Philippe Garnier Détective Privé

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Philippe Garnier Détective Privé
Philippe Garnier Détective Privé
Petit Polar
Philippe Garnier est un détective privé qui travaille pour la célèbre firme internationale Pinkerton. En cette fin de
vingt et unième siècle, alors que l'être humain voyage dans l'espace et colonise des mondes extra-solaires, le
métier de détective privé reste toujours rentable quand il s'agit de motifs aussi primaires que la jalousie, le sexe ou
l’appât du gain; sa dernière enquête confirme ce postulat et lui rajoute la vengeance. Un plat qui se mange
décidément très froid.
Chapitre Un: Philippe Garnier
Philippe Garnier était détective privé. Il travaillait pour le bureau français de la célèbre firme
internationale Pinkerton, connue depuis le dix-neuvième siècle aux États Unis d’Amérique et au-delà. La
vocation n’expliquait pas à elle seule cette carrière longue d’une douzaine d’années. Son parcours restait
classique : né au milieu du siècle d’un père haut fonctionnaire en charge des transports en commun et
d’une mère pharmacienne, fils unique, il avait traversé sa scolarité sans faire de vagues pour terminer
avec un diplôme universitaire en physique des particules. Muni d’un tel sésame ni prestigieux ni
insignifiant, il aurait pu s’orienter vers la recherche scientifique ou l’ingénierie pour bien gagner sa vie
mais il en avait décidé autrement. Depuis sa plus tendre enfance, il nourrissait son esprit de lectures et de
séries télévisées toutes focalisées sur un seul et même genre : l’investigation policière. En bon esprit
logique il s’était ensuite dirigé dans cette voie en passant de complexes concours afin d’intégrer l’unité
scientifique de la police nationale en plein cœur de Paris.
Philippe Garnier avait réussi dans cette carrière. Gravissant un à un les échelons, il était passé de
laborantin anonyme à enquêteur principal, le tout en moins d’une dizaine d’années. Philippe Garnier
avait eu la chance de travailler avec les meilleurs : la section criminelle française célèbre en son temps
quand elle se situait au Quai des Orfèvres, la police internationale autrefois plus connue sous le nom
d’Interpol et enfin le très controversé Bureau Fédéral d’Investigation américain. Personne ne contestait
sa compétence mais pour autant il ne brillait pas sous les feux de la rampe. En fait, Philippe Garnier ne se
faisait pas remarquer, préférant les résultats aux effets de manche. Il s’était construit de solides amitiés
avec des policiers de tous bords et de différentes nationalités, trop heureux de savoir qu’il existait encore
des enquêteurs scientifiques capables d’aller sur le terrain et de détecter le bon indice sans échafauder de
théorie fumeuse.
Philippe Garnier usait de discrétion parce qu’elle lui donnait les moyens d’approfondir ses recherches, de
suivre ses intuitions et de contourner le lourd protocole administratif dont s’était affublé le service auquel
il appartenait. Il laissait à sa hiérarchie le soin de récolter les lauriers de ses découvertes et de les habiller
d’un peu de sensationnel. Quand il était devenu enquêteur principal, il avait continué à appliquer ces
principes car il n’ambitionnait pas à diriger une équipe d’investigation ou un laboratoire d’analyses.
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Résoudre des énigmes avec de la science et du bon sens paysan, c’était la seule occupation qui lui
procurait réellement du plaisir.
Un jour, après une enquête particulièrement ardue pendant laquelle il avait réussi à contourner tous les
obstacles, il avait été approché par les recruteurs de Pinkerton. Ceux-ci lui avaient vendu le métier de
détective privé avec des arguments qu’il ne pouvait pas réfuter : un excellent salaire, une marque connue,
des moyens interplanétaires, peu d’administratif et un véritable travail de terrain dans le monde réel, loin
des éprouvettes et des centrifugeuses.
Philippe Garnier n’avait pas hésité une minute. Il avait accepté l’offre de la compagnie. Ses premières
enquêtes au sein de la filiale française sise à Paris s’étaient déroulées sous la houlette d’un superviseur. Il
avait au préalable suivi un cycle complet de formation aux techniques d’investigation les plus modernes,
de la psychologie criminelle aux techniques de l’information en passant par la cryptologie.
Philippe Garnier disposait d’une qualité essentielle dans ce métier : il emportait facilement la confiance
de ses interlocuteurs grâce à son physique banal d’honnête citoyen et sa vive intelligence agrémentée
d’une forte empathie naturelle. La majorité des cas qui lui étaient confiés concernaient des affaires
privées. Il enquêtait sur des maris présumés volages, des femmes supposées infidèles, des associés
souvent malhonnêtes ou des concurrents un peu trop curieux. Contrairement à son expérience précédente
il ne travaillait pas sur des crimes de sang ou des délits d’envergure internationale. Pour ces situations
extrêmes, l’agence Pinkerton disposait d’une équipe spécialisée composée de fins limiers issus des
sections criminelles des polices d’état.
En cette fin de vingt et unième siècle, alors que l’être humain voyageait dans l’espace et colonisait des
mondes extrasolaires, le métier de détective privé restait toujours rentable quand il s’agissait de motifs
aussi primaires que la jalousie, le sexe ou l’appât du gain. C’était la raison première qui avait conduit
Philippe Garnier à un célibat volontaire. Il voyait assez de mesquineries pendant ses heures de travail
pour en supporter d’autres une fois rentré à la maison. Ses parents et ses amis avaient fait leur deuil de lui
trouver l’âme sœur, de vivre une existence simple de bourgeois parisien.
Chapitre Deux: Caroline Damberg
Philippe Garnier relisait tranquillement les notes de sa dernière filature quand son assistante Mélanie
Royer l’appela sur la ligne intérieure.
– Philippe, madame Caroline Damberg est dans les locaux. Elle demande à vous voir. Cette cliente n’a
pas de rendez-vous mais est envoyée par la maison mère européenne.
– Faites-la patienter cinq minutes. Ensuite envoyez-la-moi.
Le détective se demanda ce qui pouvait motiver une telle visite. Caroline Damberg n’était pas n’importe
qui. Elle avait fait les premières pages des journaux nationaux un an auparavant quand son mari avait
subitement disparu sans raison apparente. Corentin Thomas, l’époux disparu, et Caroline Damberg
étaient à la tête d’une société cotée en bourse, spécialisée dans la peinture moderne. Âgé d’une
quarantaine d’années à l’époque des faits, Corentin Thomas avait pris le chemin de son bureau situé en
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plein boulevard Haussmann de bon matin comme à son habitude. Depuis, plus personne ne l’avait jamais
revu.
La police criminelle parisienne avait pris l’affaire en main, dépêchant ses meilleurs inspecteurs dans une
enquête où aucune piste n’avait été négligée. La piste de l’enlèvement avait été privilégiée en première
approche mais aucune demande de rançon n’avait été émise et nul ravisseur n’avait donné signe de vie.
La thèse du suicide avait été également envisagée mais aucun corps n’avait fait surface malgré la
débauche de moyens mis en œuvre. Après une douzaine de mois d’investigation approfondie le dossier
avait été classé sans suite malgré les pressions exercées par la famille Damberg sur le Ministre de
l’Intérieur et la préfecture de police. Il se racontait même que Caroline Damberg avait engagé une agence
d’investigateurs privés en parallèle de l’enquête officielle. En vain. Corentin Thomas semblait avoir
disparu de la surface de la Terre.
Philippe Garnier était encore plongé dans les souvenirs de ce fait divers quand Mélanie Royer frappa à sa
porte. Il appuya sur le bouton de sécurité puis déverrouilla l’entrée de son bureau. Caroline Damberg fit
son apparition sans se préoccuper outre mesure de l’assistante.
– Vous pouvez nous laisser, Mélanie. Je m’occupe de madame Damberg.
– Bonjour madame, que me vaut l’honneur de votre présence en ces lieux ?
– Vous devez retrouver mon mari.
Le détective privé ne s’attendait pas à une autre demande. Il convia Caroline Damberg à s’asseoir et lui
proposa une boisson, chaude ou froide, à sa convenance. Il n’obtint en guise de réponse qu’une moue
dédaigneuse et un regard hautain.
La richissime experte en arts plastiques confirmait sa réputation. Philippe Garnier en avait entendu des
vertes et des pas mûres sur les caprices de la famille Damberg et surtout de sa fille prodigue. Tous les
enquêteurs mêlés de près ou de loin au dossier Corentin Thomas avaient connu au moins une fois les
affres de la pression exercée par leur hiérarchie pour obtenir un semblant de résultat. Les médias en
avaient rajouté des tonnes dans leur quête permanente de sensationnel. Avec Caroline Damberg, ils
avaient trouvé le produit idéal pour vendre de l’information futile et non vérifiée à des millions de
lecteurs.
La fière quadragénaire correspondait exactement au profil type qui fascinait les ménagères de moins de
cinquante ans et excitait leurs maris. Une très belle et riche femme au succès indéniable, amie des grands
artistes de ce monde, voyait son univers luxueux s’écrouler avec la mystérieuse disparition de son époux.
Les plus improbables hypothèses avaient croisé les thèses les plus farfelues : certains prétendaient qu’elle
avait assassiné son mari qui la trompait supposément avec une actrice célèbre, d’autres affirmaient que
son époux était parti avec un jeune homme quelque part entre le Système d’Aldéraban et la Constellation
du Poulpe. Philippe ne comptait plus les innombrables versions de la théorie du complot qui avaient
émaillé les unes des journaux.
Il décida de la laisser expliquer les raisons de sa requête alors que le cas était clos pour les autorités et que
ce mystère risquait de rester non élucidé.
– Vous n’êtes pas sans savoir que mon mari a disparu il y a plus d’un an. Personne n’a une once de piste
à ce sujet.
– Oui, madame Damberg, j’ai suivi cette enquête dans les grandes lignes par voie de presse
essentiellement.
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– Ce qu’en ont raconté les journalistes ne m’intéresse pas. Leur métier est d’occuper les foules avec des
racontars au lieu de les informer. Il y a eu trop de bruit médiatique sur la disparition de mon époux. Il est
inutile d’en rajouter. Ce n’est pas là mon propos.
– Avez-vous déjà fait appel à une agence privée d’investigation auparavant ?
– J’ai mandaté, dès le début de l’enquête officielle, une équipe de détective de chez vos concurrents.
– Quelles en ont été les conclusions ?
– Les mêmes que celles des autorités c’est-à-dire un ensemble confus d’hypothèses toutes aussi
impossibles les unes que les autres dont je ne ferais pas ici la synthèse. Tout est à reprendre. Je souhaite
apporter un regard neuf, plus scientifique. C’est la raison qui m’amène à vous solliciter sur le conseil
d’un proche qui a déjà travaillé avec vous. Je n’en dirai pas plus.
– J’en déduis que vous souhaitez que je reprenne les investigations à partir de zéro.
– Vous avez tout compris. Votre prix sera le mien. Je peux tout entendre sauf les sempiternelles phrases
toutes faites propres aux incompétents.
– Pour ce qui est du prix, il va être élevé. Je compte engager des moyens autrement plus efficaces que
ceux de la concurrence. En ce qui concerne la transparence c’est ma marque de fabrique et la raison
essentielle qui m’a fait quitter la police nationale pour rejoindre la compagnie Pinkerton. J’attends
néanmoins de votre part la réciprocité en la matière. Je ne tiens pas à déterrer des cadavres dont vous
connaîtriez l’existence. La confiance est le moteur premier de ce type d’enquête.
– Nous sommes en phase.
Le reste de la réunion s’avéra plus cordial malgré la distance que Caroline Damberg tenait toujours à
conserver avec le petit peuple. Elle avait besoin de Philippe Garnier, ce qui impliquait qu’elle suivrait à la
lettre ses préconisations. Le détective fixa les règles du jeu entre les deux parties : d’abord il ne
reporterait qu’à elle et n’aurait pas d’intermédiaire, ensuite elle lui donnerait accès à toutes les
informations même les plus intimes, enfin elle tiendrait secrète cette réouverture de l’enquête. Caroline
Damberg accepta sur tous les points, n’imposant aucune contrepartie. Elle lui concéda une avance de
fonds conséquente et s’engagea à lui ouvrir un compte pour les frais engagés. Philippe Garnier avait les
moyens de travailler sérieusement sans se préoccuper des détails financiers et de la diplomatie.
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Chapitre Trois: Corentin Thomas
Philippe Garnier avait organisé son enquête dans la plus pure logique scientifique. Il avait réparti les
activités entre une petite équipe, composée de son assistante Mélanie Royer, d’un jeune apprenti
détective nommé Hubert Boulon de la Visse, et de lui-même. A Mélanie et Hubert revenaient les
recherches classiques autour des éléments collectés par les différents enquêteurs lors de la première
investigation. Philippe Garnier pensait que cette incontournable collecte n’amènerait pas de nouveaux
éléments mais qu’un œil neuf sur des analyses anciennes pouvait quelquefois dénicher des perles. Il y
avait eu tellement d’intervenants lors de la première enquête que des indices parfois essentiels risquaient
de se trouver ensevelis sous des tonnes de papiers inutiles. Un enquêteur digne de ce nom ne devait rien
négliger.
Mélanie Royer était plus qu’une assistante. Cette trentenaire aurait pu aisément travailler comme cadre
juridique dans une grande entreprise voire postuler à la fonction d’avocate mais elle avait choisi l’agence
Pinkerton parce que c’était plus amusant. Diplômée d’une grande université, spécialiste du droit des
affaires, Mélanie Royer était issue d’une très grande famille de la bourgeoisie progressiste de Paris. Elle
avait hérité de sa mère une propension à surprendre tout le monde par ses choix. Mélanie Royer avait
ainsi brisé les codes de sa classe sociale en acceptant un poste pour lequel elle était visiblement
surdimensionnée. Elle était allée plus loin puisqu’elle vivait depuis plusieurs années en union libre avec
une jeune enseignante, leur relation s’affichant en Technicolor dès qu’elles étaient ensemble.
Hubert Boulon de la Visse représentait le futur grand détective privé mais il ne s’en doutait pas encore.
Aristocrate de province, il avait commencé l’apprentissage de la médecine pour faire plaisir à Papa puis
s’était orienté vers des études de pharmacie pour ne pas décevoir Maman et avait finalement terminé avec
un mastère en biologie pour ne pas paraître trop ignare aux yeux de ses nombreux frères et sœurs. Le
jeune homme nourrissait depuis l’enfance une passion secrète pour les enquêtes de police. Il admirait
beaucoup plus Hercule Poirot ou Sherlock Holmes que le chevalier d’Artagnan ou le comte de
Monte-Cristo. De ce fait, avec son diplôme sous le bras il s’était présenté chez Pinkerton pour décrocher
un stage long et non rémunéré. Philippe Garnier l’avait tout de suite adopté, d’abord à titre de mascotte
et d’homme à tout faire, ensuite comme un véritable potentiel.
Mélanie et Hubert. Hubert et Mélanie. Le duo gagnant des prochaines années.
Le détective privé avait choisi de se concentrer sur la personnalité du disparu. Il lui fallait découvrir qui
était Corentin Thomas au-delà du personnage médiatisé par le fait divers, sanctifié par son épouse et
idéalisé par ses salariés. Philippe Garnier s’était longuement penché sur l’histoire personnelle de ce chef
d’entreprise. Il avait collecté des informations sensibles, des données confidentielles, des ragots
croustillants et des souvenirs incertains. La photographie commençait à prendre forme mais il voulait
confronter ses déductions avec l’intuition de son équipe préférée.
Philippe Garnier les convoqua dans son bureau, verrouilla la salle en mode « confidences » puis
commença la session.
– Mélanie, Hubert, je voudrais vous brosser le tableau de qui fut Corentin Thomas. Vous avez rassemblé
des pièces du dossier qui vous permettent à présent d’apercevoir les contours apparents de ce personnage.
Je vous demande d’intervenir dans ma présentation dès que nos perceptions diffèrent trop. Le débat est
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essentiel dans notre métier tant qu’il ne tourne pas à la polémique.
– Allez-y patron, conclut Hubert.
– Je me lance. Corentin Thomas était un brillant chef de marché dans une prestigieuse agence de
marketing quand il a décidé de tout laisser tomber. Selon mes sources, il avait une relation très sérieuse
avec une certaine Marjorie Delahaye, son amour de jeunesse semble-t-il. Cette dernière l’a plaqué
quelques semaines avant qu’il ne change d’orientation de carrière. Personne ne connaît la raison de cette
rupture sauf que tous s’accordent à la décrire comme brutale.
Il est progressivement entré en dépression. Son travail s’en est ressenti. Il s’est enfermé sur lui-même
jusqu’au jour où il ne s’est pas présenté au bureau, préférant fuir ses réalités. On entre dans la légende de
la rencontre avec Caroline Damberg. Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre dans un train à grande
vitesse entre Lyon et Nice lors de cette fameuse journée où Corentin Thomas a fait défection.
Ensuite tout s’est accéléré. Les deux tourtereaux se sont installés chez la jeune femme puis Corentin
Thomas a obtenu un emploi de vendeur dans une galerie d’art niçoise qu’il a gardé le temps que Caroline
Damberg termine ses études aux Beaux Arts. Ils se sont fiancés puis mariés l’année suivant leur
installation. De cette union sont nés quatre enfants prénommés Alexandra, Aurélie, Baptiste et Julien.
C’est un vrai conte de fées sur le plan personnel. Il y a eu des rumeurs au sujet d’une liaison entre le mari
et une actrice de cinéma mais elles ont été créées de toutes pièces par un magazine à sensation lors de la
première enquête.
Du côté de la sphère professionnelle, Caroline Damberg et Corentin Thomas ont fondé une entreprise de
vente d’art moderne sur la base d’une première galerie achetée par le couple dans le centre de Nice. Leur
société a très rapidement prospéré grâce aux qualités de vendeuse de l’épouse et aux dons de marketeur
de l’époux.
En résumé, il semblerait que Caroline Damberg portait la culotte dans le couple et que Corentin Thomas
jouait le rôle du bon chien fidèle. Cette situation convenait bien aux deux époux, chacun étant heureux
dans son rôle de maître ou d’esclave.
Pendant tout son exposé, Philippe Garnier n’avait subi aucune objection. Il n’en était pas étonné. La vie
de Corentin Thomas ressemblait à celle de nombreux dirigeants qui avaient construit leur affaire avec une
femme riche et volontaire. Dans sa carrière de détective privé, il en avait côtoyé des maîtresses femmes
comme Caroline Damberg. Le plus souvent, elles tenaient leur mari par l’argent, le statut social et surtout
la peur de perdre des avantages durement acquis. Les plus manipulatrices d’entre-elles permettaient à leur
mari d’entretenir des liaisons parallèles mais secrètes. Les plus rigides, à l’instar de Caroline Damberg,
cantonnaient leur époux au rôle de faire-valoir et de père de famille. En général ce dernier capitulait très
vite, ne quittant pas la niche.
– Maintenant que vous avez ce tableau sous les yeux, mettez-vous dans la peau de Corentin Thomas.
Imaginez qu’il souhaite renverser son destin. Que ferait-il ?
– Il se tirerait une balle dans la tête, répondit Hubert Boulon de la Visse. Je sais que son corps n’a jamais
été retrouvé mais l’hypothèse du suicide a été largement évoquée durant l’enquête, en particulier par les
forces de police.
– Il s’enfuirait très loin, changerait d’identité voire de visage, dit Mélanie Royer. Je ne crois pas en une
issue aussi fatale que mettre fin à ses jours. De plus, il a déjà montré sa propension à la fuite lors de sa
précédente relation avec Marjorie Delahaye dont il était aussi le toutou.
– Nous continuerons à étudier la piste de la mort. Elle limite nos recherches à retrouver le corps, se
confondant ainsi avec la thèse criminelle dont l’issue est similaire. Revenons un instant à l’option de la
fuite. D’après vous, mes deux fins limiers, qui devrions nous interroger en premier ?
– Marjorie Delahaye a déjà été questionnée par les policiers et les investigateurs privés, précisa Hubert.
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Elle a toujours livré la même version selon laquelle elle n’entretenait plus aucun contact avec Corentin
Thomas depuis leur rupture.
– Pourtant vous citez son nom.
– Mon intuition me pousse à étudier cette voie, rétorqua le jeune homme.
– Vous êtes bien silencieuse, Mélanie. Qu’en pensez-vous ?
– Je pense la même chose qu’Hubert, répondit l’assistante. Je ne saurais expliquer les raisons qui me
poussent dans ce sens.
– Je suis d’accord avec vous deux. Je crois que Corentin Thomas ne pouvait que se retourner vers la seule
personne qui échappait au contrôle de sa femme. Marjorie Delahaye l’avait certes largué sans grande
diplomatie mais elle l’avait aimé. De plus elle n’avait pas daigné assister au mariage de son ancien
fiancé. Il y a certainement une explication logique à cette absence. N’oublions pas que ces deux-là ont
connu le grand amour dès leur adolescence ce qui crée des liens, forcément.
La suite des opérations ne fut qu’une formalité. Philippe Garnier demanda à Mélanie Royer de retrouver
Marjorie Delahaye et de lui obtenir un rendez-vous avec elle en toute discrétion. Quant à Hubert Boulon
de la Visse il devrait fouiller dans les poubelles informatiques personnelles et professionnelles du disparu
afin de retrouver toute trace d’une éventuelle communication avec Marjorie Delahaye ou un tiers s’en
approchant de près ou de loin. Pour sa part il continuerait à interroger le réseau professionnel de Corentin
Thomas.
Le détective privé pensait que le disparu avait organisé sa fuite mais qu’il ne pouvait pas dégager des
moyens financiers hors de sa cage dorée. Sa compagnie, appelée Damberg et Thomas, appartenait à
quatre-vingt dix pour cent à son épouse via des participations croisées avec sa famille. De plus, sa fortune
personnelle, évaluée à plusieurs millions de dollars, était bloquée sur des comptes européens contrôlés par
sa femme.
Philippe Garnier avait vérifié depuis le début les mouvements sur ces comptes : il n’y en avait eu aucun,
même pas un petit retrait d’espèce. Cette vérification avait eu le mérite de forger la conviction du
détective privé. Dès le premier jour de la disparition de Corentin Thomas, ses comptes avaient été
immédiatement bloqués par Caroline Damberg. Cet acte de contrôle absolu ne pouvait s’expliquer que
d’une seule façon : l’épouse croyait dur comme fer que son époux s’était fait la malle. Elle faisait depuis
tout ce qui était en son pouvoir pour lui rendre cette tache difficile. Cette conclusion s’accordait
parfaitement avec la nouvelle investigation qu’avait ouverte Caroline Damberg chez Pinkerton et les
moyens quasi illimités qu’elle fournissait au détective privé. La maîtresse de maison exigeait que son
fidèle chien revienne à la niche.
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Chapitre Quatre: Hubert Boulon de la Visse
Hubert Boulon de la Visse avait déployé des trésors d’ingéniosité pour accéder aux messages émis ou
reçus par Corentin Thomas les douze mois précédant sa disparition. L’apprenti-détective savait que dans
son métier efficacité et discrétion allaient de pair et qu’une source n’était jamais aussi productive que
quand elle était gardée secrète. Il avait de très bonnes connaissances en informatique mais pas au point de
reconstituer des archives depuis longtemps détruites par les fournisseurs d’accès et de messagerie.
Heureusement, Hubert connaissait du beau monde dans la communauté des pirates de données
numériques en tout genre. Ce réseau relationnel lui servait depuis longtemps pour contourner quelques
lois ou éviter de trop longues procédures administratives. Il n’avait pas fallu plus de trois jours pour
récupérer les messages du disparu puis les analyser à l’aide d’un programme acquis sous le manteau
d’une façon pas vraiment légale.
Ce travail de fourmi avait fini par payer. Il lui incombait désormais d’en présenter les résultats à son chef.
Hubert décida de prendre rendez-vous avec Philippe Garnier dans un lieu sécurisé, ailleurs que chez
Pinkerton.
— Vous êtes bien mystérieux, jeune homme, ironisa Philippe Garnier. Mon bureau à l’agence offre
pourtant assez de garanties contre les oreilles indiscrètes.
