France-Russie : renouveau et défis d`un partenariat stratégique

Transcription

France-Russie : renouveau et défis d`un partenariat stratégique
France-Russie :
renouveau et défis
d’un partenariat stratégique
Arnaud Dubien
Note de l’Observatoire franco-russe, n o1, Octobre 2012
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Auteur
Arnaud Dubien
Arnaud Dubien dirige, depuis mars 2012, l’Observatoire franco-russe à Moscou. Diplômé de l’INALCO et de l’IEP de Paris, il a été, de 1999 à 2006, chercheur Russie-CEI
à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Il a ensuite dirigé plusieurs
publications spécialisées sur l’espace post-soviétique, parmi lesquelles l’édition russe
de la revue Foreign Policy et les lettres confidentielles Russia Intelligence et Ukraine
Intelligence. Ces dernières années, Arnaud Dubien a par ailleurs travaillé comme
consultant du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères,
ainsi que de grands groupes industriels français. Il est membre du Club de Valdaï.
Observatoire Franco-Russe
Créé en mars 2012 à l’initiative du Conseil économique de la Chambre de Commerce
et d’Industrie Franco-Russe (CCIFR), l’Observatoire a pour vocation de produire une
expertise approfondie sur la Russie, ainsi que de promouvoir une meilleure connaissance des réalités françaises auprès des élites politiques et économiques russes. Il publie des notes thématiques et un rapport annuel sur la Russie. Il organise également
des manifestations (colloques, séminaires, conférences de presse) à Paris, à Moscou
et dans les régions russes. L’Observatoire franco-russe s’est doté d’un conseil scientifique réunissant une douzaine d’universitaires et experts (Jean Radvanyi, Marie-Pierre
Rey, Isabelle Facon, Pierre Kopp, Alain Blum, Pascal Boniface, Sergueï Karaganov,
Konstantin Simonov, Rouslan Poukhov, Fiodor Loukianov, Evgueni Gavrilenkov,
Sergueï Gouriev) qui participent activement à ses travaux.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
2
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Sommaire
2
Auteur / Observatoire franco-russe
3
Sommaire
4
Résumé
5
Introduction
6
Les fondements du dialogue politique franco-russe
10
La montée en puissance des échanges économiques bilatéraux
13
Moscou-Paris : les limites du partenariat stratégique
16
Conclusion
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
3
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Résumé
Le retour de Vladimir Poutine au Kremlin et l’élection du socialiste François Hollande
à la présidence de la République au printemps 2012 sont l’occasion de s’interroger sur
les relations bilatérales franco-russes. Traditionnellement bonnes au plan politique
mais longtemps peu conformes au potentiel des deux pays s’agissant des échanges
commerciaux, elles ont franchi un seuil au cours du mandat de Nicolas Sarkozy. La
vente à la marine de guerre russe de deux bâtiments de projection et de commandement de type Mistral, finalisée en 2011, est de ce point de vue symbolique. S’inscrivant
dans un cadre institutionnel densifié depuis le début des années 2000, la relation entre
Paris et Moscou s’appuie désormais sur des projets économiques de grande ampleur
dans des domaines très diversifiés. Les défis restent cependant nombreux. Au delà du
différend à propos de la Syrie, le dossier de la défense antimissile – indissociable de
celui de l’architecture de sécurité européenne – a mis en évidence la difficulté à surmonter l’héritage stratégique de la Guerre froide. La relation franco-russe pâtit par
ailleurs de perceptions mutuelles éloignées de la réalité et d’une absence de contacts
réguliers entre les décideurs des deux pays au-delà du « noyau dur » déjà impliqué
dans la coopération bilatérale.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
4
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Introduction
« Oui, la relation entre la France et la Russie a quelque chose d’unique. Elle procède de l’attirance
et de la reconnaissance réciproque de deux peuples épris d’absolu, de beauté, de vérité » 1
Les propos du président Chirac reflètent une vision largement répandue de la relation entre Paris et Moscou, relation spécifique s’inscrivant dans une longue tradition
d’amitié, qui a résisté aux vicissitudes de l’Histoire - de la « guerre patriotique » de 1812
à l’affrontement Est-Ouest - et qui conservera toute son importance à l’avenir. Cette
vision a sous-tendu la politique des présidents français sous la Vème République. En
