Saint Georges : peinture et sculpture à l`époque de la Renaissance

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Saint Georges : peinture et sculpture à l`époque de la Renaissance
Saint Georges : peinture et sculpture à l’époque de la Renaissance italienne
Le moins que l’on puisse dire, est que le sujet de ce soir1 est très vaste, probablement trop
ambitieux pour la durée d’une conférence. J’en suis le premier conscient. Néanmoins je crois
nécessaire de maintenir ensemble ces trois aspects, la Renaissance italienne, peinture et
sculpture, saint Georges. Je suis en effet convaincu qu’un lien les unit, les rassemble, et que
chacun des trois pris séparément doit, en quelque sorte, quelque chose aux deux autres.
Autrement dit, privée de la peinture et de la sculpture, la Renaissance italienne n’eût pas été
possible. Par ailleurs, nous le verrons, peinture et sculpture ont usé de façon remarquable de la
thématique offerte par le combat de saint Georges contre le dragon.
Je vous propose dès lors de commencer par rappeler dans les grandes lignes ce qu’est la
Renaissance, et pourquoi elle ne pouvait (re)naître que sur le sol italien. Après cela viendront
quelques principes généraux relatifs à la peinture et à la sculpture. Nous reprendrons ensuite
ce qui nous est connu de la Vie légendaire de saint Georges, pour conclure avec la
présentation de quelques œuvres célèbres, « incontournables » comme on dit, représentant
cette Vie légendaire.
La Renaissance, qu’est-ce que c’est ? Nous savons tous que ce terme désigne une période,
plus ou moins les 15ème et 16ème siècles, de l’histoire humaine, ou plus précisément de
l’histoire des peuples européens, puisque nous Européens avons eu tendance à identifier notre
histoire à celle du monde ; nous l’avons fait intellectuellement, comme si les autres peuples
n’avaient pas d’histoire, mais nous l’avons aussi accompli réellement puisque ce sont les
peuples européens qui ont voyagé, exploré, découvert et pris possession de l’ensemble des
autres continents (souvent d’ailleurs en tuant ou en asservissant les populations présentes).
Cette appropriation a connu son apogée en pleine période de la Renaissance, avec la
découverte des Amériques en 1492, qui fut suivie rapidement du Traité de Tortesillas qui,
sous l’autorité papale divisa le monde nouveau en deux parties entre l’Espagne et le Portugal.
L’extension européenne aux dimensions du monde n’a pris fin qu’avec la deuxième guerre
mondiale (guerre d’origine européenne mais qui s’est étendue au monde). Un important
1
Cette conférence a été présentée le 15/10/2009 en la Salle des Mariages de l’Hôtel de Ville de Mons, à
l’invitation de M. Renato Carati, de l’asbl Alto.
auteur politique, Julien Freund a d’ailleurs écrit sur le sujet un très beau livre intitulé
précisément La fin de la Renaissance2.
La Renaissance désigne cette période de l’histoire du monde, ou plutôt du cœur du monde,
qu’est l’Europe occidentale et nord-méditerranéenne, entre 1400 et 1600, c’est-à-dire entre la
fin du bas Moyen-Âge et les Temps Modernes. Quiconque étudierait cette période, mettrait
nécessairement à jour des éléments issus d’un Moyen-Âge finissant, et d’autres, libérateurs,
annonciateurs des grands combats à venir en faveur de la tolérance, de la réforme religieuse et
politique, de la science et, plus tard, des libertés politiques.
Période d’entre-deux donc. Mais cette expression, je vous demande de ne pas la prendre
comme réductrice, mais plutôt de n’avoir d’attention que pour tout ce que représente
d’énergie, de forces, d’inventivité, de caractère, de créativité, une époque qui met fin à un
Moyen-Âge culturellement saturé par le catholicisme –et ce, au moment le plus intolérant de
son histoire, avec l’Inquisition. La Renaissance c’est la création, la gestation d’un monde
nouveau. Aussi Friedrich Nietzsche a-t-il pu écrire dans Humain, trop humain : « La
Renaissance italienne recélait en son sein toutes les forces positives auxquelles est due la
civilisation moderne : l’émancipation de la pensée, le dédain des autorités, le triomphe de la
culture sur la morgue de la naissance, l’enthousiasme pour la science et le passé scientifique
de l’humanité, l’affranchissement de l’individu, la flamme de la véracité… ». Et Nietzsche
d’ajouter : « mieux encore, la Renaissance avait des forces positives qui n’ont pas encore,
jusqu’à présent, retrouvé la même puissance dans notre civilisation moderne »3. Mais ceci est
une autre question. Celle qui nous occupe ce soir est plutôt de savoir pourquoi ce mouvement
extraordinaire, cette accumulation d’énergies, ne pouvait émerger avec autant de puissance
nulle part ailleurs qu’en Italie4.
J’ai à l’instant évoqué l’univers culturellement saturé par l’Eglise catholique : tous les aspects
de la vie humaine –artistiques, politiques, scientifiques, philosophiques, militaires,
personnels-, en dépendaient. N’y voyez pas une agression de ma part : c’est un fait. Différents
2
Julien Freund, La fin de la Renaissance, Paris, Presses Universitaires de France, 1980.
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 237, Paris, Gallimard, Folio, 1988, p.185.
4
Pour Henri Pirenne, la Renaissance de même que l’expansion de la vie urbaine ne sont pas spécifiques à
l’Italie, mais il ajoute : « …il est vrai que ces conditions, pour l’une comme pour l’autre, ont été en Italie plus
hâtives et plus favorables que partout ailleurs. De même que Florence l’a emporté sur toutes les villes du Moyen
Âge, de même aussi la Renaissance italienne témoigne d’une variété, d’une originalité, d’une vigueur qui n’a été
atteinte nulle part et à qui elle doit l’influence étonnante qu’elle a exercée », Henri Pirenne, Histoire de l’Europe
Des Invasions au XVIe siècle, Bruxelles, Office de publicité,n.d., p.400.
3
courants au sein de la chrétienté vont d’ailleurs essayer de faire évoluer les choses : il y eut la
Réforme Grégorienne, il y eut quelqu’un comme saint François d’Assise, dit le « Poverello »,
de même que d’autres penseurs déclarés hérétiques, il y eut bien entendu Luther et les
réformistes…Bref de plus en plus de personnes commençaient à juger que le respect de la
hiérarchie ecclésiastique couplé au respect du dogme dans tous les domaines de la création,
devenaient lourds à assumer. La science ne pouvait pas progresser, ni la médecine (rappelons
la détermination d’un Vésale, ou d’un Ambroise Paré ici même à Mons) ; la peinture ne
pouvait s’éloigner des sujets religieux imposés ; la musique devait se limiter aux rythmes
monocordes du culte et les chants ne pouvaient être qu’en latin (il a fallu un musicien aussi
exceptionnel que le Montois Roland de Lassus pour réussir à imposer la polyphonie et des
textes en français).