— Vous allez rapidement comprendre la raison de mon inquiétude, répondit Hubert Boulon de la Visse. Je
vais vous raconter une petite histoire que m’ont inspirés les échanges entre Corentin Thomas et Marjorie
Delahaye. Quelques mois avant sa disparition, Corentin Thomas a repris contact avec Marjorie Delahaye,
de façon virtuelle via un forum de discussions. Il a utilisé un compte secret sous un patronyme fictif. Je ne
sais pas comment il a retrouvé la trace numérique de son ancienne fiancée mais ce qui importe vraiment
c’est qu’ils ont réussi à se parler de nouveau. Ce qui est encore plus symptomatique réside dans l’usage
qu’il a fait de terminaux mobiles non enregistrés. Il s’est comporté comme quelqu’un qui craignait
d’être suivi ou tracé. Cette apparente paranoïa était malheureusement justifiée. Je vous expliquerai
pourquoi un peu plus tard. Marjorie Delahaye lui a expliqué pourquoi elle n’était pas venue à son
mariage. Je vous livre la version courte : Caroline Damberg a fait pression sur elle pour la sortir du
paysage. Elle est même allée jusqu’à lui proposer de l’argent, ce que Marjorie Delahaye s’est empressée
d’accepter.
— Je ne vois là qu’une épouse jalouse du premier grand amour de son mari, objecta Philippe Garnier. Il
n’y a rien de nouveau sous le soleil. Cette hypothèse est un classique de notre métier.
— J’en suis conscient, rétorqua le jeune apprenti-détective. Ce qui est moins courant réside dans le fait que
depuis lors Caroline Damberg a placé sa rivale sous surveillance privée. Devinez quelle société s’occupe
de cette mission !
— Pinkerton je suppose, avoua Philippe Garnier.
— Vous ne croyez pas si bien dire, triompha Hubert Boulon de la Visse. Depuis des années, Marjorie
Delahaye ne peut pas faire un pas sans être filmée, photographiée, enregistrée, analysée et disséquée telle
une vulgaire souris de laboratoire dans une expérience historique. Il en va de même pour ses actes
numériques. Vous ne me demandez donc pas comment je sais tout cela ? ajouta-t-il.
— Comment savez-vous tout cela ? répondit son mentor.
— J’ai repéré un traceur sur les messages de Marjorie Delahaye. J’ai remonté la piste pour en isoler la
source et identifier qui se cachait derrière ce dispositif. Ensuite, il ne restait plus qu’à pirater le serveur de
notre employeur préféré. Mon pirate numérique a utilisé mes accès pour rentrer dans le système de
Pinkerton et l’a ensuite contaminé avec un virus de son cru.
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— Je suppose également que vous avez récupéré tout le dossier de Marjorie Delahaye chez Pinkerton,
déduit Philippe Garnier.
— Je suis allé plus loin, confessa Hubert Boulon de la Visse. J’ai aussi copié le vôtre.
Philippe Garnier en apprit plus ce soir là sur le fonctionnement de son entreprise que durant les années
passées. Pinkerton le surveillait, à la demande de Caroline Damberg, dans une sorte d’enquête interne,
afin de tracer ses progrès et de mieux le contrôler. Hubert Boulon de la Visse était remonté jusqu’au jour
où les plus hautes autorités de l’agence avait décidé de lui confier cette investigation. Ce n’était donc pas
uniquement pour ses compétences d’enquêteur qu’il avait été choisi mais plutôt parce qu’il constituait le
pigeon idéal dans une affaire plus complexe qu’il n’y paraissait. Caroline Damberg l’avait endormi en
lui faisant croire qu’il avait été chaudement recommandé par un de ses supérieurs. Il représentait le fil
d’une pelote menant à Corentin Thomas.
Chapitre Cinq: Marjorie Delahaye
Mélanie Royer n’avait pas chômé. Retrouver Marjorie Delahaye représentait une mission habituelle dans
le métier d’assistante d’un détective privé mais dans ce cas particulier elle devait prendre toutes les
précautions nécessaires pour ne pas voir s’envoler l’oiseau sur la branche. Le cas restait sensible.
D’abord parce que l’ancienne fiancée de Corentin Thomas avait déserté le mariage du premier amour de
sa vie. Peut-être ne souhaitait-elle plus entendre parler de lui ou que le souvenir douloureux de sa
disparition pouvait ouvrir des plaies pas encore cicatrisées. L’autre raison à cette discrétion s’appelait
Caroline Damberg. L’épouse légitime ne devait pas forcément apprécier l’existence de cette ancienne
amoureuse de son époux disparu. De plus, elle était leur cliente, disposant de considérables moyens
doublés d’un réseau d’influence élevée allant même jusqu’aux plus hautes strates de la société
Pinkerton. Mélanie Royer devait donc ménager la chèvre et le chou.
Elle avait réussi sur toute la ligne. Philippe Garnier et Marjorie Delahaye se rencontreraient dans un
endroit secret et sécurisé à l’abri des oreilles indiscrètes. Caroline Damberg n’en saurait rien. Aucune
trace apparente ne pourrait lui mettre la puce à l’oreille. Le jour prévu Mélanie Royer récupéra Marjorie
Delahaye à la Gare de L’Est. Les deux femmes se dirigèrent vers un petit magasin de vêtements féminins
comme de bonnes copines en frénésie d’emplettes. Une fois à l’intérieur, elles choisirent chacune un
ensemble puis investirent la cabine d’essayage. Ce fut la dernière fois qu’on les vit dans les parages. Cet
astucieux stratagème était rodé depuis longtemps.
Deux heures plus tard, dans une petite ville picarde, elles louèrent une chambre pour deux dans un petit
hôtel sans relief, en se faisant passer pour la mère et la fille. Mélanie Royer procéda aux vérifications
d’usage munie d’un appareillage miniature de détection des mouchards et autres puces électroniques.
Elle continua dans le même souci de discrétion, avec le dispositif de brouillage conçu pour éloigner
d’éventuels auditeurs impolis qui se seraient invités à la fête sans avoir reçu au préalable le sésame
adéquat. Une fois la pièce sécurisée, Mélanie Royer envoya un petit hiéroglyphe à son chef par le biais de
la ligne électrique. Ce moyen de communication exotique provenait du cerveau créatif de Philippe
Garnier. Il pensait que le tout numérique avait comme essentielle faiblesse l’alimentation électrique des
bâtisses d’antan. Le détective privé avait alors conçu un petit logiciel, une sorte de sémaphore miniature
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capable de décliner les volts et les watts en signaux encryptés que seul un récepteur agréé pouvait
décoder. Seuls son équipe et lui-même bénéficiaient de ce génial outil.
Quelqu’un frappa à la porte. Mélanie Royer vérifia si c’était bien Philippe Garnier comme convenu.
Celui-ci entra dans la chambre, salua les deux occupantes puis déposa sa veste sur la patère. Une fois les
habituelles formules d’introduction dûment effectuées, il démarra son entretien avec Marjorie Delahaye,
sans prendre de gants.
— Madame Delahaye, nous avons besoin d’en savoir plus sur Corentin Thomas et sa disparition. Si vous
êtes au courant de quoi que ce soit mais que vous ayez promis de ne pas trahir sa situation actuelle ou les
motifs de son départ, je ne vous obligerais en rien. Je souhaite simplement en savoir plus. Cette affaire
comporte des volets qui me concernent personnellement. J’aimerais en comprendre les tenants et les
aboutissants. Ma première question est simple : pourquoi n’êtes vous pas venu à son mariage et avez
rompu tout contact avec lui ?
— Ma réponse tient en une phrase : Caroline Damberg m’a menacé des foudres de l’Enfer si jamais je
croisais ne serait-ce que le regard de mon ancien fiancé.
— Malgré tout ce que vous aviez vécu depuis votre plus tendre adolescence, vous avez obéi à cet ordre ?
— Sachez, monsieur, que je n’aimais déjà plus Corentin quand je l’ai quitté. Je dirais même que je l’avais
en horreur pour ce qu’il représentait à mes yeux : un petit garçon qui prenait sa fiancée pour une maman.
Je cherchais à établir ma vie sur une base d’égalité avec un homme, un vrai. De surcroît, Caroline
Damberg a mis les moyens pour me persuader de ne pas insister. Elle a manié le bâton et la carotte. Je ne
souhaite pas rentrer dans les détails. J’ai pris l’argent qu’elle me proposait, une somme conséquente,
puis j’ai déménagé le plus loin possible de cette folle furieuse.
— Corentin Thomas a-t-il essayé de vous contacter malgré votre départ ?
— Je n’en ai pas souvenir. De toute façon cela lui était impossible. J’ai effacé mes traces le mieux que
j’ai pu. Je vis désormais sous mon nom de femme mariée. D’ailleurs, jamais mon époux n’a su pour
Corentin et moi.
— Pourtant, Mélanie Royer vous l’a certainement dit, vous n’avez cessé d’être sous surveillance toutes
ces années par une équipe de détectives privés.
— Je m’en suis aperçue au début de ma fuite puis les signes de leur présence se sont estompés. J’ai alors
pensé que le cauchemar était terminé. Quand l’affaire a éclaté dans la presse, j’ai de nouveau fait
attention à mon environnement, au cas où Caroline Damberg m’ait soupçonné d’être mêlée à cette
disparition.
— Pensez-vous que Corentin Thomas ait réellement fui sa femme ?
— Sans aucun doute. Vues les pratiques autoritaires de son tyran domestique, je pense qu’il a fini par
penser que son salut résidait dans la fuite. Corentin n’est certes pas courageux mais il est ingénieux et
cache bien son jeu. Je suppose qu’avec l’âge il a évalué les limites de sa cage dorée et a jugé nécessaire
de s’en évader en silence pendant que son cerbère dormait.
— Vous a-t-il contacté ?
— Je ne pourrais vous mentir puisque vous avez réussi à me retrouver. Il m’a fait passer des messages par
le biais d’un forum de discussions dédié à l’art culinaire. D’abord sous un pseudonyme dans le but
premier de qualifier si j’étais la bonne personne. Ensuite il s’est découvert à mots cachés et nous avons
tenu une correspondance secrète.
— Que voulait-il exactement ?
— Visiblement, il cherchait à élargir les limites de sa cellule de luxe en se permettant de converser avec la
bannie de service.
— J’en déduis qu’il a voulu en obtenir plus de votre part.
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— Vous ne croyez pas si bien dire. Corentin m’a ressassé le passé, nos amours de jeunes adolescents et
notre vie commune d’antan. Il s’est cru revenu à cette époque heureuse pour lui. Quand Corentin m’a
demandé de me revoir j’ai flairé les ennuis. Je l’ai éconduit violemment. Il a tenté de revenir à la charge
alors j’ai été forcée de lui fermer la porte de manière brutale. Depuis je n’ai plus de nouvelles.
— Il ne vous a pas donné signe de vie après sa disparition ? Par exemple, un petit cadeau anonyme pour
vous rassurer sur le fait qu’il soit encore vivant.
— Sachez bien que j’ai de la compassion pour Corentin même si je pense qu’il a mérité la vie que lui a
infligée sa mante religieuse conjugale. Je ne vous en dirais pas plus à ce stade.
— Je n’en attendais pas moins de votre part. C’est tout à vôtre honneur. Notre entretien est terminé.
Mélanie Royer va vous raccompagner chez vous en toute discrétion. Je vous remercie madame Delahaye.
Philippe Garnier quitta la pièce de la même manière qu’il y était entré. Dans son esprit il ne subsistait
plus aucun doute sur la disparition de Corentin Thomas. La dernière répartie de Marjorie Delahaye avait
tout de l’aveu déguisé. Elle n’en savait pas plus mais elle a probablement reçue un message secret, une
sorte d’adieu romantique de la part de son ancien amoureux. Des Corentin Thomas il en avait vu passer.
Ce qui les définissait invariablement c’était un goût prononcé de la mise en scène. Ils devaient toujours
avoir le dernier mot comme s’ils étaient dans un film dramatique où le héros envoie des fleurs à l’élue de
son cœur avant de s’engager dans la légion étrangère.
Cette piste était dorénavant inutile. Il s’avérerait dangereux de continuer à poursuivre plus avant avec
Marjorie Delahaye. Le danger concernait d’ailleurs cette dernière qui pourrait voir Caroline Damberg
ajouter à la surveillance des mesures drastiques voire radicales. Philippe Garnier ne nourrissait aucune
compassion pour Marjorie Delahaye mais son éducation bourgeoise et son passé policier lui interdisaient
d’attenter à la sécurité d’une personne qui ne lui avait rien fait de mal. Il savait que ce trait de caractère
constituait sa limite dans le monde impitoyable des détectives privés.
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Chapitre Six: Gorge Profonde
Après cette intéressante entrevue avec Marjorie Delahaye, Philippe Garnier décida de concentrer ses
ressources sur l’enquête initiale. Il lui fallait savoir, autant dans la police officielle que chez les
investigateurs privés, qui était susceptible de lui en apprendre plus. Mélanie Royer s’occuperait des
policiers, Hubert Boulon de la Visse verrouillerait Pinkerton, enfin il trouverait par lui-même qui chez ses
confrères parisiens d’une autre officine accepterait de lui fournir quelques informations.
Un soir, alors qu’il rentrait tranquillement chez lui, un vagabond l’accosta dans la rue.
— Une petite pièce pour manger, monseigneur, lui dit l’importun.
— Qu’est-ce qui me garantit que tu ne vas pas la boire ? répliqua le détective.
— Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, conclut le clochard en lui collant dans les mains un magazine
édité par les associations caritatives. Voilà de la lecture saine et éducative. Donnez-moi des sous
maintenant !
Philippe Garnier était un bon citoyen. Il pensait que laisser des gens dans la rue sans de quoi manger et se
vêtir constituait le pire crime de la part d’une société supposément civilisée. Il tendit un billet de cinq
dollars au crasseux personnage.
— Lisez notre journal, lui dit ce dernier tout en le remerciant en joignant les deux mains à la manière
bouddhiste. Notre horoscope vous intéressera particulièrement. Il contient des prédictions que vous
jugerez fort à-propos sur vos amours futurs, votre ascension professionnelle et votre bonne fortune.
Jamais il ne se trompe, croyez-moi sur parole !
— Je vais vous écouter une fois que je serais arrivé chez moi, promit Philippe Garnier. Prenez bien soin de
vous !
— Demain est un autre jour, scanda le vagabond avec cet air mystérieux des prophètes avinés.
Sur ces dernières considérations philosophiques les deux hommes prirent congé. Philippe Garnier
continua sa route en direction de son appartement dans le cœur de la capitale. Une fois dans ses pénates, le
détective privé laissa place à l’homme de goût non sans avoir au préalable mis en œuvre le dispositif de
brouillage et vérifié qu’aucune oreille indiscrète ne traînait en ces lieux. Il ouvrit une bonne bouteille de
vin rouge, un de ces crus classés qu’il tenait d’un ami et dont il raffolait, puis s’en servit un verre. Il
sortit de son armoire thermique un plat préparé à base de mouton puis le mit dans le cuiseur automatique
qu’il programma sur vingt minutes.
Philippe Garnier avait enfin le temps de déguster son nectar bourguignon, assis dans son sofa. Il se
remémora sa journée en quelques instants : elle avait été plutôt classique entre conversations avec des
confrères au mutisme suspicieux, analyse des données fournies par son duo de choc, réponses aux
questions de sa cliente sur l’avancement de l’enquête et rédaction d’un rapport à destination de sa
hiérarchie. Deux tiers de travail et un tiers de politique.
Après cette séquence récapitulative il décida de se changer les idées. Les programmes audiovisuels ne
faisaient que lui rappeler la tristesse du monde dans lequel il vivait aussi choisit-il de lire son horoscope
dans la feuille de chou qui lui avait coûté cinq dollars. Comme tout humain normalement constitué
Philippe Garnier centra d’abord son attention sur son propre signe astrologique, le lion, et lut d’un œil
attentif ce que le devin de service prédisait.
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« Vous recherchez une personne partie depuis quelque temps et dont nul ne sait ce qu’elle est devenue.
Le signe du scorpion est haut dans votre ciel. Il menace à tout instant de vous fondre dessus. Le signe du
cancer domine votre quête mais votre ascendant capricorne vous protège de son futur courroux. Vous
allez découvrir vraiment qui vous êtes, vaincre scorpion et cancer. »
Cette prédiction semblait vraiment étrange. Philippe Garnier en était à ce stade de la réflexion quand son
téléphone sonna. Il décrocha rapidement, en se demandant qui pouvait le déranger à cette heure.
— Reculez de trois pages, ordonna une voix métallique.
— Qui me parle ? demanda le détective à une voix métallique, probablement un message enregistré à
l’avance.
— Quatrième ligne, poursuivit son interlocuteur artificiel avant de raccrocher.
Philippe Garnier s’exécuta. Il tourna les pages de son journal miteux et regarda attentivement la position
demandée. Devant ses yeux hébétés se dressait une série de chiffres, en plein milieu d’un laïus mal écrit
au sujet des pauvres enfants abandonnés dans les pays riches. Le détective mémorisa les chiffres ainsi que
le texte de la prédiction puis passa le journal au désintégrateur domestique. Il lui fallait désormais percer
cette nouvelle énigme qui dans son esprit avait un lien évident avec son enquête actuelle. Philippe Garnier
se versa un autre verre de vin avant de mobiliser ses petites cellules grises.
Le surlendemain, très tôt dans la matinée Philippe Garnier prit sa voiture. Il se dirigea vers le centre
d’affaires de Paris Ouest, ayant compris que les chiffres mystérieux correspondaient en réalité à des
coordonnées d’espace et de temps. Un lieu et une date de rendez-vous c’était ce que ce journal contenait.
Le détective privé avait reconnu là une des astuces propres à son métier, de celles qui permettent de
conserver l’anonymat de ses sources. Quelqu’un voulait donc lui parler et savait qu’il était, lui le
membre de l’élite de Pinkerton, sous l’étroite surveillance des représentants de sa propre entreprise. Il
avait donc en face de lui une personne avertie et fort bien renseignée sur les us et coutumes des polices
privées ou des agences de renseignement.
Philippe Garnier gara son véhicule dans un parking public puis marcha en direction de la position exacte
indiquée dans le message. Son téléphone mobile comportait dans ses outils de base une boussole
numérique, en plus des nombreux gadgets qu’il avait ajouté comme ce brouilleur de position qu’il
utilisait actuellement pour dérouter d’éventuels poursuivants. Il s’engagea dans un couloir de service,
tourna sur la droite et ouvrit une porte supposée réservée au personnel d’entretien. Le détective privé ne
manifesta aucun étonnement quand il constata que cette issue n’était pas verrouillée. Après un dédale
d’allées toutes plus étroites les unes que les autres et au bout de quelques portes, il arriva dans un local
volumineux parsemé d’appareils de ventilation et de machines électriques.
Philippe Garnier s’arrêta quand son navigateur lui indiqua qu’il avait exactement atteint sa destination.
— Vous êtes ponctuel, fidèle à votre réputation, dit une voix venue de nulle part.
— Je ne vous ferai pas l’injure de vous demander qui vous représentez, répondit Philippe.
— Vous avez bien raison. Allons à l’essentiel. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Comme vous devez
vous en douter, je vais vous donner quelques informations confidentielles sur l’affaire Corentin Thomas.
D’abord, mais vous l’aviez certainement constaté, vous faites l’objet d’une surveillance étroite ordonnée
par Caroline Damberg et réalisée par des investigateurs privés issus de votre propre employeur. Mélanie
Royer et Hubert Boulon de la Visse sont également dans leur collimateur.
Ensuite, Marjorie Delahaye ne vous apprendra rien de plus que ce qu’elle a déjà dit par le passé. Elle a
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été menacée des pires représailles au cas improbable où elle aiderait le disparu à effacer encore plus ses
traces ou à se construire une nouvelle vie loin de sa tentaculaire épouse.
Enfin, Corentin Thomas a planifié sa fuite depuis bon nombre d’années. Il a évité de laisser traîner des
indices qui permettraient aux enquêteurs de remonter sa piste.
— Je ne vois rien de nouveau dans ce que vous énoncez, répliqua Philippe Garnier qui n’était pas enclin à
de longs préliminaires.
— Il est temps de reprendre les fondamentaux de toute enquête criminelle. La question de départ se
formule simplement : « à qui profite le crime ? »
Philippe Garnier ne pouvait que valider cette approche. Il avait ressassé cette question à maintes reprises
mais n’avait jamais trouvé de réponse évidente. Caroline Damberg détenait la majorité du capital et des
droits de vote de leur entreprise d’art. De plus, elle disposait d’un réseau nettement supérieur à celui de
son mari et surtout elle avait besoin de lui pour ses grandes compétences en matière de marketing et de
communication. Enfin, malgré les apparences, elle aimait profondément son époux même si son amour
relevait plus de la domination que de la passion romantique. Pour toutes ses raisons, Philippe Garnier
avait écarté l’épouse de la liste des suspects.
— Caroline Damberg n’a pas d’amant, à ma connaissance, répondit le détective privé. Qui voudrait se
débarrasser de Corentin Thomas, un homme qui n’était rien avant de rencontrer sa femme ?
— Ce n’est pas un crime ordinaire, si on admet que Corentin Thomas est encore vivant, rétorqua son
anonyme interlocuteur. Sa subtilité réside dans le fait que personne ne sait où il est et s’il est toujours en
vie. La véritable cible n’est donc pas le disparu mais plutôt son épouse. C’est dans ce sens qu’il vous
faut orienter vos recherches.
— Admettons que je souscrive à votre théorie. Quelles sont ces informations confidentielles dont vous
vouliez me faire part et pour lesquelles j’ai accepté de me soumettre à ce jeu de piste ?
— Je vais vous les donner. Ne soyez pas aussi impatient ! Avant ces révélations, je me dois de vous
conseiller sur les impasses dans lesquelles vous pourriez épuiser vos ressources.
Je commence par Pinkerton. Que vous soyez surveillés par vos collègues à la demande de Caroline
Damberg n’est pas vraiment important. Prenez-le comme un élément de contexte. La riche épouse a
choisi l’option ceinture et bretelles pour s’assurer de ne pas se faire doubler par un investigateur certes
doué mais forcément corruptible. La dame n’a pas une haute opinion des hommes et encore moins de
ceux de votre profession. Il suffit simplement de déployer des contre-mesures à leur opération de
surveillance tout en leur laissant croire qu’ils ne sont pas démasqués.
Je poursuis avec la compagnie Damberg et Thomas. En cas de disparition des deux époux, ce sont leurs
enfants Alexandra, Aurélie, Baptiste et Julien qui héritent de la majorité des actions. Ils sont trop jeunes
pour régir l’entreprise. Dans ce cas précis la gouvernance serait confiée à l’actuel secrétaire général
Charles-Amédée Damberg, le propre cousin de la fondatrice. Vous pouvez enquêter sur lui mais ce sera
pour la forme car il n’a pas le profil adéquat pour orchestrer une manipulation aussi brillante. Par contre,
sachez que c’est un faible. Sous sa direction je ne donne pas un an à cette firme pour être rachetée par des
investisseurs bien renseignés.
— Si je comprends bien, résuma Philippe Garnier, les motivations de ce crime ne sont ni d’ordre
passionnel ni régies par un intérêt économique. Il ne reste que la vengeance comme mobile plausible. Si
cette hypothèse tient la route il me faut fouiller plus profondément dans le passé de Caroline Damberg et
déterrer des cadavres liés à son histoire personnelle.
— Vous avez tout compris, conclut son informateur mystérieux.
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A cette étape de la conversation, le détective privé savait qu’il ne fallait pas prolonger dans des
considérations théoriques. Il devait obtenir ces fameuses informations confidentielles que promettait
depuis le début son interlocuteur anonyme. Philippe Garnier décida de reprendre les rennes.
— J’ai bien aimé cette séance de réflexion entre passionnés de criminologie, commença-t-il, mais je n’ai
encore rien entendu de confidentiel ou d’extraordinaire. J’avoue que je suis un peu déçu. Cette montagne
accouche d’une souris. Je vais prendre en compte vos thèses et les divers conseils avisés que vous
m’avez prodigués cependant je n’ai pas vraiment de matière pour infléchir la trajectoire de mon enquête.