1959, Charles de Gaulle évoque « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » avant de parler,
en 1966, de politique de « détente, d’entente et de coopération ». A la fin des années
1980, François Mitterrand, faisant écho au projet de « maison commune » européenne
de Mikhaïl Gorbatchev, imagine un continent réunifié dans le cadre d’une « confédération européenne » incluant l’URSS2. Jacques Chirac estime pour sa part que « cette
très grande nation qu’est la Russie […] doit devenir un élément essentiel de la stabilité
et de l’équilibre du monde ».3
Alors que le Kremlin craignait, au printemps 2007, que la « rupture » annoncée
par Nicolas Sarkozy ne remette en cause les fondements de la relation entre Paris et
Moscou, celle-ci acquiert au contraire une dimension nouvelle4. L’entrée du groupe
Total dans le projet d’exploitation du gisement gazier Chtokman en mer de Barents,
annoncée à l’été 2007, puis le règlement de la crise géorgienne, un an plus tard au cours
de la présidence française de l’Union européenne, dissipent les doutes. L’année croisée
France-Russie en 2010 est l’occasion de réaffirmer l’exceptionnelle richesse de la relation
bilatérale. Loin de n’être qu’un exercice diplomatique et culturel convenu, elle coïncide
avec un nouvel élan entre Paris et Moscou, visible notamment au plan commercial.
L’alternance politique en France et le retour de Vladimir Poutine au Kremlin
sont-ils de nature à enrayer cette dynamique ? Il ne fait guère de doute que le Kremlin
1 Discours du président Jacques Chirac à l’Institut d’Etat des relations internationales (MGIMO), 26 septembre 1997. Cité
par Jean-Christophe Romer, « Les relations franco-russes (1991-1999) : entre symboles et réalités », Annuaire français de
relations internationales, 2000, Vol.I, page 439.
2 A ce propos, lire Anne de Tinguy, « France-Russie : une relation inachevée », Le Banquet, n°11, 1997, page 2 et suivantes.
3 Jean-Sylvestre Montgrenier, « De l’Atlantique à l’Oural : les relations Paris-Moscou », Institut Thomas More, Octobre
1997, page 2.
4 Arnaud Dubien, « Nicolas Sarkozy et la Russie, ou le triomphe de la Realpolitik », Revue internationale et stratégique,
n°77, 2010, pp.129-131.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
5
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
aurait, comme en 1981, préféré la reconduction du président sortant à l’élection d’un
socialiste mal connu. Il est en outre probable que les responsables politiques français
considéraient comme plus aisé de promouvoir le partenariat avec Moscou (y compris
à Bruxelles auprès de leurs partenaires européens) avec Dmitry Medvedev au Kremlin. Les premiers contacts entre François Hollande et Vladimir Poutine indiquent que
la continuité devrait prévaloir. Pourtant, certaines interrogations demeurent. Quels
sont, de part et d’autre, les objectifs stratégiques de ce partenariat ? Peut-il s’articuler
avec la politique de l’Union européenne à l’égard de la Russie ? Comment surmonter
les stéréotypes – différents de part et d’autre, mais qui constituent aujourd’hui un
obstacle majeur à la densification de la relation Paris-Moscou ?
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
6
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Les fondements de la relation politique franco-russe
Depuis une dizaine d’années, la relation entre Paris et Moscou s’appuie sur un dispositif institutionnel particulièrement étoffé. Outre les contacts réguliers au plus haut
niveau de l’Etat, le dialogue entre Paris et Moscou s’articule autour de plusieurs formats. Le Séminaire intergouvernemental (SIG), qui se tient une fois par an autour
des Premiers ministres des deux pays, rythme le calendrier diplomatique bilatéral.
Successeur de la « Grande commission » franco-soviétique établie en 1966 à la suite
du voyage du général de Gaulle à Moscou, le CEFIC (Conseil économique, financier,
industriel et commercial) a vocation, depuis 1993, à animer le dialogue économique
franco-russe. L’instance bilatérale la plus récente est le Conseil de coopération sur
les questions de sécurité (CCQS). Créée en 2001, cette enceinte singulière, qui réunit
les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays, témoigne de la
volonté de dépasser le legs de la Guerre froide. Y sont discutées les grandes questions
stratégiques : sécurité européenne, terrorisme, prolifération des armes de destruction
massive, défense antimissile, ainsi que les principaux dossiers régionaux du moment
(Afghanistan, Proche et Moyen-Orient, Géorgie, Haut-Karabakh, Transnistrie, etc).
