L`industrie pharmaceutique

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L`industrie pharmaceutique
Cycle
« ces industries qui gouvernent le monde »
L’industrie
pharmaceutique
Matthieu Montalban,
Maître de conférences en économie, Université Bordeaux IV
Je ne sais pas si je suis la personne idéale pour parler de l’industrie pharmaceutique mais
c’est quand même un secteur que je connais bien puisque c’était le sujet de ma thèse. J’ai
donc commencé il y a sept ans à travailler sur ce sujet pour lequel j’ai acquis un peu de recul
et je vais vous en dire quelques mots.
Le cycle de conférences s’appelle « Ces industries qui gouvernent le monde », et peut-être
que la première chose à savoir, c’est comment l’industrie pharmaceutique est elle-même
gouvernée. Comme toute industrie elle est administrée, régulée par des acteurs publics, mais
elle est gouvernée également de l’intérieur par des acteurs privés, les actionnaires. Je commencerai donc par vous parler de sa régulation, et de quelle manière le pouvoir fluctue au
sein des industries pharmaceutiques.
Dans un deuxième temps je vous parlerai de la stratégie des entreprises et de la structure de
cette industrie elle-même. Je décrirai un petit peu plus dans le détail ce que font ces groupes.
Par exemple, y a-t-il une diversité des stratégies ?
J’essaierai aussi de vous montrer les enjeux récents, c’est-à-dire ce qui s’est passé ces quinze
dernières années, et comment c’est en train de changer. J’évoquerai enfin les difficultés que
rencontre cette industrie aujourd’hui, (parce qu’elle rencontre des difficultés) et après nous
pourrons essayer d’en débattre.
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
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Image de l’industrie pharmaceutique
Il faut peut-être en premier lieu se demander quelle est notre image personnelle de l’industrie pharmaceutique, puisque nous en avons tous une. Est-ce la pilule ? On en prend en effet
régulièrement. Ou encore la blouse blanche du scientifique qui va faire des études cliniques ?
On a des bonnes images, en gros celles d’une industrie innovante. Il y a depuis très longtemps dans les pays anglo-saxons un discours qu’on appelle « good pharma » : la bonne
industrie pharmaceutique. C’est un discours qui est porté par les industriels eux-mêmes, qui
disent : « nous les industries pharmaceutiques, nous innovons, nous permettons d’améliorer
la qualité de vie des patients, et tout un tas d’autres bonnes choses ». Donc, l’industrie pharmaceutique est une bonne chose.
À côté, vous avez un autre discours, qui dans les pays anglo-saxons s’appelle « big pharma » : l’industrie pharmaceutique, ce n’est pas si bien, et ceci pour plusieurs raisons : il y a
des monopoles, on utilise des brevets, on fait beaucoup de marketing et on n’innove pas tant
que ça en réalité.
Il faut se demander lequel de ces discours est le plus vrai.
Vous allez voir que ma réponse ne va pas être complètement tranchée, mais qu’elle sera
fortement colorée. Je ne vais pas vous en dire plus, il faut maintenir un peu le suspense, mais
vous allez quand même rapidement savoir où cela va vous porter !
Le secteur de l’industrie pharmaceutique est un secteur qui s’est développé très rapidement,
qui est en croissance très forte depuis un siècle. C’est un secteur qui croît, même en période
de crise. Ce n’est pas parce qu’il y a une crise, aujourd’hui financière, que l’industrie pharmaceutique ne fait pas une croissance de 4 voire 5 % par an. Il y a plusieurs raisons à cela,
liées d’une part à la spécificité des besoins : c’est un médicament et il s’agit de santé ; d’autre
part à la spécificité de la régulation de ce secteur et la manière dont il est gouverné.
Comment est régulé le secteur de l’industrie pharmaceutique ?
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Si vous interrogez un lobbyiste de l’industrie pharmaceutique, ou si vous allez sur le site Internet du syndicat de l’industrie pharmaceutique, le LEEM (les entreprises du médicament),
ou encore l’EFPIA (pour l’équivalent européen), on vous dira que le secteur pharmaceutique
est le secteur le plus régulé au monde. Mais qu’est-ce que cela veut dire, le plus régulé au
monde ? En tant que chercheur en sciences sociales je réponds que « le plus régulé » cela ne
veut rien dire.
Quelles sont les régulations existantes ? Il y a en plusieurs qui en font, effectivement, un
secteur très spécifique.
Les essais cliniques
Premièrement, les médicaments sont réglementés comme vous devez le savoir : on ne peut
pas vendre les médicaments n’importe comment. Normalement, ils doivent suivre une batterie de tests, qu’on appelle les essais cliniques et qui sont là pour vérifier la sécurité et
l’efficacité du médicament.
On a des échantillons de patients, on vérifie la toxicité et la posologie optimale pour le médicament et ensuite on vérifie son efficacité par rapport à un placebo. On va tester le médicament versus placebo, c’est ce qu’on appelle en double aveugle, et, si le médicament s’avère
efficace, l’industrie pharmaceutique va déposer un dossier à une agence du médicament : en
France, cette agence s’appelle l’AFSSAPS. Elle va étudier le dossier pour vérifier si le médicament est en effet efficace et donner une autorisation de mise sur le marché : une AMM.
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
Une AMM, c’est un droit d’accès au marché, un droit pour une industrie de vendre un médicament. Cette réglementation a mis beaucoup de temps à se mettre en place. Comme souvent, les États-Unis ont été pionniers dans la régulation dès les années 30. En 1938 exactement, des scientifiques, que l’on a appelés des « réformateurs thérapeutiques », vont faire
une forme de lobbying pour amener à un contrôle plus important des médicaments. Cette
démarche va donner naissance à l’Agence américaine du médicament, la FDA. Ces réformateurs demandaient que les essais cliniques soient faits par l’État. L’industrie pharmaceutique de l’époque n’était pas du tout d’accord avec cela, et après de nombreux compromis
politiques il a été finalement décidé que les essais cliniques seraient faits par les entreprises
elles-mêmes, et qu’il n’y aurait qu’un contrôle a posteriori, du dossier par l’État. Ce modèle
s’est répété dans tous les pays du monde, dont la France.
En ce qui concerne la France, la première fois qu’on a créé un certificat d’accès au marché
pour les médicaments, c’était sous Pétain. Il ne s’agissait pas du tout d’une autorisation en
bonne et due forme comme il en existe aujourd’hui. C’était une première forme de certification, mais la véritable régulation en France a été beaucoup plus lente à se mettre en place.
Ce n’est que depuis une vingtaine d’années qu’on a de véritables AMM, et que l’on teste
correctement avec une agence suffisamment autonome.
Cette régulation a évolué à la suite de nombreux accidents thérapeutiques. Le plus célèbre,
qui a marqué les esprits, c’est celui de la thalidomide. C’était un médicament que l’on prescrivait aux femmes enceintes, et qui a causé de nombreuses morts de nouveaux nés, suite
à des malformations. Cet accident a poussé à une réglementation encore plus stricte avec
une accélération en 1962. En 1962, un sénateur américain, un démocrate très célèbre Harris
Kefauver a fait pression sur le Sénat américain. Il avait lui-même milité très longtemps sur
le discours « bad pharma », le discours qui disait que l’industrie pharmaceutique avait des
comportements relativement critiquables. Une régulation beaucoup plus stricte a été mise en
place et s’est répandue également en Europe, d’abord dans les pays anglo-saxons, puis dans
les pays latins.
Les essais cliniques ont une importance cruciale parce qu’ils vont définir ce qu’est le médicament, c’est-à-dire ce qu’il traite : on appelle ça la désignation thérapeutique. Ils vont même
en réalité définir la maladie elle-même. En effet, quand vous innovez vous ne savez pas
réellement ce que vous allez traiter : est-ce que vous allez traiter une maladie bien définie ?
Quand on parle d’antibiotiques, la maladie est très claire : on a une bactérie à détruire. Il
suffit d’avoir une boîte de Pétri pour pouvoir tester si la molécule est efficace sur la bactérie
en question, puis on fait des tests sur l’homme et en général on comprend à peu près ce
qu’on fait.
Mais il y a beaucoup de maladies, celles liées au vieillissement, à la santé mentale, les maladies dégénératives, qui ont des frontières beaucoup plus floues et ce sont les essais cliniques
qui vont permettre de définir les frontières de ces maladies.
L’échelle de la régulation
La deuxième dimension de la régulation de l’industrie pharmaceutique, concerne l’échelle à
laquelle se fait cette régulation.
Les AMM ont, historiquement, d’abord été construites nationalement : c’est une agence nationale qui délivre les AMM. En Europe, on a des agences nationales et une agence européenne depuis 1994.
L’Agence européenne s’appelle l’EMA, c’est un système dual d’autorisation de mise sur le
marché communautaire : des autorisations centralisées à l’échelle communautaire, des autoCycle : Ces industries qui gouvernent le monde
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risations décentralisées et des autorisations nationales. Pour les pays hors Europe, cela reste
plutôt, globalement, une compétence nationale. Il n’y a qu’en Europe qu’une harmonisation
de la réglementation s’est imposée progressivement.
Historiquement donc, le niveau national est crucial pour comprendre ce qui passe dans ce
secteur. Pendant très longtemps les États ont eu un pouvoir relativement fort pour imposer
les règles du jeu, puisque pendant très longtemps ce n’étaient pas des entreprises de très
grande taille.
Aujourd’hui nous sommes dans un monde où les entreprises ont une taille beaucoup plus
grande et donc la question de l’harmonisation des règles du jeu s’est posée rapidement. La
régulation n’est pas que nationale, elle est aussi supra- nationale. Il y a toute une réglementation sur les bonnes pratiques d’essais cliniques, sur les bonnes pratiques de fabrication, sur
les dénominations internationales des maladies. Il faut que les standards soient partagés. Il
y a de nombreux standards qui se mondialisent et cela impacte les régulations nationales ou
communautaires.
Les systèmes de santé
Autre intervenant important dans la régulation, les systèmes de santé, plus exactement la Sécurité sociale, si on est en France. En effet, c’est un secteur où la demande de marché est socialisée, le médicament étant remboursé en grande partie. La conséquence de cela, c’est que
la demande peut croître à l’infini. En effet, en tant que citoyen lambda, vous n’avez pas un
pouvoir de prescription, vous n’avez pas le droit d’acheter vos médicaments, enfin pas tous,
ce pouvoir est délégué à un professionnel de santé, généraliste ou spécialiste. Ce système
va faire que la prescription croît en fonction des besoins et ceci indépendamment des prix.
