Jacques Lacan : le stade du miroir

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Jacques Lacan : le stade du miroir
03/08/2016
L'analyse, l'archive ­ Jacques Lacan : le stade du miroir ­ Éditions de la Bibliothèque nationale de France
Éditions
de la
Bibliothèque
nationale
de France
L'analyse, l'archive | Élisabeth Roudinesco
Jacques Lacan : le
stade du miroir
p. 26­39
http://books.openedition.org/editionsbnf/1035?lang=fr
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Texte intégral
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La genèse de la notion de stade du miroir permet de
comprendre comment fonctionne chez Lacan le pouvoir de
l’archive effacée. Pourquoi parler à propos du stade du
miroir d’une archive effacée ? La réponse est à la fois simple
et complexe. Il n’existe pas de version originale de la
conférence prononcée sur ce thème lors du XIVe congrès de
l’IPA de Marienbad en 1936 (du 2 au 8 août). Après avoir
parlé pendant environ quinze minutes, Lacan fut interrompu
par Ernest Jones qui trouvait que ce conférencier français,
dont il n’avait jamais entendu parler, ne respectait pas le
temps de parole imparti à chacun. À cette époque, dans les
congrès internationaux, on appliquait déjà la règle du temps
de parole chronométré. Ressentant cette interruption
comme une humiliation, Lacan quitta le congrès et se rendit
aux Olympiades de Berlin pour voir de près ce qu’était une
manifestation sportive manipulée par le nazisme1.
Il y eut dans cette affaire un grave malentendu. Aux yeux des
dirigeants de l’IPA de l’époque, Lacan n’était pas encore
devenu Lacan. Il restait un modeste clinicien anonyme de la
Société psychanalytique de Paris (SPP) et n’avait droit à
aucun privilège particulier. D’où un décalage, dans la mesure
où, en France, Lacan était déjà reconnu comme un penseur
important par les milieux littéraires. En outre, il était
apprécié au même titre que Henri Ey en tant que chef de file
d’une nouvelle psychiatrie, alors que chez les psychanalystes,
il ne jouissait pas d’une bonne renommée. Quant à Lacan
lui­même, il se prenait déjà pour sa majesté Lacan. Aussi ne
pouvait­il guère supporter qu’on le traitât à la légère dans un
congrès de l’IPA. Il ne donna pas son texte pour la
publication des actes du congrès.
De ce texte, nous possédons pourtant deux traces : les notes
prises par Françoise Dolto au cours d’une conférence
préliminaire donnée par Lacan à la SPP, le 16 juin 1936.
Elles reflètent sans aucun doute avec fidélité l’archive
introuvable de 1936. La deuxième trace est un projet d’essai
rédigé par Alexandre Kojève auquel Lacan devait participer à
l’été 1936, et qui ne verra pas le jour. Deuxième archive
effacée dont Lacan ne parlera jamais. Sans doute l’avait­il
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oubliée. Elle indique pourtant quelle fut la genèse de sa
conception ultérieure du cogito cartésien, du sujet du désir et
de l’origine de la folie2. Ces notes, il faut les comparer à un
autre texte de Lacan, inclus dans un célèbre article sur la
famille commandé par Henri Wallon et publié en 1938 dans
Encyclopédie française. Dans ce long article, réédité en 1985
sous le titre Les Complexes familiaux, figure selon le dire
même de Lacan le contenu de la conférence de Marienbad de
19363. Celle­ci se trouve dans la deuxième partie de l’article,
intitulée « Le complexe de l’intrusion ». Vient ensuite un
paragraphe sur « La jalousie, archétype des sentiments
sociaux », où sont groupés plusieurs sous­paragraphes
portant les titres suivants : « Identification mentale »,
« L’imago du semblable », « Le sens de l’agressivité
primordiale ». Le paragraphe « Stade du miroir » comprend
deux parties : 1. Puissance seconde de l’image spéculaire. 2.
Structure narcissique du moi.