Mais un Roland de Lassus, ou, pour la sculpture quelqu’un comme Dubroeucq n’auraient pu
accéder à la plénitude de leur art, s’ils n’avaient pas accompli le « voyage d’Italie », s’ils
n’avaient pas été se former auprès des maîtres italiens. Pourquoi ? Parce que les artistes,
penseurs, créateurs, qui dans d’autres régions d’Europe oser remettre en cause le dogme,
l’establishment, l’Eglise, l’Inquisition…s’y attaquaient « vaille que vaille », chacun comme il
le pouvait. Avec beaucoup e talent et d’intelligence, bien sûr. Mais leur faisait défaut ce dont
l’Italie, elle, bénéficiait : les vestiges de l’antiquité romaine et gréco-romaine. Les vestiges
d’un autre temps, d’une autre civilisation durant lesquels avaient émergé et régné la raison, la
philosophie, la volonté de savoir. Rappelons-nous la citation de Nietzsche que je viens de lire,
il parle, je cite « d’enthousiasme pour la science et le passé scientifique de l’humanité ». C’est
à cela que le philosophe allemand fait référence : avant la croyance dogmatique imposée par
l’Eglise dans tous les domaines du savoir et de la vie, il y avait eu un temps, celui de
l’antiquité gréco-romaine durant lequel la volonté d’approfondir réellement la connaissance
des choses, l’esprit de recherche scientifique avaient pris naissance et s’étaient développé.
Mesdames, Messieurs, c’est en affirmant vouloir retrouver les vestiges de ce passé où le
monde était romain, ou latin, c’est en voulant raviver la beauté classique, la statuaire antique,
la poésie homérique, le théâtre tragique, la musique dionysiaque, mais aussi le droit romain
des gens, que les Italiens de la Renaissance ont inventé une civilisation nouvelle. Redécouvrir
cette période de l’humanisme antique, remettre à jour les vestiges de la grandeur romaine,
étudier les formes sculptées dans la pierre, faire renaître ces valeurs contre l’obscurantisme
dogmatique, telle est l’ambition de la Renaissance. Les Italiens de Florence, de Gènes, de
Venise, de Rome, vont s’appuyer sur le passé, et voulant le faire revivre, ils vont créer un
autre présent et un autre avenir.
Pour conclure cette première partie, j’insisterai sur l’importance du travail accompli par les
premiers grands humanistes de cette époque : ce sont eux qui ont recherché, restauré, traduit,
commenté, diffuser les textes de l’antiquité gréco-romaine. Il ne s’agit pas seulement
d’érudition mais de l’affirmation, voire de l’institution de la méthode scientifique, de son
caractère désintéressé et de son refus d’accepter n’importe quelle explication qui ne serait pas
vérifiée ni vérifiable. Un exemple souvent cité est celui de Lorenzo Valla (1407-1457) qui n’a
pas craint de démontrer que le document intitulé Donation, par lequel l’empereur Constantin
aurait légitimé les ambitions temporelles de l’Eglise, était un faux : à partir d’analyses
philologiques Valla montra que ce texte n’avait pas pu être écrit à l’époque de Constantin5.
C’est également à ce moment que sont redécouverts et relus les historiens de l’Antiquité, ce
dont, pour ne citer que ce seul ouvrage, les Discours sur la première décade de Tite-Live
publiés par Machiavel (1469-1527) constituent un exemple majeur6.
Enfin, il serait également fort intéressant, traitant de sculpture et de peinture à la sortie du
Moyen-Âge, d’examiner comment les thèmes de la mythologie gréco-romaine ont été
préservés, ont continué à circuler « sous » la dogmatique chrétienne, et ont été utilisés par les
artisans et artistes de la Renaissance. Selon l’historien de l’art Erwin Panofsky cela se fit
grâce à des dictionnaires, des compilations de thèmes mythologiques. Je me suis référé à ses
travaux pour formuler une nouvelle interprétation de la statuette représentant un singe qui,
vous le savez tous, est mystérieusement installée à l’entrée de l’Hôtel de Ville7.
Deuxième partie de mon exposé : comment cela va-t-il se passer en peinture et en sculpture ?
Arts qui tous deux, à l’origine, sont des arts de décoration. Ils sont seconds, viennent après
l’art présenté comme absolument premier, l’architecture. D’abord le bâtiment et les murs,
ensuite les toiles et les statues, à l’intérieur ou à l’extérieur des murs.
S’il est, bien entendu, difficile de déterminer de façon précise à quel moment une évolution
aussi grandiose que la Renaissance a débuté -car il y eut des précurseurs, des signes avant5
Cf. Giuliano Procacci, Histoire des Italiens, Paris, Fayard, 1998, p.92 et sq.
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Gallimard, 2004.
7
Cf. Les Cahiers de Richard Miller, n°1 Le Singe du Grand-Garde, Mons, 2008.
6
coureurs…-, il est néanmoins indéniable que ce sont les travaux de l’architecte florentin
Filippo Brunelleschi qui ont marqué une césure nette avec le passé.
C’est aux alentours de 1415 que Brunelleschi (1377-1446) mit au point une méthode de
représentation de la réalité, nommée la « perspective ». Il réalisa deux petits tableaux pour
illustrer celle-ci. Ces tableaux selon Giorgio Vasari (1511-1574) « éveillèrent l’esprit des
autres artistes qui étudièrent à partir de ce moment la perspective avec une grande
application »8. Arrêtons-nous un instant avec Vasari : pratiquement tout ce que nous savons
aujourd’hui des architectes, peintres et sculpteurs de cette époque, a été recueilli et a été
transmis à l’histoire par cet auteur qui en1550 a publié une somme colossale de connaissances
biographiques et artistiques consacrées ces trois disciplines artistiques. C’est lui qui,
rétrospectivement , a démontré que les arts avaient aussi été les vecteurs de la société qui a vu
le jour en Italie à la sortie du Moyen-Âge. Pas seulement les grandes familles de la noblesse
italienne, pas seulement les prélats de l’Eglise ni les grands chefs de guerre, pas seulement
non plus les penseur et écrivains, comme Dante ou Boccace, mais aussi un peintre comme
Uccello, un sculpteur comme Donatello, un architecte comme Brunelleschi.
