PUIS-JE ME CONNAITRE MOI

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PUIS-JE ME CONNAITRE MOI
PUIS-JE ME CONNAITRE MOI-MÊME ?
Immédiatement, une telle connaissance ne semble pas problématique : s’il est une chose, en
effet, qui peut m’apparaître comme des plus familières, c’est bien moi-même. Dans la mesure où j’ai
conscience de moi-même et où cette conscience accompagne les moindres faits de mon existence, il
n’y a rien de plus évident que cette claire présence de soi à soi. En ce sens, l’objet d’une telle
connaissance est sans mystère car sans distance. Ainsi, ce qui nous apparaît d’emblée difficile à
connaître, ce n’est pas le Moi mais le non-Moi : ce qui est autre se dérobe à la connaissance tandis
que le moindre de mes actes me rappelle sans cesse à moi-même. Pourquoi, dans sa sagesse
proverbiale, l’oracle de Delphes énonça-t-il sous une forme impérative une connaissance dont
l’acquisition semble si aisée ? « Connais-toi toi-même » est une exhortation peu farouche et une règle
à laquelle nul ne dérogera, si l’être conscient est bien l’être qui, étant, se sait être.
Toutefois, peut-on ainsi confondre la conscience que nous avons de nous-mêmes avec une
connaissance de soi ? La première n’enveloppe pas nécessairement la seconde : savoir que je suis
ne me dit pas encore qui je suis ou ce que je suis. S’il suffisait pour connaître un objet d’en avoir
conscience et si la connaissance que j’en ai était d’autant plus grande que cette conscience est vive,
connaître serait un jeu d’enfant et tout objet serait connu à mesure qu’il est perçu. Or, si la conscience
de soi n’apparaît pas ainsi comme une condition suffisante de la connaissance de soi, on peut alors
se demander en quelle mesure une telle connaissance est possible. Si la conscience de soi peut
apparaître comme la condition de possibilité de toute connaissance, n’est-elle pas en même temps ce
qui rend impossible toute connaissance de soi ? Le sujet qui cherche à se connaître peut-il, en effet,
s’atteindre autrement que comme objet d’une telle connaissance ? Mais, devenant pour moi-même
objet de connaissance, ne suis-je pas condamné à ne jamais pouvoir me ressaisir en tant que sujet ?
Je serais ainsi pour moi-même le plus proche et le plus lointain. L’oracle de Delphes apparaît alors
comme un ironique oxymore : comme le notait Nietzsche, ce « Connais-toi toi-même » a l’accent
d’une « plaisanterie féroce ».
Cependant, peut-on ainsi faire l’économie d’une telle connaissance de soi ? Si elle est
logiquement impossible, n’est-elle pas éthiquement nécessaire ? N’est-elle pas le présupposé de
toute conscience de soi ? Comment pourrions-nous en effet nous reconnaître dans le moindre de nos
actes si nous n’estimions pas que la conscience que nous avons de nous-mêmes est l’expression de
notre identité, et cela même si une telle expression demeure encore confuse ? Quand bien même
cette connaissance serait impossible en fait, nous ne cessons de la poser en droit comme étant
possible. Il semble que nous soyons en présence d’une aporie : si la connaissance de soi semble
impossible, elle n’en demeure pas moins comme l’horizon de toute conscience de soi et le fondement
de toute identité.
S’efforçant de dépasser une telle aporie, nous examinerons dans un premier temps le hiatus
qui sépare conscience et connaissance de soi, puis nous verrons en quelle mesure toute conscience
de soi, loin de rendre possible cette connaissance, est au contraire ce qui nous en détourne ; enfin,
nous nous demanderons si cette identité que nous posons en-deçà de toute objectivation n’est pas
une simple abstraction.
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I. La conscience de soi n’est pas encore une connaissance de soi ; elle peut même apparaître
comme ce qui, paradoxalement, nous détourne d’une telle connaissance.
A. La spécificité de l’être conscient : il dévoile toutes choses et se sait être.
1. L’être conscient est l’être pour qui « il y a » de l’être, qui rend manifeste le monde, en le
tirant hors de sa « permanence obscure », hors de sa « léthargie » : l’unité du monde ne se dévoile
que dans l’unité d’une conscience qui l’éclaire. En ce sens, l’être conscient n’est pas dans le monde
comme un objet dans un espace qui lui préexiste : c’est la conscience qui « ouvre » un monde.
