Extrait du livre PDF

Transcription

Extrait du livre PDF
Vivre en couple mixte
Isabelle Lévy
Vivre en couple mixte
Quand les religions s’emmêlent
Du même auteur
PRESSES DE LA RENAISSANCE
La religion à l’hôpital, 2004 (épuisé).
La femme, la République et le bon Dieu, avec Olivia Cattan, 2008.
Pour comprendre les pratiques religieuses des juifs, des chrétiens et des
musulmans, 2e édition revue et augmentée, 2010 ; Pocket 2011.
Français et musulman : est-ce possible ?, avec Khalil Merroun, 2010.
Menaces religieuses sur l’hôpital, 2011.
ÉDITIONS ESTEM
Rites et religions (collectif), 1996.
Soins et croyances, 1999.
Croyances & laïcité, 2002.
Mémento pratique des rites et des religions à l’usage des soignants, 2006.
Soins, cultures et croyances, 2e édition revue et augmentée, 2008.
Les soignants face au décès, 2009.
ÉDITIONS JOSETTE LYON
Histoire anecdotique des instruments médicaux. De l’abaisse-langue aux
ventouses, 1995.
D’Hippocrate aux pères de la génétique. Portraits de chercheurs. Coédité
avec les éd. de Santé, 1996.
Le Dictionnaire des prix Nobel, coédité avec la Ville de Sevran, 1996.
Nobel. 100 ans de prix. 100 ans d’histoires, coédité avec la Ville de
Sevran, 2001.
Première édition : Presses de la Renaissance, 2007.
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-55427-6
EAN : 9782296554276
À Valérie Rodrigue, romancière.
En souvenir d’un amical entretien
au cours duquel l’idée de cet ouvrage a germé.
1
Couple mixte, dites-vous ?
Des couples comme les autres... enfin presque !
Lorsqu’on tombe amoureux, la religion n’est pas à l’ordre du jour : il y a
bien d’autres choses à penser et à vivre. Avec le temps, par le partage des
plaisirs du quotidien, au détour d’un repas, de l’évocation d’une fête, on
découvre la confession de l’autre, différente de la sienne. Soit le ciel vous
tombe sur la tête et vous arrêtez net la relation, sacrifiant votre amour à votre
foi, soit vous décidez que cela peut être une véritable richesse. Et vous faites
fi du « qu’en-dira-t-on », de l’opinion de tous les gens bien intentionnés de
votre entourage (familial, amical et professionnel), grand-mère et arrièregrand-tante y comprises ! Vous avez enfin trouvé l’âme sœur et il n’est pas
question de la laisser filer à cause de quelques médisances et persiflages.
Bien entendu, encore faut-il que cette différence spirituelle ait un certain
écho dans le cœur et l’esprit de l’un et de l’autre. Si, pour les deux
partenaires, cette divergence est sans importance, ils convoleront en justes
noces sans que nul en soit offusqué.
En revanche, si pour l’un ou les deux partenaires cette différence
confessionnelle est lourde de conséquences, elle ne tire pas toujours le trait
final de leur liaison. Débute alors un long processus d’apprentissage et de
découverte réciproque, empreint d’inquiétude, voire d’hostilité de la part
de leurs familles par amour, anxiété ou ignorance… Parfois, à leur corps
défendant, naît dans le cœur de leurs proches un sentiment curieux à leur
encontre : la trahison de leur ascendance et du patrimoine ancestral. « Quand
on prend la responsabilité du mariage mixte, on ne brise pas seulement un
maillon mais on interrompt une longue chaîne initiée par nos ancêtres1. »
Toutefois, pour l’amour de leurs enfants, certains parents acceptent ces
unions. D’autres renient leur progéniture, se rejetant mutuellement leurs
choix d’éducation, parfois même leur lieu d’habitation ! D’autres encore
1
Pierre Chouchan, Couples mixtes pour le meilleur et pour le pire. Voyage dans l’intimité des
familles juives et non juives, Éditions Romillat, 2000.
7
choisissent le non-dit, voire le secret, espérant que cet amour naissant
s’étouffera dans l’œuf.
D’aucuns préfèrent aborder les différences de croyances et de rites sans
complexe et sans haine pour apprendre et comprendre, surtout pour aimer
l’enfant qui entre dans leur famille comme le leur. Sont alors mis en
confrontation circoncision et baptême, Pâque juive et Pâques chrétiennes,
Carême et Ramadan, Noël et Hanoukka, alimentations halal et casher…
Peut-on réellement choisir entre l’une et l’autre confessions ? Doit-on
accepter de les célébrer toutes deux ? Une vie à deux confessions, en
quelque sorte… « Ce qui nous unit est plus important que ce qui nous
divise », clament haut et fort de nombreux couples mixtes.
