Relations entre son et musique

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Relations entre son et musique
UNESCO
2004-2005
Séminaire théorique
Introduction à l’histoire et à l’esthétique des musiques
électroacoustiques
Bruno Bossis
Session 1 :
Quelques réflexions sur les relations
entre le son et la musique
1
Conseils
Le site de référence concernant les musiques électroacoustiques est sans conteste celui
de l’Electronic Music Foundation de Joel Chadabe. Il est possible d’y commander des disques
et des livres :
http://www.emfinstitute.emf.org/
Le glossaire établit dans le cadre du projet EARS est très précieux pour comprendre les
différentes notions liées à l’électroacoustique :
http://www.mti.dmu.ac.uk/EARS/Data/glossary.html
Le site de la Médiathèque de l’Ircam contient de nombreuses références sur les
compositeurs et leurs œuvres :
http://mediatheque.ircam.fr/
De nombreux extraits d’œuvres citées peuvent être entendus sur les sites de vente par
correspondance de disques comme :
http://www.amazon.fr/
http://www.fnac.com/
Ce séminaire renvoie à de nombreux logiciels gratuits qui permettent d’expérimenter les
notions abordées. Des tutoriaux facilitent leur apprentissage :
http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.phpURL_ID=13760&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
Un guide pratique réalisé par Marc Battier pour la création de projets sonores est
disponible :
http://www.omf.paris4.sorbonne.fr/UNESCO-YDC/TUTORIAL/
Plus généralement, les relations entre les arts et les techno-sciences sont documentées
sur le site de l’OLATS :
http://www.olats.org/
2
Une évolution parallèle
De tout temps il a existé une interdépendance entre la qualité du son et la musique. La
qualité du son se définit par des paramètres acoustiques, c’est-à-dire scientifiques, et d’autres
plus subjectifs, ceux relevant de la culture de l’auditeur.
La qualité scientifique du son dépend de quatre paramètres :
• L’intensité
• La hauteur
• Le timbre
• La direction
L’intensité est la force du son. Elle correspond par exemple au réglage du volume d’un
amplificateur.
La hauteur d’un son est déterminée par sa fréquence fondamentale. Il peut être plus ou
moins grave ou aigu.
Le timbre est le résultat d’une combinaison de la force et de la hauteur au niveau de
chaque partiel du son. En effet, un son est rarement pur (dans ce cas, il ne contient qu’une
seule fréquence). Il est le plus souvent complexe, étant constitué de nombreuses composantes
fréquentielles dont la répartition et les amplitudes respectives déterminent le timbre.
La direction donne la situation géographique du son par rapport à l’auditeur.
Ces quatre paramètres sont dynamiques. Ils évoluent en fonction du temps, tout comme
la musique1.
Si la qualité acoustique peut être étudiée de manière exacte et neutre avec les outils de la
science, si les caractéristiques de l’audition sont physiologiques, il n’en est pas de même de
l’impact expressif des sons. Bien des écrits anciens ont tentés de cerner l’éthos des modes par
exemple. Plus récemment, des études ont été menées sur la psychoacoustique. Mais
l’expressivité musicale n’est pas réductible à des règles scientifiques. La façon dont le monde
sonore touche l’auditeur reste heureusement du domaine de l’art et plus largement de la
culture, y compris pour les musiques composées ou improvisées avec l’aide de machines très
sophistiquées.
Les relations qu’entretiennent le son et la musique ne sont donc pas simples et appellent
un examen plus approfondi.
1
http://www.omf.paris4.sorbonne.fr/UNESCO-YDC/TUTORIAL/
3
Plus ou moins fort
Souvent, jusqu’à la Renaissance, la dynamique était peu importante. Les instruments de
musique restaient technologiquement rudimentaires. Loin d’appauvrir la musique, cet état de
fait était pris en compte par les musiciens. Les idiomatismes instrumentaux ont toujours
nourri l’expression artistique et façonnés l’acculturation musicale en favorisant l’originalité.
Longtemps, la facture instrumentale n’a pas permis de disposer d’instruments possédant
une grande étendue de nuances. L’exemple de la flûte à bec est remarquable de ce point de
vue : un débit et une pression de l’air trop faibles ou trop forts provoquent une altération de la
hauteur et du timbre. De même, les cromornes et les cornemuses avec leur capuchon
recouvrant une anche double, les cuivres naturels et leur gamme s’appuyant sur des
octaviations ou des quintoiements, imposent des modes de jeu peu différenciés sur le plan de
la dynamique.