— Vous parlez bien et j’apprécie que vous mettiez les formes pour me signifier votre impatience, ironisa
son informateur. A votre place j’en ferais de même. Je vous donne une seule et unique information
aujourd’hui mais elle vaut de l’or : Caroline Damberg et Corentin Thomas n’ont pas fondé la compagnie
à deux. A l’origine ils étaient trois associés, embarqués dans un petit projet de galerie d’art qui est
devenu la réussite que l’on connaît. Le troisième larron a été débarqué en cours de route et effacé des
tablettes. Pour le reste je vous fais confiance. Vous saurez bien reconstituer l’intégralité du puzzle et
déduire du mobile la construction du crime. Je dois vous laisser à présent. Je vous recontacterai quand je
le jugerai nécessaire.
Philippe Garnier comprit qu’il ne pourrait plus rien tirer de cet entretien. Il revint à sa voiture dans le
même souci de précautions qu’à l’aller et décida de convoquer son duo de choc pour une conférence au
sommet dans un lieu sécurisé.
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Chapitre Sept: Passé Composé
Philippe Garnier ouvrit la porte de sa chambre d’hôtel dans un complexe géant conçu pour les amours
fugaces, les relations extra-conjugales et les représentants de commerce. Il procéda aux vérifications
d’usage à l’aide de son dispositif dédié aux oreilles indiscrètes puis activa le brouillage électronique. Il se
remémora sa journée en attendant l’arrivée de son équipe favorite d’enquêteurs privés : après la
passionnante conversation avec son informateur anonyme, qu’il avait décidé d’appeler Gorge Profonde
en hommage à la célèbre affaire du Watergate, il s’était rendu dans son bureau et avait réfléchi à une
stratégie alternative.
Les nouvelles informations dont il disposait ne remettaient pas en cause les précédentes recherches qu’il
avait conduites avec ses assistants. Il devait seulement réaffecter ses ressources à des sujets différents :
ainsi Hubert Boulon de la Visse serait chargé, en plus de ses efforts pour contrôler la surveillance des
agents de Pinkerton, de creuser le passé de Caroline Damberg sur le plan professionnel.
Les questions étaient simples : comment avait été créée la première galerie d’art et avec quels associés,
au niveau capitalistique comme relationnel ? Mélanie Royer aurait droit à la partie potins et rumeurs. Il
lui fallait recenser toute relation amoureuse ou amicale entre Caroline Damberg avant l’ère Thomas
Corentin et aussi au début de leur relation. En clair, elle devait rechercher l’existence d’une personne qui
aurait été déçue par sa cliente, aux temps héroïques où elle n’était pas encore devenue une riche femme
d’affaires.
Quant à lui, le chef de ce commando de fouineurs, comme l’appelait ses anciens collègues de la police
scientifique, il se réservait la part la plus ardue : affronter Caroline Damberg pour lui faire cracher le
morceau sur ce qu’elle avait fait de mal dans ses premières années de création d’entreprise. Autant dire
qu’il se préparait des moments difficiles.
Hubert Boulon de la Visse arriva le premier. Il avait passé sa journée avec son pirate informatique préféré
à infecter les serveurs de Pinkerton de virus numériques appelés ’Cheval de Troie’, en général dédiés à
l’espionnage des données. Cette invention datait de la fin du vingtième siècle, quand les ordinateurs
étaient reliés entre eux par un réseau encore parcellaire. Depuis, des générations de programmeurs avaient
croisé le fer avec les compagnies de sécurité et les éditeurs de logiciels, pour faire tomber des murailles
de Chine censées protéger la vie privée des honnêtes citoyens contre ces bandits de grand chemin.
Ces batailles épiques tenaient plus de la guérilla ou du combat de rue que de la grande stratégie militaire.
On avait depuis longtemps dépassé la compétition sportive entre un David ingénieur et un Goliath
multinational pour entrer dans un business rentable pour les deux parties, le voleur et le volé. La frontière
était d’autant plus floue entre le bien et le mal que des états supposés démocratiques s’étaient avérés les
pirates du siècle. Ceux qui espionnent leur voisin jusque dans leurs toilettes. Hubert Boulon de la Visse
avait à ce sujet un paquet d’anecdotes qu’il contait très souvent à son auditoire favori : son chef adoré et
la jolie Mélanie Royer.
Philippe Garnier lui concéda donc ce passe-temps en attendant que sa jeune assistante n’arrivât à son
tour.
Mélanie Royer montra le bout de son nez quelques soixante minutes plus tard. Elle avait été retardée par
les hautes instances administratives de Pinkerton qui demandaient toutes les semaines un tas
d’informations inutiles et consommaient du temps des assistantes à vérifier des colonnes de chiffres en
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les comparant à des sommes de lignes dans un tableau carré dont plus personne ne se rappelait le motif
d’origine. C’était le prix à payer pour travailler dans une compagnie américaine aux processus rigides,
aux règles contraignantes parce que cotée en bourse et régie comme les autres par des indicateurs
purement financiers.
Mélanie Royer ne se formalisait pas outre-mesure de cette contrainte régulière. Ce qui la gênait le plus
résidait dans les horaires auxquels l’appelaient les gestionnaires et comptables de la maison-mère.
Pinkerton était une société américaine fondée au temps de cow-boys et longtemps basée à Chicago avant
qu’une société de sécurité suédoise ne les rachète à la fin du vingtième siècle. Cependant, depuis une
trentaine d’années, les investisseurs européens l’avaient revendue à un conglomérat chinois pour des
raisons de rentabilité. Depuis ce rachat et aussi grâce au fond d’investissement de Shanghai, Pinkerton
brillait de nouveau de mille feux, affichant une superbe cotation à la bourse de New-York. Son siège
social restait toutefois discret dans les hauteurs de Manhattan car le management à majorité asiatique ne
voulait pas de publicité intempestive. Tout ceci expliquait ce besoin de contrôle et les horaires tardifs que
subissaient les assistantes des filiales européennes du fait des six heures de décalage entre la côte Est des
États-Unis et le méridien de Greenwich.
L’équipe était enfin au complet. Philippe Garnier résuma la situation avec un minimum de détails, ensuite
il expliqua les consignes à ces deux assistants : ils devraient travailler de concert, plus proches que
d’habitude mais sans éveiller les soupçons. La sécurité ne devait pas refléter une méfiance trop grande
vis-à-vis de Pinkerton afin de les endormir dans leur autosatisfaction.
— J’ai une idée concernant nos collègues indiscrets, lança Hubert Boulon de la Visse. Je propose de les
alimenter d’informations fausses mais réalistes afin de les orienter sur des impasses.
— Des trouvailles de ce genre, rétorqua Philippe Garnier excédé par ce genre de gamineries, amènent en
général les bidouilleurs de service à fréquenter les cimetières plus tôt que prévu par les instances divines.
Si vous tenez à griller notre couverture c’est effectivement la meilleure solution. Nos surveillants sont
certes un peu lourds mais quand même pas stupides au point de tomber dans le panneau aussi facilement.
— Comment comptez-vous aborder la cliente ? demanda Mélanie Royer. Si elle a indisposé un amoureux
transi ou spolié un associé trop naïf, elle ne vous l’avouera pas tout de go.
— Je verrai bien quand l’occasion se présentera. Vous m’organiserez le rendez-vous dans nos locaux,
sous couvert de point exceptionnel. Je pense qu’elle jouera le coup en deux temps : d’abord, elle cachera
son jeu et ne me livrera que des informations de seconde main. Je la laisserai croire qu’elle m’a endormi
avec ses histoires. Nous en profiterons pour la filer discrètement et remonter la piste qui mène à son
passé. Elle sera de facto notre sésame dans le monde secret de ses petites magouilles. Un interrogatoire
serré, même sous l’apparence du meilleur motif, en occurrence la protéger d’un ennemi masqué, ne nous
mènerait à rien. Caroline Damberg s’est forgé, pendant toutes ces années, un personnage fictif de femme
froide et honnête qu’elle ne va pas abandonner aisément. Ainsi est faite la nature humaine. Il serait
illusoire de vouloir la changer.
Le trio se sépara après cette dernière recommandation de Philippe Garnier. Chacun retourna dans ses
pénates, conscient de l’ampleur de la tâche qu’il restait à accomplir. Cette fois-ci il fallait affronter un
adversaire inconnu et caché depuis une quinzaine d’années. L’ampleur de la machination qu’il avait
pilotée prouvait qu’il disposait de moyens importants et qu’il était doté d’une intelligence largement
supérieure à celle des malfrats que les détectives de Pinkerton affrontaient d’habitude. Enfin, élément très
important dans une affaire de ce type, il puisait son énergie criminelle dans une motivation sans failles,
certainement nourrie par le feu de la vengeance.
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Comme convenu Mélanie Royer organisa le rendez-vous entre Caroline Damberg et Philippe Garnier, à
l’agence parisienne de Pinkerton. Le jeudi matin à dix heures précises, la riche femme d’affaires se fit
annoncer par l’assistante du détective privé. Ce dernier la reçut sans tambours ni trompettes et demanda à
Mélanie Royer de prendre les appels sans l’interrompre pendant cet entrevue. Philippe Garnier convia
Caroline Damberg dans son bureau puis activa le dispositif de sécurité à son niveau maximum.
— Je vous en prie, madame Damberg, commença le détective, prenez place et écoutez-moi attentivement.
L’épouse de Corentin Thomas s’assit à la table ronde prévue à cet effet et pourvue de tout le nécessaire
pour accueillir dignement la clientèle huppée de Pinkerton. Elle ne semblait ni intriguée ni inquiète par ce
cérémonial. Mélanie Royer ne lui avait rien indiqué de spécial sur l’objet de cet entretien. Pour la cliente,
c’était donc un point d’avancement dans l’enquête en cours.
— Nous avançons bien dans nos investigations. Il existe aujourd’hui une piste que personne n’avait
étudiée auparavant. C’est la raison de notre entrevue. Je vais certainement vous paraître brutal,
excusez-moi à l’avance. La disparition de votre époux relève de la manipulation à votre encontre. Vous
êtes donc directement visée. Corentin Thomas a été l’arme utilisée pour vous atteindre. Voyez-vous qui
pourrait vous en vouloir de la sorte ?
— Je ne me suis pas fait que des amis dans ma carrière de chef d’entreprise, concéda Caroline Damberg.
De là à faire disparaître mon mari pour se venger de moi, il y a un gouffre.
— Je précise ma question : quelqu’un vous en veut-il suffisamment pour s’attaquer à vous à travers votre
époux ? J’entends par là une personne très motivée par une vengeance savamment préparée depuis des
années et orchestrée de main de maître avec des ressources considérables. Ce quelqu’un serait
probablement un proche ou l’a été dans le passé. Cette personne vous connaît très bien, ainsi que
Corentin Thomas. Enfin, il ou elle agirait dans l’ombre depuis tout ce temps et se serait arrangé pour
effacer son nom des tablettes.
Caroline Damberg commença à montrer des signes d’inquiétude. Elle se versa un verre d’eau gazeuse et
prit d’assaut la coupelle de cacahuètes. Philippe Garnier en déduisit que sa stratégie pouvait s’avérer
payante s’il laissait à la belle entrepreneuse l’illusion de conserver la main sur la réunion. Il décida de ne
pas la presser, de lui donner tout le temps nécessaire à la construction de sa façade. Le détective privé ne
visait pas la vérité sur les turpitudes du couple Damberg et Thomas mais sa manœuvre lui permettrait
peut-être de créer des failles dans l’épaisse muraille que s’était construite la femme d’affaires durant
deux décennies.
— Je n’ai jamais eu d’amant du temps de Corentin, lâcha-t-elle finalement. D’ailleurs, mais je suppose
que vous l’avez vérifié, je suis restée fidèle à mon époux depuis sa disparition. Je tiens à préciser que je
n’ai jamais aimé que lui.
— Partons sur l’axe passionnel, puisque vous m’entraînez dans cette voie, répliqua Philippe Garnier.
Croyez mon expérience : plus de la moitié des cas de ce genre sont le fait de proches qui se sont imaginés
une relation sentimentale qui n’était pas partagée. Il vous faut donc chercher dans vos souvenirs celui ou
celle qui aurait pu nourrir à votre endroit des sentiments moins platoniques qu’il ne vous paraissait à
l’époque. Souvent on imagine une amitié alors que l’autre partie développe une histoire d’amour vouée à
l’échec.
— Je n’ai pas eu d’ami de cet acabit. La seule amitié que j’ai vécue à cette époque était une jeune femme
de ma promotion aux Beaux Arts de l’Université de Nice. Elle s’appelle Marjanna Hansen. Elle semblait
en ces temps fortement attirée par Corentin. Je l’ai même soupçonnée de tenter de le séduire dans mon
dos. De ce fait nous nous sommes brouillées et elle est repartie dans sa Hollande natale où elle a trouvé
chaussure à son pied. Je n’ai plus aucune nouvelle d’elle depuis et je ne cherche pas à en avoir.
— Qu’est ce qui motivait à l’époque vos soupçons à son encontre ?
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— Quand nous avons créé la première galerie, Elle n’avait pas les moyens de rentrer dans le capital
autrement que de manière symbolique. Marjanna a quand même proposé de s’associer avec nous en
prenant le minimum de parts. Elle nous a servi de créatif pour tout ce qui concernait la publicité auprès
des communautés d’affaires et des institutionnels. En ces temps, je savais déjà que j’avais la fibre
commerciale. Je battais le pavé pour ramener des clients. Corentin s’occupait du marketing. A ce titre, il
travaillait beaucoup avec Marjanna. Je me suis alors aperçue qu’ils passaient beaucoup de temps
ensemble tandis que je me déplaçais par monts et par vaux. Cette proximité me gênait. J’en devenais
jalouse et je ne parvenais pas à me raisonner sur ce point. Marjanna profitait plus que moi de la présence
de Corentin alors que ce dernier était mon fiancé.
— Maintenant que tout ceci est derrière vous, que pensez-vous des sentiments réels de votre associée à
l’égard de votre époux ?
— Je crois que j’ai été injuste envers elle. Marjanna n’a jamais tenté de recontacter Corentin après notre
brouille. Elle a coupé les ponts avec nous de manière définitive.
— Croyez-vous qu’elle ait la personnalité adéquate pour monter une sorte de cabale personnelle contre
vous ?
— Quand nous étions étudiantes en art, nous étions dans une relation d’amitié et de concurrence. Marjanna
Hansen est une très belle femme au succès indéniable auprès des hommes. Elle sait ce qu’elle veut et
comment arriver à ses fins. Je suppose qu’elle a épousé un nanti dans son pays et qu’elle a su tisser un
réseau d’influence suffisant pour disposer des ressources nécessaires à ce type de projet criminel.
Néanmoins, je ne pense pas que ces gamineries autour d’une supposée relation avec Corentin soient
devenues la source d’une volonté de vengeance contre moi.
Le reste de l’entretien ne permit pas d’en savoir plus sur le passé de Caroline Damberg. Dans l’esprit de
la femme d’affaires, seule Marjanna Hansen aurait pu nourrir du ressentiment à son égard mais Caroline
Damberg ne pensait pas que ce fût une option réaliste. A aucun moment, malgré les tentatives masquées
de Philippe Garnier, elle n’aborda d’autre hypothèse que l’angle passionnel. Le détective privé en
conclut que, soit elle n’avait spolié personne lors de la création de son entreprise, soit elle pensait n’avoir
rien à se reprocher en la matière ou elle ne souhaitait pas lui ouvrir ses vilains secrets.
Philippe Garnier penchait pour la thèse de la cachotterie. Cela cadrait nettement mieux avec la
personnalité dominatrice et la mauvaise foi de Caroline Damberg. Il en saurait plus dans les prochains
jours grâce à la surveillance électronique qu’avait lancé Hubert Boulon de la Visse sur les
communications de sa cliente et aussi par l’enquête de voisinage qu’effectuait Mélanie Royer. Philippe
Garnier termina l’entrevue avec un point de situation où il négligea de lui parler de son informateur
anonyme. Il noya le poisson quand elle devint plus curieuse, en invoquant ses contacts au sein de la police
et d’autres balivernes qu’elle avala sans broncher.
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Chapitre Huit: Mélanie Royer
Mélanie Royer avait creusé profondément dans le passé de Caroline Damberg. Elle avait d’abord
récupéré tous les noms de ses camarades de promotion aux Beaux Arts de l’Université de Nice puis elle
avait contacté ces anciens étudiants au prix d’un travail de fourmi qui souvent permettait de récolter des
informations inattendues. Pourtant, dans le cas présent, les avis convergeaient tous dans la même
direction : Caroline Damberg était à cette époque lointaine une jeune femme studieuse, enjouée et
dynamique. Elle ne cherchait pas à décrocher le titre de reine de beauté ou de fille la plus populaire mais
s’attachait à réussir ses études et à ne pas tomber dans les poncifs de la jeunesse dorée de la Côte d’Azur.
Caroline Damberg avait fraternisé avec Marjanna Hansen dès sa troisième année, les deux étudiantes
partageant la même passion pour la peinture hyperréaliste, en particulier les artistes américains des années
mille neuf cents soixante dix.
Marjanna Hansen représentait socialement l’antithèse parfaite de Caroline Damberg. Elle était issue
d’une famille pauvre du centre des Pays-Bas, quelque part vers Amersfoort, dans une région coincée
entre les traditions calvinistes et la modernité décadente des villes du Randstad telles qu’Amsterdam ou
Utrecht. Douée en arts plastiques, elle avait entamé un premier cycle d’études supérieures dans son pays
natal avant d’obtenir une bourse de la Communauté Européenne pour étudier en France.
Marjanna Hansen parlait couramment le français, l’anglais et l’allemand. Elle travaillait dans une agence
de voyage pour mettre du beurre dans les épinards. Sa relation avec Caroline Damberg était perçue par
ses pairs étudiants comme plus que fusionnelle : les deux jeunes femmes se comportaient en sœurs et
passaient beaucoup de temps ensemble. Des rumeurs persistantes leur attribuaient une relation intime
même si jamais personne n’en avait eu la preuve.
Autant Marjanna Hansen ne se montrait jamais avec un petit copain en public, autant Caroline Damberg
affichait des amours fugaces avec de jeunes artistes souvent issus d’un milieu social moins favorisé que
le sien. Caroline Damberg refusait la vie facile des filles de bonne famille. Elle clamait volontiers qu’elle
ne terminerait pas femme au foyer mariée avec un notable niçois ou un dirigeant parisien. Elle ne tombait
pas dans les pièges tendus par les séducteurs locaux, ces étudiants en école de commerce ou en faculté de
droit dont le père assurait le train de vie à coups de virements à quatre chiffres. Puis était arrivé Corentin
Thomas.
Le jeune homme était un peu plus âgé qu’elle quand ils s’étaient rencontrés dans une rame de train entre
Lyon et Nice. Ce fut le coup de foudre selon les dires des personnes que Mélanie Royer avait réussi à
faire parler. Caroline Damberg partageait son temps entre la fin de ses études, son ménage avec Corentin
Thomas et son amitié profonde pour Marjanna Hansen. Ce point devint l’angle d’attaque de Mélanie
Royer pour obtenir des informations pas toujours vérifiées mais fort symptomatiques sur la personnalité
réelle de Caroline Damberg.
En première approche, ce n’était pas facile de poser des questions sur une célébrité locale dont la sphère
d’influence était connue de tout le microcosme niçois. La famille Damberg faisait peur. Il suffisait de
citer ce nom et le discours devenait convenu, prenait la forme du politiquement correct que les familles
bourgeoises utilisaient d’habitude pour cacher des cadavres dans le placard. Néanmoins Mélanie Royer
put compter sur sa chance sans même recourir à un trèfle à quatre feuilles : elle rencontra un ancien
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amoureux de Caroline Damberg, un de ces artistes maudits dont le génie ne dépasserait jamais l’enceinte
de son quartier.
Ce musicien méconnu s’appelait Tiburce Dugommeau dans le civil mais persistait à utiliser un
pseudonyme moins ringard, celui de Jonny Lexington, en hommage à une chanson inconnue d’un groupe
alternatif britannique de la fin du vingtième siècle. Mélanie Royer n’avait aucun mal pour convaincre le
sieur Dugommeau de lâcher le morceau. Elle avait seulement fait état de ses relations avec le milieu
musical parisien, en particulier les producteurs de musique de films qui cherchaient des compositeurs
encore vierges de toute approche marchande. En bref, elle lui avait fait croire qu’il pouvait compter sur
elle pour monter à la capitale et commencer une carrière à plus de quarante ans.
Apparemment son stratagème avait fonctionné à merveille car la future star Jonny Lexington se tenait en
face d’elle dans un lobby privé d’un hôtel niçois.
— Jonny, j’aimerais comprendre la teneur réelle des relations entre Caroline Damberg, Corentin Thomas
et Marjanna Hansen, expliqua Mélanie Royer après les politesses d’usage et quelques verres de vodka.
J’enquête sur la disparition de Corentin Thomas. Je dois reconstituer sa vie ainsi que celle de sa femme
depuis leur rencontre. Il demeure cependant des zones d’ombre que je souhaiterais combler. Je vous
rassure : ce que vous me direz restera entre nous. Jamais je ne citerai votre nom.
— Mélanie, je ne crains pas les foudres de la prude Caroline Damberg. Je n’ai rien à perdre dans ma
position. La dame ne s’intéresse pas aux ratés de mon genre. Je mettrais ma main à couper qu’elle ne se
souvient pas de nos amours passées et de nos nuits torrides.
— Quand vous étiez avec Caroline Damberg, comment qualifieriez-vous sa relation avec Marjanna Hansen
? Je vous demande ça pour bien comprendre le personnage avant qu’elle ne rencontre Corentin Thomas.
— Caroline Damberg me prenait tel que j’apparaissais en tant que symbole : un pied de nez à son milieu
social dans une forme de rébellion adolescente, l’illustration de sa volonté de montrer à ses parents
qu’elle n’avait cure de leur avis sur le parcours idéal d’une petite fille rangée. Elle aurait pu prendre des
drogues ou tomber dans l’alcoolisme voire adhérer à une communauté hippie mais ce n’était pas son
style de dégrader son image. Caroline voulait se démarquer de son milieu tout en conservant une image
pure de femme sans défaut.
— Pourtant Jonny, vous représentiez les abus de toutes sortes dans votre posture de musicien rebelle.
— Justement ma chère Mélanie, elle s’affichait comme la princesse charmante avec un ménestrel sorti de
la cour des miracles. Je n’étais pas vilain. La plupart des filles de la faculté me couraient après en quête
de je ne sais quelle sensation forte. Je faisais ce que je voulais de ce troupeau de pucelles bourgeoises qui
échangeaient volontiers l’eau bénite contre des substances hallucinogènes pour terminer invariablement à
l’horizontale dans mon petit lit. Autant dire que j’étais un peu le grand méchant loup pour ces jeunes
filles bien lisses. Ce statut a intéressé Caroline Damberg pour se forger une réputation de dompteuse et de
femme fatale.
Mélanie Royer en avait rencontré des Tiburce Dugommeau pendant sa jeunesse. Elle avait fait partie de
ses jeunes étudiantes rangées qui trouvaient à ces imitations d’artistes toutes les excuses du monde pour
débiter des clichés et collectionner les problèmes. Elle avait aussi pêché par excès de révolte, en ramenant
parfois quelques garçons dans sa chambre d’étudiante pour finir la soirée entre bouteilles de whisky,
cigarettes jamaïcaines et parties de jambes en l’air. Toutefois, elle s’était vite lassée de ces plaisirs
futiles, de ces réveils matinaux où le fier troubadour s’avérait être un vulgaire batracien. Pour cette
raison, elle préférait la compagnie des femmes.
— Jonny, racontez-moi comment Caroline Damberg se comportait avec vous et quel était le rôle de
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Marjanna Hansen dans cette relation. Vous pouvez passer vos exploits sexuels. Je ne travaille pas pour
une feuille de chou en mal de scoop croustillant sur les grands de ce monde.
— C’est très simple. Caroline Damberg me promenait partout comme un toutou en laisse et me tenait non
par le sexe, où elle excellait je l’avoue, mais par le charme venimeux de la mante religieuse. J’étais fou
d’elle. Mes sentiments à son égard dépassaient de loin l’amour raisonné et rentraient dans la catégorie de
la passion fatale. Je me serais coupé les cheveux pour elle, aurais abandonné la musique et serais devenu
banquier chez l’écureuil si elle me l’avait demandé.