Les prix ne jouent aucun rôle de régulation de la demande ou bien alors un rôle très faible.
Comme les prix ne jouent aucun rôle dans la régulation de la demande, ils sont eux-mêmes
contrôlés. En tout cas pendant très longtemps en France on a essayé de les contrôler. Quand
on a institué la Sécurité Sociale, le discours de celle-ci aux laboratoires pharmaceutiques a
été le suivant : « vous êtes très contents, nous vous ouvrons un marché qui est gigantesque,
et nous allons vous imposer des prix très bas. Mais comme vous pourrez faire des volumes
importants, vous devriez pouvoir y gagner ». Au début évidemment les industriels n’étaient
pas du tout contents, mais les choses ont évolué, et aujourd’hui les prix sont toujours contrôlés. En France on a pris des dispositions depuis une dizaine d’années pour que les prix soient
un peu plus rémunérateurs, alors qu’historiquement on était un pays latin où les prix étaient
peu rémunérateurs.
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Les différents types de médicaments
Il y a différents types de médicaments. Quand vous donnez une AMM, ça peut être pour un
médicament « éthique ». Le nom n’est pas très bien choisi : un médicament éthique c’est un
médicament protégé par un brevet.
Ensuite, vous avez les médicaments dits génériques : ce sont les mêmes que les précédents
mais sans le brevet.
Enfin il y a les médicaments OTC, les médicaments de l’automédication ou « over the counter », c’est-à-dire les médicaments sans prescription, que vous pouvez acheter librement
dans votre pharmacie.
De ces trois marchés, le premier est le plus rémunérateur. C’est pour cela qu’il est éthique
d’ailleurs : on se rémunère bien quand on est un laboratoire pharmaceutique !
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
Les brevets
Ceci nous amène à la quatrième régulation absolument fondamentale pour comprendre cette
industrie : la propriété intellectuelle, les brevets.
Certains s’imaginent que les brevets des médicaments existent depuis toujours, mais c’est
complètement faux : les brevets des médicaments n’existent en France que depuis 1962.
Avant il n’existait pas de brevets et il a fallu lutter pour les imposer : ce sont les industriels
qui l’ont exigé. Jusqu’alors, la France n’avait pas de brevets sur les médicaments, et elle
s’en servait pour faire une politique industrielle. On faisait comme font les pays émergents
aujourd’hui, on copiait les innovations thérapeutiques américaines. D’ailleurs les grands
laboratoires américains s’en plaignaient ouvertement, critiquant la politique protectionniste
de la France, qui ne respectait pas les laboratoires internationaux. Mais nous, cela nous
arrangeait bien, parce qu’on payait nos médicaments moins chers, et qu’en même tant nos
entreprises, qui étaient, reconnaissons-le, en retard en matière d’innovation, pouvaient essayer de les rattraper.
Il y a d’autres exemples : la Norvège, pays développé, ne respecte le droit des brevets que
depuis 1991. Le Luxembourg, pays très riche, ne le respecte que depuis 1979. Donc, le brevet des médicaments est une invention relativement récente liée à des compromis politiques.
Quand je dis compromis politiques, il s’agit de compromis entre les États, la puissance
publique et l’industrie.
C’est que la propriété intellectuelle a une fonction, très claire pour les économistes, de permettre l’innovation. On a donc créé un brevet du médicament avec l’idée de faciliter l’innovation thérapeutique.
Le brevet du médicament a des extensions possibles importantes. Mais on peut remarquer
que le régime de propriété que nous avons aujourd’hui s’est fortement durci depuis la fin
des années 70 aux États-Unis, en raison notamment de l’apparition d’une nouvelle notion :
la brevetabilité du vivant, avec notamment l’arrêt dit « Chakrabarty » qui a autorisé la brevetabilité des espèces vivantes. Ce qui fait qu’aujourd’hui il y a de nombreux produits biologiques qui peuvent être brevetés et ce sont très souvent des produits qui peuvent conduire
à des médicaments.
De la même façon depuis 1994, l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) a ratifié
les accords dits « ADPIC » (en anglais les accords TRIPS). Ces accords sur les droits de
propriété intellectuelle et de commerce valident le régime de propriété intellectuelle pour le
monde entier. C’est un régime de brevet, typique des pays occidentaux ou américains, à peu
près copié sur les États-Unis.
Le problème de ce régime de propriété, c’est qu’il s’applique à de nombreux pays pauvres
qui se retrouvent dans la situation de devoir respecter des systèmes imposés par les pays
riches. Nous, les pays riches, pouvons nous permettre d’avoir un régime de propriété intellectuelle protecteur pour les entreprises, puisque nous faisons de la croissance avec l’innovation en faisant marcher la consommation des ménages.
Mais, quand on crée un brevet, par définition, on crée une rareté artificielle, on crée une
exclusivité qui permet d’avoir un pouvoir de monopole : un brevet, c’est un monopole de
fait. Et quand il y a monopole, vous vous en doutez bien, les prix sont plutôt à la hausse
qu’à la baisse. Il se pose en conséquence de nombreuses questions éthiques, sur lesquelles
nous pourrons revenir dans la discussion, qui tourne autour de l’accès et du prix de certains
médicaments.
Voila donc les régulations fondamentales : la réglementation des médicaments, le système de
remboursement et de prix lié au système de santé, et les régimes de propriété intellectuelle.
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
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Quand vous regardez ce qui a été mis en place, vous comprenez tout de suite pourquoi c’est
une industrie qui va être très rentable. C’est un marché qui croît très facilement : la santé est
ce qu’on appelle un bien supérieur. En général, dès que vous avez un peu d’argent, vous êtes
prêt à en mettre sur la table pour améliorer votre santé. En plus de ça, si vous êtes remboursés, vous êtes encore plus incités à le faire. Si en outre, le médicament est protégé par un
brevet, la rentabilité est encore plus importante.
L’industrie pharmaceutique, c’est avec l’industrie du pétrole, l’industrie la plus rentable au
monde. Il y a deux secteurs « rentiers », ce sont ces deux-là, auxquels il faudrait rajouter le
secteur de la finance, les banques d’affaires, qui font des profits remarquables.
Voila pour la réglementation de ce secteur. Évidemment, cette réglementation ne tombe pas
du ciel. Elle est le produit de longues négociations, de compromis politiques nombreux. Le
compromis politique va essayer systématiquement de concilier deux pôles : favoriser l’accès
à la santé publique, et assurer une rentabilité suffisante aux laboratoires.
En fonction des politiques qu’on veut mettre en œuvre, on fera pencher le curseur soit en
faveur de l’industrie et on aura des prix rémunérateurs, soit en faveur de l’accès aux soins et
d’une politique de santé publique et on aura une réglementation adaptée.
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La capture de l’État
Évidemment quand on est industriel, il apparaît absolument nécessaire de faire ce qu’on
appelle en termes d’économie « la capture de l’État ». L’État doit être capturé, parce que la
réglementation impacte directement votre rentabilité.
L’industrie pharmaceutique est l’industrie qui détient le record absolu des dépenses de lobbying. Les chiffres pour les États-Unis représentent deux fois ce que dépense l’industrie
militaire en lobbying, c’est beaucoup plus que pour la cigarette (qui pourtant n’est pas rien).
C’est crucial, essentiellement parce qu’il faut protéger les rentes, protéger la propriété intellectuelle, protéger votre système de prix, assurer les remboursements des médicaments.
Tout le travail de lobbying va donc être de maintenir le régime de propriété intellectuelle,
faire tout pour réduire la réglementation, en tout cas alléger les contraintes bureaucratiques
imposées par la réglementation du médicament.
Par exemple, quand on dépose un dossier d’AMM, il faut bien que l’Agence examine le
dossier. En général cela prend du temps car il s’agit de dossiers qui font plusieurs milliers
de pages. Donc il faut plusieurs mois pour examiner le dossier, pour se faire une idée. Il y a
des allers-retours entre ce que l’industrie va dire au début, et l’Agence qui va demander des
précisions sur tel ou tel point. Cela dure en général au moins un an et même plutôt 18 mois.
A partir des années 80, l’industrie pharmaceutique américaine (c’est elle qui a commencé),
va faire un lobbying important pour demander une réduction du temps pour l’examen des
dossiers par la FDA. Elle va obtenir gain cause, c’est-à-dire que la durée moyenne d’examen
des dossiers ne va cesser de baisser dans les années 90.
Par ailleurs comme on doit faire des essais cliniques et qu’ils coûtent très cher, l’industrie
pharmaceutique va demander à être financée pour cela, soit directement, soit par le biais de
réductions d’impôts. A la suite de ces démarches, de nombreuses facilités vont être mises
en place, pour limiter les coûts des essais cliniques, en fait pour limiter le coût de l’examen
des dossiers. A partir de 92, une loi est votée aux États-Unis qui autorise les laboratoires
pharmaceutiques à payer à la FDA, des commissions supplémentaires sur les frais d’examen
des dossiers, pour qu’elle accélère ces examens.
En 97 nouvelle loi, la « FDA modernisation act », la loi de modernisation de la FDA. Il est
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
inscrit dans les statuts de la FDA qu’elle doit s’employer à réduire le « burden of regulation », le fardeau de la régulation ! Donc la FDA, doit faire en sorte que le fardeau bureaucratique de la régulation ne soit pas trop lourd pour l’industrie pharmaceutique qui fait des
efforts considérables pour investir en recherche développement.
Les assurances
En 2003 il y a eu une loi de réforme de « Medicare ». Medicare, c’est le système de santé
fédéral américain, qui assure le remboursement des frais de santé pour les personnes âgées,
retraitées pour l’essentiel. Avant 2003, Medicare ne remboursait pas les médicaments ou
très peu. A partir de 2003, Medicare va se mettre à rembourser les médicaments. L’industrie
pharmaceutique va se livrer à un lobbying acharné pour éviter que Medicare ait un trop
grand pouvoir de négociation des prix. Elle va réussir. Aujourd’hui Medicare rembourse les
médicaments, mais n’a pas le droit de négocier les prix. Il faut savoir aussi que le système
américain de prix est très intéressant.
Vous savez que les États-Unis ont un système de santé déplorable : la couverture maladie
est très faible, la plupart des classes moyennes n’ont pas de couverture maladie, 45 millions
d’Américains n’ont pas d’assurance-maladie. Le plus souvent ce sont des travailleurs, ce
ne sont pas des chômeurs qui eux sont couverts par Medicaid, un autre programme fédéral.