A partir de l’époque baroque, progressant au rythme des découvertes de matériaux
nouveaux et des évolutions des techniques manufacturières, les progrès de la fabrication
donnent le jour à des instruments dont la justesse et le timbre sont moins dépendants de la
puissance d’émission. Les différences d’intensité ne se limitent plus à des différences dans le
nombre ou la nature des instruments. Mais, les changements de dynamiques se font encore le
plus souvent par paliers, comme pour les reprises dans les danses de l’époque baroque.
Il faudra attendre l’orchestre de Mannheim pour voir apparaître la prise en compte par
les compositeurs (Stamitz, Mozart…) d’évolutions progressives de l’intensité dans des
crescendos et des decrescendos.
Cependant, les musiques populaires n’intégreront jamais véritablement cette dimension
des possibilités artistiques offertes par le monde des sons. Les musiques populaires
électroniques utilisent très peu les immenses possibilités dynamiques de la lutherie
électroacoustique. Curieusement, le paramètre de l’intensité, si difficile à contrôler autrefois,
ne fait toujours pas partie de la palette expressive des musiques s’adressant au plus grand
nombre. Il en est de même dans le domaine de la musique électroacoustique. Seules les
musiques dites « savantes » intègrent de véritables gestes dessinant des évolutions complexes
de l’intensité. La subtilité des musiques de Jonathan Harvey met en évidence ce travail sur la
dynamique. L’enveloppe d’amplitude de Mythic Figures (2001) montre les différences
énormes de la dynamique et la variété de ses évolutions.
4
Enveloppe d’amplitude2 de Mythic Figures (2001)3 de Jonathan Harvey
2
Réalisé avec le logiciel gratuit :
http://portal.unesco.org/culture/admin/ev.php?URL_ID=15857&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201
&reload=1103985740&PHPSESSID=ca3a93c74916deb0318ef5609a9abed8
3
Mythic Figures, Jonathan Harvey, Londres, Sargasso, SCD 28044, 2002.
5
Du grave à l’aigu
De même que l’intensité sonore a bénéficié des avancées de la facture instrumentale, la
hauteur des sons et ses conséquences musicales : l’échelle, la justesse, le diapason et l’étendue
sont devenues des caractéristiques de plus en plus maîtrisables par les musiciens.
L’échelle de hauteurs forme une gamme sur laquelle se forme la musique, aussi bien
horizontalement (la mélodie) que verticalement (le contrepoint et l’harmonie). Les musiciens
de tous les temps et de toutes les régions du monde ont imaginé de multiples types d’échelles
et différentes façons de les utiliser. Les hauteurs peuvent être régulièrement étagées sur
l’échelle comme dans le système tempéré. Leur disposition peut également être issue de la
résonance acoustique, dépendant de la fabrication de l’instrument. L’échelle est parfois même
variable.
Le système adopté par la musique savante occidentale depuis quelques siècles est celui
de la gamme tempérée. Il ne s’agit cependant ni d’une règle universelle, ni d’une solution
préférable à toutes les autres. Avant Jean-Sébastien Bach, l’ajustement des hauteurs dépendait
en théorie de réflexions scientifiques, mais, en réalité, les échelles utilisées étaient imposées
par la qualité des instruments. Les musiciens devaient en tenir compte et les transcender dans
leur art. De même, dans toutes les musiques depuis la naissance de l’humanité, la gamme
chromatique de douze notes fait certainement figure d’exception. Les musiciens jouent le plus
souvent sur des gammes diatoniques ou pentatoniques.
De plus, ces gammes possèdent rarement un tempérament égal. Même les musiciens
professionnels rompus aux musiques occidentales postérieures au XVIIe siècle, qu’ils soient
violonistes ou chanteurs, prennent des libertés avec le tempérament égal. Des hauteurs de
notes ajustables suivant les formules modales utilisées produisent une partie de la richesse
expressive de musiques populaires traditionnelles. L’échelle n’est pas fixe, mais dépend du
contexte musical.