Comme le disait Heidegger : « la pierre, elle, n’a pas de monde » ; sa manière d’être n’engage qu’elle1
même, tandis que dans la manière d’être de l’être conscient, il en va de l’être même.
1
Merleau-Ponty souligne ainsi, dans La Phénoménologie de la perception, que le monde n’a un sens que pour et par l’être
conscient. En dehors de la perspective d’un sujet, le monde n’aurait ni sens, ni direction, ni orientation . « Le sens d’un cours
Cf. Jean-Paul Sartre, l’Etre et le Néant : « C’est notre présence au monde qui multiplie les
relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous cette étoile,
morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un
paysage ». Ainsi, « La conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en
tant que cet être implique un autre être que lui ».
2. Si l’être conscient dévoile le monde, il est aussi l’être qui se sait être. Là où les choses de la
nature, comme le souligne Hegel dans l’Esthétique, « n’existent qu’immédiatement et d’une seule
façon », l’homme, « parce qu’il est esprit, a une double existence » : il n’est pas simplement « en soi »
mais aussi « pour soi », c’est-à-dire qu’il est l’être qui, se sachant être, affirme son identité et lui donne
forme. Aussi, quelque misérable que soit sa condition, cet être éprouve-t-il sa singularité et sa dignité
dans ce savoir-être qui s’accomplit avant tout dans la conscience de sa propre mort, conscience qui le
distingue de tout autre être.
Cf. Pascal, Pensées (347-348) : « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus
noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en
sait rien »
3. Or, une telle présence à soi n’est pas une qualité parmi d’autres, un attribut accidentel, de
l’être conscient. La conscience apparaît au contraire comme consubstantielle à cet être : il n’est que
dans la mesure où il se sait être.
C’est bien ce que souligne, dans une certaine mesure, Descartes, dans la Seconde Méditation : « Je
suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir autant de temps que je pense ; car
peut-être même qu’il se pourrait faire, si je cessai de penser, que je cesserais en même temps d’être
ou d’exister ».
B. Toutefois, si la conscience dévoile ainsi toute présence, elle n’en éclaire pas pour autant le sens.
1. Cette conscience, qui affirme en elle-même l’existence, est peut-être une évidence qui
s’éclaire d’elle-même et dont on ne peut douter, mais, tout en étant une vérité fondamentale, elle n’en
demeure pas moins une vérité pauvre : sachant que je suis, je ne sais encore qui je suis. Aussi,
Descartes, ayant affirmé l’évidence du cogito, dans la Seconde Méditation, relève-t-il derechef qu’une
telle évidence n’est pas encore une connaissance de soi, tant s’en faut : « Mais je ne connais pas
encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ». Ainsi, la présence à soi
qu’enveloppe la conscience ne permet pas encore de lever l’énigme de l’identité et fait éclater une
telle énigme, bien plus qu’elle ne l’éclaire.
2. Nulle figure plus que celle du héros tragique Oedipe n’est à ce point l’expression de ce
hiatus entre conscience et connaissance de soi : cette tragédie est d’autant plus celle de
l’aveuglement que celui-là même qui a su triompher des fatales énigmes du Sphinx est incapable
d’entendre sa propre destinée, annoncée pourtant par l’oracle.
C. Loin de rendre possible une connaissance de soi, la conscience que j’ai de moi-même n’est peutêtre que la forme la plus superficielle de mon identité, voire ce qui me détourne d’une telle
connaissance.
1. En faisant de la conscience l’expression fondamentale de notre identité, ne confondonsnous pas naïvement le proche et l’essentiel ? Ayant conscience de nous-mêmes et cette conscience
étant la manifestation la plus flagrante de notre identité, nous en venons à croire que cette conscience
est l’expression adéquate de celle-ci : ainsi Nietzsche, dans la Volonté de puissance, reconnaît dans
cette confusion de la « proximité » et de « l’importance », notre « plus vieux préjugé ». La conscience,
« dernier venu parmi les organes », n’est peut-être que la forme la plus accidentelle de notre identité,
et Nietzsche d’opposer, dans Ainsi parlait Zarathoustra, cette « petite raison » de la pensée
consciente, le « moi », à la « grande raison » du corps, le « soi », identité inconsciente dont le moi
n’est que l’instrument aveugle :
« Tu dis « moi » et tu est fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand - c’est ce que tu ne veux
pas croire - ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi (...)
d’eau, ce mot ne veut rien dire si je ne suppose pas un sujet qui regarde d’un certain lieu vers un autre ». Ainsi, le monde ne
se constitue que dans la profondeur de la conscience.
Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage
inconnu - il s’appelle soi.Il habite ton corps, il est ton corps (...)
Ton soi rit de ton moi et de ses cabrioles. « Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée?
dit-il. Un détour vers mon but. Je tiens le moi en lisière et je lui souffle ses idées »
(Ainsi
parlait
Zarathoustra,
Livre
I,
« Des
contempteurs du corps »).
2. Ainsi, la conscience de soi, loin de nous permettre d’accéder à une claire connaissance de
nous-mêmes, n’est peut-être qu’un épiphénomène au regard d’une identité qui se constitue en decà
de toute pensée consciente. Si la conscience était l’expression adéquate de notre identité, nous
serions à même de nous apercevoir de tout ce qui a lieu en nous ; or, comme le note Leibniz dans les
Nouveaux essais sur l’entendement humain, nos perceptions conscientes ne sont que la somme de
perceptions inconscientes, de la même façon que nos volontés ne sont que le terme ultime de tout un
ensemble de petites inclinations dont nous n’avons pas conscience. Ainsi, il y aurait bien en nous des
choses qui se font malgré nous. La conscience ne serait que la forme la plus superficielle de notre
identité. C’est ce que souligne Freud au travers de l’hypothèse de l’inconscient : le moi conscient se
berce d’une souveraineté apparente, lui qui n’a pas d’autres échos de son « royaume » que ce que
ses pensées lui en découvrent, sans voir les mouvements secrets qui échappent à son autorité et qui
2
dessinent, malgré lui, chacune de ses prérogatives. Le moi conscient n’est qu’une des formes de la
vie psychique et, loin de régler cette vie, il n’est que l’expression servile d’un conflit qui se joue sans
lui entre les instances du ça et du surmoi. Aussi, comment ce moi qui « n’est pas maître dans sa
propre maison », pourrait-il exprimer immédiatement une identité dont il n’est qu’un instrument
aveugle ?
3. Si la conscience de soi n’est pas l’expression essentielle de notre identité, elle peut
apparaître de plus comme l’illusion qui nous empêche d’atteindre à la connaissance de nous-mêmes.
Cf. Spinoza, la Lettre à Schuller : comment la conscience, en nous découvrant les fins de notre action,
nous aveugle dans le même temps, en nous détournant des causes réelles, efficientes de ces actions.
4. En ce sens, la conscience de soi, loin de déterminer notre identité, est au contraire
déterminée par des conditions d’existence, dont elle n’est que la conséquence. Marx réduit ainsi cette
conscience à une forme idéologique, l’idéologie n’étant que le prolongement sous une forme
spirituelle d’un jeu de forces, d’un conflit matériel, dont elle croit naïvement être l’auteur. Aussi ne
peut-on juger « une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même » car « ce n’est
pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale
qui détermine leur conscience » (Avant-propos à la Critique de l’Economie politique).
Ainsi, il peut sembler pour le moins naïf de croire que la simple conscience de moi-même me
permet d’atteindre à une claire connaissance de moi-même. Si la conscience de soi n’apparaît pas
comme la condition suffisante d’une telle connaissance, reste encore à savoir si une telle
connaissance est en elle-même possible.
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II. Faut-il voir dans la connaissance de soi autre chose qu’une aporie ?
A. Comment la conscience est à la fois la condition de possibilité de toute connaissance et
l’affirmation d’une non-coïncidence avec ce dont je prends conscience.