Je ferme la parenthèse et en reviens à ces deux tableaux qui ont marqué les débuts de la
représentation selon les lois de la perspective. Les originaux ont disparu, mais ils ont fait
l’objet de tant d’études et de commentaires qu’ils ont pu être schématiquement reconstitués.
Quand nous les regardons, nous n’y voyons plus rien d’exceptionnel. Pourtant au début du
15ème siècle, ce fut une véritable révolution. Pourquoi ? Pas parce que les peintres et
sculpteurs travaillaient sans perspective, mais parce qu’ils travaillaient selon une autre
perspective. Vasari y fait allusion, mais de façon prudente, vu le contexte inquisitorial, en
rappelant que Brunelleschi « fit des recherches sur la perspective, où les erreurs étaient alors
fréquentes ». Cela signifie bien qu’il existait, dans les modes de représentation plastiques, une
perspective qui comprenait des erreurs. En fait ce à quoi l’on avait affaire était une
perspective hiérarchisée. Chacun a déjà vu ces tableaux d’avant la Renaissance où les
personnages représentés le sont avec des tailles différentes : les petits ne sont pas petits parce
qu’ils seraient vus de loin mais parce qu’ils sont de moindre importance sur l’échelle sociale,
ou dans la composition de la société médiévale. Or, cette composition, par qui était-elle
déterminée ? Quel en était le point de vision originel ? Dieu. C’est-à-dire l’Eglise. Le Roi, les
8
Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes,
Saints, les Chevaliers, les plus riches ceux-là même qui étaient en mesure de s’acheter le
pardon ou les bienfaits du Paradis (rappelons-nous que ce fut un des reproches formulés par
saint François ou par Luther) étaient désignés tels par la grâce de Dieu. En conséquence ils
étaient représentés tels que l’œil absolu, désincarné de Dieu les voyait.
Brunelleschi, lui, va accomplir quelque chose à la fois d’inouï et de très simple. Il ne va pas
bien entendu, dire que l’œil divin est un fantasme. Il va simplement partir de la réalité de ce
que l’être humain voit. Pour représenter ce que l’on voit, il faut tenir compte de la taille et de
la forme en fonction de l’éloignement : ce qui revient à être capable de rendre sur le tableau la
dimension de la profondeur. Cela ne se peut qu’en supposant comme point de départ non plus
l’œil d’un Dieu voyant absolument, mais la position relative occupée à un endroit choisi par
un œil humain.
Les peintres et sculpteurs vont très rapidement adopter cette méthode ; pas nécessairement
pour la révolution philosophique –et politique, au sens large-, qu’elle représentait (il eût déjà
fallu faire preuve de beaucoup de perspicacité pour anticiper tous les enjeux inhérents à ce
« changement de perspective »). Non, ils vont l’utiliser parce qu’elle leur permettait de
proposer à leurs commanditaires et mécènes des œuvres plus réalistes, mieux « construites »
et, en définitive, plus agréables à regarder. Remarquons qu’il fallut d’ailleurs attendre la fin
du 19ème et le début du 20ème siècle pour que de nouveaux courants artistiques s’attaquent à la
perspective et au réalisme.
Avec cet instrument nouveau entre les mains, avec cet accès nouveau à une forme de
représentation plus complète, plus appropriée, les peintres et sculpteurs vont pouvoir faire
évoluer leur pratique : peinture et sculpture ne seront plus des pratiques secondaires,
adjacentes à l’architecture, mais vont devenir des arts à part entière. Les créateurs eux-mêmes
ne seront plus des artisans mais des artistes signant leurs œuvres de leur nom, revendiquant la
singularité de leur talent puisque c’est à partir de leur point de vue que l’œuvre a été conçue et
réalisée. Très vite aussi les peintres et sculpteurs originaires d’autres régions d’Europe vont se
rendre en Italie afin de se familiariser avec cette technique nouvelle. L’un des plus brillants
théoriciens de la perspective sera d’ailleurs, un siècle plus tard, l’Allemand Albrecht Dürer,
avec son Instruction sur la manière de mesurer (1525) et surtout le Traité des proportions
(1528).
La perspective, selon la définition proposée en 1435 par un ami de Brunelleschi, Leon Battista
Alberti, est comme « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire »9.
Remarquons que la photographie et le cinéma ont conservé cette vision « perpectiviste » du
cadre rectangulaire, la « fenêtre », au travers duquel on regarde, saisit et représente la réalité
du monde extérieur. Aussi Le Clézio insiste-t-il sur la forme circulaire de la lentille de la
caméra et du projecteur, donc du faisceau de lumière, qui est corrigée par un dispositif
imposant un cadre et une vision rectangulaires10. Le Clézio définit, par ailleurs, le cinéma en
tant qu’ouverture au monde, « Une fenêtre sur la vie réelle, dans le mur hostile, défensif de
l’après-guerre »11.
Le point de fuite est donc construit, avec un dispositif, un encadrement, un cadre, une
méthode de calcul. Aux différentes recettes d’ateliers qu’un peintre pouvait étudier, à l’instar
d’un « compagnon » chez un maître artisan, Brunelleschi a substitué une méthode, un système
rationnel de règles mathématiques. Méthode qu’il a appelée « perspective », par référence à la
science optique ; le mot latin perspectiva servant au Moyen Âge à désigner la science que les
Grecs appelaient optikè. Cet aspect participe aussi à l’esprit de la Renaissance que j’ai évoqué
tout à l’heure. Pourquoi ? Parce que l’optique en tant que science ne pouvait qu’être étrangère
aux préoccupations de la peinture et de la sculpture chrétiennes. Voir et rendre « exactement »
le visible n’a jamais été une aspiration de l’art chrétien puisque le visible, au mieux, n’a pas
d’importance, voire au pire, doit être rejeté, combattu, surmonté au profit de ce qui seul
importe, le monde des cieux, monde invisible mais d’où Dieu nous regarde et nous juge.
Philippe Cardinali, dans un ouvrage magnifique L’invention de la Ville moderne, écrit à ce
sujet : « Quand on aspire à ouvrir les yeux de l’âme en fermant ceux du corps, ce que voient
ces derniers et comment ils le voient importe naturellement fort peu »12. L’intérêt artistique
marqué par la Renaissance italienne pour la science optique participe pleinement à la volonté
de réhabiliter le visible, le sensible, le monde immanent qui est celui où les gens vivent.