Les jeunes gens cherchent une pratique religieuse – pas du « prêt-àporter » mais du « sur-mesure » – pour eux et leur future descendance. Peutêtre sera-t-elle heureuse de n’être ni juive ni catholique, ni protestante ni
musulmane, mais un peu des deux, selon les fêtes des calendriers liturgiques
et les choix arbitraires de leurs parents et grands-parents.
Leurs petits arrangements avec le divin ne sont pour autant pas toujours
reconnus par les Églises, Consistoires et autres assemblées gardiennes des
croyances, des rites et des préceptes. Le plus souvent, ils préfèrent le nier, du
fait qu’ils sont – eux et « pas cette bande de… » [censuré par l’auteur] – sur
un chemin d’amour, de tolérance, de respect, etc. Ils restent néanmoins
sur des chemins détournés de la foi dont ils se disent pourtant les garants.
Dans leur for intérieur, ils savent que les difficultés sont pour un proche
lendemain, souvent à la naissance de leur premier enfant. Faire l’autruche
n’a jamais permis à un aveugle de circonstance de modifier le cours des
événements.
Petits arrangements entre fois
Ces conciliabules se tiennent autour de la table, un verre de vin ou une
tasse de thé à la main, chacun espérant que les deux amoureux ne
s’enverront pas à la figure leur religion respective après les premiers
grincements dans les rouages de leur quotidien. Qui ne pourrait pas
témoigner de telles situations, destructrices pour les conjoints, dévastatrices
pour leurs enfants ?
8
Bien évidemment, l’apostasie1 de l’un des deux futurs conjoints
faciliterait les tractations. Mais nombreux sont ceux qui refusent ces
« conversions de façade ». « La conversion étant un acte de foi, on ne se
convertit pas pour se marier ! » souligne le père Bertrand Derville. Les
représentants d’autres cultes m’ont tenu les mêmes propos. Et comment leur
reprocher d’exiger une garantie de sincérité dans toute demande de
conversion ?
On peut aisément déclarer son couple et ses enfants affranchis de toute
religion, et ainsi refuser de perpétrer croyances et traditions ancestrales dans
son propre foyer. Cela ne semble pas être le meilleur parti à suivre à en
croire le père Jean-Marie Gaudeul : « Le sentiment amoureux, la
détermination de fonder un foyer risquent d’occulter les différences
importantes qui existent entre les futurs mariés. Si l’on veut une vie de
couple réussie, il faut bien les voir. Le fait d’appartenir à des groupes
différents par l’origine, la religion ou la culture, crée effectivement des
problèmes. Ne pas les prendre au sérieux, fermer les yeux sur leurs
conséquences – qui peuvent s’avérer inéluctables – serait de l’inconscience.
Le mariage est un défi, a fortiori le mariage interconfessionnel. (…) Il est
bien certain que, de toute différence, on peut faire une plus grande richesse.
Mais cela suppose d’en prendre les moyens avec cœur, intelligence et
sagesse. C’est pourquoi n’est probablement pas donnée à tout le monde, du
fait des grandes différences à assumer, la capacité de fonder un foyer islamochrétien2. Il y a un discernement à faire naître. La construction d’un tel foyer
requiert une créativité toute particulière. Ils ont, dans une certaine mesure, à
inventer un style de vie qui leur soit propre. En gardant des liens étroits avec
leurs familles, les conjoints prendront soin de conserver l’indépendance dont
ils ont besoin3. »
1
Conversion à une religion.
Ou autre (N.d.A.).
3
Foyers mixtes. Quelques réflexions à bâtons rompus, site SRI.com
2
9
2
Rendez-vous avec l’Amour !
L’amour de la différence
Par l’étude des différentes religions, René recherche depuis toujours une
spiritualité qui lui serait propre. Pendant sa jeunesse, il aimait ses échanges
autour de grandes questions existentielles avec le prêtre de son village natal.
Lors de son service militaire à La Réunion, il a apprécié de côtoyer le milieu
baptiste et son approche des textes bibliques. C’est tout naturellement, par
amour de la différence, qu’il a épousé en premières noces Hannah, juive, et
en secondes, Farah, musulmane. Aujourd’hui, René avoue volontiers sa
croyance en Dieu sans se reconnaître d’aucune pratique religieuse.