La justesse et le diapason sont donc des notions relatives, même si le système de clés
Boehm, les pistons, des détails comme le tamponnage ou l’embouchure de la flûte traversière
allongée en rectangle améliorent considérablement le contrôle de la hauteur. L’une des
principales conséquences de ces évolutions est l’accroissement rapide de la virtuosité.
La virtuosité, telle que l’entendent les musiciens traditionnels, s’éloigne de la pensée
électroacoustique. Lorsque des sons pouvant être identifiés à des instruments ou à des voix
sont utilisés, il convient de parler d’une extension de la virtuosité, comme pour la flûte
traversière dans Jupiter (1991)4 de Philippe Manoury. Dans le cas contraire, les notions de
hauteur, d’échelles et de virtuosité dépendent avant tout de la volonté du compositeur, les
possibilités des machines étant beaucoup plus vastes que celles d’un instrument acoustique.
4
Philippe Manoury, La Partition du ciel et de l’enfer, Jupiter, Paris, Ircam-Adès, 1996.
6
Jupiter (1991) de Philippe Manoury, IIB, p. 7.
7
Le timbre ou la couleur du son
L’une des caractéristiques de la musique occidentale est une grande égalisation du
timbre entre les registres instrumentaux et vocaux.
Pour tout instrument, le timbre n’est pas tout à fait constant selon les zones de hauteurs
sur lesquelles on joue. Les instruments rudimentaires font entendre de très grandes différences
de timbre entre leurs registres, ne serait-ce qu’entre les octaves. Les musiciens occidentaux
ont recherché une grande maîtrise du timbre ainsi qu’une égalisation sur toute l’étendue des
instruments. Des ensembles d’instruments appartenant à une même famille, comme les
consorts de violes en Angleterre et le quatuor à cordes ont favorisé une imagination musicale
concentrée sur l’écriture et indépendante du timbre.
Par ailleurs, l’égalisation du timbre sur tous les registres d’un instrument n’empêche pas
le développement de la variété des types d’instruments dans les grands ensembles. La richesse
de l’orchestre symphonique provient du nombre d’instruments différents qui le composent et
du contrôle exercé par chaque instrumentiste sur le timbre de son instrument.
Malgré les progrès de la facture instrumentale, la musique occidentale a conservé des
différenciations du timbre en registre. Ainsi, la clarinette possède plusieurs registres
reconnaissables par un timbre légèrement différent. L’art de l’orchestration développé par
Hector Berlioz repose à la fois sur l’égalisation, le contrôle et la variété du timbre.
Les musiques électroacoustiques ouvrent les possibilités dans deux directions : un
contrôle plus fin et plus absolu du timbre, et une obsolescence des anciennes catégories.
Les machines analogiques et numériques autorisent une véritable écriture du timbre.
Dès le début du Poème électronique (1958)5 de Varèse, l’auditeur comprend que la couleur du
son n’est plus liée à la production d’un type d’instrument, mais devient une composante
essentielle de l’idée musicale.
Sonagramme6 du début du Poème électronique (1958) de Varèse
La même année, également pour le pavillon Philips de l’Exposition universelle de
Bruxelles, Iannis Xenakis compose Concret PH7, une œuvre basée sur un seul son : un
crépitement de braises.
5
An anthology of noise & electronic music, Sub Rosa, SR190, 2001.
Une représentation équivalente peut être réalisée avec le logiciel gratuit Sonagram :
http://portal.unesco.org/culture/admin/ev.php?URL_ID=17236&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201
&reload=1103985962
7
Ibid.
6
8
Des sons dans l’espace
Au début du XVIIe siècle, les musiciens de la basilique San Marco de Venise utilisent
volontiers les deux tribunes symétriques pour y placer deux groupes de chanteurs ou
d’instrumentistes. Par exemple, dans Vespro della beata Vergine (1610)8, Monteverdi
« spatialise » sa musique en divisant les chœurs (chori spezzati). Plus d’un siècle plus tard, les
deux tribunes disposées dans la longueur de Saint Thomas de Leipzig sont mis à profit pour
abriter les deux chœurs de la Passion selon St Mathieu jouée le vendredi saint, le 15 avril
1729. La spatialisation permet d’une part d’éviter le rapport frontal statique entre les
interprètes et les auditeurs, d’autre part de dynamiser le dialogue musical entre des masses
sonores et enfin de rendre les sources sonores mobiles dans l’espace.
