Consommation de cannabis en France
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Consommation de cannabis en France
DOSSIER THÉMATIQUE Recherche en pharmaco-épidémiologie Consommation de cannabis en France : bilan de l’enquête nationale OPPIDUM Cannabis use in France: OPPIDUM national study results J. Micallef*, C. Moracchini*, E. Frauger* L es centres d’évaluation et d’information sur la pharmacodépendance (CEIP), créés par l’Afssaps en 1990, ont développé rapidement des approches pharmaco-épidémiologiques originales et complémentaires (1). Il était en effet primordial, afin de répondre, notamment, à leur mission d’évaluation de l’abus et de la pharmacodépendance, de disposer de données dans la “vraie” vie, qui complètent ainsi les données pharmacologiques, neurobiologiques, les études précliniques et les essais cliniques spécifiques à cette problématique…, quand ils existent (2). L’étude OPPIDUM (Observation des produits psychotropes illicites ou détournés de leur utilisation médicamenteuse) a donc été lancée dès 1990 dans la région marseillaise, à l’initiative des Prs Jacqueline Jouglard et Jean-Louis San Marco, et elle a été étendue à l’ensemble du territoire national en 1995 (3, 4). * CEIP PACA-Corse centre associé, pharmacologie clinique, hôpital de la Timone, Marseille. sur les caractéristiques socio-démographiques des consommateurs de substances psychoactives (licites ou illicites) et sur leurs modalités de consommation durant la semaine précédant l’entretien. Ce dispositif a pour objectif de produire chaque année des informations actualisées sur ces modalités de consommation et d’en dégager les tendances évolutives. En outre, l’utilisation du même support de recueil depuis maintenant plus de 18 ans a permis de constituer l’équivalent d’une base de données, dans laquelle sont enregistrées toutes les données issues d’OPPIDUM depuis 1990. À titre indicatif, elle comporte actuellement les modalités de consommation de 82 741 produits décrits par 40 835 patients. Utilisations d’OPPIDUM Fonctionnement d’OPPIDUM Dégager les tendances annuelles des consommations de produits Cette enquête transversale recueille des données auprès des patients sous traitement de substitution en raison d’une dépendance aux opiacés ou présentant un abus d’une substance psychoactive ou une pharmacodépendance à ce type de substance, hors tabac et alcool. Elle a lieu chaque année, durant le mois d’octobre, dans les structures sanitaires spécialisées prenant en charge ces patients, structures volontaires recrutées par le réseau national des CEIP. Les informations rassemblées portent à la fois Ces résultats nationaux sont présentés, chaque année, en comité technique des CEIP et à la Commission nationale stupéfiants et psychotropes. Un retour d’informations sur les données nationales et régionales est également assuré par chaque CEIP auprès des structures ayant participé à l’étude dans leur région. Les résultats nationaux d’OPPIDUM sont également accessibles en ligne sur le site de l’Afssaps (5), comme ceux des autres outils des CEIP. 90 | La Lettre du Pharmacologue • Vol. 23 - n° 3 - juillet-août-septembre 2009 Points forts »» OPPIDUM est une étude pharmaco-épidémiologique annuelle menée chez les patients fréquentant des structures spécialisées. En 2007, 38 % des sujets inclus sont consommateurs de cannabis. »» Il existe deux types de consommateur : ceux qui le consomment seul (24 %) et ceux qui le consomment associé à d’autres substances psychoactives (76 %). »» D’autres enquêtes fournissent des données sanitaires sur la consommation de cannabis, parmi lesquelles les consultations “jeunes consommateurs” et le programme OPEMA (dédié aux consultations en médecine générale de ville). Évaluer l’impact d’une politique de santé Dans la région marseillaise, l’étude du profil des patients de 1990 à 2008 révèle une diminution du nombre de consommateurs d’héroïne (environ 70 % en 1990 contre 2 % en 2008) ainsi que de celui des consommateurs de produits par voie i.v. ; elle met également en évidence une montée progressive des consommateurs de méthadone et de buprénorphine haut dosage depuis, respectivement, 1994 et 1996. Évaluer l’impact de mesures réglementaires La proportion du flunitrazépam au sein des médicaments mentionnés par les patients dans OPPIDUM passe de 8 % en 1996 à 1 % en 2006, corroborant ainsi les données issues d’autres sources d’informations (6). Dégager d’éventuelles spécificités régionales (7) Ainsi, par exemple, dans l’enquête 2007, le faible nombre d’observations décrivant la consommation de flunitrazépam (n = 55) provenait majoritairement de la région Sud-Est (CEIP de Marseille et de Grenoble). Fournir des données contribuant à l’analyse d’une classe pharmacologique ou d’une molécule Même si les benzodiazépines et apparentés sont connus pour leur risque d’abus et de dépendance, deux produits (le flunitrazépam et le clonazépam) présentent des indicateurs d’abus dont l’élévation les démarque des autres (4). L’interrogation de cette base de données permet également de participer à l’évaluation d’un produit donné, comme par exemple le zolpidem (8). La consommation de cannabis vue sous l’angle d’OPPIDUM L’enquête 2007 menée dans les 128 structures spécialisées a permis de décrire 10 175 sub- stances psychoactives (SPA) consommées par les 5 149 patients inclus, dont 38,4 % (n = 1 978) sont des consommateurs de cannabis. L’analyse de ces données permet de distinguer deux sousgroupes dans cette population : les consommateurs de cannabis “seul” (23,7 %, n = 469) et les consommateurs de cannabis “associé” à d’autre(s) SPA (76,3 %, n = 1 509). Ces deux groupes présentent des caractéristiques sociodémographiques spécifiques (tableau I). L’âge de la première expérimentation du cannabis se situe autour de 15 ans en moyenne dans les deux groupes. Modalités de consommation du cannabis La différenciation entre ces deux groupes est également significative pour les modalités de consommation du cannabis (tableau I). Mots-clés Cannabis Polyconsommation Centres de soins Highlights »» OPPIDUM is a pharmacoepidemiological study, carried out annually in specialized structures. In 2007, 38% of included subjects were cannabis users. »» There are two types of consumers: those who use it alone (24%) and those who use it associated with other psychoactive substances (76%). »» Other studies provide data on cannabis; among them, “Young consumers” consultations, and the OPEMA program, dedicated to general practitioners. Keywords Cannabis Polydrug users Care centers Tableau I. Caractéristiques socio-démographiques et modalités de consommation chez les consom mateurs de cannabis “seul” et chez les consommateurs de cannabis “associé” (OPPIDUM 2007). Consommateurs de Effectif Âge moyen (m* ± ET*) [ans] Données socio-économiques Conduites associées Modalités de consommation cannabis seul cannabis et autres SPA* 469 1 509 25 ± 7 31 ± 8 De sexe masculin (%) 88 79 Niveau d’études supérieur (%) 12 9 Vie en couple (%) 21 33 Logement stable (%) 89 82 Activité professionnelle (%) 46 44 Revenus réguliers (%) 75 55 Consommation de tabac (%) 90 97 Dépendance alcoolique (%) 17 18 Prise quotidienne (%) 65 57 Souffrance à l’arrêt (%) 38 29 Consommation depuis plus de 1 an (%) 96 98 Usage simple (%) Abus (%) Dépendance (%) 19 20 61 34 23 43 Prise concomitante d’alcool (%) 33 26 * ET : écart type ; m : moyenne ; SPA : substance psychoactive. La Lettre du Pharmacologue • Vol. 23 - n° 3 - juillet-août-septembre 2009 | 91 DOSSIER THÉMATIQUE Recherche en pharmaco-épidémiologie Consommation de cannabis en France : bilan de l’enquête nationale OPPIDUM Tableau II. Conduites associées et modalités de consommation chez les consommateurs de cannabis associé à d’autres substances psychoactives, à partir des enquêtes OPEMA 2008 et OPPIDUM 2007. Conduites associées Modalités de consommation du cannabis OPEMA OPPIDUM Consommation de tabac (%) 94 97 Dépendance alcoolique (%) 27 18 Prise quotidienne (%) 84 57 Souffrance à l’arrêt (%) 28 29 Consommation depuis plus de 1 an (%) 100 98 Usage simple (%) Abus (%) Dépendance (%) 30 28 43 34 22 43 Prise concomitante d’alcool (%) 30 26 Les consommateurs de cannabis et d’autres SPA ◆◆ Remerciements Sont remerciés, pour leur contribution active et indispensable, le réseau des CEIP, l’ensemble des centres d’enquête partic ipant à OPPIDUM ainsi que les médecins généralistes ayant participé à OPEMA. Les polyconsommateurs prennent en moyenne 2,9 produits, 24 % d’entre eux en consommant plus de 3. Ils sont également des consommateurs de cocaïne (19 %), d’héroïne (25 %), de buprénorphine haut dosage (32 %), de méthadone (52 %), de psychotiques (8 %), d’antidépresseurs (8 %) et de benzodiazépines (23 %). L’interprétation des résultats d’une étude transversale n’est jamais aisée ; mais l’enquête OPPIDUM, menée sur une longue période, permet d’apprécier ces données de manière plus globale, en interprétant les