UN MODELE INDIEN DU DEVELOPPEMENT DES TIC ? A

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UN MODELE INDIEN DU DEVELOPPEMENT DES TIC ? A
Networks and Communication Studies,
NETCOM, vol. 23 (2009), n° 3-4
pp. 181-200
UN MODELE INDIEN DU DEVELOPPEMENT DES TIC ?
A SPECIFIC MODEL FOR THE DEVELOPMENT OF ITC
IN INDIA?
CLARISSE DIDELON1, BLANDINE RIPERT2,
Résumé : Ces dernières années l’image de l’Inde dans les médias du monde occidental s’est
nettement améliorée avec, en premier plan, la figure des informaticiens indiens très largement insérés
dans la société de l’information. Pour autant, la diffusion des technologies d’information et de
communication en Inde, ne semble pas suivre un modèle spécifique qui mettrait ces technologies à la
portée du plus grand nombre et notamment des segments les plus fragiles de la population, mais un
modèle tout à fait conforme à ce que l’on observe ailleurs, aussi bien dans les pays développés que dans
les pays en voie de développement. Cela semble d’autant plus vrai que les projets mis en place,
notamment dans les campagnes, rencontrent de nombreux obstacles dans leur mise en œuvre.
Mots-clefs : Inde, Technologies d’information et de communication, modèle de
développement.
Abstract: During the last years, the image of India in the western media is becoming
better with a focus on the Indian informatics engineers very well connected in the information society.
However, the diffusion of information and communication technologies in India does not follow a
specific model that would allow to the larger part of the population and more especially the poorest ones
to access to it. The diffusion model is very similar to what is observed elsewhere both in developed or
developing countries. More, the projects set up, mainly located in the countryside, meet numerous
obstacles.
Keywords: India, Information and communication technologies, development model.
INTRODUCTION
Pendant de longues décennies l’Inde était peu présente dans les médias du
monde occidental. Elle y occupe, depuis quelques années, une meilleure place,
notamment dans le domaine des TIC qui contraste avec l’image d’un pays « sous1 Maître de conférences en géographie, Université du Havre, UMR IDEES – CIRTAI, 25 rue
Philippe Lebon, 76600 Le Havre, [email protected]
2 Chargée de recherche, CNRS-CEIAS (Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud),
EHESS, 54 Bd Raspail 75006 Paris, [email protected]
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développé » qui lui est souvent associée. De fait, à partir des années 1990 et de
l’ouverture de son économie, l’Inde a su transformer un réseau de télécommunications
obsolète, défaillant et limité. Elle l’a modernisé et l’a rendu accessible à une part
toujours plus grande de la population. L’émergence d’opérateurs privés dans le secteur
de la téléphonie mobile et d’Internet a largement contribué à cette évolution. La
densification du réseau dans les villes et sa diffusion dans les campagnes ont participé
à la diversification des pratiques de télécommunication. Le secteur du logiciel
contribue plus largement à dynamiser l’économie indienne et un grand nombre
d’informaticiens anglophones sont formés chaque année dans les instituts indiens. Ces
succès ont été bien relayés par la presse nationale et internationale, en exagérant
parfois leur portée et en ne retenant que les projets les plus spectaculaires, sans
toujours attendre de pouvoir en évaluer les impacts. Cet engouement dans les médias
est certes révélateur d’un contexte mondial d’euphorie autour de la bulle Internet, mais
il a perduré en Inde au-delà de son éclatement.
Les recherches sur le monde indien n’ont pris que tardivement de l’ampleur
sur la question des TIC. Cela s’explique essentiellement par les retards de l’Inde en
matière de diffusion des TIC. Avant la fin des années 1990, les travaux des chercheurs
ont surtout porté sur le rôle de la télévision et de la radio dans l’éducation de la
population et sur le rôle que ces outils jouaient dans la diffusion des objectifs de la
planification (voir par exemple Chatterji sur la radio, 1991 ; Cadène sur la télévision,
1997). A la fin des années 1990 et au début des années 2000, alors que les TIC se
diffusaient plus largement en Inde tout en se diversifiant, des chercheurs s’y sont
intéressés de plus près, que se soit sous l’angle politique et social (Singhal & Roger,
Franda 2002), sous celui de la diffusion et des logiques spatiales (Didelon, Morel,
Ripert, 2003 ; Cadène, Morel 2003 ; Kennedy, 2006), ou en se focalisant sur le cas
particulier de Bangalore (Saxenian, 2000, Parthasarathy, 2004). Parallèlement à la
publication de ces articles, souvent exploratoires, ont débuté, en France, des
recherches doctorales et post doctorales s’interrogeant sur l’impact des TIC en Inde3.
Enfin ces dernières années, les chercheurs, pour la plupart américains et indiens,
abordent plutôt la question sous l’angle de l’impact organisationnel des TIC en traitant
notamment du e-commerce (Jensen, 2007 ; Rangaswamy, 2007 ; Parthasarathy &
Lage, 2010). D’autres travaux continuent d’analyser l’impact de la télévision, sous son
aspect social et culturel, aujourd’hui replacé dans un contexte de mondialisation
(Johnson, 2000 ; Gokulsing et Dissanayake, 2009).
En France, comme le montrent les contributions réunies dans ce volume, la
question des TIC en Inde reste d’actualité mais elle est finalement encore assez peu
3 Cf. par exemple les thèses de Didelon soutenue en 2004, Une nouvelle route de la soie ? utilisation des moyens
de communication dans les entreprises de la filière de la soie en Inde, Université Paris 7-Denis Diderot ; Morel, en
cours ; Varrel en 2008, Back to Bangalore. Étude géographique de la migration de retour des Indiens très qualifiés à
Bangalore (Inde), Université de Poitiers ; Grondeau en 2007, Contribution à une géographie critique des territoires
de haute technologie, Université de Nanterre) ; Leducq, en cours, Proximité organisée et territoires économiques dédiés
aux activités informatiques. L’étude des cas urbains de Pune et de Trivandrum(Inde), Université de Lille 1; Ripert,
Diffusion et usages des TIC dans les campagnes du Tamil Nadu, Post-doctorat à l’Institut Français de Pondichéry,
2001.