Permettez-moi un dernier développement à propos de Brunelleschi, parce que ce serait une
faute impardonnable de ne pas en faire mention : il est l’auteur d’une des plus grandes
prouesses architecturales de tous les temps : la coupole de la cathédrale de Florence, Santa
Maria del Fiore, dont la construction avait été décidée et commencée vers 1296 par la
9
Leon Battista Alberti, De la peinture (1435), trad. J.L. Schefer, Paris, Macula, 1992, p.115.
J.M.G. Le Clézio, Ballaciner, Paris, Gallimard, 2007, p.21.
11
Ibid., p.28.
12
Philippe Cardinali, L’invention de la Ville moderne, Paris, La Différence, 2002, p.185.
10
Fabrique d’église et par les édiles communaux. Ceux-ci votèrent une affectation permanente
d’une partie des revenus municipaux à la construction de cet édifice. L’entreprise échappait
donc à la seule autorité ecclésiastique. La gestion des travaux fut confiée à quatre operaï
(fabriciens), à un camarlingo (trésorier), et à un notaire. Ces personnes, au début,
représentaient les principales corporations, appelées les Arts Majeurs de la ville, dont la
mission était de défendre les intérêts corporatistes de leurs membres. On peut en déduire que
les corps de métiers les plus importants voulaient l’érection d’une nouvelle cathédrale comme
« source de fierté pour la commune et de prestige pour la ville ». Santa Maria del Fiore devait
être à l’échelle du nombre croissant de Fidèles, de même qu’à l’essor démographique,
politique et économique de Florence. En conséquence les architectes conçurent un bâtiment
capable d’accueillir trente mille personnes, ce qui en fait un des plus vastes édifices chrétiens
au monde, après Saint-Pierre à Rome et Saint-Paul à Londres.
Le projet ne cessa de croître, à tel point qu’en 1367, le pouvoir communal initia une
expérience de budget participatif puisque les décisions du « comité d’accompagnement »
furent soumises au referendum de cinq cent citoyens de la ville, fait rarissime, peut-être
unique dans l’Europe de cette époque. Cependant les architectes, à l’origine, avaient perdu de
vue, qu’un jour l’ensemble du bâtiment devrait être couvert par une toiture. Surtout, il ne leur
était pas venu à l’esprit que l’immensité de superficie à couvrir exigerait une coupole d’un
poids tel que les murs ne résisteraient pas et s’écarteraient. Aussi en 1417, les fabriciens et les
édiles communaux héritèrent de leurs prédécesseurs de 1296 et de 1367, une situation
épouvantable puisque personne ne savait comment construire la coupole de Santa Maria del
Fiore. Des concours d’architectes – ce que l’on appellerait aujourd’hui des appels d’offres
européens- furent organisés. Certains proposèrent de couvrir l’ensemble avec de la pierre
ponce, laquelle est certes légère mais poreuse ! D’autres de remplir l’intérieur de la cathédrale
avec de la terre dans laquelle auraient été mélangées des pièces d’or : cela aurait permis de
construire la coupole en solutionnant le problème, non négligeable, des échafaudages.
L’ingéniosité du système consistait à faire enlever la terre par la population à qui on aurait
annoncé la présence de pièces d’or !
De son côté, sans en parler à personne, ni même à ses amis les plus proches, Brunelleschi
avait compris depuis longtemps les difficultés qui allaient intervenir et il y avait consacré des
années d’études. Il s’était même rendu à Rome, en compagnie de celui que nous allons bientôt
évoquer, le sculpteur Donatello, pour creuser le sol, déterrer tous les vestiges possibles de
l’Antiquité gréco-romaine qu’ils découvraient à travers les ruines de la vieille cité13. Ils
sacrifièrent à ce travail leur temps, leur énergie et tous les moyens dont ils disposaient. Les
seules choses qui comptaient à leurs yeux étaient les pierres. Et, pour Brunelleschi en
particulier, arriver à comprendre comment les Romains étaient parvenus à les assembler, à les
faire tenir ensemble et à les intégrer aux édifices, temples, habitations, aqueducs…
En 1420, Brunelleschi, après de nombreuses tractations – pour lesquelles il savait, grâce à
son travail et à l’avance prise sur ses concurrents, que lui seul détenait la solution-, se vit
confier ce qui avait été appelé « le travail impossible ». Il le mena à bien entre 1420 et 1436 ;
aujourd’hui encore sa coupole constitue une des plus belle réussites de l’architecture.
Mesdames, Messieurs,
Avant d’en venir à la représentation de saint Georges dans la peinture et la sculpture, quelques
considérations liminaires, rapidement formulées, sont nécessaires.
A l’époque dont nous parlons, l’immense majorité des gens ne sait ni lire, ni écrire, que ce
soit en français, en italien, ou en latin. Utiliser l’image, donc la peinture et la sculpture, pour
éduquer le peuple des Fidèles était la voie la plus efficace : ce qui explique, par exemple, que
les différentes stations du calvaire du Christ étaient représentées dans tous les lieux de culte
importants. Cependant, il ne faut pas s’en tenir à cette seule dimension pédagogique14 car il
est évident que celles et ceux qui, en ces temps, pénétraient à l’intérieur de la cathédrale de
Florence, ou de notre Collégiale de Mons, étaient dans un état d’émerveillement, de respect,
de crainte… dont nous sommes totalement incapables de nous faire la moindre idée. Nous
voyons, nous, les statues de Dubroeucq comme s’il s’agissait de décorations, de statues,
d’œuvres d’art bien faites…Le peuple chrétien les voyait comme des êtres supérieurs
quasiment incarnés. Le recours à de telles représentations (statues ou peintures) de Dieu, du
Christ, de Marie, des Saints, des Martyrs…n’allait pas sans susciter le risque de la confusion
entre le personnage représenté et ce qui le représente. Le danger était réel que les croyants
cèdent à ce qui depuis toujours a été dénoncé comme étant le pêché fondamental : l’idolâtrie,
13
Si l’on veut se représenter l’image de Rome, et autres villes d’alors dévastées, on lira avec intérêt le
médiéviste italien Vito Fumagalli, Paysages de la peur L’homme et la nature au Moyen Âge, Bruxelles, ULB,
2009.
