Apprendre en Bretagne
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Apprendre en Bretagne
« Apprendre en Bretagne » Un projet multisupport TV Être agriculteur en 2009, c’est faire des choix. Des choix de modes de production, des choix d’engagements associatifs ou syndicaux. Le choix d’une vie... ou d’une deuxième vie Devenir agriculteur, c’est de moins en moins reprendre la ferme parentale, du moins pas tout de suite. L’agriculture bretonne attire. A la rentrée 2008, 17 400 élèves étaient inscrits en cours de formation agricole en Bretagne. Tous pourtant ne deviendront pas agriculteurs, car devenir exploitant ce n’est pas uniquement appliquer des savoirs appris dans les formations, c’est apprendre un mode de vie, souvent s’engager dans des aventures collectives. A travers sa famille, les associations, les syndicats, l’agriculteur de 2009 se définit dans le système agricole qui l’entoure. Nous avons suivi trois agriculteurs bretons. Sarah n’est pas issue du milieu agricole. Pourtant, cette infirmière de trente ans apprend aujourd’hui à devenir maraîchère. Jean-Noël est éleveur porcin à proximité de Saint-Brieuc. Il a repris l’exploitation familiale et a suivi le modèle intensif de ses parents. Olivier est producteur laitier en Ille-etVilaine. Il a quitté le monde de l’agriculture à ses dix huit ans mais il y est revenu lorsque ses parents ont décidé de prendre leur retraite. D’un modèle productiviste, il est passé à une agriculture biologique. Tous les trois ont appris l’agriculture... Paysan, exploitant, entrepreneur, chacun a choisi un modèle qu’aujourd’hui il défend et explique tout au long de notre reportage. Document télévisé « Dépaysants bretons » à visionner sur TV Rennes 35 et sur le site : http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr Décrypter les enjeux des relations entre emploi et formation sur un territoire volontairement restreint. Tel est l’objectif fixé par l’équipe web, qui, dès lors, s’est attachée au bassin d’emploi de SaintBrieuc. Par son évolution démographique, la structure de son emploi salarié et de sa population, son niveau de diplôme, le pays de Saint-Brieuc (190 000 habitants) présente des données sensiblement équivalentes à celles de la Bretagne. Dynamisme économique et offre de formation conséquente composent un territoire où il est particulièrement intéressant de décrypter les enjeux liés à cette thématique des apprentissages et de l’emploi. Dans notre démarche globale, à l’heure où la concurrence journalistique est confrontée à la multiplicité des supports et modèles économiques, il était intéressant de créer trois médias aux contenus aussi différents que liés par une thématique globale. web Consulter ce dossier sur le site : http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr Magazine Ce magazine s’inscrit dans une démarche pédagogique aux facettes multiples. Les trois réalisations éditoriales proposées, constituent le résultat concret d’un processus de formation. Dans le cadre d’un apprentissage professionnel exigeant, elles tentent de répondre aux besoins du, des public(s). Bien que le verbe apprendre se conjugue donc ici au pluriel, la recherhe d’une cohésion, d’une complémentarité de traitement entre les trois supports fut notre préoccupation constante. Au delà de la lecture attentive du magazine, nous engageons donc les lecteurs à vérifier le succès de cette aventure éditoriale complexe Magazine en ligne sur le site : http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr Editorial L e prix du « brent » va-t-il remonter ? L’industrie automobile va-t-elle réussir à s’adapter ? Faut-il contraindre, réguler ou juste « moraliser » les marchés financiers ? La connaissance de l’économie autrefois arrogante, vacille. Qu’à cela ne tienne ! Puisque la connaissance de l’économie est moribonde, vive « l’économie de la connaissance ». Difficile de résister à ce nouveau lexique qui fleure bon la recherche de solution à la crise. Il arrive à point nommé pour redonner à l’Economie sa toute puissance, très provisoirement perdue. Le concept, à la fois flou et instable fait florès. La belle aubaine ! Il ferait de l’acte d’apprendre le moteur d’une production performante et d’une société économiquement dynamique. Qu’on y songe bien, il s’agit-là d’une révolution réactionnaire d’importance. En l’espace d’une génération, celle d’avant les années 70, on était passé d’une éducation fondée sur la conception d’individus au service d’une communauté, à celle d’une éducation au service de ses membres. Aujourd’hui, on nous serine qu’apprendre, c’est s’adapter à son environnement, à sa région, à son pays. C’est les servir en se conformant à un certain type de développement économique. Aux orties l’expression de soi, l’esprit critique, la réceptivité, la spontanéité. Vive le « capital cognitif », le « capital-savoir », le «capital humain », l’« ingénierie des connaissances », le « knowledge management ». D’une révolution à une autre, on en oublierait presque que les enjeux des apprentissages sont justement au cœur même de cette opposition dialectique. Les étudiants de 68 inscrivaient sur les murs « le pouvoir est à prendre », ceux de 2009 nous rappellent que « le pouvoir est apprendre ». Gérard Briant Enseignant en licence professionnelle de journalisme à l’IUT de Lannion (22) <1 L’ éducation instituée Savoirs en jeux 06 Héritages en ballotage 06 Boussole familiale : à chacun son cap 08 Des connexions filiales 09 Métier, itinéraire d’un enfant héritier 26 Un savoir capital 26 L’ autonomie des facs, à quel prix ? 28 Interview de Hervé Moulinier 30 Pôle mer, le monde à l’horizon 10 L’ école entre les lignes 10 L’ autre école de la République 13 L’ école, moteur de la vie rurale 15 L’ informatique, tactique pédagogique ? 31 La marque d’un territoire 31 Les lycées maritimes dans le vent 33 Sans langue de droit 34 Le gallo en quête de reconnaissance 17 Apprendre en sociétés 17 Au Télégramme : la formation part, 35 Professionnels de formation 35 La formation professionnelle à travers l’esprit reste 18 Alternance, l’entreprise faite école 20 A l’asso des connaissances 20 La voile au-delà du sport 22 à l’école de la MJC 2> les âges 37 L’ Afpa dans les tourments du marché 39 Diplôme à acheter, espoir à vendre Ditecteur de publication : Géraud Lafarge Rédacteur en chef : Roland Gauron Rédacteurs en chef adjoints : Lucile Brizais (magazine), Johann Foucault (web), Julien Ranson (télévision) Cordinatrice artistique : Gwenaël Cohignac Magazine Manques à gagner 42 Alternatives pédagogiques 42 Le soutien scolaire : béquille pédagogique 44 Profs en ligne 45 Quand le breton délie les langues 47 Une immersion ludique en gaélique 48 La croix et les bonnes manières 50 Freinet : un enseignement coopératif 51 Construire et se construire 51 Alchimie artistique à l’élaboratoire 53 Citérap : festival reconnu d’utilité sociale 54 Le trèfle au fusil 56 Voies d’insertion 56 Permis de se reconstruire 58 L’ armée, un « escalier social » 59 L’ enseignement peine en prison Responsable éditorial : Théo Rouby Rédacteurs : Anne-Lise Bertin, Lucile Brizais, Emmanuelle Cabot-Jaquot, Nicolas Chaffron, Gwenaël Cohignac, Iona de Beaulieu, Manuel Delort, Raphaèle Desramé, Roland Gauron, Amélie Girard, Faysal Harouat, Raïssa Ioussouf, Pauline Laverton, Manon Loubet, Dihya Maïni, Jean-François Mater, Lucille Pestre, Théo Rouby Maquette : Emmanuelle Cabot-Jaquot (directrice artistique), Arthur Bayon, Gwenaël Cohignac, Manuel Delort Secrétariat de rédaction : Nicolas Chaffron, Manuel Delort, Raphaèle Desramé, Raïssa Ioussouf, JeanFrançois Mater Edition : Manuel Delort, Jean-François Mater Service photo : Dihya Maïni (directrice photo), Gwenaël Cohignac, Faysal Harouat Dessins : Alexandre Goislard A collaboré à ce magazine : Bastien Hugues Télévision Responsable visuel : Aurélien Lange Rédacteurs : Marina d’Eté, Aurélien Lange, Sonia Leyglene, Anthony Raimbault Web Rédacteurs : Arthur Bayon, Manuel Delort, Johann Foucault, Faysal Harouat, Pauline Laverton, Julien Ranson Equipe pédagogique Gérard Briant, Sigried Buchy, Jean-Christophe Dubois, Philippe Gestin, Christophe Gimbert, Géraud Lafarge, Yann Le Sager, Aline Mortamet, Yvon Rochard Imprimeur Cloître Imprimeurs Magazine financé avec le concours de la Région Bretagne <3 Héritages en ballotage L’école entre les lignes Apprendre en sociétés A l’asso des connaissances L’ éducation instituée L La famille, l’école, l’entreprise et les associations sont présentes à tous les stades de la vie. Ces institutions apparaissent souvent comme une usine du savoir dont les rouages s’imbriquent les uns les autres ou se grippent. Elles constituent, chacune à leur manière, les bases et les balises d’un parcours d’apprentissage. Complémentaires, parfois antagonistes, ce sont des édifices souvent décriés et en perpétuelle évolution. <5 Boussole familiale : à chacun son cap « On ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille », chante Maxime Le Forestier. Même si on n’en est pas responsable, le vécu familial et le lieu où l’on grandit pèsent dans le choix d’un métier. Élèves en lycée professionnel, Joachim et Manuel ont des parcours différents mais la même passion pour le milieu maritime. L par Gwenaël Cohignac e pas décidé et le regard mutin, Manuel Beauvais s’exprime franchement : « La mer, j’y tiens ». Né à Lannion il y a 23 ans, il passe toute son enfance à Tréguier, où il arpente les plages et les rochers de la côte du Trégor. Avec son père, électronicien spécialisé dans les installations maritimes, il garde en souvenir de mémorables parties de pêche : « C’est mystérieux, toujours la surprise, tu ne sais jamais ce que tu vas attraper. » Dès 5 ans, il l’assure : il veut être pêcheur. Quelques années plus tard, ce rêve ne semble plus être qu’une lubie enfantine : « J’ai changé, j’ai mûri et j’ai oublié ce souhait. » La mer continue pourtant à faire partie de son quotidien. « Mon père m’a transmis le côté technique de la mer ; le côté romancé avec les bouquins, c’était plus ma mère ». Long John Silver, le fameux pirate créé par Robert Louis Stevenson, réssuscité plus tard par l’écrivain Björn Larsson, règne sur son imaginaire adolescent. « Je l’ai lu pour la première fois à 15 ans. Depuis, c’est resté mon livre fétiche ». Un an après, alors qu’il vient de s’acheter la combinaison de plongée qu’il voulait tant, il pêche un bar de 4,5 kg, une prise qu’il exhibe fièrement devant son père. « Le bar, c’est le poisson mythique. Avec mon père, on n’avait jamais réussi à en avoir, et ce jour-là, il m’avait suffi de vingt minutes sous l’eau. C’est resté gravé comme le plus beau jour de ma vie.» Malgré cet attrait pour la mer, Manuel suit jusqu’à ses 17 ans un parcours scolaire classique dans la filière générale. Photo : G.C. Héritages en ballotage « Je rêvais d’évasion » Joachim Chagre a quitté son Jura natal pour un BEP marin de commerce. 6 > L’ éducation instituée Joachim, lui, grandit à 1 170 m d’altitude. Originaire de Lajoux dans le Jura, il ne connaît de la mer que ce qu’il en voit dans les films et les vagues embruns d’une classe de mer. « Aucun domaine ne m’attirait particulièrement, je ne me voyais pas faire des études longues », confie-t-il timidement. À la fin de la classe de 3e, sans plus de motivation, il s’oriente en CAP tourneur sur bois. « En résumé, j’avais le choix entre le bois et l’agriculture. En montagne, le métier d’artisan ébéniste est très valorisé, les gens disent souvent : “C’est beau, c’est magnifique ce qu’il fait”. Mais dans la réalité, c’est très dur de gagner sa croûte et tu as plus de chances de finir à l’usine que de devenir un artisan reconnu ». Dans les ateliers du lycée où il étudie, Joachim ne pense qu’à partir. Ce goût du voyage, il l’acquiert avec sa mère, institutrice dans des écoles françaises à l’étranger. Mayotte, la Réunion, le Maroc... Il parcourt avec elle des terres inconnues. « Dans le Jura, chaque année c’était pareil, les gens parlaient tout le temps de la neige. Pour moi, le ski c’était une torture et je rêvais d’évasion. » Derrière son air réservé et ses phrases lapidaires se cache une solide détermination : il parle peu mais agit. À 17 ans, des rêves de voyage en tête, il change radicalement de voie. Direction la Bretagne, où il s’inscrit en BEP marin de commerce. Son père, très attaché à la montagne, accueille froidement la nouvelle. « C’est sûr qu’il aurait préféré me voir tourneur dans le Jura, mais maintenant il m’encourage. » virage de bord Le montagnard ne sera donc pas tourneur. Il n’est pas le seul à changer de cap. À 953 km de là, Manuel, le Breton, s’apprête à virer de bord. De par sa profession, son père côtoie beaucoup de marins. Quand il parle de son travail à la maison, il ne mâche pas ses mots. « Il les décrivait plutôt comme des brutes. Mais, en même temps, on sentait dans son discours du respect pour eux et même de l’envie. » Une rencontre avec un des collègues de son père va le porter vers d’autres horizons. « Mon père me l’a présenté sans imaginer que ce serait ma porte de sortie ». Il largue alors la 1ère scientifique pour un BEP pêche et s’inscrit au lycée maritime de Paimpol, à une petite quinzaine de kilomètres de chez lui. Ses parents sont sceptiques et préfèreraient le voir passer son bac. « Ils m’ont tous les deux demandé si j’étais sûr de moi... Mais je suis têtu », explique Manuel avec un large sourire. Après deux ans d’étude, il fait ses premières expériences professionnelles et découvre des conditions de travail difficiles. « Le décalage entre l’univers que j’avais fantasmé et la réalité était flagrant ; j’ai dû m’adapter. » Roscoff, PerrosGuirec, l’île d’Yeu, il navigue pendant trois ans un peu partout en Bretagne. Mais le rythme des marées use son moral. « Pendant trois ans, j’ai foncé tête baissée. Puis, en débarquant de l’île d’Yeu, j’ai eu un gros coup de fatigue et j’ai senti que travailler dans la pêche, cela ne me correspondait pas vraiment ». Il s’engage alors pour six mois de formation adulte en Bac pro mécanicien bateau. « Le moteur, c’est le coeur du bateau, le mécanicien c’est le chirurgien. » Hasard des dates, c’est de nouveau à Paimpol qu’il retrouve les salles de classe. À quelques centaines de mètres du lycée, Joachim, loin de sa montagne natale, a adopté la mer jusqu’à élire domicile dans un bateau sur le port. Ke’aa, ponton L, est désormais sa nouvelle adresse. Dans la cabine de son studio flottant, le jeune homme n’a pas vraiment le mal du pays. « Le Jura, ça ne me manque pas. Ça me fait plaisir de revoir les gens et les paysages quand j’y retourne, mais aujourd’hui je trace ma vie ici ». Manuel, lui aussi, porte un regard lucide sur son parcours : « Quand on est adolescent on veut toujours aller à l’inverse de ses parents. Maintenant, avec le recul, je me rends compte que, finalement, je vais exercer un métier assez proche de celui de mon père, même s’il est à terre et moi navigant. » Joachim revient tout juste de son premier stage. La découverte du métier sur la ligne France-Antilles d’une compagnie maritime l’a assuré dans son choix. Sur son bateau flotte un drapeau breton.♦ L’ éducation instituée < 7 Photo : G.C. Breton d’origine, Manuel Beauvais veut devenir mécanicien nautique. Des connexions filiales L’outil Internet s’est peu à peu installé au sein des foyers. L’incidence de ce nouveau venu sur la transmission familiale dépend du milieu social et de la stratégie éducative mise en place. L par Gwenaël Cohignac e critique André Bazin qualifiait le cinéma de « fenêtre ouverte sur le monde ». Cette appellation pourrait convenir aujourd’hui à l’outil Internet. Pour 55 % des ménages1, il constitue une nouvelle source d’informations disponible à la maison. Au delà de ce premier fossé existent d’autres inégalités. Les couples avec enfants issus d’une catégorie sociale aisée apparaissent comme les mieux équipés. Au sein de la population active, 91 % des cadres supérieurs ont un ordinateur à domicile, contre 62 % des ouvriers. L’évolution de ces dernières années montre une progression vers le multi-équipement. À Rennes, dans la famille Bohanne, tout le monde a son ordinateur personnel : les parents, Anne et Christian, Hélène, l’aînée de 23 ans, Lise, de 3 ans sa cadette, et Anaïs, la benjamine, âgée de 13 ans. Comme chez la majorité des cadres, c’est d’abord pour des raisons professionnelles que le couple a décidé de prendre une connexion Internet. « Au départ, c’était davantage pour notre utilisation que pour les enfants. Quand ils étaient plus jeunes, les informations qu’ils trouvaient étaient trop compliquées pour eux, explique Anne. Comme je suis documentaliste, quand ils avaient un travail à faire, ils venaient d’abord me demander des livres. » Anaïs, en classe de 5e réagit : « Quand j’ai un travail à faire, c’est vrai que je vais aller sur Wikipedia ou chercher dans Google ». « Ah bon ? », s’étonne sa mère, qui semble découvrir cette habitude. Surfer en solitaire Selon la sociologue Gilda Charrier, spécialiste de la famille, il semble que « chaque genre et chaque classe s’approprie l’outil en fonction de son capital culturel et social. » Chez les Bohanne, chacun a ses propres pratiques quotidiennes : les sites de généalogie et la messagerie pour Christian, la cuisine ou Aufeminin.com pour Anne, MSN et Skyblog pour Anaïs, Deezer et Facebook pour Lise... Comme pour les livres qu’elle transmettait auparavant à ses filles, Anne garde un œil sur les sites visités par la plus jeune. « Nous avons choisi de ne pas installer le contrôle parental. Mais comme Anaïs est obligée de venir en bas pour avoir Internet, je peux vérifier de loin le contenu des sites sur lesquels elle se rend. » Dans 8 > L’ éducation instituée son ouvrage La famille peut-elle encore éduquer ?, Barbara Walter, docteur en sciences de l’éducation, expose le