« L’appartenance d’Hannah à la religion juive avait marqué mes parents,
sans doute en raison de mauvais souvenirs de la Seconde Guerre mondiale.
L’aîné de mes frères n’en supportait même pas l’idée. Quant à un de mes
cousins, agriculteur, il m’a dit : ‘‘C’est quoi la différence ? Moi, je n’en vois
pas.’’ Cela nous a beaucoup touchés.
« Évidemment, dans la famille d’Hannah, cela a été plus difficile, violent
même. ‘‘Un goy à la maison, pas question !’’ J’ai découvert ce mot dans la
bouche acerbe et tranchante d’un de mes beaux-frères. Tous étaient ligués
contre nous. On m’accusait de faits dont seule ma naissance était
responsable. Les sentiments n’ont pas de religion. »
La blonde Dominique lui ressemble à s’y méprendre. Dès sa plus tendre
jeunesse, elle est très attirée par la culture juive tout en suivant une pratique
catholique stricte. « J’y croyais dur comme fer : je faisais mes prières, je me
rendais régulièrement à la messe… Et à l’adolescence, je ne sais pas
pourquoi, j’ai ouvert les yeux et j’ai trouvé qu’ils étaient tous une belle
bande d’hypocrites… Sauf mon père, très engagé dans les œuvres de sa
paroisse. Lui, il avait la foi. Ce n’est pas comme ma mère qui m’a obligée
pendant des années à aller chaque dimanche à la messe alors qu’elle n’était
même pas croyante !... Mes histoires d’amour sont le reflet de mon attrait
pour le judaïsme même s’il n’a jamais été question pour moi de
conversion. »
Avant de rencontrer Daniel, juif d’Afrique du Nord, elle a vécu dix ans
avec Charles, juif d’origine égyptienne. « Encore un ! » souligne-t-elle.
Même si tous deux sont loin d’être très respectueux des préceptes,
Dominique a trouvé auprès de leurs mères respectives amour et chaleur :
11
« Comme toutes les mamans juives, elles osent toucher leurs enfants et
montrer leurs sentiments. Avec elles, j’ai eu une complicité que je n’ai
jamais trouvée auprès de ma propre mère ! Jamais. »
« La problématique juive m’a toujours poursuivi, lance Gilbert sans
hésitation, même si dans ma jeunesse je me destinais à la prêtrise ! J’ai
même fait le petit séminaire, c’est vous dire… Cette éducation religieuse ne
me prédisait ni de me marier, ni de faire un mariage mixte. Au contraire. À
l’adolescence, j’ai rejeté en bloc cette religion où l’on ne vous parle que de
péché, de malédiction et d’enfer... Naturellement, j’ai alors été très attiré par
des amis et des petites amies d’origine juive. C’est ainsi que j’ai rencontré
Michèle, mon épouse. Elle avait besoin de vivre avec un non-juif pour
échapper à son histoire familiale. Tous les membres de sa famille ont été
persécutés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, peu en sont
revenus, aucun n’est rentré indemne… Ce n’est pas pour autant que je suis
accepté par tous. Voilà peu, une cousine de ma femme se plaignait à moi que
sa fille ne fréquentait aucun garçon juif. ‘‘Il faut qu’elle se trouve un mari,
un vrai, un juif !’’ insistait-elle, et non un ‘‘goy’’ comme moi me signifiaitelle en filigrane. »
Ainsi nombre de partenaires recherchent une différence de culture et de
religion dans leurs amours, histoire d’échapper à un milieu trouvé malgré
eux dans leur berceau.
C’est le cas par exemple d’Ahmed et de Marie qui ont grandi dans des
familles musulmane et catholique pratiquantes. Leurs choix d’études
trahissaient déjà leurs attraits pour une culture différente de la leur. Il n’y
avait qu’un pas à franchir pour rechercher un compagnon de vie appartenant
à une autre religion. Pas aisément franchi lorsque, au-delà de l’aventure
amoureuse, il y a le plaisir de découvrir un nouveau pays : la Jordanie.
Anne-Sophie met sa rencontre avec Azzedine sur le compte du hasard.