La relation franco-russe bénéficie également des liens personnels noués entre les
présidents successifs. Certes, Boris Eltsine et François Mitterrand n’ont jamais véritablement pu surmonter les rancœurs de 1991 (le président français avait soutenu son
homologue soviétique Mikhaïl Gorbatchev jusqu’au bout et réservé un accueil plutôt
froid à Boris Eltsine à l’Elysée en avril 1991, se contentant de le saluer mais sans lui
accorder un entretien formel). Les deux mandats de Jacques Chirac sont en revanche
marqués par des rapports particulièrement cordiaux avec les dirigeants russes, que
n’assombriront pas les divergences à propos du Kosovo ou de la Tchétchénie. Signe
de la confiance mutuelle, Vladimir Poutine invite, en 2004, Jacques Chirac à visiter le
centre d’essais et de contrôle spatial militaire de Krasnoznamensk. Le chef de l’Etat
français remet pour sa part à son homologue russe les insignes de Grand-Croix de
l’ordre de la Légion d’honneur à l’automne 2006. Nicolas Sarkozy pratiquera quant à
lui avec des fortunes diverses la « diplomatie de la tape dans le dos ». Vladimir Poutine, qui n’a pas oublié les propos du candidat UMP lors de la campagne présidentielle française de 2007, y reste plutôt insensible. Les relations personnelles sont en
revanche très bonnes entre le chef de l’Etat français et Dmitry Medvedev, sur lequel
l’Elysée fonde beaucoup d’espoirs à partir de l’été 2008. Entre temps, Nicolas Sarkozy
a, il est vrai, sensiblement modifié sa rhétorique sur la Russie. Recevant le 2 mars 2010
son homologue à Paris pour le lancement officiel de l’Année croisée, il déclare que « la
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
7
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
France est la grande amie de la Grande Russie »5.
A la densité du cadre institutionnel régissant les relations bilatérales et aux affinités entre dirigeants des deux pays s’ajoutent des facteurs plus fondamentaux. Paris
et Moscou ont des perceptions assez proches de la scène internationale. Le monde
multipolaire tel qu’il émerge est vu comme une évolution positive bien que non dénuée de risques en termes de stabilité. Tant la France que la Russie sont favorables au
multilatéralisme et notamment à la préservation du rôle central des Nations Unies, où
elles disposent d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Ces convergences ont été particulièrement visibles au cours de la présidence de George Bush et
ont rendu possible la constitution du « front de refus » avec l’Allemagne sur le dossier
irakien en 2003. Les accrocs observés ces dernières années (intervention de l’OTAN
au Kosovo, reconnaissance des indépendances abkhaze et sud-ossète, interprétation
de la résolution 1973 sur la Libye) ne paraissent pas devoir remettre en cause ces approches communes.
Convaincue que la stabilité et la sécurité du continent passent par un ancrage solide de la Russie aux processus européens, la France veille à ce que les préoccupations
de Moscou soient prises en compte au sein de l’Union européenne et de l’Alliance
atlantique. Le président Chirac insiste ainsi pour que l’élargissement de l’OTAN à
trois anciens pays membres du Pacte de Varsovie aille de pair avec l’élaboration d’un
document politique, l’Acte fondateur, finalement signé à l’Elysée le 31 mai 1997. A
l’automne 2001, Paris est également en pointe pour négocier un nouvel accord-cadre
entre la Russie et l’Alliance atlantique. Plus significatif aux yeux du Kremlin, la France
s’oppose – avec l’Allemagne – à la décision américaine d’octroyer à l’Ukraine et à la
Géorgie le Plan d’action en vue de l’adhésion à l’OTAN lors du sommet de Bucarest
en avril 2008. De même, à partir de 2007, alors que l’administration Bush milite en
faveur du déploiement d’éléments du bouclier antimissile en République tchèque et
en Pologne, le ministre français des Affaires étrangères déclare qu’il « ne faut pas donner à la Russie le sentiment d’être encerclée […]. Nous devons aussi tenir compte des
sentiments des Russes »6.
Cette sensibilité particulière est également visible dans les enceintes européennes.