fait qu’il y aurait autant d’éducations familiales que de familles. La gestion d’Internet au sein de la famille n’échappe pas à cette constante : chaque famille adopte en interne ses propres modes d’utilisation et de contrôle. Le conseil national de l’ordre des médecins souligne le rôle positif des médias : « Les messages qu’ils sont censés véhiculer alimentent les débats [...], favorisent les échanges et peuvent être un facteur de bien être social et de reconnaissance. » Au sein de la famille Bohanne, surfer est plutôt un acte solitaire : « Les enfants prennent très vite en main Internet. L’ordinateur c’est vraiment un espace privé, presque intime, au sein de la famille ; un peu comme une pièce, une chambre à soi. » raconte Anne. L’arrivée d’Internet a aussi modifié certains rôles familiaux. Depuis que la famille est multi-connectée à la toile, Christian, le père, formateur dans un institut de soins infirmiers, s’est vu attribuer un rôle supplémentaire. « C’est notre référent technique, s’accordent à dire les quatre femmes de la maison. Quand Internet ne marche pas, on a besoin de lui ! » Les compétences en informatique des parents peuvent être des savoirs valorisés par les plus jeunes. Dans d’autres familles, ce sont, à l’inverse, les enfants qui apprennent à leurs parents à se servir de la ressource Internet. ♦ 1. chiffres Crédoc Juillet 2008 Métier, itinéraire d’un enfant héritier La transmission filiale est un passage ambigu. L’enfant est déjà un adulte qui reçoit un métier et un patrimoine de ses parents. Il peut aussi hériter de méthodes ou d’une éthique calquées sur le modèle parental. Ou s’y opposer complètement. À par Nicolas Chaffron bientôt 49 ans, Hervé Guélou est agriculteur et maire de la commune de Plufur, à une vingtaine de kilomètres au sud de Lannion, dans les Côtesd’Armor. « Mes deux parents étaient agriculteurs, mes quatre grands-parents aussi, sourit-il. Je baigne dedans depuis toujours ». C’est en classe de troisième qu’Hervé situe le premier « cap » de sa vie. Il hésite alors entre le monde paysan et des études scientifiques comme son frère aîné. L’atavisme l’emporte et il entre au lycée agricole de Guingamp. Puis les problèmes de santé de ses parents précipitent son avenir professionnel. Il reprend donc la ferme. « C’était en 1982, je n’avais pas 22 ans », se souvientil. Aujourd’hui, il possède 130 ha, principalement d’herbage pour élever 200 vaches, dont environ une soixantaine de laitières, le tout en agriculture biologique. Réflexion et reconversion Si, dans l’exploitation d’Hervé, tout est frappé du label AB, c’est le fruit d’une réflexion née d’un drame. « Comme tant d’autres agriculteurs victimes de cancers, mes parents sont partis trop tôt, soupire-t-il. Il y a tellement de traitements chimiques dans notre secteur... » Fort d’une détermination inédite à l’époque, il est l’un des premiers à reconvertir son exploitation dans les années 90. « On vivait un moment où les pionniers du bio étaient pour la plupart des citadins, des “marginaux” barbus aux cheveux longs. Ça a cantonné le bio dans l’idéologie hippie. Moi, avec ma grande exploitation, je représentais le Mal. Heureusement, les mentalités ont changé. » «Avant, l’itinéraire des enfants était tout tracé, écrit la sociologue Barbara Walter1. Le fils ferait le même travail que le père, se marierait avec telle fille. Maintenant, le choix existe, ce qui laisse place à l’intuition des parents et à leur imaginaire concernant l’avenir de leurs enfants. [...] La famille [est] le lieu d’élaboration d’apprentissages, de valeurs, de comportements, basés sur des principes éducatifs conducteurs. » Sans le remettre en cause, Hervé met à mal ce postulat. D’une part, ce sont les ennuis de santé de ses parents qui l’ont tôt propulsé à sa place de chef d’exploitation. D’autre part, leur décès a poussé sa réflexion vers des méthodes de culture hors norme à l’époque. Il reprend assurément l’affaire parentale, mais pour renouer avec certains gestes de ses grands parents avant guerre : « C’était une époque où l’on respectait le paysage, où on était à l’écoute de la terre et des saisons », lance Hervé en insistant sur l’importance d’un discours qu’il veut empreint de bon sens moderne et pas d’un idéalisme condamnant l’intégralité des progrès techniques. Un nouveau départ « En matière de valeurs, le monde agricole n’échappe pas à l’héritage des parents. Dans mon cas, si je suis en rupture, c’est une erreur de croire qu’un nouveau modèle est en train de se créer. C’est la génération d’après guerre qui était en rupture, analyse sobrement Hervé. Quand mes parents ont débuté, c’était l’exode rural. En une génération, la Révolution industrielle a frappé des campagnes désertées. Au début, l’argent de Bruxelles allait au développement, puis sont arrivés les semenciers, les banquiers, les contrôleurs, les fonctionnaires qui décident de tout sans jamais avoir mis une paire de bottes. On a fait du profit la priorité en tournant le dos au bon sens ». Hervé Guélou estime qu’il reprend le cours des choses après une longue parenthèse. ♦ 1. Barbara Walter, La famille peut-elle éduquer ?, Eres, 1997. En complément, le reportage «titre» sur le www.apprendreenbreizh.fr L’ éducation instituée < 9 Photo : N.C. Dans sa famille, Hervé Guélou est la quatrième génération à exercer le métier d’agriculteur à Plufur. L’ autre école de la République Onglet L’ école latéral entretitre lesde lignes rubrique (p.1) Dans une Bretagne où la pratique religieuse régresse, l’enseignement catholique conserve un poids réel. La situation semble paradoxale. Elle s’expliquerait par une atténuation des différences entre public et privé. Illustration à Pont-l’Abbé. euros l’année en moyenne, parvient à maintenir un niveau de fréquentation quasi égal avec le public, Ronan Cariou est prolixe. Le directeur de l’ensemble privé – « et catholique », ont-l’Abbé, quelques kilomètres au sud de insiste-t-il – parle stratégie. Mais avec précaution : « On Quimper, début du XXe siècle. À la veille des ne cherche pas à se démarquer du public. La Bretagne a lois de séparation de l’Église et de l’État, la chance d’avoir deux réseaux qui fonctionnent bien. l’écrasante majorité des élèves bigoudens Peut-être parce qu’ils sont complémentaires. » L’usage du fréquente l’établissement d’éducation se- terme n’est pas neutre ; la complémentarité suppose des condaire des frères de Saint-Gabriel. Les carences qui seraient compensées par l’école catholique. élèves de l’école laïque – « l’école du dia- Cette dernière propose donc un « projet éducatif » et place ble » – demeurent marginaux. Même lieu, un siècle plus tard, l’individu en son cœur. À chacun sa rhétorique : quand côté l’école de la République l’emporte par le nombre. Mais de public, on annonce « construire un citoyen capable de vivre peu. « Cette année, 1 794 dans le monde », côté privé, élèves sont inscrits dans le on « accompagne l’humain privé à Pont-l’Abbé, contre « La Bretagne a la chance d’avoir deux vers une compréhension du 2 096 dans le public », inmonde ». Une nuance qui dique Véronique Blanchet, réseaux qui fonctionnent bien. Peut-être tiendrait presqu’au détail conseillère municipale atse détachant des mots parce qu’ils sont complémentaires. » en tachée à la scolarité. Pontpour s’intresser au fond. l’Abbé, commune de 8 500 Or c’est justement sur le R. Cariou, directeur d’établissement habitants, offre un visage détail, l’originalité et cette en adéquation avec l’équilicomplémentarité que l’école bre observé dans l’ensemble de la région. Côté public : trois privée élabore son identité et sa distinction. Le dispositif écoles maternelles, une école élémentaire et l’établissement pédagogique serait spécifique, comme l’expose le premier Laennec composé d’un collège, un lycée polyvalent et tech- laïc à occuper le poste de directeur depuis la fondation nologique. Côté privé : une formation à la langue bretonne de l’établissement. « Nous appréhendons l’apprentissage dès la petite enfance et un lycée des métiers en plus, mais des langues par compétences, proposons des stages, un une maternelle en moins. Des tendances proches des statis- enseignement des arts et des cultures, avons pléthore de tiques régionales : en Bretagne, l’enseignement catholique dispositifs sportifs. » capte plus de 43 % des élèves, contre 15 % sur l’ensemble du Ronan Cariou admet d’autres tactiques, parentales territoire national. celles-là : « Certains parents pensent qu’ils paient pour une prestation et demandent une réussite rapide ou refusent le redoublement. Il faut alors faire face ». Dans ce but, le La stratégie de la complémentarité groupe scolaire a organisé des stratégies d’accompagnement Pour expliquer comment le pôle secondaire de Saint- personnalisé, encadré par un professeur volontaire. Comme Gabriel, en proposant une scolarité payante, entre 400 et 750 dans le public, une adaptation de la 