X – Radieux barrissement

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X – Radieux barrissement
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X – Radieux barrissement
Le jardin du Luxembourg. Grand-messe à Saint-Sulpice. Le
marché de la poésie. La villa Boukerma. Le matin mécanicien.
Amour maternel. Babar et les abeilles. Transsubstantiation.
Entrée de Denis Brouillon. Sortie de Babar.
C’est le printemps et il fait beau sur les jardins du
Luxembourg. Le souci de la perspective, chéri depuis
trois siècles par les autorités françaises, y a tracé des
allées rectilignes bordées de hauts arbres en file
indienne, ainsi qu’une vaste esplanade bien dégagée
autour d’un bassin circulaire.
«!Perspective!», un nom trop poli pour ce qui n’est
autre que le simple calque des terrains de manœuvres
militaires, modèle obligé — de Mansart et Le Nôtre,
via Haussmann et Le Corbusier, à Bofill et Roland
Castro — de toute modification du paysage urbain.
Même les plantations florales et arboricoles y ont
l’air de régiments au garde-à-vous. Car nous sommes
dans un jardin, espace de loisirs clos, séparé de la vie
quotidienne. Comme ailleurs — Montsouris, Monceau,
Batignolles… — des tolérances mesurées y ont été
accordées aux paysagistes francs-tireurs (ce qui, en
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urbanisme, ne se produira plus, une fois ClaudeNicolas Ledoux mort et enterré).
Ceux-ci y ont dessiné des passages méandreux
sous couvert et frondaisons, découpé des raccourcis de
pelouse pentue parmi des bosquets en tirailleurs, semé
une fontaine baroque et quelques groupes sculpturaux
néoclassiques.
Si aujourd’hui dimanche, contrairement aux jours
ouvrés de la semaine, aucun étudiant n’y potasse ses
polycopiés entre deux T.D. à la Sorbonne proche, le
restant de la population qui y déambule ou y est assise
sur chaises et bancs demeure identique!: boulistes
rondouillards, satyres en goguette, lardons se bassinant
à voile et à vapeur, nurses adoucies par la musique de
leur walkman, touristes cosmopolites en famille
nikonante, joggers bellâtres trempés d’effort, troisième
âge en plein festival de cannes.
Minoritaires actifs, les gardiens débonnaires à
chemise bleu ciel, les vendeurs agréés de ballons
gonflables et de moulinets métallisés, voire quelques
sénateurs incognito savourant un repos, mais de quel
mérite!?
*
*
*
C’est le printemps et il fait frisquet dans la nef
claire-obscure de l’église dite «!Saint-Sulpice!» où la
grand-messe en est au sermon.
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L’encens recouvre plutôt mal que bien une odeur
mi-champignon mi-renfermé, que l’on ne sait à qui ou
à quoi attribuer.
Humidité des chapelles attenantes!? Nitre des
cryptes et des sacristies!? Micro-organismes sur les
toiles didactiques du Chemin de Croix!? Vernis des
confessionnaux d’ébène ouvragé!? Derniers relents des
cercueils de la semaine!?
Ou est-ce plutôt cet amoncellement recueilli de
mémères décrépites et de nonnes en civil!? Voire de
quelques sénateurs incognito savourant le salut de leur
âme replète.
Bref, ça schlingue en pleine sainteté.
Les couleurs liturgiques, blanc laiteux des aubes et
des nappes d’autel, jaune bilieux des étoles, suint des
cierges, en rajoutent dans la nausée.
On entendrait une mouche voler s’il y en avait —
mais il n’y en a pas, ce qui ne laisse point de nous
surprendre, eu égard aux miasmes susdits.
Résonne la voix de l’officiant qui raisonne.
Il vitupère les villes trop déshumanisées (il prêche
l’âme aux rues). Il en appelle aux beaux parleurs de la
classe politique (il prêche aux harangues). Il invoque
les ossements de Lazare au Mont des Oliviers, puis sa
résurrection et le repas qu’il fit pour fêter cela (il
prêche l’os au Mont, puis Lazare dîne).