Les notes de Françoise Dolto montrent que Lacan expose ce
jour­là non pas simplement le paragraphe « Stade du
miroir » repris ensuite dans l’Encyclopédie, mais une grande
partie des thèses de l’article de 1938. La conférence est
divisée en neuf parties : 1. Le sujet et le je. 2. Le sujet, le je et
le corps propre. 3. L’expressivité de la forme humaine. 4. La
libido de la forme humaine. 5. L’image du double et l’image
spéculaire. 6. Libido ou sevrage et instinct de mort.
Destruction de l’objet vital. Le narcissisme. 7. Son lien avec
le symbolisme fondamental dans la connaissance humaine.
8. L’objet retrouvé dans l’Œdipe. 9. Valeurs des symptômes
narcissiques : les jumeaux.
Il est probable qu’il s’agit là, à quelques variantes près, de la
communication rédigée par Lacan pour le congrès de
Marienbad : un texte trop long pour les instances de l’IPA et
qui n’est ni de facture freudienne, ni d’inspiration
kleinienne, mais façonné par l’enseignement d’Alexandre
Kojève sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel.
J’ouvre ici une parenthèse. J’ai déjà émis l’hypothèse qu’il
existait un lien entre la manière dont Lacan fut interrompu
lors du congrès de Marienbad et la façon dont, contre l’IPA,
il a plus tard pratiqué des séances courtes. La relation de
Lacan au temps est d’une grande complexité. Toujours trop
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lent pour réaliser ce qu’il désire, et toujours lent dans les
mouvements de son corps et le cheminement de sa pensée,
Lacan ne cessera pas de lutter pour maîtriser le temps, sans
jamais être capable de se limiter. D’où une relation
particulière avec le temps court et le temps long. Je renvoie
ici à son fameux texte sur le temps logique de 19454 que j’ai
eu l’occasion d’analyser comme étant l’expression d’une
philosophie de la liberté.
La conférence de Lacan, transcrite par Dolto, est suivie d’une
discussion au cours de laquelle interviennent Marie
Bonaparte, Daniel Lagache, Georges Parcheminey, Rudolph
Lœwenstein, René Laforgue, Paul Schiff, Charles Odier.
L’orateur prend ensuite la parole pour répondre à chacun
des intervenants. Cette conférence est si obscure que les
participants ne comprennent pas bien ce que Lacan veut
dire. Aussi lui demandent­ils de définir davantage ses
positions et notamment la relation entre sevrage et pulsion
de mort, entre le je, le corps propre et le fantasme. Le je est­
il le corps propre et le fantasme est­il l’image spéculaire ?
Autre question posée : qu’est­ce que le je par rapport au moi
et à la personnalité ?
Ici surgit une interrogation majeure. On sait en effet que
pour Freud la notion de sujet n’est pas conceptualisée, même
s’il emploie le terme. Or, précisément, dès cette date, Lacan
tente d’introduire le concept au sens de la philosophie
classique et non pas de la psychologie : le sujet est l’homme
même en tant qu’il est le fondement de ses actes et de ses
pensées. Il est sujet de la connaissance et du droit. Par sa
réflexion, Lacan cherche non pas à relier la deuxième
topique freudienne (ça, moi, surmoi) à un je, mais une
théorie philosophique du sujet à une théorie freudienne et
hégéliano­kojévienne du sujet du désir. De là, ensuite, il
passera à la notion de sujet de l’inconscient.
En fait, c’est à Henri Wallon qu’il emprunte le terme de
« stade du miroir » dans un article de celui­ci publié en
19315. Cependant, Lacan omet de citer sa source. Le nom de
Wallon n’est présent ni dans sa conférence, ni dans la
bibliographie de l’Encyclopédie française. Comme j’ai eu
l’occasion de le montrer, Lacan voulut sans cesse effacer le
nom de Wallon afin de se présenter comme l’inventeur du
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terme6.
Pour comprendre ce qui se passe en 1936, il faut savoir que
Lacan, à cette époque, n’avait pas encore pris connaissance
des thèses de Melanie Klein, peu connues en France.