Ce sont donc les assurances privées qui se substituent à l’État pour l’essentiel, pour les
classes moyennes et supérieures. Ces assurances privées, qu’on appelle « Health Maintenance Organisations », sont une espèce de contrat d’assurance assez compliqué, qui prend
en charge le remboursement des médicaments, mais il n’y a pas de contrôle des prix. Les
États-Unis sont donc un pays où les prix sont en réalité complètement libres, et uniquement
négociés entre ces assureurs et l’industrie pharmaceutique.
L’État américain était quand même conscient du problème et souhaitait arriver à réguler les
prix d’une façon ou d’une autre, parce que cela coûtait vraiment très cher. Un médicament
aux États-Unis vaut en moyenne deux fois plus cher que le même médicament en Europe !
Et ça peut aller jusqu’à cinq ou dix fois plus cher. Vous le savez peut-être, il y a à peu près
18 % du PIB américain qui finance les dépenses de santé, qui sont constituées soit par les
frais d’assurance, soit par les médicaments.
A l’époque on avait pensé qu’il fallait favoriser l’émergence d’assureurs qui allaient négocier les prix avec l’industrie pharmaceutique, c’est ce qu’on a appelé les « Pharmacy benefits
managers (PBM) ». On vous offre un contrat de remboursement de médicaments, en tant que
patient, en échange ce sont des centrales d’achats qui vont négocier les prix avec l’industrie
pharmaceutique. Qu’a fait l’industrie pharmaceutique ? Elle les a rachetés : la meilleure façon de contrôler l’aval, c’est bien de le racheter !
L’exemple le plus typique est celui de MERCK, qui était à l’époque le plus gros laboratoire
pharmaceutique. Il avait racheté MEDCO, le plus gros PBM de l’époque, et MERCK a évidemment utilisé MEDCO pour commercialiser ses propres médicaments.
Heureusement on n’en est pas resté là. L’histoire a avancé et les associations de patients,
parce qu’elles existent, ont protesté et ont porté plainte devant les tribunaux face aux pratiques de MERCK et de MEDCO. Je passe sur les tribulations juridiques : elles ont obtenu
gain de cause, et depuis les laboratoires pharmaceutiques ont été obligés de vendre leur
PBM, parce que cela entravait la concurrence, ce qui était vrai.
Ceci montre l’enjeu fondamental que constitue le lobbying pour l’industrie pharmaceutique.
Il faut contrôler les marchés, qui constituent une pépite. Par exemple, si on imposait des
régulations beaucoup plus fortes sur l’examen des médicaments, le coût en essais cliniques
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
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augmenterait. L’industrie estime que le coût des essais cliniques pour mettre sur le marché
un médicament est d’environ 1 milliard de dollars. C’est une estimation qui a été faite de
la manière suivante : il faut à peu près 10 ans pour mettre un médicament sur le marché :
environ 3 ou 4 ans de recherches pré- cliniques, environ 6 ou 7 ans, parfois plus s’il y a des
déconvenues, pour les recherches cliniques.
Donc on estime que le coût est d’environ 1 milliard d’euros. Ce qui veut dire que les médicaments qui vont intéresser l’industrie pharmaceutique, ce sont ceux dont le prix de vente
permettra de rembourser les 1 milliard de fonds de départ. Ce sont donc les médicaments qui
soignent les maladies des pays riches, la vieillesse, l’obésité, le cancer. Ce n’est pas la malaria qui va intéresser l’industrie pharmaceutique, ce n’est pas une maladie des pays riches.
La stratégie de l’industrie pharmaceutique
Dans les années 90, les laboratoires ont changé grosso modo, de stratégie, et leur stratégie a
consisté à se focaliser sur certaines maladies.
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La concentration des entreprises
Tout d’abord il faut remarquer que c’est un secteur très particulier. On a déjà vu qu’il y a
une réglementation très spécifique, mais en plus de cela c’est un secteur très fragmenté. Il
y a une multiplicité de maladies, qui sont une multiplicité de marchés très différents, également fragmentés géographiquement, puisque chaque pays donne une AMM nationale. Pour
obtenir plusieurs marchés, vous devez obtenir plusieurs AMM, dans différents pays. C’est
également un marché fragmenté du fait du système de brevets.
C’est aussi un secteur peu concentré. Il y a de nombreuses entreprises et les parts de marché
sont globalement faibles si on les compare notamment à l’industrie automobile. L’industrie
automobile c’est une vingtaine d’entreprises dans le monde qui se partagent l’essentiel du
gâteau. Dans l’industrie pharmaceutique c’est moins concentré, c’est un marché fragmenté.
Mais la fragmentation s’exprime dans les sous marchés et les sous marchés eux, sont très
concentrés, extrêmement concentrés !
Par exemple les vaccins (H1N1 c’est d’actualité) : il y a à peu près 4 entreprises qui se partagent le marché des vaccins : à 4, elles font 90 % du chiffre d’affaires. On pourrait dire la
même chose sur le sida, les antirétroviraux etc. Les sous-marchés sont donc très concentrés,
mais si vous regardez la concentration globale c’est différent : les 10 premiers ne concentrent
qu’environ 50 % du marché. Ces 10 ou 15 premiers, on les appelle dans le langage courant
les « big pharma ». Les « big pharma » c’est un peu comme les « big three » dans l’automobile : il y a ceux qui font la loi, ceux qui gouvernent, les firmes beaucoup plus grandes
que les autres, les multinationales.
La plus grande entreprise pharmaceutique s’appelle Pfizer, la deuxième, GlaxoSmithKline,
et on classe Sanofi Aventis dans les 5 ou 6 premières, selon les années. Ce sont des groupes
qui font à peu près 20 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an (pour Pfizer à peu près
70 milliards). C’est remarquable, parce que c’est un secteur où les marges sont importantes,
puisqu’il y a des brevets. Quand vous êtes un gros, vous avez un pouvoir de monopole important qui vous permet d’avoir une rentabilité très élevée. Donc le secteur des big pharma
est fait de firmes extrêmement rentables.
A coté des gros, il y a des plus petits, dont les bio-pharma, des sociétés de biotechnologie
qui sont devenues des laboratoires pharmaceutiques. Le plus gros de ces laboratoires est
Amgen, qui produit un médicament célèbre dans le cyclisme : l’érythropoïétine (l’EPO). Ce
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
sont des entreprises relativement innovantes, qui ont pris le train des biotechnologies avant
les autres et qui ont des nouveaux médicaments efficaces, en tout cas ceux qui rapportent
beaucoup aujourd’hui.
Et puis on trouve des entreprises de taille moyenne, comme Pierre Fabre par exemple dans
la région. Elles sont assez nombreuses et, disons le clairement, elles sont en difficulté, face
aux big pharma ou aux bio pharma.
Enfin il y a ce qu’on appelle « les génériques » : les entreprises de génériques, qui produisent
les médicaments génériques sans brevet. Leur stratégie est évidemment différente des big
pharma, pourtant il s’agit bien de laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent des médicaments. Mais comme par hasard quand on fait du lobbying, il y a d’un coté big pharma et
bio pharma, et de l’autre les génériques. Donc, ce sont deux associations séparées qui ne
s’aiment pas beaucoup puisqu’elles se font concurrence.
Quelle est la stratégie des différents groupes ?
Voyons d’abord le big pharma, puisque c’est le plus intéressant. Sa stratégie tient en un mot :
blockbuster. Au cinéma, un blockbuster est un film, qui va rapporter beaucoup d’entrées, car
il va bénéficier d’une importante publicité après avoir été produit dans les studios d’Hollywood avec des budgets colossaux.
Eh bien, c’est la même chose dans l’industrie pharmaceutique : un blockbuster est un médicament qui rapporte au moins un milliard de dollars de chiffre d’affaires par an, parfois,
beaucoup plus ! Cette stratégie s’est développée à la fin des années 80, parce qu’on s’est dit
que le marché des éthiques était de loin le plus intéressant. C’est que l’industrie pharmaceutique, comme les autres industries, s’est aujourd’hui financiarisée : les laboratoires pharmaceutiques appartiennent aux grands actionnaires institutionnels, les fonds de pensions, les
fonds mutuels, etc. Ils ont un objectif extrêmement simple : l’augmentation de la valeur pour
l’actionnaire, ce qui implique de faire croître le cours de Bourse et les dividendes. Et la façon
la plus évidente est d’aller sur les marchés les plus rentables.
Avant les années 90, l’industrie pharmaceutique n’était qu’une partie de l’industrie chimique.
Il y avait de grands conglomérats, comme Rhône Poulenc par exemple, qui faisait de l’agrochimie, de la chimie, de la chimie de spécialité et… de l’industrie pharmaceutique.
Au milieu des années 90 intervient une grosse restructuration du milieu pharmaceutique,
ce qu’on appelle un recentrage sur le cœur de métier, c’est-à-dire le médicament. Tous ces
grands groupes vont licencier à grande échelle et séparer leurs activités de chimie de leur
industrie pharmaceutique, pour créer des mastodontes de l’industrie pharmaceutique. Il y
a eu de nombreuses fusions, de nombreuses cessions, et le recentrage s’est effectué sur les
médicaments éthiques.
Le premier à avoir donné l’exemple est le groupe anglais « Glaxo Wellcome ». Il avait copié, (ou en tout cas, avait mis sur le marché) le « Zantac », une molécule très proche de
celle de l’un de ses concurrents, Smithkline Beecham : le « Tagamet ». Le « Zantac » faisait
quasiment la même chose. Alors comment contrôler le marché, dans ces cas-là ? Glaxo s’est
dit : « il faut mettre le paquet sur le marketing », et c’est à partir de cette période là que les
dépenses de marketing vont croître de façon exponentielle dans ce secteur.
Les dépenses de marketing ce sont essentiellement les visiteurs médicaux. Le visiteur médical va voir son médecin favori toutes les semaines, ou au moins tous les mois, pour lui
montrer les dernières découvertes en matière de médicament, les grandes innovations. La
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croissance du Zantac est montée en flèche et, au milieu des années 90, avec un seul médicament, Glaxo faisait plus de 70 % de son chiffre d’affaires. Il avait en stock une centaine de
médicaments, et parmi cette centaine il y en avait un qui faisait 70 % du chiffre d’affaires !