Heureux hasard d’un café pris dans une brasserie à l’initiative d’amis
communs. Catholique, c’était sa première aventure avec un homme issu
d’une religion différente de la sienne. Lorsque leur relation est devenue
sérieuse, elle ne s’est pas inquiétée outre mesure des réactions de sa famille
face à son projet marital. « Ma famille n’avait jamais vu de près un
Maghrébin musulman ! » Néanmoins, elle sait gré à chacun de ses membres
de n’avoir manifesté aucune appréhension devant son choix. Quant à
Azzedine, il vivait cela avec plus de détachement : « Une de ses sœurs était
déjà mariée avec un chrétien depuis quelques années ! » En somme, elle
avait essuyé les plâtres et il lui en était fort reconnaissant.
Plus nombreux encore sont ceux qui ne se sont pas préoccupés de leur
différence de confession lors de leur rencontre.
12
Éric et Cécile n’avaient alors aucune pratique, ni protestante, ni
catholique : ils avaient mis, le temps de leurs études, « leur vie spirituelle
comme entre parenthèses ». Quant à Véronique, le protestantisme de
François ne l’a jamais vraiment préoccupée « puisqu’il n’était ni intégriste,
ni intolérant » vis-à-vis de sa foi catholique.
Parfois, ce sont leurs proches qui les interpellent sur cette différence qui
ne les trouble pas le moins du monde. « Au fond de moi, révèle Leila, j’ai
toujours cherché à éviter une relation avec un musulman de crainte d’être
freinée dans mes désirs de femme, mes projets professionnels... Lorsque j’ai
rencontré Oscar, chrétien d’origine, une des premières questions de mes
parents a été : ‘‘Quelle est sa religion ?’’ Je leur ai répondu : ‘‘Aucune !’’
« Une de mes sœurs, tout comme mes amis, a été très heureuse de mon
bonheur. En revanche, une autre de mes sœurs, très pratiquante, portant le
voile… n’a jamais osé m’interroger sur ce terrain. Quant à l’un de mes
frères, très pratiquant lui aussi, il a cherché à apprendre à mon époux les rites
de l’islam… Ce n’est pas son truc, à Oscar, plutôt athée que chrétien. Pour
être tranquille, j’ai dit à mes parents qu’il avait prononcé la shahada1 sans
pour autant leur avouer qu’il pratiquait notre religion. Cela leur a fait plaisir
même si c’est un mensonge. » Mensonge qui perdure depuis bien des années
dans les esprits de sa famille.
Valérie a choisi aussi d’échapper à son milieu par le mariage. Son
premier époux, un juif, est la résultante directe de son éducation. « Entre
nous, cela ne pouvait pas marcher : lui était très pratiquant, moi je ne
respectais rien – ni le jeûne de Yom Kippour2, ni les fêtes – même si je suis
très croyante. » Le second, un chrétien. « Une manière d’affirmer mon
identité juive en évitant un macho comme l’était mon premier mari, pareil à
tous les hommes de ma famille. » Voilà qui est dit. Est-ce pour cette raison
que cela a été entendu par les autres ?
Quant à Josette, sa voie dans le mariage mixte semble avoir été tracée
bien avant sa naissance, comme elle le reconnaît de bonne grâce : « Mon
arrière-grand-père était juif et moi je suis issue d’un couple catholique /
protestant. » Son profond engagement dans l’Église protestante aurait pu la
dissuader de suivre ce chemin. Au contraire, « je ne voulais pas rester
1
Profession de foi musulmane qui affirme l’unicité de Dieu et la mission prophétique de
Mahomet par ces mots : « Je témoigne qu’il n’y a pas de divinité sauf Allah et je témoigne
que Mahomet est l’Envoyé de Dieu. »
2
De l’hébreu, « Grand Pardon ».
13
confinée dans ma communauté du seul fait de mon engagement spirituel,
j’avais besoin d’ouverture. »
Certains profitent de leur histoire d’amour pour se retrouver une identité
religieuse ou une cohésion culturelle, perdue ou escamotée au fil des temps
ou des migrations.
« Au lieu de perpétuer machinalement la tradition juive, reconnaît Sarah,
j’ai dû m’intéresser au pourquoi des interdits alimentaires ou de la
circoncision, pour l’expliquer à Nicolas », son époux d’origine catholique.