D’ailleurs, dans la discussion qui prolonge sa conférence de
la SPP, nul ne cite les travaux de Melanie Klein alors même
que les notions de relation de l’enfant à l’objet, de sevrage ou
de constitution de l’identité appartiennent à la pensée
kleinienne. En fait, Lacan effectue à sa manière, à sa manière
« française », une lecture de l’œuvre freudienne qui est une
sorte d’équivalent de la lecture kleinienne de Freud faite à la
même époque.
Cependant, comme je viens de le souligner, il produit cette
lecture à partir de sa fréquentation du séminaire de Kojève
sur la Phénoménologie de l’esprit7et dans la droite ligne des
interrogations posées par la revue Recherches
philosophiques animée par Alexandre Koyré. On a donné à
cette génération le nom de « génération des trois H »
(Husserl, Heidegger, Hegel). Celle­ci cherchait dans la
philosophie une manière de penser un monde en proie à la
montée des dictatures, un monde hanté par la question de
l’angoisse, du morcellement de la conscience, de la négativité
du progrès humain et de toutes les formes de nihilisme liées
à la peur d’une fin de l’histoire. Lacan faisait partie de ce
groupe.
Comme en témoignent les archives auxquelles j’ai pu avoir
accès, il avait l’intention de rédiger avec Kojève, en juillet
1936, un essai où l’on retrouve les mêmes principes
philosophiques que ceux présents dans la conférence de
Marienbad et plus tard dans l’article de l’Encyclopédie. Cet
essai devait s’appeler « Hegel et Freud ». Essai d’une
confrontation interprétative. La première partie portait en
titre « La genèse de la conscience de soi », la deuxième
« L’origine de la folie », la troisième « L’essence de la
famille ». Finalement, l’essai ne fut jamais rédigé. Mais dans
les quinze pages manuscrites de la plume de Kojève, on
relève trois des concepts majeurs qui seront utilisés par
Lacan en 1938 : le je, comme sujet du désir, le désir comme
révélation de la vérité de l’être, le moi comme lieu d’illusion
et source d’erreur. Ces concepts se retrouveront d’ailleurs,
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mêlés aux deux thèmes de l’origine de la folie et de l’essence
de la famille, dans tous les textes publiés par Lacan entre
1936 et 1949. Aussi bien dans « Au­delà du “principe de
réalité” » que dans « Les complexes familiaux », aussi bien
dans « Propos sur la causalité psychique » que dans la
deuxième version du « stade du miroir », conférence
prononcée à Zurich lors du XVIe congrès de l’IPA8.
Sans aucun doute, Lacan s’inspire des pages manuscrites de
Kojève, lequel propose le passage, pour la modernité des
années trente, d’une philosophie du « je pense » (Descartes)
à une philosophie du « je désire » (Freud, Hegel), étant
entendu que le désir est la Begierde hégélienne plutôt que le
Wunsch freudien. Rappelons que la Begierde est le désir par
lequel s’exprime la relation à soi de la conscience : il s’agit de
reconnaître l’autre ou l’altérité en tant que la conscience s’y
retrouve elle­même. L’autre est l’objet du désir que la
conscience désire dans une relation négative et en miroir qui
lui permet de se reconnaître en lui. Le Wunsch, ou le désir au
sens freudien, est plus simplement la tendance, le souhait,
l’accomplissement d’un vœu inconscient. Dans ce passage
d’une philosophie du « je pense » à une philosophie du « je
désire », il y a donc, selon Kojève, une scission entre le je de
la pensée ou du désir et le moi, source d’erreurs et de
représentations.
On voit ici comment fonctionne la lecture lacanienne de
l’œuvre freudienne entre 1932, date de la publication de la
thèse sur le cas Aimée et la paranoïa d’autopunition9, et
1936, date de la rédaction de la première version introuvable
du « stade du miroir ». Il y a une analogie entre la démarche
kleinienne et la démarche lacanienne en tant que moment
spécifique d’une refonte interne à l’histoire de la
conceptualité psychanalytique.
Comme Melanie Klein, Lacan aborde la deuxième topique
freudienne à rebours de toute forme de psychologie du moi.
