Robet Stevenson L`aventure du double
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Robet Stevenson L`aventure du double
LE DEDOUBLEMENT «C’est peut-être moi, ça a été moi, quelque part ça a été moi» (Beckett, L’Innommable). 1 Un cas étrange A la lumière de «La maison d’Antan», Le Cas Etrange du Dr Jekyll et Mr Hyde pourrait bien être aussi une sorte de fable ironique : ce qu’il arrive lorsqu’on est trop curieux de nature, comme M. Utterson le notaire, brave ami du Dr Jekyll, qui ne résout l’énigme du docteur qu’en le détruisant. Jack, lui aussi, ne réussissait à percer le mystère du sorcier et des chaînes qu’en massacrant père et mère. Ou bien encore, du point de vue du docteur, dans cette dédicace du livre à Katharine de Mattos, «Malheur à qui vient rompre les liens tissés par Dieu.. .», qui résonne comme un écho au «Prends garde» de «La maison d’Antan», et annonce le destin tragique de Jekyll. Pourtant, la mort de celui-là même qui constituait l’objet principal de l’enquête ne signifie pas la fin de l’investigation, bien au contraire. Si cas étrange il y a, c’est tout d’abord, dans les huit chapitres du récit à la troisième personne, l’enquête sur les meurtres commis par Mr Hyde, et le curieux comportement du Dr Jekyll. Après la mort de ce dernier, Utterson découvre le testament de Jekyll, qui fait de lui son héritier, puis une lettre manuscrite lui conseillant de lire deux autres récits inclus dans le paquet, celui du Dr Lanyon, son confrère et ami, puis la confession finale de Jekyll lui-même, tous deux écrits à la première personne. Trois récits en tout, dont le premier occupe les deux-tiers du Cas Etrange, au sens où le mot «cas» est utilisé dans le roman policier : qui est Hyde, où se cache-t-il, pourquoi ce chèque qui porte la signature de Jekyll, qu’est-il arrivé au docteur qui refuse d’ouvrir sa porte, etc. Les deux autres récits font passer le mystère du domaine policier au terrain psychologique : Lanyon raconte et révèle comment Jekyll lui a proposé de l’initier aux mystères dont il a le secret, et ce qu’il vit de ses propres yeux, sur le coup de minuit, par une soirée d’hiver. Lanyon répond à l’énigme principale (il a vu Jekyll-Hyde, le meurtrier de Sir Danvers Carew), mais pour mieux en susciter une autre : j’ai vu, de mes yeux vu, cette créature hideuse et repoussante, se transformer en Henry Jekyll. Lanyon est le témoin oculaire de l’impossible, de l’impensable, de l’innommable. I1 a vu, mais il a peine à croire, dit-il dans les dernières lignes de sa narration. Mais il en est mort : donc il a vu. Le comment et le pourquoi de cette transformation à vue, la solution non plus policière mais psychologique du «cas» en question, au sens médical cette fois, seront donnés 57 dans le récit suivant, le dernier, celui qui clôt le livre : «Henry Jekyll fait l’exposé complet de son cas». Le mot <<exposé”(statement) pourrait faire songer à une sorte de discours final à la Agatha Christie où le détective ferait l’exposé de ses conclusions et la démonstration de ses méthodes, si le détective n’était pas ici à la fois le meurtrier (Hyde) et le mort du chapitre VI11 (Jekyll). I1 pourrait encore évoquer, sur le plan médical, une conférence effectuée par un éminent docteur à propos d’un cas qui lui aurait été soumis si le docteur en question n’était pas en même temps le malade (Hyde) et la victime du malade en lui (Jekyll). La confession finale du Cas Etrange du Dr Jekyll et Mr Hyde est écrite par une personne innommable, première personne d’un récit où elle a du mal à dire «je», menacée sans cesse par l’accession, sur la scène de l’écriture, d’une tierce personne, d’un «il» qui viendrait la remplacer : mais alors Jekyll ne serait plus Jekyll, et le docteur malade préfère poser la plume avant. Acteurs, instances Avant même la révélation ultime que Jekyll et Hyde ne font qu’un, il est frappant de constater à