— Vous n’êtes pas devenu ce que vous décrivez donc j’en conclus qu’elle vous a pris tel que vous étiez.
— C’est même pire que cela. Elle me défendait de m’assagir et m’encourageait à brûler la chandelle par
les deux bouts.
— Pourtant vous êtes encore vivant. Qu’est ce qui vous a sauvé ?
— Une chose simple, un des sept pêchés capitaux : la gourmandise. Je lui ai proposé une partie à trois avec
Marjanna Hansen. Je suis persuadé que c’était la limite au petit jeu qu’elle s’inventait.
— Que s’est-il passé ?
— Elle a accepté sur le champ, du moins c’est ce qu’elle m’a laissé croire. Elle a seulement fixé des
conditions : je devais louer une suite dans le plus grand hôtel de Nice, faire monter les bouteilles de
champagne et les attendre tout nu dans le lit.
— C’est un peu gros, ne pensez-vous pas ?
— Je n’ai même pas imaginé que ce soit une farce. J’ai procédé exactement comme elle l’avait exigé. A
huit heures ce soir là, un vendredi je m’en souviens encore, elle a frappé à ma porte et je me suis levé
pour lui ouvrir. Marjanna Hansen l’accompagnait. Les deux belles étaient vêtues de leurs plus
clinquantes tenues de soirées. Elles ont bu plusieurs coupes de champagne avec moi en me laissant
dénudé et excité à l’extrême puis elles sont parties sans nulle explication. C’est à ce moment que j’ai
compris que je ne l’amusais plus, qu’elle allait chercher un autre joujou à tourmenter.
Mélanie Royer imagina la scène. D’un côté le rebelle à deux centimes, nu dans une luxueuse suite qui
avait dû lui coûter ses économies, de l’autre côté les deux beautés fatales habillées en princesse et sirotant
leur champagne devant ce crapaud mort d’amour. Elles avaient dû bien rire à contempler la bêtise faite
homme. Il était même fort probable qu’elles avaient encouragé le jeune musicien, par des regards
langoureux et des allusions sexuelles, à fantasmer sur la suite des événements.
Mélanie Royer n’arrivait cependant pas à plaindre Tiburce Dugommeau. Il avait joué avec le feu et
s’était retrouvé en flammes. Ce qui intéressait la jeune femme résidait dans la cruauté planifiée des deux
complices. Manifestement aucune relation de domination n’existait entre elles. On aurait dit des sorcières
jouant avec un gros insecte avant de le jeter vivant dans leur infernale marmite.
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Mélanie Royer décida d’enchaîner sur le sujet principal. Il lui fallait mieux comprendre quel possible trio
formaient Marjanna Hansen et Caroline Damberg avec le romantique Corentin Thomas.
— Revenons à Corentin Thomas. Le connaissiez-vous ?
— Je l’ai rencontré à plusieurs reprises au tout début de son installation à Nice. A chaque fois, le hasard
nous a placés au même endroit au même moment. Je le trouvais plutôt sympathique mais je ne lui
prédisais pas un avenir long et radieux avec Caroline Damberg.
— Pourquoi pensiez-vous ceci ?
— Tout simplement parce qu’il ressemblait à un gentil toutou qui donnait facilement la patte à sa
maîtresse. Dans mon esprit, Caroline Damberg recherchait un tigre à dompter, un animal qu’elle pourrait
être fière d’avoir domestiqué mais qui serait toujours dangereux. Corentin Thomas ne correspondait pas à
ce profil. Je pensais qu’il ennuierait Caroline en moins de six mois. Sur ce point je me suis trompé. Par
contre je ne pense pas que sa vie ait été radieuse à part au début quand elle voulait encore faire illusion et
jouer son rôle de princesse charmante alors qu’en vérité elle était la reine maléfique.
— Comment se comportait Caroline Damberg avec Corentin Thomas, du moins en public ?
— Ils étaient le couple parfait : chaque fois qu’ils apparaissaient quelque part, ils donnaient la même
impression d’un prince héritier avec sa délicieuse fiancée. Les journaux niçois auraient pu vendre
d’énormes tirages avec ces deux-là s’ils avaient été réellement des aristocrates ou de la famille royale de
Monaco. Dans notre microcosme de jeunes et encore plus dans celui des étudiants nantis, ils étaient des
stars incontestables. D’ailleurs Caroline Damberg veillait à ce que ce statut s’amplifie.
— Sortons des chemins balisés de votre expérience personnelle et prenons un peu la route des potins en
tous genres. Quelles étaient les rumeurs à leur sujet ?
— Je n’écoutais pas les rumeurs.
— Un petit effort s’il vous plaît ! Essayez de vous souvenir ce qu’on disait d’eux en ces temps.
— D’accord. Ce que j’entendais, provenant de jaloux ou d’amateurs de cancans, convergeait toujours vers
le même postulat : Caroline Damberg portait la culotte et Corentin Thomas lui servait de vitrine. Certains
racontaient même que Caroline Damberg avait utilisé Corentin Thomas pour créer la première galerie
avec Marjanna Hansen. Aujourd’hui personne ne vous servirait cette thèse à cause du pouvoir de la
famille Damberg et de son réseau d’influence.
Mélanie Royer sentit qu’elle avait déniché la perle rare. Tiburce Dugommeau n’était plus motivé par la
seule perspective d’une mise en relation avec des producteurs de musique à Paris mais aussi par une
remise à l’heure de son horloge personnelle. Caroline Damberg l’avait bien humilié, avec l’aide de son
amie Marjanna Hansen, et il était temps de la dépeindre telle qu’elle était, non selon l’image qu’elle
avait construite durant toutes ces années.
Tiburce Dugommeau se sentait l’âme d’un génie rédempteur, d’un archange de la vérité ultime. Mélanie
Royer n’avait plus qu’à entretenir cette volonté de confesser ses pêchés et ceux des autres en faisant
toutefois attention à limiter la consommation d’alcool du pénitent afin de préserver ses chances de durer
toute la nuit. Sur ce point, elle avait pris ses précautions en versant dans la bouteille de vodka un petit
cocktail chimique conçu par Philippe Garnier, une sorte de potion destinée à contrecarrer les effets
négatifs des spiritueux tout en prolongeant la veille du sujet. Cette concoction s’avérait aussi puissante
qu’une bombe à l’aspirine avec l’énergie d’une ligne de cocaïne. Les seuls effets secondaires, selon son
concepteur, se manifestaient seulement dans les vingt-quatre heures suivant la dernière ingestion, sous la
forme de divers troubles digestifs dignes des plus désagréables traitements laxatifs.
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Rien qu’à penser à Tiburce Dugommeau cantonné par la force des choses dans les toilettes de son
misérable trou à rats, Mélanie Royer ressentit malgré elle une sorte de plaisir sadique. « Il ne manquerait
plus qu’il ait des hémorroïdes. Ce serait le pompon ! » se surprit à penser la jeune assistante. « Quand on
veut purger sa mémoire de ses méfaits passés, il faut savoir proprement vider ses intestins ! » avait
coutume de scander Philippe Garnier à chaque fois qu’il préparait son breuvage secret.
— Savez-vous comment a été montée cette première affaire de galerie d’art ?
— J’en sais ce que m’ont raconté des proches et ce qu’en ont dit les milieux avertis. L’idée viendrait de
Caroline Damberg et Marjanna Hansen tandis que Corentin Thomas travaillait pour une agence locale de
communication. Tout le concept a été développé sur la base des idées novatrices de la jeune étudiante
néerlandaise. Elle a imaginé un original système de distribution des œuvres exposées et l’a agrémenté
d’un astucieux montage financier basé sur des royalties défiscalisées supporté par une société écran basée
à Monaco. Caroline Damberg a utilisé son nom et la notoriété de sa famille plus quelques appuis
politiques pour capter une clientèle prestigieuse. De surcroît, elle a levé les fonds indispensables à
l’acquisition de toute l’infrastructure nécessaire et au financement d’une campagne de communication
orchestrée magistralement par Corentin Thomas.
Derrière ce coup de maître digne des start-ups technologiques de la Silicon Valley américaine se cache
une manœuvre de génie à la Nicolas Machiavel. Caroline Damberg a partagé les parts de cette société
holding entre quatre actionnaires : un fonds d’investissement privé contrôlé en sous-main par des
membres de sa famille, Marjanna Hansen, Corentin Thomas et elle-même bien sûr. Pour masquer son
emprise sur la nouvelle entreprise, elle a confié la direction artistique à Marjanna Hansen et lui a prêté de
l’argent pour acheter sa partie du capital social. Ainsi la réelle créatrice de ce bijou entrepreneurial n’a
pas vu l’arnaque. Elle s’est crue trop vite à l’abri d’une future exclusion, cela d’autant plus qu’elle
bénéficiait d’un quart des droits de vote au conseil d’administration. Ce qu’elle ne savait pas, c’était que
Corentin Thomas avait signé un protocole d’accord avec Caroline Damberg pour lui assurer la majorité
absolue. La suite vous la connaissez certainement sinon vous ne seriez pas ici à me demander de vous
raconter la genèse de cette compagnie.
— Votre version m’intéresse.
— Corentin Thomas subissait de plus en plus la domination de Caroline Damberg. D’ailleurs, cette
dernière l’a épousé rapidement et lui a pondu des enfants pour mieux le tenir. Quand la première galerie
d’art a dépassé ses objectifs, Marjanna Hansen a eu d’autres idées pour transformer cette réussite locale
en groupe européen. Elle a persuadé des artistes connus d’associer leur image de marque avec
l’entreprise. Chacun trouvait un avantage à procéder de la sorte puisque les créateurs bénéficiaient d’un
revenu défiscalisé tandis que la compagnie légitimait son positionnement élitiste et ses prix faramineux
par la participation de peintres de premier plan.
Caroline Damberg pouvait vendre leurs œuvres auprès de ses clients richissimes. Elle excellait dans la
vente de créations artistiques et en profitait pour se créer un réseau au-delà de la sphère locale. Quant à
Corentin Thomas, il perfectionnait l’approche marketing, transformant l’entreprise en marque de
fabrique connue sur tout le continent. La suite était facile à prédire.
— Je suppose que Marjanna Hansen a fait une boulette.
— Si ce n’avait été que cela, peut-être Caroline Damberg aurait réagi différemment. En réalité, Marjanna
Hansen a perpétré un crime de lèse-majesté. Alors qu’elle n’avait pas encore remboursée sa dette auprès
de son associée, elle a voulu prendre le pouvoir au sein du comité exécutif du groupe nouvellement créé.
Caroline Damberg l’a laissée jouer cette partition au début, contrôlant le conseil d’administration. Quand
l’entreprise s’est avérée très rentable et en pleine croissance, Caroline Damberg a renversé sa
concurrente puis l’a virée manu militari sans autre forme de discours que le pacte d’associés.
— Marjanna Hansen n’a-t-elle pas essayé de se défendre ?
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— Si ! Elle a tenté une riposte dans le dos de Caroline Damberg en sollicitant l’aide de Corentin Thomas.
Corentin Thomas a essayé de transiger une voie honorable pour garder Marjanna Hansen mais Caroline
Damberg l’a ramené sur terre, lui rappelant son rôle de toutou formalisé dans le fameux protocole
d’accord.
Cerise sur le gâteau : au lieu de se cantonner à verser à Marjanna Hansen une indemnité compensatoire
égale au quart de la valorisation comptable des actifs de l’entreprise, elle l’a assigné devant les tribunaux
sous des prétextes fallacieux dont le plus bel exemple était l’emprunt qu’elle lui avait accordé sur l’achat
de ses parts. La boucle infernale était ainsi réalisée. Marjanna Hansen est rentrée aux Pays-Bas avec le
minimum syndical et une interdiction du moindre recours juridique sous peine du feu nucléaire
qu’engagerait Caroline Damberg avec une batterie d’avocats. La vexation ultime a été de signer un
protocole de sortie attestant du bien-fondé juridique de cette pure escroquerie.
— Comment pouvez-vous être au courant de tous ces détails ?
— Élémentaire mon cher Watson ! L’un des experts comptables de la première galerie était un de mes
amis d’enfance. C’était même grâce à moi qu’il avait pu décrocher le mandat de cette société. Je le
conviais souvent à mes soirées dantesques. Quand il avait un coup dans le nez, il me racontait toutes les
turpitudes de mon ancienne conquête.
— Croyez-vous qu’il soit d’accord pour m’accorder un entretien ? J’aimerais avoir plus de détails sur
cette fameuse arnaque.
— Il vous faudra demander l’aide d’un spécialiste du spiritisme ou faire tourner les bonnes tables. Il est
mort d’une crise cardiaque depuis déjà une bonne dizaine d’années.
Mélanie Royer posa encore quelques questions mais comprit bien vite que Tiburce Dugommeau avait
livré l’essentiel des informations intéressantes. Elle avait également déduit la suite de cette histoire, en
bonne spécialiste du droit des affaires qu’elle avait failli devenir à l’université. Caroline Damberg avait
non seulement verrouillé le capital et les votes mais aussi les dirigeants des filiales et le réseau de
partenaires. De plus, au vu de sa grande qualité politique, elle avait certainement assuré les artistes les
plus en vue de la pérennité de leurs revenus s’ils se ralliaient à elle. Les quelques fidèles de Marjanna
Hansen s’étaient probablement détourné de l’entreprise tandis que les autres avaient réagi égoïstement,
un comportement propre à l’être humain quand il s’agissait d’argent.
Mélanie Royer décida qu’il était temps de clore la session. Elle proposa à Tiburce Dugommeau une
coupe de champagne pour célébrer leur soirée fructueuse. Ce dernier s’imagina certainement que la jolie
assistante sous-entendait que la nuit ne faisait que commencer, qu’après l’utile il était temps de passer à
l’agréable. Il accepta l’offre et but le breuvage pétillant que Mélanie Royer avait pris le soin
d’agrémenter d’un autre produit créé par Philippe Garnier. Une fois l’ancien séducteur endormi sur le
sofa, Mélanie Royer empaqueta ses effets, descendit à la réception pour commander un taxi et régla sa
note. « Décidément, qu’il soit Tiburce Dugommeau ou Jonny Lexington, ce perdant ne comprendra
jamais rien aux femmes. » pensa-t-elle sur le chemin de son hôtel à Monaco.
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Chapitre Neuf: Enquête néerlandaise
Dès son retour à Paris, Mélanie Royer fournit un point de situation à son patron. Philippe Garnier avait
également convoqué son autre adjoint, Hubert Boulon de la Visse. Ce que lui avait rapidement dit la
jeune femme nécessitait de redistribuer ses ressources. A l’issue de cette réunion, il affecta les deux
assistants à ce qu’il appela « l’enquête néerlandaise » et qui consistait à retrouver la trace de Marjanna
Hansen puis en établir le profil complet. Mélanie Royer irait sur le terrain tandis qu’Hubert Boulon de la
Visse utiliserait ses dons reconnus en matière d’informatique. Quant à lui, en tant que détective de
l’agence Pinkerton, il devait continuer sur le sol français afin de ne pas attirer les oreilles indiscrètes et
les collègues qui le surveillaient, sur la piste prometteuse que représentait Marjanna Hansen.
Mélanie Royer et Hubert Boulon de la Visse ne chômèrent pas. En moins d’une semaine, ils avaient
reconstitué le parcours de Marjanna Hansen depuis son départ de Nice jusqu’à ce jour. Après son éviction
de la galerie d’arts, la malheureuse rivale de Caroline Damberg était retournée dans sa famille au centre
des Pays-Bas puis avait pris un travail de vendeuse dans une galerie d’arts à Utrecht. Ses compétences et
sa vision du marché de l’art l’avaient rapidement conduit à diriger une autre galerie dans la même ville.
Marjanna Hansen en avait fait un commerce prestigieux, développant une clientèle riche de particuliers et
d’entrepreneurs du nord de l’Europe et même des Britanniques ou des Américains. Quelques années plus
tard, elle s’était mariée avec un certain Docteur Christian van Heuvel dirigeant d’un consortium
international appelé Triton Software spécialisé dans les progiciels. De cette union étaient nés quatre
enfants. Désormais le couple vivait en plein centre d’Amsterdam dans le huppé quartier sud.
Marjanna Hansen n’existait plus sous son nom de jeune fille mais elle n’avait pas pour autant disparu des
tablettes. Sa passion des arts plastiques l’avait amenée à diriger en sous-main une série de galeries dans
les villes principales de son pays et dans quelques autres cités du nord de l’Europe. Elle apparaissait dans
les conseils d’administration, de façon directe ou indirecte, de sociétés de gestion sises à Rotterdam,
Düsseldorf et Anvers. La réalité des droits de vote lui conférait le pouvoir absolu sur une vingtaine de
sites dont aucun n’appartenait à la même marque, du moins en apparence. Autant Caroline Damberg
s’était fabriqué son petit empire commercial où elle régnait en maîtresse, autant Marjanna Hansen avait
construit un réseau tentaculaire dont elle dirigeait chaque membre. La conclusion était flagrante. Les
chiffres parlaient d’eux-mêmes : Marjanna Hansen dirigeait le concurrent européen le plus sérieux de
Damberg & Thomas.
Une fois ces informations synthétisées dans un rapport à destination de Philippe Garnier, les deux
investigateurs prirent l’initiative d’une réunion au sommet avec leur patron. Ils avaient quelques idées à
partager avec lui et pas des moindres. Ce dernier accepta. Tout le monde se retrouva dans une maison
sécurisée en Normandie.
— J’ai bien lu votre rapport pendant le trajet, démarra Philippe Garnier. Je conclus de cette convocation
que vous en déduisez plus que mentionné dans le document de synthèse.
— On ne peut rien vous cacher, répondit Mélanie Royer.
— Ne tournons pas autour du pot, voulez-vous, répliqua le détective privé. Je vous fais entièrement
confiance. Il n’y a pas de honte à suivre ses intuitions.
Hubert Boulon de la Visse, habituellement si décontracté, sembla retrouver une respiration normale.
Mélanie Royer s’en aperçut et s’en sentit soulagée à son tour. Elle décida de prendre la parole.
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— Marjanna Hansen a toutes les raisons d’en vouloir à Caroline Damberg. Nous avons donc le mobile. De
plus, elle représente un sérieux concurrent pour la société Damberg et Thomas ce qui renforce le premier
mobile. « Argent et passion sont deux importantes mamelles du crime. » nous répétez vous souvent.
Sa situation financière et sa position de dirigeante lui donnent les moyens de sa vengeance. Il ne reste
plus qu’à trouver l’occasion de perpétrer cette machination car c’en est bien une, conclut l’assistante,
pas peu fière d’elle.
— J’aurais pu déduire ceci de votre mémo, ironisa Philippe Garnier. Qu’est-ce qui me vaut le
déplacement dans cette région humide ?
— Marjanna Hansen ne peut pas être l’instigatrice de ce complot, affirma Hubert Boulon de la Visse.
— On est reparti pour des semaines de recherche si ce que vous me déclarez est vrai, dit Philippe Garnier.
Je suis quand même surpris de votre conclusion que je ne peux imaginer hâtive.
— Nous allons d’abord vous expliquer pourquoi ce ne peut pas être Marjanna Hansen, proposa Mélanie
Royer.
Le raisonnement des deux assistants ne manquait pas de subtilité. Ils avaient croisé le mobile et le moyen
au regard de la situation actuelle de Marjanna Hansen. La première question était bien trouvée : pourquoi
aurait-elle voulu débarrasser Caroline Damberg d’un mari qui lui servait de faire-valoir ? Il n’y avait
probablement jamais rien eu entre la Néerlandaise et Corentin Thomas. Ce dernier était un maillon
important dans la création de leur empire commercial mais Caroline Damberg jouait parfaitement le rôle
de capitaine d’industrie depuis, ne laissant à son époux qu’une fonction d’apparat en bon toutou qu’il
était devenu.
Lui enlever le fidèle Corentin ne l’aurait pas vraiment dérangée, au niveau de l’entreprise. Côté
sentiments, il y avait certes un désir de revanche mais jamais la passion amoureuse n’avait été évoquée
par des tiers à part une éventuelle liaison homosexuelle entre Caroline et Marjanna selon les rumeurs de
l’époque.
Le mobile économique ne tenait pas la route. Marjanna Hansen avait construit son propre ensemble de
galeries. Ce complexe assemblage constituait sa meilleure défense en face du monolithe capitaliste de
Damberg & Thomas. Si elle avait voulu les couler, elle aurait obtenu un résultat plus facilement par le
biais d’une prise de participations orchestrée par les banques d’affaires allemandes et néerlandaises avec
qui elle traitait fréquemment. Sans devenir majoritaire dans le capital de son concurrent, elle aurait
ébranlé la confiance des autres actionnaires et les aurait poussés à scier la branche sur laquelle ils étaient
assis confortablement. Ce genre de manipulation économique s’avérait simple à mettre en œuvre et aurait
constitué la réponse du berger à la bergère dans l’esprit supposé revanchard de Marjanna Hansen. Faire
disparaître Corentin Thomas relevait du complot digne des meilleurs services secrets de la Terre. Rien ne
permettait de penser que Marjanna Hansen en fût capable. Son parcours démontrait le contraire : elle ne
devait sa réussite professionnelle qu’à ses compétences et sa connaissance pointue du marché de l’art.
La seconde partie du problème posé concernait les moyens. Outre son manque d’expérience en matière
de manipulation compliquée et son peu d’affinités pour ce type d’affaire, Marjanna Hansen ne disposait
pas du réseau personnel qu’impliquait une telle manœuvre. L’enquête n’avait pas permis de la relier à un
quelconque réseau d’espionnage ou de grand banditisme capable de mettre en œuvre une disparition.
De plus, pour ne pas compromettre sa propre réputation et sa position sociale, il aurait été nécessaire à
Marjanna Hansen de passer par des intermédiaires. Or ni Hubert Boulon de la Visse, ni Mélanie Royer
n’avaient détecté la moindre activité compatible avec ce genre d’intervention. Pour revenir au lien entre
moyen et mobile, cela signifiait que Marjanna Hansen n’avait pas assez de ressentiment pour prendre
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autant de risques dans une opération pas forcément vouée au succès. En conclusion, nul raison passionnée
ou purement financière ne suffisait au regard des ressources indispensables pour faire disparaître Corentin
Thomas de manière aussi efficace.
Philippe Garnier en convint sans réserve. Pour lui aussi, le scénario Marjanna Hansen paraissait trop
alambiqué, depuis le début. En science criminelle, la solution la plus simple restait la plus plausible. Ce
principe de base prenait toute sa dimension à la lumière des dernières investigations menées par son
équipe.
— Je vous rejoins dans votre analyse. Cela ne m’arrange pas, avoua le détective privé. Quelle alternative
me proposez-vous ?
— Ce n’est pas parce que Marjanna Hansen n’est pas la bonne candidate que le mobile et le moyen
doivent passer à la trappe, déclara Mélanie Royer.
— Raisonnons par rapprochement, proposa Hubert Boulon de la Visse. Les deux questions peuvent être
revues selon un angle de vue différent.
Philippe Garnier eut l’impression de se retrouver dans un vieux roman d’Agatha Christie, quand Hercule
Poirot, le petit détective privé belge, réunit tous les protagonistes de son enquête pour leur exposer ses
brillantes théories et démasquer le coupable. Il ne put s’empêcher d’ironiser en ce sens.
— C’est cela, faites fonctionner vos petites cellules grises, mon cher.
— Admettons le postulat de départ : Marjanna Hansen n’est pour rien dans la disparition de Corentin
Thomas et ne sait rien de l’affaire autrement que par la presse, posa Hubert Boulon de la Visse nullement
déstabilisé par la remarque moqueuse de son patron.
Partons du principe, fort théorique je vous le concède, que la mésaventure niçoise de l’entrepreneuse
batave ait transpiré auprès de certaines personnes, continua l’assistant.
Si on considère les deux questions initiales, à savoir quel est le mobile et avec quels moyens le complot a
été mis en œuvre, il suffit de chercher l’intersection entre les trois plans de cette nouvelle approche,
conclut-il.