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explorée. Nombre des questions soulevées par le développement des TIC en Inde
sont laissées sans réponse. On sait encore peu de choses des rythmes et des formes
spatiales de la diffusion des différents réseaux techniques, des recompositions spatiales
que l’on peut imputer au développement de ces réseaux, et encore moins sur
l’appropriation de ces technologies et sur les conséquences des nouveaux usages. De
même, il y a peu d’études portant sur le degré de l’engagement de l’État fédéral, des
États fédérés et des différents niveaux administratifs indiens dans la régulation du
marché et dans la diffusion des infrastructures techniques. S’il est souvent question
des cohortes d’informaticiens indiens ayant migré dans les pays riches, on possède
encore peu de travaux sur les conséquences sociales, économiques, spatiales de ces
migrations. Il reste ainsi à prendre la réelle mesure de la diffusion sociale et spatiale
des TIC en Inde, de ses conséquences sur la société et son espace, mais également à
s’interroger sur une éventuelle spécificité indienne de son développement, suggérée
par les médias depuis une décennie, mais pour laquelle on dispose finalement de peu
d’éléments pour l’affirmer ou l’infirmer.
Les contributions rassemblées dans ce numéro tentent d’apporter des
éléments de réponses à quelques unes de ces questions, sans pour autant couvrir
l’ensemble de celles soulevées par les transformations en cours. Nous aimerions dans
cette introduction, à la fois replacer ces contributions dans le contexte indien, tout en
nous interrogeant sur l’existence de ce modèle de développement du secteur des TIC,
en apparence fulgurant et qui serait spécifiquement indien, notamment par rapport
aux autres pays émergents.
Nous montrerons en quoi, « la voie indienne de développement » a pu, dans
un premier temps, à la fois engendrer d’importants retards dans le développement des
télécommunications et influencer fortement l’aménagement du territoire. Après les
réformes de libéralisation des années 1990, qui ont beaucoup joué dans la
transformation du secteur des TIC, l’Etat a continué à jouer un rôle important par ses
politiques publiques, mais au niveau des Etats, et dans certains seulement, notamment
dans le sud, comme l’Andra Pradesh, le Karnataka, le Maharashtra et le Tamil Nadu.
Nous tenterons de dresser un tableau de la diffusion des TIC en Inde, en la mettant en
perspective avec d’autres pays économiquement comparables, dans l’objectif
d’identifier une éventuelle spécificité indienne. Enfin, nous évoquerons quelques
projets de développement de l’accès à Internet auprès de populations ciblées,
particulièrement médiatisés, afin de confronter les discours aux pratiques.
1. UNE POLITIQUE SPECIFIQUE EN MATIERE DE TIC ?
L'histoire du développement des télécommunications en Inde, fondé sur un
monopole d'Etat peu compétitif, explique en partie les difficultés de diffusion des
réseaux. Après l’Indépendance en 1947, le gouvernement met en place une économie
mixte et une planification démocratique selon de grands principes de justice sociale
élaborés dès les années 1930. C’est dans le cadre de cette voie socialiste de
développement, qualifiée de « voie indienne », qu’il mène une politique de substitution
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des importations et contrôle strictement les investissements étrangers 4. En matière de
télécommunications, l’État indien place les réseaux de télégraphe et de téléphone sous
un monopole strict qui s’étend, dans les années 1960, au secteur informatique
(Didelon, Morel, Ripert, 2003 ; Cadène et Morel, 2003). Ce monopole, qui vise à
protéger l’industrie locale de la compétition étrangère, est doublé d’un appareil
protectionniste sévère. Ces mesures auraient affecté les progrès techniques, tant dans
le secteur informatique que dans celui des télécommunications, comme dans
l’ensemble de l’industrie indienne. Par ailleurs, le gouvernement n’est pas favorable au
téléphone qu’il considère comme un objet de luxe, négligeant le rôle qu’il peut jouer
dans l’économie. Il n’accorde donc aucune priorité à son développement, mais
concentre ses efforts sur l’amélioration de la transmission de télégrammes et de télex
tandis que le reste du monde se lance dans la téléphonie digitale et le fax (Mody,
1997).
L'importance des décisions de l'Etat indien sur des choix de l'industrie en
général et le secteur des télécommunications en particulier est mise en lumière, dans ce
numéro, par l'analyse que Dilip Subramanian mène sur l’histoire des choix
technologiques et des choix de localisation réalisés par l'Etat, dans les années 1980,
pour la grande entreprise publique de fabrication de matériel en particulier de
commutateurs, I.T.I (Indian Telephone Industries). Il montre comment les unités de
production ont été dispersées sur le territoire indien pour servir de base de
développement économique mais selon des logiques de localisation dépendant
davantage d’enjeux électoraux à court et moyen termes que de logiques économiques à
long terme. Ainsi, l'isolement et la dispersion des unités de production a fini par nuire
à l'entreprise en augmentant ses coûts et en réduisant drastiquement son efficacité.
En conséquence, dans les années 1980, la couverture téléphonique indienne
est l’une des plus déficientes au monde : on compte environ un téléphone pour
200 habitants et seulement 3 % des villages indiens sont connectés au réseau
téléphonique alors que les premières lignes avaient été construites, à Calcutta en 1881,
peu de temps après son invention. Ce n'est qu'à la fin des années 1970, sous la
pression du milieu des affaires et de l’industrie, que le gouvernement indien prend
conscience de l’enjeu que représentent les télécommunications pour le commerce et le
développement économique. La révolution dans ce secteur commence donc
tardivement sous le gouvernement de Rajiv Gandhi (1981-1989).