quel point Stevenson groupe deux par deux les personnages principaux de l’histoire, les acteurs du drame. Ainsi, dès les premières lignes, M. Utterson est décrit comme étant lié par les liens du sang et de l’affinité à un autre homme, celui-là même qui va lui raconter la première apparition de Hyde : «I1 avait pour amis des gens de sa parenté ou ceux qu’il connaissait depuis le plus longtemps; ses liaisons, comme le lierre, devaient leur croissance au temps, et ne réclamaient de leur objet aucune qualité spéciale. De là, sans doute, le lien qui l’unissait à M. Richard Enfield son parent éloigné, un vrai Londonien honorablement connu» (JH, 1, 24). Mais ce lien (bond) qui les unit dans la vie les réunit aussi dans la genèse du récit, puisque c’est M. Enfield qui va raconter à M. Utterson l’histoire de la porte qui donne son nom au premier chapitre (Story of the Door), aiguisant ainsi la curiosité de M. Utterson, qui voudra en savoir plus, et qui effectuera l’enquête. Non seulement les deux personnages se ressemblent, mais ils sont complémentaires, l’un mettant l’autre sur la voie du mystère, amorçant ainsi l’investigation : comme dans la tragédie ou le roman policier, c’est un récit, souvent, qui amorce le récit ou le drame. Vient ensuite un autre couple, composé là encore de personnages semblables et complémentaires à la fois, celui formé par les deux collègues et amis que sont le Dr Lanyon et le Dr Jekyll : ex-amis, devrait-on dire, car il y a déjà un certain temps que les théories aventureuses de Jekyll l’ont séparé de l’incrédule et sceptique Lanyon. Lorsqu’il apprend de la bouche de ce dernier que lui et Jekyll sont aujourd’hui séparés, il est étrange de voir le même mot (bond) apparaître dans la question posée par Utterson à Lanyon : «-Je vous croyais très liés par des recherches communes?» Ce à quoi Lanyon répond : «Autrefois. Mais voici plus de dix ans que Henry Jekyll est devenu trop fantaisiste pour moi (. ..) De pareilles billevesées scientifiques auraient suffi à brouiller Damon et ethias» (II, 40). 58 Utterson est manifestement surpris, car les deux docteurs ont tout, semble-t-il, en commun : «tous deux étaient de vieux amis, d’anciens camarades de classe et d’université, pleins l’un et l’autre de la meilleure opinion réciproque. ..» (II, 39). Or le lien a été rompu : aux doubles de l’Antiquité (Damon prenant la place de Pythias en prison, au risque de sa vie si son ami ne revenait pas à temps) a fait place un duo discordant, un écart, une fissure dans cette amitié autrefois à toute épreuve. Les deux amis se ressemblent et diffèrent à la fois : Jekyll est allé trop loin, Lanyon a refusé de se laisser entraîner sur un terrain dangereux. Enfin, dernière variation sur le même mot, la relation mystérieuse entre Jekyll et Hyde. Lorsque le notaire finit par conclure à un lien privilégié entre les deux et qu’il se demande quelle est la nature exacte de leurs rapports, il émet l’hypothèse que Jekyll est lié à M. Hyde par une «étrange prédilection», voire même une «sujétion» (bondage) qui ferait de son ami l’esclave de l’autre : entre le lien et la sujétion (bond/age) il n’y a qu’un pas, que le notaire franchit allégrement en évoquant par exemple un «vieux péché, le cancer d’une honte secrète» qui viendraient hanter le docteur des années plus tard et l’asservir à Hyde sous forme d’un chantage (II, 50-51). Après avoir distendu ses liens d’amitié avec Lanyon, Jekyll aurait ainsi renforcé sa sujétion avec Hyde : Utterson ne comprendra le sens réel de cet asservissement que plus tard, et le lecteur avec lui, en relisant après coup la dédicace où figurait déjà le mot «lien» (bands). Le Dr Jekyll est bien l’esclave de Hyde, mais pas au sens où l’entend le notaire qui croit que son pauvre Harry est en train de payer pour quelque péché de jeunesse. Dès lors, la résolution de M. Utterson est prise. I1 va former à son