1. Quelle est la condition de possibilité de toute connaissance ? Pour connaître quelque
chose, il faut supposer nécessairement un « je pense » auquel toutes nos représentations puissent se
rapporter, car, si cette conscience n’accompagnait pas toutes nos représentations, « il y aurait en
moi », comme le souligne Kant dans la Critique de la raison pure, « quelque chose de représenté qui
ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible ou du moins
2
« Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la
cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix » (Essais de psychanalyse appliquée)
qu’elle ne serait rien pour moi ». Le « je pense » n’est donc pas une représentation parmi d’autres
mais ce qui accompagne chacune de mes représentations.
2. Or, comment pourrais-je prendre conscience de quelque chose, sans faire l’épreuve de
cette chose comme de quelque chose d’autre ? Prendre conscience, c’est mettre à distance ce dont
j’ai conscience. L’altérité est constitutive de la conscience et si, comme le relève Husserl, « toute
conscience est conscience de quelque chose » et ne peut être considérée en dehors de cette visée
intentionnelle, elle n’est en même temps que dans la visée d’autre chose qu’elle-même. En ce sens, la
conscience est extase (sortie hors de soi) et qui prend conscience de quelque chose fait l’épreuve,
dans l’unité d’un même être, d’une altérité : ainsi, comme le relève Sartre dans l’Etre et le néant, si je
prends conscience de ma croyance, je cesse déjà de coïncider pleinement et de ne faire qu’un avec
elle ; « elle n’est plus que croyance, c’est-à-dire qu’elle n’est déjà plus croyance, elle est croyance
troublée ». Prendre conscience, c’est mettre à distance. Par conséquent, si toute conscience est
conscience de quelque chose d’autre, comment pourrais-je me connaître moi-même ? Pour reprendre
3
la célèbre formule de Rimbaud, ce « je », que je cherche à atteindre, ne risque-t-il pas d’apparaître
comme un « autre » ?
B. Se connaître et s’ignorer sont des formules équivalentes.
1. Une telle connaissance n’est-elle pas nécessairement aporétique ? En effet, si je cherche à
me connaître, je m’objective, et m’objectivant, je me perds en tant que sujet. Vouloir se penser, c’est
donc exprimer une exigence paradoxale, le moi auquel je pense et que je cherche à définir, suppose
toujours un « je pense » qui, lui, ne tombera jamais sous mon propre regard. Condition de possibilité
de toute connaissance, le « je pense » demeure - on pourrait presque dire : ironiquement - comme
l’accompagnateur invisible de toutes mes représentations, sans jamais pouvoir être lui-même l’objet
d’une représentation. Car, comme le note Kant, je ne peux avoir « aucune connaissance de moi tel
que je suis, mais je me connais seulement tel que je m’apparais à moi-même » (Critique de la raison
pure). Ce « je pense » est transcendantal : condition de toute représentation et de toute expérience de
pensée, il demeure en-deçà de cette expérience et ne peut devenir pour lui-même objet de sa propre
représentation.
2. Par conséquent, la façon dont nous nous représentons nous-mêmes n’est-elle pas par
essence factice ? La conscience qui dévoile toutes choses est pour elle-même un « point noir »,
comme le souligne Schopenhauer, et Socrate ne manque pas de relever le paradoxe qu’enveloppe la
formule de l’oracle de Delphes : une telle connaissance de soi serait analogue à une vision qui serait
vue d’elle-même. Or, comment la vue pourrait être vue d’elle-même ?
C. Cette question essentielle n’a-t-elle donc pour seule réponse que la reconnaissance d’une
transcendance ?
1. Cette question de la connaissance de soi n’est pas une question parmi d’autres : l’homme
est l’être qui fait question pour lui-même. Comme le note Héraclite, « De tous les hommes, c’est la
part : se connaître eux-mêmes et bien-penser » (Fragments, 60-116) : là où tous les autres êtres ont
leur mesure hors d’eux-mêmes, il appartient à l’homme de prendre à son compte la question de son
identité.
2. Or, la question du « Connais-toi toi-même » débouche-t-elle sur autre chose que sur un
énigme ? Quel sens pouvait avoir la formule de l’oracle ? Cette sentence inscrite à l’entrée du temple
d’Apollon signifiait sans doute : toi qui entres dans mon temple, prends conscience de n’être qu’un
mortel, et connaissant ta mesure, garde-toi de la dépasser. Ainsi, se connaître, ce n’est pas tant
savoir qui je suis mais plutôt reconnaître la transcendance divine, apprendre quels sont mes limites et
me savoir mortel.