Cette prise de conscience coïncide avec le début des pressions internationales
et nationales pour la libéralisation de l’économie indienne qui poussent le ministre des
Finances Manmohan Singh à recourir à des prêts du FMI et à adopter un programme
d’ajustement structurel (New Economic Policy). Ce contexte constitue un élément
De manière générale sur l’Inde et plus particulièrement sur les travaux de géographie, on peut
consulter l’ouvrage dirigé par Jaffrelot, 2006, le numéro de la Géographie Universelle consacré à
l’Inde (Durand-Dastès, 1995), l’ouvrage de Landy, 2002, et l’ouvrage collectif dirigé par Saglio,
2002.
4
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essentiel de la modernisation du secteur des télécommunications : l’une des
« conditions implicites pour obtenir un prêt du FMI était de renforcer les
infrastructures de télécommunication » (Franda, 2002). Dans le même temps, le
développement des technologies microélectroniques prend de plus en plus d’ampleur
et les besoins de financements sont considérables.
La National Telecom Policy de 1999 marque une bifurcation importante. Elle
permet d’accroître le niveau de compétition dans la téléphonie filaire mais aussi sans
fil, et ouvre le marché de la téléphonie longue distance c'est-à-dire les communications
nationales. Lorsque la téléphonie mobile fait son apparition en Inde, le réseau filaire
est encore obsolète et le nombre de lignes installées chaque année est très inférieur à la
demande, ce qui occasionne de longues listes d'attente qui ne sont, à l’heure actuelle,
toujours pas résorbées. Cette situation explique, en partie, le succès de la téléphonie
mobile, qui détient le record mondial de taux de croissance malgré des débuts rendus
difficiles par une réglementation restrictive. L'Agence de Régulation des
Télécommunications en Inde (TRAI) comptabilise, en avril 2009, 403 millions
d'abonnés à la téléphonie cellulaire, contre 38 millions de téléphones fixes. Il reste que
sa diffusion est très majoritairement urbaine, voire métropolitaine : la télédensité
cellulaire dépasse désormais les 100% à Bombay, Delhi, Calcutta et Madras, contre
moins de 50% dans les Etats indiens et moins de 12% lorsque l’on considère les
espaces ruraux (voir carte ci-dessous : équipement en lignes de téléphonie fixe, 2008).
Une nouvelle étape est franchie en 2002 avec l’abandon du monopole de la
compagnie publique Videsh Sanchar Nigam Limited (VSNL) pour la téléphonie
internationale, provoquant une baisse des tarifs de près de 56 %. Par ailleurs,
l’autorisation du transport de voix par Internet, attendue depuis longtemps par les
consommateurs mais sans cesse repoussée par l’Etat, a conduit à une baisse
considérable des coûts même si, en 2006, le prix d’une minute de communication par
Skype était encore 7 fois plus cher en Inde (0,155 US$ /min) qu’aux USA (Proenza,
2006).
Internet se développe en Inde à partir de 1995, à peu près au même moment
où cette technologie est rendue accessible au grand public d'Europe occidentale. Les
premiers développements ont lieu dans le cadre du réseau « éducatif » ERNET, en
1995, d’abord soutenu par un programme de l’ONU, puis devenu autonome en 1998.
Les objectifs de performance et de rentabilité lui sont donc relativement épargnés au
départ. Cette technologie est alors le monopole de la compagnie publique VSNL qui la
développe à partir de son médiocre réseau téléphonique. En 1999, le secteur est
ouvert aux entrepreneurs privés qui diversifient les services, à des coûts moindres et
sur un territoire plus étendu, ce qui a pour effet de multiplier le nombre de
connexions (16,5 millions d'utilisateurs en 2002, 42 millions en 2007). Aujourd'hui, on
compte environ 180 opérateurs Internet dans le pays, dont une quarantaine couvre
l'ensemble des Etats.
Les TIC sont désormais un secteur prioritaire pour le gouvernement indien.
Le Rapport annuel du DoT (Department of Telecommunications, qui dépend du Ministère
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des TIC) les proclame infrastructure de base pour la croissance de l’économie
nationale et les considère sans ambiguïté comme un moyen d’accélérer la croissance
économique dans toutes les régions, surtout en ce qui concerne les espaces les moins
accessibles et les moins développés du pays. Le secteur des TIC est ainsi au cœur de
nombreux espoirs pour le développement.
Les réformes des années 1990 ont également modifié le fonctionnement du
fédéralisme indien avec la mise en place d’une politique de décentralisation politique et
administrative. Les Etats jouissent désormais d’une plus grande marge de manœuvre
pour définir leurs politiques économiques, notamment concernant leurs systèmes
d’incitations (réductions d’impôts, mise en place d’infrastructures spécifiques etc.),
mais aussi pour interpréter les lois nationales comme celle régulant le travail. Selon les
termes de la Constitution, nombre de secteurs économiques relèvent désormais
spécifiquement des Etats, ce qui leur donne une marge d’initiative importante, dont ils
décident d’user ou non. Certains, comme l’Andhra Pradesh, le Karnataka ou le
Maharashtra font des choix clairs qui les différencient nettement en privilégiant le
développement des TIC, lorsque d’autres n’accordent pas le même poids aux réformes
ou à ce secteur en particulier. À l’échelle du pays, les conséquences d’un point de vue
spatial sont notoires. Ces dynamiques différenciées accentuent les déséquilibres
régionaux entre une Inde du nord et de l’est restant à la traîne dans tous les domaines,
tandis que le sud et l’ouest sont de plus en plus dynamiques et renforcent leur capital
économique et social en même temps qu’ils améliorent leurs infrastructures.
Toutefois, cette observation ne doit pas masquer les importantes disparités dans ces
régions.
Diviya Leducq présente, dans ce numéro, la manière dont se mettent en
place au Maharashtra des mesures incitatives – notamment fiscales - en faveur des
entreprises du secteur des TIC et comment cet Etat réalise de grands travaux
d’infrastructures, dans le cadre d’un modèle spatial de développement – les clusters -,
pour favoriser la construction de parcs technologiques. Mais elle va plus loin dans son
analyse, à partir de l’exemple de la ville de Pune et du développement d’un secteur fort
des TIC, en montrant comment de nouvelles formes de gouvernance urbaine naissent
de la décentralisation des pouvoirs politiques, notamment le partenariat privé-public
dans le domaine des TIC. Cela se traduirait par une place croissante du secteur privé
dans la gouvernance urbaine, liée aux investissements sectoriels. Elle met aussi en
lumière quelles peuvent en être les conséquences spatiales, qui à Pune s’expriment par
une fragmentation urbaine due aux disparités sociales croissantes entre les quartiers.