Le 20 juillet 1951 dans la salle de L’Empire à Paris, Pierre Schaeffer expérimente pour
la Symphonie pour un homme seul un « portique potentiométrique de relief »9. Le
manipulateur Maurice Le Roux, tient dans la main droite un anneau relié à quatre filins qui
commandent des potentiomètres réglant la spatialisation en direct. Sa main gauche agit sur
l’ensemble de la dynamique.
Pierre Schaeffer au « pupitre d’espace » - 195110
Le 30 mai 1956 a lieu la première de Gesang der Jünglinge11 de Karlheinz Stockhausen.
La pièce est composée pour cinq groupes de haut-parleurs répartis tout autour et au-dessus des
auditeurs. La répartition spatiale des sons concrets et électroniques correspond pour la
première fois à une fonction structurelle et non à une simple extension des paramètres
perceptifs. La direction du son et son mouvement sont intégrés à la volonté de généralisation
sérielle.
Pendant l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958, le dispositif du pavillon Philips
dans lequel sont joués en alternance Concret PH de Iannis Xenakis et le Poème électronique
de Varèse comprend 450 haut-parleurs.
8
Vespro della beata Vergine, Königsdorf (Allemagne), Capriccio, 10 516, 1995.
Pierre Schaeffer, A la recherche d’une musique concrète, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 108.
10
Notice du coffret de 5 Cds Archives GRM, Paris, INA-GRM, INA C 1031-5, 2004, p. 18.
11
Stockhausen 3, Elektronische Musik 1952-1960, Kürten (Allemagne), K. Stockhausen, 1996.
9
9
L’acousmonium conçu par François Bayle et réalisé par Jean-Claude Lallemand en
1974 au GRM est un véritable orchestre de haut-parleurs. Le principe général est de pouvoir
spatialiser sur 8, 12, 16 ou 24 canaux une source sonore parfois seulement stéréophonique.
Des
logiciels
comme
Spat,
le
spatialisateur
conçu
à
l’Ircam,
(http://forumnet.ircam.fr/rubrique.php3?id_rubrique=9) permettent de simuler le déplacement
de phénomènes sonores dans la salle de concert. Le chœur virtuel de l’opéra K. (2000-2001)
de Philippe Manoury est ainsi transformé en toupies circulant en tous sens dans le volume de
la salle. Au GMEM, un centre de recherche situé à Marseille en France, Holophon12, HoloEdit13 et Holo-Spat14 permettent également de spatialiser les sons.
12
http://perso.wanadoo.fr/gmem/recherche/dvlpt.html
http://perso.wanadoo.fr/gmem/recherche/Holo_Edit.html
14
http://perso.wanadoo.fr/gmem/recherche/Holo_Spat.html
13
10
L’impasse de la fin du XIXe siècle et après
Les relations entre le son et la musique ne concernent pas seulement l’aspect physique
du son, elles impliquent également la culture dans laquelle vivent le compositeur, l’interprète
et l’auditeur. Les musiques électroacoustiques s’inscrivent dans le vaste mouvement de
remise en question de la musique occidentale pendant le XXe siècle. Après cinq siècles
d’existence, la tonalité montre ses limites à la fin du XIXe siècle et contraint les compositeurs à
rechercher des réponses innovantes. Si toutes les directions explorées n’ont pas été utilisées
dans les musiques électroacoustiques, elles forment cependant le terreau sur lequel se sont
développées les recherches en création musicale avec des machines.
Ces axes d’ouverture n’ont pas tous un caractère de nouveauté absolue et ils ne
représentent pas à eux seuls la musique des XXe et XXIe siècles. D’une part, les compositeurs
ont redécouvert des principes depuis longtemps oubliés par la musique savante occidentale,
d’autre part la tonalité est restée présente dans la majorité des courants de la musique
populaire, très fortement industrialisée. Par ailleurs, elle ressurgit dans le néoclacissisme, le
néoromantisme et plus largement dans la postmodernité.
Mais il ne s’agit pas ici de passer en revue de manière exhaustive tous les courants
musicaux ayant existé depuis la remise en cause de la tonalité. L’accent sera porté sur
quelques courants et procédés de composition qui enrichissent plus ou moins directement les
musiques électroacoustiques.