3. Une telle énigme ne peut avoir alors pour corrélat que la reconnaissance d’une
transcendance divine et ne saurait être résolue que par une révélation.
Cf. Saint-Augustin, Confessions, Livre Dixième, Chapitre V : « C’est vous, Seigneur, qui me jugez.
« Nul homme ne sait ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ». Il y a
cependant dans l’homme des choses que l’esprit de l’homme, qui est en lui, ne sait pas. Mais vous,
3
« Je est un autre ».
Seigneur, qui l’avez créé, vous savez tout de lui. Et moi, encore que devant vous je me méprise et me
regarde comme cendre et poussière, je sais de vous quelque chose que j’ignore de moi-même ».
Dans le mystère que je suis pour moi-même s’élève l’évidente présence d’un dieu.
Ainsi, l’exigence de se connaître soi-même semble n’ouvrir que sur une impasse. On peut
toutefois se demander en quelle mesure une telle impossibilité n’est pas la conséquence d’une
certaine représentation illusoire de l’identité. Dans ce cas, cette connaissance ne serait impossible
que parce que son objet est chimérique.
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III. Par delà les fictions d’un moi substantiel, une identité qui s’exprime essentiellement dans
une relation à l’autre, une identité à conquérir et à...inventer.
A. Les fictions (utiles ?) de l’identité substantielle.
1. Le présupposé de toute connaissance de soi est l’idée d’un Moi, simple, permanent et
toujours identique à lui-même. Or, on est en droit de se demander en quelle mesure une telle identité
substantielle, posée en-deçà de tous changements et de tout devenir, n’est pas une fiction
métaphysique. C’est la critique d’une telle identité substantielle que Hume entreprend dans le Traité
de la nature humaine : si le Moi était une « entité » qui demeure, toujours simple et identique à ellemême, je pourrais me saisir moi-même par-delà toutes mes perceptions particulières. Or, l’expérience
m’apprend que lorsque je cesse de percevoir quelque en chose en particulier, comme dans l’état de
sommeil, je n’ai plus aucun sentiment de moi-même, et, « aussi longtemps que cet état dure », « on
peut vraiment dire que je n’existe pas ». Aussi le Moi n’est-il pas un substrat substantiel, une « chose
qui pense », pou reprendre l’expression cartésienne, qui existerait en dehors d’une perception
particulière. Le sentiment de moi-même n’est pas le sentiment de « quelque chose » qui m’affecte : le
moi n’est rien d’autre que ce sentiment lui-même.
2. Supposons, toutefois, qu’une telle identité ait un sens et essayons de la définir, à l’instar de
Pascal dans ses Pensées (688, Lafuma), qui se demande : « Qu’est-ce que le moi ? » Vous pouvez
fort bien répondre, par exemple (et si tel est le cas - mais comment ne le serait-ce pas ?) : je suis
belle, je suis intelligente. Seulement, vous pouvez perdre votre beauté ou bien encore devenir stupide
sans vous perdre vous-même. Certes vous aurez changé mais l’on en voit beaucoup qui, malgré de
4
tels changements, ne cessent pas d’être eux-mêmes et de se reconnaître comme tels. Ce faisant, il
semble que le Moi ne peut être défini à partir de ses qualités particulières, puisqu’il peut perdre ces
qualités sans se perdre lui-même. Qu’est-ce donc alors que le Moi ? Est-ce une pure instance
spirituelle ? Une « chose qui pense » ? Or, il semble que lorsque je me demande : Qui suis-je ?, je ne
m’inquiète pas d’un « je pense » métaphysique, d’une modalité aussi abstraite qu’elle est universelle,
mais bien de ce que je suis en particulier, de cette singularité irréductible, qui me rend à nul autre
pareil. Ce que je vise, c’est moi et non un autre : et si nous sommes tous des « choses qui pensent »,
nul ne l’est en particulier. Par conséquent, le moi qui n’est pas ses qualités particulières n’est qu’une
abstraction en dehors d’elle. Il est si singulier, pourrait-on dire, qu’il ne se laisse pas ressaisir dans ses
particularités, et, qui veut le définir n’atteint qu’un néant...