tour une sorte de couple avec M. Hyde, ce qu’il exprime par un jeu de mots : «Puisqu’il est M. Hyde, je serai M. Seek» (II, 43). Autrement dit, puisqu’il veut jouer à cache-cache (Hide and Seek), j’y jouerai moi aussi. Et M. Utterson le notaire de jouer les détectives à la recherche de l’immonde créature qui se cache, attentif au moindre «frôlement de l’assassin furtif» (Mac Orlan, 18). Stevenson a donc réparti ses personnages principaux par couples, les reliant les uns aux autres par le même mot, ou par un jeu de mots : UttersodEnfield, LanyodJekyll, JekylUHyde, Hyde/Utterson. La distribution même des cartes du drame montre bien que M. Utterson est non seulement le personnage principal de l’enquête, qu’il en est l’acteur et le moteur, mais qu’il occupe une position de pivot : c’est à lui et à lui seul que M. Enfield raconte l’histoire qui va tout déclencher, et c’est lui qui forcera la porte derrière laquelle Jekyll devenu Hyde s’est retranché, donnant l’assaut final, sonnant l’hallali et la mise à mort. Par rapport à M. Enfield, qui se contente de lui narrer les faits et surtout fait promettre à Utterson de ne pas chercher à en savoir davantage, le notaire est bien celui qui provoque la mort de son ami, traquant la vérité au lieu de la laisser rôder la nuit, pourchassant l’énigme qui dormait le jour lorsque Jekyll était lui-même. Malgré l’avertissement de M. Enfield, malgré le conseil amical du Dr Jekyll au chapitre III, malgré sa supplique affolée lors de l’assaut final («Utterson, pour l’amour de Dieu, ayez pitié!»), rien n’arrêtera le bon notaire et sa curiosité maladive : Utterson ne joue pas seulement à cache-cache, il traque, cherche, passe outre, enfonce, refoule. Pourquoi un tel acharnement? 59 Un début de réponse apparaît à la lecture de l’exposé final et posthume écrit par le Dr Jekyll. Dans cette sorte de confession analytique, le docteur y décrit avec calme et lucidité ce qu’en termes freudiens on pourrait appeler I’effondrement des barrières entre le Moi et le Ça, rupture qui se traduit par le retour du refoulé : «C’est par l’intermédiaire du Ça que les éléments refoulés peuvent communiquer avec le Moi dont ils sont nettement séparés par les résistances qui s’opposent à leur apparition à la surface» (Freud 2, «Le Moi et le Ça», 192). Jekyll, lui, décrit à sa manière la rupture de ce barrage en parlant de «détachement des obligations du devoir» en utilisant une fois encore le mot oblligation (bonds) lorsqu’il analyse l’effet produit en lui par la substance qui produit Hyde. Avec lui, amvent à la conscience toutes les «images sensuelles» jusque-là enfouies ou cachées (Hyde = hide). I1 est alors frappant de voir le docteur décrire le retour du refoulé en termes très voisins, pour ne pas dire identiques à ceux de Freud : «à chaque tentative que l’on fait pour le rejeter, il n’en retombe sur nous qu’avec un poids plus insolite et plus redoutable» (X, 133). Avec l’irruption brutale de Hyde en lui, le docteur revient à une phase antérieure de son évolution psychique, au combat pour le refoulement, à «l’opposition entre le monde extérieur et le monde psychique» (Freud 2,206). La raison de ce retour n’est pas une quelconque propension au vice, bien au contraire, mais plutôt un Sur-Moi surpuissant : «Ce fut donc le caractère tyrannique de mes aspirations, plutôt que des vices particulièrement dépravés, qui me fit ce que je devins, et, par une coupure plus tranchée que chez la majorité des hommes, sépara en moi ces domaines du bien et du mai où se répartit et dont se compose la double nature de l’homme» (X, 130). De fait, Jekyll a été sur le point de réussir ce combat douteux que se livrent le Moi et le Ça autour du refoulement : pendant plusieurs mois, dit-il, c’est le Moi qui l’a emporté. D’où son impuissance lorsque le Ça fait de nouveau irruption en lui, d’autant plus violent qu’il aura été mieux