Deux options étaient possibles après la refonte voulue par
Freud en 1920­1923. L’une consistait à faire du moi le
produit d’une différenciation progressive du ça, agissant
comme représentant de la réalité et ayant à charge de
contenir les pulsions (ce fut l’Ego Psychology) ; l’autre, au
contraire, tournait le dos à toute idée d’autonomisation du
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moi pour étudier sa genèse en terme d’identification.
Autrement dit, dans la première option, qui sera en partie
celle du développement de la psychanalyse aux États­Unis,
on cherchait à sortir le moi du ça pour en faire l’instrument
d’une adaptation de l’individu à la réalité extérieure, alors
que dans la deuxième, celle du kleinisme et du lacanisme, et
plus tard de la Self Psychology (Heinz Kohut, par exemple),
on le ramenait vers le ça pour montrer qu’il se structurait par
étapes, en fonction d’imagos empruntées à l’autre à coups
d’identifications projectives.
Comme nous le verrons dans le texte suivant, l’apparition
d’une culture du narcissisme à laquelle dut se confronter la
troisième génération psychanalytique mondiale (Lacan,
Winnicott, Kohut) ne donna pas lieu à des réponses
identiques dans chaque pays. Aux États­Unis, on créa une
nouvelle approche clinique qui reposait sur l’acceptation du
culte de soi comme solution au malaise de la civilisation, et
c’est à Herbert Marcuse et aux héritiers de l’école de
Francfort que revint le mérite d’une position critique qui
redonnait à l’expérience freudienne le sens d’une rébellion.
En France au contraire, avec Lacan, ce culte de soi fut
critiqué comme source de toutes les illusions. Sans doute
s’agissait­il, de part et d’autre de l’Atlantique, de deux
conceptions antagonistes de la subjectivité, l’une dominée
par l’idée que l’homme est d’abord un individu grandiose et
empirique, capable de toute­puissance, un conquérant de
Far West, un self­made man, l’autre au contraire marquée
par le principe selon lequel l’être humain serait un sujet et
non pas un individu, une singularité existentielle travaillée
par la mort et le décentrement de sa propre conscience. En
conséquence, céder au narcissisme reviendrait à céder au
désir d’être libéré du désir. D’où la quête chez Lacan d’une
scission entre le sujet et le moi.
Pour comprendre cette évolution, il faut définir la notion de
narcissisme au sens freudien. Bien que Freud ait changé de
position à plusieurs reprises depuis la publication en 1914 de
son article célèbre « Pour introduire le narcissisme »10, on
peut saisir la distinction qu’il établit entre le narcissisme
primaire et le narcissisme secondaire. Le narcissisme
primaire est un état premier, antérieur à la constitution du
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moi, et donc autoérotique, par lequel l’enfant prend sa
personne comme objet d’amour exclusif, étape qui précède
sa capacité de se tourner vers des objets extérieurs. De là
découle la constitution de l’idéal du moi. Quant au
narcissisme secondaire, il résulte du report sur le moi des
investissements des objets du monde extérieur. Finalement,
le narcissisme (primaire et secondaire) apparaît comme une
défense contre les pulsions agressives. Mais transformer le
narcissisme en culte de soi n’est pas le signe d’une véritable
conquête. Cette transposition résulterait plutôt d’une brisure
intérieure corrélative de l’existence d’un vide que l’on
chercherait désespérément à combler. Aussi est­ce par une
sorte de désespoir identitaire que l’on en vient à
s’autoglorifier dans une quête éperdue d’être toujours
admiré.
En 1931, Henri Wallon donna le nom d’épreuve du miroir à
une expérience par laquelle un enfant, mis devant un miroir,
parvient progressivement à distinguer son corps propre de
l’image reflétée de celui­ci. Cette opération dialectique
s’effectue selon lui grâce à une compréhension symbolique
par le sujet de l’espace imaginaire dans lequel se forge son
unité. Dans la perspective wallonienne, l’épreuve du miroir
spécifie le passage du spéculaire à l’imaginaire, puis de
l’imaginaire au symbolique.