3. Si le « Moi » nous apparaît comme une évidence, si cette représentation nous est devenue
familière, cela ne nous permet pas pour autant d’estimer que cette identité substantielle ait une
quelconque réalité : il est des coutumes qui finissent par devenir des « secondes natures ». Ce
faisant, si la subjectivité est une construction historique, on est en droit de se demander qu’elle est la
fonction d’une telle représentation. La première de ses fonctions est sans doute éthique et juridique :
comment pourrait-on fonder la responsabilité, m’imputer quelque acte que ce soit si je n’étais pas
capable de rapporter chacun de mes actes à une unité subjective ? Le sujet est avant tout un sujet
responsable. Aussi toute identité est-elle inséparable d’une procédure d’identification : ma croyance
en un « Moi », immuable et identique à lui-même, est corrélative d’une longue « accoutumance »
sociale, qui m’attribuent des signes permanents (un nom, un prénom...), auxquels je m’identifie dans
la mesure où je suis reconnu par eux. On peut se demander alors en quelle mesure l’hégémonie de la
4
Il faut avouer, toutefois, que celui qui s’enlaidit et s’abêtit, n’est pas prompt à prendre conscience de telles modifications...
subjectivité comme représentation de l’individualité n’est pas l’expression et la conséquence d’une
procédure sociale et politique qui, à l’époque moderne, passe essentiellement par cette procédure
d’identification. L’historien et philosophe Michel Foucault montre ainsi que l’émergence du pouvoir
5
moderne est corrélative de la multiplication des formes de « l’aveu » : l’individu est sommé de se dire,
de décliner son identité sous toutes ses formes, même (surtout) les plus intimes :
« Dans la justice, dans la médecine, dans la pédagogie, dans les rapports familiaux, dans les
relations amoureuses, dans l’ordre le plus quotidien, et dans les rites les plus solennels ; on avoue ses
crimes, on avoue ses péchés, on avoue ses pensées et ses désirs, on avoue son passé et ses rêves,
on avoue son enfance ; on avoue ses maladies et ses misères ; on s’emploie avec la plus grande
exactitude à dire ce qu’il y a de plus difficile à dire ; on avoue en public et en privé, à ses parents, à
ses éducateurs, à son médecin, à ceux qu’on aime ; on se fait à soi-même, dans le plaisir et dans la
peine, des aveux impossibles à tout autre, et dont on fait des livres. On avoue - ou on est forcé
d’avouer » (Histoire de la sexualité, I, « La volonté de savoir »)
Il faut se dire pour être identifié et s’identifier : et l’essentiel n’est pas que nous dévoilions la vérité de
notre identité mais qu’elle soit avouée ; qu’importe si cette introspection est chimérique, l’essentiel est
que je sois pris dans cette exigence de me dire, que je manifeste ce que je suis, ce que je ne suis pas,
ce que je crois être. Le sujet de la subjectivité, le sujet qui se cherche, qui veut se « connaître », est
avant tout et essentiellement le sujet assujetti au pouvoir qui l’invite à se déclarer. Aussi n’est-ce pas
dans la censure, dans l’interdiction des discours -comme on pourrait le croire naïvement - que se
manifestent les formes modernes du pouvoir, mais au contraire dans une sollicitation du discours et,
tout particulièrement, du discours sur soi.
« Il faut se faire une représentation bien inversée du pouvoir pour croire que nous parlent de
liberté toutes ces voix qui, depuis tant de temps, dans notre civilisation, ressassent la formidable
injonction d’avoir à dire ce qu’on est, ce qu’on a fait, ce dont on se souvient et ce qu’on a oublié, ce
qu’on cache et ce qui se cache, ce à quoi on ne pense pas et ce qu’on pense ne pas penser.
Immense ouvrage auquel l’Occident a plié des générations pour produire -pendant que d’autres
formes de travail assuraient l’accumulation du capital - l’assujettissement des hommes ; je veux dire
leur constitution comme « sujets » au deux sens du mot »
En ce sens, il n’est peut-être jamais vain de se demander à qui profite la connaissance de soi...