refoulé. «Mon démon intime avait été longtemps prisonnier, il s’échappa rugissant» (148). Cette fois, pour qu’un nouveau refoulement se produise chez cette créature dont le Moi a été complètement pris à revers, il faut qu’une autre instance se charge du travail, allant chercher le Ça là où il se trouve, où il se cache, afin que le refoulement puisse avoir quelque chance de succès. Cette instance devra incarner les «scrupules de conscience» (Freud 2, 204) désormais complètement absents chez Jekyll, et puisque les instances que sont le Moi et le Ça sont représentées dans l’histoire de Stevenson par Jekyll et Hyde, on peut en déduire qu’un autre personnage vient incarner le Sur-Moi manquant de Jekyll, si possible un représentant de la loi, austère, grave, un peu bourru, on aura reconnu «M. Utterson le notaire» (the lawyer), tel qu’il est décrit à la première ligne du texte : «M.Utterson le notaire était un homme d’une mine renfrognée, qui ne s’éclairait jamais d’un sourire; il était d’une conversation froide, chiche et embarrassée; peu porté au sentiment; et pourtant cet homme grand, maigre, décrépit et triste, plaisait à sa façon» (I, 23). Utterson est bien le double de Jekyll, froid, austère et glacé comme son ami qui se décrit lui-même comme ayant «en public une mine plus grave que le commun 60 des mortels» (X, 129) et dont le nom même, selon Nabokov, vient du danois Jokulle, qui signifie «stalactite de glace» (Nabokov, 274). On pense également au portrait de Thomas Stevenson par son fils : «C‘était un homme d’une veine presque antique, avec un mélange d‘austérité et de douceur typiquement écossais et quelque peu déconcertant au premier abord» (Memoriesand Portraits, 68). Homme de loi austère et froid, Utterson est l’incarnation même de l’autorité qui fait désormais défaut à Jekyll devenu Hyde, figure quasi paternelle qui intervient par la force, à coup de hache, comme le ferait un père dont l’enfant refuserait obstinément de lui ouvrir la porte de sa chambre : Hyde au contraire, est celui qui détruit de façon révélatrice le portrait du père de Jekyll (X, 159), image d’un refus de l’autorité paternelle qui passe par une destruction magique de l’image du Père. Par son nom même (Utterlson), le notaire est celui qui parle, prononce des arrêts ou des sentences là où son ami est réduit à un silence aussitôt jugé comme coupable. Dans la pièce de Stevenson et W.E. Henley intitulée Deacon Brodie or the double life (1880), et qui préfigure largement Le Cas Etrange, le notairedétective doté des pouvoirs de l’autorité et de la parole ( m e r : prononcer, proférer) était lui-même dédoublé en deux figures représentant l’investigation et la justice, avec d’une part le détective Hunt (le limier) et d’autre part Lawson, fils de la loi comme Utterson le sera du langage. Utterson quant à lui condense les deux fonctions : il est la justice en marche, le bon droit personnifié, le juge pendeur du Dr Jekyll. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant de voir Utterson s’amuser à jouer à cache-cache avec Hydez4à travers les rues d’un Londres fantômatique qui ressemble étrangement à Edimbourg. A force de le traquer, il finit d‘ailleurs par lui ressembler : « A partir de ce jour, M. Utterson fréquenta assidûment la porte située dans la lointaine petite rue de boutiques» (II, 43). Lui aussi fréquente et hante (Haunt) les mêmes lieux que Hyde, ce qui est logique si l’on considère le Sur-Moi comme «chargé des pouvoirs du monde intérieur, du Ça» (Freud 2, 206). Déjà aux prises avec son double interne, Jekyll se voit donc menacé par son double externe : dans le jeu de cache-cache auquel se livrent Utterson et Hyde, Jekyll est pris entre deux feux, entre deux doubles qui s’entendent l’un l’autre pour le battre en brêche. Jekyll est devenu le spectateur impuissant d’une partie qui le dépasse mais dont il serait l’enjeu : le Moi. Alors