L`histoire des barques latines

Transcription

L`histoire des barques latines
L’histoire des barques latines
racontées par l’arrière-petit-fils
d’un propriétaire…
Janvier 2005
Origines du texte et documentation photographique :
François Calame, SCAI
qui s’est lui-même inspiré du livre d’Olivier Gonet
dont des extraits sont disponibles sur internet
http://www.ctv.es/USERS/ogonet/leman/marchands.htm
Les marchands à voile
Un "bacouni", vu par O.Gonet dessin sur papier
Arrière petit-fils d’un propriétaire de barques à voiles latines, je vais vous raconter
l’histoire de mon aïeul et des barques qui ont traversé sa vie, comme elles ont
traversé deux siècles d’histoire du lac Léman.
On raconte dans ma famille que mon arrière-grand-père, Louis-Abraham Gonet,
hérita au début du XIXème siècle, à l'âge de 22 ans déjà, d'une maison de
commerce sur le Léman et que ses barques naviguaient régulièrement entre la
Suisse et la Savoie.
Entrepreneur éclairé, il devina pourtant vers 1850, que la concurrence des moyens
de transports modernes allait tuer son affaire de bateaux à voiles. Alors
courageusement, il essaya de faire construire la première barque à vapeur du lac.
Mais pour la financer, il fut obligé de créer sa propre banque ! Malgré ses efforts, et
comme en témoignent les archives de la banque Gonet qui elle, existe toujours, ses
activités de transport sur le lac se sont doucement endormies… Dix ans plus tard, il
ne s'agissait plus pour mon arrière grand-père, que de participer au miraculeux
développement économique de la région, sans se limiter spécialement aux activités
lacustres.
Cette histoire, racontée chez moi depuis plus de quatre générations, illustre bien la
disparition des barques du Léman…
Mais, chers lecteurs, ne soyez pas triste, et laissez-moi vous conter l’histoire de
l’origine mystérieuse et la vie de ces barques latines sur notre lac.
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SFPNP sur la base du document du SCAI CIPA 212 2004-2005 CALAME FRANCOIS
Au bord du lac, dans le calme pays des vignes, on a construit, autrefois, de terrifiantes
forteresses, de formidables armadas, des navires hérissés de canons, de crochets d’abordage et
de casse-têtes.
Mais beaucoup de temps a passé, les murailles des forteresses imprenables se sont couvertes
de lierre, les géraniums ont poussé aux fenêtres des casernes, les bateaux de guerre inutiles ont
pourri dans les ports et le souvenir de cette grande soupe aux méchancetés humaines s’est
estompé.
Il en reste pourtant quelques traces, notamment dans les très anciens livres comptables de
l’administration. En particulier ceux de la châtellenie de Chillon qui remontent jusqu’au XIIIe
siècle. Ces documents sont aujourd’hui encore soigneusement classés dans les archives de la
ville de Turin où ils ont suivi les ducs de Savoie dans leur lente promotion au trône d’Italie.
C’est perdue quelque part dans ces vénérables additions que se trouve la toute première allusion
écrite à propos d’un bateau ayant navigué sur le Léman : la barque de plaisance du comtechâtelain de Chillon.
On raconte qu’il "se mettoit en une nagelle et pregnoit de layr sur le lac". Une trentaine d’années
avant le serment du Grütli, le comte ordonna de tirer sa barque sur la plage et de la réparer.
Quelques semaines plus tard, le comptable du château notait, d’une belle écriture à la plume
d’oie, que le prix des clous, de la peinture et du calfatage de la coque se montait à quatre livres et
neuf deniers. Sans le savoir, le brave homme venait d’écrire bien proprement les premiers mots
de la glorieuse histoire des bateaux du Léman !
Et cette histoire fut extraordinaire. On le sait car désormais, l’administration du château prend
l’habitude de comptabiliser tous les heurs et malheurs d’un petit monde de marins, de
charpentiers et de châtelains occupés à créer une flotte de guerre savoyarde sur les rives du lac.
Une véritable armada de plusieurs dizaines de bateaux dont les plus gros nécessitaient des
équipages de deux ou trois cents matelots .
La première de ces très grandes constructions fut lancée en 1287. C’était une galère,
probablement semblable à celles qui guerroyaient dans la Méditerranée de l’époque. Une longue
coque, effilée comme une épée : à l’avant un puissant éperon pour éventrer les bateaux ennemis
en fonçant à toutes rames par leur travers, à l’arrière, un château pour abriter les officiers.