« En épousant Franck au temple protestant, j’ai découvert le bouddhisme
grâce au pasteur, avoue Céline. Il m’a incitée à mieux connaître ma propre
religion en me donnant à lire Les cent mille chants de Jétsun Milarépa,
le grand yogi tibétain. Le culte des ancêtres, la patience, la discrétion, le
respect envers les parents... C’est aussi cela, le legs de mes origines. »
« Dans les églises orthodoxes, c’est le bazar. Pareil que dans une
synagogue, les gens bavardent… J’adore. » C’est ainsi que la juive Noémie
se complaît dans le culte de son époux Yagos, grec orthodoxe, même si sa
belle-famille la rejette.
Parfois, la vie à deux nécessite de faire table rase de quelques idées
reçues : « Selon Franck, seuls les chrétiens célébraient l’amour du prochain,
se souvient Céline. Or l’amour, la compassion, la charité... on les retrouve
partout, y compris dans le bouddhisme. Il a dû l’admettre. »
D’autres mettent sur la table leurs croyances et leurs rites, pas leurs
amours : « J’étais un catholique croyant mais pas franchement pratiquant,
avoue Marc. Ma rencontre avec Adélaïde m’a comme obligé à me remettre
en question face à mon engagement spirituel. Il faut néanmoins relativiser
les faits : nous sommes issus de deux branches du christianisme. Si les
protestants ont une démarche dans la foi légèrement différente de celle des
catholiques, les divergences ne sont pas notables dans la vie quotidienne. »
Toutefois, la famille de Marc était pétrie de « préjugés en gros sabots »
face au protestantisme : rigidité, austérité… « Ils ont osé utiliser des
arguments d’ordre spirituel pour alimenter leur hostilité contre Adélaïde ! »
Rien n’y a fait, leur amour a résisté à cette « guerre de religion » menée
tambour battant par une famille apeurée devant une inconnue, charmante au
demeurant avec son accent autrichien.
L’amour du défi
Catholique et antisémite déclarée, la belle-mère de Françoise avait épousé
un juif dans l’unique but d’intégrer au moins l’un d’entre eux dans la société
française ! « Mon beau-père était quelqu’un de charmant, agrégé de
philosophie et grand résistant pendant la Seconde Guerre mondiale. Je me
14
suis mariée avec l’un de leurs fils… Un juif en solde ! En première intention,
je voulais déjà épouser un juif, un vrai, celui-là, de père et de mère. Mes
parents s’étaient violemment opposés à notre union. Malgré moi, je m’étais
rangée à leur refus… et au célibat. À la trentaine, ma mère s’inquiétait de me
voir rester vieille fille à la suite de mon amour déçu. C’est ainsi qu’elle me
laissa épouser sans trop de difficulté ‘‘ce demi-juif’’. »
Les amis de Dominique appellent les juifs circoncis des « bouts
rapportés », plus par méfiance que par antisémitisme. « Au début, Charles
ou Daniel, tous deux pas franchement pratiquants, devaient faire leurs
preuves ! » On peut s’interroger sur ce qu’ils devaient leur prouver pour
pouvoir être acceptés parmi eux. Étaient-ils si différents des autres hommes
parce que appartenant par leur naissance à une confession plus de cinq fois
millénaire dont découlaient leurs propres croyances ? Le savaient-ils ? Côté
famille, la révolte grondait de longue date. « Peu m’importait son avis, elle
n’avait rien à penser de mes choix. »
Quelques-uns ont préféré s’unir avec un musulman par défi lancé à une
famille empêtrée dans une idéologie d’extrême droite. Sans complexe et
avec franchise, Odile avoue : « Mon choix pour Abdel a signifié mon refus
de tout ce que j’avais pu entendre d’abject pendant mon enfance. » Elle
reconnaît même avoir eu « une certaine jouissance à ramener un Arabe à la
maison ! Mon propre père, électeur au Front national, n’en revenait pas.
Quant à mon frère, il a voulu me faire jurer que jamais je ne donnerais suite
à mon projet de mariage» .