Alors que la Suède et la Grande-Bretagne mettent en avant la défense des valeurs dé5 Allocution du Président de la République Nicolas Sarkozy à l’occasion du dîner d’Etat offert en l’honneur du Président
de la Fédération de Russie Dmitri Medvedev, Palais de l’Elysée, 2 mars 2010, consultable sur le site http://www.delegfranceconseil-europe.org/spip.php?article421.
6 Interview accordée par Bernard Kouchner au quotidien polonais Gazeta Wyborcza à l’occasion de sa visite à Varsovie le 5
décembre 2008. Laure Delcour, « France-Russie : la réinvention d’une relation spécifique », DGAPanalyse, juillet 2010, n°6,
page 6.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
8
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
mocratiques dans le partenariat avec la Russie, et que les pays baltes et d’autres anciens satellites de Moscou continuent de voir en la Russie une menace dont il convient
de se protéger, la France défend avec constance une ligne d’engagement avec la Russie.
Elle est la première à signer, en 2008, un accord visant à la facilitation de la délivrance
des visas, dossier sensible pour le Kremlin. Paris milite également pour que la Russie
soit associée, même symboliquement, à l’opération EUFOR mise en oeuvre au Tchad,
soulignant ainsi la contribution de Moscou à la PCSD. C’est la présidence française
de l’Union européenne, au second semestre 2008, qui permet de trouver une issue à la
« guerre des cinq jours » en Géorgie, en dépit des profondes divergences entre Etatsmembres sur la conduite à tenir vis-à-vis de Moscou7.
Paris est également perçue comme un partenaire important à Moscou. Le Concept
de politique étrangère adopté en juillet 2008 place la France en deuxième place dans la
liste des pays européens avec lesquels la Russie « cherche à établir des relations bilatérales mutuellement bénéfiques » (après l’Allemagne mais devant l’Italie, l’Espagne,
la Finlande, la Grèce, les Pays-Bas et la Norvège, seuls cités dans ce document). La
France y est présentée comme « une ressource importante pour promouvoir les intérêts nationaux de la Russie dans les affaires européennes et mondiales »8. Le retour
de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, en 2009, n’a pas suscité de
réaction hostile de la part de Moscou. Le fait que Nicolas Sarkozy ait exprimé un
intérêt pour la proposition du président Dmitry Medvedev, formulée en juin 2008,
d’instaurer une nouvelle architecture de sécurité sur le continent y est sans doute
pour beaucoup, de même que les prises de position de Paris sur les sujets stratégiques
jugés sensibles à Moscou.
7 Isabelle Facon, « Russia and the European Great Powers : France », in Bertil Nygren, Kjell Engelbrekt (ed.), A Reinvigorated Russia, An Enlarged European Union, Routledge, 2010, page 167 et suivantes.
8 Ce document est consultable sur le site du ministère russe des affaires étrangères à l’adresse suivante : http://www.mid.ru/
bdomp/nsosndoc.nsf/e2f289bea62097f9c325787a0034c255/d48737161a0bc944c32574870048d8f7
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
9
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
La montée en puissance des échanges économiques bilatéraux
Les relations franco-russes ont longtemps été caractérisées par une dichotomie entre
un dialogue politique présenté de part et d’autre comme excellent et des liens commerciaux relativement limités. En 1992, France n’est ainsi que le 31ème fournisseur de la
Russie, puis le 28ème en 1994. Dans l’autre sens, la Russie occupe ces années-là les 24ème
et 14ème rangs parmi les fournisseurs de la France. La situation évolue favorablement
en 1996, la France devenant alors le 7ème fournisseur de la Russie, mais la crise financière de 1998 marque un coup d’arrêt. Les échanges bilatéraux chutent alors de 30%
par rapport à 1997. Au cours des années 1990, le Russie représente en moyenne seulement 1% du commerce extérieur de la France, qui est loin derrière l’Ukraine, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Japon et même les Pays-Bas ou l’Italie en termes de parts de
marché en Russie. Le retard accumulé par les entreprises françaises vis-à-vis de leurs
concurrentes issues d’autres pays de l’Union européenne, qui avaient fait le choix de
s’installer en Russie dès le début des années 1990 malgré les incertitudes, mettra plus
d’une décennie à se réduire.
