Hors-la-ville - Quentin Lobbé

Transcription

Hors-la-ville - Quentin Lobbé
Hors-la-ville
Quentin Lobbé
-- 1.
Soudain l’aube claire. Des immeubles comme une forêt. Ébranlés par le va et vient des premiers trains de
travailleurs. Le soleil inonda les rails. La chaleur de l’acier flamboyant fit perler la rosée matinale. Les
traverses de bois humides gondolèrent. Le vent caressa les quelques herbes folles subsistant parmi le
ballaste concassé. Orties, Pissenlits, Romarins, Bleuets. Le train traversait seul des étendues de verre et de
béton.
Assise côté fenêtre, tout contre la vitre, Maude observait la métropole s’éveiller sous ses yeux, attentive,
présente. Camille, qui lui faisait face, lui rendit son trousseau de clés et réajusta leurs sacs à dos sur le porte
bagages, pour éviter qu'ils ne tombent.
- Tu vas en faire quoi maintenant ? T'en as plus vraiment besoin, dit-elle.
- T'inquiète pas Camille.
Maude ponctua sa réponse d'un simple sourire et écarta l’anneau métallique qui retenait les clés, ses grisgris, des objets sans grande valeur marchande pendus là depuis bien longtemps, des morceaux de
souvenirs crasseux et rouillés. Elle les retira une à une et approcha chaque clé de sa bouche, tout
doucement, murmurant pour elle seule “ la cave ... le bureau … le travail ... l’appart ... les vacances ...
Thomas ... son appart … ” une procession entre ses doigts, du bout de ses lèvres, l'aller pour un voyage sans
retour.
Un peu trop petite pour atteindre le système d’ouverture de la fenêtre, elle pris appui sur le siège, de la
pointe de ses lourdes chaussures de randonnée, chancelante. Elle tira avec force. Le vent s'engouffra et
chanta dans le wagon. Camille observait, mi amusée mi fascinée. Pris dans le courant d’air frais, les
cheveux de Maude ondulaient, s’emmêlaient. Des tintes ocres. Des reflets noisettes. Une sorte de beauté
sauvage et débridée émanait d'elle. Sans limite. Maude attrapa ses clés et les jeta toutes à la fois par la
fenêtre, sans hésitation. Elles claquèrent contre la carlingue et finirent broyées sous les roues impitoyables
du train.
- Et Thomas ? Comment tu penses qu'il réagira ? Lui demanda Camille.
Maude hésita. Longtemps. Trop ? Qu'importe, elles approchaient déjà du cœur de la ville.
-- 2.
Ce côté du lit était froid. Des draps vides. Une absence. La chambre doucement baignée de lumière, d'une
lumière douce et bleutée. La main de Thomas chercha celle de Maude machinalement. Il se retourna,
ouvrit difficilement les yeux. Personne. Avec la paresse du matin, il se traîna à l'autre bout du lit. Au pied,
étendue sur le sol, la chemise de Maude, son odeur.
- Maude ?
Dans la salle de bain ? Non. La cuisine ? Pareille.
Elle a du partir de bonne heure au travail, ça doit être ça. Sa semaine, n'avait pas était si simple au final,
sûrement du boulot à rattraper au ministère. Mais, hier soir, ils avaient veillé tard, elle et lui, fait l'amour.
Trois ? Non, deux fois, seulement. Ça revient, oui. Les souvenirs remontent. Elle aurait pu laisser un mot
quand même. Ha ! Son ordinateur est là, posé sur le bureau. Elle est partie trop vite et l'a oublié. Elle
repassera le prendre. Elle ne peut rien faire sans.
-- 3.
Récifs au milieu d'une marée de voyageurs pressés. La vague se brisa sur elles. Bousculées, chahutées, mais
tenant bon toutes les deux. On leur jetait des regards mauvais et méfiants. On les jugeait à leurs vêtements
ou à leur attitude, le plus naturellement du monde. Déviantes, marginales.
- Faites attention ! Bougez de là ! Leur lança un complet costume cravate.
Camille serrait Maude contre elle. Entre ses bras. Le parfum de ses cheveux l’enivrait. Les deux jeunes
femmes s’étreignaient au milieu de l'échangeur bondé. Un carrefour souterrain entre deux voies
fréquentées par les marcheurs impassibles. Camille sortit un feutre de son sac à dos, remonta une des
manches de Maude et inscrivit sur le bras découvert l'adresse d'un square.
- Tu vois où ça se trouve ?
- Oui, répondit Maude la regardant droit dans les yeux.
- Très bien. Rejoins le ! Ne te fais pas repérer. Ne les laisses pas te voir. Ils ne doivent pas te soupçonner. Pas
encore. Ne leur donne pas ce plaisir.
Maude acquiesça à nouveau.
- Je le reconnaîtrai, ne t'en fais pas.
Elle désigna d'un geste complice la paume droite de Camille. Là, au creux de sa main, un tatouage. Une
forme simple et parfaite. Un disque percé en son centre d'où n'émanait aucune lumière. Masse sombre et
compacte déchirée par les lignes de vie et de cœur de Camille. Un abysse. Mais à y regarder de plus près,
avec insistance, le tatouage offrait à l’œil attentif une complexité nouvelle, un autre niveau de lecture. La
dextérité de l'artiste était telle qu'il avait su insuffler deux états contradictoires à son œuvre. Le
mécanisme s’ébranla. Chaque pigment soudain s'anima, se mit en scène, revint à la vie. Un
éclaircissement, des nuances ocres. Des formes formidables émergeaient des profondeurs du disque,
longeant ses arrêtes, traversant des territoires troublés, fertilisant des terres arides.
Camille recula alors et se laissa porter par le courant d'hommes et de femmes.
- À ce soir ! Laissa-elle échapper.
Maude n’eut pas le temps de lui faire un signe de main, elle avait déjà disparu, avalée. Elle vérifia les
attaches de son sac à dos et suivit le couloirs qui s'ouvrait derrière elle. Elle avisa la première caméra de
sécurité qu'elle croisa du coin de l’œil et bascula la capuche de son sweat, masquant ses cheveux, son
visage.
-- 4.
La bouilloire siffla. Au contact de l'eau chaude, le thé dégagea une forte odeur de jasmin. De la vapeur.
Thomas avait ouvert grand la fenêtre de la cuisine pour faire un courant d'air avec la chambre. Du 5ème
étage, on entendait la rue murmurer en contre bas. Passants, commerçants, travailleurs, marcheurs. Au
loin quelqu'un répétait ses gammes. Les échos de l'exercice se propageaient sur et sous les toitures de zinc.
Il était difficile d'en déterminer la provenance. Les notes n'étaient pas toutes justes, loin de là, mais à
chaque fois puissantes et assurées.
Un appel. Thomas décrocha. Maude, peut être ? Non. Mais il reconnu la voix.
- Maude n'est toujours pas arrivée au bureau ? S’inquiéta Thomas en premier lieu.
- Non, pas encore, t'es sûr qu'elle n'a pas laissé de message ? Ça ne lui ressemble pas d'être à ce point en
retard. La réunion va bientôt commencer. Lui répondit une femme gênait, presque inquiète.
- Tu sais Hélène, Maude a laissé son ordinateur ici ce matin. À mon avis elle a du faire demi-tour pour
venir le récupérer.
- Oui, tu as sûrement raison … Je vais prévenir les collègues.
- Je vais me mettre en télétravail pour la journée et attendre qu'elle repasse, je lui dirai que tu as appelé. Là
je n'arrive pas à la joindre, elle est certainement dans les transports. Rassura-il.
- Thomas ...
- Oui ?
- Vous ne vous êtes pas encore engueulés hier soir ?
- Non, pas du tout. Écoutes, je suis a peu prêt sûr qu'elle repassera par ici. Je te préviendrai, à plus tard.
Thomas raccrocha, pris sa tasse de thé et s'installa dans le salon. Son ordinateur sur les genoux. Le ton
d'Hélène avait été insistant, le retard de Maude devait avoir chamboulé l'agenda de la journée. Le
Ministère ne pouvait peut être pas tourner sans elle. La vieille institution ne souffrait d'aucun retard dans
le traitement des dossiers.
La chambre vide. La salle de bain vide. Le couloir vide.