Hochements admiratifs des fichus grisâtres et des
rares boutonnières rougies. Priez pour nous, pauvres
pécheurs.
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Mais où est le décorum d’antan!? Qui séduisait le
populo et émerveillait les moutards, polymorphes
pervers s’il en est, pour mieux se les aliéner!? Comme
un Carnaval de Rio au ralenti.
Enfants de chœur en rouge ou mauve avec surplis
de dentelle, premières communiantes phtisiques à
voilette et gros cierge en main, hallebardes suisses des
bedeaux à bicorne, lourdes dorures chatoyantes des
chasubles.
Avec l’écho sourd du plain-chant grégorien en
latin de cuisine, soutenu par les vibrations graves des
grandes orgues — vingt-neuf gros tuyaux et près de six
mille cinq cents petits en tout — dont le buffet
surplombe les portes d’entrée, là-bas au fond. L’évêché
au bout du couloir.
L’immuable cérémonial des génuflexions, des
bénédictions, des formules obligatoires à psalmodier en
yaourt!: et cum spiritu tuo, kyrie eleison, in nomine
patris et autres sibylleries — que les petits sacripants
s’amusaient parfois à détourner malignement!:
Amen, ma culotte est pleine.
Ainsi soit-il, ça dégouline.
Mais attraction centrifuge doublée d’une répulsion
centripète!: Tu vas mourir, tu dois souffrir, c’est ta
faute, ta très-grande faute, enfer et damnation!! Il te
faut choisir entre le vin d’ici et l’au-delà!! (Ça, c’est de
Francis Blanche.)
Dévotion morbide pour cette loque pantelante
clouée au gibet, exhibée en chaque recoin, acrobate
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nase, arrête, c’est ton dieu, ta rédemption est à ce prix.
¡!Viva la muerte!!, demain on rase gratis.
Rien décidément n’était négligé pour infliger aux
humbles, par le rite et le mystère, un frileux respect et
une moutonnerie craintive.
Et puis un jour, les curés modernistes ont épouillé
tout cela, aux orties les fioritures, let the sunshine in,
pour ne garder que la croyance pure.
Alors les charbonniers ont émigré au PMU et les
marchandes de foie au Dow Jones. Les rats n’ont plus
de navire.
Ne restent plus à l’appel que les petites vieilles, les
cornettes en bourgeoise, trois ou quatre sénateurs et,
misère!!, quelques mariages pour complaire aux beauxparents, quelques baptêmes pour faire plaisir à PapiMami, quelques messes d’enterrements parce qu’on ne
sait jamais…
Et l’odeur de renfermé, aussi, malgré l’apostolique
volonté d’ouverture.
Autant dire à un pendu!: «!Repens-toi.!» Il y a
vraiment de quoi devenir fou entre deux messes!!
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C’est le printemps et il fait poussière sur la place
devant l’église. S’y tient l’annuel «!marché de la
Poésie!», sous le patronage de l’éditeur Jean-Michel
Square.
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Comme un vrai marché!: étals de planches, tubes
métalliques emboîtés, dais en bâche folle, pare-vent
d’un beau vert palissade.
Mais rien des coloris et des sentis émanant des
charrettes de quatre saisons, des éventaires garnis de la
crémière, du boucher, du cordonnier, de la mercière, du
marchand de couleurs. Nul camelot populaire, aucun
social traiteur. Pas de ces «!Elle est belle, elle est belle,
elle est belle!!!», ni de ces «!Fraîche la marée,
fraîche!!!» qui racolent activement la rue de Lévis ou la
place d’Aligre.
Ici, les salades sont en tirages numérotés, les
navets sont partout et les cornichons tout autour. Pas de
beurre pour les plaquettes, pas de fromage pour les
vers, rien ne se monnaie par demi-livre. Ici, ni cohue
en cabas, ni éclat de voix. On parle bas — quand on
parle. On feuillette négligemment — quand on
feuillette. On achète parcimonieusement — quand on
achète.
Si, dans l’église en face, d’un charabia l’autre, une
bonne moitié des ouailles émarge à la condition
ecclésiastique, on peut tenir pour acquis que la quasitotalité des chalands de ce «!marché!» a déjà, une fois
au moins, publié son opuscule.