Alexandre Grondeau part, quant à lui, de l’exemple de la ville de Bangalore
au Karnataka, présentée comme une déclinaison indienne de la Silicon Valley, pour
montrer quelles peuvent être les conséquences sociales et spatiales de ce qu’il présente
comme la réussite du cluster TIC et dont il analyse les conditions de développement.
Pune et Bangalore ne sont pas des villes isolées et l’on pourrait tout autant prendre les
exemples d’Hyderabad ou de Chennai pour illustrer les impacts possibles mais non
uniformes du développement rapide d’un secteur tel que celui des TIC.
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La politique publique indienne ressemble, en fin de compte, à celle des autres pays
émergents « influencée par la norme internationale » (Eveno, 2008), élaborée dans les
années 1990 sur le modèle du développement des autoroutes de l’information
développé par et pour les Etats-Unis. A cette époque, les pays en voie de
développement espéraient qu’une action ciblée sur les TIC permettrait un rattrapage
économique, voire un « saut technologique ». Par exemple, en Afrique, comme en
Inde, les TIC étaient présentés comme une chance historique de passer directement
d’un développement industriel (non abouti) à un développement de type
postindustriel. En Afrique, du fait de la logique de libéralisation, l’Etat est finalement
peu présent en dehors de la définition des stratégies nationales.
La majorité des pays en voie de développement se distinguent par rapport à la Chine
qui cherche à développer son réseau tout en surveillant l’information qui y circule
(Puel, 2009). Si on retrouve, en Inde comme en Chine, un développement
extrêmement polarisé du secteur des TIC, autour des grands centres urbains et
industriels les plus développés, avec des infrastructures et des capacités (éducatives,
légales, politiques, financières) très différentes d’un territoire à l’autre, l’Inde se
distingue cependant par sa production et l’exportation de services liés aux TIC, en
même temps qu’une modernisation des secteurs primaires et secondaires dans laquelle
les TIC occupent une place centrale. Si ce phénomène est surtout visible dans les
secteurs des TIC, les secteurs bancaires et financiers, et dans une partie des
administrations et des universités, il s’observe également, bien que dans une moindre
mesure et de manière moins sophistiquée, dans des secteurs tels que l’agro-alimentaire,
avec des effets de diffusion qui peuvent traverser des territoires non urbanisés et
s’adresser à une multitude de micro-entreprises (Faverie, 2003). Comme le souligne
une étude menée par H. Tandon, l’Inde se distingue également par le nombre de ses
ingénieurs, la qualité de ses écoles de management et de ses institutions de recherche,
par la priorité donnée par l’Etat au développement des TIC et par une certaine réussite
de sa promotion (Tandon, 2008). Cependant, il souligne également le manque de
données fiables et systématiques qui prennent en compte l’ensemble du secteur en
Inde.
2. UN TYPE DE CROISSANCE ET DE DIFFUSION PROPRE A
L’INDE ?
La diffusion médiatique des projets indiens en relation avec Internet ou les
télécommunications, les succès apparents de ses informaticiens, de ses parcs
technologique et de ses call centers donnent l'image d'un espace où la diffusion des
infrastructures et des usages des TIC est spectaculaire. Cette diffusion médiatique
ressort à la fois d’une propagande nationale, de l’autopromotion des projets et d’une
forme de « scoop journalistique » qui plaît par le contraste qu’elle offre avec l’image
d’une Inde pauvre. Si on s'en réfère aux images fréquemment publiées dans la presse
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nationale ou internationale, les téléphones mobiles seraient, par exemple, même
utilisés par les paysans qui n'ont que le char à bœuf comme moyen de locomotion.
Cela existe en effet mais reste anecdotique. Il est aussi vrai que le nombre d'utilisateurs
d'Internet a été multiplié par 35 entre 1998 et 2008, le nombre d'abonnements de
téléphones portables par 290. Mais, d'une part, la croissance du nombre de lignes de
téléphones fixes reste très faible (elle n'a été multipliée que par 1,76 en dix ans), d'autre
part, si les chiffres absolus sont colossaux, ils cachent un taux d'équipement
relativement faible, même aux dates les plus récentes. En 2008, il y avait seulement
3,5% de lignes fixes pour 100 habitants et 4,4% d'internautes au sein de la population.
Seul le téléphone mobile montre un taux d'équipement plus important avec près de 30
abonnements pour 100 habitants. Mais même ce dernier chiffre est très en deçà de ce
que l’on observe ailleurs dans le monde, par rapport aux pays économiquement
comparables, voire qui présentent des difficultés plus grandes comme le Pakistan (voir
graphiques n°1 à 3). Du point de vue des infrastructures de communications, l’Inde se
trouve, en réalité, au niveau des pays de l’Afrique sub-saharienne.
La téléphonie fixe (abonnés)
35
Part de la population (%)
30
25
20
Brésil
Chine
15
10
Inde
Pakistan
Russie
5
0
93 994 995 996 997 998 999 000 001 002 003 004 005 006 007 008
2
2
2
2
2
2
2
2
2
1
19
1
1
1
1
1
Source : UIT, 2009
189
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La téléphonie mobile (abonnés)
160
Part de la population (%)
140
120
100
Brésil
80
Chine
60
Inde
Pakistan
40
Russie
20
0
93 994 995 996 997 998 999 000 001 002 003 004 005 006 007 008
19
1
1
1
1
1
1
2
2
2
2
2
2
2
2
2
Source : UIT, 2009
Les utilisateurs d'Internet (abonnés) 40
Part de la population (%)
35
30
25
Brésil
20
Chine
15
Inde
Pakistan
10
Russie
5
0
98
19
99
19
00
20
01
20
02
20
03
20
04
20
05
20
06
20
07
20
08
20
Source : UIT, 2009
L’Inde a, en effet, pris beaucoup de retard pendant la dernière décennie. En
1998, la Russie, le Brésil ou la Chine se trouvaient à un rang équivalent de celui de
l’Inde concernant la diffusion d’Internet et du téléphone mobile – mais plus avancés
sur le nombre de lignes téléphoniques par habitant. Dix ans plus tard, l’Inde se trouve
bien en deçà de ces pays, quasiment au même niveau que le Pakistan, qui la devance
même de 20 points pour le taux de téléphones mobiles par habitant. Au delà de ces
comparaisons internationales, l’Inde est surtout très en retard pour satisfaire la
demande nationale.