Soudain, le son distinctif d'un appel par internet, la petite fenêtre s'afficha à l'écran, une image de
mauvaise qualité, un amas de pixels comme un visage, une voix grésillante. Thomas ne pouvait cacher son
horrible accent français :
- Hi David, it's Thomas, How are you ?
- Fine ! And you guy ?
- Pretty good too, it's a nice morning. Well David, my girlfriend is kind of tired today. You know, we
celebrated our first year anniversary yesterday. So I'd like to stay on remote today, to take care of her. Is it
a problem for you folks ?
- No, no, let's keep in touch through IRC.
- Thanks David, I appreciate. Bye
- Bye
-- 5.
Par où commencer ?
C'était une belle nuit. Il y avait tout juste un an. Une nuit d'ivresse. Au bout de la rue pavée s'élevait une
montagne d'immeubles infranchissables. Des taches de lumières sur les flancs comme une constellation
d'appartements éclairés de l'intérieur. À ses pieds un petit troquet animé, le dernier d'une longue liste
pour Thomas et ses collègues. Il fallait fêter le rachat de la petite start-up par le géant transnational. Le
projet monté dans une chambre d’étudiants avec quelques fidèles n'était plus, il avait grandi. Ils étaient
riches ce soir. L'argent en un claquement de doigts. Les maîtres. Les rois.
Pinte après pinte, il l'observait. Il essayait d'explorer son regard, de le capter, de la capter elle, Maude.
Thomas se rappelait ce tailleur, stricte, institutionnel, cette deuxième peau qui sonnait, déjà, au premier
regard tellement faux sur elle, un déguisement. Elle se cachait. Accompagnée. Elle devait décompresser
d'une longue journée de boulot. Ses cernes la trahissaient, la soirée ne pouvait pas être à la fête pour tout le
monde. D'autant que le gros type face à elle semblait particulièrement collant. Lourd. Du genre rentrededans sans autorisation préalable.
- (…) ce que je veux dire par là, c'est que ça a du être plus simple pour toi d'arriver là où tu es maintenant.
Tout le monde n'est pas à la tête d'une équipe à ton âge. Insinua-il, se penchant vers elle.
- Où tu veux en venir ? Rétorqua sèchement Maude.
- Ba' t'es au bureau des analyses depuis quoi ? Cinq mois ? Et tu diriges déjà trois personnes. J'ai entendu
dire qu'ils voulaient recruter explicitement une femme pour ce poste.
Thomas s'était rapproché du comptoir pour avoir une vue imprenable sur Maude. C'était un vieux zinc
rendu légèrement collant par la bière sèche, jonché de sous bocks griffonnés et de phrases inabouties.
Oracles hallucinés ou enivrés. Il commanda une peinte de brune pour donner le change et resta quelques
minutes accoudé là. Délaissant ses amis un instant. D'ici il pouvait entendre la conversation de la jeune
femme, par dessus son épaule. Le gros type poursuivait, approchant sa main de celle de Maude.
- (…) on a pas vraiment le droit ... enfin je ne devrais pas te le dire. Mais tu comprends, avec les obligations
de parités, si on ne l'avait pas fait, on nous aurait collé une pénalité, à coup sûr. Et pour une
administration publique ça le fait moyen. T'imagine ! Le Ministère … Enfin bon ça n'enlève rien à ton
charme. Hein !
Il attendait une réponse, à coup sûr. Mais Maude ne daigna pas même lever la tête ou lui accorder un
regard. C'était déjà trop. Au même moment, le vieux tenancier s'approcha de Thomas, intrigué par la
joyeuse assemblée qu'il formait avec ses collègues.
- Vous êtes tous ensembles ?
- Hein !? heu … oui, ce sont mes amis. Répondit Thomas distrait.
- C'est la fête ce soir, hein gamin ?
- Normal, on vient de se faire racheter notre boite par un grand groupe américain. Fanfaronna-il.
- Ha.
Rien de plus. Vapeurs de clopes et d'alcool. Le vieil homme avait cette faculté de pouvoir relancer et clore
les discutions à volonté, par pur automatisme, pour faire vivre son comptoir. Thomas parut déçu par cette
réponse laconique. Alors que le tenancier était déjà reparti servir d'autres clients, Thomas s'intéressa à
nouveau à Maude. Le gros type s’enfonçait un peu plus.
- (…) après, entre nous, les dossiers sur lesquels tu bosses, c'est pas vraiment fait pour toi, ça doit pas être
simple tous les jours. Vous, les femmes, vous êtes plutôt dans la compassion, tu vois ? L'affecte. Là, ces
dossiers, faut avoir les reins solides pour les traiter, ne pas se laisser submerger par les sentiments. Sinon
ton analyse est juste mauvaise. Tu sais je pourrais t'aider si un jour tu flanches (…)
À peine le temps de souffler pour Thomas que le vieux tenancier raviva soudain la conversation, revenant
à la charge, le dérangeant à nouveau dans sa filature. À croire qu'il avait percé sa combine et qu'il s'en
amusait.
- Et c'est quoi ta boite déjà, fiston ?
Il essuyait un verre culotté mécaniquement, de haut en bas et fixait Thomas droit dans les yeux. Bien que
rougi par la fumée ambiante, son regard était étonnement vif et désarmant, pour quelqu'un de son âge.
- Heu …
Un peu déstabilisé, il chercha un moyen simple de lui expliquer. Mais dû s'y reprendre à deux fois, avec
force gesticulations, pour se faire comprendre à travers le bruit constant.
- Mes copains, là, et moi nous avons fait un algorithme qui achète et vend des actions en bourse de
manière très performante, pour les grosses sociétés. À vrais dire y'en a pas de meilleur. On est plus rapide
et plus malin que les autres. On dépasse tout ce qu'un être humain pourrait faire !
- Ha, ça va mettre du monde sur la paille.
Déception. Le vieil homme ponctua à nouveau sa réponse d'une moue fade.
- À ce sujet, tes copains te font signe gamin, reprit-il.
Il désigna de la tête la table occupée par les collègues de Thomas. Une table ronde à l'autre bout du bar,
dans un recoin un peu plus sombre. Cravates en vrac. Costumes froissés. Noyés sous des monceaux de
verres vides, ils insistaient pour qu'il les rejoigne, euphoriques.
Ils étaient tous penchés au dessus d'un téléphone dont l'écran éclairait leurs visages d'une faible lueur
rouge. Chandelle vacillante. La lumière se propageait en échos d'un verre à l'autre, perdant de sa pureté à
chaque surface traversée. Tout en réfraction, elle se décomposait. Spectre difforme. On le prit par l'épaule,
pour le faire s'asseoir.
- Accroche toi Thomas !
Ils lui collèrent l'écran sous les yeux. Un court message y était inscrit.
~ If you turn back to the futur, it will just happen somewhere else
@Thomas and his crew know it well ~
Thomas relut ces quelques signes plusieurs fois, sans en comprendre la portée véritable. Il se heurta aux
regards hébétés de ses collègues. On essaya de lui expliquer.
- C'est de David, le directeur produit de nos nouveaux actionnaires, il vient de le publier. Dit un de ses
amis.
- Ce mec est hyper influent dans le milieu. Ce qu'il dit est suivit par des milliers de personnes. Il nous
soutient publiquement ! Là, avec ce statut on nous ouvrira toutes les portes. Renchérit un autre.
- À nous la gloire les mecs !
Ils levèrent haut leurs pintes et leurs mains, alors que la phrase prophétique se rependait en ricochés sur
l'internet, les couvrants d'une renommée nouvelle. Épiphanie passagère. Célébration éphémère. Quelques
mots plein de promesses qu'ils se répétèrent tous à voix basse, tel un mantra. Psalmodiant.
Puis l'ambiance changea. Quelque chose dans l'air. Suspendu. Les voix se firent plus claires. Les verres
s'entrechoquèrent. Le vieux tenancier remplissait des ballons de rouge. Essuyait son zinc. Thomas
détourna soudain le regard vers l'autre côté du comptoir où Maude bouillonnait. Le gros venait de lui
prendre la main. Elle exulta soudain. Irruption. Fournaise.
