rapporte ses paroles au discours direct, ou
est-ce le narrateur qui nous décrit l’opinion de l’herbager ?
Est-ce que les exclamations « elle était si forte ! » et « elle était effrayante tant elle paraissait
souffrir ! » sont celles du narrateur, ou celles de maître Tainnebouy rapportées au style
indirect libre par le narrateur ?
Cette confusion des voix permet de transmettre l’émotion des témoins et de sensibiliser le
lecteur, soit par le franc-parler, soit par le langage poétique, au déchirement de Jeanne.
II La réaction de Jeanne-Madelaine
II.1 Jeanne-Madelaine, maîtresse le Hardouey
C’est ce que les premiers passés simples mettent au premier plan du récit. Le texte décrit
d’abord le refoulement opéré par Jeanne Le Hardouey, et enfin l’effort du Sur-moi pour
juguler son désir et faire bonne figure : « elle continua comme par le passé, elle se montra la
même », et même le temps qui passe est rendu au passé simple pour mettre en valeur la
tension qui le traverse : « Les mois s’écoulèrent ; les temps des foires vinrent, et elle y alla ».
À l’arrière-plan du récit, une exclamation du narrateur ou de maître Tainnebouy, à
l’imparfait, rend compte du jugement porté sur l’exploit de Jeanne : « Elle était si forte ! » Et
la fin du texte confirme sa réussite : « on ne sut rien pendant bien longtemps du changement
de vie de Jeanne-Madelaine », « elle continua de s’occuper de son ménage et de son ˝fairevaloir˝ », c’est-à-dire du domaine agricole du Clos, « [d]es champs labourés » entourés de
« haies », [d]es « herbages verdoyants », [d]es « pays cultivés » du Cotentin, contrastant
dans l’incipit avec la lande. Ce contraste, nous le retrouvons entre l’attitude maîtrisée et le
destin de J-M de Feuardent, par trois fois : « elle était si forte !, Seulement le sang (…) parla
pour elle… », « elle était belle encore, mais elle était effrayante », « Hors cela, on ne sut
rien ».
II.2 J.-M. de Feuardent
En trois passés simples, le texte met au premier plan du récit, soit au même plan que le
refoulement, l’échec du refoulement : « le sang parla pour elle, jamais il n’en redescendit (de
son visage) », et « il s’établit à poste fixe ».
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Dans l’expression de maître Tainnebouy, « le sang qu’elle avait tourné », « tourné » est un
attribut du complément d’objet « sang », et il faut donc entendre la phrase au passif « son
sang était tourné », comme on peut le dire d’une sauce qui fermente, et effectivement
Jeanne-Madelaine est en train de changer d’état et subit ce changement d’état.
Ce qui aurait pu être la trace d’une émotion passagère : « son sang soulevé, lui était monté à
la tête », se cristallise : il « n’en redescendit jamais » et le phénomène psychique se manifeste
par un symptôme physique apparent – comme une somatisation –, pour ne pas se faire
oublier. « Le sang parla pour elle », le sang fait signe et « révèl[e] d’affreux troubles ».
Toute la deuxième partie de l’extrait, sauf l’expression « on ne sut rien », va montrer la
défaite de maîtresse Le Hardouey, on ne verra plus que J.-M. de Feuardent.
Le narrateur, et avec lui l’auteur, choisit de montrer ce que la société essaie de contenir ou de
faire disparaître : les passions (de Jeanne-Madelaine), le sang aristocratique (des Feuardent)
et la lande (du Cotentin).
III Le portrait de Jeanne-Madelaine et son interprétation
III.1 Une description subjective, en focalisation externe : – « elle paraissait souffrir,
il semblait qu’on l’eût plongée dans un chaudron de sang », et son teint est comparé à « une
torche ardente que les yeux du prêtre auraient allumée », et son visage était traversé
« comme de nuées ». – jusqu’à ce que les impressions des témoins permettent au narrateur
une dernière phrase en focalisation interne : « cette vie était devenue un enfer caché ».
III.2 Comment le rouge fait signe
Le rouge se développe à travers la métaphore filée du feu, expression de l’ardeur amoureuse.