Évidemment les autres se sont dits : on va faire la même chose ! On va se focaliser sur les
médicaments qui ont une croissance hyper rapide, et mettre le paquet sur le marketing. Et
c’est chez les obèses aux États-Unis que le marketing va rapporter le plus ! Le nombre de
visiteurs médicaux a donc été multiplié.
On a aussi augmenté la publicité (qu’on a appelé « l’éducation du consommateur », direct-to
consumer advertising) notamment aux États-Unis, puisque la publicité sur les médicaments
y est libre alors qu’elle est interdite en France et en Europe. Dès lors, les laboratoires vont
chercher à s’implanter sur le marché américain qui devient un marché stratégique. Tellement
bien qu’en 2004, 72 % du chiffre d’affaires des blockbusters se fait aux USA.
Les laboratoires européens font la même chose : on voit bien que c’est aux États-Unis qu’on
gagne de l’argent et pas en Europe où on contrôle les prix. Il nous faut un marché sympa, celui où les prix ne sont pas régulés : donc on va aux États-Unis ! Pourquoi par exemple Sanofi
a-t-il essayé de racheter Aventis ? C’était bien sûr pour avoir le contrôle de son portefeuille
de produits, pour pénétrer plus facilement le marché américain où Aventis était déjà bien
ancré. Et je pourrais multiplier les exemples…
Cette stratégie a certes un avantage, on fait des profits colossaux, mais elle a aussi un
inconvénient. En effet si vous perdez votre brevet, vous perdez par la même occasion une
part considérable de votre chiffre d’affaires, alors que les entreprises sont désormais financiarisées. Lorsque ceux qui conseillent les actionnaires, les analystes financiers, voient
qu’un brevet va être perdu et que le cours de l’action va baisser, ils vont dire : cela ne vaut
plus rien !
Que font-ils alors ? Ils regardent le portefeuille de brevets, ils regardent les molécules en développement, ce qu’on appelle le pipeline (comme dans l’industrie pétrolière !) : le pipeline,
c’est tout ce qui peut être mis sur le marché de façon rapide, et ils regardent aussi les essais
cliniques en phase trois. Mais cela pousse les laboratoires à être de plus en plus forts, donc à
racheter des laboratoires qui ont des molécules intéressantes. En effet si vous perdez la votre,
vous vous faites racheter, puisque le cours de l’action va baisser.
On a donc des systèmes de prédation, des OPA hostiles entre les grands laboratoires pour
contrôler les molécules fondamentales et les blockbusters. Sanofi-Aventis c’est exactement
cela. En 2002 il possédait deux blockbusters, dont le Plavix, un fluidifiant sanguin. On a
montré par ailleurs que le Plavix était à peine plus efficace que l’aspirine (tellement bien
qu’aujourd’hui, l’aspirine est prescrite en même temps que le Plavix). Mais il faut savoir
que le Plavix rapporte toujours environ 6 milliards aux laboratoires qui le vendent, c’est-àdire Sanofi et Bristol Myers Squibb, avec qui Sanofi a une alliance. C’est énorme ! Mais en
2002 donc, un génériqueur contestait la validité du Plavix, ce qui voulait dire pour Sanofi,
risquer de perdre une grande partie de ses profits. Sanofi, qui avait accumulé beaucoup de
trésorerie, pour réagir, s’est dit : « je vais acheter le concurrent qui est un peu moribond et
qui va me donner accès au marché américain ». C’était Aventis à l’époque. Ça s’est réglé au
ministère des finances, et c’est Nicolas Sarkozy qui a fait que Sanofi et Aventis sont devenues Sanofi-Aventis.
Donc les big Pharma sont obligées de faire de la prédation et des rachats d’actions pour
se maintenir. Tellement bien que, pour les 50 premiers laboratoires, les dépenses de Recherche-développement représentent à peu près 15 % de leur chiffre d’affaires. C’est autant que ce qui est dépensé en dividendes et rachats d’action. Et les dépenses de marketing
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
représentent deux fois ce qui est dépensé en Recherche-développement. Ainsi la stratégie
des big pharma est claire : faire le maximum de profits. Mais les autres aussi veulent faire
un maximum de profits !
Les génériqueurs
Les génériqueurs pour leur part ont adopté une stratégie à la Ford : faire le volume le plus
important pour faire des économies d’échelle. Big pharma fait des économies d’échelle et de
rente, les génériqueurs vont faire uniquement des économies d’échelle. Pour eux, la tactique
la plus rentable est de contester les brevets des blockbusters, qui sont vendus en quantités
importantes. Si vous arrivez à contester le brevet, une loi aux États-Unis vous autorise à
vendre avec exclusivité votre générique pendant six mois. Vous avez une exclusivité de
marché pendant six mois, et le sport préféré des génériqueurs c’est de faire ça. Il s’agit
notamment des génériqueurs des pays émergents, il y en a au Canada, en Israël et même en
France, mais ils sont de taille modeste.
Les big pharma ont alors considéré que cela leur posait un problème, et elles ont décidé de
faire aussi des génériques. Novartis, un groupe suisse, le troisième ou quatrième mondial,
est devenu le deuxième groupe mondial du générique en rachetant 3 ou 4 génériqueurs. Ils
ont ainsi évité une concurrence directe.
Les bio-pharma
Ils ont une autre stratégie. Les bio-pharma sont des laboratoires issus des biotechnologies,
c’est-à-dire de la recherche dans la génomique, la protéomique, l’analyse des protéines, la
biologie moléculaire. L’idée a été de rationaliser la recherche pharmaceutique. En effet,
avant la révolution génomique, les découvertes dans l’industrie pharmaceutique se faisaient
de façon aléatoire. La technique s’appelait le criblage : on testait de façon aléatoire des milliers de molécules contenues dans des bibliothèques importantes, et on vérifiait si cela produisait un effet. Si on découvrait un effet, on pouvait faire un médicament.
On utilise encore cette technique mais on le fait désormais avec la connaissance biologique,
pour la rationaliser, faire baisser les coûts puisque la recherche coûte très cher… On part des
gènes pour découvrir le médicament qui peut agir sur les gènes en question.
Beaucoup d’argent a été dépensé dans la recherche des biotechnologies et de la génomique
aux États-Unis par le NIH (National Institute of Health), qui finance notamment la recherche
médicale publique. Ces entreprises se sont engouffrées sur ce marché, et certaines d’entre
elles ont réussi à mettre au point des médicaments efficaces, comme l’EPO par exemple,
utilisée pour les transfusions sanguines.
Et on a aussi pensé que cela serait un moyen pour augmenter les pipelines, c’est-à-dire
le portefeuille des molécules. Les big pharma ont décidé de faire la même chose et de
racheter ou de financer des entreprises de biotechnologie. Donc très souvent un laboratoire
pharmaceutique externalise progressivement une partie de sa recherche et va prendre une
participation financière dans une petite société de technologie de 20 à 100 personnes. Il
la finance pour qu’elle puisse mettre au point sa molécule, faire sa recherche dans son
coin, et si jamais on découvre un produit intéressant, big pharma va racheter la société de
biotechnologie, ou va faire une alliance avec elle. Le plus souvent ça va se terminer par
une acquisition. Les rares sociétés de biotechnologie qui ont réussi à arriver sur le marché
sont devenues des laboratoires pharmaceutiques à part entière : Amgen par exemple, ou
Genentech qui est aujourd’hui est une filiale à 100 % de Roche Holding (Roche est une
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
485
486
holding suisse détenue par les familles Hoffmann et Oeri) et quelques autres, notamment
Genzyme, dont vous avez peut-être entendu parler récemment puisque Sanofi a fait une
OPA hostile sur Genzyme.
La particularité de ces produits c’est qu’ils ne représentent pas forcément des marchés très
importants. Ce sont des produits pour des maladies graves, comme le cancer, mais comme
il s’agit de maladies graves on peut faire augmenter les prix facilement. Il y a des marges
importantes sur ces produits et cela change complètement le modèle d’affaire, le modèle
productif.
Dans les années 99/2000, les laboratoires choisissaient ce qui rapportait beaucoup, l’obésité,
la dépression (en effet la dépression ça peut être tout et n’importe quoi). Puis il y a eu ces
médicaments biotechnologiques, et là c’est devenu un autre métier. Il faut donc racheter les
entreprises de biotechnologie pour élargir ses compétences.
Mais on s’est aperçu que les laboratoires pharmaceutiques qui investissaient énormément
n’arrivaient quand même pas à mettre sur le marché des molécules innovantes. C’était
même le contraire. Depuis le début des années 90 les dépenses augmentent et le nombre
de nouvelles entités moléculaires, c’est-à-dire le nombre de molécules qui auraient un
autre mécanisme d’action, décroît chaque année. Les entreprises de biotechnologie ne
compensent pas suffisamment les rendements décroissants de la chimie. Il faut donc investir des masses considérables en biotechnologie pour compenser les baisses de rendement
de la chimie, mais cela ne suffit pas pour le moment. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a
aucune innovation : il y a des produits intéressants qui sont sortis, comme le Glivec, un
anticancéreux qui coûte très cher. Il y a bien eu quelques innovations importantes, mais
en proportion ce qu’on a sur le marché en majorité c’est ce qu’on appelle des « me too »
(en anglais cela veut dire « moi aussi », cela désigne une amélioration incrémentale sur un
médicament pré- existant).
Je vais vous raconter une anecdote, pour vous monter un peu de quoi il s’agit. Elle concerne
le laboratoire AstraZeneca, un groupe anglo-suédois qui doit être le sept ou huitième mondial. Il produisait un médicament qui s’appelait le Losec/Prilosec, un antiulcéreux, pour
lequel ils ont compris qu’ils allaient perdre dans les cinq ans le brevet. Ils avaient deux choix
en termes de recherche clinique, soit se lancer dans un autre marché, une autre maladie, soit
faire un me too.
Et ils ont fait un me too, et pour cela ils ne se sont pas gênés : ils ont cassé un des deux
isomères de la molécule du Losec, ce qu’on appelle Oméoprazole, et cela va s’appeler Esoméoprazole. Le médicament de marque s’appelle le Nexium (vous en prenez peut-être). Ils
ont réussi à obtenir l’AMM, en démontrant une amélioration incrémentale par rapport au
prix du Losec, et plutôt que de se centrer sur les ulcères, ils ont déclaré traiter l’œsophagite
consécutive à un ulcère. Ils ont réussi à obtenir le brevet et ils sont remboursés. Tout ça pour
la même efficacité que le Prilosec. En ayant une stratégie marketing adéquate, en expliquant aux médecins combien c’est bien ce Nexium à la place du Prilosec, on rembourse du
Nexium au lieu de prendre du générique de Prilosec.