6e-5e sur trois ans est P par Nicolas Chaffron 10 >L’ éducation instituée Dans le Finistère, la moitié des 65 000 élèves inscrits dans le privé appartiennent au 1er degré, maternelle en tête. Photo : N.C. rodée. Aux programmes publics de réussite, d’aides spécialisées ou d’intégration scolaire, l’établissement catholique apporte ses réponses, pas tellement différentes. « Les élèves en échec ou victimes de handicap restent intégrés pour ne pas être marginalisés », se félicite le directeur. Saint-Gabriel mène un suivi individuel des élèves en rupture avec l’école, encadrés chacun par un enseignant particulier. Un luxe que le public ne peut pas nécessairement s’offrir. Mais après tout, les parents sont clients. Si l’établissement ne garantit pas un travail suivi et adapté, ils risquent fort d’aller voir ailleurs. Les parents financent et gèrent Toutes ces offres demandent la mobilisation d’un personnel formé. Mais ici encore, l’esprit de solidarité – c’est-à-dire le bénévolat – et un budget savamment calculé font la différence. L’établissement pontl’abbiste, sous contrat avec l’État (comme plus de 90 % des établissement privés en France), a des obligations analogues à celle du public en matière d’éducation, de programme et de formation de ses personnels enseignants. Issus de concours publics, ceux-ci sont rémunérés par l’État. « Les professeurs représentent 45% de notre budget annuel qui s’élève à 20 millions d’euros. Le reste est consacré Espagne : quand l’échec du public sert le privé Dans la Constitution espagnole, « les pouvoirs publics garantissent le droit des parents à ce que leurs enfants reçoivent l’éducation religieuse et morale en accord avec leurs propres convictions ». Les parents ont ainsi trois options lorsque vient le moment de scolariser leurs enfants : l’enseignement public, privé – réservé à des classes sociales favorisées car il est intégralement payant – et les établissements concertados (concertés). Ces derniers, majoritairement catholiques, sont sous contrats avec l’État qui finance les salaires du personnel et l’entretien des bâtiments. Mais l’ambiguïté du réseau des établissements concertados ne cesse de nourrir de nouvelles polémiques. Ainsi, en avril dernier, une école s’est vu retirer sa subvention parce qu’elle n’était pas mixte. La décision à fait un tôlé dans l’opinion mais à été avalisée par le tribunal suprême. Un tiers des établissements espagnols sont privés ou concertés et 30% des parents déclarent préférer éviter inscrire leurs enfants dans le public. Une évidence, a priori dans un pays catholique marqué par une présence traditionnellement forte de l’Église . Mais selon le sociologue Mariano Fernández Enguita, « La confession n’est pas décisive ». Il cite trois raisons qui, selon lui, poussent les parents à se tourner vers le privé : services, discipline et prestige. Il ajoute que si « un tiers de la population veut envoyer ses enfants dans des écoles privées, un autre tiers le souhaiterait mais ne le peut pas pour des raisons économiques ». Une attirance qui peut s’expliquer par le taux d’échec plus important dans le public, où il dépasse 30 % contre 20 % dans le privée ou les établissments concertés. Iona de Beaulieu (à Madrid) L’ éducation instituée < 11 aux biens immobiliers. Ici, les frères de SaintGabriel sont propriétaires de 14 ha en pleine ville. Heureusement, cela est financé à 90 % par la participation des familles ». L’ensemble scolaire reçoit également une contribution des collectivités locales. Le rôle des parents est important dans ce mode de fonctionnement. Quand la FCPE est un organe consultatif et participatif dans le public; dans le privé, les associations de parents peuvent être de véritables groupes de pression. Ils sont présents dans toutes les structures associatives qui gravitent autour des établissements. L’Organisme de gestion de l’enseignement catholique (Ogec), issu de l’Association des parents d’élèves (dont sont membres tous les parents), illustre bien cette emprise. Il participe à l’élaboration du « projet éducatif » et à la gestion intégrale de l’établissement. Il intervient dans la négociation des forfaits communaux. L’organisme est aussi l’employeur des personnels administratifs. L’Ogec vote le budget du directeur à qui il délègue ses pouvoirs. Des pouvoirs pleins et déterminants auxquels Ronan Cariou doit s’adapter : « À Pontl’Abbé, nous nous faisons confiance et tout se passe bien. Mais j’ai des collègues directeurs qui en souffrent... » Mêmes filières, mêmes formations, mêmes savoirs, taux de réussite équivalents, une pastorale peu prosélyte, un message humaniste, un terreau historique et culturel considérable, un maillage géographique profond, une forte présence des parents d’élèves et, finalement, de l’État. L’école privée catholique bretonne – d’ailleurs plus privée que catholique stricto sensu – pourrait presque ignorer les Lois de Séparation. Le « jeu de l’offre et de la demande » sur le reste du territoire national fait de ces établissements un « marché » réduit où se placent d’abord les catégories socio-professionnelles favorisées. Le quasi équilibre breton entre les deux « concurrents » joue ici en faveur du « consommateur » régional.♦ Photo : N.C. La pastorale : orientation prosélytiste ou histoire religieuse ? « Les écoles catholiques de Bretagne sont d’abord des écoles, c’est-à-dire des lieux d’apprentissage, de formation et d’éducation », peut-on lire sur le site internet de la Direction de l’enseignement catholique. Les enseignants, bien que soumis à un « pré-accord » par cette dernière, y ont les mêmes qualifications que dans le réseau public, les programmes sont identiques, les examens aussi. Or la spécificité catholique définie dans le « projet éducatif » intègre une composante confessionnelle : « Toute école catholique en lien avec l’église du diocèse et son évêque a pour devoir de faire savoir à chacun ce que le message de Jésus-Christ a révélé à l’humanité entière. Cette révélation fait partie de la connaissance et n’est en aucun cas prosélytisme ni obligation. La liberté est fondamentale dans toute école catholique : liberté de croire, liberté de pratiquer ou de ne pas le faire. Mais pour être libre, il faut connaître. » Dispensée aux élèves de 6e, la catéchèse est proposée sur le mode du volontariat et est suivie par la moitié des effectifs. Un enseignement du fait religieux est aussi prodigué. « Une découverte de la culture chrétienne accompagnée d’une découverte des autres religions », précise Ronan Cariou. 12 >L’ éducation instituée L’ école, moteur de la vie rurale La Bretagne est l’une des régions où l’on trouve le plus d’écoles primaires rurales. Ces structures qui regroupent parfois plusieurs niveaux ne sont pas uniquement des lieux de transmission. Elles sont aussi génératrices de lien social. S Sept niveaux dans une classe : les écoles comme celle de Trégrom sont en voie de disparition. Il y a deux ans, parents et élus se sont battus contre sa fermeture. Aujourd’hui encore, ils refusent l’idée d’emmener leurs enfants dans une commune voisine. La lutte n’a pas été vaine, l’effectif des élèves est passé de 13 à 22 élèves cette année. Parmi les critères prioritaires des jeunes familles qui désirent s’installer dans une commune, la distance entre le lieu de résidence et l’école est un choix déterminant. Mais hormis l’économie de temps et donc d’argent que cela représente, quelles autres raisons poussent les parents d’élèves à se battre contre la fermeture des écoles rurales de proximité ? « On s’entraide » Rozenn attend ses enfants chaque soir à la sortie de la classe de Trégrom. Elle pense que l’école est indispensable à la vie du bourg : « Surtout quand il n’y a plus de commerce. Les parents se rencontrent à la sortie de l’école. On s’entraide, on s’échange des vêtements. Nous faisons tous partie de l’amicale laïque.» Marie, une autre mère, ajoute : « Quand on est mère au foyer, on est un peu désociabilisé. L’école permet de se tourner vers les autres ». La sortie des classes est un moment priviligié où se révèle la mixité sociale du village. Devant les portes de l’école, chacun peut aussi être amené à côtoyer des élus locaux, eux-mêmes parents ou grands parents, et ainsi faire entendre leurs voix de manière informelle. Pour s’intégrer et faire de nouvelles rencontres en s’engageant dans la vie de l’école, l’adhésion aux amicales laïques est souvent le moyen le plus efficace pour les parents. Emmanuelle Le Roux est directrice de l’école élémentaire de Vieux-Marché. Elle estime que ces amicales permettent aux nouveaux arrivants de s’insérer dans une commune mais tempère : « Ce n’est pas toujours facile, les amicales sont Photo : Gaël Cabot par Emmanuelle Cabot-Jaquot souvent composées de groupes bien soudés, dont les membres se connaissent depuis longtemps. Pour y adhérer dès son arrivée dans la commune, il ne faut pas être timide... » Si