résultats annuels à la lumière de ceux des années précédentes. Un travail spécifique effectué avec l’équipe du CEIP de Nantes a ainsi pu porter sur les années 2004 à 2006 et dégager les principales caractéristiques de l’évolution de la consommation de cannabis (9). La consommation de cannabis selon d’autres sources sanitaires Les consultations jeunes consommateurs (CJC) ont fait l’objet d’une enquête réalisée auprès de l’ensemble des patients les ayant fréquentées au mois de mars 2007, enquête dont a récemment rendu compte l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) [10]. Les CJC ne sont pas spécifiquement dédiées au cannabis, même s’il est malgré tout la principale substance mentionnée parmi la ou les substance(s) motivant le recours à cette consultation (92 % des consultants). La moyenne d’âge de ces 92 % de consultants est de 23 ans (versus 25 ans pour les consommateurs de cannabis seul inclus dans OPPIDUM en 2007), 81 % sont des hommes (versus 88 % pour OPPIDUM). La consommation quotidienne de cannabis est rapportée par 38,4 % des consultants CJC contre 57 % dans OPPIDUM. OPEMA (Observation des pharmacodépendances en médecine ambulatoire) est à la médecine générale ce qu’OPPIDUM est aux centres de prise en charge des addictions. Il s’agit également d’une étude transversale multicentrique, pilotée par le CEIP de Marseille. Lors de la première enquête annuelle réalisée en novembre 2008, 68 médecins généralistes ont inclus 418 patients rapportant la consommation de 726 SPA. Quatorze pour cent des patients (n = 57) sont des consommateurs de cannabis essentiellement associé à d’autres SPA. Leurs modalités de consommation sont synthétisées dans le tableau II. Conclusion OPPIDUM est un outil simple de description des modalités de consommation des produits psychoactifs, utile tant pour les institutions (Afssaps, DGS, OFDT, etc.) que pour les praticiens et les équipes impliqués sur le terrain. Du fait de la spécificité de la population investiguée, cette enquête permet d’obtenir un effet “loupe” sur les produits psychoactifs pouvant donner lieu à un détournement, un abus ou une pharmacodépendance. Même s’il ne s’agit pas d’une étude spécifiquement dédiée au cannabis, ses résultats apportent un éclairage complémentaire aux données sanitaires disponibles sur les consommateurs de cannabis. ■ Références bibliographiques 1. Micaleff J, Jolliet P, Victorri-Vigneau C et al. Premières journées de pharmacodépendance (CEIP) : place de la pharmacodépendance dans l’évaluation du médicament. Thérapie 2008;63:55-65. 4. Modelon H, Frauger E, Laurenceau D, Thirion X, Mallaret M, Micallef J. Abus et dépendance aux produits psychoactifs : étude de consommations à travers l’enquête OPPIDUM 2004. Thérapie 2007;62:337-46. 2. Carter LP, Griffiths RR. Principles of laboratory assessment of drug abuse liability and implications for clinical development. Drug Alcohol Depend 2009 May 13. [Epub ahead of print] 5. http://www.afssaps.fr/var/afssaps_site/storage/original/ application/3677087fb42f973b804ad5551038a8cd.pdf (consulté le 11 septembre 2009). 6. Victorri-Vigneau C, Basset G, Bourin M, Jolliet P. Impact des mesures réglementaires du flunitrazépam sur la consom3. San Marco JL, Jouglard J, Thirion X et al. Observation des mation d’hypnotiques.Thérapie 2003;58:425-30. produits psychotropes illicites ou détournés de leur utilisa7. Bernard N, Bellemin B, Thirion X, Chuniaud-Louche C, tion médicamenteuse (OPPIDUM) : cinq ans de surveillance Descotes J. OPPIDUM, a tool for assessing the local misuse des produits consommés par les toxicomanes à Marseille. of psychotropic drugs? Thérapie 2002;57:198-201. | La1996;51:586-98. Lettre du Pharmacologue • Vol. 23 - n° 3 - juillet-août-septembre 2009 Thérapie 92 8. Victorri-Vigneau C, Dailly E, Veyrac G, Jolliet P. Evidence of zolpidem abuse and dependence: results of the French Centre for Evaluation and Information on Pharmacodependence (CEIP) network survey. Br J Clin Pharmacol 2007;64:198-209. 9. Frauger E, Vigneau C, Orléans V et al. La consommation de cannabis chez les sujets présentant un abus, une pharmacodépendance ou sous traitement de substitution de la dépendance aux opiacés : données OPPIDUM 2006 et principales tendances depuis 2004 du réseau des Centres d’évaluation et d’information sur la pharmacodépendance (CEIP). Thérapie 2008;63:119-27. 10. Obradovic I. Évaluation du dispositif des “Consultations jeunes consommateurs” (2004-2007). Saint-Denis : OFDT, 2009.