Il existe beaucoup de cas analogues. La majorité des blockbusters sont des améliorations
incrémentales, même s’il y a quand même parmi eux de vraies innovations.
Cela pose aux États la question de définir ce qu’ils remboursent. Les agences ne peuvent pas
légalement refuser de donner une autorisation à un produit sans danger, même s’il n’est pas
efficace, enfin, pas plus efficace que ce qui existe déjà. Après l’avoir obtenue, la stratégie du
laboratoire consistera à dire : j’ai l’AMM, il me suffit de convaincre le corps médical de la
pertinence de ce produit pour obtenir le marché. Pfizer a été très fort pour ça.
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
Les biopharma vont devenir le modèle des big pharma, parce qu’on se rend compte qu’il est
difficile de capturer les grands marchés. En effet il y a plusieurs problèmes.
En premier lieu, l’État risque de se lasser de rembourser des médicaments qui ne marchent
pas, il y des trous dans la Sécurité Sociale, les génériqueurs nous cassent les pieds, on n’arrive pas à sortir des médicaments nouveaux.
Enfin dernier problème et non le moindre : il y a des accidents sanitaires importants. Le
dernier accident sanitaire important, c’est en 2004 avec un médicament qui s’appelle le
Vioxx, un anti-inflammatoire non stéroïdien de la classe des coxibs. Sur le Vioxx il y a eu
un procès incroyable entre Merck et des associations de patients, qui sont allées devant
la justice. Merck a été accusé d’avoir causé 27 000 morts par crise cardiaque, et c’est très
probablement exact. Ce chiffre élevé de morts s’explique par le fait que lorsque vous faites
des essais cliniques, vous les faites sur une population déterminée, mais faible ; ce n’est
qu’un échantillon. Plus la population augmente, plus le risque d’avoir des effets secondaires
augmente. Mais quand vous faites des blockbusters, c’est pour en vendre le plus possible,
et donc la possibilité d’effets secondaires est démultipliée. Les coûts en termes de santé publique et pour le laboratoire, si jamais ça finit par se savoir et si les patients s’adressent aux
tribunaux, peuvent être très élevés.
La médecine personnalisée.
D’où l’idée de se focaliser sur les maladies, pour lesquelles il n’existe pas de traitement, des
maladies « méchantes » pour lesquelles on pourra imposer le prix qu’on voudra.
Des maladies rares, il en existe des milliers. On peut penser que les maladies rares ce n’est pas
rentable, mais il ne faut pas oublier que la régulation est fondamentale. L’État américain et
ensuite l’Europe ont fait voter une loi qui a créé ce qu’on a appelé « la réglementation pour les
médicaments orphelins ». Comme on ne veut pas créer des médicaments pour les maladies
rares qui ne rapportent rien, on a créé une exclusivité de marché qui va permettre un monopole comme celui créé par un brevet. Et cela rentabilise la recherche sur les maladies rares.
Mieux encore, aux États-Unis, lorsqu’on développe un médicament pour une maladie rare,
l’État prend en charge 50 % du coût des essais cliniques, et l’État est co-concepteur des
essais cliniques avec l’industrie. C’est grâce à cette régulation qu’on a pu développer les brevets sur la génomique et les biotechnologies. C’est le cas par exemple de l’EPO, mais tous
les médicaments de la biotechnologie avaient le statut de médicaments orphelins au départ.
Je peux vous donner un exemple de prix d’un de ces médicaments qui traite une maladie
rare, la maladie de Fabry : le Fabrazyme coûte 200 000 dollars de traitement annuel par patient.
C’est devenu l’objectif de l’industrie pharmaceutique : se focaliser sur les médicaments orphelins et transformer un marché de niches en blockbusters (ils appellent ça le nichebuster).
Quand on a inventé le statut de médicament orphelin, on s’est dit qu’on avait des vieilles molécules en stock qui pourraient être utilisées pour traiter des maladies rares. Les laboratoires
ont trouvé ça très bien d’avoir une exclusivité de marché supplémentaire, donc de redéfinir
ce qu’est une maladie. L’avantage du cancer, par exemple, c’est qu’il y en a beaucoup, et il y
a même des variantes à l’intérieur de chaque cancer, comme par exemple le cancer du sein.
On va donc redéfinir ce qu’est un cancer : il n’y a plus de cancer du sein, il y a 25 « minicancers » qui sont des maladies rares, et on va obtenir 25 désignations orphelines pour le
même médicament : c’est le Glivec ! Avec une seule molécule, le laboratoire a pu obtenir 7
désignations orphelines !
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
487
Autre cas remarquable, c’est par exemple le Viagra. Vous connaissez le Viagra et vous savez
ce qu’il traite, eh bien Pfizer a constaté qu’il allait perdre le brevet sur le Viagra. Il a réussi
à obtenir une indication orpheline pour la molécule du Viagra (le citrate de sildénafil). Il va
donner un autre nom de marque à cette molécule (Revatio), et on va la vendre pour traiter
une maladie rare (l’hypertension artérielle pulmonaire) : et cela a été accepté !
Je m’arrête là, en ce qui concerne les maladies rares, mais il faut bien voir que le paradigme
de demain pour l’industrie pharmaceutique, c’est ce qu’on appelle la médecine personnalisée.
En résumé : quand on traite des échantillons importants de patients il y a des effets secondaires imprévisibles, donc pour diminuer les coûts de la recherche clinique et avoir des
marges très importantes, on va saucissonner la population en fonction du profil génétique,
du comportement, et ces sous-populations seront des minis marchés avec des niches très
importantes. Par ailleurs, comme le marché est saucissonné on va pouvoir sélectionner les
patients entrant dans les essais cliniques. On va pouvoir leur faire faire des tests diagnostics
pour voir leur profil génétique, pour les faire rentrer dans des protocoles d’essais cliniques.
Il y a tout un nouveau modèle d’industrie pharmaceutique qui est en train de s’inventer
aujourd’hui, qui en est à ses balbutiements mais qui sera très probablement l’industrie de
demain.
Mais la question qui se pose, compte tenu du prix de ces médicaments, c’est bien sûr, qui
va payer ? Eh bien c’est nous, la Sécurité Sociale, les Mutuelles et cela pose évidemment la
question de la soutenabilité financière de ces choix.
L’industrie pharmaceutique a fait du lobbying pour faire admettre à la Commission Européenne que la médecine personnalisée était bien, que les médicaments orphelins étaient bien,
et la Commission Européenne a lancé ce qu’elle a appelé « sa nouvelle vision de l’industrie
pharmaceutique ». Cela consiste à optimiser le marché pour qu’il soit plus facile de développer des médicaments. Et surtout la médecine personnalisée devient la priorité de demain et
donc on va tout faire pour qu’elle puisse se développer.
488
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
Débat
Un participant - Vous n’avez pas parlé de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) ?
Matthieu Montalban - Je n’ai pas étudié le cas de l’OMS de près, par contre il y a une chose
que je sais : 80 % du financement de l’OMS vient de l’industrie pharmaceutique. C’est toujours bien de le savoir. Je m’arrête là.
Un participant - En tant que chercheur, je pense que vous avez bien rendu compte de
l’évolution du processus et je vous en félicite. Une chose qu’ils sont en train de réussir maintenant, dont vous n’avez pas parlé mais qui est assez intéressante, c’est le gros effort qui est
fait pour mettre la recherche publique au service de l’industrie pharmaceutique. Avant, les
chercheurs avaient une activité de recherche, et tout chercheur qui débouchait sur une découverte potentiellement intéressante était en position de puissance. Actuellement, à la suite
de la refonte du CNRS et de l’INSERM, tout est fait pour mettre les chercheurs en relation
étroite avec l’industrie pharmaceutique, dans une situation où ils perdent des espaces de
liberté puisque le bailleur de fonds va être en réalité l’industrie pharmaceutique par le biais
de subventions de l’État.
Je crois que c’est une évolution dramatique du système. Les industriels ne sont pas tellement
créateurs, vous l’avez bien souligné, ce ne sont pas eux qui inventent les médicaments, ils
vont en réalité chercher leurs découvertes dans les biotechnologies. Des entreprises biotechnologiques il y en a peu en France, mais aux États-Unis, autour de San Diego, il y en a plus
de 100. Il n’y en a peut-être que 2 ou 3 qui vont réussir, mais ce sont les rapaces de l’industrie
qui vont récolter ce qu’ils auront découvert. Chez nous qui n’avons pas ces systèmes de biotechnologies, l’industrie pharmaceutique va s’accaparer le travail des chercheurs en les mettant sous une dépendance beaucoup plus importante que ce qui a pu exister antérieurement.
Matthieu Montalban - Je n’ai rien à ajouter, je suis d’accord. Je préciserai simplement pourquoi ce système s’est développé aux États-Unis. Le Bayh Dole Act voté en 1980, a permis de
déposer des brevets sur les idées et découvertes des chercheurs du public, pour les inciter à
développer des liens avec les entreprises ou créer la leur. Mais cela a permis la brevetabilité
du génome et de tous les produits biologiques. Ils sont devenus des produits que l’on peut
désormais marchander. Il faut parler aussi du financement du NIH (National Institutes of
Health). C’est le système de santé américain qui a financé à fonds perdus, pour des sommes
colossales, les industries des biotechnologies et par ricochet l’industrie pharmaceutique.
Alors quand on vous dit qu’un médicament coûte très cher, il ne faut jamais oublier qu’une
partie de la recherche initiale a été financée par les États, notamment en Amérique. Là où
l’industrie pharmaceutique est très forte c’est pour gérer les essais cliniques, sélectionner
les patients, leur donner les médicaments, voir si ça marche ou pas, et déposer un dossier à
l’administration.
Une participante - Que pensez-vous de l’avenir des entreprises régionales pharmaceutiques ?
Matthieu Montalban - Je pense qu’elles ont peu d’avenir. Un des problèmes qui se posent
aux entreprises de taille moyenne, c’est qu’elles sont moyennes justement. Elles sont spécialisées dans ce qui est le métier des industries pharmaceutiques, c’est-à-dire faire les essais
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
489
cliniques, la fabrication, mais elles n’ont pas les entreprises de biotechnologie. Le problème
est que, les rendements étant décroissants dans l’industrie pharmaceutique, elles n’ont pas la
surface financière nécessaire pour gérer tous les coûts. Elles peinent à avoir des inventions
importantes. Ca ne veut pas dire qu’elles n’en ont pas, mais sincèrement des entreprises
comme Pierre Fabre ou Mérieux par exemple, sont des entreprises qui sont en difficulté si
on les compare aux big-pharma ou aux bio-pharma. Il faut aux big-pharma un taux de rentabilité de 15 % sur les capitaux engagés, y compris sur les capitaux propres.