Or, dès le 16 juin 1936, Lacan reprend la terminologie de
Wallon pour transformer l’« épreuve du miroir » en un
« stade du miroir », c’est­à­dire en un mélange de deux
concepts : la « position » au sens kleinien, le « stade » au
sens freudien. Ainsi fait­il disparaître la référence
wallonienne à une dialectique naturelle. Dans la perspective
lacanienne, la notion de stade du miroir n’a donc plus rien à
voir avec un vrai stade (au sens freudien), ni avec un vrai
miroir. Le stade devient une opération psychique, voire
ontologique, par laquelle se constitue l’être humain dans une
identification à son semblable. Selon Lacan, qui emprunte
cette idée à l’embryologiste hollandais Louis Bolk11, la portée
du stade du miroir doit être rattachée à la prématuration de
la naissance attestée objectivement par l’inachèvement
anatomique du système pyramidal et à l’incoordination
motrice des premiers mois de la vie.
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Dès cette date, et davantage encore au fil des années, Lacan
continue de se séparer de la visée psychologique propre à
Wallon en décrivant le processus sous l’angle de
l’inconscient, et non plus de la conscience. S’appuyant sur
une thèse de Kojève, il affirme alors que le monde spéculaire,
où s’exprime l’identité primordiale du moi, ne contient
aucune altérité. D’où cette définition canonique : le stade du
miroir est une phase, c’est­à­dire un état qui succède
structuralement à un autre état, et non pas un stade au sens
évolutionniste. La nuance n’est pas négligeable, même si
Lacan maintient la terminologie freudienne et n’abandonne
pas l’idée d’historicité.
Notons au passage que la langue anglaise ne rend pas
compte de cette distinction : « stade » se traduit par
« phase ». En allemand, on dit Stufe pour désigner le stade
au sens freudien et Stadium pour traduire le concept
lacanien. Situé entre les six et les dix­huit premiers mois de
la vie, le stade du miroir est ainsi le moment ou l’état durant
lequel l’enfant anticipe la maîtrise de son unité corporelle
par une identification à l’image du semblable et par la
perception de son image dans un miroir. D’ores et déjà,
Lacan fonde sa conception du stade du miroir sur celle,
freudienne, du narcissisme primaire. Ainsi se construit la
structure narcissique du moi avec pour élément central
l’imago du double. Quand le sujet reconnaît l’autre, sous la
forme d’un lien conflictuel, il parvient à la socialisation.
Quand au contraire il régresse vers le narcissisme primaire,
il se perd dans une imago maternelle mortifère. Dans son
abandon à la mort, il cherche alors à retrouver l’objet
maternel et s’attache à un mode de destruction de l’autre qui
tend vers la paranoïa. Comme Melanie Klein, Lacan
privilégie le lien archaïque à la mère dans la construction de
l’identité, mais contrairement à elle il conserve l’idée
freudienne de stade avec un début, une fin et un état précis
dans une durée.
On sait que Melanie Klein abandonne l’idée de stade ou de
phase pour celle de position (Einstellung en allemand,
« position » en français). À ses yeux, la position (dépressive
ou paranoïde/schizoïde) intervient à un moment donné de
l’existence du sujet, à un moment de son développement,
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mais ce moment, interne à la vie fantasmatique, peut se
répéter de façon structurale à certaines étapes de sa vie.
Autre différence entre Lacan et Melanie Klein : celle­ci
rejette l’idée du narcissisme primaire en postulant l’existence
première des relations d’objet comme constitutifs de
l’avènement du moi. On voit comment Lacan élabore, à
travers la notion de stade du miroir, sa première conception
de l’imaginaire et comment il construit un concept de sujet,
dictinct du moi, qui n’a rien à voir avec celui de Freud.