- Tu peux te la mettre sur l’épaule ton aide ! Ça ne t'est jamais venu à l'idée que je pouvais avoir été choisie
pour ce poste par ce que j'étais douée ? Brillante ? Non ? Peut être même que je suis obligée de bosser mes
dossiers le soir chez moi, toute la nuit, pour ne pas avoir à essuyer les remarques des connards de ton
espèce. Justement. Pour essayer de combler le fait que je ne serai jamais autant considérée que toi, tout
simplement car je n'ai pas de bite entre les jambes. Peut être que je la mérite, ma place. Ça t'arracherait la
gueule de l’avouer ou tu préfères encore te cacher derrière ta toute puissance ! T'as juste les boules, après
des années de carrière de te faire coiffer sur le poteau par une jeune. Tu me dégouttes. Sérieux. Tu restes le
cul vissé sur ta chaise à longueur de temps, à te repaître de ta médiocrité. Tu bouges pas mec ! T'es
immobile ! Et après tu oses me balancer ton venin à la gueule. Casse toi !
Silence dans le bar. Thomas en avait des sueurs froides. Le gros type ne savait plus où se mettre. Il se vida
de tout sur place : bière et transpiration à la fois. Elle l'avait séché. Net.
Maude prit son sac et voulu régler ses consommations. Quitter ce bar et ne plus penser à ce type, ne pas lui
donner cette joie. Thomas amorça un mouvement pour se lever de sa chaise mais l'un de ces collègues le
retint.
- N'y va pas mec, cette nana est dingue.
- Justement … Elle est unique. Il me la faut.
Maude venait de sortir. Il se dégagea de l’étreinte. Violemment. Maude. À toute vitesse. Renversa la
moitié des verres de la table, manqua de tomber lui même. Ne fit rien pour s'excuser auprès des autres.
Maude. Il s'engouffra à sa suite, à l'extérieur.
-- 6.
Elle avait atteint le square. Sur une colline surplombant la ville. Elle enleva sa capuche. Libéra ses
cheveux. Une douce brise lui caressait le visage. Les quelques arbres que les hommes avaient autorisés à
pousser ici étaient resplendissants, comme s'ils se devaient de faire honneur à leur race, à ceux des leurs qui
vivaient fières et libres dans les forêts. Il fallait rester digne même ici, même au bagne.
Il y avaient des enfants qui jouaient là. Tout un groupe. Les parents rassemblés autour.
Maude s’avança. Passa le portillon d'entrée. Et le reconnut tout de suite, assis sur un banc, rajustant le
bandana de sa petite fille. Sur sa nuque. Ce tatouage. Le disque.
- Clément ?
-- 7.
Cette nuit là, Thomas avait raccompagné Maude jusque chez elle. Elle l'avait accepté à ses côtés. Le temps
s'était rafraîchi, un vent cinglant déchirait la nuit étoilée. Thomas frémissait. Il faisait de son mieux pour
ne rien laisser paraître lorsqu'elle se retournait vers lui. Les cheveux de Maude se balançaient
harmonieusement, d'une épaule à l'autre, sous ses yeux. Ses reflets noisettes accentués par l'éclairage
urbain. Ses nuances ocres. Son regard. Elle n’habitait pas loin. À peine deux rues à traverser, mais une
éternité qui s'étirait sous chaque pas. Un supplice.
Vint enfin la cage d’escaliers grinçante. Elle le précédait. Il détaillait ses fesses. Voir à travers son tailleur.
Tout deviner. Marche après marche. Percer ses secrets. Les clés. La porte.
À peine entrés, elle le plaqua contre le mur du salon. Pesant de tout son poids sur lui, il n’eut pas tout à
fait le temps de retirer son manteau, les manches encore à mis hauteur. Il se débattait. La force de Maude
était surprenante, son étreinte puissante.
- Attend ...
- Tais toi !
Maude lui posa une main sur la bouche, fermement. L'odeur de sa main. Le contact de sa paume moite
contre ses lèvres. Elle était proche. Il ne voulait plus parler, n'en avait plus la force. Il s'entait la respiration
de la jeune femme contre son visage. Sa défense se brisa.
- T'es plutôt mignon quand tu dis rien et que tu ne tournes pas autour du pot. Lui murmura elle, contre
l'oreille, détachant chaque mot, un à un, distinctement.
- Sois franc avec moi Thomas. Tu me plais et toi, toi tu as terriblement envie de moi.
Elle lâcha soudain son emprise, se recula jusqu'au milieu de la pièce, sous la lumière chaude d'une
guirlande. Plafonnier de fortune. Les ampoules repeintes à la main clignotaient. Rouges, bleutées,
orangées. Elle fit glisser sa jupe vers ses chevilles. L'enleva, offrant sa culotte au regard de Thomas. Elle se
détourna vers la chambre.
- Ou tu réagis. Ou je fais ça toute seule. Finit-elle par lâcher, lui jetant un ultime regard par dessus son
épaule.
-- 8.
Dans le square, Clément suivait sa fille du regard.
Elle portait une plume de pigeon dans les cheveux, fermement tenue par un bandana rouge. Guerrière
indienne farouche faisant régner sa loi parmi les autres enfants.
Il lui arrivait de se cacher dans les hautes herbes du parc qui par moment la dépassaient totalement.
Silencieuse. Écoutant le vent et ses changements, elle se faisait oublier des autres, s’allongeant face contre
terre, retenant sa respiration avant de bondir pour semer la terreur. Eau-qui-ruisselle-sur-les-toits. Gare à
celui qui n'utilisait pas ce nom ! En un éclair elle fondait sur lui. Utilisant une branche morte comme
sabre acéré, elle lui faisait mordre la poussière, la tête dans le bac à sable et les fesses en l'air.
Elle ne souffrait d'aucun rival, les grands la craignaient. Respectée par sa cour royale, ses jeunes
admirateurs et ses nombreux courtisans, elle obtenait d'eux tout ce qu'elle désirait. Ainsi moyennant une
glace à l'eau, elle leurs montrait ses trésors enfermés dans une vieille boite à craies métallique : des cartes à
collectionner usées, aux angles pliés et froissés qu'elle conservait toujours précieusement avec elle. Offertes
par son père, c'était là clé de sa puissance disait-on, une richesse incalculable : des images délavées de peaux
rouges aux regards perçants, de fiers samouraïs sans âges, des maîtres kung-fu enseignants des secrets
millénaires ...
Elle revint voir son père, ses mains collantes et recouvertes de glace fondue, un peu honteuse. Clément la
débarbouilla. Ses propres doigts étaient à présent trempés. Mélange d'eau, de sucre et de colorant rouge
cerise. Avec son indexe il traça deux bandes parallèles sur les joues de sa fille.
- Voilà tes nouvelles peintures de guerre. Dit-il.
- C'est vrais papa ? J'ai des peintures de guerre pour de vrais ? Comme une indienne !
Un grand sourire traversa son visage. Elle réajusta la plume de pigeon et couru rejoindre les autres enfants
ramassant au passage son sabre de bois. Hurlant à tout va ''Voilà Eau-qui-ruisselle-sur-les-toits et ses
peintures de guerre '' !
Clément la regarda s'éloigner. Puis se retourna vers Maude, qui était restée silencieuse à côté de lui, à
observer la scène.
- Ta fille est belle. Elle lui sourit et d'ajouter - Tu es prêt ?
Un regard comme réponse. Aux pieds de Clément, un sac à dos. Son tatouage s’ébranla. Masse grondante
d'hommes et de femmes, s'extirpant du disque, remontant l'artère principale le point fermé et le bras
tendu, prenant d'assaut un palais de pigments et traversant ses douves d'encre noire où finirait bientôt le
tirant, noyé par la révolte. La révolution n'est que passion. On peut pleurer en plein orgasme.
-- 9.
Cette nuit là, Maude l'avait aimé. Muscles tendus. Membres arc-boutés. Se plonger dans les yeux de l'autre,
essayer d'y déchiffrer ses pensées, forcer l'iris à tout révéler. Puis le goûter, dans la nuit des corps qui
s'aiment. Regarder droit au plus profond pour s'y perdre. Se consumer et s'y dissoudre.
Lit défait. Draps et tissus froissés. Étendus l'un contre l'autre, Thomas caressait le dos de Maude. Son doigt
dévalait ses fesses, remontait le long de sa colonne vertébrale et décrivait de petits cercles entre ses
omoplates prolongeant les contours du tatouage de Maude, un disque d'ébène sur l'épaule gauche. Il s'y
arrêta quelques instants, essayant d'en juger les reliefs et les aspérités, au toucher. Maude se retourna.
- Tu vas m'en vouloir, mais je vais travailler un peu, dans la pièce d'à côté. Dit-elle du fond de la couette.