Le commerce bilatéral entre dans une nouvelle phase dans les années 2000, grâce
notamment à la très forte croissance enregistrée en Russie. En 2007, le volume des
échanges bilatéraux s’élève à 16,6 milliards d’euros. La France occupe cette année-là le
9ème rang des fournisseurs de la Russie et le 7ème s’agissant des investissements étrangers, avec un solde commercial bénéficiaire pour la Russie de l’ordre de 5 milliards
d’euros. Si l’impact de crise est perceptible en 2009 (sur les cinq premiers mois de l’année, les exportations françaises chutent de 30% et les importations en provenance de
Russie de 37%), la France en profite pour accroître sa part de marché, qui passe à 5,1%.
2010 et 2011 voient une reprise des échanges. Ils s’établissaient à 21,3 milliards
d’euros l’an dernier, dépassant leur niveau de 2008 et enregistrant une hausse de 15%
par rapport à 2010. Les exportations et importations ont sensiblement cru en 2011 (de
18,3% en ce qui concerne les ventes française en Russie, de 13,5 % s’agissant des exportations russes vers la France). Le déficit commercial de la France avec la Russie s’est toutefois amplifié en raison de la facture énergétique et a pratiquement rejoint le niveau
de 2008 pour s’établir à 6,4 milliards d’euros en 2011. La France a stabilisé ses parts de
marché en Russie à 4,35%. Le rythme de progression des ventes françaises en Russie
est cependant légèrement inférieur à celui de ses principaux concurrents, de sorte que
la France se place désormais en 8ème fournisseur mondial de la Russie (contre 5ème en
2009 et 6ème en 2010) et 3ème fournisseur européen, derrière l’Allemagne (12% de parts
de marché) et l’Italie (4,4%). Notons que la Chine demeure le principal fournisseur
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
10
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
de la Russie avec 16% de parts de marché, l’Ukraine, le Japon et les Etats-Unis détenant respectivement 6,6%, 5% et 4,9% selon les chiffres fournis par les douanes russes9.
Autre statistique particulièrement significative - les flux d’investissements étrangers
entrant. En 2010, la France occupait la 5ème place, la 3ème si l’on enlève de ce classement
Chypre et le Luxembourg, zones offshore ou à fiscalité attractive d’où repartent de
nombreux capitaux russes à l’origine10.
Plusieurs transactions majeures illustrent la montée en puissance des relations
économiques franco-russes. Mentionnons, entre autres, la prise de contrôle programmée du constructeur automobile AvtoVAZ par Renault-Nissan, processus au terme
duquel le groupe français détiendra, en 2014, 67% de la coentreprise. Danone va investir au cours des cinq prochaines années plus de 500 millions d’euros en Russie, pays
qui a vocation à devenir le 3ème marché étranger du groupe agro-alimentaire français
d’après son président Franck Riboud. La Société générale détient, depuis l’été 2010,
82% de Rosbank, désormais première banque étrangère de Russie. Auchan est quant
à lui le premier employeur étranger de Russie avec plus de 20000 salariés. Alstom est
présent dans le secteur des transports grâce à son alliance avec Transmashholding,
principal constructeur russe de matériel ferroviaire dont il possède 25%, ainsi que dans
l’énergie, par le biais de la coentreprise créée en 2007 avec Atomenergomash. D’autres
grands groupes industriels français comme Air Liquide ou Schneider ont signé d’importants contrats en Russie, où ils sont désormais solidement implantés en régions.
L’énergie est l’un des secteurs où la coopération franco-russe est la plus significative. GDF-Suez, qui avait prorogé en 2006 ses contrats d’approvisionnement à long
terme avec Gazprom, a pris 9% dans la société qui gère le gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne. Symboliquement, cette décision a été officialisée en juin
2010 lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, dont le président
Sarkozy était l’invité d’honneur. Total a annoncé, début 2011, son entrée au capital
de NOVATEK, le principal producteur de gaz indépendant de Russie, qui bénéficie
actuellement d’un soutien important des autorités russes pour la mise en valeur des
gisements de la péninsule de Iamal. Le groupe français a porté sa participation à 15%
en avril 2012 et devrait monter jusqu’à 19,4% dans un délai de trois ans. Enfin, EDF met
en œuvre de très nombreux projets avec des partenaires russes. S’il a préféré ne pas
investir dans des capacités de génération en Russie (choix avisé au vu des difficultés
9 Elisabeth Rosa, « Le commerce bilatéral franco-russe en 2011 », Service économique régional de l’Ambassade de France à
Moscou, juin 2011.
