« Côté anglo-saxon, la pédagogie active, et côté français la solidité

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« Côté anglo-saxon, la pédagogie active, et côté français la solidité
À l'EABJM, on cultive l'entre soi d'une éducation pour les très riches
17 décembre 2012 | Par Lucie Delaporte
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C’est the place to be. L’aîné de Carla Bruni, les enfants Copé, le fils Sarkozy, celui de Frédéric Mitterrand, mais
aussi les petits Dassault, ceux d’Arnaud Lagardère… Tous y sont passés ou y sont encore. L’école active bilingue
Jeannine-Manuel qui arbore fièrement ses 96 % de mention au bac est l’un des établissements les plus
recherchés par certaines élites. Un classement de La Tribune rangeait récemment son lycée juste derrière celui
d’Henri-IV ou de Louis-le-Grand.
L’école active bilingue accueille 2 300 élèves de la maternelle à la terminale dans le XVe arrondissement de la
capitale. L’EABJM fait partie de ces établissements pour lesquels les parents bataillent dès la maternelle pour y
faire inscrire leurs enfants, quitte à leur faire réviser dès 4 ans « le test du bonhomme », et autres épreuves
de QI, comme le rapportait récemment un article de L’Express.
Pourquoi une telle ferveur ? Il est vrai que les élèves bénéficient ici d’une offre scolaire exceptionnelle. Un
enseignement en anglais et en français pour tous dès la maternelle, du chinois dès le CE2… Tout cela dans un
cadre tout aussi hors norme. L’école bénéficie depuis peu d’un bâtiment de sciences de 1 500 m2, un théâtre au
sous-sol, une spacieuse salle d’art. Avec les sorties culturelles, voyages scolaires en Chine ou au Japon, la palette
d’activités d’ »after school » est aussi des plus riches.
Dans cette école privée sous contrat, non confessionnelle, on met en outre en avant une pédagogie différente :
« Côté anglo-saxon, la pédagogie active, et côté français la solidité des programmes. L’EABJM c’est un mixte
des deux », explique par exemple Florence Bosc, directrice adjointe dans un document interne. Quand les élèves
français sont connus pour leur inhibition à l’oral, l’EABJM met en place un « debate club » pour, dès le collège,
développer l'aisance rhétorique des élèves. Attentive aux enfants « trop doués », elle a aussi développé des
déjeuners de surdoués pour que ceux-ci puissent échanger sur leurs difficultés (lire à ce sujet notre article).
Pour les parents, patrons, cadres du privé, souvent très tournés vers l’international, ces initiatives pédagogiques
sont fort appréciables tout comme l’est l'entière disponibilité du corps enseignant. « Je reçois des mails en
continu parfois jusqu’à 23 heures. Je suis tenu de répondre dans les plus brefs délais, sinon je suis rappelé à
l’ordre », raconte un enseignant. À l’EABJM le client-parent est roi.
En s’acquittant de quelque 4 500 euros par an, tarif de base, dès la maternelle, les parents savent qu’ils paient
pour des prestations largement inaccessibles au commun de l’Éducation nationale mais aussi qu’ils investissent
dans un entre soi bien utile pour leur progéniture. « Il est vrai que le pouvoir économique des parents est
largement plus élevé que la moyenne et qu’au bout du compte, sous couvert d’ouverture au monde, nous préparons
pour nos enfants un réseau relationnel international », affirme sans détour un parent dans le bulletin de
décembre de l’association des parents d’élèves de l’école.
Une table « platine » de dix personnes se paie 10 000 euros
Car on vient, aussi et peut-être surtout à l’EABJM,
pour se constituer un réseau et se préparer à une
carrière « worldwide » . « Quatre de nos anciens
élèves se sont retrouvés à la cafétéria de la Maison
Blanche et, par hasard, se sont aperçus qu’ils parlaient
français. Oh! You speak french ? Why do you speak
french ? (…) I went to EABJM. Oh ! So did I ! »
rapporte Bernard Manuel, le fils de la fondatrice
Jeannine Manuel et président de l’association EABJM,
dans un film promotionnel.