— Bel exercice d’abstraction, répliqua Philippe Garnier visiblement impatient d’en savoir plus.
Avez-vous l’intention d’engager le module de traduction pour détective privé ou dois-je relire mes
manuels de géométrie dans l’espace ?
— Je me disais qu’en ancien de la police scientifique, vous apprécieriez le raisonnement, justifia Hubert
Boulon de la Visse.
— Hubert a une belle logique. Elle mérite qu’on en détaille les contours, précisa Mélanie Royer.
— Vous pouvez continuer puisque telle est votre méthode aujourd’hui, concéda Philippe Garnier.
— Je disais donc : la véritable zone de recherche se trouvait au croisement des trois dimensions que
représentent le mobile, le moyen et la connaissance du passé douloureux de Marjanna Hansen, récapitula
le jeune assistant.
Philippe Garnier eut un flash cérébral. Il leva la main en signe d’interruption puis consulta ses dernières
notes. Mélanie Royer et Hubert Boulon de la Visse n’avaient jamais vu leur patron dans un tel état. Ils
n’osaient plus ajouter un mot ni même respirer.
— Ne me dites rien, reprit soudainement le détective privé. Comment ai-je pu rater ça ?
— De quoi parlez-vous ? osa demander Mélanie Royer.
— Le mari, évidemment, le mari est toujours le suspect idéal dans ce type d’affaire, cria Philippe Garnier.
Qui d’autre que le mari de Marjanna Hansen pouvait connaître les mésaventures niçoises de sa femme et
vouloir la venger ? L’amour est le plus grand moteur de la vengeance.
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— C’est exactement notre conclusion, admit Hubert Boulon de la Visse. Le Docteur Christian van Heuvel
possède un mobile des plus classiques, dispose de moyens considérables et des compétences adéquates.
Nous avons vérifié son réseau d’influence. Parmi ses clients, il compte de nombreuses agences étatiques
de renseignement et des sociétés privées montées par d’anciens espions. Il a du se créer ces relations pour
bénéficier des avantages de l’intelligence économique. Ceci expliquerait pourquoi Triton Software est
devenue une société multinationale et leader de son marché en si peu de temps.
La cause était entendue. En plus de la logique de criminologue, Hubert Boulon de la Visse et Mélanie
Royer avaient utilisé leur intuition pour écarter la piste de Marjanna Hansen sans remettre en cause les
fondamentaux de toute enquête criminelle. Ils avaient pointé du doigt le meilleur scénario et avaient
creusé à fond la piste des moyens pour étayer leur argumentaire. Le Docteur Christian van Heuvel aimait
certainement sa femme au point de vouloir la venger sans pour autant lui dire car il ne voulait pas risquer
de perdre son estime. Marjanna Hansen avait fait table rase du passé et reconstruit sa vie sur des bases
nouvelles avec mari et enfants en dépit de la traîtrise de Corentin Thomas et surtout de Caroline
Damberg.
Philippe Garnier se dit, à ce moment, que Corentin Thomas était peut-être mort, ce pour deux raisons :
d’abord parce que c’était plus facile à organiser qu’une simple disparition, ensuite car ce dernier n’avait
pas aidé Marjanna Hansen quand elle l’avait appelé au secours.
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Chapitre Dix: Marjanna Hansen
Philippe Garnier jugea qu’il n’avait pas trente-six solutions pour faire avancer son enquête. Le Docteur
Christian van Heuvel ne serait pas facile à démasquer au vu de son expérience supposée en matière
d’espionnage et de coups tordus. Il fallait donc tenter de contourner l’obstacle. Pour parvenir à ce
résultat, seule Marjanna Hansen semblait la mieux armée. Ce raisonnement était audacieux. Le détective
privé le savait. Une approche peu conventionnelle pouvait assurer un résultat fantastique ou un fiasco
total. Cependant, il était dans une impasse, à l’instar des autres investigateurs publics ou privés qui
avaient travaillé sur la disparition de Corentin Thomas. Dans son esprit, il pouvait au pire faire aussi bien
qu’eux ce qui signifierait rester dans le flou avec en guise de repère la seule intuition de son équipe.
Il décida de reconfigurer ses ressources une fois encore. Mélanie Royer enquêterait sur le ménage de
Marjanna Hansen tandis que l’ineffable Hubert Boulon de la Visse concentrerait ses recherches sur
Triton Software et le Docteur Christian van Heuvel. Dans les deux cas, ils allaient marcher sur des œufs.
Se faire repérer amènerait le suspect à lancer des contre-mesures contre lesquelles la protection de
Pinkerton ne suffirait peut-être pas.
Philippe Garnier recommanda la plus grande prudence à ses deux assistants qui risquaient selon lui de se
retrouver au fond d’un canal les pieds dans des bottes de béton. L’exemple de Corentin Thomas devait
leur suffire à mesurer la force de l’adversaire en présence. Pour sa part, le détective privé ne pouvait pas
forcément compter sur Caroline Damberg mais il jouerait quand même cette carte au moment le plus
opportun. Dans son esprit, elle pouvait fort bien interpréter le rôle du chien dans un jeu de quilles. « C’est
en secouant l’arbre qu’on en fait tomber les meilleurs fruits. » lui disait sa grand-mère.
Quelques jours plus tard, Philippe Garnier se trouvait à Amsterdam où il avait loué une chambre d’hôtel.
Il disposait d’éléments complémentaires réunis par Mélanie Royer au sujet de la vie maritale de Marjanna
Hansen. Rien de spécial n’était à signaler dans une existence bien rangée de grande bourgeoise
néerlandaise. Il commanda un salon privatif muni d’une ligne extérieure puis appela le bureau de
Marjanna Hansen.
— Bonjour, dit-il en anglais car il ne parlait pas la langue du cru, je souhaiterais parler à madame Marjanna
van Heuvel.
— Qui la demande ? répondit le cerbère de service en la personne d’une assistante de direction dont il
avait obtenue la ligne directe.
— Dites lui que c’est Philippe Garnier, de la part de Caroline Damberg.
— Je vous fais patienter.
Le détective privé avait volontairement frappé fort. Citer le nom de sa cliente ne pouvait que provoquer
un électrochoc à Marjanna Hansen. Il comptait exactement sur l’effet de surprise pour obtenir un
rendez-vous informel dans les plus brefs délais. Son attente ne dura que cinq minutes.
— Marjanna van Heuvel, dit une vois féminine, que me voulez vous monsieur Garnier ?
— Bonjour madame van Heuvel, répondit ce dernier poliment. Je voudrais vous entretenir de Corentin
Thomas, en privé.
— En quoi puis-je vous être utile ? Je croyais que cette affaire était déclarée comme classée par la police
française.
— Je travaille pour madame Caroline Damberg qui souhaite donner une autre impulsion à l’enquête. En
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effet, elle pense que l’investigation n’a pas été menée jusqu’au bout.
— Je la reconnais bien là. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
— Je suis en possession d’éléments que j’aimerais étudier avec vous. Ils vous intéressent au premier chef.
— Cette histoire ne me regarde pas. Je ne veux pas être mêlée aux problèmes de Caroline Damberg.
— Ne souhaitez vous pas savoir ce qui est arrivé à Corentin Thomas et s’il est encore vivant ?
— Non !
Sur cette dernière réponse, Marjanna Hansen raccrocha au nez de son interlocuteur. Philippe Garnier se
dit qu’il avait joué et perdu, du moins la première manche. Il jugea cette conversation suffisante pour la
journée, en espérant qu’elle forcerait Marjanna Hansen à réfléchir à la situation et à se demander
pourquoi un investigateur privé s’intéressait à elle.
Le reste de la journée fut consacré aux vérifications d’usage avec Mélanie Royer et Hubert Boulon de la
Visse. Ce dernier avait réussi à pirater le système de messagerie électronique qu’utilisait Marjanna
Hansen. Il copiait en direct les messages qu’elle écrivait ainsi que ceux de son assistante. De plus, il avait
accès à l’agenda partagé de la dirigeante néerlandaise et de son équipe. L’information attendue ne vint
pas. A aucun moment Marjanna Hansen n’utilisa ce mode de communication pour joindre son mari ou
toute autre personne au sujet de cet appel. Mélanie Royer n’avait pas de nouveauté à annoncer. Rien ne
clochait a priori dans le ménage van Heuvel. Le couple respectait à la lettre ses obligations de personnes
publiques avec force interviews dans les médias locaux où ils affichaient leur soutien à de nombreuses
associations caritatives ou dédiées à la sauvegarde de l’environnement.
Vers dix-neuf heures, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre le restaurant de l’hôtel, le détective privé reçut
un appel de la réception.
— Monsieur Garnier, une dame demande à vous voir.
— Qui est-ce ?
— Elle ne veut pas donner son nom.
— Pouvez-vous me réserver un salon privatif pour elle et moi ? Je la recevrai en cet endroit.
— Je m’en occupe. Que dis-je à madame ?
— Dites lui d’attendre que la salle soit prête, que je viendrai la chercher à ce moment-là.
— Je la préviens puis vous rappelle quand tout est organisé.
— Merci.
Philippe Garnier raccrocha la ligne. Il n’avait aucun doute sur l’identité de la personne qui l’attendait à
la réception : ce ne pouvait être que Marjanna Hansen. Cette dernière avait du cogiter sérieusement toute
la journée après sa courte discussion téléphonique avec un détective français mandaté par Caroline
Damberg, sa rivale d’antan devenue son ennemi jurée. Dix minutes plus tard, l’hôtesse d’accueil le
rappela pour lui indiquer qu’il disposait du salon Rembrandt où l’attendait la mystérieuse inconnue. Il
demanda de pourvoir l’espace privé en boissons fraîches et de prévenir la dame de son arrivée
imminente.
Philippe Garnier se rendit d’abord à la réception récupérer les codes du salon Rembrandt puis se dirigea
vers le lieu de sa rencontre avec Marjanna Hansen. Arrivé sur place, il frappa à la porte vitrée et entra.
Une grande femme blonde aux yeux bleus, habillée en tenue de soirée, se tenait debout à regarder les
reproductions de tableaux de maîtres flamands accrochés aux murs.
— Philippe Garnier, se présenta le détective privé en tendant la main.
— Marjanna van Heuvel, répondit la dame sans bouger le moindre petit doigt.
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— Que me vaut votre visite ? demanda Philippe Garnier pas étonné un instant de l’impolitesse
aristocratique de son interlocutrice.
— Votre appel téléphonique de ce matin, évidemment.
— Prenez place, nous n’allons pas rester debout toute la conversation aussi courte puisse-t-elle être.
Marjanna Hansen daigna s’asseoir dans un des fauteuils de style baroque qui agrémentaient le salon.
Philippe Garnier lui proposa un verre d’eau gazeuse qu’elle refusa sans ménagement. Elle paraissait
pressée d’en arriver à l’essentiel, à ce pourquoi elle était venue lui parler.
— Pourquoi m’avez vous appelée ce matin ?
— Je vous l’ai dit. J’ai repris l’enquête sur la disparition de Corentin Thomas à la demande de son épouse
Caroline Damberg. Des développements inattendus de mon investigation m’ont amené à vous voir, sans
que ma cliente n’en soit informée, je préfère vous le dire tout net.
— Pourquoi ne lui en parlez-vous pas ?
— Parce que je sais ce qu’elle vous a fait à Nice au temps de la première galerie. J’estime que vous avez
assez souffert à l’époque et qu’il est inutile d’en rajouter une couche. Je ne fais pas partie de ces
membres de ma corporation qui aiment fouiller les poubelles à la recherche du scoop de l’année ou dont
le plus grand plaisir est de raviver les plaies refermées des nantis de ce monde.
— Je le sais. J’ai pris le temps de me renseigner sur vous avant de me décider à franchir le pas.
— Vous savez donc que je ne vous incriminerais pas si vous êtes innocente dans cette affaire.
— Je n’ai rien à voir avec la disparition de Corentin Thomas, soyez en persuadé.
— Je le suis, croyez moi sur parole. Je ne souhaite pas vous interroger en tant que suspecte mais en tant
que témoin malgré elle.
— Supposez vous que j’ai vu des choses dont je ne me souviendrais pas ?
— C’est presque ça.
— Si votre réputation de rigueur scientifique ne plaidait pas en votre faveur, je vous répondrais que vous
êtes un dangereux illuminé.
— Je comprends votre stupeur. Ce que je vais vous dire a été croisé par mon équipe composée d’éléments
à la santé mentale irréprochable et dont les petites cellules grises fonctionnent à plein régime avec
méthode et souci du détail.
— Je suis contente pour vous. Et après ?
— Je vais vous expliquer notre raisonnement de criminologues confirmés. Je vous demanderais de ne pas
m’interrompre avant la fin de ma démonstration logique même si à un certain moment la moutarde vous
montait au nez. Sommes-nous d’accord sur ce point ?
— Ai-je le choix, réellement ?
— Vous êtes majeure et vaccinée. Cependant, je pense que ce que je vais vous dire sera un jour découvert
par un autre que moi car Caroline Damberg ne lâchera jamais le morceau, ce jusqu’à son lit de mort.
— Allez-y alors, faites moi part de vos théories.
Philippe Garnier commença par un récapitulatif des faits tels que relatés dans les investigations
précédentes. Il pointa du doigt les zones d’ombre et les certitudes avérées sans émettre de jugement de
valeur sur la qualité des travaux déjà effectués. Une fois ce préambule fini, il présenta les bases de sa
nouvelle approche en préservant le côté scientifique qui servirait de terreau à une éventuelle discussion.
Enfin, il attaqua le cœur de son argumentaire sans mentionner le Docteur Christian van Heuvel mais en
mettant bien en exergue les hypothèses de son raisonnement. Marjanna Hansen écouta sans broncher. Elle
paraissait de plus en plus intéressée par le développement de l’argumentation mais respectait le principe
préalable de non-intervention.
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Le détective privé conclut par une question toute simple qui lui brûlait les lèvres depuis son arrivée.
— Avant toute chose, madame, que pensiez vous de cette affaire ?
— Je connaissais bien Caroline Damberg et Corentin Thomas. La disparition de ce dernier m’avait
surprise à l’époque mais j’en avais vite déduit qu’il avait essayé de fuir une vie rendue impossible par
son épouse castratrice. Ceci étant dit, je m’étais vite désintéressée de ce fait divers qui mettait en avant
des personnes que je ne voulais plus voir et pour lesquelles je n’avais nulle estime.
— Aviez-vous parlé à votre mari de vos mésaventures niçoises ?
— Au début, j’avais caché à Christian les raisons de mon retour aux Pays-Bas. Lui raconter mes déboires
ne me semblait pas la meilleure approche pour le séduire. Il était à mes yeux un dirigeant prestigieux
doublé d’un homme de cœur. Cependant par la suite, après notre mariage, je lui ai avoué que j’avais été
injustement spoliée de mes droits sur la galerie que j’avais montée avec Caroline Damberg et Corentin
Thomas.
— Quelle fut sa réaction ?
— Il a montré de l’empathie, me faisant remarquer que j’avais bien rebondi et même que finalement
c’était un événement fondateur de ma nouvelle carrière. De mes erreurs de jugement j’avais appris la
valeur des gens avec qui on s’associe dans toute entreprise qui brasse de l’argent et créé de la notoriété.
Il m’a encore plus soutenue dans mes activités commerciales. J’ai trouvé en lui plus qu’un mari aimant.
Il s’est petit à petit transformé en mentor et a perfectionné mes talents d’entrepreneure. A ce titre, je lui
dois beaucoup et lui suis éternellement reconnaissante.
— En avez-vous reparlé depuis cette confession ?
— Non, jamais. J’avais crevé l’abcès. Sa réaction m’avait apaisée. Toute idée de vengeance avait
disparue de mon esprit, si c’était là votre sous-entendu.
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Philippe Garnier se dit que la suite deviendrait difficile. Marjanna Hansen adorait son époux, qui le lui
rendait apparemment bien. Lors de son argumentaire, il n’avait jamais mis en cause le Docteur Christian
van Heuvel. Il voulait que son interlocutrice devine par elle-même la conclusion évidente d’un tel
raisonnement. Visiblement, elle s’était fabriqué de belles barrières mentales au point de ne pas envisager
l’évidence comme une possibilité. A sa décharge, elle n’était pas aguerrie aux affaires criminelles. Son
cerveau créatif ne s’orientait pas naturellement vers la suspicion ou la déduction logique. C’était
probablement ce qui l’avait conduit à sa perte lors de sa période niçoise, quand elle avait fait confiance à
son ami Caroline Damberg.
Le détective privé devait trouver une manière élégante de conclure ce rendez-vous impromptu. Il ne
pourrait plus rien tirer de Marjanna Hansen qu’il pensait innocente.
— Je crois que nous avons fait le tour du sujet, dit-il. Je vous propose d’en rester là. Je vous remercie de
vous être déplacée.
— J’ai annulé une soirée mondaine pour vous rejoindre ici, répliqua Marjanna Hansen. Vous m’avez
exposé vos arguments mais vous êtes bien gardé de me donner votre conviction intime.
— C’est le jeu dans ce type d’enquête. Même si je suis certain que vous n’êtes pas suspecte, je ne peux
vous révéler dans quelle direction je compte poursuivre. Je vous le dis tout de go pour vous préserver de
mauvaises surprises au cas où des oreilles indiscrètes écouteraient nos conversations présentes ou futures.
— Vous en dites trop ou pas assez.
Philippe Garnier sourit intérieurement. Le détective privé avait enfin trouvé la parade. Il suffisait de faire
peur à Marjanna Hansen en lui faisant part de la surveillance dont il était l’objet depuis le début de son
enquête. Il devrait même en rajouter un peu au cas où elle aurait la bonne idée de s’en ouvrir à son mari.
Ainsi, il ferait d’une pierre deux coups : il la forcerait à se poser d’autres questions et surtout il amènerait
le Docteur Christian van Heuvel à tenter quelque chose.
— Je prends un risque à vous raconter tout ceci.
— Si c’est le cas, nous le prenons ensemble. Je suis prête, croyez-moi.
— Depuis que j’ai repris les investigations sur la disparition de Corentin Thomas, mon équipe et
moi-même sommes sous surveillance constante.
— Qui vous surveille, d’après vous ?
— Ce dont je suis certain, c’est que mon propre employeur, l’agence Pinkerton, a mandaté des agents
pour écouter, filer mes collaborateurs et moi-même, pirater nos fichiers, j’en passe et des meilleures. Je
ne peux rien faire contre ça. Aucune contre-mesure n’est efficace dans ce cas.
— Pourquoi seriez-vous sous les feux de votre entreprise ?
— Je soupçonne Caroline Damberg de vouloir me court-circuiter si je trouvais le coupable. Ce ne serait
pas la première fois qu’une cliente tyrannique décidât de son seul chef de la fin à donner à une enquête
criminelle.
— Je la reconnais bien là. Si vous retrouvez Corentin Thomas, elle voudra s’assurer que vous ne le
laisserez pas dans la nature au lieu de le ramener dans sa niche.
— Je le pense aussi. Cependant, Pinkerton n’est pas mon unique souci.
— Ne me dites pas que vous êtes surveillés par d’autres ?
— C’est pire que cela. Nous sommes manipulés par l’extérieur. Cela ne ressemble pas à la marque de
fabrique de Pinkerton. Je dirais même plus : ceux qui agissent de la sorte cherchent à nous rendre
paranoïaques au point de vous pointer comme suspecte idéale.
— Pourtant vous m’avez affirmé ne pas me soupçonner.
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— Maintenant oui mais c’est tout nouveau. Mes assistants ont décelé trop d’incohérences dans la piste qui
mène à vous. Nous avons convenu de rechercher ailleurs. Malheureusement, les manœuvres contre vous
persistent et nos manipulateurs inconnus sèment partout des petits cailloux pour vous incriminer.
— Vos arguments précédents me semblaient suffisants pour me disculper. Ai-je raté une étape ?
— Vous avez parfaitement raison. Je pense que nos indiscrets comploteurs ont compris notre revirement de
bord et ont changé de stratégie tout en maintenant l’objectif.
— Quel est l’objectif ?
— Je le répète : ils veulent vous faire porter le chapeau. Leur plan ne manque pas d’audace. Ils
s’appliquent à faire converger les preuves sur votre mari.
— Vous y croyez ?
— Là n’est pas la question vous concernant. Si ces indices compromettent le Docteur Christian van
Heuvel alors que nous sommes surveillés par l’agence Pinkerton, Caroline Damberg aura deux fois plus
de raisons de penser que vous êtes la cause de la disparition de Corentin Thomas. Je ne pourrais pas
contre-attaquer puisque ceux qui me surveillent au sein de ma propre compagnie disposent exactement
des mêmes informations que moi. La manipulation est parfaite en ce sens que je suis à double titre le
glaive censé vous couper la tête quelle que soit ma décision ou mes intimes convictions.
Marjanna Hansen accusa durement le coup. Son regard jusque là si décidé devint flou. Un vent de
panique apparut dans ses yeux. Elle se reprit très vite, soucieuse de préserver son image de femme forte et
dominatrice en face de ce détective privé dont elle ne savait rien la veille. Philippe Garnier sut alors que
son mensonge avait parfaitement fonctionné. Il ne restait plus qu’à attendre que les fruits tombent de
l’arbre un par un.
Philippe Garnier décida de clore la session de façon magistrale en appuyant encore plus sur le registre de
l’espionnage.
— Je pense qu’il est préférable de nous arrêter là pour aujourd’hui. J’ai sécurisé le salon avant de venir
mais je ne peux rien garantir après ça. Je vous propose de vous faire parvenir dès demain un moyen de
communication plus sécurisé. Qu’en pensez-vous ?
— Je ne sais pas. Je dois en parler avec mon mari. Il saura me conseiller et jugera si vous êtes digne de
confiance. Peut-être même qu’il souhaitera vous rencontrer.
— Je vous comprends. Dites lui que c’est d’accord de mon côté pour une entrevue discrète dans le lieu de
son choix.
— Merci monsieur Garnier.
— Bonne chance, madame van Heuvel.
Marjanna Hansen serra la main de Philippe Garnier. Ce dernier sentit qu’elle tremblait mais il ne laissa
rien transpirer de sa perception. Il raccompagna sa visiteuse à la réception où elle commanda un taxi pour
rentrer chez elle.
Le détective privé se rendit au restaurant s’offrir un repas de gourmet qu’il avait bien mérité. Il rentrerait
le lendemain à Paris pour informer Mélanie Royer et Hubert Boulon de la Visse de ces derniers
développements et surtout de la conduite à suivre.
Chapitre Onze: Pinkerton Blues
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Philippe Garnier revint à Paris par le train de midi. Il débriefa Mélanie Royer et Hubert Boulon de la
Visse sur son entrevue avec Marjanna Hansen. Il leur expliqua également sa stratégie : pousser le Docteur
Christian van Heuvel à montrer ses cartes. Pour parvenir à un résultat, il fallait que le leurre paraisse
authentique. Hubert Boulon de la Visse allait fabriquer des éléments suffisamment consistants pour qu’un
investigateur expérimenté ait l’impression qu’un tiers autre que Pinkerton espionnait l’équipe de
Philippe Garnier et la fournissait en fausses informations. En un sens, ce n’était qu’un petit mensonge, un
arrangement avec la vérité dans la mesure où rien n’indiquait le contraire ; de plus Gorge Profonde devait
bien jouer un rôle quelque part au sein de cette manipulation. A ce sujet, le détective privé ne se posait
plus la question de qui était son informateur anonyme et de ses motivations. Il avait décidé de
l’instrumentaliser au lieu de chercher à comprendre l’incompréhensible.
Ce stratagème du leurre avait plusieurs avantages. Le premier était de débusquer le suspect au fond de sa
cachette en lui envoyant de la fumée. Le second consistait à réduire la marge de manœuvre de Gorge
Profonde et de ses employeurs puisque ces derniers se sentiraient obligés d’ouvrir un troisième front. Le
dernier constituait la cerise sur le gâteau : il pouvait faire avaler ce qu’il voulait à ses collègues de
Pinkerton chargés de le surveiller.