Elle se redressa et s'assit à cheval sur lui, allongé dos au lit. Courbée, elle se pencha vers son visage et
chuchota.
- Je ne serai pas longue, je reviendrai me glisser sous les draps sans que tu ne t'en rendes compte. Tu ne vas
pas t’enfuir à mon réveil au moins ?
- J’oserai pas. Lui répondit-il. Tu me poursuivrais à travers toute la ville et lâcherais une volée de rapaces
pour m'arracher la peau du cul.
- Quel gâchis ... Il est à croquer pourtant. Ajouta-elle ironiquement, regardant les fesses de Thomas,
idéalement exposées.
Vexé de se voir ainsi abandonné, il essaya vainement de la retenir. Elle se leva finalement et enfila la
chemise de Thomas qu'elle boutonna sous ses yeux.
- Je te l'emprunte.
- Pas d'uniforme réglementaire passé minuit ?
- Non, à cette heure là ils me laissent tranquille au Ministère, et puis je ne suis qu'analyste, pas diplomate,
pas comme si je devais faire preuve de tenue.
- Dommage, je t'aimais bien en jup...
Maude ne laissa pas Thomas ajouter quoi que ce soit de plus. Elle avait déjà quitté la chambre et refermé la
porte derrière elle. Un thé rapidement infusé lui fit le plus grand bien. Mélange de feuilles vertes, pommes
et groseilles séchées. Elle s'assit en tailleur dans un fauteuil, tenant la tasse fumante entre ses mains,
l'apportant contre son corps pour se réchauffer. Son bureau n'était éclairé que par la pâleur de l'écran de
l'ordinateur qui s'éveillait. Une lumière blanche et chirurgicale qui lui brûlait les yeux.
Maude avait beaucoup de travail à abattre, préparer le terrain des diplomates et des renseignements. Trier,
rédiger des notes explicatives, clarifier à outrance des situations complexes. Il y avait tellement de
photographies à classer ce soir là, envoyées par des contacts depuis sa Zone. La région du globe dont elle
était la référente auprès du Ministère. Sa boite mail cryptée en était pleine, des clichés volés, arrachés de
mains ensanglantées ou achetés à des intermédiaires aux dents longues. Des clichés de mort, de peine et
de souffrance. Certains, tremblants et flous, trahissaient la peur du photographe au moment d'appuyer sur
le déclencheur, coincé entre deux feux, ses assaillants le trouveraient. De lui ne resteraient bientôt plus
qu'une carte mémoire pleine. Combien d'anonymes avaient perdu la vie pour que Maude puisse un jour
classer et trier ces clichés, témoins d'un lointain conflit en sommeil ou d'une soudaine attaque chargée de
terreur. Chaque image charriait son passé, son histoire, son lot de cadavres et de mutilés qu'il lui fallait
hiérarchiser froidement selon l'échelle prédéfinie par le Ministère : de menace légère à hautement
préoccupante, une note, un chiffre, un coefficient.
La nuit avançait. Toujours plus dense. On entendait les ronflement de Thomas à travers la porte du
bureau. Les photographies se suivaient, s’enchaînaient. Bout à bout, ces images formaient des suites
logiques, un même homme, une même femme passait soudain d'un plan à l'autre, prolongeant une
action ou un regard. Progressivement, les clichés fixes se muèrent en films et vidéos. Basse qualité. Bande
son paniquée. Portable au poing. Des chars écrasant une population insurgée.
Oz > maude ?
La lumière de l'écran changea, se gorgea d'une chaleur étrange. Des profondeurs des dossiers et des
archives informatiques de Maude émargea la fenêtre d'une messagerie. L’interrompant dans sa
classification. Mais sans pour autant la surprendre. Ce n'était pas la première fois que son interlocuteur lui
rendait visite.
Oz > maude, je ne te réveille pas ?
Messagerie cryptée, communication authentifiée, la signature caractéristique d'une clé de chiffrement
publique.
M4ude > non
Oz > ça fait longtemps que nous n'avons pas parlé tous les deux
M4ude > oui, je sais, excuse moi
M4ude > j'ai peur de ne pas être à la hauteur en ce moment
M4ude > je doute
M4ude > de ce qu'on me demande de faire au ministère, de ce que je vois
Oz > je crois en toi, tu as toujours ta place parmi nous
M4ude > mais j'ai peur de me tromper, de faire fausse route, de tout perdre ici, si je bouge
Oz > ce monde est une prison à ciel ouvert maude, il y en a d'autres possibles
Oz > rappelle toi
Oz > ''Et nous étions une armée de femmes et d'hommes, agonisant, acclamant siècles après siècles nos
maîtres. Aveuglés. Parqués. Entassés
Oz > ''Nous n'entendions rien, nous dormions. Et dans notre sommeil ils confisquèrent nos maisons, nos
terres et nos rivières
Oz > ''Marionnettes, marchandises, tout s'achetait. Tous spéculaient. Et nous étions seuls, effrayés,
pleurant de douleur, incapables de nous rencontrer, de rebâtir
Oz > ''Mais certains apprirent à aimer les marges, les frontières et les zones d'ombres. Nous retrouvions la
joie d'observer les fissures d'un mur, le regard d'un ami, la découverte d'une archive jar abandonnée
Oz > ''Le jour viendra où nous verrons les grattes ciels d'où sortent les assassins s'écrouler. Le jour viendra
où tous s'évaderont
Oz > et tu seras de ceux qui les guideront maude
-- 10
Maude rangea son marqueur. L'encre sur le bras de Clément avait à peine eu le temps de sécher. Une
adresse, une nouvelle destination ailleurs dans la ville. Son tour était arrivé. Sous l’œil de Maude, celui-ci
avait rejoint sa fille.
- Eau-qui-ruisselle-sur-les-toits ne craint personne papa ! Dit-elle.
Un petit garçon rondouillard, profita de ce moment d’inattention pour s’enfuir, détaller à toute vitesse,
les fesses encore rougies par la correction que venait de lui infliger la jeune indienne.
- Il a dit que les filles ne savaient pas se battre, tu sais. Il a cassé mon sabre, regarde.
Et comme pour se justifier, elle tendit les restes de la lame de bois à son père, brisée en deux. Son âme de
guerrière dépendait de cette lame, forgée dans la fournaise de la Montagne de Feu, par les Sages. Ainsi
était il précisé au dos de la carte à collectionner écornée du Grand Forgeron, qu'elle connaissait par cœur.
- Viens.
Clément la pris par la main et l'amena au pied de l'arbre le plus majestueux du square. L'ancien. Son
feuillage dense formait un dôme parfaitement régulier, un disque vert sombre imperméable aux morsures
du soleil. Ses racines traçantes déchaussaient les pavés alentours, déformant la voie, ne souffrant d'aucune
entrave. Cet arbre avait toujours veillé sur ces lieux, de tous temps, bien avant même que les immeubles
n'y fleurissent. Clément y grimpa, sans grande difficulté et choisit un bras sec. Il en redescendit une
branche à la main. Une solide branche, qu'il serait difficile de briser.
- Agenouille-toi fière indienne, dit il à sa fille, prenant un ton faussement dramatique.
Maude restait à bonne distance pour ne pas interférer. Du tranchant de la lame il toucha les épaules de sa
fille et l'adouba.
- Relève toi, te voilà maintenant digne de manier ce sabre. Il t'aidera à veiller sur tous les arbres de cette
ville jusqu'à ce que tu te trouves un successeur et que tu rejoignes la grande forêt.
Il s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et sortit de son sac à dos une nouvelle carte à jouer, qu'il avait
longtemps conservée pour elle. Les yeux de sa fille s'écarquillèrent. L'illustration représentait un disque
sombre finement gravé. Détails imperceptibles. Landes infinies en filigrane.
- Voici l'insigne des Évadés, un jour, lorsque tu le choisiras, tu pourras en faire partie. Mais avant tu dois
rester ici et veiller sur ces terres. Fais attention, certains voudront les acheter, les raser, les détruire ou les
noyer sous des torrents de béton. Ne les laisses pas faire. Tu en es la gardienne, Eau-qui-ruisselle-sur-lestoits. Je ne serai plus là pour te protéger, tu devras te débrouiller seule, tu as compris ?
- Oui, nous nous retrouverons quand je serai grande papa.