Les architectes, venus spécialement de Gènes pour diriger le chantier furent probablement
épouvantés par les rigueurs de l’hiver lémanique car ils installèrent des cheminées pour chauffer
les cabines du bateau.
Les soldats se tenaient à la proue. Derrière eux, une longue passerelle séparait les rangées de
rameurs : le "couroir" arpenté par des argousins qui stimulaient le zèle de la chiourme. Lorsque le
vent était favorable, on hissait les voiles latines : Deux vastes triangles frappés aux armes de
Savoie, la misaine et le trinquet. Le comptable du château de Chillon a noté qu’il fallut deux cent
aulnes de tissu pour tailler ces ailes (près de trois cent mètres carrés).
Et cette splendide galère lémanique ne fut que la première d’une série de navires encore plus
ébouriffants.
Le plus grand fut lancé aux environs de l’an 1300. Il pouvait emporter jusqu’à trois cent quatre
vingt marins. Des rameurs bien sûr mais aussi des archers, des hommes d’arme et des officiers
qui vivaient à bord avec tous leurs domestiques. Et lorsque ces énormes bâtiments prenaient le
large, c’était presque toujours de conserve avec une escadre de navires plus petits.
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SFPNP sur la base du document du SCAI CIPA 212 2004-2005 CALAME FRANCOIS
S’imagine-t-on le spectacle de la flotte savoyarde cinglant au large de nos paisibles coteaux
lémaniques ? Elle était échevelée de drapeaux, grouillante de soldats, étincelante d’armures
seigneurales. Il y avait le rythme lourd des rames, les hurlements d’un sous-officier... au large de
Morges, Rolle ou Nyon qui n’étaient alors que pauvres petits bourgs agricoles, encombrés de
poulaillers.
Faute de pouvoir s’illustrer dans de véritables batailles navales, les galères savoyardes
s’occupaient à piller les villes et les villages ou à pirater les pacifiques bateaux marchands. Ceci
jusqu’à 1343. Alors, la colère des Dieux fondit brusquement sur la tête de ces méchants.
Par une belle matinée de printemps, un incendie se déclare dans une vieille maison de
Villeneuve. En quelques instants, il se propage, traverse la rue, s’étend à tout le quartier. Les
gens courent en tout sens, on crie, on s’affole. Le foehn se lève, la moitié de la ville s’embrase.
Une énorme fumée noire et chargée de brindilles bouillonne maintenant sur la rade où se trouvent
tous les bateaux de la flotte. En quelques instants, ils prennent feu et un indescriptible désordre
de navires, de rames et d’épaves s’éparpille sur le lac.
Une seule galère va réussir à s’échapper du brasier. Elle s’élance à travers les flammes, fonce
avec le vent et les vagues. Mais le feu a pris sur le pont et malgré les efforts des marins, c’est
finalement à l’état d’épave fumante qu’elle mouille l’ancre à l’abri du château de Chillon. Il faudra
deux ans de travail et soixante mille clous pour la réparer ! ... C’est du moins ce qui est écrit dans
les livres de comptabilité.
Tous les autres bateaux ont coulé. L’entreprise qui aujourd’hui exploite les graviers dans le delta
du Rhône en ramène parfois des débris calcinés: quelques planches, un morceau de quille.
Preuve que les épaves sont toujours là, enfouies dans la masse des galets mais bien malin qui
saura les retrouver et les renflouer sans les abîmer.
Après cette catastrophe, les chantiers navals ont tout reconstruit mais il leur fallut dix années de
travail. Tout est détaillé dans la comptabilité du château de Chillon. Sans le vouloir probablement,
notre vieil ami le comptable décrit le train-train quotidien de la vie militaire au Moyen-Age avec les
mots, les expressions de l’époque.