14
C’est le point de départ du très beau livre de Jérôme Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard,
Folio, 2008, p.9 : « Les images médiévales ne sont pas la Bible des illettrés. Congédions définitivement ce lieu
commun, et c’est alors une diversité foisonnante, une prodigieuse inventivité figurative qui s’offrent à nous. »
l’adorations d’idoles, terme grec signifiant images, que Moïse par exemple, après sa rencontre
sur le Mont Sinaï avec Dieu, renverse et brise.
Ceci montre que le recours à l’image, l’acceptation de la figuration, n’est pas le choix premier
des monothéismes qui, comme leur nom l’indique, veulent qu’un seul et unique Dieu soit
adoré (c’est d’ailleurs parce que les premiers chrétiens refusaient d’adorer l’Empereur qu’ils
furent martyrisés par les Romains). Si le judaïsme et l’islam n’acceptent pas la représentation,
la figuration, c’est une caractéristique majeure du christianisme d’avoir intégré la
représentation peinte ou sculptée. Cette décision fut prise lors du Concile de Nicée en 735. De
même que ce fut un élément déterminant pour la culture et la civilisation européennes que le
fait d’accepter, également lors d’un Concile, que peintures et sculptures puissent être utilisées
, notamment en décorant les édifices religieux, pour enseigner la foi.
Troisième remarque, à propos plus précisément de la perspective. Si le christianisme accepte
la représentation, c’est avec des contenus différents. Il y a une représentation du monde, de la
nature et de la vie, destinée à vénérer la gloire de Dieu et n’est alors pas dépourvue d’un
caractère sacré. Les icônes peintes selon deux dimensions verticale et horizontale, et selon des
règles immuables, baignant dans une lumière éternelle, illustrent très bien la dimension sacrée
de la représentation. L’art de l’icône appartient à l’Europe de l’Est, à l’Eglise byzantine et à la
religion orthodoxe. Par ailleurs, il y a la représentation qui cherche sans cesse à être la plus
fidèle possible à la réalité, à ce que l’on peut voir de la réalité. Celle-ci demeure la création
de Dieu, bien sûr, mais l’œuvre créée aura de plus en plus tendance à se montrer pour ce
qu’elle est, à savoir une création humaine : le monde laïc et sécularisé des Temps Modernes
ne tardera dès lors plus longtemps à émerger. Ce qui pour l’heure importe pour nous est de
rappeler que c’est l’introduction de cette troisième dimension qu’est la profondeur, la mise en
perspective donnant du volume à notre vision, qui marque l’humanisation du monde et de la
vie.
Mesdames, Messieurs,
C’est ce volume, cette prise en compte du volume qui va favoriser l’affirmation de la
sculpture en tant qu’art distinct de l’architecture : la statue va sortir de la niche que
l’architecte lui réservait.
Or, la première sculpture à avoir intégré la perspective de Brunelleschi est une œuvre
représentant saint Georges, signée par Donatello. Comme je ne voudrais pas vous laisser
penser que c’est mon intérêt pour l’étude de la Vie légendaire de ce saint qui me conduit à
insister sur l’importance artistique et historique de cette œuvre de Donatello je vais citer
directement une Histoire de la sculpture de l’Antiquité au 20ème siècle, où l’on peut lire ceci :
« Au même titre que Brunelleschi pour l’architecture, que Masaccio pour la peinture,
Donatello est, pour la sculpture, l’initiateur, l’inventeur de la bonne manière moderne (…) Si
le Saint Georges est devenu la figure emblématique de la statuaire du Quattrocento, c’est
précisément parce qu’on ne peut la comparer à nulle autre sculpture contemporaine.
L’affirmation de la plénitude du volume renoue avec la leçon oubliée des formes stables et
pondérables (…) Cette représentation est nouvelle. Le séjour romain, en compagnie de
Brunelleschi, a sans doute permis à Donatello la découverte des ressources « antiques » de la
cité pontificale (…) Le Saint Georges fixe ainsi, pour la ronde-bosse et le relef, le programme
à venir de la sculpture toscane dont la renaissance a été confiée par les Florentins à
Donatello »15.
La citation est un peu longue, mais elle vaut son pesant d’or. Pourquoi ? Pour différentes
raisons, dont une qui n’est pas du tout négligeable, à savoir que notre Ville est candidate au
titre de Capitale européenne de la culture pour 2015 et que l’imaginaire collectif des
Montoises et Montois a, vous le savez, intégré complètement le récit mythique du combat de
saint Georges contre le dragon.
Dans un entretien récemment publié par le quotidien Le Monde, l’historien et ancien
ambassadeur d’Israël à Paris, Elie Barnavi déclarait en ce sens que ce dont l’Union
Européenne a besoin est « Une Europe de l’Histoire qui enseignerait à ses citoyens les racines
communes de la civilisation européenne »16. Je pense avoir suffisamment montré que l’esprit
européen a franchi une étape décisive de son histoire, une étape par laquelle l’esprit européen
a marqué une césure par rapport aux origines proche-orientales du christianisme, en imposant
dans sa représentation du monde, la dimension de la perspective, c’est-à-dire la dimension
proprement humaine de la vision. Or, je le répète, la première œuvre, au sens « européen » qui
vient d’être précisé est un Saint Georges. J’essayerai, en concluant, d’expliciter ce choix.
15
16
La sculpture De l’Antiquité au 20ème siècle, Taschen, 2002, p.557-558.
Le Monde, 10/10/2009.
Pour le comprendre, il faut commencer par rappeler ce que nous connaissons de la Vie de ce
soldat romain venu de Cappadoce. Toute personne interrogée sur ce qu’il sait à ce sujet,
répondrait d’emblée que « Georges est un saint chrétien qui a terrassé le dragon ! ». La
réponse est exacte. Mais elle ne l’est qu’à partir de la fin du 13ème siècle, alors que le culte
rendu à saint Georges est apparu bien avant, aux environs de 300 après J.C. Cela signifie que
durant mille ans, durant quasiment tout le Moyen Âge, les Chrétiens, les Fidèles, ont eu une
autre image de saint Georges. Une image à laquelle aucun dragon, aucun combat contre le
dragon n’était associé. Il devait pourtant s’agir d’une image qui, malgré l’absence de ce qui
aujourd’hui nous paraît le plus essentiel, devait être très forte et tout aussi attirante. Non
seulement le culte s’est maintenu et développé durant ce millénaire médiéval et chrétien – il y
a des chapelles, des églises, des lieux-dits dédiés à saint Georges sur l’ensemble du territoire
européen -, mais de plus le culte s’est maintenu contre l’avis officiel de l’Eglise.