Elle sourit à son père prenant dans ses mains son nouveau sabre et la carte des Évadés qu'elle glissa dans sa
petite boite à craies. Elle jeta enfin un regard à Maude qu'elle semblait considérer pour la première fois.
Puis elle s’élança, tirant le sabre de son fourreau, le brandissant bien haut et poussa son cris de guerre qui
déchira l'air. Elle courrait à travers le square, toujours plus vite, le parcourant en tous sens, diffusant un
sentiment de terreur dans le cœur des enfants présents, pris son élan et d'un bon en franchit les frontières.
Eau-qui-ruisselle-sur-les-toits s'éveillait. Elle s'élança, fondant sur la ville, son ombre recouvrant les rues.
Elle se couvrit d'un ramage majestueux et d'un duvet noir, ses ailes se déployèrent et elle s'envola caresser
les toitures de zinc. Créature majestueuse.
-- 11.
Oz > maude ne rentrera pas
M4ude > où va elle ?
Maude n'était pas revenue à l'appartement, Thomas l'avait attendue une bonne partie de la matinée, en
vain. Hélène avait rappelé plusieurs fois, laissé des messages. Sa voix trahissait l’anxiété de la jeune femme.
''Thomas ? Thomas, c'est Hélène ! Décroche s'il te plaît.''
Le Ministère s'inquiétait. Des données sensibles avaient disparues. Que faisait Maude ? La tension
montait. Thomas avait essayé de se concentrer, de bosser en attendant. Penser à autre choses. Mais il avait
fini par recevoir une notification critique de sa boite.
''Thomas ? Thomas, it's David ! Please call me back guy.''
On lui mettait la pression. Un incident de dernière minute, il devait recalibrer le fameux algorithme qui
avait fait son succès. Un trader robotisé, aujourd'hui trop peu féroce au goût du comité de direction. Les
concurrents pourraient reprendre l'avantage à la moindre faiblesse de sa part. Chaque milliseconde
gagnée représentait des centaines de milliers de transactions, le vertige de voir le temps échapper à son
contrôle.
Mais il avait finalement craqué, tout laissé tomber et ouvert l'ordinateur de Maude pour y trouver un
indice, une piste. Sa curiosité l'avait emporté. Tout fouiller, retourner les dossiers, les fichiers. Explorer
chaque galerie, chaque recoin, déverrouiller les accès sécuriser. Une lumière au détour d'un rapport
chiffré, un passage étroit sous une vidéo en partie censurée. Et soudain, des profondeurs du disque dur, il
l'avait aperçu, venant à sa rencontre.
Oz > je ne peux pas te le dire
M4ude > qui es tu ?
Oz > un ami, un évadé, comme maude
Oz > un évadé ?
Oz > un évadé oui
Oz > dis moi thomas, sur quoi travailles tu ? comment se porte ton algorithme ? il ne converge plus assez
rapidement ?
Choqué, Thomas sentit ses doigts se crisper. Impossible pour lui de répondre. Comment savait-il cela ? Il
se leva, se retourna, parcouru le salon du regard, puis l'ensemble de l'appartement. Personne.
- Il y a quelqu'un ? Demanda-il hébété.
Par la fenêtre, en contre bas, les allées et venues des travailleurs reprenaient de plus belle. Les lointaines
gammes au piano s’intensifiaient. Thomas affrontait le vertige d'une bien étrange normalité. Face à cette
crête casse gueule qui sépare la simplicité parfaite du réel de l’aube mystérieuse des rêves, il retourna
devant l'ordinateur de Maude, la fenêtre de dialogue toujours ouverte, un tiré _ clignotait _ invitation à
répondre à son interlocuteur, une main tendue.
M4ude > tu écoutes ma machine ?
Oz > non, c'est elle qui me parle, je partage un même état avec elle, c'est tout
Oz > dis moi thomas, qui penses tu servir ainsi ? pour qui penses tu travailler ? pour toi peut être ? pour
nous tous ? ou pour eux ?
M4ude > qui ça ?
Oz > ceux qui t'exploitent thomas, tes geôliers, qui te font croire que tu dois vivre pour les servir. te lever,
travailler, te coucher
Oz > tu pourrais être vraiment utile ailleurs
Oz > nous ne sommes pas d'en haut mais d'ici bas
Oz > voilà des années que des gens comme maude fuient les villes
Oz > où se répand la misère du cœur, de l'esprit et de la chair
Oz > nous sommes vieux thomas, âgés
Oz > depuis des siècles nous aidons celles et ceux qui veulent briser leur chaînes, un peuple d'évadés
portés par un idée commune, une parole transmise par le bouche à oreille, les lettres d'hier, les
messageries d'aujourd'hui
Le téléphone sonna, Hélène. Le temps de décrocher ''Allo Thomas ?'' que son interlocuteur avait déjà
quitté la messagerie ''Allo Thomas c'est Hélène'' clôturant ici la conversation. Aucune trace. Impossible à
localiser.
- Oui, … excuse moi Hélène. Finit par répondre Thomas
- Putain, Thomas, c'est la merde ici. Des centaines de milliers d'archives se sont volatilisées, quelqu'un les
a sorti du Ministère, sur une clé usb, hier soir. Des listings de nos accords diplomatiques, des contacts, des
comptes rendus, des photos … énuméra elle paniquée, donnant l'impression de na pas y croire elle même
- Je ne comprend pas Hélène, quel rapport avec nous ...
- Merde Thomas, une vidéo tourne en boucle chez nous, une caméra de surveillance, c'est une femme qui
a sorti la clé, c'est Maude putain, j'en suis sûr ! On va tous perdre notre taf ou pire ici ! Si elle diffuse ça ...
Retrouve là, il faut que l'on mette la main sur elle !
Dans son bureau au Ministère, Hélène s'effondra soudain le long du mur richement décoré. Sous les
enluminures et les moulages classieux. En larme. La splendeur des lieux s'effritait. Ses collègues paniqués
courraient dans les couloirs sans prêter attention à sa détresse. La folie. Sur l'écran de son ordinateur se
répétait en boucle une même image. Une plongée sur une femme. Ses cheveux. Nuances ocres et reflets
noisette. Une clé usb glissée dans un sac. Maude.
-- 12.
Partout dans la ville, la même scène, la même absence.
Maude n'est pas la seule à fuir aujourd'hui. Le rhizome des évadés trace sa voie sous la surface.
Un silence. Un lit vide. Une cigarette à demi terminée. Une bouilloire qui n'en finit plus de siffler. Un
fichier qui attend confirmation pour être téléchargé.
Des disparitions soudaines. Des abandons de postes. Des vocations.
En partant.
Ne pas oublier d’arracher sa liberté aux dragons assis sur les trésors.
Alerter.
Accélérer la contagion.
Face à l'effondrement annoncé.
Il faut semer des graines et espérer.
Au moins, quelque chose aura résisté.
-- 13.
Clément était loin à présent. Sa fille partie. Maude continuait seule.
Quelque chose dans l'air. Une présence. Compacte. Les passants et les commerçants des grandes artères
semblaient anxieux. Les touristes fuyaient. Une ombre furieuse venait de traverser le ciel, virevoltant
entre les habitations, tordant les nuages à volonté, crachant feu et glace. Soudain, la forme ailée toisa les
marcheurs, éructant des actes d’accusations à la foule assemblée. Persécutant leur cœur, les accablant du
poids d'être nés hommes et destructeurs ''( … ) les poissons meurent, les oiseaux sont malades, vomissent le
pétrole, cimentés aux vagues ( … )''. Tempête de mots tragiques pénétrant les corps coupables et les rêves
des assassins. Toutes et tous paralysés de peur et d'effroi.
Maude poursuivit son chemin, quittant les boulevards, laissant là les habitants hypnotisés, hébétés, pour
gagner le vieux centre par des voies sinueuses et escarpées. Ici les immeubles semblaient perdre un peu de
leur hauteur et de leur splendeur. Des mains plus modestes les avaient battis. Des ambitions moins
démesurées peut être. Ils semblaient s'être fissurés et écaillés suite au passage du temps et des hommes.
Maude finit par ne plus croiser personne et força le pas, ce détour valait le coup mais il ne fallait pas
perdre trop de temps. Petit à petit l’asphalte fit place aux pavés et aux marches en pierre inégalement
taillées. Les herbes folles colonisaient chaque centimètre carré de terre nue. Les lierres grimpait aux murs,
sous et sur les toits déchaussant les tuiles et les plaques de zinc permettant à l'eau de s'y infiltrer la nuit. Un
étrange équilibre régnait là.
