Morris est le père, je ne suis que le parrain du personnage

Transcription

Morris est le père, je ne suis que le parrain du personnage
"Morris est le père,
je ne suis que le parrain
du personnage"
Interview avec le dessinateur Achdé qui a repris la série
de Lucky Luke au décès de son créateur Morris ( 1923 - 2001)
Le dessinateur Boucq a dit dans une interview : "Le style c'est ce que vous ne pouvez pas
faire autrement que d'être."
Vos dessins de Lucky Luke semblent comme "libérés" et très authentiques. Qu'elle est
donc votre "touche" personnelle dans un dessin de Lucky Luke ?
J'aime cette définition de François (Boucq). Pour ma part, j'en ai une autre: "L'irrégularité dans le
trait fait le style". Qu'est-ce qui traduit le mieux le style d'un dessinateur ? Ce sont ces petites
erreurs répétées inconsciemment mais qui entrent dans l'élaboration d'une vision globale d'une
illustration. Je pense alors que cette assimilation est alors due au fait que j'ai tendance à répéter
ces mêmes petites erreurs que laissait Morris et qui faisait toute l'efficacité de son dessin ,
notamment dans son encrage si "jeté" et pourtant si parfait. J'ai d'ailleurs encore des progrès à
faire en ce sens car le style, comme vous le disiez, est aussi une question de liberté du trait et
n'ayant pas acquis totalement cette liberté d'encrage (que j'ai par contre dans mes crayonnés), j'ai
tendance encore à trop "lécher" mon mouvement. Trop d'application tue le style. De fait s'il y a une
touche personnelle, c'est que tout simplement, je suis (du verbe suivre) la philosophie de Morris
qui disait qu'il faisait du cinéma avec des crayons.Il est évident que ses cadrages sont issus de
l'époque cinématographique auxquels ils se réfèrent. Prenez la diligence, Morris nous refait "la
chevauchée fantastique" sur papier grâce à un scénario exceptionnel de Goscinny, lui aussi, grand
amateur de cinéma. Dans cet album, Morris est un génie du cadrage. Imaginez: 4 chevaux, un
cocher, une diligence, 6 passagers, LL et JJ et en plus, des indiens ou des bandits, pendant..44
pages et pourtant, chaque vignette est différente, jamais surchargée! Du grand art!
Aussi, avec mes petits moyens, je tente d'accomplir cette philosophie avec le cinéma et la télé
actuels qui ont un style plus rapide, plus "punchie"dans le découpage. Mais est-ce que j'y arrive?
En tout cas, c'est la seule touche qui me vient à l'esprit.
Quand des auteurs de bandes dessinées ont pris la relève d'autres auteurs (ex: Don Rosa,
L'univers des Donald Duck ou les divers auteurs de Spirou) on pouvait toujours déceler une
nouvelle "touche". Par contre, sans vouloir trop m'avancer, vos dessins donnent
l'impression, qu'en vous plongeant dans l'univers de Lucky Luke, vous l'ayez complètement
assimilé.
Je pense que vous êtes trop gentil avec moi. Il y a encore beaucoup d'erreurs dans mon dessin et
je suis encore très loin du grand Morris!
Pour répondre à votre question, Il y a plusieurs façons d'aborder une reprise. Je vous rappelle que
Lucky Luke fut la première reprise d'une série aussi populaire. Blake et Mortimer fut une belle
surprise mais souvenez-vous que son aura ne dépasse pas les frontières du petit monde francobelge. Il en est de même pour Spirou. En revanche, Lucky Luke, comme Astérix, est connu partout
sur la planète. Ses albums vendus dans le monde se comptent en millions. Donc, comment
aborder cette reprise qui fut la première de cette ampleur? Soit en la jouant "exercice d'auteur",
soit en la jouant "continuité du personnage". Pendant des années, j'ai dévoré de la BD mais Lucky
Luke et Astérix ont eu ma préférence. Il m'ont permis de m'évader enfant, d'une condition sociale
et parentale pas souvent rigolote. Donc, le jour où l'on me fit l'honneur de me proposer de
reprendre LL, j'ai eu à me poser cette question. Finalement, c'est le lecteur qui est en moi qui a
pris le dessus. Pour moi, j'avais la chance de réaliser les albums que j'aurais aimé lire. La
continuité était évidente, je n'ai même pas eu à réfléchir. C'eût été prétentieux et improductif que
de vouloir révolutionner le graphisme d'une telle série. Je suis sûr que l'humilité entre en jeu dans
la réussite d'une bonne reprise.