l’école rurale génère un lien social fort, elle peut aussi exclure des parents moins enclins à se fédérer aux autres. Certains n’éprouvent d’ailleurs pas le besoin de participer aux initiatives prises par les amicales. C’est le cas de cette mère dont le fils est inscrit dans une école du Trégor : « J’ai déjà une vie sociale riche. J’ai aussi assez à faire pour ne pas avoir à m’occuper de la soirée dansante de l’amicale ou faire des gâteaux. Je n’aime pas cet aspect communautaire semi-imposé. Cela me met mal à l’aise. Parfois, je sens bien qu’on me le reproche » ••• L’ éducation instituée < 13 10 mars 2009 : les parents d’élèves de l’école élémentaire de Plouaret occupent les classes durant une nuit pour la sauvegarde de l’établissement. Photo : Gaël Cabot Samedi 14 mars : le collectif Plouaret -Belle-île en Terre bloque l’arrivée d’un TGV. Objectif : lutter contre le démentèlement des écoles publiques. Un contact facilité ••• L’école impulse une dynamique, une énergie dans les petits villages. Pour Emmanuelle Leroux, elle a un intérêt social évident : « Nous proposons des activités qui permettent de créer et de maintenir un lien entre les générations. Ainsi, les jeunes tirent profit du passé des anciens et maintiennent la mémoire de leurs aînés dans la vie du village, faisant d’eux des citoyens à part entière. » L’école a proposé cette année une fête du printemps qui a permis d’ouvrir l’école aux parents et amis résidant dans la commune. A cette occasion, les élèves sont allés à la rencontre des personnes âgées comme ils l’avaient déjà fait pour parler de la guerre, de la campagne, du remembrement et pour leur chanter des chansons. Les kermesses sont aussi des moments de convivialité, où le contact est facilité entre parents. Si l’école va vers le village, le village vient aussi à elle. Au Vieux-Marché, les adhérents de l’association Art C’houerh’ad ont brodé des bavoirs pour les petits de la cantine. Aujourd’hui, les zones rurales sont de plus en plus recomposées. Des familles aux origines sociales et ethniques différentes s’installent dans des communes dont elles ne sont pas originaires. L’école, un des poumons du village, reste un lieu privilégié de la rencontre et du lien social. C’est sans doute pour cela que celle de Trégrom est aussi bien défendue.♦ 14 >L’ éducation instituée D’autres initiatives sont elles aussi génératrices de lien social au sein d’un territoire donné. Des fédérations, collectifs et réseaux se mettent en place partout en Bretagne pour lutter contre la fermeture d’écoles rurales, la suppression de classes ou les regroupement (EPEP) qui sonnent le glas de l’enseignement de proximité. Parents, enseignants, élus ou simplement citoyens solidaires se sont unis pour mettre en œuvre des actions percutantes et faire entendre leurs voix auprès de l’ Éducation nationale (occupation des classes l’année dernière durant presque un mois à la Trinité Langonnet dans le Morbihan, opération escargots à Pontivy, blocage des trains à Plouaret...). Ces collectifs créent des blogs où ils donnent à voir et comprendre leurs actions par le biais de photos, textes... Un des plus actifs est celui de la Trinité Langonnet : Le bonheur est dans le pré oh. L’ informatique, tactique pédagogique ? L’utilisation des technologies dans l’enseignement supérieur devient de plus en plus courante. Leur usage tend à redéfinir les pratiques d’apprentissage et à transformer la relation professeur-étudiant. L par Raïssa Ioussouf ’usage des technologies dans l’éducation se généralise et des projets d’ampleur régionale se développent. En 2009, le réseau du campus numérique de Bretagne devrait voir le jour. Il relie à très haut débit l’ensemble des sites du pôle de recherche et d’enseignement supérieur. La structure s’étend de Rennes à Brest en passant par Vannes, Lorient et Lannion. Cette université numérique multi-sites a l’ambition de développer les cours à distance, les réunions de travail virtuelles, les conférences de recherche sur Internet. Encourager le travail collaboratif, favoriser l’autonomie des étudiants, transformer les pratiques d’enseignement... Autant d’espoirs suscités par les technologies de l’information et de la communication (TIC). Elles sont à même de transformer l’enseignement, à condition de ne pas reproduire les anciennes méthodes. Pascal Plantard est responsable d’une équipe travail au Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD). Enseignant-chercheur à Rennes 2, il tempère le pouvoir réformateur des technologies : « Les TIC seules ne modifient pas la manière d’enseigner. Ce sont des instruments. Il faut une organisation pédagogique autour ». Yves Chevallier est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’IUT de Vannes. Il se sert des TIC pour compléter sa stratégie pédagogique : « J’enregistre tout mon cours en numérique et quand je vois que les étudiants peinent un peu sur tel ou tel point, je place sur la plateforme d’enseignement à distance l’extrait qui correspond à ce passage. » recherche en photonique et traitement de l’information. Les étudiants sont inscrits sur les trois sites de Rennes, Brest et Lannion. Depuis 2004, une partie des cours se déroule en visioconférence pour pallier l’éloignement des établissements. « Effectivement, c’est un facteur de nécessité, reconnaît Pascal Besnard, le responsable de la formation. Les étudiants de Lannion ne peuvent pas se déplacer deux fois par semaine ». Une organisation à laquelle les enseignants doivent s’adapter. « Il faut penser à avoir des temps morts pour laisser les personnes réagir. Les cours sont plus lents », poursuit-il. C’est aussi l’opinion de Soazig Le Gall, chargée de projet Université européenne de Bretagne numérique. ••• Repenser la pédagogie L’usage pédagogique des TIC n’est pas systématique. Dans certains cas, ces outils sont uniquement exploités pour des fonctions administratives ou leur confort. L’Enssat, l’école d’ingénieurs de Lannion, propose un master L’ éducation instituée < 15 « Lorsque l’on utilise du numérique, tout doit être scénarisé. Il faut penser à l’étudiant seul chez lui, voir si c’est asez clair » S. Le Gall, chargé de projet UEB numérique Photo : R.I. ••• « Quand on n’a plus le face à face, on perd cette perception de la compréhension, c’est la raison pour laquelle il n’y a pas de formation “tout à distance” ». Pascal Plantard met en garde contre ce fantasme de l’e-learning : « Les rares expériences de “tout à distance’’ finissent par démontrer que ce sont des gens qui sont déjà en grande difficulté sociale qui vont de ce côté-là et qui se retrouvent finalement à faire des formations un peu en position “autiste” ». En général, les professeurs combinent le présentiel, c’est-àdire l’enseignement en face à face, et le numérique. Ce qui nécessite de penser la pédagogie dès le départ. « Lorsque l’on utilise du numérique, tout doit être scénarisé. Il faut penser à l’étudiant seul chez lui, voir si c’est assez clair », décrit Soazig Le Gall. Les technologies forcent les professeurs à se poser des questions sur leur enseignement. « C’est même parfois violent. Ce qu’on croyait être très efficace, il suffit parfois que l’on change de support pour se rendre compte que finalement, ce n’est pas si clair que cela », avoue Yves Chevallier. Une nouvelle relation profs-étudiants Cette remise en question fait évoluer la nature de la relation professeur-étudiant. « Les technologies permettent par le mail, les forums, la mise en ligne d’un certain nombre de documents, d’entretenir une relation pédagogique en dehors du temps de l’enseignement. Et c’est assez fondamental parce que ça créé un lien qui dépasse les limites de la classe », constate le chercheur Pascal Plantard. Les technolo- 16 >L’ éducation instituée gies brouillent les frontières entre temps de travail et temps extra-scolaire, ce qui prolonge le champ de l’apprentissage mais ajoute aussi de nouvelles contraintes. Désormais, l’enseignant est joignable en dehors de son temps de service. « Les étudiants m’envoient des mails sans arrêt, confirme Yves Chevallier. Alors effectivement, cela enrichit les relations avec les étudiants. Ils ressentent bien que l’espace dit de cours n’est pas clos. C’est un espace ouvert. Je crois que c’est ça le changement majeur : le décloisonnement des activités de formation, de recherche. Le métier d’étudiant si j’ose dire, devient beaucoup plus large ». La familiarisation des outils technologiques joue pour beaucoup dans cette évolution. « On observe un effet progressif de banalisation de l’usage des technologies. Ce n’est plus l’ordinateur qui compte mais les différents usages que l’on en fait », note Pascal Plantard. Ce succès est donc lié à l’enthousiasme des étudiants pour les technologies. « Ils sont très demandeurs », souligne Yves Chevallier. « Mais je ne suis pas complètement dupe, je sais qu’il y a aussi une part de consumérisme étudiant