On peut même aller jusqu’à parier que tout
visiteur d’un stand en tient un autre, dans la travée
voisine. Sauf un ou deux sénateurs en promenade
instructive.
Les pohètes parlent aux pohètes, et ça bêle comme
un parapluie baratinant une machine à coudre.
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C’est le printemps, et il fait bleu sur la villa
Boukerma, en haut de la rue Lorrie-Roux à Menton,
Alpes-Maritimes.
Leïla et Sofiane ont été rejointes, ce matin, par
Spider, Baya, Mariama et Isis. Le débarcadère est au
pied de la terrasse.
Balancement de chattes et de rosées, elles n’ont
rien à craindre de l’azur. Toutes farnientent au soleil
pétillant, avec boissons et herbes appropriées pour cette
activité la plus noble qui soit!: rêver.
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Oui, c’est le printemps, mais on s’en fout à Imola,
en plein matin mécanicien, où nervosité, inquiétude et
lente appréhension vont croissant tandis que s’égrènent
les tours de petite aiguille qui précèdent le départ du
Grand Prix, prévu pour quatorze heures locales, onze
heures G.M.T.
On redoute l’attentat, mais le spectacle, je veux
dire le sport, bien sûr, doit se dérouler comme prévu.
Les horaires de télévision n’attendent pas.
Des renforts policiers ont pris position tout autour
de la piste et des enceintes publiques. Il y a déjà eu
quelques vigoureuses échauffourées avec les tifosi
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resquilleurs, venus, comme c’est ici la tradition, par
centaines. C’est la toute première fois, dans toute
l’histoire, centenaire, du sport automobile italien, qu’ils
sont ainsi refoulés et pourchassés!!
Les dessous des tribunes, les replis du paddock,
les organes des motorhomes, les profondeurs intimes
des stands de ravitaillement, ont été palpés, tripotés,
farfouillés. Aucun trou où la main baladeuse des
artificiers n’allât point. Pour des prunes!: pas
d’explosif.
Des hélicoptères survolent le site. L’aviation de
chasse se tient prête à intercepter tout aéronef
approchant le secteur, sait-on jamais.
Le nom de Bombyx, Bombisco, se murmure de
bouche à oreille par tout l’autodrome. Les journaux du
dimanche l’ont mis en cause et en Une pour la mort de
Dorlote Barbie. L’ont impliqué en pages intérieures
pour l’explosion dans le parking de l’autodrome. L’ont
évoqué en brève pour la découverte, hier soir dans un
casier de la consigne en aérogare de Bologne, des têtes
tranchées de deux inspecteurs de police.
«!LE JOUR DU SAIGNEUR!», aurait titré l e
Canard enchaîné s’il eût été italien. Mais comment
traduire cet orthographique calembour dans la langue
du Dante!?
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– Fais attention avec ton biscuit, tu te fiches du
chocolat partout!! Ne jette pas ton papier de chewinggum sur l’herbe!! Laisse les pigeons tranquilles!! Ne
casse pas les branches!! Ne joue pas avec la fontaine!!
Ne ramasse pas ce mégot, c’est caca!! Reste tranquille!!
Mais tu es infernal!! Tu vas faire pleurer le petit Jésus.
Si tu continues, Papa Noël t’apportera un martinet.
Qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour récolter un gamin
pareil!? Tu auras ta fessée, en rentrant, je te le promets.
Touche pas ci!! Fais pas ça!! Marche tout droit!! Rentre
ton ventre!! Tu vas obéir!? Et ne réponds pas!! Tu vas
aller en pension, bandit, voyou, vaurien, chenapan!!
Pauvre de moi, ah ouiche, je suis bien à plaindre,
j’aurai mérité mon paradis…
Tout le monde en effet, comme l’avait remarqué
Jules Renard, n’a pas la chance d’être orphelin.
Tout porte à croire que les inconvénients de la
grossesse et les douleurs de l’accouchement induisent
une implacable vengeance compensatoire, dont des
centaines de millions d’enfants de tous pays et de
toutes couleurs font quotidiennement les frais. Cela
s’appelle l’amour maternel.