Ce qui ulcère le plus Odile, c’est que sa supérieure hiérarchique ait osé
s’immiscer dans sa vie privée : « ‘‘Une fille comme toi ne doit pas faire
cela !’’ m’a-t-elle dit un matin lors de sa prise de service à l’hôpital. Sur ce,
elle m’a présenté une jeune fille revenant d’Algérie, traumatisée après un
mariage tragique avec un autochtone. Je n’ai pas voulu l’écouter, son histoire
n’était pas la mienne. Et puis cela ne la regardait pas, c’était ma vie. »
Emma ressemble à s’y méprendre à Odile par bien des facettes : « Mes
parents ont toujours eu une opposition viscérale à l’égard des musulmans. La
guerre d’Algérie, l’indépendance du pays et leur rapatriement en métropole
dans les années 1960… Quarante ans après, ils ne les ont toujours pas
digérés. Alors, que leur propre fille épouse un musulman, c’était pour eux
comme si je commettais un crime de lèse-majesté ! Quant à mes beauxparents, j’ai été acceptée sans grande difficulté. Vous pensez, une fille du
Livre blonde aux yeux bleus ! »
Patrick est issu de parents « franchement antisémites ». Quand il leur a
présenté Nathalie, il a « eu droit à tous les quolibets. J’ai pris le parti de
détourner toutes leurs attaques par la dérision ou par l’humour. Ils n’ont
jamais jugé la personne, seulement son appartenance religieuse ! En
15
revanche, la rencontre avec ma belle-famille fut tout autre. Je peux
quasiment dire que j’ai été accueilli comme le Messie ! ».
Des femmes n’hésitent pas à échapper à leur destin tracé selon les vœux
des traditions ancestrales de leur famille.
Nazmiye, musulmane d’origine turque, était promise à un de ses cousins.
Un mariage arrangé comme bien d’autres qui font les beaux jours des faits
divers et les cauchemars de millions de jeunes femmes. « Pour mes parents,
il était impossible d’imaginer leur fille avec un chrétien, français de
surcroît ! Mon père s’est promis de poignarder Bruno à cause du déshonneur
infligé à sa famille. Après mes études d’infirmière, mon diplôme en poche,
j’ai été rapatriée sans ménagement chez nous, loin de la France et surtout
loin de Bruno. Pendant six mois, nous avons été séparés. Je ne mangeais
plus, je ne dormais plus… Un de mes oncles, attristé de me voir me laisser
dépérir, a organisé mon retour en France. C’est ainsi que Bruno et moi avons
débuté notre vie commune. Mes beaux-parents étaient très malheureux pour
moi de la violente réaction de ma famille. Pourtant, eux aussi sont des
pratiquants mais le bonheur de leur fils leur importait plus que toute autre
chose. »
Le bonheur de leurs enfants, voilà le souhait primordial de tous les
parents du monde. Mais peut-on l’accepter à n’importe quel prix ?
À sa plus grande incompréhension, voilà plus de cinq années que l’une
des filles de Brigitte est mariée à un islamiste fondamentaliste ! Depuis, elle
refuse de rencontrer ses frère et sœur. Seuls des contacts téléphoniques
épisodiques persistent entre eux au grand dam de ses parents. Adieu les
réunions de famille au complet et… « les minijupes que ma fille aimait tant
porter ». Souvent sa mère s’interroge : « Comment peut-elle se dire heureuse
alors qu’elle porte la burqa, passe ses journées à la cuisine et cumule à
chaque année de mariage une nouvelle grossesse ? »
Combien d’autres questions restées sans réponse d’une maman à la
recherche incessante de l’origine d’un choix de vie bien imprédictible ?
D’autres préfèrent se refuser de vivre leurs amours pleinement parce que
trop empêtrés dans le carcan d’une éducation religieuse.
Yvan, la trentaine bien entamée, est lassé par ses conquêtes féminines
sans lendemain. Il désirerait fonder une famille depuis de longues années
mais aucune de ses partenaires n’est d’origine juive. Pour l’amour de ses
parents pratiquants, il les abandonne sur le bas-côté de son existence et
poursuit sa vie en solitaire, la mort dans l’âme.
16
Aurélie, à l’inverse d’Yvan, est très pratiquante. Cela ne l’a pas
empêchée de tomber éperdument amoureuse de Christophe, catholique
d’origine. Elle s’interdit le mariage et se défend d’avoir des enfants avec
l’homme de sa vie ! Elle préfère se préoccuper de l’opinion de sa famille et
de sa communauté plutôt que de vivre sa vie de femme. Sans doute est-elle
effrayée par la portée du défi à relever comme bien d’autres, tel Georges.
Élise se confie : « Il a préféré se marier avec une autre parce que j’étais
juive ! Je l’ai appris à la lecture du faire-part qui m’était directement adressé,
jamais de sa bouche. Il était bien trop lâche pour se comporter autrement. Je
ne l’ai jamais revu. Aujourd’hui, vingt ans après, il est heureux en ménage.
Moi, je suis célibataire. Comment faire confiance à un homme après cela ? »
Et si on parlait d’amour ?