là-dedans. Sur Internet, vous avez Wikipédia, vous avez le sentiment d’avoir tout. Donc souvent, l’étudiant se pose malgré lui dans une posture accumulative », résume Yves Chevallier. « Un peu comme ceux qui achètent des livres et ne les lisent pas ». Le risque : prendre l’habitude de “zapper’’ puis oublier... ♦ Au Télégramme : la formation part, l’esprit reste De formations polyvalentes en offres spécialisées, les sociétés sont toujours plus nombreuses à former leurs employés hors de leurs murs. Au Télégramme, l’esprit d’entreprise demeure au cœur de la démarche. par Nicolas Chaffron Depuis janvier 2009, Le Télégramme s’est lancé dans une révolution multimédia décisive. Face à la puissante concurrence d’Ouest-France et à la conjoncture économique, la direction a fait le pari de la créativité. Une habitude pour le groupe basé à Morlaix qui était déjà le premier, en presse quotidienne, à passer à la couleur ou à proposer une formule du dimanche. Une réussite dans l’innovation récompensée par une progression de sa diffusion unique dans la presse quotidienne régionale. Derrière ces succès se profile « une identité Télégramme », un esprit d’entreprise particulièrement prégnant dans cette institution bretonne qui, pour la première fois, fait appel à une société extérieure pour un vaste plan de formation de son personnel : « Autrefois, la formation au sein de la presse locale se faisait en interne, les jeunes journalistes apprenaient au contact des anciens, [...] Aujourd’hui, Le Télégramme travaille en collaboration avec les formateurs de l’Ifra pour amorcer le virage du multimédia », commente Olivier Clech, rédacteur en chef du groupe. Un enjeu humain et technique Conserver l’esprit d’entreprise Le nouveau site web du Télégramme, actuellement complémentaire du journal, diffuse des vidéos réalisées par les journalistes à l’aide de petites caméras Sanyo dont toutes les rédactions sont maintenant dotées. « Nous n’avons pas les ressources internes pour ces nouveaux challenges que sont l’usage d’une caméra ou le montage. Les formations Ifra offrent l’opportunité de cadrer les choses, explique un journaliste. Si tout se faisait en interne, nous n’aurions pas vraiment l’impression de prendre du recul par rapport à notre travail quotidien. » Former ses propres employés, même auprès d’un prestataire étranger à l’entreprise, plutôt qu’employer des ressources humaines nouvelles est un pari humain bâti sur une culture de groupe : « Il n’y aura pas dilution de l’esprit d’entreprise », insiste-t-on à la direction du quotidien, pour laquelle il est exclu de « subir » la formation et qui parle même « d’apprivoisement ». Pour répondre à un besoin, Le Télégramme fait appel à des agents externes afin de se former stratégiquement à un marché de l’information en remodelage. En espérant ne rien perdre de son originalité, l’entreprise participe à un élan dont la force d’inertie lui échappe : celui de la multiplication des supports de production et de diffusion d’information. Le nouveau slogan du groupe - « Le Télégramme. Plus qu’un journal » - prend alors toute sa dimension. ♦ Photo : N.C. L’ éducation instituée < 17 Apprendre en sociétés Servana Aballéa, responsable « carrières-rédaction » du quotidien, précise : « Le groupe a su à la fois capitaliser cette richesse humaine, ce savoir-faire, et, parallèlement, investir dans une formation « à la carte » dispensée par un prestataire externe. » Dans les faits, le passage au numérique est une longue construction, enclenchée dès les années 90, qui mobilise l’intégralité des ressources humaines. Cela nécessite une formation adaptée aux ambitions multimédias du groupe finistérien et à l’usage d’un nouveau support, de nouveaux outils et, par conséquent, de nouvelles méthodes de travail. « Sur un semestre, plus de 200 journalistes suivent quelque 840 jours de formation au multimédia, poursuit Servana Aballéa. En plus des salaires des journalistes, cela représente un coût de prestation élevé, des frais annexes et des coûts de remplacement des personnels mobilisés. Suivront les secrétaires de rédactions, les secrétaires, les opérateurs techniques... » Alternance, l’entreprise faite école CAP, BEP, Brevet et bac professionnels... L’alternance est un moyen d’apprendre, au-delà d’un métier, les savoirs indispensables dans l’univers professionnel. Le rapport direct se fait dans l’entreprise, le choix de celle-ci est donc déterminant. L par Lucile Brizais L’apprentissage en alternance est une composante objectivables et évaluables mais indispensables pour son importante de la formation professionnelle. Environ 18 400 futur métier. Bretons suivent une formation alternant des périodes en centre de formation et d’autres en entreprise. L’alternance concerne une grande palette de métiers mais aussi de Le choix de l’entreprise nombreux établissements. Elle est présente dans les CFA Les situations d’apprentissage sont variées. Rapport aux (Centre de formations d’apprentis), mais également dans des formateurs, intégration dans le centre de formation, choix de lycées et dans l’enseignement supérieur par le biais des UFA l’entreprise sont autant de paramètres qui font que chaque (Unités de formation d’apprentis) situation d’apprentissage est au sein des lycées et du supérieur. relativement unique. « La diversité «La diversité des entreprises des L’alternance est souvent perçue entreprises peut créer un comme une solution pour résoudre décalage entre les apprentis selon peut créer un décalage le problème de la transmission de la taille, les personnes, les travaux certains savoirs absents du système qu’ils effectuent pendant leur entre les apprentis » scolaire. Le rythme de travail, la vie alternance » explique M. Rossignol. M.Rossignol, chef d’atelier en entreprise, certaines techniques Le choix de l’entreprise est donc se transmettent par cette intégration primordial dans l’apprentissage directe dans le monde du travail. par alternance. L’apprenti est acteur de son apprentissage, il ne le subit Parmi les critères de choix, la taille de l’entreprise pas et doit mettre en pratique ce qu’il acquiert. « Ils ont une d’accueil semble agir de manière déterminante sur la qualité obligation de résultat et de rigueur qui est différente de celle de la transmission de savoirs professionnels formels ou non. que l’on impose dans les centres de formation, commente En France, 40 % des jeunes en alternance se retrouvent M. Rossignol, chef d’atelier, peintures et finitions, au lycée de dans des entreprises de moins de 10 salariés alors qu’elles la Champagne à Vitré. Ils apprennent des choses inhérentes ne représentent que 20 % des salariés. « Souvent, les gens à leur métier que l’on ne peut pas leur transmettre en ont l’image du maître d’apprentissage qui transmet à son formation, comme par exemple le rapport avec des clients apprenti. Moi, je suis dans une entreprise de 19 salariés, ou l’interaction avec d’autres métiers. » Cela permet à précise Ferhat, élève en bac pro technicien constructeur la personne en alternance d’acquérir des savoirs moins bois. Je travaille en équipe, je dois être autonome, ne pas 18 >L’ éducation instituée attendre que l’on me dise quoi faire. Ce n’est pas comme si j’étais avec un artisan qui prend du temps pour mon apprentissage. » Le diplôme ne fait pas l’apprenti Le temps accordé à la formation par les entreprises diffère aussi selon les structures, les priorités et les intérêts qu’elles trouvent à ce système d’alternance. « L’alternance, ça dépend autant du patron que de l’apprenti. Il ne faut pas se leurrer, les apprentis c’est pour certains une main-d’œuvre à bas coût plutôt malléable, commente avec fatalisme, le formateur. Pour d’autres c’est un investissement, il forme le jeune avec leurs codes pour une intégration dans la boîte.» L’apprenti est donc souvent vu comme un futur employé à plein-temps par les entreprises. En plus d’une formation technique, elles cherchent aussi à lui inculquer leur culture, leurs identités spécifiques, indispensables à son intégration. Si les apprentis sortent avec le même diplôme, leurs acquis et leur niveau de pratique sont intimement liés à leur séjour en entreprise. « Si l’apprenti ne fait que des taches ingrates et de manière répétitive, il n’évolue pas dans sa pratique professionnelle, dans la technique et donc sa formation n’est pas aussi complète que d’autres qui font plusieurs activités. » Explique M.Rossignol. Le niveau de formation de l’apprenti est dépendant des savoirs, des pratiques et techniques mobilisées durant ces périodes en entreprise. Cela crée des différences significatives entre les apprentis d’une même formation voire d’un même établissement. « C‘est un peu comme si on avait le même diplôme mais pas la même formation. Selon l’entreprise où on fait notre apprentissage, on a des habitudes de travail, des coups de main, des techniques différents », précise Ferhat. Au sein des établissements, les formateurs se retrouvent donc souvent face à des jeunes aux acquis hétérogènes. Sur le marché du travail, les apprentis autant que leur diplôme doivent mettre en valeur leurs acquis en entreprise comme partie déterminante de leur formation.