Question!: Est-ce l’autorité parentale qui reproduit
l’organisation hiérarchique de la société, ou est-ce le
fonctionnement social qui découle de celui de la
famille!? Nature, culture, friture!?
Quoi qu’il en soit, Gaïa, la Terre, notre mère et
nourrice à tous, s’en bat franchement l’œil. Elle
s’ouvre, là, en pleine pelouse des jardins du
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Luxembourg, au pied d’un groupe sculptural en pierre
représentant un couple assis et suggestivement enlacé.
– Ne regarde pas, c’est pas de ton âge!! Ne marche
pas sur les fleurs, nom d’une pipe!!
Avalanche paresseuse de touffes de ray-grass et de
mottes de terreau rapporté, tel un sol gélif à la fonte des
neiges, le long du crâne chauve de l’éléphant qui sort
de terre en s’ébrouant, bien benoîtement, rien ne
presse, ‘y a pas le feu à la savane.
Pendant les alertes de l’Occupation, ici se terrait
un abri antiaérien, mais qui s’en souvient de nos jours!?
Et qui se souviendrait, sauf érudition pédante, que cet
abri n’était qu’une minuscule partie des deux mille
trois cent soixante-douze mètres de galeries d’une
carrière de calcaire datant du château de Vauvert,
célèbre pour ses diables!? Plus tard aménagées en
caves du couvent des Chartreux, qui y brassaient la
bière et y distillaient la liqueur.
– Ne mets pas tes doigts dans ton nez!! Petit
dégoûtant!! Regarde comment il va devenir, ton pif, si
tu continues!! dit encore la matouze, montrant du doigt
la trompe au fruit de ses entrailles.
Alors, seulement, insupportablement, elle prend
conscience de l’événement. C’est impossible. Non,
non, ça n’existe pas.
Long hurlement de folie, les yeux s’injectent de
sang, la bouche peinte se crispe atrocement, les doigts
aux ongles vernis se tétanisent sur sa poitrine. On dirait
la sorcière de Blanche-Neige quand elle a bu sa potion.
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Le gamin rigole. Il fait deux pas, main tendue, en
direction de Babar, à présent émergé en totalité. La
trompe se soulève, interrogative, entre les défenses.
Elle a d’ailleurs le tracé d’un point d’interrogation.
Mais le gamin n’en sait rien. Il ne sait pas lire, il ne va
pas encore à l’école, il est trop jeune pour y lustrer déjà
le fond de ses culottes. Il rigole toujours.
Paire de taloches. Main du môme agrippée, que la
marâtre en furie entraîne dans une fuite éperdue vers
n’importe où mais vite.
Comme tout le monde alentour, jusques aux
gardiens débonnaires et sénateurs incognito mélangés.
Babar remonte la pelouse au pas. Il est de la race
du Sahel, à taille relativement modérée, deux mètres
quarante. Signes distinctifs de son origine, le front est
large et fuyant, les oreilles arrondies sur le pourtour,
avec cependant un lobe plus pointu que chez les
cyclotis typiques.
L’environnement ne lui cause aucun trouble,
aucune surprise. Tout cela, verdure et humains, lui
remémore analogiquement le parc de Glauzy, où il a
trimballé son spleen une bonne décennie durant.
Il marque une pause entre deux marronniers, dont
l’écorce est le fidèle reflet — couleur, aspect, rugosité
— de son épiderme. Soupçon. La trompe hume de
gauche et de droite. Cet effluve!? Ça vient de par là…
Il reprend son chemin en ligne droite, avec un rien
de célérité ajoutée, trouant les haies vives, rouleaucompressant le sol battu des allées, bousculant bancs et
branchages. Il n’a aucun motif pour prêter attention
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aux éléments décoratifs du terrain!: sa mère n’est pas
là, derrière son dos, à le surveiller.
Aussi est-ce en toute candide inadvertance qu’il
renverse, des pattes avant et du poitrail, quelques
caisses de bois dont le tort était de se trouver sur sa
trajectoire.