Pierre Fabre, Mérieux, se positionnent sur des niches. Cela peut être des OTC (over the
counter) ou des stratégies typiques des entreprises de taille moyenne comme celle d’Allergan, groupe américain comparable à Pierre Fabre, qui s’est positionné sur le Botox. C’est
une niche, un marché très particulier, sur lequel ils se rabattent parce qu’ils n’ont pas la
surface financière pour lutter face aux grands laboratoires.
Les seules stratégies possibles c’est soit de racheter les entreprises de biotechnologie qui ont
un médicament en stock, mais c’est difficile parce que les grands laboratoires ont les moyens
qui leur permettent de les acquérir avant, mais surtout parce que les grands laboratoires sont
au centre du réseau de recherche de toutes les biotechnologies. En effet, c’est une industrie
qui fonctionne en réseau. Une entreprise de biotechnologie va être en alliance avec 20 autres
entreprises de biotechnologies pour développer un produit. Elles vont partager des connaissances et le grand laboratoire va être au centre de ce réseau pour financer les entreprises de
biotechnologie et espérer récupérer le jackpot. Le problème de Pierre Fabre et compagnie,
c’est qu’ils ne sont pas dans ces réseaux où qu’ils y sont relativement peu représentés.
La participante - Conclusion : disparition ?
490
Matthieu Montalban - Oui, et en plus le cas de Pierre Fabre et de ces entreprises à capitaux
familiaux est très particulier. Il leur est très difficile de fusionner compte tenu de la nature de
leurs capitaux. Pierre Fabre avait essayé de fusionner avec Mérieux, il y a quelques années.
Comme il y avait deux grands chefs de l’industrie pharmaceutique qui se sont retrouvés
dans le même bureau, au bout d’un an cela n’a plus fonctionné et ils ont décidé de faire une
scission, ils ne voulaient plus se parler. C’est le vrai problème des entreprises à capitaux
familiaux : à partir du moment où vous fusionnez vous perdez du contrôle et les familles ne
sont pas forcément d’accord pour perdre du contrôle. Le seul groupe à capital familial, très
puissant et qui a réussi à devenir big-pharma, c’est Roche et il est aussi un des plus innovants ! C’est celui qui a investi le plus en biotechnologie, celui qui est le mieux placé dans
tous les réseaux de recherche. C’est un peu l’exception qui confirme la règle
Un participant - Une question très spécifique : vous avez cité le chiffre de 1 milliard de
dollars pour le coût de développement d’un médicament, issu d’une étude publiée en 2003
par le groupe américain Pharma. Je n’ai pas trouvé d’autres références depuis. Quelle est la
difficulté pour calculer ce coût de développement, et y a-t-il d’autres sources ?
Matthieu Montalban - Malheureusement il y en a très peu. Les chiffres ont été publiés
par trois chercheurs dont je tairai le nom par charité envers mes collègues. Ce sont des
chercheurs d’une université particulière, la Tuft University qui est grandement arrosée par
l’industrie pharmaceutique, très grandement arrosée.
Ce coût a été calculé de la manière suivante : le coût de la molécule finale, la recherche qui a
été mise dans cette molécule, plus tout ce qui a été loupé (ce qui n’est pas anormal, puisque
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
cela rentre bien dans le coût de la recherche, c’est de l’argent qui a été dépensé), plus l’argent qu’on aurait gagné si on avait placé l’argent sur un marché financier (la troisième partie
représente 50 % du coût total).
Donc pour l’instant il n’y a pas d’autres sources, j’ai le projet de faire ce calcul-là avec un
collègue. C’est difficile d’avoir les données, mais nous allons quand même essayer de le
faire.
Un participant - J’ai une question qui se rapporte à ce qui vient d’être dit : existe-t-il un
équivalent des Agences de notation, qui auraient des critères éthiques ou responsables et
qui permettraient de limiter la casse en ce qui concerne la financiarisation à outrance ou le
capitalisme sauvage, pour essayer si possible de remettre l’homme au centre du dispositif ?
Matthieu Montalban - Il y a des acteurs qui peuvent parfois jouer un rôle important, ce sont
les associations de patients, je dis bien parfois. Elles ont réussi dans quelques cas à infléchir
certaines pratiques de l’industrie pharmaceutique. Par exemple, sur les médicaments orphelins, une association de patients aux États-Unis (le NORD) et l’industrie pharmaceutique
ont poussé à certaines réalisations. Il y avait grosso modo un compromis entre l’industrie
pharmaceutique et les associations de patients.
Vous pouvez aussi avoir dans d’autres cas, des associations qui vont critiquer le pouvoir des
monopoles. Ont-elles suffisamment de pouvoir ? Je suis le premier à dire : pas assez. Et il y
a une difficulté, c’est que l’industrie pharmaceutique finance elle-même des associations de
patients bidons. La meilleure façon d’avoir des associations de patients qui pensent comme
vous, c’est de les payer. Il y a même des associations de patients relativement connues en
France sur le sida, qui sont largement financées par l’industrie pharmaceutique, alors que ces
mêmes associations critiquent l’industrie en question.
Il y a aussi d’autres acteurs pour le moins inattendus qui ont essayé d’infléchir la politique
de l’industrie pharmaceutique. Je vous ai dit que c’était une industrie financiarisée qui joue
pour ses actionnaires, alors qu’est-ce qui peut faire infléchir les pratiques de l’industrie pharmaceutique ? C’est l’actionnaire, ou l’État s’il est suffisamment puissant, mais généralement
ce sont les actionnaires.
Comme vous le savez, les Américains sont très pieux, et il y a des fonds de pension religieux.
Ces fonds de pension religieux ont parfois voté en assemblée générale contre la politique des
laboratoires de ne pas distribuer certains médicaments nécessaires au tiers-monde. Ont-ils
réussi à infléchir durablement la politique des laboratoires ? Non, mais ils ont essayé de le
faire.
Il y a aussi un autre cas, où on peut parler quasiment d’autorégulation. Les grands fonds de
pension ont réalisé que les États n’allaient sans doute pas rembourser indéfiniment des médicaments qui ne marchent pas, et ils ont pensé qu’il fallait faire quelque chose pour conserver
les profits à long terme. Ils ont donc fait un genre de forum, (que j’ai découvert par hasard
en m’intéressant aux relations entre la finance et l’industrie), réunissant plusieurs PDG de
l’industrie, des analystes financiers, quelques experts et les fonds de pension. Un rapport en
est sorti qui disait qu’ils allaient s’efforcer de changer leurs pratiques pour ne pas que les
États interviennent pour leur imposer des régulations plus fortes, qui risqueraient d’impacter
leurs profits. Ils ont donc pensé qu’ils devaient s’autoréguler, qu’ils devaient être un peu plus
éthiques. On ne peut pas dire que cela ait réellement infléchi les pratiques, mais il y a bien
eu cette démarche.
En existe-t-il d’autres ?
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
491
En France il y a quelque chose de fondamental, c’est la revue « Prescrire ». C’est la seule
revue médicale qui ne soit pas financée par l’industrie pharmaceutique : la seule ! Elle fait
payer le magazine à ses lecteurs, parce qu’elle fait un travail très sérieux d’étude des dossiers
cliniques, et, sur sa renommée et son travail, elle arrive à vivre, mais c’est une exception.
C’est une revue militante qui très souvent dénonce certaines pratiques, et qui même parfois
critique certaines décisions des Agences du médicament. Elle leur reproche d’avoir accepté
de mettre sur le marché des médicaments, au mieux peu innovants et au pire qui faisaient
plus de mal que de bien.
Enfin, il y a d’autres acteurs potentiellement importants : les payeurs, à savoir la Sécu et
les Mutuelles. Les Mutuelles font un travail militant important pour protéger les intérêts
de leurs sociétaires et des patients, et faire baisser le coût des médicaments. Enfin, si l’État
via la Sécu voulait faire pression, il en aurait les moyens, puisqu’il est le principal payeur !
Les « contre acteurs » sont essentiellement ceux-là.
Une participante - Vous avez dit que le secteur pharmaceutique est celui qui dépense le plus
en lobbying. Est-ce qu’on peut quantifier ces dépenses ?
492
Matthieu Montalban - Aux États-Unis, on est obligé de déclarer ses dépenses de lobbying, c’est donc relativement transparent là-bas, puisque comme vous le savez les ÉtatsUnis, c’est « Corporate América ». Cela signifie que le Sénat, la Chambre des Représentants, et plus généralement l’État américain sont en permanence visités par les lobbyistes
de toutes les industries existantes. Il y a eu des lois pour obliger ces entreprises à déclarer
leurs dépenses de lobbying. Il y a une association de journalistes, (je ne suis pas toujours
tendre avec les journalistes mais il faut reconnaître que certains font un travail remarquable aux États-Unis), pour mesurer les dépenses de lobbying des différentes entreprises.
En Europe c’est moins transparent et pourtant je peux vous affirmer qu’il y aurait des
choses à dire.
Vous savez que l’industrie pharmaceutique finance la formation continue des médecins. Récemment, avec un de mes collègues, nous avons constaté qu’ils avaient même financé une
formation au lobbying : c’est incroyable, quel professionnalisme ! Ils ont vraiment tout compris. J’ai fait une interview, il y a deux mois, à Bruxelles, avec deux lobbyistes de l’industrie
pharmaceutique. Nous avons été reçus dans des bureaux magnifiques, gigantesques. Soyons
clairs : ils ont vraiment beaucoup d’argent et ils sont capables de faire des campagnes de
publicité du jour au lendemain et de réagir instantanément si quelque chose de contraire à
leurs intérêts se passe. Ils sont très bien organisés. En résumé, je ne peux pas vous quantifier
ces dépenses pour l’Europe mais aux États-Unis, c’est transparent.