A l’origine, beaucoup de termes techniques utilisés sur les bateaux du Léman ont été apportés
par les ouvriers génois qui travaillaient sur les chantiers savoyards. Mais avec le temps, au fil des
pages du livre, on les entend se mouiller gentiment d’un très ancien accent vaudois. Ainsi, les
garcettes de ris, qui sont des petits cordages utilisés pour diminuer la voilure quand le vent
fraîchit, s’appellent en italien de l’époque des "matafione". Ils deviennent des matafions puis des
matafis. Plus attendrissante encore est l’évolution du mot "peguola". En italien, c’est le tonneau
contenant le goudron qui sert à calfater les coques. Au bord du lac, il se transforme en "pègue" et
puis, tout simplement en "pèdze". De la pèdze, ce qui poisse aux doigts. Les Vaudois y
reconnaîtront bien sûr un mot utilisé aujourd’hui encore et dont la signification n’a pas du tout
changé.
Malheureusement, ces merveilleux livres de comptabilité s’arrêtent en l’an 1352. Les volumes
plus récents ont disparu et, à partir de ce moment, l’oubli dissimule plus ou moins la vie des
marins d’eau douce et de leurs superbes bateaux. Un oubli qui va durer jusqu’à l’invasion
bernoise du Pays de Vaud, au milieu du XVI ème siècle. La flotte savoyarde réapparaît alors
furtivement mais pour la dernière fois.
A ce moment de l’histoire politique des rives du Léman, les Genevois se jugent dangereusement
encerclés par les armées de leur voisin, le duc de Savoie. Le Conseil de la ville décide donc de
faire appel à l’aide des combourgeois de Berne, lesquels, trop heureux à l’idée de s’agrandir vers
le sud, se préparent aussitôt à envahir les propriétés ducales.
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L’armée bernoise s’ébranle au rythme délicat de ses marches militaires. Il y a quelques canons,
quelques engins de siège et surtout une longue file de chariots vides destinés à ramener le butin.
Avant tout, il s’agit de ne rien gaspiller ! Les braves paysans vaudois, le chapeau repoussé en
arrière d’un coup de pouce, une paille mâchouillée au coin de la bouche, regardent passer les
soldats sans réagir.
L’un des rares endroits où se manifeste quelque résistance est en 1536, au château de Chillon
défendu, notamment par une dernière et vénérable galère. Devant cette difficulté imprévue, l’étatmajor bernois qui n’aime pas prendre de risques, sollicite l’aide des Genevois. Elle lui est
accordée dans l’enthousiasme. On réunit à Genève tout ce que l’on peut trouver d’hommes
aventureux et on les embarque sur une flottille improvisée. Il y a quatre lourdes nefs armées de
canons et deux grandes barques chargées de balles de laine dans l’espoir, un peu naïf, qu’elles
serviront de rempart flottant contre l’artillerie du château. A pleines voiles, à toutes rames,
l’escadre fonce à travers le lac pour "aller attaquer Chillon". C’est l’heure de la vengeance et on a
le verbe haut à Genève. On brandit le poing fermé vers l’horizon. Le sang va sûrement couler à
gros bouillons.
Dès l’arrivée, la bataille s’engage. Un solide bombardement tout d’abord. Et pendant que la
fumée des canons s’envole par-dessus les peupliers du rivage, on se prépare à l’attaque. Mais le
commandant du château, Antoine de Beaufort, n’a pas l’intention de résister. Il ne dispose que
d’une faible garnison: quelques Italiens, une poignée de Vaudois clairsemés derrière les
innombrables créneaux du chemin de ronde. Malheureusement, l’armée bernoise n’a pas très
bonne réputation. Une capitulation pure et simple entraînerait des représailles, surtout contre les
Vaudois restés fidèles au duc de Savoie.
Alors, pour gagner du temps, Beaufort ébauche une comédie de négociations: à grands cris pardessus les murs, il fait semblant de vouloir discuter. Les Genevois, toujours fort en gueule,
répondent en hurlant des impertinences. Puis on s’écoute, on marchande, on parle de garanties.
Par moment, on se fâche tout rouge ensuite, on se réconcilie avec dignité. On se menace de
nouveau, quelqu’un se penche à une fenêtre pour injurier les assaillants qui répondent par des
cris indignés... et pendant cette comédie, à l’abri des murs, les soldats savoyards s’empressent
de charger la dernière vieille galère. Les archives, l’or, le personnel, l’artillerie. Soudain, les
fenêtres du château se ferment au nez des Genevois et la galère, toute pavoisée s’élance pour la
dernière fois au grand jour du lac. A la formidable cadence de ses rames, elle fonce à travers
l’escadre ennemie et s’envole vers le large. Étant donné sa vitesse, la poursuite est ridicule.