Maurice Merleau­Ponty est le premier à commenter la
notion lacanienne dans le cadre de son cours de 1949­1951
sur la psychologie de l’enfant. Tout en rendant hommage à
Wallon, il montre que Lacan saisit de manière beaucoup plus
concrète l’essence même du mythe de Narcisse, au­delà
même de ce que Freud en avait dit, ouvrant ainsi la voie à
une perspective plus phénoménologique du problème :
« Lacan reprend et enrichit le mythe de Narcisse saisi de
passion pour son image au point de se jeter dans l’eau et de
périr noyé. Freud avait surtout vu la composante sexuelle, la
libido tournée vers le corps propre. Lacan utilise pleinement
la légende et y intègre ses autres composantes12. »
La question du sujet devient centrale dans la deuxième
version de la conférence sur le « stade du miroir » donnée à
Zurich au XVIe congrès de l’IPA en 1949. À la tribune, Lacan
retrouve Ernest Jones qui, cette fois, lui laisse lire sa
communication. Les positions ici adoptées par Lacan sont
différentes de celles de 1936. Ce qui retient son attention,
c’est le projet d’une construction de la notion de sujet en
psychanalyse et dans l’histoire des sciences, réflexion déjà
amorcée au contact de Kojève. Le titre exact de la conférence
témoigne de ce projet : « Le stade du miroir comme
formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée
dans l’expérience psychanalytique. »
Avant d’en venir à cette nouvelle formulation, Lacan avait
pris soin d’entrer par la grande porte dans le mouvement
psychanalytique. Après l’humiliation de Marienbad, il fit
paraître dans L’Évolution psychiatrique un article
programmatique, « Au­delà du “principe de réalité” », où il
en appelait à la construction d’une deuxième génération
psychanalytique capable de faire la « révolution » théorique
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qui s’imposait en faveur d’une lecture nouvelle des œuvres
de Freud. Lacan appartenait, comme on le sait, à la troisième
génération mondiale, mais il se situait comme porte­parole
d’une deuxième génération face aux pionniers de la première
génération française auxquels il reprochait de n’avoir rien
compris à la découverte freudienne. Aussi avait­il tenu à
dater sa conférence de la manière la plus précise :
« Marienbad­Noirmoutier, août­octobre 1939 ». Cette
datation n’est pas anodine. C’est à Noirmoutier que Lacan
passe l’été 1936 auprès de sa première femme, Malou
Blondin, enceinte de cinq mois. À l’âge de trente­cinq ans, au
moment d’affronter pour la première fois l’épreuve de la
paternité, il salue donc l’avènement triomphant d’une
génération dont il se sent d’ores et déjà le maître à penser et
à laquelle il assigne la tâche de « lire Freud » contre et en
dehors de toute psychologie du moi.
Sur le plan théorique, cet appel à la rébellion prolonge
l’énoncé de la première version du stade du miroir et du
projet d’essai avec Kojève. Lacan se détache en effet de l’idée
que l’individu puisse s’adapter à une réalité. Aussi fait­il de
l’identification mentale une forme constitutive de la
connaissance humaine. D’où la proposition de nommer
« postes imaginaires de la personnalité » les trois instances
de la deuxième topique de Freud (moi, ça, surmoi), puis d’en
dégager une quatrième, le je, auquel il attribue la fonction
d’être le lieu par où le sujet peut se reconnaître. Cette
première formulation lacanienne d’une conception de
l’imaginaire, où la genèse du moi est assimilée, comme chez
Melanie Klein, à une suite d’opérations fondées sur
l’identification à des imagos, s’accompagne d’une mention
encore très floue de la notion d’identification symbolique.
Celle­ci sera enrichie par la suite.
Lorsque Lacan rédige sa nouvelle conférence sur le stade du
miroir pour le congrès de Zurich, il n’est plus du tout sur les
mêmes positions qu’avant­guerre. Il a lu l’œuvre de Melanie
Klein et découvert celle de Claude Lévi­Strauss. En outre, il
reprend à son compte les principes de la linguistique
saussurienne qu’il n’avait encore jamais utilisés. Enfin, il
s’intéresse au cogito cartésien et toujours à la psychogenèse
de la folie.
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Le thème du cogito n’était pas présent dans le texte de 1936,
alors qu’en 1949 il devient central, puisque Lacan élabore à
cette date une véritable théorie du sujet. Pour en
comprendre la signification, il faut commenter la conférence
qu’il prononce au colloque de Bonneval de 1946 : « Propos
sur la causalité psychique ».