Ce que Philippe Garnier avait aussi expliqué à ses troupes se résumait en un seul gros inconvénient :
acculé et se sentant en danger, le prédateur pourrait décider de mordre. Si c’était un petit renard de
campagne, le péril restait minimal mais dans le cas d’une créature d’envergure nul ne pouvait prédire
l’ampleur de la morsure. Il fallait donc redoubler de précautions, non dans la mise en place du simulacre
mais plutôt dans la vie quotidienne des investigateurs privés qu’ils étaient. En se fabriquant un ennemi
imaginaire, ils devenaient des pions qu’un joueur offensif sacrifierait sans regret.
Du côté de Caroline Damberg, il procéda à ses points de situation habituels et lui confirma qu’il suivait
bien la piste de Marjanna Hansen, qualifiée de prometteuse. La riche Niçoise n’en demandait pas plus
tellement elle croyait en une vengeance ancienne pour expliquer la disparition de Corentin Thomas. Son
ancienne rivale avait toutes les raisons de lui en vouloir. Son statut de concurrente économique rajoutait
du crédit à l’hypothèse de Philippe Garnier. Ce dernier avait réussi à la conforter dans la thèse du
complot venu des Pays-Bas. Elle l’avait remercié d’avoir ainsi ouvert un nouveau champ d’investigation
que les précédentes enquêtes avaient trop négligé.
La réaction de Pinkerton se manifesta rapidement. Mélanie Royer informa son patron que les autorités
dirigeantes souhaitaient s’entretenir avec lui de l’avancement du dossier. Un rendez-vous interne devait
avoir lieu aux quartiers européens de l’agence, en plein centre de Londres. Philippe Garnier se rendit sur
place pour rencontrer les associés britanniques.
— Bonjour monsieur Garnier, commença le premier, nous aimerions une rapide synthèse de votre
investigation.
— Je vous rassure de suite, il ne s’agit en aucun cas de remettre en question la pertinence de vos travaux et
la qualité de votre équipe, précisa le second.
— Je ne m’offusque en aucune manière de votre requête, répondit le détective privé. Caroline Damberg est
une cliente de choix. Il me semble normal que vous souhaitiez en savoir un peu plus sur la teneur de ce
dossier délicat.
Le premier associé s’appelait John Mc Guffin. Il ressemblait au cinéaste Alfred Hitchcock, un monstre
sacré du septième art au vingtième siècle. Son collègue venait de la Chine où il avait vécu sa prime
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jeunesse avant de s’envoler vers le Royaume Uni. Il se dénommait Ming Lee Fu, portant son ascendance
asiatique comme un trophée.
— Nous avons bien avancé. La pelote se déroule malgré la présence incongrue d’une tierce partie.
— Commençons donc par le fil de votre investigation, demanda Mc Guffin.
— Tout nous pousse à croire que Corentin Thomas a été manipulé pour disparaître. A ce stade nous ne
savons pas s’il est mort ou vivant mais il paie pour des erreurs du passé. Il avait fondé la galerie avec
Caroline Damberg et une autre personne connue sous le nom de Marjanna Hansen. Cette dernière a été
évincée de l’affaire d’une manière brutale que ne réfute pas ma cliente.
Depuis, madame Hansen a refait sa vie et s’est mariée avec un riche Néerlandais. Elle a créé une
entreprise tentaculaire versée dans le commerce de l’art et plutôt bien implantée dans les pays nordiques,
un axe Londres – Berlin. En deux mots comme en cent, elle contrôle le plus gros concurrent européens de
Damberg et Thomas.
Cette situation et l’éviction dont elle a été victime il y a une vingtaine d’années constituent deux mobiles
suffisants, même séparément, pour monter une opération criminelle contre Caroline Damberg à travers le
maillon faible que constituait son époux. J’ai personnellement rencontré Marjanna Hansen à Amsterdam.
Je pense qu’il faut continuer à creuser cette voie.
— Vos arguments ont du sens, confirma John Mc Guffin. Je crois que vous tenez le bon bout. Vous avez
tout notre soutien si vous avez besoin de ressources supplémentaires.
— Merci de votre confiance, dit Philippe Garnier. Caroline Damberg m’a d’ailleurs fait savoir qu’elle
financerait avec force notre enquête à n’importe quel prix.
— Vous parliez d’une tierce partie, remarqua Ming Lee Fu. Pouvez-vous nous en dire plus ?
— Mon équipe est surveillée constamment par des agents inconnus. J’ai moi-même subi des manipulations
à travers un informateur anonyme qui connaissait parfaitement le dossier et savait répondre à l’ensemble
de mes questions, répondit Philippe Garnier. Je ne sais pas s’il joue pour Marjanna Hansen ou pour
Caroline Damberg mais ce qui apparaît flagrant réside dans sa position dominante au cœur de mon
investigation.
— Que comptez-vous faire ? demanda Ming Lee Fu.
— A ce stade, il me faudrait une équipe de Pinkerton, placée en sous-marin, pour assurer mes arrières. Je
propose donc que vous mandatiez des agents de la compagnie pour surveiller mon équipe et moi-même.
En quelque sorte, en nous filant vous filez cette troisième équipe ou elle vous file.
— C’est bien compliqué, objecta John Mc Guffin.
— Vous me proposez des moyens. Je vous explique comment on pourrait les utiliser intelligemment,
répliqua Philippe Garnier. La technique que je vous expose a été utilisée au temps de la guerre froide par
les services secrets américains et britanniques contre le K.G.B. Elle a fait ses preuves. Son principal
avantage est de forcer l’ennemi à ouvrir un second front. Je ne pense pas qu’il se découvrira au point de
se trahir mais il perdra en puissance de feu et en efficacité.
Enfin, je compte sur mes collègues pour me prévenir quand mon équipe se trouvera en danger, conclut le
détective privé. Je ne suis pas serein en ce qui concerne notre sécurité parce que nous approchons du but
et que cet adversaire caché va devoir agir au plus vite, sans mettre des gants. N’oublions pas que
Corentin Thomas a disparu corps et bien.
— C’est d’accord, dit Ming Lee Fu. Nous allons constituer une équipe interne en charge de votre
surveillance et de votre protection. Vous comprendrez qu’elle restera dans l’ombre même vis-à-vis de
vos collaborateurs. Je vous contacterais directement et vous de même quand il faudra prendre des
décisions importantes.
— Je vous en remercie au nom de mon équipe, répondit Philippe Garnier.
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L’entretien continua sur des points de détail concernant les finances, la logistique et d’autres
considérations plus administratives. Philippe Garnier se soumit aux exigences de son statut et montra sa
rigueur de patron et de gestionnaire. John Mc Guffin prit la main sur ces aspects. Ming Lee Fu le laissa
volontiers faire étalage de sa science et de son autorité.
De retour à Paris, le détective privé récapitula les enseignements de cette réunion. D’un côté, il avait
facilité sa stratégie de leurre et neutralisé la filature interne des agents de Pinkerton en la rendant
quasiment officielle. En plus de retourner l’épée de Damoclès en sa faveur, il avait obtenu une meilleure
sécurité de ses collaborateurs que ce qu’il aurait pu monter lui-même. Ce n’était pas un mince résultat et
surtout loin d’un luxe au vu de ce qu’il soupçonnait comme violence dans les jours à venir.
L’autre leçon à retenir venait de Ming Lee Fu. Ce dernier ressemblait comme deux gouttes d’eau à
l’ingérence de Pékin dans les affaires de la compagnie. Cela signifiait que la maison-mère prenait ce
dossier au sérieux, pas uniquement pour la cliente Caroline Damberg.
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Chapitre Douze: Premier contact
L’équipe de Philippe Garnier mit en place les pièces du leurre. Hubert Boulon de la Visse se révéla un
parfait illusionniste, créant des personnages fictifs censés espionner le détective privé et ses adjoints sans
laisser de traces évidentes. Mélanie Royer sema des petits cailloux ça et là, dans le but de rendre le décor
encore plus réaliste.
Les officiels de Pinkerton avaient tenus leurs engagements : la surveillance de Philippe Garnier et ses
collaborateurs s’était renforcée tout en restant très discrète. Désormais, la sécurité de Mélanie Royer et
Hubert Boulon de la Visse semblait assurée au-delà des espérances de leur patron, comme si Ming Li Fu
avait compris le rôle important tenu par ces supposés seconds couteaux dans une affaire de ce calibre.
Dans ce contexte plus serein, Philippe Garnier pouvait donner la pleine mesure de son talent de chef
d’orchestre. Il en profita pour traiter les derniers détails sur Marjorie Delahaye, afin de la sortir
définitivement du jeu. L’ex-fiancée de Corentin Thomas s’avéra aussi innocente que prévue. Non
seulement elle n’avait jamais eu l’intention d’aider son ancien compagnon mais en plus elle craignait
réellement la colère de Caroline Damberg.
Un soir, alors qu’il rentrait tranquillement chez lui, escorté dans l’ombre par deux agents de Pinkerton,
Philippe Garnier fut abordé dans la rue par une femme d’âge mur.
— Avez-vous l’heure, Monsieur ?
— Bien entendu, répondit le détective privé en regardant sa montre. Il est exactement dix-neuf heures
trente.
L’inconnue le regarda droit dans les yeux puis laissa choir son sac à main dans un mouvement accidentel.
En bon gentleman, Philippe Garnier se baissa pour le ramasser.
— Voici votre sac, Madame.
— Vous êtes bien aimable, Monsieur.
— C’est normal. Que serait notre civilisation si la politesse n’existait pas ?
— Certainement pas grand-chose, je le crains. J’espère ne jamais connaitre une telle époque.
— Moi non plus.
— Je vous remercie encore.
— Je vous souhaite une bonne soirée.
Philippe Garnier salua la dame puis continua son chemin, toujours suivi par le duo protecteur estampillé
Pinkerton. En rentrant dans son immeuble, à l’abri des regards trop curieux, il ouvrit complètement sa
main droite et lut la suite de chiffres incrustée sur sa peau. Le détective privé salua l’habileté du procédé
utilisé par la femme âgée, certainement une ancienne des services secrets. Le coup du sac à main, la
conversation anodine, tout ceci ressemblait à une prise de contact discrète entre agents d’officines
concurrentes. Il ne lui restait plus qu’à comprendre la signification de ces chiffres.
Installé dans son bel appartement, Philippe Garnier déclencha le dispositif de brouillage, histoire
d’assurer son intimité. Il savait que ses surveillants de Pinkerton tenteraient par tous les moyens de capter
ses conversations extérieures. Cependant, une fois dans sa citadelle, il était à l’abri des oreilles
indiscrètes, incapables de décoder le subtil cryptage numérique de ses échanges électroniques.
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Philippe Garnier se servit un verre d’un grand cru de Bourgogne avant de se poser dans son confortable
sofa. Après avoir bu une rasade de son nectar hors de prix, il décida d’utiliser son téléphone mobile pour
composer la suite de chiffres, juste au cas où elle correspondrait à un numéro quelque part dans le monde.
Pour cela, il utilisa la fonction vocale de son appareil, un bijou technologique comparable au plus évolué
des ordinateurs personnels.
— Début, 1-9-2-1-6-8-1-2-5-4, fin, déclama le détective privé, en articulant précisément.
— Vous n’avez pas renseigné le protocole de recherche, répondit le programme.
— Ajuster la recherche sur les zones de télécommunications numériques, tous réseaux.
— Le temps estimé pour cette requête est de deux minutes et onze secondes.
Philippe Garnier ne put s’empêcher de sourire. En quelque sorte, son téléphone mobile représentait une
intelligence artificielle, un collaborateur supplémentaire capable d’accomplir des miracles. Pourtant, la
machine ne remplacerait certainement pas l’homme tant qu’elle ferait preuve d’autant de déférence son
égard, au point de fournir des informations inutiles de cet acabit. « Hubert Boulon de la Visse, malgré son
côté excentrique, a encore de beaux jours devant lui. » se surprit à penser Philippe Garnier. Pour fêter la
bienvenue supériorité de l’être humain sur les entités synthétiques, il avala une seconde rasade de
Bourgogne.
Un bip sonore le sortit de ses réflexions métaphysiques.
— Un résultat trouvé, déclara le programme.
— Identification !
— Une adresse numérique de passerelle informatique.
— Peut-on se connecter ?
— Oui !
— Connection !
L’écran afficha une interface graphique épurée. Malgré sa bonne vue, Philippe Garnier jugea utile
d’agrandir la zone affichée.
— Dérivation sur la télévision !
Son téléviseur, un modèle ultraplat ancré de façon ergonomique dans le mur situé en face du sofa,
s’alluma instantanément et relaya l’image jusque-là dispensée par le téléphone mobile. La passerelle
informatique ressemblait à un tableau noir de physicien, avec des signes cabalistiques digne des
premières ères de l’ordinateur. Philippe Garnier soupira, regrettant l’absence de son expert en systèmes
d’exploitation, l’ineffable Hubert Boulon de la Visse. Il mobilisa ses petites cellules grises, à l’instar
d’un Hercule Poirot perdu au milieu des hiéroglyphes, pour percer le mystère de cette porte sur
l’inconnu. Après réflexion, le détective privé repéra exactement la suite de chiffres imprimée sur sa main.
Il tenta alors une manœuvre typiquement humaine.
Debout devant l’écran, Philippe Garnier posa la main sur la séquence chiffrée, conscient de se comporter
comme une poule devant un couteau. Le tableau noir virtuel laissa place à un décor cossu, à un intérieur
bourgeois. En son centre, assis sur un fauteuil du dix-neuvième siècle, se tenait un homme blond, proche
de la cinquantaine.
— Enfin, monsieur Philippe Garnier a trouvé le sésame, ironisa le nouveau venu.
— On en apprend tous les jours dans mon métier, monsieur Christian van Heuvel.
— Je constate qu’il est inutile de faire les présentations. Je vous conseille de vous rassoir dans votre
confortable sofa. Je ne vais pas sortir de l’écran. Ce n’est pas de la magie mais de la technologie.
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— Tant mieux. Vous ne m’en voudrez pas si je me sers un autre verre de Bourgogne.
— Faites ! Pour ma part, je déguste un excellent vin de Bordeaux.
Philippe Garnier se dirigea vers la cuisine, prit la bouteille et la ramena avec lui. Il s’assit sur le sofa,
remplit son verre puis déclara la séance ouverte. De l’autre côté du miroir, Christian van Heuvel semblait
amusé par la situation.
Le détective privé démarra le jeu des questions.
— Pourquoi autant de précautions ? Il suffisait de m’appeler au bureau.
— Vous êtes sérieux ? Nous savons tous les deux à quel point des indiscrets nous surveillent.
— Pouvez-vous m’en dire plus ?
— Je ne vous ai pas contacté pour jouer au poker menteur. Vous savez pertinemment que votre propre
employeur vous espionne. Vous avez également remarquée une tierce partie, tapie dans l’ombre.
D’ailleurs, c’est votre version de l’histoire, du moins celle présentée à mon épouse.
— Qui ne tente rien n’a rien.
— Je suis beau joueur, monsieur Garnier. Cependant, ma patience a des limites. Dans le cas présent, le seul
fait de s’en prendre à ma femme m’indispose fortement. Je pourrais ne pas conserver une attitude
courtoise bien longtemps.
Philippe Garnier dut se rendre à l’évidence. En provoquant ce premier contact, par le biais de Marjanna
Hansen, il avait énervé le grand méchant loup. La suite de la partie s’annonçait ardue, entre la pêche aux
informations, la manipulation et l’alliance contre nature. Christian van Heuvel restait son principal
suspect mais il ne devait en aucun cas le savoir.
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Chapitre Treize: Christian van Heuvel
Malgré des débuts poussifs, liés à la classique phase d’observation liée à ce genre d’entrevue, Christian
van Heuvel reprit les débats.
— Je vous épargne le récapitulatif de votre entretien avec mon épouse, monsieur Garnier. Sachez une
chose : vous l’avez effrayée. Elle craint pour ma sécurité, à cause de vos histoires à dormir debout
concernant un ennemi invisible, un complot contre ma personne et la disparition de Corentin Thomas. Si
vous voulez mon avis, ça fait beaucoup.
— Je n’ai pas pour habitude de justifier mes théories, à part pour mes clients. Allons à l’essentiel :
montrez-moi les erreurs ou les contre-vérités contenues dans mes analyses.
Christian van Heuvel se mit à rire de bon cœur. Visiblement, la demande de Philippe Garnier, effrontée à
l’extrême, ne le choquait pas.
— Pinkerton vous a placé sous tutelle, d’abord par le biais d’une surveillance masquée puis
officiellement. Vous ne nierez pas votre convocation récente aux quartiers européens où vous avez été
sommé de vous expliquer auprès de deux associés, John Mc Guffin et Ming Lee Fu.
— Je n’ai pas dit le contraire à votre femme, hormis l’épisode londonien dont je n’avais pas encore
connaissance.
— Certes. Néanmoins, vous rattachez cette surveillance à l’affaire en cours. En vous écoutant, on croirait
Caroline Damberg aussi importante que les joyaux de la couronne d’Angleterre. Or, même si elle est
riche et connue, votre cliente n’est pas exceptionnelle. Elle ne jouit pas d’un réseau à ce point capital
pour Pinkerton. En bref, elle est plus que Madame Tout-le-Monde mais pas essentielle aux intérêts de
votre employeur.
— Je ne saisis pas. Pinkerton ne lance pas une telle opération pour un enquêteur de mon niveau.
— Non. Vous êtes un détective lambda dans une organisation globale. Ce qui les gêne, c’est la boue
remuée par votre investigation, sur un cas supposé clos. Corentin Thomas n’est pas plus stratégique que
sa femme. Sa disparition n’était pas l’affaire du siècle à l’époque, elle ne l’est pas devenue depuis. A
part énerver quelques gradés de la police française, je ne vois pas le problème de la rouvrir. Pinkerton l’a
acceptée pour mieux en contrôler le déroulement. Vous choisir a constitué la première erreur. Vous avez
déterré des cadavres encombrants, mis l’accent sur des questions gênantes et surtout réveillées des forces
endormies mais mal intentionnées. Pour preuve, votre contact avec un tiers, vous amenant à soupçonner
ma femme puis moi-même.
Philippe Garnier pesta intérieurement. Christian van Heuvel avait compris son rôle de suspect dans
l’investigation criminelle. Il avait intégré cette donnée dans sa propre stratégie, acceptant ainsi de se
prêter au jeu de la vérité avec son inquisiteur français.
— Admettons ! Marjanna Hansen aurait été suspectée, même par un détective débutant. Elle a le mobile,
un classique appelé la vengeance, et les moyens pour faire disparaitre Corentin Thomas. Ensuite, j’ai
procédé logiquement, par rapprochement. Vous êtes son mari, vous l’aimez, vous disposez de ressources
considérables et d’un tissu relationnel puissant. Votre motivation est moins directe mais toutefois réaliste
: venger l’honneur bafouée de votre épouse. C’est un peu shakespearien, je vous le concède volontiers.
— Je sais que la vengeance est un plat qui se mange froid mais reconnaissez quand même la limite de votre
raisonnement. Pourquoi avoir agi après tant d’années ? De plus, j’avais d’autres options : par exemple
couler la galerie, lancer une OPA ou que sais-je encore. Faire disparaître une larve comme Corentin
Thomas au prétexte de punir Caroline Damberg, c’est un peu tiré par les cheveux. Vous pouvez trouver
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mieux, j’en suis persuadé.
— C’est la base de mon métier. Toutes les possibilités sont envisagées si elles tiennent la route. Vous
pouvez passer de victime à coupable en une fraction de seconde, sur la base d’éléments nouveaux. La
réciproque est vraie.
Christian van Heuvel ne répondit pas à la dernière remarque de Philippe Garnier. Il préféra se servir un
autre verre de son nectar bordelais, laissant ainsi le détective privé seul avec ses arguments. Ce dernier en
profita pour mettre de l’ordre dans ses idées, afin d’affronter la seconde salve de son interlocuteur. Il
n’eut pas longtemps à attendre.
— Nous n’allons pas insister sur cette histoire avec Pinkerton, précisa Christian van Heuvel. En fait, ça
n’a strictement aucun intérêt à mon avis. C’est votre problème si votre hiérarchie craint un impair de
votre part. John Mc Guffin est un véritable pitbull. Il ne vous lâchera pas.
— Soit, je m’y ferai. Passons à autre chose.
— D’accord. Parlons de l’ennemi invisible. Il vous a amené jusqu’à moi via mon épouse en révélant sa
relation passée avec Caroline Damberg, quand elle s’appelait juste Marjanna Hansen. Sérieusement,
croyez-vous Marjanna capable d’échafauder un plan diabolique, de planifier la disparition de Corentin
Thomas ?
— Non. Votre femme est entière. Elle a tourné la page.
— On avance. C’est bien. Pourquoi, d’après vous, avoir remonté la piste jusqu’à moi puisque Marjanna
est innocente. Si votre informateur secret est si bien renseigné, il sait qu’elle n’a rien à voir de près ou de
loin avec cette enquête.
— Je dirais, en soulignant l’aspect purement théorique de mes suppositions, qu’il vous connait depuis fort
longtemps. Vous devez être concurrent.
— Continuez !
— Il saisit l’opportunité de vous faire plonger en révélant au grand jour, par mon intermédiaire, votre
forfait passé.
Christian van Heuvel ne se retint pas. Il éclata d’un rire sonore, sans équivoque. Philippe Garnier avait
touché un point sensible mais pas forcément celui attendu.
— Vous êtes indécrottable, monsieur Garnier. Je comprends mieux pourquoi on vous a lâché John Mc
Guffin. Quoi de mieux qu’un pitbull pour suivre un bourricot ?
— Je suis détective privé, pas psychothérapeute. Les solutions les plus simples sont souvent les meilleures.
Je vais droit au but. Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas similaires, vous êtes le coupable idéal. Je
serais naïf de consacrer la moitié de mes neurones au dixième restant. Telle est la duré réalité de ma
profession, monsieur van Heuvel.
— « Des paroles carrées n’entrent pas dans des oreilles rondes » avait coutume de répéter Lao-Tseu,
monsieur Garnier. Poursuivons, voulez-vous ?
Philippe Garnier sourit intérieurement. Christian van Heuvel, dans son complexe de supériorité, l’avait
catalogué et rangé au rayon des laborieux. C’était une situation idéale pour un investigateur : jouer le rôle
du policier limité, bardé de certitudes et de schémas prémâchés, permettait d’obtenir plus facilement des
informations venant d’êtres supposés supérieurs, la crème de l’espèce humaine, les leaders d’un monde
froid et technologique.
Le détective privé décida d’appuyer là où ça faisait mal, sur la fierté du dirigeant néerlandais.
— Votre ennemi masqué, que vous soyez coupable ou pas, profite de l’affaire Corentin Thomas, de la
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notoriété et des moyens de Caroline Damberg et des ressources déployées par la société Pinkerton, pour
vous salir. Il connait votre point faible.
— Quelle est cette faiblesse ?
— Marjanna Hansen. Avant elle, vous étiez un chevalier à l’armure indestructible, aux armes affutées, fort
et sans peur. Depuis votre rencontre, vous avez déposé l’épée dans un fourreau de pierre. Le vaillant
combattant, le guerrier invincible s’est transformé en notable, en seigneur de papier. L’Amour accomplit
bien des miracles. Vous en êtes la preuve vivante. C’est un classique, une fois de plus. Je n’ai pas besoin
d’invoquer un quelconque philosophe chinois pour vous démontrer la justesse du raisonnement. Les faits
parlent d’eux-mêmes.
Christian van Heuvel blêmit imperceptiblement. Philippe Garnier avait visé juste. Il ne lui restait qu’à
manœuvrer habilement afin de recueillir les pièces manquantes du puzzle. Dans ce cas précis, se taire
après une telle tirade semblait la meilleure façon de procéder. Bien lui en prit, Christian van Heuvel reprit
la discussion, d’un ton déterminé.
— Si je vous écoute, Marjanna n’a rien à voir dans la disparition de Corentin Thomas. Vous le savez.
D’ailleurs votre conviction est faite sur le sujet. L’enquête de Pinkerton tient sur vos épaules. Qu’est-ce
qui vous empêche de la laver définitivement de tous soupçons ?
— Rien. Sauf que je ne le souhaite pas.
— Pourquoi ?