C’est le rucher-école du Luxembourg, fondé en
1856, rétabli en 1872, reconstruit en 1991.
Ainsi sauvagement jetées bas, des dizaines de
milliers d’abeilles sont sur l’instant mises en émoi. Il
en sort par toutes les ruines démantibulées, cadres et
rayons disloqués, de leurs ruches dorées.
Le miel goutte au sol et en poisse la terre comme
le sang d’un guerrier. Les fourmis qui tout à l’heure y
viendront puiser préfèrent nettement le miel. Elles ont
bien raison.
En attendant, les abeilles ont formé un formidable
nuage grouillant et bourdonnant autour de Babar.
Elles crient à la riposte, elles rameutent au combat,
elles hurlent à l’ordalie.
Réprobation unanime de cette féroce agression
étrangère qui vient, jusque dans nos élytres, égorger
nos reines et nos couvains.
Contre-offensive immédiate, branle-bas, sus à
l’ennemi, hardi!! hardi!! Trois ou quatre essaims se
ruent, dard au canon, sur le colosse destructeur.
Les oreilles, la lèvre inférieure, l’extrémité de la
trompe morflent. Les yeux même sont dangereusement
menacés.
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Barrissement de panique, il se secoue comme il
peut, il se cabre, il détale, les pattes à son garrot, droit
devant lui, avec la horde hyménoptère à ses trousses
harcelées. Toute la cruauté de la traîne d’une comète
animale.
L’une et l’autre espèces atteignent les quarante
kilomètres à l’heure.
Et malheur à qui, humain ou végétal, aurait
l’outrecuidance suicidaire de se mettre en travers.
*
*
*
Entre deux candélabres dorés, le curé faisait face à
son troupeau de grenouilles.
Il en était à leur exhiber à bout de bras une sorte
de rondelle plate, laiteuse comme de bien entendu.
D’une feinte dévotion, il proclama à la cantonade!:
«!CECI EST MON CORPS.!»
Ébaubie par tant de passe-passe sentencieux, la
gent batracienne avait incliné la tête et le regard avec
déférence, la moue au bout des mains jointes. Toujours
pas de mouche volant.
Le corbeau mâchouilla son hostie, sans les dents.
Qui penserait que tout cela ne mange pas de pain se
fourrerait la poutre de ses doigts dans la paille de son
œil.
Ayant dégluti et expédié un tiers de Trinité dans la
direction de ses sucs digestifs, il s’empara d’une paire
de burettes cristallinement consacrées.
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Une bonne lampée de jaja bien rouge dans le
calice qu’il brandit alors à hauteur des sourcils.
Comme d’autres chantent au frontibus, au nasibus, au
mentibus.
Tête basse et regard modeste de l’assemblée, le
nez dans le missel et dans l’archange.
Le vicaire ferma puissamment les paupières pour
achever son second numéro de transsubstantiation.
Bientôt, il mimerait et glou et glou et glou. Mais
auparavant, sur ses lèvres déjà se dessinait «!CECI EST
MON SANG.!»
Il ne croyait pas si bien dire.
*
*
*
Denis Brouillon, envoyé spécial de l’Équipe sur
les Grands Prix, alla déballer ses petites affaires dans la
salle de presse. Canette de Kronenbourg moyennement
fraîche, powerbook Macintosh, calepin Rhodia, stylo à
bille Bic et un autre de rechange.
Les hôtesses venaient de distribuer le bilan officiel
des essais de la veille. Il posa son séant aux côtés de
ses pairs et étudia distraitement la hiérarchie des pilotes
les plus et les moins rapides. Bof, toujours les mêmes.
Le faux pas germanique de vendredi est bien oublié.
À dire vrai, il rédigeait déjà mentalement le papier
qu’il pondra tout à l’heure et qui traitera de ces
rumeurs d’attentat. De son style habituel, voulu
primesautier et rendu débraillé, il narrera l’explosion
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qui hier a privé Fulvio Catanese de ses gardes du corps
ainsi que d’une groupie, sosie parfait de Dorlote
Barbie.