190
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A l’échelle nationale, les déséquilibres régionaux sont flagrants et ils
s’accentuent même entre 2002 et 2008. Ce sont les régions les plus riches et celles
dont l’indice de développement humain est le plus élevé qui sont les mieux dotées en
infrastructures de télécommunications. Ainsi, outre les métropoles, ce sont les Etats
du Sud et de l’Ouest, en particulier le Karnataka et le Kerala, le Maharashtra et le
Gujerat ainsi que les petits Etats dans l’aire d’influence de Delhi (Haryana, Penjab,
Himachal Pradesh) qui sont les mieux équipés en téléphones fixes et mobiles aux deux
dates. Ces Etats sont également ceux qui perdent le plus de lignes fixes (par habitant)
entre 2002 et 20085, à l’exception du Kerala qui en a gagné. A l’inverse les Etats de
l’Est et de la vallée du Gange, l’Uttar Pradesh, le Bihar, le West Bengale, le Jarkhand
sont les moins bien équipés et ils continuent à gagner quelques milliers de lignes fixes.
Cette structure spatiale se retrouve aussi pour Internet.
La tendance à la diminution du nombre de lignes fixes est observable à l’échelle mondiale et
elle est le résultat de la compétition avec les technologies sans fil qui gagnent du terrain.
5
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191
Si l’on observe la diffusion de l’utilisation des TIC à un niveau plus fin, le
modèle indien n’est pas non plus spécifique (Didelon, 2007). A ses débuts, la diffusion
des TIC suit, classiquement, le niveau de développement et la hiérarchie urbaine que
ce soit pour les particuliers, les entreprises ou les administrations. Les grandes
métropoles, Delhi, Mumbai, Kolkata, Chennai, Bangalore, sont celles qui sont les
mieux connectées et celles où l’usage des TIC est le plus répandu parmi la population.
Bien entendu, comme partout ailleurs dans le monde, l'existence d'un large marché
solvable tient une grande place dans l'explication de ce phénomène. Ce n’est pas
rentable pour un opérateur de télécommunication de déployer un réseau dans une
région dont la densité de peuplement est faible et, où, qui plus est, la population n’a
pas forcément des revenus qui lui permettent « le luxe » de posséder un téléphone
privatif ou une connexion Internet. En effet, dans un pays où plus de 300 millions de
personnes vivent avec moins d'un dollar par jour, le coût d'accès au réseau reste
prohibitif, même s'il ne cesse de baisser. Les comparaisons internationales montrent
d’ailleurs que, l’Inde est un pays où les connexions Internet sont parmi les plus chères,
ramenées au pouvoir d’achat moyen.
Par ailleurs, la diffusion des TIC rencontre des obstacles importants en Inde,
en premier lieu à cause de la lenteur du développement des infrastructures (Didelon,
Morel& Ripert, 2003). Ainsi, encore aujourd’hui 60 % des 600 000 villages n'ont
toujours pas de ligne de téléphone fixe et il est à parier qu’ils ne l’auront jamais
puisque le nombre de ligne de téléphone a beaucoup baissé depuis 2002, jusqu’à -30%
dans certaines régions. Lorsque le réseau existe, la faiblesse de ses capacités ne permet
de se connecter à Internet qu'à très bas débit, excepté dans les grandes villes reliées au
réseau de fibres optiques. Des liaisons sans fil, fonctionnant par ondes radio ou
parfois par liaisons satellites, et s’appuyant sur un réseau d’antennes et de relais
permettent de pallier cette faiblesse du réseau téléphonique fixe, mais la mise en place
de telles solutions reste coûteuse et elle dépend de la volonté des entrepreneurs. En
outre, d'autres infrastructures de base ne sont pas toujours disponibles dans les
villages les plus isolés. Un des défis majeurs consiste en fait à assurer la fourniture de
l'électricité. Ceci constitue une gageure, même dans certains quartiers de villes
millionnaires comme Bangalore qui connaissent de très fréquentes coupures de
courant à cause de la faiblesse de leur réseau électrique (Didelon, 2003).
La diffusion sociale des TIC suit comme ailleurs la hiérarchie sociale
(Haseloff, 2005). C'est principalement une question de revenus à cause du coût élevé
d'accès à Internet et au téléphone mobile, mais aussi un problème de maîtrise de
l'anglais : bien qu’encore rédigés principalement dans cette langue, les contenus sur
Internet se sont largement diversifiés ces dernières années, grâce à l’émergence d’un
grand nombre de sites en langues vernaculaires indiennes. Mais plus généralement,
comme ailleurs et notamment en Afrique, le principal frein à la diffusion reste
l’alphabétisation, bien que, là aussi, la communication orale soit de plus en plus
utilisée.