Un participant - La sangsue est un petit animal qui se nourrit du sang de ses hôtes et qu’on
utilise parfois en médecine parce qu’elle apporte un certain soulagement. Un autre animal
est le vampire, qui se nourrit également du sang de ses hôtes mais qui les suce jusqu’à la
mort et qui leur transmet éventuellement des maladies infectieuses. Est-ce que l’industrie
pharmaceutique est plutôt du type sangsue ou du type vampire ? Vous n’avez pas vraiment
conclu votre propos. Pour le dire autrement, est-ce que, malgré ses excès, malgré le fait
qu’elle fasse de gros profits en toute bonne foi libérale, cette organisation de l’industrie
pharmaceutique, efficace en ce qui concerne l’enrichissement qu’elle procure à ceux qui s’y
livrent, est-ce qu’elle est bonne ou est-ce qu’elle est néfaste pour la société ?
Si c’est ce dernier cas, quelle autre forme d’organisation de la production pharmaceutique
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
pourrait être imaginée, et de quelle façon pourrait-on essayer de la faire s’imposer, ou du
moins de lui définir un périmètre d’existence à côté de la grande pharmacie dont vous
avez parlé ?
Matthieu Montalban - Question très difficile, merci de l’avoir posée. Je pense que c’est
simplement une très grosse sangsue, parce qu’évidemment il y a quand même parfois des
médicaments qui servent à quelque chose, il y a quand même eu des médicaments utiles.
Simplement, devant la masse des produits qui ne sont que des recyclages avec une amélioration infinitésimale de ce qui existait avant, et quelques innovations radicales, on peut
s’interroger. Personnellement, je n’ai rien contre le fait que l’industrie pharmaceutique s’enrichisse, qu’elle investisse si c’est réellement efficace. Mais est-ce vraiment efficace ?
Beaucoup d’innovations sont douteuses, alors est-ce que cela justifie des rendements aussi
importants ? A questionner au cas par cas !
Par exemple les dépenses de Recherche-développement sont-elles justifiées ? Certes, il faut
faire de telles recherches. Par contre ce qui est moins justifié c’est de prétendre investir en
Recherche-développement alors qu’en même temps on dépense plus en dividendes, en rachats d’actions et en marketing. Bien sûr on peut dire que dans toute industrie il y aura des
dépenses de marketing, mais là, les proportions sont considérables.
Peut-on faire autrement ? La question est vraiment compliquée. Prenons l’exemple des médicaments orphelins. Pourquoi ont-ils été faits ? Je l’ai dit, c’était pour recycler des vieilles
molécules pour lesquelles on n’avait pas de brevets. On aurait très bien pu faire comme
au Brésil par exemple, où l’industrie pharmaceutique est nationalisée, et quand il y a des
molécules hors brevet, c’est l’État qui produit ces molécules et bien évidemment le prix est
beaucoup plus faible dans ces cas particuliers. Je ne dis pas qu’il faut nationaliser l’industrie
pharmaceutique, mais il y a vraiment des cas où la question se pose.
Ensuite, comment faire pour orienter la recherche des grands groupes vers ce qui est important ? On peut imaginer des mécanismes d’appels d’offres, pourquoi pas ? Avec évidemment
tous les risques inhérents aux appels d’offres, mais on pourrait imaginer des contrôles assez
drastiques. Il n’y a pas de solution miracle, mais selon moi quand on est dans un secteur
aussi rentable, dans un monde en décroissance, il serait normal de participer un peu. Peut-on
accepter qu’un secteur spécifique s’enrichisse aussi considérablement pour des innovations
qui n’en sont pas toujours, et qui sont mal réparties ? On doit pouvoir faire des choses. Il
ne faut pas aller jusqu’à abolir l’industrie pharmaceutique, mais je considère qu’il s’agit
quand même d’une industrie malade. L’industrie du médicament est malade du point de vue
éthique.
Un participant - Il y a quelques semaines de cela nous avons reçu une parlementaire qui
est pharmacienne. Elle nous a parlé des groupes de pression, elle nous a un peu raconté les
mêmes choses que vous, mais elle a rajouté que, par moments, pour arriver à leurs fins, il y
avait des menaces et des pressions. Je referme la parenthèse, ce n’est pas ma question.
Il y a des grands marchés actuellement qui sont, au niveau de la santé, dans une culture
extrêmement différente de la nôtre. Je pense en particulier au marché asiatique et tout particulièrement à celui de Chine. Comment l’industrie pharmaceutique compte-elle pénétrer
ces marchés si différents ? Il y a d’autres marchés importants mais très pauvres, je pense à
l’Afrique. Que va-t-elle devenir, elle qui est en bout de chaîne avec des moyens très faibles ?
Pour la Chine je suis relativement confiant, c’est un pays puissant et qui a une culture médicale extrêmement développée.
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
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Matthieu Montalban - Les marchés émergents sont effectivement un nouvel Eldorado
pour les industries pharmaceutiques. Ce ne sont plus des blockbusters, mais forcément autre
chose qui va obliger à tarifer autrement. Étrangement c’est Sanofi qui a été leader en la
matière et qui a pensé qu’il devrait diversifier son portefeuille et ne pas mettre tous ses œufs
dans le panier des États-Unis. On peut raisonnablement espérer qu’à peut-être moyen terme
des traitements utiles pour ce type de population pourraient arriver.
En ce qui concerne l’Afrique, les problèmes sont tellement considérables que je ne vois pas
sincèrement d’amélioration rapide. Il y a des problèmes de distribution, il n’y a pas de système de santé et surtout il n’y a pas que les médicaments qui posent problème en Afrique : il
y a les problèmes de l’hygiène, de l’accès à l’eau.
Agir dans ces domaines améliorerait grandement la santé des populations, avant d’essayer
de leur vendre certains médicaments. Vous avez vu qu’il y a de nombreuses œuvres caritatives qui essayent de financer les médicaments contre le sida, contre le paludisme.
Une participante - Excusez-moi, mais pouvez-vous nous dire quelle est la première maladie mortelle dans le monde ?
Matthieu Montalban - C’est le paludisme, mais le traiter n’est pas rentable, parce qu’il n’y
a pas de système de santé en Afrique et qu’il s’agit de populations pauvres. Les industries
pharmaceutiques sont des industries capitalistes, je ne suis pas en train de les glorifier, mais
c’est comme ça !
On pourrait très bien soigner ces gens, faire le choix d’avoir des entreprises nationalisées
publiques qui dépenseraient de l’argent dans les anti-paludéens, mais les pays riches ne le
font pas. C’est cela qui est profondément ridicule, certains pays émergents pourraient le faire
aussi. Les intérêts sont ce qu’ils sont malheureusement, et s’il n’y a pas des mouvements
pour empêcher certaines politiques d’aller dans un sens plutôt que dans un autre, ça ne fonctionne pas, parce que toutes les stratégies utilisées par l’industrie pharmaceutique utilisent le
cadre législatif pour augmenter leurs profits.
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Un participant - Moi qui suis dans le secteur médical, suis bien d’accord avec vous. Alors
d’accord, on peut tirer sur les laboratoires à boulets rouges, ils le méritent, ce sont des prédateurs, mais le cadre législatif dans lequel ils évoluent dépend des politiques. Vous avez parlé
du lobbying, mais il y a deux liens qui unissent les laboratoires et les politiques, ce sont le
lobbying mais aussi le financement des partis politiques. Ce sont les plus gros contributeurs
de tous les partis politiques, au moins dans le monde occidental, et ce lien n’est pas neutre.
J’ai parlé de la revue Prescrire, mais il existe aussi une association « Europe et Médicament » qui se lève contre le lobbying au niveau de l’Europe et qui se heurte à cette force-là,
à savoir que beaucoup d’élus sont dépendants financièrement de l’industrie pharmaceutique.
Mais ils ne l’avoueront jamais !
On a eu un maire célèbre, à Lourdes, qui s’est fait élire avec l’aide d’un laboratoire pharmaceutique. Le retour de marché a été une campagne nationale (absolument inédite au niveau
mondial), de vaccination contre l’hépatite B, qui a profité au laboratoire qui l’avait fait élire.
Ce sont des réalités qu’il ne faut pas oublier. L’incidence de tout cela, c’est qu’effectivement
on est dans un système capitaliste, mais on est dans un débordement total, on est dans l’outrance absolue à tous les niveaux.
Mais l’autre versant, c’est que nous, citoyens potentiellement malades, on nous culpabilise, on nous fait payer des franchises, on nous dé-rembourse les médicaments, c’est-à-dire
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
que cela finit par coûter tellement cher qu’on fait payer aux gens de leur poche en plus du
remboursement des organismes sociaux. Notre protection sociale n’est pas la meilleure du
monde, on est soi-disant un des pays les mieux protégés, mais la dégradation de la protection
sociale, nous allons la payer très cher. Et un des effets délétères de cela, c’est que de plus
en plus de gens achètent sur Internet des contrefaçons de médicaments. En matière de santé
publique, c’est une aberration.
Vous avez évoqué également un exemple qui me paraît très intéressant, c’est le Brésil.
Dans les pays où les gens ont osé nationaliser une partie au moins de l’industrie pharmaceutique, ils ont fait des choix de santé publique qui paraissent beaucoup plus pertinents.
Par exemple, pour le sida qui est un fléau mondial, on sait que les gens qui en France
suivent une trithérapie, ont une vie à peu près normale, c’est devenu une maladie chronique. C’est-à-dire que, socialement, au sens le plus lucratif de terme, il est intéressant de
traiter un malade atteint du sida, parce qu’on en fait un citoyen capable d’activité. Alors
que précédemment il mettait trois ans à agoniser, en étant une charge accablante pour sa
famille. Les trithérapies sont distribuées gratuitement au Brésil, ils font aussi autant de
prévention qu’ils peuvent, mais le traitement est rendu accessible à tous. Nous en sommes
très très loin.
Il y a un mot que vous n’avez pas utilisé, celui de « clientèle ». La clientèle des laboratoires
pharmaceutiques est une clientèle captive, on ne choisit pas d’être malade : on l’est, et il faut
compter. Et c’est bien parce qu’on est captifs qu’on abuse.
Enfin dernier point que je voudrais évoquer parmi ceux que vous avez effleurés, il est scandaleux que la faculté de médecine confie l’enseignement post universitaire aux laboratoires.
Il est scandaleux que l’État confie l’information sur le médicament aux laboratoires au lieu
de charger les gens qui produisent le savoir dans ce domaine de faire cette chose-là.