« Dans les années 1970, cela ne venait à l’idée de personne de porter
attention à l’appartenance religieuse de l’autre, souligne Élisabeth,
catholique convertie au protestantisme, mariée à Victor, juif non pratiquant.
Nous nous sommes trouvés au milieu d’un cercle d’amis communs, très
naturellement. » La religion n’a pas interféré dans leur coup de foudre.
Quant à Yves et Laurence, ils ont de nombreuses affinités en dehors de
leur appartenance religieuse distincte (protestant et catholique). « Pourquoi
serait-elle venue à l’encontre de notre attirance l’un pour l’autre ? » me
renvoie-t-on tel un boomerang. Trouver l’amour est déjà si compliqué, si en
plus il faut s’encombrer de croyances millénaires, où va-t-on ?
Patrick n’a pas pu s’empêcher de tendre l’oreille lorsque son associé
recevait la nouvelle candidate au poste de comptable. À la question « Êtesvous mariée ? », elle a répondu « Oui ! ». Il ne sait pas pourquoi mais il n’a
pas pour autant perdu l’espoir de la conquérir. « Il a bien eu raison, concède
Nathalie, puisque neuf mois plus tard, j’ai envahi ses placards... En fait, on
s’est plu à l’état brut le premier jour. Lors des pauses déjeuners, il avait
remarqué que je ne mangeais pas de tout, que je prenais des jours pour
célébrer des fêtes qui n’étaient pas dans le calendrier… Il connaissait ma
pratique du judaïsme avant même que l’on se mette ensemble. Cela a
contribué à faciliter notre vie commune. »
René est aussi un juif très pratiquant : nourriture strictement casher,
synagogue les shabbats et fêtes… Tomber amoureux fou d’une catholique,
bretonne de surcroît, était loin de lui simplifier l’existence. Pourtant, « cela
fait vingt-six ans que cela dure ! » à la plus grande joie de Brigitte et de leurs
trois enfants.
17
Les opposés s’attirent et s’assemblent, c’est bien connu. Mais lorsque des
ennemis de l’Histoire s’aiment d’un amour pur et sincère, doivent-ils pour
autant se sacrifier ?
À l’époque, Régis était serveur dans une grande brasserie de Lille.
« J’étais sur le pas de la porte et mon regard a croisé le sien, raconte-t-il,
comme s’il s’y voyait encore. Je l’ai trouvée très belle avec sa peau mate, ses
yeux noirs et ses cheveux bruns. Je lui ai fait la cour… Cela aurait pu être
une petite juive mais Yasmina est musulmane. C’est ainsi. »
Dans le timbre de sa voix, on croit déceler un brin de regret car leur
quotidien n’est pas très paisible les jours d’attentats ou d’offensives dans
certains territoires du Proche-Orient.
Des couples mixtes sont plus aisément pressentis : « Si pour Bernard,
cela a été plus difficile d’accepter d’être tombé sur une protestante, pour
moi, c’était plus prévisible car nous étions peu nombreux dans la région »,
reconnaît Florence avec circonspection. Quant à Laurence, elle admet qu’en
« tant que protestante, on vit perpétuellement en minorité ». Aussi, une
histoire d’amour avec une personne d’une appartenance religieuse différente
semble inévitable, comme préalablement acceptée.
Et si sa foi l’agrée, pourquoi refuser de vivre pleinement ses amours ?
« J’ai grandi dans une famille chrétienne très pratiquante mais je me suis
converti à l’islam voilà quelques années, raconte Omar, originaire
d’Érythrée. Je n’ai pas trouvé l’amour dans la communauté musulmane…
Aussi, je me suis marié par deux fois avec une chrétienne, le Coran l’autorise
aux hommes. »
Pour autant, l’appartenance à des religions différentes doit-elle entraver
les amours des jeunes gens d’aujourd’hui ? Et celle à un système de castes
séculaire, proscrit par la législation indienne ?
Joseph et Ambiga, Français de Pondichéry, se sont rencontrés à Paris à
l’occasion d’une manifestation culturelle indienne. Dans la foule, il l’a
repérée. Pas vraiment un coup de foudre. « Son regard… Elle m’a parlé avec
les yeux, comme les amoureux dans la littérature tamoule ancienne. » Joseph
a patienté plus de trois longues années avant de débuter sa cour. Ambiga
était respectueuse des traditions… et très courtisée.