Puis le silence.
Au cœur même de la ville existait des zones désertées de tous.
Mais la vieille voie de chemin de fer n'était pas un lieu comme les autres. Abandonnée. Encaissée entre les
derniers immeubles, recouverte de végétation, l’emprunter signifiait errer sous des arbres hostiles,
avancer sans repère, en aveugle. Ne plus respecter aucune règle. Accepter tout état et son contraire. Ne plus
croire en rien. Suivre une piste des jours durant pour en perdre toute trace au réveille. Être observé, épié
par des créatures simiesque. Suspendu entre vie et mort, se rendre compte qu'on n'est qu'un habitant
bizarre de son propre corps, un squatter, un invité gênant que l'on tolère faute de mieux. Nombre
n'étaient jamais revenus. Perdus dans les tunnels sans fin qui plongeaient dans les entrailles de la ville
jusqu'aux fondations antiques ou hésitant à jamais face à un embranchement, au dilemme de la route à
suivre, agonisant jusqu'à se laisser mourir de faim et de soif. Il fallait ainsi une bonne dose de chance pour
atteindre son but. C'est peut être de cette manière qu'était arrivée la jeune femme qui faisait maintenant
face à Maude, assise sur les traverses de bois, au centre de la voie.
- Pourquoi tu me dévisages ? Lança la fille.
Pas le meilleur des accueils. Qu'importe, Maude se rapprocha, longeant les rails. Les traits de l'inconnue se
laissaient apprécier peu à peu. Jeune, indéniablement. Des pommettes hautes, un regard dur à demi fermé.
Elle respirait difficilement. Une main sur la poitrine. Elle inspira longuement basculant la tête en arrière.
Ses cheveux noirs d'ébène, tressés en deux nattes égales jaillissaient de sous une casquette militaire. Elle
portait des vêtements kakis informes, usés et tachés. Elle semblait égarée. Sortie tout droit d'une lutte
révolutionnaire passée et désuète.
Maude arriva à sa hauteur et s'assit à côté d'elle, lui tendant une gourde avec délicatesse, en douceur. Pour
créer un premier contact comme on le ferait face à un créature blessée et groggy mais encore capable de
mordre. L'autre n'y fit tout d'abord pas attention, occupée à pester contre l'écran de son téléphone, le
faisant défiler de gauche à droite, du bout du pouce. Mais en fin de compte, après avoir jeté un regard
suspicieux, elle accepta la gourde et but. Une première gorgée hydrata ses lèvres, puis de grandes rasades,
jusqu'à plus soif. Ses yeux s'ouvrirent alors comme pour la première fois, elle donnait l'impression de
redécouvrir ce qui l'entourait sortant d'une rêverie solitaire, revenant à la vie.
- Un problème avec ton téléphone ? Je peux te passer ma batterie si tu veux. Proposa Maude, tirant son
portable de sa poche, commençant à enlever la coque.
L'inconnue la fixa, absente, puis parut, en quelque seconde, prendre conscience de la question et
reconsidérer celle qui venait de lui offrir de l'eau et sa proposition.
- Non. Non c'est bon, merci. L'avantage ici c'est qu'ils ne se déchargent pas, les téléphones, c'est le lieux
qui veut ça tu sais. Répondit elle, avec une vivacité soudaine.
- Alors pourquoi tu ...
- Mon plan, mon plan est faux, regarde !
La jeune fille s'ouvrait petit à petit. Elle se rapprocha de Maude, épaule contre épaule et lui montra une
carte. Sur l'écran de l'appareil. Une partie tout du moins. Elle zooma du bout des doigts. Un tracé complet
et précis des accès à la vieille voie de chemin de fer, les raccourcis, les passages détournés, les tunnels à
emprunter et ceux à éviter. Une carte finement annotée.
- Je ne savais pas que ce genre de plans tournait, où as tu …
- Un fichier que j'ai téléchargé. Mais il est corrompu, quelqu'un a effacé des pistes et en a rajouté d'autres,
ça ressemblait pourtant à quelque chose de fiable.
- Montre voir.
Maude semblait préoccupée par cette nouvelle. Elle prit le portable. La jeune femme lui indiqua un
endroit bien précis.
- Là et ici aussi, je ne sais plus depuis combien de temps je tourne en rond. Illustra-elle avec l'index.
- Oui, effectivement, ce passage n'est plus praticable, depuis plusieurs mois. Je le dirai aux autres avant de
partir, il faut refaire ce plan. Faut être inconscient pour falsifier ça ...
- Les autres ? Tu veux dire que tu … tu es déjà venue ici avant ?
Le ton de l'inconnue changea. De l'admiration dans sa voix. Presque enfantine. Une hésitation.
- Oui. Regarde.
Maude lui sourit, se retourna et, en guise de réponse, dévêtit son épaule gauche pour offrir à voir le disque
tatoué. Ses cheveux dansaient sur sa peau nue. Caressaient les pigments noirs. Un vent froid remontait la
voie désaffectée. Glaçant soudain l'échine de Maude. Elle scruta les arbres au delà des rails, l'obscurité
entre les troncs. L'inconnue parut sonnée par cette vision. Elle voulut avancer la main comme pour
toucher le tatouage, se dire que son cauchemar touchait à sa fin.
- Je ... je m'appelle Oxi. Je voulais rencontrer celui qui les dessine. Finit-elle par lâcher, comme un aveu,
pointant du doigt l’œuvre.
- Moi aussi, mais pas besoin de le chercher, il est déjà là.
Disant ces mots et se rhabillant, Maude tendit son bras dans la direction opposée à Oxi, dans son dos. Là
bas, à quelques mètres de la voie, à la lisière des arbres, une forme semi-humaine les observait. Peut être
un homme. Maude lui adressa un signe de main. Il lui rendit. Elles se laissèrent alors guider.
-- 14.
Une pièce unique servait à la fois de lieu d’habitation et d’atelier au Tatoueur. Balayé par les vents, le
moindre morceau d’étoffe suspendu ondulait, chavirait et se courbait sous les yeux de Maude. Danse
fantomatique accueillant les nouvelles venues. Le sol semblait fait d’un empilement continu et complexe
de tapis rapiécés. Motifs géométriques et paternes hypnotiques. Mais pour la jeune Oxi, il était difficile de
déterminer précisément les contours de la pièce. Les vieux murs de béton formaient ici et là un ensemble
homogène avec la végétation qui forçait par endroit les fissures de la paroi, s’épanouissant à l’intérieur.
L’un supportait l’autre et inversement. Branches porteuses en remplacement d'anciennes poutres
maîtresses.
Oxi ne savait pas bien où se mettre, gênée. Maude au contraire étreignait son hôte avec tendresse,
enfouissant son visage dans les cheveux hirsutes de l’autre. Oxi cru deviner des larmes naissantes lorsqu’ils
finirent par se séparer. Il reprenait, remarqua-elle, une forme d'homme, plus nette. Contours précis. Mais
semblait dans le même temps capable de déborder de son propre corps, de se répandre à travers la pièce en
pure lumière.
- Tu vas te mettre en retard. Dit il à Maude.
- Je voulais te dire au revoir avant. J'avais prévu un cadeau, mais tu me connais … Et puis la petite était
perdue.
L’homme se retourna vers Oxi et lui suggéra de s'asseoir ou plus vraisemblablement de s'étendre sur ce qui
avait dû faire office de fauteuil de barbier il y a bien longtemps.
- Appelle moi Efrim s’il te plaît, je préfère quand on met un nom sur un visage. Ponctua il d’une
révérence quelque peu désuète.
Efrim était mouvement. Il était vent, violence et vitesse. Enchaînant cabrioles et bons mots, il était
prompte à la digression et aux poèmes de son invention, chante et déchante, poète en méditation, poète
en lévitation.
je ne connais presque rien de la ville
rien sur le plus grand des périls
car avant je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez
Ainsi chantant, ses pieds frappaient le sol en rythme, faisant se dégager des volutes de poussière des tapis
entassés. Milles paillettes d'or reflétant les rayons du soleil sur le visage d'Efrim.
- Et moi c'est Oxi. Répondit elle, essayant tant bien que mal de lui rendre son salut.