Face à Henri Ey, qui propose de réunir la neurologie et la
psychiatrie pour doter cette dernière d’une théorie capable
d’intégrer la conceptualité psychanalytique, Lacan préconise
de repenser le savoir psychiatrique sur le modèle de
l’inconscient freudien. Néanmoins, contre les scientistes qui
réduisent l’homme à une machine, tous deux partagent la
conviction — comme la majorité des psychiatres de cette
époque — que la psychanalyse restitue une signification
humaniste à la psychiatrie parce qu’elle réfute l’idée d’une
nosologie qui serait séparée du vécu de la folie.
C’est dans cette perspective que Lacan prône alors la
nécessité d’un grand retour à Descartes : non pas à une
philosophie du cogito mais à une philosophie capable de
penser la causalité de la folie. En quelques lignes, il
commente la fameuse phrase de la première partie des
Méditations, sur laquelle portera ensuite la polémique entre
Michel Foucault et Jacques Derrida13 : « Et comment est­ce
que je pourrai nier que ces mains et ce corps soient à moi, si
ce n’est peut­être que je me compare à certains insensés de
qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires
vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont
des rois lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et
de pourpre lorsqu’ils sont tout nus ou qu’ils s’imaginent être
des cruches ou avoir un corps de ver ? mais quoi ! Ce sont
des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me
réglais sur leurs exemples. » En 1946, Lacan laissait donc
entendre — comme le fera Derrida plus tard — que la
fondation par Descartes de la pensée moderne n’excluait pas
le phénomène de la folie. Si l’on compare cette position avec
celle de 1949 sur le stade du miroir, on s’aperçoit qu’il
change de perspective. Après avoir revendiqué Descartes en
1946, il récuse le cartésianisme trois ans plus tard en
soulignant que l’expérience de la psychanalyse « s’oppose
radicalement à toute philosophie issue du cogito ». Dans la
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version de 1966, celle des Écrits, il corrigera sa conférence en
renforçant encore sa critique du cartésianisme : la
psychanalyse « s’oppose, dira­t­il, à toute philosophie issue
directement du cogito ».
On voit donc comment Lacan évolue entre 1936 et 1949. En
un premier temps, il élabore une théorie phénoménologique
de l’imaginaire tout en se séparant de la notion biologique de
stade, puis, en un deuxième temps, il revendique la
rationalité cartésienne pour montrer que la folie possède sa
logique propre et qu’elle ne peut se penser hors du cogito ;
enfin, en un troisième temps, il invente une théorie du sujet
qui récuse, non pas le cogito cartésien, mais une tradition de
la psychologie du moi issue du cogito. La critique s’adresse
ici autant à Daniel Lagache, soucieux de réaliser en France
une unité de la psychologie dont ferait partie la
psychanalyse, qu’aux partisans américains de l’Ego
Psychology, lesquels, soit dit en passant, ne sont nullement
cartésiens.
Quant à la conférence de 1949, elle est tout simplement
splendide, par son style et par sa tonalité. Nous sommes loin
ici de la notion de stade du miroir de 1936. Treize ans après
son entrée ratée et humiliante sur la scène du mouvement
psychanalytique, Lacan nous invite à une vision proprement
tragique de l’homme, issue à la fois d’une esthétique
baroque, des commentaires de Theodor Adorno et Max
Horkheimer14 sur Auschwitz et d’une conception
heideggerienne du temps. Il fait de la psychanalyse une école
de l’écoute des passions de l’âme et du malaise de la
civilisation, seule capable de déjouer les idéaux
philanthropiques et trompeurs des thérapies du bonheur qui
prétendent soigner le moi et cultiver le narcissisme en
masquant la désintégration de l’identité interne.
Notes
1. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction
du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique »
(1949), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 93­101.
2. Françoise Dolto, « Notes sur le stade du miroir », 16 juin 1936,
document inédit. Sur les notes d’Alexandre Kojève, voir Élisabeth
Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie. Histoire d’un système
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L'analyse, l'archive ­ Jacques Lacan : le stade du miroir ­ Éditions de la Bibliothèque nationale de France
de pensée, op. cit. L’archive inédite m’a été transmise par Dominique
Auffret.