— Tout simplement parce que c’est prématuré. Caroline Damberg ne me croira jamais tellement elle a
besoin d’un coupable évident. Mes supérieurs chez Pinkerton, John Mc Guffin en tête, m’accuseront de
compassion envers une suspecte. Je serai démis du dossier. Un autre me remplacera, un gars obéissant,
aussi borné que moi mais plus enclin à gérer sa carrière qu’à établir la vérité.
— Que proposez-vous ?
— Faites des aveux ! Vous ne pouvez pas m’éliminer, c’est désormais trop tard. Votre épouse se pose des
questions sur votre compte. Elle ne mettra pas des siècles avant de vous percer à jour. Sortez par le haut,
en gentilhomme !
— Vous raisonnez de travers, monsieur Garnier ! Vos hypothèses reposent sur des mensonges chuchotés
par une source anonyme, un informateur miraculeux. Ce manipulateur, car c’en est un, vous mène par le
bout du nez.
— Je ne suis pas le problème, monsieur van Heuvel mais l’instrument de la solution. Utilisez-moi comme
tel et rétablissez la vérité si elle est si différente. Pour l’instant, à part jouer au monarque bienveillant puis
courroucé, vous ne réglez pas la question. Ne vous mettez pas dans la peau de Louis XVI le jour où le
peuple de Paris lui a signifié sa colère en prenant la Bastille. Je ne veux pas plus de brioche que de pain.
Seule la justice m’importe. C’est ça être borné, mais moi, contrairement à vous, j’appelle ça de la
persévérance.
Christian van Heuvel se leva. Visiblement, les arguments de Philippe Garnier avaient porté. Le détective
privé décida de lui asséner le coup fatal.
— Nous nous sommes tout dit, monsieur van Heuvel. Arrêtons là cette conversation. Nous avons de
profonds désaccords mais je pense qu’une bonne nuit de sommeil nous donnera matière à réflexion.
Peut-être trouverons nous alors une sortie honorable pour nous deux.
— J’allais vous le proposer, monsieur Garnier. Au revoir !
— Au revoir, monsieur van Heuvel.
L’écran devint subitement noir.
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Philippe Garnier se versa un dernier verre de Bourgogne avant de se coucher. Il avait finalement avancé
sur le dossier Corentin Thomas. Le grand méchant loup, jusque-là caché dans la forêt, s’était aventuré
dans la pénombre, montrant ses crocs et le bout de sa queue. Il devait maintenant choisir entre se
retrancher dans la nuit profonde ou se risquer en pleine lumière.
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Chapitre Quatorze: Rendez-vous provençal
Les jours suivants, Philippe Garnier n’entendit pas parler de Christian van Heuvel ou Marjanna Hansen.
L’affaire Corentin Thomas semblait mourir tranquillement, par manque de nouveaux éléments ou d’une
réaction impromptue de ses protagonistes. Caroline Damberg ne se manifestait pas, ni les associés de
Pinkerton et encore moins son informateur secret surnommé Gorge Profonde. Mélanie Royer et Hubert
Boulon de la Visse continuaient donc à traiter le dossier, en recoupant des informations détaillées, en
interrogeant des sources ou en compilant leurs notes précédentes dans l’espoir de trouver un indice caché
ou une clé de lecture inédite.
Pourtant, un soir, Philippe Garnier vit le bout du tunnel. En rentrant chez lui, après avoir récupéré le
courrier dans sa boite aux lettres privée, posé sa mallette sur le meuble prévu à cet effet et débouché une
bouteille d’un cru classé de Touraine, il se mit à trier les factures, les prospectus et les autres enveloppes
récupérées cinq minutes plus tôt. Curieusement, son attention se fixa sur un pli rédigé à la main. Le
détective l’ouvrit et en sortit un titre de transport. Il chercha d’abord le petit mot d’accompagnement
habituel dans ce cas de figure puis regarda de plus près le document. Après une lecture attentive du billet,
Philippe Garnier en mémorisa les données essentielles puis décida de le détruire complètement afin de ne
laisser aucune trace à d’éventuels curieux.
Deux jours plus tard, Philippe Garnier se rendit à la Gare de Lyon, en prenant les précautions d’usage en
cas de filature. Il prit le train à grande vitesse jusqu’à Avignon puis une ligne secondaire et enfin un bus
de campagne. Il descendit à l’arrêt prévu dans son trajet et s’assit sur le banc d’attente. Le paysage était
rural et agréable. Aucun bruit ne perturbait le chant de la nature, celui du vent dans les arbres, des insectes
vibrionnant et des nuages cotonneux. Philippe Garnier apprécia le spectacle d’une Provence calme, loin
des soubresauts de la ville, de la fureur parisienne déclinée par des millions d’habitants réglés comme des
automates à la recherche de leur humanité. Cette inhabituelle quiétude le conforta dans son espoir d’en
terminer avec une enquête devenue longue et pénible.
Un véhicule agricole s’arrêta au bord de la route. Son conducteur, un vieux barbu à l’air revêche, en
sortit lentement et s’approcha du détective.
— Philippe Garnier ?
— Lui-même. A qui ai-je l’honneur ?
— Appelez-moi Jean-Auguste. Mon nom n’a aucune importance.
— Ravi de vous rencontrer, Jean-Auguste.
— Gardez vos chichis pour les citadins, mon gars. Je ne suis que le facteur. Mon boulot, c’est de délivrer
le colis à son destinataire.
— Et c’est moi le paquet ?
— Oui, mon garçon.
— Qui est le destinataire, si ce n’est pas trop indiscret ?
— Vous verrez bien. Maintenant, assez causé. On reprend la route. Vous montez à côté de moi.
Philippe Garnier s’exécuta sans poser d’autre question. Jean-Auguste regarda dans ses rétroviseurs,
cracha par la fenêtre puis relança le moteur de son pachyderme mécanique, dans un concert de jurons et
de pétarades. Le duo de fortune roula une bonne heure sur des routes municipales, au milieu de nulle part,
sans s’adresser la parole. Philippe Garnier ayant décidé de considérer Jean-Auguste comme un simple
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moyen mis à disposition pour l’amener à destination, il respecta le silence monacal imposé par son
compagnon de voyage.
Arrivé à proximité d’un mas provençal, Jean-Auguste déposa Philippe Garnier sur un chemin pierreux,
avec une mimique de chameau en guise d’au-revoir. Le détective se dirigea vers la bâtisse, pensant
trouver des réponses à ses questions. Il frappa à la grande porte en bois et attendit un instant.
— Entrez, dit une voix masculine. C’est ouvert.
Philippe Garnier pénétra dans une grande salle meublée d’une longue table rectangulaire assortie de huit
chaises rustiques et deux armoires massives. Une cheminée trônait sur un côté, le tout dans un décor
agricole avec des outils pendus aux murs et d’étroites fenêtres aux rideaux un peu fanés. Un homme brun,
âgé d’une bonne quarantaine d’années, se présenta en tendant une main accueillante.
— Ravi de vous rencontrer enfin, monsieur Garnier.
Philippe Garnier serra la main de son hôte. L’inconnu lui semblait familier mais il n’arrivait pas à mettre
un nom sur son visage.
— Visiblement, vous ne me reconnaissez pas. C’est normal. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. J’ai
cependant cru comprendre que vous me cherchiez à travers toute l’Europe.
Philippe Garnier n’en crut pas ses oreilles.
— Vous êtes Corentin Thomas, c’est ça ?
— En personne.
— Je désespérais de retrouver votre trace un jour. Vous étiez devenu, pour moi et mon équipe, une sorte de
mythe, un serpent de mer moderne.
— Avez-vous pensé un instant, sérieusement, que j’étais mort ?
— Cette idée m’a traversé l’esprit même si je considérais cette hypothèse trop simple.
— Qui aurait voulu ma mort ?
— J’avais quelques sérieux candidats en tête.
— Discutons-en devant un bon déjeuner, voulez-vous ?
Philippe Garnier accepta l’invitation. Il n’avait rien avalé depuis son départ de Paris, même pas le
contenu du plateau standard compris dans le service de première classe. Son trajet avait été
essentiellement consacré à lire ses messages et à étudier consciencieusement les rapports de ses
collaborateurs, Aidé en cela par son bijou technologique de téléphone intelligent. Les nouvelles
n’apportaient pas de développements conséquents à l’affaire en cours, juste des confirmations sur
Marjanna Hansen et Christian van Heuvel, un panorama de leurs relations économiques plus quelques
informations d’ordre privé.
Le détective s’assit, laissant Corentin Thomas faire le service. Loin de vouloir se montrer impoli,
Philippe Garnier désirait observer l’homme, mieux le cerner à travers sa gestuelle et s’habituer à son
langage corporel.
— Comme vous l’avez probablement compris, monsieur Garnier, vous êtes mon invité jusqu’à demain.
Cela nous laissera amplement le temps de discuter de ma situation et de votre enquête.
— J’ai emporté ma brosse à dents avec moi.
— Je vous ai préparé une chambre et des vêtements pour la nuit. Tout le nécessaire de toilette est à votre
disposition. Sous des dehors spartiates, cette maison comporte un équipement ultra-moderne, incluant un
brouilleur de fréquences et des dispositifs anti-intrusion.
— Vous craignez quelque chose en particulier ?
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— Oui. Que ma femme me retrouve.
— D’après vous, jamais elle n’a cru à votre mort, je me trompe ?
— Non. C’est pour ça qu’elle vous a embauché, je présume. Les autres détectives, les policiers et les
gendarmes ne l’ont pas convaincu à l’époque. Caroline ne lâche pas prise facilement, c’est même sa
marque de fabrique.
— Je m’en étais aperçu.
— Et encore vous n’avez vu que la partie émergée de l’iceberg. Quand j’y pense, je me demande
comment j’ai pu être aussi aveugle. C’était couru d’avance, dès le début de notre liaison et de ses ordres
déguisés en conseils attentionnés. Sous le gant de velours se cachait une main de fer, selon l’expression
consacrée. Au fil du temps, j’ai été pris au piège dans une prison dorée, entre guimauve amoureuse et
dépendance économique. Caroline savait me manipuler pour arriver à ses fins.
— Je ne comprends pas. Qu’avait-elle à attendre de vous ? Des gentils maris, elle aurait pu en récolter à la
pelle. C’est une très belle femme, riche et intelligente. Pourquoi vous ?
— Sait-on pour quelle raison, s’il y en a vraiment une, le chat torture la souris ?
Corentin Thomas avait résumé en peu de mots son existence passée. Philippe Garnier en était lui aussi
arrivé à ce constat en étudiant sa cliente, en profilant le disparu à travers les témoignages de ses proches
et surtout leurs non-dits. Le détective privé jugea inutile de poursuivre sur ce thème. Il attaqua son plateau
de charcuteries, laissant son hôte lancer les débats, histoire de le voir venir.
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Chapitre Quinze: Evidence rurale
Corentin Thomas regarda Philippe Garnier avec étonnement. Visiblement, le disparu ne s’attendait pas à
voir le chien de chasse lâché à ses trousses abandonner si près du gibier, tout ça pour un bol de croquettes.
— Que voulez-vous savoir, monsieur Garnier ?
— Rien en particulier. Maintenant, je sais que vous êtes en vie et en bonne santé. C’est suffisant. Ma
mission ne consiste pas à expliquer les chemins tortueux de votre disparition. Je laisse ça aux historiens
de l’investigation.
— Cela ne vous intéresse pas de savoir pourquoi je vous ai fait venir ici ?
— Un peu, sans plus.
— Quelle est votre théorie sur ma situation ? J’aimerais savoir.
— Vous avez pris la tangente sur un coup de tête, puis tout s’est enchainé et vous n’avez pas pu revenir en
arrière malgré la peur du vide. Petit à petit votre syndrome de Stockholm s’est effacé pour laisser place à
la joie de l’homme libre. Dégagé de vos chaînes sociales et émotionnelles, vous avez reconstruit une
existence simple, à l’abri des regards inquisiteurs. Le fils à papa, le chéri de Caroline Damberg, le chef
d’entreprise est devenu un brave gars de la campagne, apprécié dans son village pour sa gentillesse et ses
bonnes idées. Peut-être même que vous avez épousé la Gilberte, une gentille paysanne du cru.
Corentin Thomas se demanda s’il devait se vexer ou rire de cette dernière remarque, une forme
d’apothéose comique dans un tableau très proche de la réalité.
— Au bémol près de Gilberte, qui s’appelle en réalité Mathilde et pratique avec passion la profession
d’institutrice, je suis impressionné par votre résumé.
— C’est mon métier. Je l’exerce avec sérieux et professionnalisme.
— Caroline va se réjouir d’avoir retrouvé son jouet favori.
— Je suppose. Elle paie pour ça.
— Je pourrais vous tuer.
— Ce n’est pas votre genre. Vous êtes bien élevé.
— Malheureusement.
— Racontez-moi votre escapade, dans le détail. Cela restera entre nous. Je ne suis pas payé à la ligne mais
au résultat.
— Pourquoi ? Ma vie vous fascine ?
— Disons les choses plus simplement : votre affaire a défrayé la chronique pendant des mois, inspirant les
thèses les plus folles. Quand j’ai repris le dossier, à la demande de votre épouse, je veux dire de Caroline
Damberg, j’ai subi des pressions considérables de ma hiérarchie, la manipulation d’esprits un tantinet
retors sans vous parler des moqueries de mes anciens collègues de la brigade criminelle. Aujourd’hui,
j’ai la réponse à ma question : vous êtes en vie. C’était mon option préférée, je l’avoue. Cependant, dans
mon métier on est curieux. Je n’échappe pas à la règle.
Corentin Thomas commença son histoire avec parcimonie puis se relaxa progressivement, devenant de
plus en plus volubile. Il raconta comment Caroline Damberg l’avait poussé à bout une fois de trop, de
quelle manière il avait abandonné ses clients en plein rendez-vous commercial et pourquoi il avait quitté
la ville de Nice par le premier train à grande vitesse. La suite s’était enchaînée comme dans un rêve.
L’époux en rupture de ban avait retiré un maximum d’argent liquide dans une gare puis s’était
débarrassé de ses cartes de crédit et de ses outils électroniques tels que téléphone portable et clé de
voiture. Il avait alors décidé de partir dans la campagne profonde, en prenant des autobus fréquentés
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d’habitude par les enfants de fermiers et les vieillards du coin. Un village avait capté son attention.
Corentin Thomas avait ainsi choisi sa nouvelle destinée, avec des gens simples et rustiques, dans une
sorte de havre de paix loin des remous citadins, en plein cœur de la nature provençale. Les gens du cru
l’avaient adopté sans poser de questions ni demander de contrepartie. Le temps était passé là-dessus, avec
l’aide de la gentille Mathilde et de la communauté villageoise.
Philippe Garnier écouta attentivement le récit de Corentin Thomas, pas à cause des détails mais pour
juger de la passion retrouvée d’un homme longtemps éteint par son dragon conjugal et sa prison dorée. Il
l’envia même pour son existence simple et heureuse, comme détachée des obligations artificielles du
monde moderne régi par les contraintes économiques et la technologie.
Corentin Thomas termina sur une note joyeuse, une sorte de contre-ut dans un concerto pour flute et
orchestre.
— Voilà le résumé de ces dernières années, les premières du nouveau Corentin Thomas.
— Vous avez changé de nom je suppose ?
— Oui. Désormais je m’appelle…
— Stop !
— Quoi ?
— Je ne veux pas le savoir.
— Pourquoi ? Vous avez bien un rapport à écrire, des précisions à apporter ?
— Oui. Laissez-moi juge de l’important et du futile. Je ne vous connaissais pas avant, je viens de vous
rencontrer et ça me suffit de cette façon. Pour moi, vous êtes Corentin Thomas, quelqu’un issu d’un
passé lointain et revenu dans la lumière à l’occasion d’une enquête criminelle. Je joue le rôle du
projecteur. Rien ne m’oblige à ajouter du son à ce spectacle. Encore moins des dialogues, des pancartes
et des étiquettes. J’aime laisser le spectateur interpréter l’image selon ses propres références, ses peurs et
ses désirs secrets. Je n’enregistre même pas la scène. Nous sommes ici dans la spontanéité.
— Je crois comprendre.
— Profitons de ce moment ensemble. Je vous ai trouvé, cela me suffit. Maintenant, je veux partager un peu
de votre quotidien. Faites-moi visiter les environs, rencontrer vos voisins, goûter à la cuisine locale, que
sais-je encore.
— C’est tout ?
— Oui.
— D’accord. D’abord, je vais vous prêter des vêtements sinon vous aller devenir la curiosité du pays.
Philippe Garnier laissa Corentin Thomas lui choisir un accoutrement adapté à son environnement
immédiat. Après s’être changé, il se regarda dans le grand miroir de la chambre d’ami et vit une autre
version de lui-même, plus chaleureuse. Le détective privé se surprit à faire des grimaces, à tenter un début
de gigue, comme un gamin avant son premier bal costumé.
« Si Mélanie et Hubert me voyaient, ils hallucineraient certainement. » pensa-t-il sans pour autant cesser
son manège. Quand Corentin Thomas vint le chercher, il était encore en train de gigoter.
— Vous vous entrainez à danser la carmagnole ?
— Vous devez me trouver bien puéril.
— Non. En fait, je commence à m’habituer à vous. J’ai l’impression d’accueillir un lointain cousin, venu
d’une contrée exotique.
— Vous n’êtes pas si éloigné de la réalité. Paris est devenue une ville étrange, peuplée de robots à
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l’apparence humaine, inondée par les flux d’information continue déversée à chaque coin de rue et dans
les transports en commun, fliquée par des dispositifs électroniques déguisés en décor. Parfois, j’ai
l’impression de vivre à Metropolis, fourmi perdue dans une fourmilière géante en attendant l’heure
fatidique où Le Moloch me dévorera vivant.
— Vous faites ce type de cauchemar souvent ?
— Jamais. C’est une vision éveillée, un sentiment persistant.
— Pourquoi ne pas déménager, alors ?
— Amsterdam, Londres, Berlin ou New York, c’est pareil.
— Partir dans l’Espace ?
— Je n’aime pas l’air conditionné et les repas en tube.
— Rejoindre des naturalistes dans une forêt tropicale.
— Je déteste les moustiques et les araignées.
— Aller à la campagne, travailler dans une ferme, épouser une brave et robuste paysanne.
— J’ai le rhume des foins.
— Vous n’êtes pas facile, dites donc !
— Je sais. Né citadin, je mourrai dans ce monde de béton, avalé par une langue de bitume.
— C’est gai ! Allons faire un tour au village, histoire de garder le moral.
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Chapitre Seize: Alléluia
Philippe Garnier regarda par la fenêtre. Il vit la nature défiler à plus de cinq cents kilomètres par heure, un
spectacle en accéléré offert gratuitement par la société de chemins de fers. Son séjour dans la retraite de
Corentin Thomas avait été bénéfique pour sa bonne humeur. Il se surprit à sourire en pensant aux paysans
rencontrés la veille, aux vieilles femmes vues sur la place du marché et aux scènes rurales affichées au
soleil provençal.
Désormais, il redevenait Philippe Garnier, un détective privé d’une grande agence internationale. Son
rôle, du moins pour sa mission en cours, consistait à retrouver le chien égaré d’une petite poupée riche.
En réalité, le toutou avait quitté la niche, escaladé le muret et couru à travers la ville dans l’espoir
instinctif de reprendre sa liberté. Sa maîtresse ne l’avait jamais revu depuis, malgré de longues battues et
des appels à témoins. Elle ne s’était pas résolue à laisser son animal de compagnie prendre la fuite,
ronger son collier et revenir à l’état sauvage.
L’honneur de chercher le cabot fugitif était tombé sur Philippe Garnier, un homme honnête et façonné
selon des valeurs oubliées. La reine des poupées avait claqué dans ses doigts, donné de la voix et rameuté
ses ministres pour obtenir le meilleur des investigateurs privés. Derrière le miroir, Philippe Garnier avait
alors découvert des secrets pas très reluisants. Fidèle à ses principes et à son intégrité, il avait mis les
moyens pour éviter les fuites, pour protéger la réputation de la maîtresse du toutou malgré les mauvaises
langues et les commères de service. Pourtant, il avait percé à jour la nature de la belle, plus sorcière que
poupée, en sortant des cadavres du placard et en remontant des gueux des douves du château.
Philippe Garnier esquissa une grimace à ces seuls souvenirs. Caroline Damberg ne lui inspirait que
mépris et dégoût malgré sa faconde de bourgeoise cultivée, de chef d’entreprise et de femme d’influence.
Mais pire que tout, c’était le déroulement de son enquête qui l’indisposait. Voir son propre employeur le
manipuler, le surveiller dans son dos et influer sur ses décisions, lui restait encore sur l’estomac. Se
savoir au milieu de conflits d’intérêt entre des puissances occultes, à commencer par le mystérieux
docteur Christian van Heuvel et les commanditaires de l’anonyme Gorge Profonde, au péril de ses
proches collaborateurs, ne lui plaisait pas. Il n’arrivait même pas à rire des malheurs passés du pathétique
Jonny Lexington alias Tiburce Dugommeau, ou de la classe plaquée toc de l’ambitieuse Marjanna
Hansen épouse van Heuvel.
Maintenant, Philippe Garnier devait trancher un dilemme. D’un côté, un aréopage de personnages peu
fréquentables le poussait à clarifier la situation de Corentin Thomas, à révéler une affaire vieille de
plusieurs années et résolue de façon magistrale par lui et son équipe. De l’autre, ses valeurs de probité et
de charité chrétienne repoussaient cette option, invoquaient la sauvegarde des espèces menacées, des
toutous libérés et de tous les souffre-douleurs des puissants. Au milieu de ces extrêmes, surnageait
difficilement sa conscience professionnelle, fer de lance de sa réputation jusque-là immaculée.
Philippe Garnier déclencha le plan d’urgence. Il utilisa son téléphone intelligent, sorte de couteau suisse
technologique, pour convoquer une réunion au sommet avec ses fidèles collaborateurs, les ineffables
Mélanie Royer et Hubert Boulon de la Visse.
— Hubert, pouvez vous sécuriser notre entretien ?
— Comme d’habitude, chef.
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— Je n’ai pas le cœur à plaisanter aujourd’hui. Débrouillez-vous pour joindre Mélanie. Personne, je répète,
personne, ne doit écouter notre conversation. Utilisez les caches de dernière extrémité.
— Vous m’inquiétez !
— Vous comprendrez, Hubert.
Le train ralentit pour l’arrêt à Montceau-les-Mines. Philippe Garnier se leva puis se dirigea vers la sortie.
Une fois sur le quai, il descendit à la station de taxis. Pendant l’attente, il vérifia une nouvelle fois son
dispositif de brouillage réglé au maximum. Enfin, une voiture prit la course et l’emmena dans une
pension de famille quelque part dans le vignoble bourguignon. Il paya le chauffeur puis entra dans
l’établissement où il avait réservé une chambre sous une fausse identité connue de lui seul.
Installé confortablement dans un fauteuil en cuir fatigué, il attendit le signal de la connexion pour
démarrer la réunion avec Mélanie Royer et Hubert Boulon de la Visse. Son téléphone cliqueta.
— Ici Hubert, vous m’entendez Houston ?
— Ici Mélanie, je vous entends cinq sur cinq, Hubert. Est-ce que le capitaine Kirk est en ligne ?
— Ici le capitaine, je suis là. On arrête de jouer à Star Trek et on reprend le protocole de sécurité
maximale. Hubert, tout est en ordre côté localisation ?
— Oui. Je suis dans un de ces affreux bouges tenus par des chinois, le must selon mes amis pirates
numériques. Je me réjouis d’avance d’avoir à passer la nuit entouré de fumeurs d’opium, de prostituées
vietnamiennes et de bandits cantonais.
— Je vous plains. Mélanie, c’est bon pour vous ?
— Oui. J’ai plus de chance qu’Hubert. Si on peut appeler ça du luxe, cet ancien couvent transformé en
maison de repos. J’espère qu’ils ne vont pas me garder.
— Tant que vous ne faites pas du gringue à une serveuse, tout ira bien.
— Vue la moyenne d’âge, il n’y a aucun risque.
— Démarrons !