Lorsque Beaufort arrive dans le port de Tourronde, en Savoie, son avance est telle que les
matelots ont largement le temps de saborder les canons, de mettre le feu au bateau et de se
sauver dans la montagne. Les Genevois ne trouvent plus que cendre et fumée. Et c’est ainsi que
finit le temps des galères savoyardes. On ne reverra plus jamais d’aussi beaux oiseaux de guerre
et de prestige sur le Léman.
Une fois le château de Chillon investi, les troupes bernoises contournent le Léman et s’emparent
de tout le Chablais savoyard. Elles y resteront pendant trente ans, jusqu’à ce que, pour des
raisons de haute politique européenne, on décide à Cateau-Cambrésis, de restituer au duc de
Savoie toutes ses propriétés lémaniques, à l’exception du Pays de Vaud. Par-dessus le miroir du
bleu Léman, les Savoyards se retrouvent donc face aux alliés bernois et genevois.
Dans le jardin des chicanes, la floraison ne tarde pas! Voici revenu le temps des puissantes
déclarations et des méchancetés militaires: une barque genevoise, chargée de blé, est piratée
par les Savoyards. Pour se venger, Genève envoie trois bateaux piller La Belotte. Le duc, très
fâché, fait arraisonner une galère marchande au large de Morges. La crème commence à monter!
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Le duc prépare maintenant un débarquement dans le port même de Genève mais il est pris de
vitesse par ses ennemis qui s’emparent, les premiers, de son beau château de Ripaille et pour
l’embêter, rebouchent à grands coups de pelle le beau port tout neuf qu’il vient de faire creuser
juste devant chez lui. En retournant à leur bout du lac, les Genevois profitent du voyage pour
s’attaquer au Baron d’Hermance. Ce dernier avait eu l’idée saugrenue de s’acheter quelques
dizaines d’esclaves en Turquie et de se monter une petite flotte privée de galères pirates. Des
pirates turcs sur notre beau Léman ! L’expérience ne dura pas longtemps. Le baron et ses
esclaves furent complètement anéantis par les bateaux de guerre genevois.
Et voici l’épisode bien connu de la tentative savoyarde d’escalade par-dessus les murs d’enceinte
de Genève... les marmites de soupe sur la tête des soldats... leur fuite éperdue dans la nuit. Bref,
et comme le dira le duc lui-même, "une belle cacade".
Au tour des Genevois maintenant. Une de leurs frégates s’élance à travers le Haut Lac. Elle pille,
rançonne tout ce qui flotte au large du Chablais et revient avec quatorze bateaux prisonniers en
laissant, derrière elle, un sillage de coques défoncées, de naufragés et d’incendies.
Pendant ce temps, les autorités bernoises s’abîment dans la réflexion. C’est que Leurs
Excellences sont tourmentées par un goût extrêmement râpeux de l’économie. A Berne, on aime
les petites ruses qui évitent la dépense. Lorsque finalement et devant la gravité des événements,
elles se résignent à la construction de quelques bateaux de défense, elles décident que les
bûcherons s’en iront abattre quatre cents chênes et trente noyers aux frais de la ville de Nyon et
que ce seront les forges de Vallorbe qui fabriqueront les clous.
Reste à trouver l’inévitable spécialiste italien en construction navale. On cherche partout et on finit
par découvrir un olibrius qui purge une peine de prison au fond des geôles genevoises. C´est un
homme du métier et cela ne coûte rien de le faire libérer. L’administration signale aussi qu’un
charpentier de marine, un certain Vicente Quagliato, sollicite son admission à la bourgeoisie. On
réussit à se l’attacher en le libérant des quatre écus nécessaires aux démarches. Voilà de belles
et bonnes économies !
Mais il reste à construire les bateaux eux-mêmes et pour cela, il faut bien se résigner à payer
quelque chose... Alors, très vite, Leurs Excellences bernoises se découragent. Elles proposent
finalement aux Genevois d’achever eux-mêmes et surtout à leurs frais, cette ébauche de flotte.
En réalité, ce n’est qu’au moment de la bataille de Villmergen que les Bernois vont se lancer, pour
de bon, dans la construction navale.