que le Sur-Moi doit 14 Pour Nabokov, Hyde comme Jekyll est un nom d’origine scandinave, venant de l’anglo-saxon hyd, qui vient lui-même du danois hide, un ahavre», où Jekyll viendrait se réfugier (274). Outre qu’elle ne tient pas compte du jeu de mots sur Hyde and Seek fait par l’auteur, cette hypothèse contredit l’image de la caverne utilisée par Jekyll dans sa confession, où c’est Hyde qui viendrait se réfugier en Jekyll tel un bandit après un forfait (X,146). Edward Hyde est aussi le nom du lercomte de Clarendon (1609-1674), qui après avoir servi Charles le‘ puis son fils pendant la guerre civile et la Restauration, dut s’exiler en France après sa disgrâce : autre forme de «double vie»? Son fils, qui servit sous Jacques II, avait pour prénom le même que celui de Jekyll, et s’appelait donc Henry Hyde ... 61 pouvoir en principe refouler les instincts du Ça sans porter atteinte à l’intégrité du Moi, le refoulement réussi par Utterson sera seulement ironique, puisqu’en enfonçant la porte de Jekyll - mais cette voix, est-ce bien celle du docteur? -, Utterson supprime le Ça mais aussi le Moi. Le Moi envahi par le Ça est détruit par le Sur-Moi qui reste seul maître des lieux, seule instance d’un psychisme irrémédiablement détruit, réduit à un ensemble vide : détail révélateur, c’est finalement à Utterson, et non à M. Hyde, que Jekyll lègue sa fortune. L‘acte de donation jusque-là fait au nom de Hyde (Utterson est le notaire de Jekyll et le sait) est maintenant établi au nom de Gabriel-John Utterson, ce que l’ami de Jekyll découvre avec un «étonnement indescriptible» (VIII, 111). Jekyll, Hyde et Utterson sont bien des doubles, le premier laissant la place au second, et celui-ci au troisième : par un retournement aussi imprévu que logique, l’homme de loi a fini par succéder à son propre client. Utterson, ou l’innocence aux mains pleines. Non seulement Stevenson relie les personnages majeurs de son texte suivant les trois instances du psychisme repérées plus tard par Freud, mais il les reproduit en éclatant leurs fonctions à travers des personnages doubles et complémentaires. Ainsi le couple Enfield/Utterson correspond au «double aspect du Moi idéal» dont parle Freud, avec Enfield comme incarnation du «résidu des premiers choix d’objets par le Ça» et Utterson comme force de réaction contre ces choix (Freud 2, 203) : Enfield raconte l’histoire mais déconseille à Utterson d’aller plus loin, et protège par là-même Hyde. Utterson, lui, ira jusqu’au bout. De même, dans le couple Lanyon/Jekyll, le premier est bien d’instance critique du moi» qui est «susceptible de se séparer de l’autre moi et d’entrer en conflit avec lui. Nous lui avons donné le nom d’idéal du moi et nous lui avons assigné pour fonctions l’observation de soi-même, la conscience morale, la censure des rêves et le rôle décisif dans le processus du refoulement» (Freud 2, 132). Incarnation des scrupules de conscience de Jekyll, Lanyon se distingue d’utterson en ce qu’il assiste, passif, à la victoire du Ça sur le Moi de Jekyll, sans chercher à le refouler. Lanyon n’est pas tant l’instance de refoulement du Ça que l’instance critique du Moi : sa mort sonne le glas des résistances de Jekyll et laisse la porte ouverte à M. Hyde. Lanyon disparu, Jekyll est livré à cet autre lui-même. Dans ce jeu d’acteurs et d’instances, Poole, le domestique du Dr Jekyll, est une sorte de Janus bifrons qui ferait le lien entre toutes les figures du drame : ouvrant les portes ou défendant leur accès, c’est lui qui fait la liaison entre le monde extérieur et le psychisme malade de son maître. C’est lorsque Poole bascule dans le camp des forces du refoulement et qu’il vient trouver Utterson un soir après le dîner (Chap. VIII) que le domestique fait basculer les événements : «il y a quelque chose qui ne va pas droit», d i t 4 (VIII, 91). Dès lors, il n’est plus tant le serviteur de Jekyll