192
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En réalité, la particularité de l'Inde dans le domaine des TIC réside dans la
masse des informaticiens et leur très haut niveau d'intégration dans les réseaux
mondiaux (Saxenian, 2000). Cette situation est dûe au fait que l’Inde indépendante a
misé sur les formations scientifiques de haut niveau, mettant en place un réseau de
centres de recherche et d’enseignement sur le modèle du très réputé « Indian Institute of
Science » fondé en 1909 à Bangalore. L’Inde forme ainsi plus de 250 000 ingénieurs
anglophones par an, dont un grand nombre dans les domaines de l’électronique et de
l’informatique. Si pendant un temps, le meilleur des débouchés pour ces
informaticiens était la migration vers les pays occidentaux, la situation s’est récemment
modifiée. Pendant quelques décennies, des milliers d’informaticiens indiens sont partis
pour les Etats-Unis et en particulier pour la Silicon valley où ils ont œuvré à la mise en
place de la société de l’information telle que nous la connaissons aujourd’hui. C’est ce
qu’incarnent parfaitement les « indian stars » de ce modèle, comme par exemple
Sabeer Bhatia, originaire de Chandigarh et co-fondateur de Hotmail. Peu à peu les
contacts se sont organisés avec « la mère patrie », soit par des liens de sous-traitance,
soit par les investissements, soit par des retours, tel que celui de Satyen Pitroda invité
par le premier ministre indien Rajiv Ganghi en 1984, à prendre en charge la politique
indienne dans le domaine des télécommunications.
La contribution d’Aurélie Varrel montre comment la mise en circulation
d’une main-d’œuvre qualifiée est au cœur du développement du secteur des TIC en
Inde. C’est dans ce cadre qu’elle analyse la place des migrations de retour, notamment
le retour dans la ville de Bangalore, avec son lot de difficultés de réinstallation et de
réinsertion, rendant parfois ces retours caduques. Ces mobilités circulatoires
renforcent le niveau d’insertion de l’Inde dans les réseaux mondiaux du secteur des
TIC, grâce à ses ingénieurs, et c’est là sans doute une spécificité indienne, pour un
pays émergent qui connaît par ailleurs des difficultés de diffusion des infrastructures et
des pratiques liées au développement des TIC.
3. DES PROJETS
SPECIFIQUES ?
PARTICULIERS
?
DES
PRATIQUES
Peut-être que l'un des aspects particuliers de la diffusion d'Internet en Inde a
reposé sur le fantasme que le développement de ce secteur pourrait à lui seul sortir le
pays, ou au moins une partie de sa population, du sous-développement (Prasad, 2004).
Ainsi, à côté des entrepreneurs qui se sont lancés dans le secteur des TIC en ouvrant
des cybercafés dans les villes, de nombreux projets ont été mis en place à destination
des populations rurales par différents types d’acteurs travaillant parfois de concert :
des ONG indiennes ou étrangères, des chercheurs, des entreprises privées,
notamment celles qui sont en relation avec le monde rural, en amont (vente de
semences, de matériel agricole) ou en aval (achat des productions). Les hypothèses qui
sous-tendent la mise en place de ces projets recouvrent en grande partie les
constatations et les recommandations des rapports publiés par différentes agences de
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l’ONU sur la relation entre les infrastructures et le développement. Ces rapports
développent notamment l’idée que le sous-développement économique et social serait
dû au manque d'accès aux infrastructures, en particulier les infrastructures de
télécommunication permettant l’accès aux informations en situation d’isolement ;
Internet pourrait désenclaver chaque espace en permettant aux populations d’entrer en
contact avec le « marché » (Senthilkumaran, 2003). Dans ces conditions, la « mise à
disposition », sous certaines conditions, d'un accès à Internet, ouvrirait l’accès à des
ressources en « information » qui changeraient les perspectives des populations
concernées, ces dernières pourraient alors améliorer leurs revenus, avoir accès aux
ressources administratives, à des services de santé ou d’éducation jusque là
inaccessibles. Ce paradigme se double, en ce qui concerne les opérateurs privés, d’un
intérêt commercial bien identifié. Un service gratuit d’accès à l’information, ou
proposé à un coût souvent inférieur aux coûts de fonctionnement, leur amènerait une
clientèle pour les autres produits qu’ils proposent.
Différents exemples de connexion Internet existent en milieu rural, initiés soit
par des ONG ou des agences de développement autour d’initiatives non lucratives,
comme par exemple la Fondation de M.S. Swaminathan au Tamil Nadu, qui a été
largement médiatisée6, ou Rural e-seva (e-services)7 en Andhra Pradesh, financé par le
gouvernement de cet État ; soit au contraire autour d’initiatives s’appuyant sur des
modèles d’entreprises privées à but lucratif, comme ITC e-choupal8, Drishtee9.
L’exemple de SARI (Substainable Access to Rural India)10 appartient à cette
dernière catégorie et a été élaboré en 2001 dans l’État du Tamil Nadu, projet au départ
conçu et financé par diverses institutions de recherche indiennes et américaines (IIT
(Indian Institute of Technology) de Chennai, le MIT, l’université d’Harvard).
L’objectif était de connecter à Internet, dans une région plutôt pauvre du district de
Madurai, une centaine de villages, suffisamment pour créer un effet-réseau dans le
district choisi, et tester son efficacité avant de l’étendre éventuellement à une plus
grande superficie en cas de succès. L’hypothèse des concepteurs du projet est qu’il
existe un marché des services d’information et de communication dans les régions
pauvres et rurales, et qu’il est possible d’élaborer un modèle viable associant une
activité économique à des objectifs de développement. Le modèle s’inspire du
développement spectaculaire des Public Call Offices à partir de 198711, lorsque le
département des Postes et télégraphes a ouvert le marché aux petits entrepreneurs. Les
www.mssrf.org
www.westgodavari.org
8 www.e-choupal.com
9 www.drishtee.com
10 Voir B. Ripert 2006 pour une première analyse des pratiques qui résultent de ce projet.
11 On compte en mars 2004 en Inde 1,76 millions de PCO, petites entreprises privées offrant
différents services de téléphonie, dont 200 000 localisées en milieu rural, et on évalue à 300
millions la population qui les utilise régulièrement, selon une enquête du gouvernement indien
(Economic Survey of India 2003-2004, section 9.31).
6
7
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leçons tirées de ce développement inattendu soulignent la nécessité d’agréger les offres
d’accès à Internet à celles du téléphone, dans des kiosques gérés par de petits
entrepreneurs locaux, à des coûts faibles. Une compagnie indienne, n-logue, s’est
consacrée à la mise en œuvre du projet, à l’aide d’une technologie sans fil12 peu chère
et efficace en l’absence d’infrastructures préexistantes, et élaborée par Ashok
Jhunjhunwala, ingénieur indien du IIT de Chennai impliqué dans le projet. Si l’Etat du
Tamil Nadu a participé au financement de cette initiative, c’est le cas aussi de banques
indiennes.