C’est que, à ce moment de l’histoire, leur situation politique s’est singulièrement détériorée: la
France menace directement Berne, la Savoie fait mine de prêter main-forte aux catholiques. Il ne
s’agit plus seulement de défendre les petits commerçants et les pêcheurs vaudois contre la
férocité des pirates savoyards, c’est la patrie bernoise elle-même qui est en danger. Alors toutes
les difficultés s’évanouissent. Ordre est donné de mettre en chantier deux vrais bateaux de
guerre: "le Grand" et "le Petit Ours". Deux superbes coques d’une vingtaine de mètres de
longueur, toutes ruisselantes de sculptures dorées. Malheureusement, ce sont les fonctionnaires
bernois qui se chargent de contrôler tous les frais de la construction et ils travaillent avec tant
d’application tranquille que les mois puis les années passent... Lorsque tout est enfin prêt, la paix
s’est rassise sur l’Europe.
L’enthousiasme pour la flotte lémanique s’aplatit sous le poids. Vite, il faut mettre fin aux
dépenses. Plus question de payer l’entretien des bateaux. A peine lancés sur le lac, encore tous
poisseux de peintures fraîches, ils seront loués à des entreprises privées. Leurs glorieux
ornements sculptés ne les empêcheront pas de faire carrière dans le paisible commerce du bois
et du vin.
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A Genève, au contraire, il n’est pas question de désarmer. On connaît trop bien les risques de la
compétition avec les Savoyards.
En 1678, un nouveau vaisseau amiral est lancé dans la rade : "Le Soleil". Une magnifique
frégate, brillamment décorée elle aussi et portant 10 canons. Il y aura, à bord, une centaine de
matelots et d’officiers parmi lesquels un chirurgien et un pasteur ! Leurs Excellences bernoises
regardent cette bizarre entreprise sans bien en comprendre l'utilité. Mais peu à peu, l'émulation
les gagne. Alors que les temps ne sont pourtant plus à la guerre, Leurs Excellences estiment
qu’elles mériteraient, elles aussi, d'être rehaussées d’une flotte militaire. Mais, qui serait prêt à
financer un tel caprice ?!
Heureusement une idée prend forme… Il s’agit d'imposer aux entreprises vaudoises de cabotage
(navigation de port en port), l'usage d'un modèle de bateau qui puisse être réquisitionné et armé
en cas de guerre. L'État sera ainsi exempté de coût supplémentaire, et l'armée pourrait disposer,
en cas de nécessité, d'une flotte nombreuse et toujours bien entretenue…aux frais des
particuliers. L'ultime mention écrite date de 1720, et parle de plusieurs galères de 6 ou 8 paires
de rames.
Ainsi naît l’essor des barques du Léman.
Photo de 1896
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Les barques du Léman, photographie ancienne
Mais qui était le génial architecte de ces bateaux ? Aujourd'hui encore, les historiens se disputent
son origine. Etait-il italien ? ….Il se serait alors inspiré des galères méditerranéennes. Etait-il
hollandais ? …Il aurait dans ce cas, adapté au Léman les bateaux utilisés sur les canaux de son
pays.
Car ce sont en effet les italiens qui, par tradition, servaient d'ingénieurs et d'artisans dans la
construction des flottes lémaniques. Ils ont d’ailleurs introduit beaucoup de mots techniques et de
"tours-de-main". Par ailleurs, la proportion longueur-largeur de ces barques correspond à celle
des galères de l'époque.
D'un autre côté, il faut se rappeler qu'au XVII ème siècle, la navigation intérieure prend une
extension remarquable en Suisse Romande. On creuse partout de nouvelles voies navigables : il
y a le canal d'Aarberg depuis le lac de Neuchâtel, celui de Stockalper dans la vallée du Rhône et
le célèbre canal d'Entreroches qui, parti d'Yverdon ne s'arrêta, faute de crédits, qu'à douze
kilomètres des rives du Léman, à Cossonay exactement. Pour diriger ces réalisations et
construire les bateaux nécessaires, on fit venir de nombreux ingénieurs étrangers, Hollandais
pour la plupart. Il n'y aurait donc rien de plus naturel que l'un deux ait été consulté par les Bernois
pour dessiner les futures barques du Léman.