10 « France-Russie : éclairage économique de la relation bilatérale, acquis 2011 et perspectives 2012 », Intervention de Christian Gianella, Conseiller financier pour la CEI au service économique régional de Moscou, CCIFR, 2 février 2012.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
11
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
que rencontrent actuellement les entreprises européennes comme ENEL, E.On ou
Fortum s’étant engagées sur cette voie), le groupe public français est présent dans le
projet de gazoduc South Stream à hauteur de 15%, gère le réseau de distribution d’électricité à Tomsk et a signé, en juin 2012, un accord avec Gazprom pour la production
de courant en Europe. EDF est par ailleurs en discussions avec NOVATEK à propos
d’une participation au projet Iamal et promeut d’importants projets bilatéraux dans
le domaine de l’efficacité énergétique.
L’un des traits distinctifs de la relation commerciale franco-russe est qu’elle embrasse désormais des domaines sensibles ayant longtemps relevé de la souveraineté
nationale. Le premier lancement de la fusée Soyouz à partir de Kourou, à l’automne
2011, est l’aboutissement d’une longue coopération spatiale inaugurée sous la présidence du général de Gaulle. La vente des deux bâtiments de projection et de commandement de type Mistral marque quant à elle la fin d’un mythe à Moscou (l’autosuffisance du complexe militaro-industriel russe) et d’un tabou en Europe occidentale
(la vente de matériels militaires à l’ancien adversaire du temps de la Guerre froide).
Elle ouvre surtout la voie à d’autres coopérations entre industries de défense des deux
pays. La constitution, en août 2011, d’une coentreprise entre Sagem et Rostekhnologii chargée de travailler sur les systèmes de navigation inertielle pour l’aéronautique
militaire est sans doute la plus ambitieuse en termes technologiques. De telles coopérations ne sont possibles que grâce à l’excellence de la relation politique entre Paris et
Moscou et à la confiance mutuelle qui en résulte.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
12
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Moscou-Paris : les limites du partenariat stratégique
S’appuyant sur une amitié séculaire, célébrée en grande pompe lors de l’Année croisée en 2010, la relation franco-russe s’est renouvelée et s’est enrichie de nouveaux
domaines de coopération ces dernières années. Son potentiel de développement demeure important, mais il se heurte à certains obstacles qui ne doivent pas être sousestimés.
Plusieurs dossiers internationaux ont mis en évidence des divergences persistantes. Si les positions se sont rapprochées sur l’Iran, la France et la Russie étant hostiles à l’émergence d’une nouvelle puissance nucléaire et également soucieuses de
trouver une solution diplomatique dans un cadre multilatéral, les affaires libyenne
et syrienne laisseront des traces. Dmitry Medvedev, qui s’était laissé convaincre par
Nicolas Sarkozy de ne pas opposer son veto à la résolution 1973, a été mis en porte-àfaux par la co-belligérance à laquelle la proposition française a ouvert la voie. Seule
question ayant donné lieu à un affrontement ouvert au sein du « tandem » à Moscou
entre 2008 et 2011, la Libye a conforté l’élite russe dans la conviction que toute concession stratégique envers les Occidentaux était in fine préjudiciable aux intérêts nationaux. L’intransigeance du Kremlin sur le dossier syrien doit moins à la personnalité
de Vladimir Poutine ou aux intérêts supposés du complexe militaro-industriel russe à
Damas qu’à un raidissement idéologique face à ce qui est perçu comme un néo-interventionnisme occidental. Que Paris soit en pointe dans ce processus – avant et après
les élections présidentielles françaises – ne peut être ignoré au Kremlin.
Si la Russie apprécie naturellement la sensibilité dont fait preuve la France à ses
intérêts en Europe, elle n’en constate pas moins l’influence limitée du dialogue bilatéral sur les grandes questions stratégiques. Que ce soit sur le dossier de la défense
antimissile ou de l’architecture de sécurité du continent, l’analyse faite à Moscou est
que les réserves ou déclarations dissonantes de l’administration Sarkozy n’ont au final guère pesé face à la détermination américaine. Le retour de la France au sein du
commandement militaire intégré de l’OTAN a en outre contribué à une certaine banalisation de la position de Paris aux yeux des dirigeants russes. S’agissant de l’Union
européenne, la France n’est pas parvenue à rallier à son approche vis-à-vis de Moscou
une majorité d’Etats membres, pas plus d’ailleurs qu’à infléchir les positions de la
Commission sur des sujets tels que le 3ème paquet énergie.