B. L’identité comme relation à l’autre et comme oeuvre.
1. A vouloir interroger le « Moi » comme entité isolée, substrat immuable, il semble que nous
échouons immanquablement sur une abstraction. En ce sens, loin de pouvoir être atteinte au travers
d’une « réduction » métaphysique, l’identité personnelle doit être sans doute envisagée en acte, dans
le rapport concret aux autres, rapport qui me définit essentiellement. L’identité est inséparable d’une
condition, si l’on entend par là, comme le souligne Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, la
nécessité qui est mienne « d’être dans le monde, d’y être au travail, d’y être au milieu des autres et d’y
être mortel ». Et cette nécessité n’est pas un pis-aller, un « accident » au regard d’une identité
substantielle : c’est dans cet ensemble de relations que je me forme et me découvre à moi-même.
Ainsi, mon identité se décide dans la relation à l’autre et « pour obtenir une vérité quelconque sur moi,
il faut que je passe par l’autre ». Et si les autres peuvent être des obstacles à cette connaissance
5
Par pouvoir, il ne faut pas entendre simplement l’expression d’une volonté particulière qui commanderait à toutes les autres,
ou l’autorité d’un groupe social sur les autres, ou encore l’autorité d’un Etat sur les individus qui le composent. Comme le
note Foucault dans L’oeil du pouvoir, « On appauvrit la question du pouvoir quand on la pose uniquement en termes de
législation, ou de Constitution, ou dans les seuls termes d’Etat ou d’appareils d’Etat. Le pouvoir, c’est autrement plus
compliqué, autrement plus épais et plus diffus qu’un ensemble de lois ou un appareil d’Etat. » La représentation du pouvoir
sous une forme « pyramidale » (un « sommet » qui serait la source exclusive de tout ordre et de toute contrainte) est une
représentation trop sommaire et trop naïve : les nouvelles formes de pouvoir ne sont pas des stratégies ou de tactiques mises
en place volontairement par un individu, un groupe, une classe... « Ces tactiques ont été inventées, organisées à partir de
conditions locales et d’urgences particulières. Elles se sont dessinées morceau par morceau avant qu’une stratégie de classe
les solidifie en vastes ensembles cohérents ». Ainsi, le pouvoir n’est pas tant une autorité transcendante qui commanderait
certaines pratiques et certains discours mais il est plutôt immanent à des pratiques et des discours locaux qui finissent par
s’homogénéiser en un ensemble cohérent, chacun de ses discours et de ses pratiques s’affirmant de plus comme de formes
autonomes, sans voir ce « lien ». Le pouvoir se dessine ainsi à partir de discours et de pratiques qui ne s’interprètent pas euxmêmes comme formes de pouvoir mais qui finissent, en multipliant des échanges involontaires, par donner forme à une
autorité qui les excède, et cela d’autant plus que de tels discours et de telles pratiques se maintiennent dans la fiction d’une
autonomie, censée les préserver de l’arbitraire du pouvoir. Le pouvoir ne se met jamais autant en place que là où la question
de l’autorité semble ne pas devoir se poser. Exemple : les discours de « vérité », médecine, sciences...philosophie (?)
(quand la grégarité m’absorbe), ils en sont aussi la condition de possibilité. Cette connaissance est
inséparable d’une représentation pour l’autre.
2. Par conséquent, je ne me connais peut-être essentiellement qu’en donnant forme à mon
identité dans une activité pratique. Hegel, distinguant ainsi dans l’Esthétique, deux formes de la
conscience de soi, l’une théorique, qui serait le résultat d’une introspection, et l’autre, pratique, quand
je m’éprouve moi-même dans le « spectacle de ma propre activité », note que la seconde manifeste
mon identité bien plus que la première. En ce sens, ce n’est pas dans une pure conscience de soi
théorique que je m’apprends à moi-même ce que je suis, mais en oeuvrant, en accomplissant cette
identité dans mon activité pratique. Ainsi, dans le travail, ce n’est pas simplement une matière à
laquelle je donne forme mais c’est aussi mon identité qui reçoit une forme concrète dans cette activité.
« Par le travail, le soi fait de ses propres déterminations les formes des choses » (Phénoménologie de
l’Esprit). Etre dépossédé alors du produit de son travail, lorsque celui-ci n’est plus rapporté à moi
comme étant mon oeuvre, mais devient une marchandise, dont la valeur monétaire ne renvoie plus à
cette activité et à cette expression, c’est bien, comme le souligne Marx, une des formes essentielles
de l’aliénation : étant dépossédé du produit de mon travail, c’est de moi dont je suis dépossédé.