11
Un retour aux sources : la modalité
Dans le dernier quart du XIXe siècle, des compositeurs collectent eux-mêmes des chants
populaires traditionnels en parcourant les campagnes européennes à la recherche de leurs
racines musicales. En-dehors des nombreuses tentatives romantiques de rêver ces cultures,
Louis-Albert Bourgault-Ducoudray sera l’un des tout premiers à se positionner comme un
observateur rigoureux de cultures musicales différentes. Il arpentera la Grèce dès 1875 et
influencera ses successeurs par l’intermédiaire de ses cours au conservatoire de Paris et dans
une moindre mesure par ses compositions. Les Cinq mélodies populaires grecques (19061909)15 de Ravel sont une forme accomplie de cette démarche. Le linguiste helléniste Hubert
Pernot a poarcouru l’île de Chio en 1903 avec un phonographe. Le compositeur breton Paul
Le Flem a ensuite transcrit les mélodies enregistrées. Enfin, Ravel en a tiré de superbes
compositions.
La démarche plus connue de Bartók et Kodály en Hongrie à partir de 1905-1906 est
similaire. Les moyens d’enregistrement sont utilisés à la fois à des fins d’observation
scientifique et librement mis au service de l’imaginaire du compositeur. Dans les musiques
populaires hongroises, Bartók découvre, outre l'échelle pentatonique, des combinaisons
polyrythmiques asymétriques. Il les utilise dès ses premières oeuvres pour piano, par exemple
dans les Six danses bulgares de Mikrokosmos (1925-1940). La redécouverte de la modalité est
la conséquence la plus importante de ces travaux. Mais là où la tonalité imposait un cadre
restreint dans l’organisation de l’échelle des hauteurs et son utilisation musicale, la modalité
ouvre des perspectives beaucoup plus complexes. La modalité ne peut se limiter à une échelle
avec quelques notes pivot. Des figures rythmiques et mélodiques, des systèmes
d’ornementation, des formules cadentielles originales et bien d’autres procédés font partie
intégrante des musiques modales.
Intéressés par toutes sortes de musiques populaires, les compositeurs européens se sont
également ouverts au jazz. Les premiers contacts avec ces musiques datent de la venue de
fanfares avec les armées américaines à la fin de la première guerre mondiale. Dans le même
temps, des enregistrements commençaient à être importés des Etats-Unis. Les compositeurs
ne seront pas les seuls à se passionner pour ces musiques extra-européennes. Par exemple, le
poète Jean Cocteau accompagnera son texte Les Voleurs d’enfants (1929)16 du Dan Parrish
Jazz Orchestra.
Compositeur et écrivain, André Hodeir, dans Jazz et jazz (1951)17, a sans doute été le
premier à provoquer la rencontre entre deux univers expérimentaux : celui du jazz le plus
récent d’alors et celui de la musique concrète. L’un est le domaine de l’improvisation alors
que l’autre est un art de ce que Michel Chion appellera plus tard les « sons fixés »18. Un
pianiste improvise en direct sur un accompagnement (percussion, contrebasse et trompette)
transformé selon les techniques de la musique concrète et fixé sur disque
15
Ravel mélodies, EMI Classics, 7243 5 69300 2 4-5, 1984.
Futurism & Dada reviewed, LTM CD 2301, 2000.
17
Archives GRM, Paris, INA-GRM, INA C 1031, 2004.
18
Michel Chion, L’Art des sons fixés, ou La musique concrètement, Fontaine (France) Éditions
Metamkine/NotaBene/Sono-Concept, 1991.
16
12
Contrôle de l’écriture : dodécaphonisme et
sérialisme
En 1907, deux événements marquent le monde des arts plastiques et celui de la
musique. Pablo Picasso peint Les Demoiselles d’Avignon19, la première œuvre en partie
cubiste. Si la partie gauche du tableau reste réaliste, la partie droite est résolument cubiste.