Mais Jeanne est transformée en « torche » et se consume. C’est comme si l’abbé avait révélé
la nature ardente de Jeanne de Feuardent, mais on sait aussi que l’éclat des aristocrates est
destiné à ternir. D’ailleurs le rouge tourne au « pourpre », au « violet » et au « noir », signe
de la maladie de Jeanne : son « sang soulevé, tourné », signale en elle le reflux de la vie. Enfin
la métaphore de la tempête traduit « les troubles de ce malheureux cœur », et sa souffrance –
une souffrance infernale comme en témoignent l’image du chaudron et la connotation dont il
est porteur, la lueur rouge sur fond noir qui clôt le chapitre, et le mot enfer lui-même.
III.3 Comment interpréter cette description ?
L’état de Jeanne-Madelaine atteste que le pouvoir de l’imagination, des émotions et des
passions est plus fort que celui de la volonté et de la raison sur le comportement humain. En
effet, aimantée par l’image de l’abbé, Jeanne n’est plus maîtresse d’elle-même, elle est au
contraire agie par sa passion, stérile sur le plan politique comme sentimental. Elle a fait une
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expérience qui a « produit » un grand « effet sur son imagination », ses « yeux et » son
« cœur » ont été « saisis d’un charme bizarre et profond… » On reconnaît là le charme de la
lande. De même que la lande est une résistance à « l’industrialisme moderne », la passion de
Jeanne est une forme de résistance à son destin d’épouse roturière. Elle a en quelque sorte
pactisé avec la lande, mais à la différence du narrateur, elle n’a pas pris « le chemin qu’elle
devait suivre », le charme est devenu ensorcellement : elle était belle comme les « paysages
frais, riants et féconds » du Cotentin dont sa coiffe était l’emblème, tant qu’elle s’intéressait à
son « faire-valoir », tandis que « les nuées presque noires qui pass[e]nt sur son visage » sont
comme les « interruptions de mélancolie », les « airs soucieux », les « aspects sévères » de la
lande. Et l’on sait depuis l’incipit que « toute espèce de friche et de broussaille » est destinée
à « disparaître du globe et de l’âme humaine ». On touche ici à la dimension tragique du
roman.
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Chapitre 11 : depuis « La journée qui avait été magnifique et torride »
jusqu’à « de même que les feux follets sortent des marais vers le
soir », p. 167
I.1 Un tableau à l’esthétique romantique
Nous trouvons ici trois composantes du paysage romantique :
– « la lande » était « déserte » et « aucun être vivant, homme ou bête, n’animait ce plan
morne » ;
– la lande est « fuyante à l’œil » et son étendue est comparée à l’Océan et à la pleine mer.
C’est dire combien ce paysage est propice à l’imagination, puisque rien ne va rattacher
l’observateur à une réalité concrète ;
– le soleil couchant va décliner toutes les nuances de rouge et va engendrer « la mélancolie ».
I.2 La description de la lande et ses échos
« La journée magnifique et torride » rappelle « la chaleur accablante » du début du
chapitre 3, quelques heures avant le suicide de la Croix-Jugan, et cet écho a un effet
d’annonce. Cette chaleur est le signe de la tension qui précède les événements décisifs : ici, Le
Hardouey va écouter la voix du pâtre, c’est-à-dire la voix de ses démons intérieurs.
La description de la lande fait écho à la description de Jeanne-Madelaine au chapitre 8.
On reconnaît bien sûr le rouge et le pourpre, mais plus subtilement, la lande est un « plan
morne, semblable à l’épaisse superficie d’une cuve qui aurait jeté les écumes d’une liqueur
vermeille par-dessus ses bords, aux horizons », de même qu’« il semblait qu’on eût plongé
[Jeanne] dans un chaudron de sang de bœuf. Les écumes jetées par-dessus ses bords aux
horizons » par la lande restée « morne et grise », sont l’image du « sang qui est monté du
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cœur à la tête » de Jeanne, au moment même où « elle enferme ses pensées dans son tour de
gorge ».
D’où une interprétation symbolique de la lande : cette lande/cuve, c’est l’accès au refoulé, à
cette part de sauvagerie qui est en l’être humain et que la société réprime, comme elle élimine
la lande au profit de la/des culture(s), mais le pulsionnel et le passionnel trouvent toujours
des moyens biaisés de s’exprimer. C’est ce que va confirmer le comportement de Le
Hardouey.
II Maître Thomas Le Hardouey et la lande
II.1 Une traversée ordinaire
Il fait corps avec son cheval comme à chacun de ses trajets, peut-être entend-il « le pas de sa
jument d’allure et le bourdonnement monotone de quelque taon » ; en tout cas il ne voit
aucune apparition : « il ne v[o]it que la lande ».