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Une des fameuses barques du Leman vue par O.Gonet
Il suffit d’ailleurs de regarder ces bateaux pour en deviner l'origine fluviale: un fond plat avec très
peu de tirant d'eau, ce qui n'est pas utile pour naviguer sur un lac profond; un pont aux raz des
vaguelettes, ce qui est plutôt dangereux en pleine eau; un très fort gouvernail qui rappelle les
péniches hollandaises (les Tjalks); les flancs élargis par des "apostis" (nom d'origine italienne il
est vrai) qui sont des passerelles inutiles aux rameurs mais dont les matelots se servent pour
marcher le long de la coque lorsqu'il faut pousser le bateau à la perche. Ce sont bien là des
caractéristiques d'embarcation faite pour naviguer sur un canal peu profond.
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Si j'insiste sur ces arguments, c'est que certains m'ont reproché d'être en faveur de la thèse
hollandaise sans beaucoup de preuves... il est vrai que je ne dispose pas de preuves... mais plus
j'y pense...
Large de sept à huit mètres, longue d'une trentaine au maximum, la barque a deux mâts, et deux
très longues vergues obliques: les antennes, sur lesquelles se tendent deux voiles triangulaires
(les Tjalks ont aussi des voiles latines). Vent arrière, les voiles sont disposées "en ciseaux"; au
port, les antennes rabattues se profilent au-dessus de la coque, sur toute sa longueur.
Mais par calme plat ou lorsque les vents sont contraires, les barques sont halées "à la cordelle"
par les matelots qui la tirent depuis le rivage (autre caractéristique fluviale). Jusqu'à la fin du
XIX ème siècle, il y eut à cet usage un sentier sans arbres tout autour du lac. Ce n'est que
lorsqu'il fut interrompu par de trop nombreux jardins privés que les bateliers munirent enfin leur
barque d'une quille assez importante pour naviguer au plus près.
Barque du Léman halée "à la cordelle" photographie ancienne
Le premier armateur qui fut obligé, par les bernois, de construire ce modèle de bateau, s'appelait
Hofer. Il se servit de ces barques pour faire du cabotage commercial entre Morges et Genève. Il
fit avec sa nouvelle unité de si bonnes affaires, que ses concurrents s'empressèrent de l'imiter.
Il suffit alors de quelques années pour que les fameuses voiles croisées se marient au paysage
familier du Léman. Dès lors, les bords du lac se peuplent de tout un petit monde pittoresque de
matelots, d'artisans et de patrons. Dans les villes côtières, les braves gens apprennent à
reconnaître les accents de Genève, de Cully ou de Thonon.
La grande époque de la navigation commerciale a commencé.
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SFPNP sur la base du document du SCAI CIPA 212 2004-2005 CALAME FRANCOIS
Dans les auberges, les clients se racontent des histoires de l'autre bout du lac. Déjà, et bien
avant que la mode en soit venue, le paysage lémanique s'attendrit de romantisme, et le
« promeneur solitaire » Jean-Jacques Rousseau, se laisse charmer par le spectacle de ces
barques posées sur le lac, ces grands oiseaux dont le soleil couchant colorie les ailes.
Du rivage, on regarde les bateliers assis autour de l'homme de barre. Ils fument, ils boivent, ils
rient, ils ont le temps. Lorsque le vent faiblit, ils taquinent gentiment le vieux bonhomme silencieux
qui balaie des feuilles mortes sur le quai.
A la barre d'une barque du Léman, photographie ancienne
Avec des hauts et des bas, cette activité batelière va durer très longtemps. Jusqu'au milieu du
XIX ème siècle. Mais les premiers chemins de fer lui feront une concurrence mortelle. Elle
survivra pourtant jusqu'à la guerre de 1914 en transportant les pierres de taille savoyardes.
Après plus de deux siècles pleins de charme et de vie, les barques, tout comme celles de mon
aïeul, ont disparu sans drames et sans cris, comme le font les vieilles idées fatiguées.
(Pour plus de détails sur ces barques, je conseille au lecteur de consulter le beau livre
d'André Guex : "Mémoires du Léman". L'auteur n'est pas toujours d'accord avec mes
propres thèses mais son livre est charmant et très bien documenté et la
WEBOGRAPHIE : http://www.ctv.es/USERS/ogonet/leman/marchands.htm)
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LA BARQUE « NEPTUNE »
Construite en 1904 à Locum, près de Meillerie pour le transport de matériaux, la barque «
Neptune » a été rachetée en 1971 par l’Etat de Genève afin de conserver un témoignage de la
navigation commerciale sur le Léman. En 1976, l’Etat de Genève remet la gestion de la barque à
la Fondation Neptune.