que le complice d’utterson : ce n’est plus son maître qui se trouve derrière la porte, mais «un autre». En obéissant sans broncher à Utterson, Poole ne fait alors que se soumettre au nouveau maître des lieux, à celui dont le nom figure déjà sur le testament du docteur. Poole est une instance de liaison, navette ou messager entre deux instances, porteurs d’informations et de nouvelles, estafette d’un psychisme bamcadé dans ses derniers retranchements. Maître d’hôtel herméneute, Poole est l’avant-courrier apeuré d’un désastre obscur, dont le message est à la fois simple et pathétique : le Moi se meurt. 62 a Le moi matriciel Le texte de Stevenson reste fort discret sur les plaisirs de M. Hyde. Alors que dans son film Victor Fleming introduit deux créatures féminines qui correspondent aux deux facettes du Dr Jekyll”, Stevenson n’aborde la sexualité qu’indirectement. La nature de Hyde se caractérise avant tout, dit Jekyll dans sa confession, par une «entière insensibilité morale» et une «insensée propension au mal» (X, 148). Dès lors la sexualité n’est qu’un sous-ensemble de cette faculté de faire le mal, sans que l’on sache au juste de quels actes sexuels Jekyll-Hyde se rende coupable : «Les plaisirs que je m’empressai de rechercher sous mon déguisement étaient, comme je l’ai déjà dit, peu relevés, pour n’user point d’un terme plus sévère. Mais entre les mains de Hyde, ils ne tardèrent pas à tourner au monstrueux» (X, 140). De ces expéditions nocturnes. Stevenson ne donnera qu’une image déformée, la métonymie de ces monstruosités jamais décrites, avec le récit fait par M. Enfield au début : Enfield raconte à Utterson comment «vers trois heures du matin, par une sombre nuit d’hiver (...) où tout le monde dormait» (I, 27), il vit deux silhouettes au coin d’une rue, l’une celle d’un petit homme marchant à bon pas, l’autre celle d’une fillette de huit ou dix ans qui arrivait d’une rue transversale en courant de toutes ses forces. Le choc est brutal, mais plus brutale encore la manière dont le petit homme (M. Hyde) foule froidement aux pieds le corps de la fillette et la laisse, hurlante, sur le pavé. Scène «diabolique», dit M. Enfield (I, 28), choquante, traumatisante : le petit homme ne s’est pas arrêté. Cette image n’est autre que la métonymie d’un autre genre d’agression nocturne perpétrée par d’autres collègues diaboliques de M. Hyde, qui auraient pour nom Jack l’Eventreur, le Boucher de Hanovre, ou M . le Maudit. Le décor est là, l’atmosphère sinistre à souhait, une fillette qui court (pourquoi?), et M. Hyde qui revient sans doute d’une de ses expéditions mauvaises : «Une porte soigneusement décrite, une lueur isolée dans la masse grise d’un immeuble sans âme et Hyde, comme une larve, s’attache aux pas des témoins nocturnes, gémit demère les policemen debout dans le brouillard, noue la peur comme une écharpe crasseuse, autour du cou des filles attardées» (Mac Orlan, 18). En passant de «petite fille» à «fille», Pierre Mac Orlan effectue le glissement logique et attendu : la petite fille écrasée par Hyde est à la femme violée ce que la partie est pour le tout. Mais alors que Fritz Lang choisit, dans M . le Maudit (1931), de ne montrer que la partie, image discrète et suffisante du viol qui va avoir lieu (le ballon de la fillette qui éclate, ou bien, dans L'inconnu du Nord-Express de Hitchcock, les lunettes brisées dans l’herbe), Victor Fleming met le tout au lieu de la partie, là où le texte de Stevenson permettait de tout supposer, même la terreur absurde, même la fillette fuyant Hyde à toutes jambes et le rencontrant de nouveau au coin de la rue sans joie.. . 15 Dr Jekyll and Mr Hyde (1941), avec Spencer Tracy (Jekyll), Lana Turner et Ingrid Bergman dans le rôle des deux «femmes» du docteur. Voir J.-L. Borges, uMétamorphosesdu Docteur Jekyll et d’Edward Hyde» in Discussion, Pans, Gallimard, 1966, pp. 169-172. 63