Pour faire vivre le réseau, l’EABJM multiplie d’ailleurs les événements paillettes. Après le « Spring sparkling
« de mai dernier, une soirée champagne à l'ambassade de la République tchèque, ce samedi 15 décembre, l’école
organisait son gala annuel dans le salon d’honneur du Grand Palais à Paris. L’occasion de revoir quelques anciens
dans ce cadre prestigieux mais aussi de faire une bonne action. Car au-delà de l’aspect festif, il s’agissait bien
d’une soirée de charité… au profit de l’école ou plus exactement au profit de la fondation Jeannine Manuel.
Créée en 2004, dans le but de « promouvoir la compréhension internationale par l’éducation bilingue », la
fondation permet en effet à l’école de lever des sommes très importantes auprès de mécènes, qui sont aussi
généralement les parents d’élèves. Abritée par la Fondation de France, son statut lui offre cet inestimable
avantage que toutes les sommes collectées sont défiscalisées à 66 %. « Sans innovation, cette école ne vivrait
plus. Alors si on veut que cette école continue de vivre, de progresser, d’avoir des tas de projets, eh bien, il faut
trouver le moyen de la financer », assure sur le site de l’école la directrice Élisabeth Zéboulon.
Au Grand Palais, la fête a commencé par une mise aux enchères sous l’autorité de maître Cornette de Saint Cyr.
« Les parents amènent des lots, des tableaux, du mobilier, les participants surenchérissent », rapporte un
habitué de la maison. Le tout finit sur un « dance floor » animé par la DJ et maman d’élève Béatrice Ardisson.
Le couvert ce soir-là est à 450 euros mais seulement 153 euros «après déduction fiscale», comme le précise
l’invitation. Une table « platine » de dix personnes se paie 10 000 euros mais, là encore, l’apport du contribuable,
soucieux de favoriser la compréhension entre les cultures, permettra de ramener la note à 3 400 euros (voir
notre document ci-dessous). Tous les dons réalisés au cours de la soirée sont défiscalisés.
Choquant ? La Fondation de France, qui abrite
la fondation Jeannine Manuel et se porte
garante de ses comptes, assume. « Soutenir
l’enseignement d’excellence, c’est un sujet en
soi. Cela a des retombées sur tout le pays. La
promotion de l’enseignement bilingue quand
l’enseignement des langues est poussif en
France est important », affirme Dominique
Lemaistre, directrice du mécénat de la
Fondation de France qui déplore le prisme
français du mécénat éducatif uniquement
tourné vers le social.
Aider la scolarité des classes supérieures les
plus favorisées du privé, n’y a-t-il néanmoins
rien de plus urgent ? « La loi fiscale met toutes
les causes d’intérêt général au même niveau.
Nous pensons qu’il est dangereux de vouloir
classer les causes », rétorque un peu agacée
Dominique Lemaistre. Pour le reste, la
fondation n’a aucun compte à rendre au public,
aucune obligation par exemple de présenter un
rapport annuel.
Depuis le scandale de l'Arc, révélé par l'IGAS et la Cour des comptes, une loi a été adoptée en 1991 pour fixer
des obligations de transparence aux associations faisant appel à la générosité publique. Les fondations abritées
y échappent manifestement.
Sous subvention publique, via la défiscalisation
Le principe d’une subvention publique, via la défiscalisation, au service des plus privilégiés reste gênante. Après
le bâtiment des sciences et des arts, qui a coûté 7 millions d’euros, un million étant versé par la fondation, un
théâtre a été financé par la fondation Lagardère (selon nos informations, la fondation Lagardère a dépensé
quelque 600 000 euros pour son aménagement, également défiscalisés à 66 % mais la fondation, « confrontée à
un problème d'archives », n’a pas confirmé). Etait-il bien d’utilité publique de payer, comme vient de le faire la
fondation Jeannine Manuel, pour la construction d'un imposant mur d’escalade ?
Conscients, sans doute, que la compréhension entre les peuples était une justification un peu légère ou par trop
floue, pour solliciter les deniers publics, les responsables de la fondation ont donc lancé il y a deux ans « un
magnifique projet », dixit la direction, intitulé : « Grandir ensemble ». Officiellement, à la manière de SciencesPo s’ouvrant aux élèves de ZEP, il s’agit pour l’école de diversifier son recrutement en prenant en charge la
scolarité d’enfants de milieu populaire.