Il dira deux mots sévères sur la morbide parade de
celle-là à l’heure où le cadavre de celle-ci venait d’être
retrouvé. Très «!Canellon!», la pub, n’est-ce pas!?
Il pourfendra l’absence lourdinguement tenace de
communiqué de la FIA, alors qu’un petit message
rassurant de sa part aurait été le bienvenu.
Il évoquera aussi les tracasseries plus que
minutieuses de la police italienne à l’aéroport.
Il s’interrogera enfin sur la présence à Imola de
l’ex-capitaine Barricq, qu’il a vu, il n’y a pas un quart
d’heure, rejoindre discrètement le motorhome de ladite
FIA où l’attendaient Miserey et Ecclebridge.
Ce qui semblerait confirmer l’hypothèse
Bombyx… Que se trame-t-il, au juste!? De quelle
teneur sera le compte-rendu de la course!? Quelle
menace plane donc sur ce Grand Prix!?
– Je vais casser une graine et je reviens, dit
Brouillon à son voisin. Tu jettes un œil à mes affaires!?
Il prit quand même la précaution d’embarquer son
Mac portatif avec lui. Ce n’est pas superflu!: un
confrère reste avant tout un concurrent, n’est-ce pas!?
*
*
*
Babar, à fond la caisse, frôle le pavillon Davioud,
verre et céramique, terrasse bordée d’arabesques.
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Il longe la rue Guynemer, à l’intérieur de
l’enceinte du jardin. Les abeilles ne le lâchent pas
d’une semelle. Comme un bolide emmenant le peloton
de chasse.
Il renverse une fontaine de fonte, s’endolorissant
légèrement la patte antérieure gauche. Barrissement.
Jaillissement sauvage de l’eau municipale par les
canalisations arrachées, irrigation barbare des pistes de
pétanque adjacentes. Leur sol sablonneux est jonché de
boules d’acier abandonnées au petit bonheur la
chance!: les joueurs ont fait basket aussi sec, ce qui est
bien paradoxal. Mais on les comprend!: mieux vaut des
boules rouillées que celles d’une dérouillée.
Bacchus, ivre-mort sur son âne et hilare en sa cour
de faunes et de greluches, en reste de marbre puisqu’il
est fait de bronze, aussi verdâtre qu’une absinthe à la
Coupole. Babar ne ralentit pas pour autant..
Mais qui s’est permis d’ouvrir en grand la grille,
tout au bout!?
Ordinairement mi-close!: le second battant étant
maintenu par un triangle vertical du même métal, deux
mètres de hauteur, et empêché de coulisser sur des
charnières axiales par un cadenas réglementaire.
Car voici que ce cadenas gît pauvrement à terre,
comme banni de sa patrie de barreaux épointés!!
Car voici que les deux battants béent largement
sur le carrefour de la rue de Vaugirard!!
Car voici que la voie publique s’offre sans frein
aux piétons jardiniers!!
Alors, qui s’est permis!?
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Serait-ce cette sorte de martien, tapi à croupetons
sur une haute branche de marronnier, enveloppé d’une
combinaison spationaute et masquant plutôt mal sa
barbe fournie et son front fuyant derrière un masque
d’escrimeur, et en qui nous croyons avoir reconnu CroMagnon!?
Il partira par la fontaine à midi six. Mi-homme mibête, il sera loin à midi vingt. Mais quelle est cette
espèce de commande digitale qu’il tient en main, alors
que nul récepteur de télévision ne stationne alentour!?
C’est ainsi qu’il n’y eut point de remake du pont
de l’Alma au Luxembourg.
Babar, aiguillonné sans repos par une meute
d’insectes sociaux tels des paparazzi aux basques
d’une Mercedes-Benz princière, put négocier sans dam
un virage sur les chapeaux de pattes, cabosser une
colonne Morris et quêter le sauve-qui-peut dans le tissu
urbain.
En deux enjambées, il franchit sportivement la rue
de Vaugirard, il s’engouffre dans la rue Bonaparte.
Épouvante et désolation allaient encore être le lot
de la bonne ville de Paris.