♦ Le contrat d’apprentissage L’ Article L.117-1 du code du travail définit juridiquement le contrat d’apprentissage : « Le contrat d’apprentissage est un contrat de travail de type particulier par lequel un employeur s’engage, outre le versement d’un salaire [...], à assurer à un jeune travailleur une formation professionnelle méthodique et complète, dispensée pour partie en entreprise et pour partie en centre de formation d’apprentis. L’apprenti s’oblige, en retour, en vue de sa formation, à travailler pour cet employeur, pendant la durée du contrat, et à suivre la formation dispensée en centre de formation d’apprentis et en entreprise.» L’ éducation instituée < 19 La voile au-delà du sport Avec ses 2 700 kilomètres de côtes, la Bretagne est la région la plus littorale de France. Plus de 480 structures y enseignent les sports nautiques, selon leurs impératifs économiques et leurs philosophies de l’apprentissage. ur la base nautique de l’île-Grande, à Pleumeur-Bodou, c’est l’effervescence. Le Club moussaillons s’apprête à partir en mer. La base accueille des stagiaires dès l’âge de 4 ans. « À cet âge, on ne leur fait pas pratiquer la voile à proprement parler, précise en souriant Philippe, responsable voile loisir. On leur fait découvrir l’environnement, on part à la pêche, on crée un aquarium. C’est important de leur faire appréhender un milieu avant de les mettre à l’eau. » Club moussaillons, jardins des mers, classe de mer ou compétition, les écoles de voile sont polyvalentes. Une question de survie économique. La voile est un sport coûteux qui demande des investissements matériels et humains. « Nous avons quatre permanents et plus de dix saisonniers pendant la haute saison. Il faut aussi renouveler le matériel assez souvent, pour la sécurité. Cela a un coût », explique Dominique, gestionnaire de l’internat de la base. La voile est un des sports les plus subventionnés dans la région. Depuis les années 1960 et le développement des projets pédagogiques bénévoles en lien avec des sports nautiques, la Région a soutenu de différentes manières les associations. Celles-ci représentent aujourd’hui 81 % des centres de voile en Bretagne. « La région est très tournée vers la mer. Les politiques savent que la voile véhicule une image de marque et que cela attire une manne touristique non négligeable, expose Solène Morvan, chargée de mission pour Nautisme en Bretagne, organisme réunissant la plupart des ligues et associations de sports nautiques. Les politiques de subventions varient selon les départements, elles peuvent s’élever jusqu’à 60 % des investissements d’un club. » Pas étonnant donc que les Bretons représentent plus du tiers des licenciés de la Fédération française de voile et qu’ils figurent aux meilleures places dans les grandes courses au large. Du jardin des mers à la compétition À l’île Grande, la compétition n’est pas une fin en soi. « Les champions, c’est une vitrine. Cela amène des gens, constate Dominique. Mais, pour nous, la voile ne se résume pas à monter sur un bateau et à aller le plus vite. Avant d’être des champions, ils sont passés par des écoles de voile où on leur a appris, au-delà de la technique, un respect du sport et du milieu. » Elle montre fièrement les photos de son fils à 4 ans au jardin des mers et les plus récentes où il pratique la voile à haut niveau. S’il représente près des deux tiers des activités des centres, l’enseignement est souvent couplé avec des activités de découverte du milieu marin. Cette réalité est désormais visible jusque dans la formation. « Les moniteurs de voile ont Photo : L.B. à l’asso des connaissances S par Lucile Brizais 20 >L’éducation instituée Photo : L.B. dans leur diplôme des heures d’apprentissage sur l’environnement et sur le développement durable. C’est une spécificité pour ceux qui passent le monitorat de sports nautiques en Bretagne », souligne Solène Morvan. Apprendre la voile ne se résume donc pas à savoir naviguer. À voir les jeunes moussaillons de l’île Grande enfiler leurs tenues et leurs gilets, on ne doute pas de leur envie de découvrir. Cet après-midi, c’est balade sur le plan d’eau en bateau collectif. « Hier, on est allé ramasser des casiers et on a pêché quatorze crabes », claironne fièrement Julien, un Lillois de 6 ans. Quand on lui demande s’il ne préfère pas faire de l’Optimist, la réponse fuse : « J’aime bien faire des chasses au trésor et apprendre des trucs sur les animaux et les oiseaux. La voile, j’en ferai plus tard quand je serai vieux ». Les plus vieux s’attellent d’ailleurs régler la voilure de leur bateau. Après un rappel rapide du moniteur, chacun s’empare de son mât avec plus ou moins de facilité. On s’entraide, on s’emmêle, on désespère parfois. Une demi-heure après, les Optimist sont prêts à prendre l’eau. Entre tourisme et éducation Pendant ce temps, de l’autre côté de la plage, un vacancier a loué un catamaran pour goûter aux sensations fortes sur le plan d’eau. Les séjours « clé en main » se développent de plus en plus, une sorte de libre-service des mers. Les personnes embarquent sur des bateaux déjà gréés, vont naviguer et les redéposent. « C’est une obligation maintenant de faire des produits en lien avec la demande des touristes. Ils veulent pouvoir partir vite, ne pas avoir les désagréments », mentionne Solène Morvan. Une situation en contradiction avec la volonté de faire découvrir le milieu et une certaine philosophie du sport défendu dans les centres. « Ce n’est pas antagoniste, estime Philippe. La manne financière qu’amène le tourisme nous permet de développer des projets. Comme par exemple d’accueillir des scolaires du coin qui viennent profiter gratuitement de la base ou de proposer des séjours tournés vers l’astronomie ou les oiseaux. » La diversité de l’offre et l’alternance entre la voile de tourisme, d’éducation ou de compétition semblent être inéluctables pour des structures qui, bien qu’aidées, restent fragiles financièrement. Le virage vers le multisports et le développement des « séjours clé en main » est amorcé. Pour les clubs, c’est un moyen de faire venir des gens à la voile, même si ce sport reste indissociable d’une connaissance du milieu et d’un apprentissage technique. ♦ L’ éducation instituée < 21 À l’école de la MJC Danse, multimédia, sport, cours de langues, sorties culturelles... Les activités proposées par la MJC de Saint-Brieuc, située dans le quartier du Plateau, sont nombreuses. Mais en quoi permettentelles d’acquérir des savoirs qui ne sont pas enseignés à l’école ? P Photo : Johann Foucault par Faysal Harouat Pour les jeunes, la MJC est devenue une institution. En tout cas, ils la contestent au même titre que l’école ou la famille : « Les animateurs savent à qui ils peuvent ou non se frotter et à qui faire leur petite morale, prétend l’un d’eux, venu prendre son café quotidien à la MJC de son quartier. On peut même casser des trucs, ils ne nous diront rien ». À la différence de l’école qui est obligatoire, le jeune choisit de franchir ou non les portes de la MJC. Il a également le 22 >Titre de la séquence 1 pouvoir d’influer sur le contenu de l’offre. Car la MJC, bien plus que l’école, est à l’écoute des attentes des jeunes qui la fréquentent. Elle propose à ceux qui ne sont pas satisfaits par les activités d’intégrer le conseil d’administration et de faire entendre leur voix. Le bureau n’est composé que de bénévoles. Dès 18 ans, les jeunes peuvent y assumer une responsabilité. « Ça leur permet d’apprendre à gérer un budget, du personnel, à négocier, à construire leur rhétorique », commente Loïc Le Nel, directeur-adjoint. « La MJC m’a appris la citoyenneté » Pallier les manques de l’école Ancrée dans le réel, c’est par des projets concrets que la MJC fait évoluer le jeune. Le projet « journalisme », piloté par Franck Piéto, en charge du volet « Réussite éducative », en est l’exemple. Il permet d’intégrer les jeunes ayant des soucis scolaires ou familiaux. « Ce projet permet d’apprendre à travailler en équipe, à respecter des délais, des contraintes financières, à chercher l’information, à s’exprimer à l’écrit ou à l’oral, explique Franck Piéto. À l’école, on ne leur apprend pas à prendre la parole, à préparer des questions, contacter des intervenants... Pour ceux qui ont perdu confiance en eux, ça les remotive. » La MJC accueille des publics variés. À peine un tiers est issu du quartier. Cela favorise la mixité sociale et permet d’appréhender l’autre. « Quand on est dans le quartier, on reste entre nous, témoigne Daniel, 17 ans, qui fréquente la MJC depuis cinq ans. Grâce aux sorties culturelles, on communique avec d’autres