3. Jacques Lacan, Les Complexes familiaux (1938), Paris, Navarin, 1984,
repris dans Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001. Dans « L’index des
collaborateurs » (t. VIII), Lacan mentionne son intervention à
Marienbad en lui donnant le titre suivant : « Le stade du miroir, théorie
d’un moment structural et génétique de la constitution de la réalité,
conçu en relation avec l’expérience et la doctrine psychanalytique ». Voir
à ce sujet Émile Jalley, Wallon, lecteur de Freud et de Piaget, Paris,
Éditions sociales, 1981 ; Freud, Wallon, Lacan, l’enfant au miroir, Paris,
EPEL, 1998.
4. Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude
anticipée » (1945), dans Écrits, op. cit., p. 197­215.
5. Henri Wallon, « Comment se développe chez l’enfant la notion de
corps propre », Journal de psychologie, novembre­décembre 1931, p.
705­748; Les Origines du caractère chez l’enfant (1934), Paris, PUF,
1973.
6. Françoise Bétourné a relevé une soixantaine d’occurrences du terme
« stade du miroir » dans l’œuvre de Lacan. Il y revient sans cesse en
insistant sur le fait qu’il en a été l’introducteur. Dans son séminaire sur
« L’acte psychanalytique » (séance du 10 janvier 1968), il dit : « Chacun
sait que je suis entré dans la psychanalyse avec une balayette qui
s’appelait le stade du miroir. […] J’ai pris le stade du miroir pour faire un
porte­manteau. » Voir Françoise Bétourné, L’Insistance des retours du
Un chez Jacques Lacan, thèse de doctorat en psychopathologie
fondamentale et psychanalyse, université de Paris­VII, 23 février 2000, t.
III, p. CVIII­CIX. Émile Jalley note à juste titre que Lacan mentionne des
auteurs cités par Wallon sans les connaître de source directe. Voir Freud,
Lacan, Wallon, op. cit., p. 151.
7. Alexandre Kojève, Introduction à la Phénoménologie de l’esprit, Paris,
Gallimard, 1947. Notes prises par Raymond Queneau.
8. Jacques Lacan, « Au­delà du “principe de réalité” » (1936), dans
Écrits, op. cit., p. 73­93; « Le temps logique et l’assertion de certitude
anticipée » (1945), Ibid., p. 197­215; « Propos sur la causalité psychique »
(1946), Ibid., p. 151­197.
9. Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité (1932), Paris, Le Seuil, 1975.
10. Sigmund Feud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), dans La Vie
sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 81­105.
11. Louis Bolk, « La genèse de l’homme » (Iéna, 1926), Arguments. 1956­
1962, t. II, Toulouse, Privat, 1983, p. 1­13.
12. Maurice Merleau­Ponty, Merleau­Ponty à la Sorbonne, résumés de
cours. 1949­1952, Grenoble, Cynara, 1988, p. 112­113. Voir aussi Émile
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L'analyse, l'archive ­ Jacques Lacan : le stade du miroir ­ Éditions de la Bibliothèque nationale de France
Jalley, Freud, Lacan, Wallon, op. cit.
13. Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie » (1964), dans
L’Écriture et la Différence, Paris, Le Seuil, 1967. Michel Foucault,
Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Paris, Gallimard, 1972.
14. Max Horkheimer et Theodor Adorno, La Dialectique de la raison
(New York, 1964), Paris, Gallimard, 1974.
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Référence électronique du chapitre
ROUDINESCO, Élisabeth. Jacques Lacan : le stade du miroir In :
L'analyse, l'archive [en ligne]. Paris : Éditions de la Bibliothèque
nationale de France, 2001 (généré le 03 août 2016). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/editionsbnf/1035>. ISBN :
9782717726305.
Référence électronique du livre
ROUDINESCO, Élisabeth. L'analyse, l'archive. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Éditions de la Bibliothèque nationale de France, 2001
(généré le 03 août 2016). Disponible sur Internet :
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