Il existe aussi des télécentres conçus entièrement comme et par
des entreprises privées. C’est par exemple le cas des eChoupal13
mis en place en juin 2000 au Madhya Pradesh par l’Indian
Tobacco Compagny (ITC), une entreprise de production et d’export
de produits agricoles (Kumar, 2005). En juillet 2006, 5 600
kiosques gérés par des entrepreneurs locaux couvrent près de
3,5 millions de fermiers. Leur objectif est de pallier à
l’inefficacité de l'organisation marchande du secteur rural, à
l’origine de surcoûts et nuisant à la compétitivité sur le marché
international. Ils sont créés pour les producteurs de soja mais
couvrent maintenant la production de café, de crevettes, de blé et de riz. Ils
fournissent gratuitement aux fermiers une prévision des prix de vente en gros des
produits pour le lendemain et pour une qualité donnée, ainsi que la possibilité de
contourner les intermédiaires et grossistes traditionnels afin de vendre directement
leur production à l’Indian Tobacco Compagny. Chacun y gagne en évitant les surcoûts dus
à l’intermédiation. Le modèle des eChoupal est l’un des rares modèles rentables de
télécentre, mais ils ne sont installés que dans les villages les plus prospères. On
observe le même type de télécentres parmi les gros producteurs de canne à sucre du
Tamil Nadu, à l’initiative de la compagnie achetant les productions.
Nombre de télécentres sont soutenus essentiellement par les pouvoirs publics
locaux ou par les Etats. C’est par exemple le cas du projet « National Alliance for Mission
2007: Every Village a Knowledge Centre », lancé en 2003, qui visait à mettre en place un
télécentre dans chacun des 600 000 villages indiens d'ici le 15 août 2007, date du 60ème
anniversaire de l'indépendance. Le gouvernement a pris en charge la plus grande partie
des coûts à hauteur de 1500 millions de dollars US. Le 1er novembre 2007, soit
quelques mois après la date ciblée par le projet, une « newsletter » est publiée. Elle
informe que la mission 2007 a réussi à concrétiser la proposition de permettre l’accès
aux TIC (ICT enabling) dans tous les villages indiens et que cette mission se transforme
désormais en un mouvement appelé Grameen Gyam Abhiyam qui rassemble 400
partenaires de tout le pays avec l’ambition de créer une révolution rurale de la
12 Cette technologie fonctionne sur onde radio en boucle locale dans un périmètre de 25 km,
au sein duquel 500 kiosques peuvent être connectés.
13 Les « Choupals » sont des lieux de rassemblement traditionnel des villageois pour discuter et
régler les problèmes.
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connaissance (Rural Knowledge Revolution). Cette newsletter est suivie de deux autres (15
novembre et 1er décembre 2007). Celle du 1er janvier 2008 n’est pas accessible et rien
ne semble avoir été publié depuis cette date. Toutes les publications disponibles sur le
site du projet (www.mission2007.in) datent de 2007. Ainsi, à ce jour, il semble
concrètement difficile de faire le bilan de ce « mouvement de masse qui a influencé
des initiatives similaires en Asie et en Afrique »14 et qui semble s’être soldé par un
échec.
Le réseau intranet régional Gyandoot, en service depuis janvier 2000 dans le
district très défavorisé de Dhar, près de Bhopal (Madhya Pradesh) est un autre
exemple de l’implication des Etats dans ce type de projet. Il s'agit d'un projet
d'administration en ligne, soutenu par l’administration du district et qui ne vise rien de
moins qu'apporter la cyberdémocratie dans les campagnes. Les usagers peuvent
effectuer en ligne des demandes de prêts, réclamer des certificats d'imposition, de
caste, imprimer des relevés cadastraux, obtenir les résultats d'un examen scolaire,
consulter des offres d'emploi et des petites annonces, se tenir au courant des prix des
produits agricoles et surtout déposer une plainte contre un service administratif. Le
coût de l'installation, notamment l'achat des ordinateurs est supporté par les conseils
de villages (panchayats). En revanche, l'accès aux informations est payant, 15 roupies15
pour un extrait du cadastre, 5 roupies pour une information sur les prix de gros, etc.
Enfin, ces télécentres fonctionnent sur un mode "privé" puisque la personne qui en a
la charge n'est pas un employé mais un entrepreneur local, sélectionné après une
formation qu’il a lui-même financée. Il doit également supporter tous les coûts de
fonctionnement (maintenance, électricité, téléphone…), reverser 10% de ses revenus
au conseil de village qui a fourni l'ordinateur et tirer de quoi vivre de son activité.
S’il s’agit là de projets novateurs, impliquant une réorganisation de
l’administration et pouvant avoir des conséquences importantes sur le quotidien des
usagers, il serait faux de parler de cyberdémocratie ou de qualifier ces pratiques « d’egouvernance », comme cela a pu être également revendiqué dans l’initiative similaire
de l’Andra Pradesh, Rural e-seva (e-services), financé par le gouvernement de cet État.
Une réelle e-gouvernance impliquerait une meilleure participation politique de la part
de la population et l’accès à une plus grande démocratie, ce qui signifie une autre idée
de partage du pouvoir politique que de simplement mettre à la disposition des
populations rurales des services qui devraient être accessibles à tous. Peu d’études ont
montré les effets réels de ces développements, mais il semble bien qu’il s’agisse
finalement davantage d’un processus d’informatisation et de centralisation des
administrations gouvernementales, permettant surtout à la population de simplifier ses
démarches administratives.
http://www.apc.org/en/pubs/books/pro-poor-ict-access-toolkit-advocacy-strategies-an/case-study-grameengyan-abhiyan-rural15 1 Roupie vaut environ 0.015 euro en janvier 2010.