Et dans un domaine que vous avez beaucoup évoqué, la recherche clinique dont je peux parler puisque j’en ai été acteur, il y a des lois qui encadrent les relations entre les promoteurs et
les investigateurs qui sont des lois absolument scandaleuses : c’est-à-dire que le promoteur
contrôle tout, l’investigateur est otage. L’investigateur c’est le médecin qui recrute les malades, qui les inclut dans des séries d’études cliniques, qui fournit des résultats partiels dont
il n’a pas la propriété et dont il signe par contrat qu’il a l’obligation de ne pas révéler ce qu’il
a trouvé ! Et c’est le scandale du Vioxx.
Dans ce scandale il y a eu des centaines d’équipes qui ont expérimenté. Pendant les investigations, beaucoup de cliniciens qui avaient expérimenté le Vioxx ont constaté des accidents.
Individuellement le médecin se dit : je n’ai pas eu de chance, j’en ai traité 5 et il y en eu 3
qui ont eu des pépins ! Mais le laboratoire a masqué la totalité des résultats jusqu’à ce que le
scandale éclate. Et c’est ce qui est en train de se passer pour le Médiator qui est le scandale
de santé publique actuel, le scandale à venir qui va se compter en France en milliers de
morts, nous en sommes au début, mais c’est exactement le même processus.
Les gens qui étaient à l’origine de la mise sur le marché du médicament savaient tout cela.
Ils faisaient le pari qu’économiquement cela serait rentable quand même, alors que cela va
se compter en milliers de morts.
Matthieu Montalban - Bon, je vais commencer par la fin, par le Vioxx. Quand j’ai commencé à écrire ma thèse, j’ai compris que dans ce secteur il y avait tous les jours quelque
chose qui vous faisait rire jaune. Je suis tombé sur une étude d’analystes financiers qui en
2000, oui en 2000 déjà, disait que les résultats de l’étude du Vigor semblait montrer qu’il y
avait des risques d’attaque cardiaque et qu’il serait logique que le médicament soit retiré du
marché. L’étude conseillait de vendre l’action ! Et ce n’est qu’en 2004 que Merck lui-même,
Cycle : Ces industries qui gouvernent le monde
495
(pas la FDA, pas l’EMA, pas l’AFSSAPS, non, MERCK lui-même) a retiré le Vigor du
marché. L’un des évaluateurs de FDA, David Graham, a déclaré publiquement qu’il avait
subi directement des pressions de Merck, et d’ailleurs Merck lui a fait un procès. Voila pour
le Vioxx.
Mais revenons aux agences. Les agences font des évaluations cliniques, et pour cela elles
font souvent appel à des experts extérieurs, qui sont pour la plupart des médecins cliniciens. Normalement les conflits d’intérêts doivent être déclarés, mais ces déclarations
sont à géométrie variable. J’ai fait personnellement une interview d’un ancien évaluateur
de l’Afssaps qui était pharmaco épidémiologiste. Il m’a dit avoir débattu d’un dossier de
médicament (dont je tairai le nom) des laboratoires Pierre Fabre. Ce médicament était à
base d’oméga-3. On se rendait compte que ce médicament était plus efficace que tous
les anti-cholestérols qu’on connaissait et qui étaient habituellement prescrits. Certains
experts qu’on a audités avaient des conflits d’intérêt avec un concurrent du laboratoire
Pierre Fabre qui est venu à la réunion de l’Afssaps, a sorti une boîte de sardine, et a
dit : « voilà ce que vous allez rembourser » ! Évidemment le médicament n’a pas obtenu
l’agrément.
Par rapport à ce que vous avez évoqué, je suis d’accord avec vous pour dire que bien souvent
la nationalisation s’imposerait. Il y a effectivement de nombreux cas où il serait beaucoup
plus judicieux de nationaliser pour produire le médicament, que de payer à des prix colossaux les traitements souvent financés par la recherche publique.
Vous avez aussi évoqué le financement des partis politiques. Je vous ai dit que l’un des principaux laboratoires de médicaments pour le sida c’est Gilead Science. L’un des principaux
actionnaires de Gilead, et ancien membre du conseil d’administration de Gilead Science,
s’appelle Donald Rumsfeld, et il était vice-président des États-Unis ! Les exemples analogues foisonnent, et vraiment il faut reconnaître qu’il y a un problème.
Un participant - Vous nous avez expliqué que les difficultés de cette industrie font qu’elle
en arrive presque à des techniques de malfaiteur, notamment en ce qui concerne les maladies
orphelines. Pour moi c’est à la limite de l’éthique. Association de malfaiteurs, non pas sur
le plan pénal, parce qu’ils ont pris leurs précautions sur le plan juridique, mais sur le plan
moral.
Est-ce que toutes ces difficultés n’illustrent pas aussi le fait que, peut-être, la recherche est
arrivée à la limite de la chimie, et que les techniques de remplacement tardent à venir, même
s’il existe des pistes sérieuses ?
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Une participante - J’ai une première question qui concerne les tests cliniques : qui les mettent en place ?
Par ailleurs, pour les coûts des essais cliniques, le chiffre de 1 milliard de dollars a été avancé, mais au laboratoire Pierre Fabre, où je me suis rendue, un responsable a dit que cela lui
coûtait 100 millions d’euros pour développer un blockbuster sur le cancer.
Par ailleurs, on a parlé des médicaments, mais les laboratoires Pierre Fabre développent
aussi des cosmétiques, quelles sont les problématiques en ce qui concerne ces produits ?
Un participant - Vous avez souvent parlé de quatre majors dans le monde. Qu’en est-il des
rapports entre ces compagnies dominantes ? Y a-t-il une réelle concurrence entre eux, où
s’entendent-ils suffisamment bien ?
Matthieu Montalban : L’INSDUSTRIE PHARMACEUTIQUE
Matthieu Montalban - j’espère n’oublier aucune question
En premier lieu, sur les alternatives, je dirais qu’il ne faut pas oublier que dans les traitements il n’y a pas que les médicaments. Traiter toujours avec les médicaments c’est parfois
très utile parce que c’est pratique, mais cela peut avoir des conséquences importantes. En
effet les essais cliniques durent 4 à 5 ans et on ne détecte pas tous les effets secondaires.
Quand on a un traitement sur le long cours, comme c’est actuellement le cas de beaucoup de
personnes âgées, les effets secondaires se multiplient, et parfois il est bien pire de conserver
le traitement que de l’arrêter. Il faut regarder au cas par cas, et les agences sont supposées
faire bien le travail que l’on appelle la pharmacovigilance, qui consiste à vérifier l’effet des
médicaments sur le long cours. Lorsqu’il y a des alertes sur tel ou tel médicament, normalement il faut arrêter le médicament. Cela fonctionne plus ou moins bien, mais il faut bien réaliser qu’un médicament, c’est un produit dangereux, c’est une drogue. Prendre une drogue
en permanence peut être très dangereux. Il ne faut donc pas hésiter à voir d’autres thérapies,
et mesurer toujours entre un médicament et autre chose.
Ensuite, est-ce que les big pharma, s’entendent entre eux ? Ils sont en réalité plus de quatre
et on peut dire qu’ils se font quand même de la concurrence. Par contre, les associations
des industries pharmaceutiques rendent la coordination plus simple. Lors de ma discussion
avec ce fameux lobbyiste, très sympathique au demeurant, il m’a expliqué qu’ils avaient mis
en place une initiative qui s’appelait, « l’initiative médecine innovante », financée à parité
par l’Union Européenne et les big pharma. Plusieurs grands laboratoires se sont mis autour
d’une table et ont décidé de mettre la main à la poche pour financer de la recherche dont ils
devaient se partager les résultats. Il y a donc globalement une concurrence importante, c’est
quand même une industrie capitaliste, ils préfèrent faire plus de profits que leurs voisins,
mais les syndicats permettent de médiatiser un peu ça.
Pour ce qui est de la chimie : oui vraisemblablement, nous arrivons aux limites du paradigme
de la chimie, ce qui explique le passage aux biotechnologies. Cela ne veut pas dire que l’on
abandonne la chimie : il s’agit toujours de fabriquer des médicaments. Mais on développe la
recherche dans la génomique, la biologie moléculaire, la bio-informatique etc. pour faciliter
les découvertes grâce aux connaissances de la biologie.
En ce qui concerne les cosmétiques, on peut dire que ce n’est pas vraiment un marché qui
intéresse les laboratoires. Par le passé c’était différent, Sanofi avait une branche cosmétique,
idem pour Novartis. Ils l’ont revendue dans les années 90. On sait aussi que l’Oréal est actionnaire de Sanofi. Historiquement Synthélabo, un laboratoire qui a été absorbé depuis par
Sanofi, était une filiale de l’Oréal. Il y avait par le passé une forte interdépendance entre les
laboratoires et les cosmétiques. Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait vrai.
En ce qui concerne les essais cliniques, il existe une réglementation, avec une directive européenne votée au Parlement Européen en 2002. Il est intéressant de noter que cette directive
a été proposée par la Direction Générale Entreprise et non par la Direction Générale Santé.
Cette directive permettait aux laboratoires d’avoir une protection totale des essais cliniques,
sans aucun accès aux données cliniques. Après un travail politique assez ardu mais relativement efficace de revues comme « Prescrire » et d’autres groupes de patients, la directive
qui finalement a été implémentée, est « moins pire ». Certaines choses ont été améliorées
par rapport à la directive de départ. Il y a aussi des règles (des chartes en quelque sorte) de
« bonnes pratiques d’essais cliniques ». Globalement il y a donc bien une réglementation,
sans pouvoir dire que cela élimine toutes les mauvaises pratiques. Par exemple il y a de
nombreux pays où il n’existe pas de réglementation. Rien ne vous empêche d’aller faire des
essais cliniques en Afrique, malheureusement. C’est ce qui s’est passé avec Pfizer, qui est
allé tester un antibiotique sur des enfants de la province du Kano, au Nigeria, essais qui ont
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causé de nombreux morts. La province de Kano a porté plainte contre Pfizer, et a réussi à obtenir des dédommagements. Mais cela existe, très souvent, et je ne parle même pas des tests
sur le sida, c’est absolument scandaleux ce qui se passe en Afrique sur les tests sur le sida.
Le 18 novembre 2010
Note biographique :
Matthieu Montalban est maître de conférences en sciences économiques à l’Université
Montesquieu Bordeaux IV au GREThA UMR 5 113 (Groupe de Recherche en Économie Théorique et Appliquée). Il travaille sur le changement institutionnel, la
construction politique des marchés, l’économie industrielle du secteur pharmaceutique ainsi que sur le private equity.
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