En effet, en 496, le pape Gélase 1er a publié un décret déclarant « non recipiendis » les textes
relatant la vie légendaire de saint Georges, c’est-à-dire comme ne devant pas être lus par les
Fidèles. Pourquoi ? Qu’est-ce qui choquait le pape ? Pour le comprendre il faut se référer aux
premiers récits en copte, en araméen, en syriaque, en grec, en latin. Tous racontent le martyre
enduré par Georges, soldat romain venu de Cappadoce. Un martyre épouvantable, tellement
long et horrible qu’il fut appelé le mégalomartyre. Parmi les œuvres représentant les
souffrances infligées, une des plus belles est sans conteste le retable en chêne sculpté vers
1400 par l’artiste bruxellois Jan Bormans ; œuvre préservée aux Musées d’Arts Royaux.
Ce ne sont pas les supplices qui perturbaient l’Eglise : tous les saints en ont subi. Mais
l’accumulation de ceux rapportés par la Vie de saint Georges était trop ostensiblement le fruit
de l’imagination des conteurs. Pensez-y, Jésus Christ lui-même, Dieu fait homme, est mort de
ses souffrances et a été ressuscité. Une fois. Tandis que saint Georges, lui, meurt trois fois et
ressuscite trois fois !, avant que Dieu ne le laisse enfin mourir. C’est beaucoup pour un seul
homme. De plus Jésus, sur la croix, a douté un instant en demandant : « Mon père, pourquoi
m’abandonnes-tu ? ». Ce n’est pas le cas de Georges qui a enduré la douleur et surmonté la
peur. A tel point que Dieu, pour le récompenser, accepte de satisfaire la demande que Georges
adresse : accueillir favorablement toutes les intercessions que Georges lui transmettra en
faveur de telle ou telle personne !
Méfiance donc de l’Eglise, qui va perdurer à travers les âges, puisqu’en 1961 la congrégation
chargée de déterminer les saints du calendrier a été tentée de retirer à « notre » saint, fêté le 23
avril, le jour qui lui était dédicacé. Sans succès. Comment expliquer une telle résistance ?
La réponse, chers amis, est la ferveur populaire. En effet, selon la logique à l’œuvre dans la
personnalisation des saints et de leurs attributs, le fait que Georges ait surmonté sa peur, le
désigne parfaitement comme protecteur, comme rempart contre la peur. Plus précisément, car
ceci est capital, contre toutes les peurs. Pas seulement, dirais-je, contre une grande peur, celle
suscitée, par exemple par une épidémie de peste, ni celle – autre exemple - éprouvée par les
chevaliers chrétiens s’embarquant et guerroyant pour libérer Jérusalem. De telles peurs étaient
bien entendu, elles aussi, concernées, mais au même titre que l’infinie variété de toutes les
peurs possibles éprouvées par les grands de ce monde, mais aussi bien par les petites gens.
Saint Georges va dès lors devenir le saint protecteur des bergers craignant le loup, ou encore
le saint protecteur de toutes les craintes féminines : ne pas trouver un mari, se voir en imposer
un, ne pas avoir d’enfant, accoucher…Bref, tout le monde va se tourner vers lui en invoquant
son secours. D’autant plus, on s’en doute, que Dieu a assuré à saint Georges que s’il
intercédait en faveur de quelqu’un sa demande, sa « supplique » serait acceptée. Dès lors être
protégé par saint Georges était une solide, voire même une double, garantie.
A cela s’ajoute qu’aucun docte de l’Eglise ni aucun historien n’a jamais été en mesure
d’identifier qui aurait réellement été saint Georges – c’est pourquoi l’œuvre de Garouste
installée à l’entrée de l’Hôtel de Ville de Mons représente saint Georges par un casque ne
couvrant aucun visage. Nul n’a été en mesure de confirmer -ni d’infirmer d’ailleurs-,
l’existence réelle du personnage. Même Edward Gibbon, lorsque dans sa monumentale
Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain il croira l’avoir identifié, commettra en
fait une erreur d’autant plus fâcheuse qu’elle va le conduire à reprocher injustement les pires
choses au saint protecteur de son pays17. Toutefois, il n’est pas dommageable que saint
Georges n’ait pu être identifié à quelque personnage ayant réellement existé : cela favorisa
certainement la propagation et l’enracinement de son culte partout sur le territoire européen et
bien au-delà des mers. Saint Georges devint le saint patron de plusieurs corps de métiers et
17
« En déguisant le lieu et l’époque de sa mort, on est parvenu à faire jouer à cet odieux étranger le rôle d’un
martyr, d’un saint et d’un héros chrétien, et l’infâme Georges de Cappadoce est devenu le fameux saint Georges
d’Angleterre, patron des armes, de la chevalerie et de la jarretière », Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la
chute de l’Empire romain, (1776), trad. François Guizot (1812), Paris, Laffont Bouquins, 1983 tome I, p.659 et
sq..
Ordres de chevalerie, les Templiers, les Croisés18, les armuriers, les forgerons, les bergers…,
de même qu’il devint le protecteur de nombreuses villes et régions d’Europe : la Catalogne,
l’Angleterre, Gènes…
Voilà les éléments qui fondèrent et assurèrent le développement du culte et de la ferveur
populaires de saint Georges durant tout le Moyen Âge, sous la même forme, jusqu’aux
environs de 1240. Ceci nous conduit à souligner rapidement quelques points. Premièrement,
le fait qu’un récit, un récit mythique, voire un récit mythico-chrétien (c’est-à-dire inscrit dans
une dogmatique), cela évolue, ne naît pas tout fait, complètement construit et achevé une fois
pour toutes. L’histoire et ses représentations évoluent. Durant tout le Moyen Âge, la Vie de
saint Georges est racontée, représentée, perçue, célébrée en tant que Vie d’un martyr et
intercesseur. Deuxièmement, la question qui vient naturellement à l’esprit est de savoir
comment s’effectue le passage, le saut d’un état du récit à un état suivant. En l’occurrence,
comment la représentation de saint Georges comme saint martyr a-t-elle fait place à un saint
sauroctone, tueur de dragon ? Transition qui eut lieu au milieu des années 1200.