« Ma mère était catholique pratiquante. À ses débuts, elle a souffert de
ma liaison avec Ambiga de religion hindoue. Elle l’a acceptée par amour
pour son fils unique. Et puis sa future bru ne s’était pas opposée à ce que nos
enfants soient élevés dans la religion catholique. Sans son accord, jamais je
n’aurais pu concrétiser mon union. »
Parce que c’était Ambiga, parce que c’était Joseph, ils se sont plu, ils se
sont aimés. Au-delà de leurs croyances, au-delà de leurs castes.
18
3
Les religions face aux couples mixtes
Sur les cinq continents, le mariage est considéré comme le gage de
l’épanouissement de l’homme et de la femme. Ainsi, selon le Coran, « ceux
qui vivent en célibataires sont de la pire espèce ».
Si aucune religion n’encourage le célibat, toutes prônent le mariage parmi
les siens afin que nul ne soit détourné du chemin de sa foi initiale. De nos
jours, qui peut se targuer de ne connaître dans son proche entourage aucun
couple mixte ? Ils essaiment dans la société française encline au brassage des
populations multiculturelles et multiconfessionnelles.
Quelle est la position des différentes religions à propos du mariage
mixte ? Certaines ont-elles modernisé leurs préceptes au regard de
l’évolution des mœurs occidentales ?
Le judaïsme
Tu ne contracteras point de mariage avec ces peuples,
tu ne donneras point tes filles à leurs fils,
et tu ne prendras point leurs filles pour tes fils ;
car ils détourneraient de moi tes fils, qui serviraient d’autres dieux,
et la colère de l’Éternel s’enflammerait contre vous : Il te détruirait
promptement.
Deutéronome 7, 3-4.
Qu’est-ce qu’être juif ?
C’est être né d’une mère juive qui elle-même est née d’une mère juive,
qui elle-même est née d’une mère juive, qui elle-même est née d’une mère
juive, etc. Cela n’a de sens que si votre arrière-grand-mère a transmis à votre
grand-mère qui a transmis à votre mère qui vous a transmis à son tour (et que
vous transmettrez) la pratique des commandements donnés par Dieu au mont
Sinaï. Pourquoi ? Léguer une filiation sans la pratique des prescriptions
divines est vide de sens et d’avenir pour votre communauté.
Mais qu’y a-t-il de si précieux dans le judaïsme pour qu’il faille exclure
près de 99 % de la population mondiale comme conjoint potentiel ? La
survie du peuple juif. Moins on est nombreux, moins on peut se permettre de
perdre une âme ! S’intégrer sans s’assimiler à la population qui l’entoure, tel
est le défi qu’il lui faut relever et accepter comme une mission divine.
19
Un célèbre rabbin est interrogé à propos des couples mixtes sur
les ondes de RCJ (Radio de la Communauté Juive) :
─ Monsieur le rabbin, êtes-vous pour ou contre les couples
mixtes ? demande la charmante journaliste, assurée de la réponse
de son interlocuteur.
─ Je suis pour ! répond-il à sa plus grande stupéfaction.
Pensant que sa question a certainement été mal interprétée, elle
la réitère.
Le rabbin confirme :
─ Oui, je suis pour les couples mixtes – un homme et une femme
– je suis pour !
Le zivoug (l’« âme sœur »)
Quarante jours avant la conception de l’embryon, une voix céleste
proclame à qui il est destiné par le mariage. Lorsque l’âme d’un homme
descend pour la première fois en ce monde, l’âme de sa compagne le suit. Se
marier, c’est retrouver sa « moitié ». Lorsqu’une personne commet un péché,
elle se heurte à des difficultés pour rencontrer son partenaire de vie.
De plus, les âmes du peuple d’Israël ne se trouveraient pas dans le même
réservoir que celles des autres peuples1. Les rabbins en concluent : un
partenaire non juif ne pouvant pas être l’âme sœur d’un juif, l’ultime
complétude des deux partenaires ne pourrait jamais être atteinte. Cela est fort
regrettable pour l’un et l’autre.
Qu’est-ce qu’un mariage juif ?
Un mariage juif est un contrat de nature civile entre deux individus de
sexe opposé et au statut religieux égal. S’il y a mariage mixte, les conjoints
sont de deux statuts différents n’appartenant pas au même peuple. Aussi, la
loi juive ne peut pas les engager l’un envers l’autre. Aucune cocélébration
n’est possible aux côtés d’un autre référent religieux, ni une simple
bénédiction de cette union.
11
Selon l’Avoda Zara 5a.
20