L’espace est déconstruit par une multiplication des points de vue simultanés remettant
radicalement en cause la perspective géométrique. En conséquence, les visages et les corps
sont déformés et le peintre impose une nouvelle vision artistique. La même année, Arnold
Schœnberg commence son opus 1020, un quatuor à cordes qu’il terminera l’année suivante et
dans lequel le principe d’écriture est pour la première fois atonal. En 1923, la valse, dernière
pièce de son opus 2321 pour piano est sérielle. Dans la musique sérielle22, une série de
hauteurs est présentée sous quatre formes (originale, renversée, rétrograde et renverséerétrograde) dans les 12 transpositions possibles.
Les compositeurs cherchent ensuite à généraliser ce principe à tous les paramètres
musicaux. La deuxième des Quatre études de Rythmes pour piano : Modes de valeurs et
d’intensités (1950)23 d’Olivier Messiaen reste comme l’aboutissement de ce sérialisme
intégral. Hauteurs, durées et intensités respectent une logique d’écriture sérielle.
La musique électroacoustique prolonge le sérialisme par l’intermédiaire de quelques
compositeurs importants comme Pierre Boulez et Kalheinz Stockhausen. Dès sa première
œuvre de musique électronique : Studie I (1953)24 pour sons sinusoïdaux, ce dernier utilise un
processus sériel pour générer la pièce. De façon à mieux contrôler les sons produits, il décide
de ne pas utiliser les sons produits par les synthétiseurs disponibles à l'époque au studio de la
radio de Cologne, le Melochord et le Trautonium, mais d’élaborer les sons à partir d'un
empilement de sinusoïdes pures. La méthode est celle de la synthèse additive. L'évolution des
fréquences, des durées et des amplitudes obéissent à des règles complexes. Par exemple, les
durées sont inversement proportionnelles aux intervalles de hauteur.
19
http://www.clioetcalliope.com/oeuvres/peinture/picasso/avignon.htm
http://www.usc.edu/isd/archives/schoenberg/as_disco/works/010a.htm
21
http://www.usc.edu/isd/archives/schoenberg/as_disco/works/023a.htm
22
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Serialisme.html
23
Yearbooks of the 20th Century Piano, 1950, Florence, Frame, CD FR01 38-2, 2002.
24
Stockhausen 3, Elektronische Musik 1952-1960, Kürten (Allemagne), K. Stockhausen, 1996.
20
13
Recherches sur le timbre :
Klangfarbenmelodie et spectralisme
La prise en compte du timbre dans la composition musicale commence lorsque les
musiciens écrivent leur musique pour tel ou tel instrument particulier. La partition des
Concertos brandebourgeois (1721) de Jean-Sébastien Bach, comporte, contrairement à
beaucoup de ses pièces, l’indication des instruments devant chaque portée. Leur choix n’est
jamais neutre.
Désirant aller plus loin dans l’exploration du timbre, Schœnberg imagine dans la
troisième de ses cinq pièces pour orchestre Farben opus 16 (1909)25 de créer une véritable
mélodie de timbres en modifiant la couleur instrumental au cours d’une mélodie
(Klangfarbenmelodie).
Plus tard, influencé par Scriabine et élève de Schœnberg, le compositeur italien
Giacinto Scelsi (1905-1988)26 mènera une recherche transcendantale sur le son. Ses œuvres
de la maturité explore en profondeur la nature même du son, comme médium privilégié
donnant accès à une réalité supérieure.
Gesang der Jünglinge (1955-1956)27 de Stockhausen est la première musique
électroacoustique développant sur une large échelle les propriétés intimes du spectre sonore.
Composée pour sons électroniques et concrets, cette œuvre pour bande seule explore les
frontières entre sons naturels et artificiels, entre voix et non-voix, entre compréhension
sémantique du texte et mystère du timbre vocal.
Au cours des années 1970, les jeunes compositeurs français de L’Itinéraire comme
Gérard Grisey, Tristan Murail et Mickaël Levinas seront influencé par les travaux de Scelsi et
deviendront les fers de lance de ce qu’il est convenu d’appeler le courant spectral. Il s’agit de
jouer, non plus seulement avec les notes, mais avec la nature même du son. Dans Les Chants
de l’amour, Gérard Grisey utilise l’ordinateur pour structurer sa pièce à partir des formants de
la phrase « I love you » et pour générer une voix synthétique sur laquelle reposent les voix du
chœur présent sur la scène.