Dans les recueils de Vies de saints publiés jusqu’aux environs des années 1240, lorsque saint
Georges est évoqué, il n’est jamais fait mention de sa rencontre avec le dragon. Vingt ans plus
tard on commence à en trouver trace. Et en 1265, puis surtout en 1270, lorsque Jacques de
Voragine publie à Gènes La Légende dorée, ouvrage-clé du christianisme, il réécrit toute la
vie du saint guerrier. Il la remet « sur ses pieds » ; c’est-à-dire qu’à partir du moment où il ne
s’en tient pas au martyre, donc à la mort de Georges, il doit nécessairement positionner celleci à son emplacement logique : à la fin de la Vie. Jacques de Voragine va ainsi pouvoir
réserver une place importante à des évènements survenus durant l’existence terrestre du saint,
en particulier le combat contre le dragon. C’est ce combat qui, en supplantant l’intérêt des
Chrétiens pour le martyre, sera désormais connu par tous.
Ces explications factuelles ne nous disent pas cependant comment l’évolution a pu être
possible. L’historien de l’art, Georges Didi-Huberman a avancé l’interprétation suivante :
l’apparition du dragon serait due à l’emploi de certains mots dans les textes les plus anciens
racontant le martyre. L’empereur sadique qui soumet Georges aux supplices les plus
hallucinants y est en effet désigné à plusieurs reprises de façon imagée par « le dragon », « la
18
Il est évident que le fait d’avoir été le protecteur des Croisés dans leurs longs déplacements aller-retour vers
Jérusalem, renforça la diffusion du culte ; mais cela nous écarterait trop de notre sujet.
bête »…notamment par son épouse19. Nous aurions ainsi affaire à une métamorphose inspirée
par le vocabulaire. Saint Georges n’ayant jamais cédé aux multiples tortures de celui appelé
« dragon », on peut en déduire qu’il en a triomphé. Comme à l’époque la représentation des
vainqueurs, des rois, des chevaliers ayant terrassé leur ennemi était le plus souvent celle d’un
guerrier armé, debout, le pied posé sur un animal monstrueux…l’évolution s’est faite d’ellemême.
Pour ma part je crois que si cela a pu jouer un rôle, c’était nettement insuffisant pour entraîner
une telle adhésion. L’évolution d’un récit peut se faire par le canal d’un mot, mais pas le saut
d’un état accepté par tous à un état nouveau dorénavant le seul à être accepté, répété,
représenté…J’en prends pour preuve le fait que toutes les différences, les divergences, les
contradictions parfois, bref toutes les variations que l’on peut constater entre les différentes
versions d’un même récit ne sont pas adoptés par toute la population de façon unanime mais
aussi très rapide. Il faut qu’un autre facteur soit intervenu. Ce quelque chose d’autre auquel
les récits mythiques ou légendaires sont sensibles, qu’ils incorporent et qu’ils renvoient
ensuite vers la population, ce quelque chose d’autre ce sont les enjeux, les contraintes, les
défis d’une société à une époque donnée. Autrement dit, la pensée fictive exprimée à travers
des récits mythiques, légendes, contes…n’est pas une pensée qui raconte n’importe quoi, qui
raconte des niaiseries ou des folies. C’est une autre façon de prendre en charge la réalité, une
façon autre –probablement plus large-, que la pensée rationnelle. Un récit comme celui du
combat de Georges contre le dragon nous parle aussi de la réalité humaine.
Or si la Vie commence à circuler sous forme de récit et ensuite de culte, vers plus ou moins
300, et ce avec le martyre, c’est parce qu’à ce moment, la martyrologie est une chose
nécessaire à l’Eglise chrétienne naissante pour s’affirmer et s’autonomiser. Il lui faut des
« témoins » (sens premier du mot « martyr ») de ce que la foi est supérieure au respect de la
loi. En même temps cette attitude n’est pas sans susciter des tensions d’ordre politique au sein
de l’Empire romain. Mais quelque mille ans plus tard la question politique majeure et qui peut
se décliner de plusieurs façons, est devenue tout autre : c’est celle de la nature du bon
gouvernement, du bon roi, du bon souverain.
19
La relation entre Georges et cette épouse est très intéressante et peut être lue, c’est du moins ma thèse, comme
un thème fréquemment repris par les conteurs dans le Proche-Orient d’alors.
A ce moment les hommes ressentent le besoin de vivre mieux. Besoin qui n’accepte plus si
passivement d’attendre une vie meilleure après la mort, qui n’accepte plus de souffrir dans
l’attente de l’au-delà. Cela ne signifie pas qu’il ne faille plus croire en Dieu ni ne plus être
chrétien, mais que les deux aspects, c’est-à-dire vivre mieux durant sa vie terrestre et espérer
le salut éternel, ne doivent plus être radicalement incompatibles. Répondre à cette
préoccupation, à cette demande, a été l’objet principal de ce qui est connu sous le nom de
Réforme grégorienne durant les 11ème et 12ème siècles. Avec Jacques de Voragine nous
sommes dans le cadre de cette Réforme.
Ce que les hommes appellent de leurs vœux c’est d’être bien gouvernés, d’avoir un bon
souverain capable de garantir sécurité et prospérité. Ils ne vivent plus comme à l’époque de
saint Augustin et de sa « Cité de Dieu ». Ils vivent dans des cités réelles, des villes naissantes
qui se développent ; au sens figuré comme au sens propre, c’est-à-dire en gagnant de façon
très concrète des terres sur les nombreux marais avoisinants20. A tel point que Pétrarque, le
grand auteur humaniste italien écrira au seigneur de Padoue que pour être un bon souverain il
doit, entre autres obligations, « dessécher les marais »21. Or, chers amis, c’est très exactement
cela que raconte l’histoire de saint Georges et le dragon. Avant de vous remémorer le contenu
de cette histoire, permettez-moi d’ajouter un argument à ma thèse : à savoir que les hommes
participant à cet immense mouvement d’édification des villes européennes et de tout ce que
cela représente, ont le sentiment qu’il est désormais possible de connaître un mieux-vivre sur
terre sans pour autant délaisser la foi en Dieu et en la vie éternelle. Cet argument est le
suivant : jusqu’alors il n’y avait dans le ciel chrétien que deux séjours possibles, le Paradis et
l’Enfer. C’est en 1254 et, de façon plus définitive encore, en 1274 que lors du Concile de
Lyon fut officiellement adoptée l’existence d’un troisième séjour possible, intermédiaire entre
les deux précités, à savoir le Purgatoire. L’idée d’un Purgatoire avait commencé à faire son
chemin dans les esprits entre 1150 et 1250, notamment chez un hennuyer, Simon de Tournai
qui joua un rôle décisif dans la reconnaissance du Purgatoire22. Mais c’est encore une fois à
un Italien de génie, Dante, qu’il reviendra, vers 1310, dans la Divine Comédie, de faire
découvrir de façon sublime le Purgatoire à ses contemporains.