Philippe Garnier raconta, sans donner de précision sur les lieux visités, son périple provençal et sa
rencontre avec Corentin Thomas. Pendant son récit, ni Mélanie Royer ni Hubert Boulon de la Visse
n’osèrent l’interrompre.
— Et voilà, vous connaissez le fin fond de l’affaire Corentin Thomas.
— Je m’en doutais, dit Hubert Boulon de la Visse.
— Moi aussi, ajouta Mélanie Royer.
— Vous êtes donc plus perspicaces que moi, avoua Philippe Garnier.
— Qu’allez-vous décider maintenant ? L’enquête est bouclée, demanda Mélanie Royer. Caroline
Damberg et les huiles de Pinkerton vont tomber des nues.
— Je dirais même plus, commença Hubert Boulon de la Visse, ils auront du mal à croire ce scénario. Pour
eux, Marjanna Hansen, aidée par son mai Christian van Heuvel, a fait assassiner Corentin Thomas, pour
une histoire de vengeance personnelle.
— C’est peut-être une bonne chose, fit remarquer Philippe Garnier.
Dans son for intérieur, le détective privé avait déjà fixé son choix. Il lui restait désormais à gagner le
soutien indéfectible de ses collaborateurs. En cela, il comptait sur leurs valeurs personnelles, proches des
siennes, pour arriver à la même conclusion que lui.
— Vous voulez notre bénédiction, ironisa Mélanie Royer. Mon petit doigt me dit que vous aimez bien
Corentin Thomas. Depuis le début, vous l’avez considéré comme un pauvre toutou martyrisé par un tyran
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en jupons. Je vous connais bien, Philippe, malgré vos airs de professionnel endurci, d’Elliott Ness à la
sauce française. Vous êtes du genre à aimer les « happy end » où le chien retrouve sa liberté avec ses
autres amis les bêtes, loin de la folie des hommes et de la jungle urbaine.
— Belle tirade, lança Hubert Boulon de la Visse. Je n’aurais pas dit mieux.
— Je vous pardonne votre insolence, Mélanie, parce que vous avez raison, confessa Philippe Garnier.
Dois-je comprendre que vous aussi souhaiteriez voir Corentin Thomas vivre libre, loin de son dragon
conjugal et des manipulateurs déguisés en Pinkerton, Gorge Profonde et la famille van Heuvel ?
— Je le veux, pour le meilleur et pour le pire.
— Et vous Hubert ?
— Je le veux également.
— Ainsi soit-il. Je déclare Corentin Thomas délivré de notre investigation. Il pourra convoler avec son
institutrice, pondre une tripotée de marmots et élever des poules dans sa ferme provençale.
— Alléluia gloria, lâcha Hubert Boulon de la Visse.
— Amen, conclut Mélanie Royer.
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Chapitre Dix-Sept: R.I.P Corentin Thomas
Les jours suivants furent consacrés à la mise en œuvre de leur décision collective. Philippe Garnier
chargea ses adjoints de fabriquer de belles preuves, irréfutables, afin de soutenir son scénario. Pour sa
part, il allait tâter le terrain avec les principaux protagonistes de son enquête, à commencer par sa
hiérarchie, les mieux placés pour le percer à jour.
Le détective privé utilisa la voie officielle, celle de John Mc Guffin, pour lancer sa première salve de
leurres au sein de l’honorable compagnie Pinkerton. Il provoqua une réunion sur le thème tant attendu : la
résolution de l’affaire Corentin Thomas. Comme il s’en doutait, il fut convoqué aux quartiers européens
de l’agence, en plein centre de Londres, pour une conférence au sommet avec les deux associés John Mc
Guffin et Ming Lee Fu. Philippe Garnier prétexta des vérifications de dernière heure pour gagner du
temps et peaufiner son argumentaire.
Le lundi matin, il arriva au lieu de rendez-vous, s’acquitta des formalités de la sécurité interne puis se
dirigea vers la salle du conseil, signe de l’importance de son enquête. John Mc Guffin l’accueillit
chaleureusement, une attitude inhabituelle de sa part. Ming Lee Fu resta dans son registre mystérieux,
économisant ses mots et limitant sa gestuelle au strict minimum. Philippe Garnier conserva une faconde
respectueuse, laissant aux officiels leur rôle de leader.
— Je vous remercie, Philippe, de nous consacrer une partie de votre agenda surchargé, commença John Mc
Guffin. Comme vous le savez, cette investigation nous tient particulièrement à cœur.
— C’est à moi de vous remercier, messieurs. Je craignais pour la sécurité de mes équipes. Vous avez tenu
vos engagements et veillé à ce qu’une équipe de Pinkerton assure nos arrières. Ainsi, nous avons pu
travailler en toute sérénité, sans subir d’effets de bord de nos ennemis cachés.
Philippe Garnier commença par récapituler les forces en présence, de Gorge Profonde et ses maîtres
invisibles à la famille van Heuvel en passant par sa cliente Caroline Damberg. Il insista sur les détails,
dans le but de donner plus d’assise à sa révélation à venir. John Mc Guffin eut du mal à réprimer son
impatience. Ming Lee Fu continua à se comporter en Sphinx silencieux, observant le langage corporel de
Philippe Garnier. Quand il jugea ses interlocuteurs murs pour avaler des couleuvres, Philippe Garnier
changea de registre et rentra dans le vif du sujet.
— Nous avons dorénavant une certitude : Corentin Thomas est mort et enterré.
John Mc Guffin laissa échapper un borborygme d’étonnement. Ming Lee Fu écarquilla les yeux, comme
s’il voulait sonder le propos de Philippe Garnier.
— Cette information semble vous étonner, remarqua le détective privé. C’était pourtant une des options
possibles.
— Certes, admit John Mc Guffin, mais je n’y croyais pas vraiment.
— Racontez-nous les circonstances de sa mort, demanda Ming Lee Fu.
— C’est très simple : Corentin Thomas s’est enfui de Nice, loin de sa femme, sur un coup de tête. Il a
tenté de rompre avec son passé, de reconstruire sa vie, ailleurs. Son parcours a été chaotique, des Alpes
françaises à l’Italie du Nord en passant par la Suisse. Privé de ses ressources financières, éprouvé par des
années de tyrannie, terrifié à l’idée de retomber dans les griffes de Caroline Damberg, il est devenu
paranoïaque et dépressif. La publicité donnée à sa disparition a rajouté du drame à une situation déjà
difficile. Sans issue, à bout de forces, il a choisi la voie du suicide.
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Ming Lee Fu sembla atteint à son tour.
— Avez-vous des preuves tangibles, du concret ?
— Oui ! Nous avons croisé des indices puis collecté des preuves, autant matérielles qu’informatives.
Après maintes vérifications, nous en sommes arrivés à cette conclusion dramatique mais réaliste.
— Quid du corps ? Dans ce genre de mort violente, il y a au moins un cadavre, précisa Ming Lee Fu.
— Nous l’avons retrouvé, du moins ses restes. Corentin Thomas s’est pendu dans une baraque à moitié
abandonnée, dans la région d’Aoste. Il a laissé un mot d’adieu dont nous avons récupéré des fragments.
— Il y a forcément eu une enquête de la police italienne, répliqua John Mc Guffin.
— Exactement ! Nous en avons des copies. Corentin Thomas, dans sa paranoïa avancée, a effacé son
identité. Pour les autorités locales, il est enregistré sous un nom générique, celui des victimes anonymes.
— Comment être certain que ce soit Corentin Thomas le suicidé ?
— Nous avons procédé à une analyse ADN de ses os. Je vous passe les détails de comment nous avons
obtenu les autorisations administratives pour exhumer sa dépouille. J’ai du personnellement graisser
quelques pattes, une pratique heureusement fort répandue en Italie, jouer avec la loi et couvrir mes
arrières pour ne pas être rattrapé par la patrouille.
— Quelle patrouille ? Vous étiez dans votre droit, insista Ming Lee Fu.
Philippe Garnier sourit intérieurement. La remarque de l’associé chinois confirmait son intuition : les
gradés de Pinkerton étaient à des années-lumière de comprendre le fonctionnement réel d’une enquête de
police en Europe, surtout quand les médias l’avaient déjà mise en avant.
— Interpol, la police française, Caroline Damberg, répondit le détective privé. Toutes ces parties ont
échoué lors de la première enquête. Elles ne verraient pas d’un très bon œil une telle nouvelle.
— Caroline Damberg paie pour ça, remarqua John Mc Guffin.
— Elle paie pour retrouver Corentin Thomas et le ramener au bercail. Dans son esprit, il est toujours
vivant.
— Nous maîtrisons Interpol et la police française, objecta Ming Lee Fu.
— Vous parlez de leurs officier supérieurs. Moi je m’inquiète de la réaction du terrain. Ces gars, aussi
forts soient-ils, ont raté leur première enquête. Qu’un détective privé, un ancien de la police scientifique,
réussisse là où ils ont lamentablement échoué, ne leur ferait pas plaisir. Ils savent que Caroline Damberg
a rouvert une enquête avec Pinkerton, que j’en suis responsable et que j’avance à grand pas.
— Je ne vois pas ce qu’ils auraient à gagner à vous mettre des bâtons dans les roues, lança John Mc
Guffin.
— A masquer leur incompétence, répondit Ming Lee Fu, dépité et fier à la fois.
Philippe Garnier aperçut le bout du tunnel. Ming Lee Fu rentrait à son tour dans le piège, s’appropriant
une partie de son raisonnement, arrivant à des conclusions similaires, donnant de la consistance au
scénario concocté par le détective privé et livré clé en mains à des généraux perclus de certitudes et assis
sur leur Ligne Maginot. John Mc Guffin allait suivre son homologue chinois, parce que Ming Lee Fu
représentait l’œil de Pékin dans un flicage interne à tendance pyramidale.
Le reste de la réunion fut consacrée aux détails. John Mc Guffin reprit son rôle de gardien du temple
Pinkerton. Il donna une série d’instructions à Philippe Garnier pour vérifier en interne les preuves
supposées irréfutables de sa découverte macabre. Ensuite, il expliqua la stratégie de communication
vis-à-vis de Caroline Damberg, une cliente fortunée à prendre avec des pincettes. Philippe Garnier
accepta l’ensemble des contraintes imposées par l’associé britannique. Il ne lui restait plus qu’à planter
la cerise sur le gâteau, dans une dernière fourberie digne de Nicolas Machiavel.
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— J’ai une requête à vous soumettre, commença-t-il.
— Faites donc, concéda John Mc Guffin.
— Je souhaiterais que nous présentions tous les trois mes conclusions à Caroline Damberg, une fois que les
vérifications intra-Pinkerton auront définitivement validé ce dossier. Avec deux associés de votre calibre,
elle acceptera mieux la thèse du suicide, au lieu de croire à l’impossible ou d’incriminer les époux van
Heuvel dans la mort de son époux.
— Cela fait sens, en effet, admit John Mc Guffin.
— Nous pourrons surtout passer à autre chose, répliqua Ming Lee Fu. Cette enquête a déjà trop consommé
de ressources Pinkerton. Je pense qu’en haut lieu tout le monde s’accordera à clore l’affaire Corentin
Thomas et à faire passer le message à la cliente si besoin est. Quant aux forces de police, nous nous en
occuperons également, ne vous inquiétez pas de ce sujet.
— Beau travail, Philippe, conclut John Mc Guffin.
— Merci monsieur ! Cela n’aurait pas été possible sans le soutien constant de notre compagnie et de mes
supérieurs hiérarchiques. Nous avons réussi tous ensemble, chacun avec ses armes.
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Chapitre Dix-Huit: Epilogue
Philippe Garnier, tranquillement assis sur son sofa, sirotait son vin favori, un grand cru de Bourgogne tout
en écoutant le ballet Roméo et Juliette du génie russe Serge Prokofiev. La journée avait été fade comparée
aux dernières semaines de l’affaire Corentin Thomas. Le détective privé se remémora, dans un ultime
récapitulatif, la fin de l’enquête.
Après l’épreuve de Pinkerton, un chef d’œuvre de manipulation contre son propre management, la route
s’était ouverte vers un dénouement heureux, conforme à ses valeurs de défense de David contre Goliath.
Comme convenu avec John Mc Guffin et Ming Lee Fu, les deux associés de Pinkerton, il avait présenté
ses conclusions à Caroline Damberg sa cliente. Accompagné de ses supérieurs hiérarchiques, il avait
adopté un profil bas dans un mélange de modestie et d’empathie. Caroline Damberg avait essayé de
contester la mort de Corentin Thomas puis la théorie du suicide, en niant sa tyrannie conjugale et le
mal-être de son époux. John Mc Guffin s’était alors posé en avocat du diable, invoquant des cas
similaires et des précédents historiques, militant pour le droit de chacun à disposer de sa destinée,
balayant consciencieusement chaque argument et transformant les questions en preuves supplémentaires.
Ming Lee Fu avait apporté sa contribution au débat par une attitude silencieuse, tel un mime japonais
dans le théâtre de no. Ses mimiques au millimètre, son minimalisme gestuel et son regard triste avaient
ajouté du drame à la tragédie, scellant définitivement le cercueil de Corentin Thomas.
La poupée tyrannique avait finalement rendu les armes devant une évidence presque biblique, une option
noyée dans son noir subconscient. Elle s’en était tirée avec une pirouette lacrymale, passant de la fière
combattante à la veuve éplorée dans un concert de pleurs et de hoquets. John Mc Guffin avait sorti son
meilleur atout, le nec plus ultra du répertoire des cabots shakespeariens, en donnant du paternalisme à
tout-va. Ming Lee Fu et Philippe Garnier lui avaient laissé le beau rôle, celui de clôturer le dernier acte
par une phrase d’anthologie, entre « il faut aller de l’avant » et « demain est un autre jour », digne des
grands penseurs d’antan.
La suite était facile à prévoir. Gorge Profonde, l’outil anonyme d’une force secrète, apprendrait
rapidement la fin de l’enquête, en connaitrait les conclusions détaillées et n’essaierait pas de contacter
Philippe Garnier pour lui vendre un autre scénario. Le manipulateur serait conscient de son infortune,
d’être tombé dans la scène de l’arroseur arrosé. Il s’arrêterait là. Philippe Garnier ne s’attendait pas à
des complications de ce côté, parce qu’il avait coupé le fil des hypothèses saugrenues et vidé l’affaire
Corentin de sa substance hitchcockienne.
Il ne restait plus que Marjanna Hansen et son époux le docteur Christian van Heuvel. Tour à tour suspects
et victimes, ils méritaient au moins de connaître la théorie officielle, de savoir pourquoi ils se voyaient
désormais dédouanés de tout rôle dans cette affaire emberlificotée. Philippe Garnier, partisan de la
perfection formelle, avait ainsi décidé de prendre contact avec le couple néerlandais, à l’abri des oreilles
indiscrètes et des curieux mal intentionnés.
Philippe Garnier admira la robe pourpre de son nectar bourguignon avant de s’en servir un autre verre. Le
moment approchait, celui des retrouvailles avec le loup et la bergère, le probable épilogue de l’affaire
Corentin Thomas.
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Son téléphone intelligent, bijou de la technologie numérique et épée de la communication furtive, bipa
dans des tonalités mineures, loin de la mélodie surchargée de Serge Prokofiev. Philippe Garnier arrêta son
disque musical et lança les mesures de sécurité avant de se connecter à son interface graphique ancrée
dans le mur en face de lui. En voyant apparaître le visage sévère du docteur Christian van Heuvel et l’air
suspicieux de Marjanna Hansen, il ne put s’empêcher de penser au final du conte russe « Pierre et le loup
» quand les chasseurs amenaient le loup noir au jardin zoologique sous le regard amusé du gamin
héroïque et les reproches du grand-père.
— Bonjour madame et monsieur van Heuvel, commença le détective privé. Je suis ravi de vous revoir en
ces circonstances.
— Bonjour monsieur Garnier, lança l’époux. Je n’en dirais pas de même nous concernant. Si Marjanna
n’avait pas insisté, j’aurais décliné l’invitation.
Philippe Garnier sourit intérieurement devant la mauvaise foi du docteur Christian van Heuvel, un
maniaque du contrôle. Marjanna Hansen n’avait rien à voir avec sa décision d’en savoir plus sur l’affaire
Corentin Thomas. Pour elle, la page était tournée depuis des années, dans la douleur mais sans regrets.
Philippe Garnier le savait ; pour cette raison et aussi à cause d’une irrésistible envie de jouer avec l’égo
démesuré de son contradicteur, il avait formulé son message dans un langage sibyllin, avec une phrase de
Sphinx : « Le toutou a laissé sa poupée revenir seule à la niche. »
— J’ai résolu l’affaire Corentin Thomas !
Marjanna Hansen se retourna vers son mari, manifestant son étonnement devant une telle révélation. Le
docteur Christian van Heuvel grimaça puis reprit sa faconde supérieure.
— Faites-nous profiter de vos lumières, monsieur Garnier, répliqua-t-il.
— Je serai bref. Corentin Thomas est décédé.
— Comment ça ? Vous n’allez pas encore nous accuser des pires atrocités, répondit Marjanna Hansen,
bouleversée malgré elle par la nouvelle.
— Vous n’y êtes pour rien. Corentin Thomas a mis fin à ses jours, lassé d’une existence de fuyard, passée
à regarder dans son dos, à couvrir ses arrières et à se demander quand Caroline Damberg allait retrouver
sa trace et l’attacher au piquet de sa niche.
— Pourtant, votre informateur anonyme, le surnommé Gorge Profonde, n’a cessé de nous pointer du doigt,
insista Marjanna Hansen.
— Gorge Profonde était un leurre, une manipulation visant à éclairer votre époux.
— Je ne comprends pas, monsieur Garnier.
— Demandez à votre mari !
Le docteur Christian van Heuvel perdit sa contenance. Marjanna Hansen l’interrogea du regard, en vain.
— Je vais vous affranchir. Gorge Profonde a émis des accusations mensongères à votre encontre dans le
seul but de permettre au docteur Christian van Heuvel d’endosser le costume du sauveur.
— C’est n’importe quoi, objecta le docteur Christian van Heuvel.
— Au contraire, tout se tient, affirma Philippe Garnier. Corentin Thomas prenait trop de place dans
l’histoire de votre épouse, du moins dans votre esprit. Et c’est là votre première erreur, celle de ne pas
avoir cru en l’amour d’une femme pour son mari. Vous étiez jaloux du passé commun où Marjanna
Hansen, Caroline Damberg et Corentin Thomas avaient bâti ensemble une entreprise prospère même si
l’issue en avait été malheureuse pour votre Marjanna Hansen. Il vous fallait raviver des souvenirs
douloureux, salir la mémoire de Corentin Thomas et Caroline Damberg afin de vous assurer le beau rôle,
celui du chevalier noir protecteur des spoliés. Gorge Profonde a été votre création, un moyen de créer le
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doute. Je n’étais alors qu’un pion sur l’échiquier de votre plan torturé. Plus vous étiez accusé, plus votre
femme prenait votre défense. Vous pouviez alors lui prouver que sans vous il n’y avait point de salut, que
ses fantômes la hanteraient jusqu’à la fin de ses jours.
— Si j’étais si machiavélique, pourquoi n’aurais-je pas choisie la voie de la simplicité et éliminé Corentin
Thomas dès le départ, comme vous m’en avez soupçonné ?
— Vous êtes un perfectionniste. La mort de Corentin Thomas ne vous arrangeait pas. Il serait passé de
déception à martyre.
— Pourtant il a disparu. Allez-vous m’attribuer sa fuite ?
— Non. Vous ne l’aviez pas prévue. Quand vous l’avez apprise, vous avez tout mis en œuvre pour
transformer l’enquête judiciaire en bourbier, pour amener les investigateurs, privés comme publics, à une
impasse. Vous avez payé des intermédiaires pour brouiller les pistes, corrompu des officiers de police,
soudoyé des témoins et fabriqué des indices contradictoires. En cela, vous avez montré votre véritable
visage, celui d’un manipulateur de haut vol.
Marjanna Hansen se retourna de nouveau, fixant son époux d’un regard plein de doutes. Philippe Garnier
jugea le moment opportun pour enfoncer le clou.
— Ce que vous ne pouviez prévoir, c’était le suicide de Corentin Thomas. Un cadavre laisse des traces.
Pour vous, le fuyard allait disparaître, bien aidé par vos combines, laissant le champ libre à l’époux
parfait. Marjanna Hansen deviendrait complètement madame van Heuvel, balayant le passé.
— Pourquoi a-t-il fallu qu’il mette fin à ses jours ?
— Parce que, contrairement à vous, Corentin Thomas était humain. Il ne calculait pas mais ressentait des
émotions comme la peur de sa femme, l’amour de Marjanna Hansen et l’envie de liberté.
— Comment avez-vous deviné ?
— Lors de notre dernier entretien. Je vous fais grâce de mon raisonnement, pas toujours basé sur une
logique cartésienne. Vous avez surchargé votre interprétation du mari injustement accusé. J’ai trouvé ça
louche. Ensuite, en bon investigateur, j’ai procédé à des recherches vous concernant, bien aidé en cela par
le réseau de Pinkerton et j’ai établi votre profil.
— Je vous ai visiblement sous-estimé, monsieur Garnier.
— Je ne vous le fait pas dire. Quand Caroline Damberg a demandé de rouvrir l’enquête sur Corentin
Thomas, vous n’avez pas résisté à votre manie du contrôle absolu. Pourtant, vous aviez suffisamment
manipulé l’investigation précédente pour que je n’aboutisse pas. Malheureusement pour vous et
heureusement pour la vérité, vous avez ajouté de la complexité inutile avec le personnage de Gorge
Profonde et le prétendu complot contre votre femme et vous. Je n’ai jamais cru ni en l’un ni en l’autre.
Tout ceci sentait trop le fabriqué, l’artificiel. Il ne me restait plus qu’à découvrir pourquoi.
Marjanna Hansen regarda une nouvelle fois son époux, sans cacher son dégoût. Elle décida de reprendre
les rênes de la discussion.
— L’essentiel, monsieur Garnier, c’est d’avoir résolu cette énigme, n’est-ce pas ? Désormais, vous savez
que je ne suis pas mêlée à cette histoire. Quant au rôle de mon mari, il ne sert à rien de le mettre en
exergue. Puis-je compter sur vous ? Evidemment, je vous dédommagerai pour vos efforts.
— N’ayez aucune crainte, madame. Je ne dévoilerai pas les dessous peu glorieux de l’affaire. Concernant
votre mari, je n’en ai parlé à personne et je doute qu’il soit possible de remonter jusqu’à lui. La jalousie
est un vilain défaut mais pas un délit. C’est votre problème, pas le mien. Quant à votre proposition
financière, sachez que ma cliente est Caroline Damberg. Accepter de l’argent de votre part serait
contraire à mon éthique.
— D’accord, je souscris à votre point de vue. J’enverrai des fleurs et un mot à Caroline.
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Marjanna Hansen coupa la communication sur ces mots, sans demander son avis au docteur Christian van
Heuvel. Philippe Garnier en conclut que le couple allait entamer une explication musclée dont l’époux ne
sortirait certainement pas gagnant. Le détective privé avala une gorgée de son cru bourguignon en guise
de récompense. « J’espère que Marjanna Hansen saura mieux choisir ses amours. » se dit-il, enterrant
ainsi définitivement le docteur Christian van Heuvel promis à un divorce couteux et à une sévère
dépression nerveuse. Il se réjouit d’avance de cette perspective. Marjanna Hansen, malgré ses airs de
bourgeoise coincée, avait toujours eu ses suffrages. La belle Néerlandaise était coincée depuis le début,
d’abord comme dindon de la farce orchestrée par Caroline Damberg lors de leurs années héroïques, puis
dans le rôle de l’épouse idéalisée par un mari possessif et manipulateur déguisé en chef d’entreprise
respectable.
« Finalement, Marjanna et Corentin vont connaître les joies de la liberté, chacun à sa façon. » pensa
Philippe Garnier avant de vider sa bouteille de Bourgogne et de plonger dans les volutes alcoolisées d’un
plaisir gustatif.
FIN
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Publication certifiée par De Plume en Plume le 15-02-2016 : http://https://www.de-plume-en-plume.fr/
En savoir plus sur l'auteur : Donald Ghautier
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