De fait, je devais reprendre le trait de Morris, tenter de suivre son école du cadrage, très proche du
cinéma et éviter un maximum que le lecteur ait la sensation que Lucky Luke ait changé de
dessinateur. Le reste fut du travail, du travail, du travail pour finalement retrouver les sensations
que j'avais à 7 ans quand je copiais les albums du cowboy sur des cahiers d'écolier, que j'étais
libre de m'amuser.
Dans votre appréhension du langage visuel de Morris qu'elles sont les étapes qui vous ont
semblé faciles? Ou au contraire difficiles?
Je ne vous parlerai pas des premiers mois qui furent une angoisse permanente. Imaginez-vous:
les médias en parlaient, les commentaires allaient bon train, sans oublier que de bonnes âmes
critiquaient déjà mon travail alors que je n'avais encore rien montré !!!
Pendant 6 mois, j'ai crayonné pour retrouver les automatismes graphiques de Morris, et ce, en
fermant ma radio et en n'ouvrant plus aucun magazine de BD !
Comme Morris, qui avait approuvé mes travaux sur Rantanplan, avait estimé ne rien avoir à me
conseiller, après sa disparition, j'ai dû retrouver toutes ses bases techniques. Ne serait-ce que la
hauteur des strips. C'est finalement Uderzo qui m'a sorti d'affaire sur ce coup en m'expliquant
qu'avec une hauteur de 11 centimètres on pouvait loger un cavalier, son cheval et une bulle tout
en respectant la règle des 3 tiers.(1/3 texte, 2/3 dessin par case)
Plus techniquement, le plus difficile fut tout simplement, ce qui semble facile chez Morris, c'est-àdire l'aisance de son encrage, mais surtout, l'épuration de ses décors au fur et à mesure de
l'avancée d'une scène. Il arrive en quelques cases à isoler les seuls personnages essentiels à la
narration. Comme l'image cinématographique, l'image de la BD est au service de l'histoire. Mais ce
qui n'est pas possible au cinéma, c'est-à-dire gommer totalement l'arrière-plan, Morris, lui, y est
parvenu en s'inspirant de la technique du dessin animé pour ce faire. En effet lors de l'élaboration
des "101 Dalmatiens" par les studios Walt Disney, un des directeurs de l'animation avait prouvé
que l'oeil du spectateur reste rivé sur l'action quand elle est spectaculaire (notamment dans les
scènes de la grosse mercédès conduite par la méchante). Morris a usé de cette technique à
merveille et ce qui peut sembler parfois trop dépouillé dans ses pages rime plutôt avec efficacité
narrative !
Cette technique, j'en suis encore loin. Je continue à placer encore trop de décor, mais je tente de
m'améliorer !! ;-)
Quand on apprend une langue étrangère il arrive un moment où l'on ne traduit plus mais où
l'on parle tout simplement. En dessinant est-ce qu'il y a eu un moment où le "langage Lucky
Luke" a fonctionné par lui-même, sans effort particulier de votre part?
Quand vous lisez beaucoup une série, cela est plus facile.Elle vous a accompagné, elle fait un peu
partie de votre vie. J'ai un côté peut-être un peu trop fan de LL et d'Astérix. Bref, Je dirais que j'ai
vraiment eu cette sensation cette année mais, comme pour une langue étrangère, j'ai parfois des
doutes, des retours en arrière et je ne rêve pas tout le temps mon dessin en Morris ! Là où je me
rends compte que j'y parviens, c'est lors des séances de dédicaces où ma main est totalement
libérée et que je n'ai aucune pression sur moi, si ce n'est faire plaisir au récipiendaire. Là, sans
prétention de ma part , je pense que mon encrage est quasiment à l'identique de Morris.