20
Les pluies très abondantes dues à une longue période de climat froid avaient durant le Moyen Âge transformé
une grande partie des terres en marécages, cf. à ce sujet le livre déjà cité de Vito Fumagalli, Paysages de la peur
L’homme et la nature au Moyen Âge.
21
Pétrarque, Epistolae seniles, XIV, 1, lettre à François de Carrare du 28 nov. 1373 ; citée in Jakob Burckhardt,
Civilisation de la Renaissance en Italie, tome I, p.10, Paris, Le Livre de poche, 1966.
22
Cf. Jacques le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard Folio, 1981.
Ce troisième séjour signifie qu’il est désormais possible de vaincre le mal. L’être humain ne
naît pas prédestiné, il y a en lui une part de libre choix. Il est confronté au mal et à la tentation
mais il peut y résister et vaincre. La preuve en est que si le combat ne fut pas une entière
victoire, bref si l’on a un tant soit peu cédé à la tentation, il existe désormais le Purgatoire
pour que soient rachetés ceux qui ont bien combattu. On ne peut donc pas négliger cette
concordance des temps : c’est exactement à la même époque que l’évêque dominicain de
Gênes, Jacques de Voragine réécrit et amplifie la vie de saint Georges d’un combat contre
l’incarnation du mal et que le dogme chrétien se voit enrichi du Purgatoire, lieu d’accueil pour
les mortels qui ont au moins tenté de s’opposer au mal.
Voici l’extrait de La Légende Dorée de Jacques de Voragine : « Georges était un tribun
originaire de Cappadoce ; il arriva un jour dans la cité qu’on appelle Silène. Près de cette
cité se trouvait un marais aussi vaste qu’une mer, où se cachait un dragon pestifère qui, plus
d’une fois, avait contraint à la fuite le peuple armé contre lui ; et, parvenu aux murs de la
cité, il répandait partout son souffle mortel. Les habitants furent donc forcés de lui donner
chaque jour deux brebis afin d’apaiser sa fureur ; sans ce tribut, le dragon attaquait les murs
de la ville et, en infectant l’air, provoquait de nombreuses morts.
Mais comme il ne leur restait presque plus de brebis et qu’ils ne pouvaient s’en procurer en
nombre suffisant, ils décidèrent, après en avoir délibéré, de livrer en tribut une seule brebis et
d’y adjoindre un être humain. Et donc, les fils et filles de toute la cité subissaient le tirage au
sort sans que le hasard épargne quiconque et, alors qu’on avait déjà donné en pâture presque
tous les fils et filles du peuple, il arriva un jour que la fille unique du roi fut désignée et
destinée au dragon (…) Quand son père, en sanglots, l’eut bénie, elle s’avança vers le lac.
Saint Georges passait par là et quand il la vit en larmes, il lui demanda ce qu’elle avait. Elle
répondit : « Bon jeune homme, hâte-toi de monter sur ton cheval et de fuir, de peur de périr
avec moi ». Alors Georges répliqua : « N’aie pas peur ma fille et dis-moi : qu’attends-tu ici
sous le regard de ce peuple assemblé ?– Je le vois, bon jeune homme, tu as un grand cœur,
mais pourquoi désires-tu mourir avec moi ? Hâte-toi de fuit !–Je ne partirai pas d’ici, dit
Georges, tant que tu ne m’auras pas confié ton tourment ». Et quand elle eut tout exposé,
Georges dit : « Ma fille, n’aie pas peur (…) Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, voici
que le dragon arrive et sort la tête du lac. Alors la jeune fille dit en tremblant : « Fuis, mon
bon seigneur, hâte-toi de fuir ». Georges monte alors sur son cheval, se protège par le signe
de croix et attaque avec audace le dragon qui se dirige vers lui. Il brandit avec vigueur sa
lance et, en se recommandant à Dieu, blesse gravement le dragon et le fait choir à terre ; il
dit à la jeune fille : « Lance ta ceinture autour de l’encolure du dragon sans hésiter, ma
fille ! ». Quand elle l’eut fait, le dragon se mit à la suivre, comme le plus doux des chiens. »23.
Il est clair que si on lit ce récit, selon le point de vue politique que je viens d’évoquer, saint
Georges vient en appui à une cité mal gérée par un roi incapable de mobiliser les habitants de
la ville, ses sujets, pour organiser la lutte contre le monstre. Un roi qui, par lâcheté, a préféré
mettre en péril les troupeaux, ensuite les familles, et finalement sa propre descendance à
travers sa fille unique, en adoptant de mauvaises lois. Un roi enfin qui se révèle incapable de
gagner des terres sur les marais, et donc incapable d’assurer la culture des terres et la
prospérité de la ville. Saint Georges vient en quelque sorte montrer la bonne façon d’agir
politiquement en affrontant le danger, en assurant la sécurité et donc en permettant de cultiver
et de travailler. Pour rappel le prénom « Georges », comme commence par le rappeler
Voragine, signifie « celui qui cultive la terre ». Toutefois, il ne faut pas oublier qu’à cette
première facette consistant à définir ce que doit être le bon souverain pour qu’un mieux-vivre
soit possible, s’ajoute l’autre condition sine qua non : ne pas perdre la foi. Les deux sont non
seulement compatibles mais obligatoires. C’est ce nous dit la suite du récit, lorsque Georges
et la princesse conduisent le dragon à l’intérieur de la ville : « Et comme ils le conduisaient
ainsi dans la cité, le peuple de la ville, à cette vue, se mit à fuit par les montagnes et les
déserts en criant : « Malheur à nous ! Nous allons tous périr ! » Alors Saint Georges leur fit
signe et leur dit : « N’ayez pas peur, car le Seigneur m’a envoyé à vous précisément pour
vous délivrer des exactions du dragon. Si seulement vous croyez dans le Christ, et si vous
vous faites tous baptiser, eh bien, je tuerai ce dragon ». Alors, le roi, et tout le peuple
reçurent le baptême ; Saint Georges dégaina son épée, tua le dragon et le fit emporter de la
ville. Quatre paires de bœufs le traînèrent à l’extérieur de la cité dans une grande plaine et,
ce jour-là, vingt mille hommes, sans compter les enfants et les femmes, reçurent le
baptême »24.
Richard Miller
23
Jacques de Voragine, La Légende Dorée, écrit vers 1265, traduction publiée sous la direction d’Alain Boureau,
par les éditions Gallimard, La Pléiade, Paris, 2004.
24
Ibidem.