Depuis que le programme a été lancé, seuls deux élèves ont intégré l’école en CP par cette voie. Pourquoi si peu ?
« C’est le démarrage du projet, il faut leur donner du temps », plaide-t-on à la Fondation de France. En interne,
on explique pourtant les ratés tragi-comiques de cette opération. « Ils ont cherché à faire des partenariats
avec des écoles de la banlieue nord mais se sont fait claquer la porte au nez. L’idée de sélectionner un enfant de
Créteil pour l’amener tous les matins en taxi dans les beaux quartiers et le ramener le soir chez lui, tout cela au
nom de la mixité sociale, bizarrement, cela ne leur a pas plu ! » raconte, mi-moqueur, mi-atterré, un salarié.
L’EABJM s’est donc tournée vers les écoles du quartier pour trouver ces perles rares, capables de donner une
coloration un peu plus sociale à la Fondation. Mais pas question de prendre n’importe qui pour autant. « Ces
enfants doivent avoir de très bonnes aptitudes, être issus de l’immigration et venir de milieu défavorisés »,
précise Florence Bosc, directrice du développement de la Fondation Jeannine Manuel dans un entretien à
l’association de parents d’élèves. Après plusieurs étapes de sélection dans les maternelles du quartier, les
prétendants au CP ont aussi dû passer « un bilan d’orthophonie et un test WPPSI », pour mesurer leurs
capacités intellectuelles. Immigré et pauvre passe encore, mais quand même pas idiot !
En interne, cette laborieuse opération de communication fait sourire. La politique sociale et salariale en vigueur
à l’école, nettement moins. Selon nos informations, entre le professeur contractuel payé au Smic et l’équipe de
direction, les salaires à l’EABJM vont de 1 à 15. Contactée à ce sujet, la directrice Élisabeth Zéboulon nous a
répondu qu’il fallait comparer ce qui était comparable. « Les enseignants sont rémunérés selon les grilles du
ministère de l’Éducation nationale. Pour ce qui concerne l’échelle de rémunération des personnels administratifs,
elle est de 1 à 7,57 en équivalent plein temps », nous explique-t-elle.
Il reste qu’avec une double rémunération – la directrice de l’EABJM est aussi gérante de la société Remi,
laquelle, au sein de l’école, vend les livres en différentes langues et gère le périscolaire –, son salaire avoisine les
18 000 euros mensuels. Trois fois ce que gagne, par exemple, un président d’université. Les primes et autres
compléments de salaires y sont également distribués à discrétion déplorent certains salariés. Le fils de la
fondatrice de l’école, l’homme d’affaires Bernard Manuel, ne s’est pas oublié non plus. Les importantes
acquisitions immobilières de l’école, partiellement soutenues par la fondation, lui profitent directement puisque,
propriétaire des murs via une SCI, il se verse les loyers à lui-même. Mécaniquement, toute augmentation des
surfaces fait grimper les loyers. Un bien beau système.
Si, comme François Hollande l’a rappelé lors de son discours sur l’école à la rentrée, un « projet éducatif est un
projet de société », que penser du projet de l’EABJM ? Luc Chatel, prédécesseur de Vincent Peillon rue de
Grenelle, l’avait très officiellement approuvé en accordant sur son contingent la Légion d’honneur à ses
dirigeants Bernard Manuel et Florence Bosc en 2010. Et maintenant ?
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Cette enquête a été réalisée ces dernières semaines. Les enseignants, salariés et parents d'élèves rencontrés
ont tous tenu à rester anonymes. Avec la directrice de l'école, Mme Zéboulon, qui n'a pas souhaité donner suite
à notre demande d'entretien, nous avons finalement eu plusieurs échanges par mail.
La communication de la fondation Jean-Luc Lagardère, sur la question du financement du théâtre de l'école,
nous a répondu qu'elle ne pouvait confirmer le montant de la somme versée ayant, à la suite d'un
déménagement, « un problème d'archives ».

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