25
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute/Farben.html
http://www.musicologie.org/Biographies/s/scelsi.html
27
Stockhausen 3, Elektronische Musik 1952-1960, Kürten (Allemagne), K. Stockhausen, 1996.
26
14
Ouverture des formants sur le mot anglais « I »28
28
Un sonagramme similaire peut être obtenu avec des logiciels gratuits :
http://portal.unesco.org/culture/admin/ev.php?URL_ID=13769&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201
&reload=1078853749 sous Windows et
http://portal.unesco.org/culture/admin/ev.php?URL_ID=18973&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201
&reload=1078853943 sous Mac.
15
Du surréalisme à l’électroacoustique
Les expériences de Marcel Duchamp, notamment son Erratum musical de 191029 dans
lequel les notes sont données par des boules tombant dans les wagons d’un petit train pour
enfant constituent l’acte de naissance des recherches surréalistes et de l’exploration des
processus aléatoires dans la composition musicale.
Dans les années 1910, les futuristes italiens30 développent une musique produite par des
bruiteurs. Leur foi dans les progrès scientifiques et dans la machine et dans l’ouverture du
timbre en musique ouvrira les portes à une musique radicalement neuve.
Dans sa quête de la liberté, les pièces de John Cage révèlent son approche du Zen datant
des années 1940. En recourant au I Ching chinois, il considère le hasard comme un moyen de
laisser les sons vivre librement, en minimisant l’intervention volontaire du compositeur. Les
hauteurs, les durées et la dynamique sont ainsi choisies aléatoirement dans Music of Changes
pour piano (1951). Si Boulez dans sa Troisième Sonate (1955-1957), et Stockhausen dans le
Klavierstück XI (1956) utilisent également le hasard, seul le parcours est variable dans une
œuvre dont l'enveloppe globale est contrôlée par le compositeur. Loin de toute pensée
anarchiste à la Thoreau, ces deux compositeurs ne renient en rien la responsabilité du
compositeur.
Pierre Schaeffer connaissait bien les apports artistiques du surréalisme, du futurisme, du
constructivisme russe. Les débuts de la musique concrète avec une utilisation des bruits
familiers et une composition refusant le plus souvent l’écriture avec des notes se placent dans
la descendance des essais prémonitoires des cinéastes Lázlo Moholy-Nagy (Tönendes ABC,
1929, aujourd’hui perdu) et Walter Ruttmann (Wochende, film sans image, 1930, 31).
29
The Entire Musical Work of Marcel Duchamp, Chicago, Ampersand, 1976.
http://www.cnac-gp.fr/education/ressources/ENS-Futurisme/ENS-futurisme.htm
31
An anthology of noise & electronic music, Sub Rosa, SR190, 2001.
30
16
Discographie
The Entire Musical Work of Marcel Duchamp, Chicago, Ampersand, 1976.
An anthology of noise & electronic music, Sub Rosa, SR190, 2001.
Archives GRM, Paris, INA-GRM, INA C 1031-1035, 2004.
Futurism & Dada reviewed, LTM CD 2301, 2000.
Philippe Manoury, La Partition du ciel et de l’enfer, Jupiter, Paris, Ircam-Adès, 1996.
Ohm : the early gurus of electronic music, Ellipsis Arts, CD3670, 2000.
Ravel mélodies, EMI Classics, 7243 5 69300 2 4-5, 1984.
Mythic Figures, Jonathan Harvey, Londres, Sargasso, SCD 28044, 2002.
Stockhausen 3, Elektronische Musik 1952-1960, Kürten (Allemagne), K. Stockhausen, 1996.
The Entire Musical Work of Marcel Duchamp, Chicago, Ampersand, 1976.
Vespro della beata Vergine, Monteverdi, Königsdorf, Allemagne, Capriccio, 10 516, 1995.
Yearbooks of the 20th Century Piano, 1950, Florence, Frame, CD FR01 38-2, 2002.
17
Bibliographie
BATTIER, Marc, « Science et technologie comme source d’inspiration au XXe siècle », in
Musiques, une encyclopédie pour le XXIe siècle, sous la direction de NATTIEZ Jean-Jacques,
volume 1, Arles, Actes Sud, Paris, Cité de la Musique, 2003, p. 512-557, paru précédemment
en italien in Enciclopedia della Musica, sous la direction de NATTIEZ Jean-Jacques,
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