Coque
Sa longueur (sans beaupré) est de 27,30 m, sa largeur de 8,50 m et son tirant d’eau de 1,35 m
à la proue (à vide). La quille est constituée de sapin blanc, les deux parties des membrures
ainsi que l’étrave et le tableau arrière sont en chêne massif. Les bordés de carène, situés audessous de la ligne de flottaison, sont en mélèze et ont une épaisseur de 60 à 100 mm. Quinze
tonnes de gueuses de plomb lestent la coque pour assurer les conditions de navigabilité
conformes à la vocation actuelle de la barque.
Gréement
Les deux mâts (trinquet et grand voilier) en pin, supportent chacun une antenne en épicéa
maintenue par une chaîne. L’extrémité supérieure des antennes culmine à 30 mètres au-dessus
de la ligne de flottaison. Les deux voiles latines, de 120 m2 chacune, se complètent d’un foc de
35 m2. La voilure totalise 275 m2 de toile.
Manœuvres
L’appareil à gouverner se compose d’une barre franche et d’un safran (gouvernail). Les moteurs
fournissent une aide précieuse lors des délicates manœuvres d’accostage. Aux Eaux-Vives, la «
Neptune » se présente proue en avant, puis pivote pour se ranger poupe face au quai.
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La « Neptune » appartient à la famille des grandes barques à voiles qui se multiplient sur le
Léman à partir du 13ème siècle. Cette époque voit se développer la navigation lacustre et les
premières galères, dont il a existé des versions militaires, servaient, en temps de paix, au
transport de marchandises.
A Ripaille, près de Thonon, des entrepreneurs niçois construisaient et entretenaient des bateaux
pour le compte de la Maison de Savoie. C’est à ses entrepreneurs que l’on attribue la réalisation
des premières barques du type Neptune, dont les proportions sont différentes de celles des
galères. Jusqu’au début du 20ème siècle, ces barques à voiles latines ont joué un rôle important
dans l’économie genevoise.
Elles étaient affectées au transport des matériaux de construction dont le canton avait besoin,
principalement des pierres de Meillerie (France) et du gravier extrait du Rhône à son
embouchure, au Bouveret. Chaque voyage, qui nécessitait entre 6 et 12 heures de navigation,
permettait de transporter 120 tonnes de matériaux, déchargés aux Eaux-Vives et aux Pâquis.
Construite au chantier de Locum (France) en 1904, la « Neptune » a effectué son dernier
transport de pierres en 1968. Acquise en décembre 1971 par l’Etat de Genève, elle a été classée
patrimoine historique.
En 1972, alors que se poursuivaient les discussions relatives à son sort, grand émoi dans la
République : victime d’une voie d’eau, la « Neptune » avait sombré. Seul un mât et l’étrave
émergeaient encore…
Renflouée, la barque quitta Genève pour Collonge-Bellerive le 14 février 1973. C’est là que, en
cale sèche, elle subit une rénovation complète. La remise en état de la « Neptune » s’est fait
sous l’égide d’un comité de restauration. Elle a duré 22 mois et a nécessité plus de 18000 heures
de travail ainsi que plus de 120 m3 de bois.
Remise à l’eau le 13 décembre 1975, elle fit sa première sortie officielle en mai 1976, lors du
450e anniversaire du Traité de combourgeoisie entre Genève, Fribourg et Berne.
Depuis lors, la « Fondation Neptune » - un organisme privé – gère et entretient la barque qui lui a
été confiée par l’Etat de Genève.
WEBOGRAPHIE : SFPNP
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Petit lexique
Le vocabulaire relatif aux barques est particulier. Parmi les termes ci-dessous, certains sont
encore employés aujourd’hui :
Accoster
S’approcher ou se mettre bord à bord p.ex. avec le quai
Antenne
Vergue (support) des voiles latines
Aplaner
Soulager le haut de la voile en mollissant le devant
Apoustis
Galeries latérales le long de la coque
Argue
Syn. cabestan. Treuil à arbre vertical sur lequel peut s’enrouler un câble,
et qui sert à tirer des fardeaux
Aussière
Cordage du haleur servant à amarrer
Bacounis
Bateliers des barques
Bancalards
Consoles (supports) des apoustis
Barre franche
Système de gouverne, dans lequel le pilote agit directement sur le safran par
l'intermédiaire d'un timon
Bayard
Brouettes à pierres
Beaupré
Mât placé à l’avant d’un navire, plus ou moins obliquement
Bitte
Billot de bois ou d’acier fixé verticalement sur un pont de navire, et sur lequel
s’enroulent et s’amarrent les aussières
Bord, bordés
Planche constitutive de la bordaille
Bordaille
Flanc du bateau
Cale sèche
Bassin destiné à recevoir au sec des bateaux en réparation ou en construction.