L’un des obstacles les plus importants à l’approfondissement du partenariat bilatéral est l’étroitesse de sa base sociologique. Au fond, malgré l’ancienneté et la diversité des liens culturels, économiques, politiques et militaires qui unissent leurs deux
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
13
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
pays, Russes et Français se connaissent mal. Les perceptions mutuelles sont éloignées
des réalités contemporaines. En France, les deux courants de pensée traditionnellement les plus favorables à la relation avec Moscou – les gaullistes et les communistes
– ont pratiquement disparu du paysage politique. L’émigration russe blanche, si elle
a été courtisée ces dernières années par le Kremlin, ne s’est jamais fédérée en lobby
et n’a par exemple pas le poids de la communauté arménienne. L’image de la Russie
en France est déplorable, minée par les stéréotypes sur la mafia, la prostitution, la
menace nucléaire ou l’éternel retour de Staline que la « grande presse » - souvent plus
en quête de sensationnalisme que d’analyses nuancées – contribue à enraciner dans
l’imaginaire collectif. Si les informations véhiculées par les médias français sont rarement fausses, le biais est le plus souvent négatif, ce qui a naturellement un impact
considérable sur les perceptions des décideurs politiques et économiques non-spécialistes de la Russie et n’ayant pas accès à d’autres sources d’analyse. Les grands partis
politiques français s’intéressent peu aux affaires russes et ne disposent d’aucune expertise propre, à la différence par exemple de leurs homologues allemands ou suédois,
dont les fondations (Ebert, Adenauer, Palme) ont de longue date des bureaux à Moscou et y organisent de nombreux programmes de recherche.
Les clichés sont également nombreux côté russe. Le traitement de l’actualité française révèle là aussi a priori, conformisme intellectuel et, plus fondamentalement,
une méconnaissance des réalités. L’image d’un pays systématiquement bloqué (alors
même que les jours de grève y sont moins nombreux qu’en Grande-Bretagne par
exemple) joue probablement dans les décisions d’investissements de certains groupes
russes. Celle d’une islamisation rampante de la France renvoie quant à elle plus sûrement aux angoisses et phobies de correspondants pas forcément moins enclins que
leurs confrères français aux raccourcis simplificateurs. Plus inquiétant peut-être, l’expertise sur la France dans les grands centres de recherche moscovites s’est considérablement affaiblie par rapport aux années 1980.
Au-delà du discours, le partenariat bilatéral n’est en réalité à ce jour prioritaire ni
à Moscou, ni à Paris. Les Etats-Unis (et peut-être demain la Chine) constituent l’horizon stratégique de la Russie, tandis que l’Allemagne est son principal point d’ancrage
économique en Europe. Washington et Berlin sont également les partenaires les plus
importants de la France, qui a par ailleurs développé ses relations plus intensément
avec le Brésil, l’Inde et la Chine parmi les Brics ces dernières années. La crise, si elle
n’a pas à ce stade d’impact négatif sur le commerce bilatéral, influe en revanche sur la
perception qu’ont les dirigeants russes de la France et de son poids sur la scène internationale dans les années qui viennent.