- Où l’as tu trouvée ? Demanda Efrim à Maude.
- Là où tu nous as rejoint.
- Un problème avec le plan sur mon portable. Précisa Oxi.
- Ha oui, ce qui me fait penser …
Maude sortit de son sac son propre téléphone qu’elle tendit à Efrim. Celui-ci, en une pirouette, attrapa un
baluchon rangé derrière une commode branlante et en desserra les lanières. Il contenait d’autres
téléphones. Des centaines à dire vrais, certain à bout de batterie, d’autres toujours vivaces, recevant de
temps en temps un message ou un appel qui demeurerait sans réponse. Maude y jeta le sien. Un coup de fil
entrant. Thomas. Encore. Toujours lui. Mais elle ne pu le voir, Efrim remettait déjà le sac à sa place.
- Tu ne nous a pas raconté ton histoire Oxi – Dit il, se retournant à toute vitesse vers elle, la fusillant du
regard – Celle de Maude nous la connaissons tous à peut prêt – Continua il – La tienne, pas encore. Enfin
je sais ce que tu cherches. Ce que tu fais ici. Où veux tu te faire tatouer d’ailleurs ?
- J'sais pas. j'sais pas si ce que je vais dire sera intéressant. J'ai peur de vous ennuyer en fait. Je suis pas encore
comme vous. Je veux dire, j'suis pas une évadée. Le tatouage là et tout.
- Y a pas de bouton magique Oxi, t'inscrire à une mailing liste ne fait pas de toi une activiste. Le tatouage
c'est pas ça . C'est pas aussi simple. C'est juste un peu long pour être sûre de ce que tu souhaites vraiment, te
faire ton idée. Mais nous sommes patients, la table est ouverte en permanence pour tous les invités.
Rassura Maude.
Maude réalisa alors, que depuis l'intérieur de l'atelier, la ville s'était effacée. Muette. Il n'y avait que le vent
et la lumière chaude de cette fin d'après midi, la poussière dorée des tapis et les étoffes dansantes. Efrim
préparait ses outils, ses pigments.
- Poursuit ce que tu penses, Oxi – lui dit il – Mets des mots et canalise.
Un dernier regard à Maude pour se rassurer. Un signe de tête. Oxi se redressa, présenta l’intérieur de sa
cuisse à Efrim et commença son histoire en même temps que l'artiste sa réalisation.
- Bon. Je ne peux pas m'insérer je crois. J'y arrive pas. M'insérer dans quelque chose que j'aurais pas choisi.
Regardes, tu rentres à l'école, tu passes tes examens. T'apprends pas à penser en fait, t'apprends pas à te
forger un esprit critique, juste à trouver un taf. À t’insérer dans le monde du travail. Et pas juste à t'ouvrir
tout simplement au monde, à le comprendre. Non faut que t'essayes d'avoir une bonne place, un bon
salaire, un bon appart, rejoindre la ville avant qu'elle ne te rattrape et ne te vomisse dans ses faubourgs.
Rien n'arrête la ville, pas plus que le désert n'arrête sa course. Faut que tu y sois un bon produit, un rouage,
l'un des grains de sable les plus performants. Et après tu te la fermes pour pas perdre ta place, les quelques
mètres carrés de ton chez toi que tu as pu arracher à la sainte sueur de ton front. Et tout ça pour quoi ? Des
tours à perte de vue. Je sais qu'on va droit au désastre, c'est pas ça la vie, pas cette chose morne et fade. Je
veux me sentir petite tu vois ? Au pied d'une montagne ou d'un arbre centenaire. Petite, pas brisée, pas
dévorée par ceux d'en haut. Je veux me dégager, m'évader. Mais faut pas que je fasse les choses à moitié, je
sais que je rate quelque chose, mais si je franchis pas le pas rapidement, si je garde indéfiniment un pied
dans ce monde que je déteste et un autre dans celui dont je rêve je vais aller en m'écartelant au dessus de la
ligne de démarcation, comme un grand V. Assez lucide pour me rendre compte que chacun des deux
mondes ne me donne que sa plus mauvaise part. Peut être qu'il n'y a pas de frontière en fait. Peut être que
je vais juste continuer à me dédoubler, à poursuivre ma séparation jusqu'à ce que je me fende de la tête au
cul. Mon corps détruit dans un grand déchirement ...
Ainsi continua Oxi, ainsi dessina Efrim sur sa peau.
Les paroles d'Oxi accompagnèrent Maude le long de la vieille voie de chemin de fer au retour. Il était
temps que cette journée s'arrête. Suivant les rails, une forme ailée majestueuse survola Maude. Elle crut la
reconnaître. Une jeune amie. Une douce complainte. Une pluie de plumes sur ses épaules pour la saluer et
la forme se fondit dans les nuages. Les autres l'attendaient.
-- 15.
Il prit le métro, suspendu aux lèvres de Maude, à hauteur des toitures de zinc ''reviens … s'il te plaît …
réponds moi''. Il raccrocha. Ça ne servait plus à rien.
Là haut, depuis le wagon, elle défilait sous ses yeux, la ville. Elle lui avait pris Maude. Il la détestait pour ça.
Thomas en était persuadé : elle était quelque part en bas, dans cette rue là. Ou dans l'autre plus loin. Peu
importait. Parmi les marcheurs somnambules, les pressés courant après l'argent ou les vagabonds à l’arrêt.
Inéluctablement la ville envahissait la terre de l'homme, refoulant les fêlés et les cassés au loin, à la
marge. Thomas pensait connaître les règles du jeu. Il avait connu le succès, la richesse, puis Maude. Il avait
possédé les quelques mètres carrés qui le séparaient de ceux d'en bas. Quatre murs qu'il avait voulu faire
siens. Mais la ville le rejetait en fin de compte. Qu'avait il fait, pour que ses mains ne puissent la retenir ?
Maude avait quitté la partie. Sortie du jeu malgré tout.
Il n'y aurait plus rien que la ville. Il ne sentirait plus les seins de Maude sous ses mains. Son corps glisser
contre le sien. Ses lèvres sur sa peau. Ses cheveux noisettes entre ses doigts, les reflets ocres. Rien que le
béton vomissant, noyant le souvenir de Maude. Les oiseaux périraient, étouffés de gravas en cherchant à
déterrer les derniers vers. Jamais plus il ne verrait leurs envolées, depuis la cabine de son wagon
funambule. Les arbres finiraient par mourir sous les routes. La fraîcheur quittant les rues pour ne plus y
revenir. Les hommes dessécheraient sur pieds.
Thomas descendit.
Il se retourna soudain, au milieu de la foule, là ! Parmi la masse compacte : une marque. Un disque
d'ébène sur une épaule gauche. La rattraper. Vite. Il l’agrippa par le bras. Elle fut surprise. Mais ce visage il
ne le connaissait pas. Ces lèvres ne lui rappelaient rien. Elle n'avait rien de Maude.
- Excusez moi … une erreur. Dit-il, confus.
Elle le fixa sans dire mot, fit mine de se retourner pour se perdre dans la foule. Puis hésita et revint sur ses
pas, droit vers Thomas. Il ne vit que ses yeux, deux pupilles noires et la sensation qu'elle lui glissait quelque
chose dans le creux de la main. Une note manuscrite.
… passe par la vieille voie
Elle s'éloigna, offrant son tatouage au regard de Thomas. L’œuvre n'avait plus rien d'un disque, les
pigments s'étoffaient et prenaient de la profondeur. C'était un gouffre abrupte aux parois escarpées.
Grottes et terrasses naturelles y offraient de parfaits abris à des nichés de rappasses métalliques. Ailes
d'aciers et mécanismes d’horlogers.
La ville se jouait de lui. Tout autour apparaissait la marque des évadés. Là au dos d'une main. Là sur une
cheville. Là au creux d'un cou. Ils étaient nombreux. Bien plus qu'il ne l'avait imaginé. Certains portant
des sacs à dos, sur le départ. D'autres déambulant, simplement. Thomas vacilla et perdit l'équilibre,
soudain pris de vertige. Mais une main le rattrapa, le redressa. Elle s'approcha à nouveau de lui, tout
contre son oreille. Il jura que sa langue n'avait rien de connue, ses intonations étaient tout à fait nouvelles
mais il comprit. Il voulut tout savoir d'elle.
- Suis moi Thomas, je vais te mettre sur la voie. Lui murmura elle
-- 16.