J'aimerais tant avoir cette liberté pour mes planches, je pense que je serai alors vraiment parvenu
à mon but !
En quelques mots comment décririez-vous "l'esprit" qui se dégage des albums de Lucky
Luke. Qu'elles sont les valeurs mises en jeu?
Oh, LL est une série ancienne avec ses codes. Je pense qu'elle offre les valeurs morales
habituelles: " Honnêteté, courage, partage, probité, compassion, volonté contre l'adversité". Mais
en plus, de part sa propre identité qui est celle d'un pastiche de western, cette série se tourne vers
l' humour qui est essentiel !
Est- ce qu'il y a eu des moments où vous auriez aimé dessiner une certaine scène
différemment mais que la tradition Lucky Luke vous en a empêché?
Pas vraiment puisque tout est dans le cadrage. En revanche, même si j'ai toute liberté et que c'est
moi qui compose, à la fois, mon découpage et la mise en image, je suis tenu en priorité par le récit
et l'histoire que m'apportent mes scénaristes. On peut tenter plein de choses tant que ça reste du
cinéma et que ça ne déroge pas au code du pastiche et que l'on ne touche pas aux
caractéristiques psychologiques de LL. Maintenant, j'ai parfois restreint mes ardeurs graphiques,
car techniquement je ne me sentais pas de faire une scène trop difficile. Il faut reconnaître aussi
ses limites !
Lucky Luke a connu, comme bien des personnages de BD, des phases où son apparence et
son environment ont été changés. Comment ressentez-vous ces changements ?
Vous autorisez- vous à les laisser se produire ?
Je l'ai fait dès le départ! En effet, quand on m'a demandé de reprendre LL, j'ai demandé à faire un
essai. Le problème principal était de savoir quel LL j'allais prendre car, comme vous le disiez très
justement, LL a toujours évolué graphiquement. J'ai donc choisi un LL et un JJ qui me semblaient
le plus dans ce que représentait ce héros à mes yeux. J'ai donc choisi une période qui s'étale
entre "Calamity Jane" et "La guérison des Dalton". Elle correspond vraiment à l'idée graphique que
je me fais d'eux. En revanche, soyons franc, il vont évoluer à son tour sous ma main avec le
temps, c'est inexorable, chaque dessinateur fait évoluer son propre dessin. C'est inévitable,
nécessaire et logique.
Dans quelle mesure votre travail sur Lucky Luke a-t-il influencé d'autres projets de
dessins?
Simplement je crois qu'il m'a permis de me révéler graphiquement et de progresser notamment
dans l'encrage, l'équilibre des noirs dans la planche et la liberté de mes crayonnés. J'apprends
encore beaucoup grâce à lui.
J'ai appris à dessiner convenablement les chevaux avec Lucky Luke, c'est dire !!
À votre avis quelles sont les différences les plus notables entre votre interprétation de
Lucky Luke et celle de Morris?
Morris est le père, je ne suis que le parrain du personnage. Morris fut un maître du 9ème art, je ne
resterai qu'un élève consciencieux. Morris est entré dans l'histoire de la BD et y restera. Moi pas.
Graphiquement Morris fut un génie spontané. Je reste un "besogneux", quelqu'un qui a besoin de
travailler son dessin pendant des heures avant que d'arriver au bon résultat car je me pose encore
trop la question. "Morris aurait- il fait ça?".
Je vais vous heurter, mais à chaque fin d'album, je brûle des tonnes de croquis ! (heureusement
que je me chauffe au bois !)
Après tant d'années de travail sur Lucky Luke y a-t-il encore des surprises concernant votre
rapport au monde de Lucky Luke ?
Comme tous les lecteurs, c'est surtout quand je me replonge dans les albums de Morris. Il y a
toujours quelque chose que je redécouvre.
Quand c'est dans mon atelier, je dirais qu'il m'arrive souvent de regarder certains de mes dessins
de Lucky Luke et de me dire "Quelle chance j'ai de pouvoir dessiner le héros de mon enfance!".
Oui, j'ai beaucoup de chance.
Interview réalisée par Yannik Lüdemann

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