II.2 l’événement perturbateur qui va déranger l’ordre du monde
« Une haleine du vent qui lui venait à la face lui apporta les sons brisés d’une voix humaine,
des sons humains sans personne. La voix s’élevait du sentier », et « elle montait et devenait
distincte comme si de tels sons sortissent de la terre, de même que les feux follets sortent des
marais vers le soir ».
On bascule dans un univers fantastique : la lande, personnifiée, est hantée, habitée, et
pourtant c’est celle que le narrateur est en train de traverser. Pour suivre la logique
fantastique du texte, on serait enclin à interpréter les « feux follets » comme des lutins.
II.3 La peur de Le Hardouey, « esprit fort », devant un phénomène inexplicable confirme
la présence du fantastique.
« Il relev[a] des yeux méfiants, ses nerfs étaient tendus », de même que « les oreilles
frissonnantes [de son cheval] titillaient et dansaient ». Ces voix « produisirent sur ses sens un
effet singulier et nouveau ».
Et cette expérience de l’étrangeté va ébranler Le Hardouey, le « disposer sans nul doute à »
II.4 « la scène inouïe qui allait suivre », dans laquelle le narrateur projette le lecteur,
incité à goûter l’étrangeté de l’aventure.
Dans cette scène, Le Hardouey va voir dans le miroir que lui tend le pâtre, sa femme Jeanne
le Hardouey et l’abbé de la Croix-Jugan en train de cuire à la broche son propre cœur. René
Le Tenneur, dans son article « L’Ensorcelée et la sorcellerie en Normandie » (Revue littéraire
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normande, n° 3-4-5 de 1975-1976), commente en ces termes le passage : « Tout le monde a
entendu parler de ces fameux miroirs magiques, dans lesquels les sorciers faisaient
apparaître aux yeux de leurs ˝clients˝ ce que ceux-ci voulaient y voir… Quant à la cuisson et
au piquage du cœur, il s’agit là d’un des différents procédés d’envoûtement bien connus
autrefois : un cœur de bœuf soit bouilli, soit rôti, soit même simplement percé d’aiguilles,
permettait avec l’aide de quelques formules magiques, de faire souffrir ou même mourir un
ennemi à distance. »
La réussite des sorciers était liée, ajoute-t-il, à un phénomène de suggestion et/ou
d’autosuggestion, c’est-à-dire aux forces et aux fragilités mentales des individus.
En effet Le Hardouey a quitté les herbages, c’est-à-dire la civilisation, et il s’est aventuré dans
la lande « avec une bilieuse humeur », et non avec le souci de ses affaires qui l’avaient
jusqu’ici diverti de lui-même et l’avaient toujours gardé dans le droit chemin. Il se trouve
donc « disposé » à écouter son cœur, et il va voir « une scène », une image tirée du théâtre de
ses peurs, et il va entendre quelque chose d’« inouï », qu’il n’avait jamais entendu, qu’on
appellerait aujourd’hui l’Inconscient. Le Hardouey va voir dans le miroir « le jour rouge qu’il
faisait tout à l’heure dans la lande et qui n’y est plus », c’est-à-dire « les écumes d’une liqueur
vermeille qui sortent par-dessus les bords de la cuve/lande », que nous avons interprétée
antérieurement comme le refoulé.
II.5 Le regard du narrateur
« Ces landages (…) ouverts aux chimères et aux monstres de l’imagination populaire »
peuvent être un signe de distance du narrateur, lui qui n’est pas populaire et donc n’est pas
sujet aux superstitions.
Mais on peut aussi l’entendre comme une revendication de la réalité de l’imagination, de son
pouvoir et de la vérité qu’elle révèle. Ne professe-t-il pas, à la fin du chapitre 2, son amour des
« légendes et superstitions populaires, lesquelles cachent un sens plus profond qu’on ne croit,
inaperçu par les esprits superficiels, qui ne cherchent guère dans ces sortes de récits que
l’intérêt de l’imagination et une émotion passagère » ?
L’Ensorcelée livre donc bien « une représentation, du monde » qui ici ne fait aucune part à
l’âme et brime tout ce qui n’est pas rentable, « et de l’homme », incapable de s’adapter à ce
monde matérialiste, et impuissant à maîtriser ses pulsions et ses désirs. C’est la fin d’un
paysage, la fin de l’aristocratie, la fin des personnages, vue tragiquement par Barbey qui, de là
où il se situe, ne peut prévoir que la lande fera un jour partie du patrimoine européen, que la
psychanalyse permettra un retour maîtrisé du refoulé !
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