C. Se connaître : s’inventer ? Le pari éthique...
1. Si nous renonçons à penser l’identité comme un substrat immuable qui se tiendrait en-deçà
de toutes mes représentations et qui serait en lui-même irreprésentable, comment puis-je alors me
connaître moi-même ? Dans une telle perspective, l’identité est inséparable de sa représentation ellemême. C’est dans son interprétation même que mon identité prend forme et sens et cette identité
dépend essentiellement de la façon dont je l’éclaire. Telle est l’expérience que Montaigne fait dans
ses Essais : Qui est Montaigne ? Il n’est pas encore lui-même avant d’avoir tenté d’expliciter le sens
de son identité, et celle-ci est bien plus le fruit de son oeuvre, que l’oeuvre, son produit :
«Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait, livre consubstantiel à son auteur,
d’une occupation propre, membre de sa vie, non d’une occupation et fin tierce et étrangère, comme
tous autres livres » (II, XVII)
En ce sens, se dire, ce n’est pas simplement s’apprendre à soi-même qui l’on est, mais c’est se faire
être: l’identité est un acte d’interprétation et c’est aussi pour cela que, cherchant à me connaître moimême, je peux, dans cette représentation, me jouer de moi-même.
2. Ce faisant, si l’identité est inséparable de son interprétation, chercher à se connaître, c’est à
la fois donner sens à ce que je suis et transformer ce que je suis dans cette donation de sens. Comme
le souligne Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, s’il est vrai que « le choix que
nous faisons de notre vie a toujours lieu sur la base d’un certain donné », il m’appartient d’en
« expliciter le sens dans différentes directions ». Mon existence se dessine dans cet effort de
réinterprétation et ce n’est pas tant mon passé qui instruit mon présent que mon présent qui informe
mon passé : « En assumant un présent, je ressaisis et je transforme mon passé, j’en change le sens,
je m’en libère, je m’en dégage ». Par conséquent, la connaissance de soi ne vise pas un objet, le
« Moi », déjà-là, pré-constitué dans un passé défini : cette connaissance recrée son objet en
l’interrogeant.
3. En ce sens, la connaissance de soi, loin de se résoudre en une définition de soi - nous
avons vu comment une telle tentative est aporétique, consiste peut-être essentiellement en une
expérimentation de soi. Aussi polymorphe que notre désir, notre identité, en devenir, s’accomplit ainsi
dans un jeu d’expressions labiles, qui sont autant d’essais, d’hypothèses, de métamorphoses et de
déplacements. L’éthique ne peut-elle pas apparaître justement comme une façon d’oser d’autres
figures de soi ? Ne serait-ce pas manquer sa spécificité que de la réduire à un savoir positif qui
décrirait le fait de l’identité? Au coeur de toute éthique, c’est un « peut-être », un « et si... », qui
s’affirment : et s’il s’agit de se connaître, cette connaissance n’est pas un constat mais une invitation à
se réinterpréter soi-même, dans le sens musical ici du terme « interprétation ». C’est bien une telle
tentative éthique, une telle expérimentation, à laquelle nous invite Gilles Deleuze, dans Mille plateaux,
au travers de l’hypothèse du « Corps sans organes » : il est certain que si nous nous en tenons aux
catégories de la physiologie, de la biologie, de la psychiatrie, un tel Corps n’est qu’une fiction absurde
de philosophe. Mais l’ « évidence » de l’organisme n’est-elle pas après tout une façon d’organiser le
corps en vue de son identification sociale ? Penser le corps comme une mécanique hiérarchisée, est-
ce épuiser sa « réalité » ou est-ce simplement une façon de l’interpréter parmi d’autres possibles ? Ne
peut-on pas oser d’autres figures du corps ?
« Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour
respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau pour penser, l’anus et le larynx, la
tête et les jambes ? Pourquoi pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre ? »
Ainsi, l’éthique est un « pourquoi pas ? », dans lequel la connaissance de soi est inséparable d’une
invention de soi.