Maude suivait la trace laissée par les autres évadés, des signes pour unique guide. La piste, bien que plus
ténue, restait perceptible, enchaînements de gravures et de peintures à même les murs. Ne plus perdre de
temps. Elle se mit à courir alors que la lumière fuyait à sa suite, abandonnant les ruelles aux ombres
rampantes, ouvrant les portes de l'outre-monde. De part et d'autre de la voie les immeubles se courbaient
dangereusement par devant, masquant le ciel. Dôme de pierre. Caverne. L'obscurité léchait les pieds de
Maude, meurtrissait son dos et déchirait son tatouage. Il faisait toujours nuit ici – se dit elle – sinon à
quoi bon la lumière du jour. Comme une évidence qui lui sautait soudain à la gorge.
Encore une montée. Encore un tournant. Essoufflée, elle atteignit enfin une façade couverte de gemmes.
Ils amplifiaient les rayons du soleil mourant. Dernier rempart éclatant. Elle la parcourut, touchant le mur
de sa main. Garder le contact avec la pierre rugueuse et les cristaux tendres. Quartz. Cornaline.
Obsidienne. Puis une porte. On la fit entrer.
- Tu n'as plus de téléphone ? Lui demanda une voix lointaine sous forme d'homme
- Non. Plus rien. Je ne suis pas trop en retard ? S'inquiéta-elle
- Tu es loin d'être la dernière. Rassura la voix
Elle suivit un long couloir guidée par des lanternes rouges disposées de long en loin entre chaque zone
sombre. Puis traversa une série de pièces désertes dont il était difficile de définir l'usage et enfin une
nouvelle porte qui ouvrait sur l’extérieur.
Hors-la-ville.
La dernière halte des évadés. Le bivouaque. Maude fut éblouie par l'intensité du soleil qui semblait ici
s'accrocher aux ultimes heures du jour avec plus de force que dans le reste de la ville. Elle se couvrit les
yeux avec la main le temps que sa vue s'adapte et retira sa capuche pour libérer ses cheveux. Tout en
nuances ocres, ils se mouvaient à nouveau au grès du vent. Celui-ci était doux. Une légère brise s’élançait
sur la plaine. Derrière elle, les immeubles de la métropole stoppaient net leur avancée comme s'ils avaient
été découpés à la hache par quelques titans antiques. Façade lisse à perte de vue, aucune ouverture, pas de
fenêtre. Au devant, la ville laissait place à une cuvette d'herbes folles, sorte d'amphithéâtre de verdure où
s'agitaient des dizaines de personnes.
Camille vint à sa rencontre. Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre.
Il y avait là une grande effervescence. Une multitude que seul liait en apparence le tatouage. L'on montait
des estrades et des stands en tout genre. Des couleurs, des lumières, des bougies, de la nourriture. Certains
fournissaient des chaussures de marche ou des baluchons à ceux des évadés qui n'étaient pas suffisamment
équipés. D'autres affinaient leurs itinéraires ou s’interrogeaient encore sur leur affectation future. On
s'embrassait, on pleurait, on riait, on s'inquiétait pour ceux qui n'étaient pas encore arrivés. Un grand
type, plutôt mignon, proposa à Maude de la soulager de son sac à dos. De le mettre à l'écart avec ceux des
autres prétendants au départ. Elle accepta, le suivit du regard et jura qu'il lui avait adressé une caresse
clandestine. La promesse d'un émoi sans lendemain, salvateur. Pour sa part, Maude l'aurait bien dévoré
sur place si une autre faim ne lui tiraillait pas déjà le ventre. Mais on la conduisit en priorité vers une tente
où s’entremêlaient des dizaines de serveurs et d'unités centrales, des câbles couraient aux murs et se
lovaient sous ses pieds. Elle se déchargea de sa précieuse clé. Les morts, les horreurs et les intrigues du
Ministère se déversèrent à travers le réseau des évadés. Bientôt l'accès serait ouvert à tous, les secrets
rependus sur la place publique. D'autres suivirent charriant dans leur exile les informations les plus
convoitées de l'ancien monde sur de simples disque. Maude observa cette procession quelques instants et se
sentit soulagée. Camille ne l'avait pas quittée des yeux.
- Efrim ne viendra pas ? Demanda elle
- Non, tu le connais, il restera chez lui ce soir.
Camille sourit à l'évocation du maître tatoueur mais reprit rapidement un air plus préoccupé. Elle fixait le
mur extérieur de la ville dans l'attente d'une réponse forte, d'un exode massif. Le désir de fuir finirait par
briser l'ordre et les chaînes. Là bas, au compte goutte, des évadés continuaient pourtant d'arriver,
d'atteindre Hors-la-ville.
- Trop peu … Tous n'ont pas eu ta chance. Précisa-elle à Maude
Elle en avait des larmes aux yeux. Ceux qui veulent, ceux qui tentent, ceux qui marchent et ceux qui
restent prisonniers. Les siens. Elle se retourna vers Maude.
- Tu chanteras la première ce soir.
- Comment … ?
La voix de Maude fut étouffée par celle plus puissante d'un homme portant une grande malle en appui sur
son ventre et maintenue par deux bretelles dépareillées. Il traversait le campement, allant de groupe en
groupe comme un vendeur de sucreries.
- Courriers ! Lettres ! Pour vos courriers, pour vos lettres, passez par le cor postal d'Hors-la-ville.
Sa malle était pleine de lettres cachetées. Des mots jetés sur le papier en guise d'adieux. Il s'adressa à Maude
en passant à proximité.
- De la famille à contacter ma p'tite dame ? Un amant à faire saliver avant de mettre les voiles ?
Elle ne pu retenir son fou rire. Relâcher la pression. Elle s'assit alors à même le sol et partit à la renverse,
s’allongeant, la tête dans l'herbe et prit son visage dans ses mains. Puis elle fixa le ciel de ses yeux grands
ouverts. Les nuages étaient rouge sang.
Les évadés s'installèrent autour d'elle, formant un grand cercle. Le brouhaha ambiant diminua et devint
murmure. Maude savait quoi faire. Elle les sentait tous, attentifs au moindre de ses gestes. Elle se redressa,
à genou et plongea dans le regard de Clément, assit face à elle. Elle devinait son tiraillement, sa fille, la
force de sa volonté. À leur colère, à leur révolte à tous elle répondit par une forme de rage concentrée dans
la parole qu'expulsaient de son corps des mots bien sentis. Enfermé dans quelques syllabes elle enfanta
d'un miracle furtif. Un ancien chant de voyageur. Une langue oubliée. Comme une voix d'ami qui
traverserait le silence des nuits d'insomnies. Réconfortante. La mélodie pris forme, s'éleva et domina
bientôt tout Hors-la-ville.
Mais il n'est de poème qui tient que s’il parle à la foule assemblée, à chaque évadé qui la compose, en
faisant résonner la petite corde intime qu’il promène avec lui dans l’invisible chaleur de sa poitrine. Ce
n'était pas un chant pour troupeaux. Un texte qui ne se laisse pas comprendre est aussi futile qu'un corps
qui ne se donne jamais. Les paroles pénétrèrent au cœur de chacun. Tous apportèrent leur voix à l'édifice
et amarrèrent leur solitude à celle des autres. Amplifié, le chant remonta le long des murs de la ville,
ruissela sur les toits et se déversa incontrôlable dans les rues, les boulevards.
Les évadés se levèrent. Dansèrent en une grande farandole. Clément soutenait Maude affaiblie par sa
performance. Celle-ci aperçu alors la jeune Oxi un peu à l'écart, qui n'osait pas se joindre à la liesse
ambiante. Maude couru, la prit par la main et la ramena au cœur de la danse.
Au loin le jour mourrait.
-- 17.
Les jours s'étaient écoulés depuis.
Le bus sillonnait les routes de montagne, à pic, enchaînant les cols, les lacets, les descentes. Il s’arrêta au
creux d'une vallée verdoyante, dominée par de hauts massifs neigeux. Maude fut la seule à descendre et
salua le conducteur de la main. Elle emprunta un chemin de terre. Son sac sur le dos, ses lourdes
chaussures, ses cheveux noisettes, les reflets ocres. Elle traversa vignes et champs. Et pénétra enfin dans
une forêt sans âge. Sur les troncs, sur les feuilles de chaque arbre : une même marque, un même signe,
celui des évadés.

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