Les échanges économiques entre Moscou et Paris ne sont pas non plus exempts
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
14
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
de problèmes. Leur volume est très largement inférieur par exemple aux flux commerciaux russo-italiens (37 milliards d’euros en 2011). Si les exportations françaises
vers la Russie sont très diversifiées, le flux inverse est toujours très largement dominé
par les hydrocarbures (89% "des exportations russes en France en 2011). De nombreux
groupes du CAC 40 sont certes présents en Russie, mais il n’en va pas de même des
petites et moyennes entreprises, encore hésitantes face à un marché souvent présenté
comme difficile. Autre distorsion dans les liens commerciaux bilatéraux – l’absence
quasi totale d’investissements russes en France (hors immobilier). La reprise, en 2010,
de la fonderie Sambre-et-Meuse à Feignies dans le Nord par Uralvagonzavod ou l’installation à Strasbourg du siège européen de la société informatique Doctor web font
pour l’heure figure d’exceptions. Le rachat probable de Gefco par RZD, la compagnie
publique russe de chemins de fer, pour quelque 800 millions d’euros, pourrait cependant changer la donne et effacer l’échec enregistré par Severstal dans le dossier Arcelor en 2006. Par ailleurs, plusieurs projets emblématiques connaissent des difficultés
dans leur mise en œuvre. L’avion de transport régional SSJ-100, auquel participent
notamment Thalès et Snecma, affiche des performances commerciales décevantes et
devrait voir ses ventes affectées par le récent accident en Indonésie. Cinq ans après
son entrée dans le consortium chargé du développement du gisement géant Chtokman en mer de Barents, Total a pris acte de la décision, annoncée par Gazprom fin
août 2012, de remettre à plat le dossier. Sur des marchés émergents comme l’Inde ou
le Brésil, Paris et Moscou sont par ailleurs en concurrence frontale dans les secteurs
de l’aéronautique militaire ou du nucléaire civil.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
15
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Conclusion
L’année 2012, qui a vu le départ presque simultané de Nicolas Sarkozy et de Dmitry
Medvedev du pouvoir, clôt une période particulièrement féconde entre Paris et
Moscou et marque le début d’une étape nouvelle dans la relation bilatérale. Les
premiers contacts entre François Hollande et Vladimir Poutine montrent une volonté de continuité de part et d’autre. Interrogé durant la campagne électorale sur
le contrat relatif à la vente du Mistral à la Russie, le candidat socialiste avait indiqué que la France honorerait ses engagements. Il est par ailleurs peu probable
que Paris se désengage d’un autre projet emblématique de la présidence Sarkozy, la
participation de la Caisse des dépôts et consignations au projet de développement
touristique du Nord-Caucase (d’autant que la Corée du Sud et l’Italie, rivaux commerciaux directs de la France en Russie, sont désormais impliqués). S’il n’espère
sans doute pas un contact aussi chaleureux avec François Hollande qu’avec Jacques
Chirac, Vladimir Poutine a réitéré, lors de sa brève visite à Paris début juin, l’importance du partenariat stratégique avec la France. Gageons que la décision de l’Elysée
de confier à l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine une mission
d’évaluation sur le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN
et sur la relation entre la France et les Etats-Unis devrait rassurer le Kremlin quant à
la résurgence du consensus gaullo-mitterrandien en politique étrangère à Paris. La
récente nomination de Jean-Pierre Chevènement au poste de représentant spécial
du président de la République pour le développement des relations économiques
et commerciales avec la Russie est également un signal positif envoyé à Moscou.
Franchir un nouveau seuil dans la relation entre Paris et Moscou suppose l’inclusion de nouvelles thématiques à l’agenda bilatéral, ainsi qu’une base populaire
élargie. La sécurité en Asie centrale après 2014, la planification d’opérations de maintien de la paix communes au Haut-Karabakh ou en Transnistrie ou une coopération
sur les porte-avions de prochaine génération sont autant de sujets qui pourraient
permettre de maintenir la dynamique créée par le contrat Mistral et de faire « bouger
les lignes » en matière de sécurité européenne. Au plan économique, l’une des clés
du développement futur des liens bilatéraux se situe au niveau des régions. Les provinces russes peuvent devenir de vrais relais de croissance pour les entreprises des
régions françaises (lesquelles devraient d’ailleurs obtenir des compétences accrues
dans le cadre de la loi de décentralisation à venir). La mise en place d’un dialogue régulier et structuré, avec le soutien des instruments institutionnels existants, semble
donc important.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
16
France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique
Le partenariat franco-russe a certes pris une ampleur nouvelle ces dernières années mais il demeure insuffisamment articulé avec la politique des partenaires européens et le dialogue UE-Russie. Reconnecter ces deux niveaux doit être une préoccupation de la diplomatie française, hier comme demain11. De ce point de vue, l’un des
formats les plus prometteurs est celui du Triangle de Weimar (France, Allemagne,
Pologne) élargi à la Russie.
11 Thomas Gomart, « Paris et le dialogue UE-Russie : nouvel élan avec Nicolas Sarkozy ? », Russie-Nei Visions n°23, octobre
2007, page 24.
Note de l’Observatoire franco-russe, n o 1, Octobre 2012
17

Documents pareils