14
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Globalement, tous les projets de mise en place d’accès à la société de
l’information dans les campagnes, même s’ils sont soutenus par le gouvernement et
s’ils sont très médiatisés, rencontrent des difficultés importantes. Le plus souvent, ils
proviennent concrètement de la défaillance des infrastructures classiques (électricité,
réseaux de communication filaire). Les coûts de fonctionnement sont souvent plus
importants que prévu et la rentabilité difficile à atteindre, ce qui peut remettre
complètement les projets en question. L’établissement d’un télécentre dans un village
n’est pas non plus sans poser de problèmes communautaires liés aux religions et aux
castes. Un télécentre installé dans la maison d’un notable ne sera probablement pas
fréquenté par les populations les plus défavorisées du village ou de caste inférieure
(Ripert, 2006).
Ainsi, quelques années après la mise en place des premiers projets, il est très
difficile de trouver des bilans positifs ou des analyses précises.
CONCLUSION
Malgré les réformes entamées dans les années 1990, l’Inde reste donc
relativement en retard à l’échelle mondiale dans sa diffusion des infrastructures de
communication, que ce soit pour les plus anciennes (téléphonie fixe) ou les plus
récentes (fibre optique, « voice over IP », etc…), ce qui la place le plus souvent au
niveau des pays d’Afrique Sub-saharienne, et en tout cas bien en deçà des autres
grands pays d’Asie. Portés par l’Etat et toute une gamme d’acteurs allant des ONG
aux entrepreneurs privés, des efforts colossaux sont entrepris pour diffuser les TIC
dans les espaces les plus reculés du territoire indien. Mais, malgré ces efforts, la
diffusion sociale et spatiale des TIC suit les modèles classiques de diffusion,
privilégiant les espaces les plus urbanisés et les populations les plus favorisées. Par
ailleurs, les réformes économiques et politiques, qui ont ouvert à une forme de
libéralisation et de décentralisation, ont offert des opportunités à certains Etats de
l’Inde, qui se sont traduits notamment en termes de politiques incitatives. Certaines
ont contribué à accroître les disparités spatiales du territoire indien. Mais l’Inde reste,
et restera encore un modèle spécifique dans la croissance du secteur TIC, du fait
essentiellement du nombre de ses ingénieurs, très qualifiés, anglophones et encore
relativement « bon marchés » qui lui permettent de tenir une place de choix dans
l’accueil des services délocalisés et dans les réseaux mondiaux des TIC.
Si désormais, le processus de diffusion est bien connu des chercheurs, il reste
encore de nombreux chantiers à ouvrir sur les TIC en Inde, notamment sur les usages
qui en sont faits par les différents segments de la population. On sait finalement peu
de choses des nouveaux usages des TIC, notamment sur la manière dont elles sont
utilisées pour permettre une meilleure gestion de la distance, en collaboration ou en
compétition avec la mobilité et la coprésence, qui en sont deux autres modes (Lévy,
1999). Quelques premières enquêtes exploratoires et comparatives ont été menées,
notamment sur l’usage du téléphone portable et d’Internet (Poncet, Ripert, 2007),
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montrant une grande inventivité des recours aux TIC, mais il manque des travaux de
grande ampleur. On sait aussi peu de choses des conséquences à long terme de l’accès
à Internet et à la téléphonie en milieu rural : des travaux ont recensé les nouvelles
pratiques et parfois les problèmes posés par le partage de ces accès, mais qu’en est-il
des conséquences économiques, politiques, sociales dans ces milieux jusque là privés
de telles opportunités ?
Si la diffusion des infrastructures d’accès aux TIC suit une courbe classique
corrélée aux niveaux de développement, accentuant les inégalités territoriales plus
qu’elles ne les corrige, on ne sait pas encore si, dans le contexte indien, cela ne fera
que renforcer les différences sociales et les disparités territoriales préexistantes, ou si à
long terme, cette polarisation des accès aura tendance à se dissoudre pour irriguer plus
largement une population qui est par ailleurs confrontée à une organisation sociale
fort hiérarchisée du fait du système de castes.
Ce défaut de connaissance sur les usages et les pratiques est, en partie, à
l’origine de nombreux échecs dans les essais de mise en place de télécentres ruraux.
L’article de Balasubramanian, Lie et Grard est là pour en témoigner : la plupart des
projets s’appuient sur l’idée que ses concepteurs se font des besoins ou de ce que
pourraient être, voire devraient être, les pratiques. Mais ils sont rarement fondés sur
une analyse des besoins réels, encore moins de ce que pourrait exprimer les personnes
concernées si on les interrogeait. Par ailleurs, puisque les données sur la diffusion des
moyens de télécommunication à l’échelle mondiale sont d’accès relativement facile, il
serait intéressant de mener une comparaison internationale sur la diffusion de la
société de l’information qui aille au-delà d’une somme d’études de cas ou de
monographies nationales et qui tente de mettre en place un modèle explicatif à
l’échelle mondiale. Mais il faudrait pour cela trouver de nouveaux indicateurs rendant
mieux compte d’une différence notable rencontrée dans la plupart des pays pauvres,
mais surtout en Inde : la dimension collective de l’accès aux TIC, extrêmement
développée (Haseloff, 2005). Un ordinateur ou un téléphone peut servir à des
centaines d’individus, voire à des micro-entreprises. Ce phénomène échappe aux
évaluations statistiques qui sont construites sur la base d’indicateurs d’appropriation
individuelle pertinents dans les pays développés, mais rendant les comparaisons
quelque peu aléatoires lorsque l’on sort de ce contexte. On peut ainsi s’interroger sur
la comparabilité des situations. Pour autant, dire qu’il y a en Inde une insuffisance de
l’offre par rapport à la demande du point de vue de l’accès aux infrastructures de
télécommunications, intègre cette différence d’usage, ce qui donne une autre
envergure au retard enregistré.
Un cybercafé urbain de seconde génération
où chaque usager bénéficie d’un espace
cloisonné pour surfer.
Précédente
photographie :
cybercafécouloir de première génération (photos
Blandine Ripert)
198
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