La cale sèche est en communication directe avec le canal ou la rivière, et en
est isolée par un système de porte busquée ou simplement de bâtardeau
à tampes pour être vidée.
Carène
Quille
Carque
Couchette dans le poste
Chavon
Cordage
Coulaine
Brassière en cuir pour le halage par les hommes
Encapeler
Serrer les voiles en les roulant puis fixer le rouleau contre l'antenne
Etrave
Pièce saillante qui forme la proue d’un navire
Excuses
Vaigrage ou bordages intérieurs voile d’étai triangulaire située à l’avant du
trinquet
Foc
Voile d'étai triangulaire située à l'avant du troc
Galère
Bâtiment de guerre à voiles et à rames
Gomme
Gros cordage
Grand voilier
Mât situé au milieu de la barque, support de la grande-voile
Grange
Compartiment avant de la barque
Gréement
Ensemble des cordages et des poulies indispensables aux mâts et aux
vergues d’un voilier
Gueuse de
plomb
Masse de plomb
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Ligne
de flottaison
La flottaison d’un navire est l’intersection de la surface externe du navire à flot
avec le plan horizontal d’une eau tranquille. La ligne de flottaison est la trace
(naturelle ou peinte) que le niveau d’eau laisse sur la coque d’un bâtiment
Mattafis
Cordelettes servant à enverguer les voiles(fixer les voiles aux vergues)
Membrures
Syn. de courbes. Sur les anciens bateaux en bois, pièce de bois formant un
angle, et destinée à assurer la solidarisation entre la sole et la bordaille du
bateau, dans un plan vertical. Aujourd'hui remplacée par une cornière métallique
Meures
Bittes à l’avant et à l’arrière
Naviot
Canot de remorque
Allure de navigation relative, s’approcher du vent le plus près possible avec la
Naviguer au plu
proue d’un voilier. Les allures sont le près et le portant, dès que le vent vient de
près
la poupe.
Patron
Capitaine, chef à bord
Payot
Plancher de la cale
Ponteau
Epontille (pièce verticale en bois soutenant le pont)
Portaire
Syn. écoutille : ouverture carrée située au milieu du pont et fermée par des
panneaux de bois ou de métal
Poupe
Arrière d’un navire
Proue
Avant d’un navire
Quille
Pièce axiale située à la partie inférieure d’un navire et sur laquelle repose
l’ensemble de la charpente de la carène
Radeler
Décharger en utilisant le naviot
Renflouer
Remettre à flot
Rode
Etrave
Safran
Partie immergée du gouvernail
Tableau arrière
Large surface plane de la forme arrière de certains bateaux, inscrite entre les
bordailles qui restent parallèles ou presque
Timon
Gouvernail
Tirant d’eau
Distance entre la ligne de flottaison du navire et le dessous de sa quille
Trinquet
Mât situé à l’avant de la barque, support de la voile de trinquet
Soufrague
Sous-chef batelier
Voie d’eau
Entrée d'eau dans un bateau par suite d'un trou ouvert accidentellement dans la
coque
Vergues
Les vergues sont des longues pièces de bois généralement cylindriques, mais
effilées à leurs extrémités; elles sont placées en croix sur l'avant des mâts et se
désignent par le nom des voiles qui y sont enverguées.
Webographie : http://www.wwsa.ch/Swissboat/neptune.htm,
http://pageperso.aol.fr/_ht_a/associationunb/dicohtml.html; http://babel.lexilogos.com/fluvial/c.htm
Bibliographie :
ROBERT Paul 1987, «Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française»,
REY A. et REY-DEBOVE J. (dir.), ed. Dictionnaires Le Robert, Paris, [1977]1987, 2171pp.
SIEBENTHAL Y., PEAUDECERF J., ALLAMAND D., AESCHBACHER E. et MOURON J.
1999, « Neptune. Naviguer sur une ancienne barque du Léman », Fondation Neptune Genève, Genève,
1999, 85pp.
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