personnes, on fait de nouvelles connaissances. Ça permet de découvrir des gens d’ailleurs, de connaître leur point de vue, d’apprendre des choses... Ça nous enrichit et ça permet de s’épanouir ». La MJC, une seconde famille Pour ceux qui n’ont pas d’adulte à qui se référer, l’animateur prend un peu la posture de grand frère. Ni parent, ni professeur. Un peu des deux d’ailleurs. Il est le confident et le « tuteur », qui tente de « redresser » les jeunes qui partent à la dérive. « On arrive à instaurer un dialogue avec eux. On discute autour de la sexualité, de leurs problèmes de cœur ou leurs problèmes quotidiens », commente Marina Kerambrun, animatrice à la MJC depuis onze ans et responsable du pôle jeunesse. Pour les enfants d’origine étrangère, les cours de langue et notamment d’arabe, enseignés au sein de la MJC permettent d’apporter le substrat culturel qui ne serait pas transmis naturellement. « Certains sont plus dans l’oralité, précise Loïc Le Nel. Puisqu’ils n’ont plus, ou très peu de contact avec leur pays d’origine, on leur apprend à maîtriser l’écrit afin qu’il puisse transmettre leur culture à leurs enfants. C’est plus facile d’accueillir la culture de l’autre quand on est bien ancré dans sa propre culture ». La MJC vient ainsi compléter les rôles de l’école et de la famille. Selon Marina Kerambrun, elle en comblerait même les manques : « On parle du triangle école-jeune-famille. On devrait y intégrer la MJC et parler du carré. » ♦ Mohamed Ibnyassim, 29 ans, a grandi avec les valeurs de l’éducation populaire, enseignées à la MJC du Plateau. Aujourd’hui, il y est animateur, grâce à l’association hip-hop qu’il a créée. « La citoyenneté. C’est le mot que je retiens de tout mon parcours. Les aniPhoto : F.H . mateurs nous l’ont appris en douceur, à force de dialogue. C’est de ça qu’on a besoin dans nos quartiers. Les jeunes vivent la violence aussi bien à l’école que chez eux. Si c’était pareil à la MJC, on irait droit dans le mur. La MJC, c’est l’école de la vie. L’éducation populaire. On y apprend à se connaître et à s’accepter, quelle que soit notre culture ou religion. Surtout les couleurs, on s’en fout. Petit, la MJC était un exutoire. À 11 ans, j’y venais pour piquer des trucs, gratter des animations, jouer au ping-pong... Ailleurs, ça aurait dérapé. Quand j’avais des soucis en français, je venais voir les animateurs. C’était comme une deuxième famille. À 15 ans, on m’a proposé de rentrer au conseil d’administration. Mon cursus universitaire- un Master en STAPS, un Master de lettres et une licence d’arabe - m’a permis, petit à petit, de comprendre et surtout, de défendre les activités des jeunes. Un jeune tout seul qui veut monter un projet, c’est impossible. Avec la MJC, on se sent soutenu. Mais à un moment, j’avais mes propres projets que la MJC ne pouvait pas mettre en place. Donc, pendant mes études, j’ai créé mon association, «UnVsti». J’avais une période d’hyperactivité. Je voulais même être maire de Saint-Brieuc ! Lors des dernières élections municipales, en 2008, la tête de liste m’a proposé, en cas de victoire, de devenir adjoint à la jeunesse. Nous avons été battus, je suis tout de même devenu conseiller municipal. Depuis deux ans, je suis aussi coordinateur à la MJC, par le biais de l’association. Quand des animateurs ont des problèmes avec les jeunes du quartier, je peux tempérer. Pour l’avenir, je ne sais pas encore. Un ami m’a proposé de m’embaucher dans sa banque à Paris. En marketing et communication, grâce aux compétences acquises en créant des événements et au comptable de la MJC qui m’a formé. Aujourd’hui, l’association organise le battle du festival Cité rap (lire page 53) et un battle international de hip-hop, un des cinq plus grands en France. Il y a également l’événement « Zéro à la tolérance zéro », qui prône la tolérance et le partage à travers la culture. Il rassemble des personnes handicapées, âgées et des jeunes du quartier. Dès que je crée une manifestation, la MJC est partenaire. Comme ça, je la valorise. Elle m’a soutenu quand j’étais petit. Maintenant que j’ai grandi, je lui renvoie la balle. S’il faut aller au charbon pour la MJC, je la soutiens à 1000 %. » En complément, l’interview « Dans les quartiers c’est la politique de l’endormissement. » sur le site : http://apprendre-en-bretagne. iut-lannion.fr L’ éducation instituée < 23 Un savoir capital La marque d’un territoire Professionnels de formation Savoirs en jeux L La transmission des connaissances est le reflet de notre société. à ce titre, elle est un enjeu majeur pour des acteurs aux intérêts différents, voire divergents. L’Etat, la Région Bretagne, les associations, les citoyens défendent ainsi leur projet de société. L’éducation est par conséquent une source de tensions dans le champ politique. L’autonomie des universités, la réforme de la formation professionnelle, les langues régionales en sont des exemples parmi d’autres. En complément le site http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr < 25 L’autonomie des facs, à quel prix ? L’application de la loi Libertés et responsabilités des universités fait émerger le débat sur l’orientation de l’université. L’enseignement de qualité nécessite-t-il la mise en place de la concurrence ? L’autonomie assure-t-elle l’égalité d’accès aux études ? E par Raïssa Ioussouf njeu de transformation du modèle universitaire, la loi « relative aux Libertés et responsabilités » des universités (LRU) votée en 2007, a généré un mouvement de protestation massif des étudiants et professeurs. Une contestation alimentée par la crainte d’une mise en concurrence des établissements, de l’accentuation des inégalités et l’instauration d’une logique de performance. Le conflit porte une dimension idéologique : les blocages, manifestations et assemblées générales sont autant de signes d’opposition à une politique jugée d’inspiration libérale. Les opposants dénoncent l’alignement progressif de l’uni- versité sur le modèle de l’entreprise, dirigée par un président aux pouvoirs accrus. Il est désormais compétent pour nommer les professeurs et maîtres de conférence. « Concrètement, cela veut dire qu’un président dans une fac de sciences va pouvoir refuser un recrutement en biologie, critique Yvon Le Caro, maître de conférence en géographie et aménagement des espaces ruraux à Rennes 2. C’est clairement une logique managériale, une autonomie conçue avant tout comme une recherche de la performance compétitive. » Directeur de l’IUT de Vannes, André Balligand est favorable à l’autonomie. Il considère, lui, qu’une université gestionnaire est une bonne solution. « Je trouve ça très bien ! C’est clair. Parce qu’effectivement, dans les universités, je suis désolé, il y a des gaspillages. Je pense que si on était un petit peu plus gestionnaire cela ne serait pas plus mal. L’argent doit être dépensé intelligemment, l’objectif de l’université c’est en partie d’être performante. » Un savoir capital Logique compétitive La concurrence serait-elle la condition de l’excellence universitaire ? « Aujourd’hui, ce qui est bien, c’est qu’il y a un minimum de compétition. C’est important, car cela oblige tous les établissements à faire des efforts dans leurs formations. Mais elle ne doit pas être effrénée », défend André Balligand. Il affirme que la LRU n’accroît pas la compétition entre les établissements. « elle existe déjà de toute manière ». Lors d’un débat avec Jean-Baptiste-Prévost, président de l’Unef (Union natioPhoto : R.I. 26 > Savoirs en jeux nale des étudiants de France), Valérie Pécresse a abordé la question de la concurrence. La ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche considère que la compétition est une réalité quotidienne. « Avant même de parler de la concurrence internationale, extrêmemement vive pour attirer les meilleurs cerveaux chez soi, nos universités françaises sont en concurrence nationale avec les grandes écoles et les organismes de recherche. »1 Valérie Pécresse envisage la LRU comme un moyen de « redessiner ce paysage en mettant l’université au coeur du système d’enseignement supérieur et de recherche, en faisant le pari d’une université autonome, regroupée en alliance avec les grandes écoles et les organismes de recherche ». Interrogé sur le sujet, Yvon Le Caro, est lui convaincu que la réforme « a pour vocation principale d’organiser la compétition entre les universités, basée sur l’évaluation de la recherche ». Ce principe menacerait l’égalité des moyens entre les établissements. « Si la recherche est mal évaluée dans l’université, non seulement les laboratoires auront moins de financements, mais l’université elle-même en aura moins en crédit de fonctionnement, y compris pour l’enseignement. C’est lié au nouveau système de répartition des moyens entre les universités », s’inquiète Yvon Le Caro. Cette politique de récompense des meilleurs résultats pourrait menacer l’égalité d’accès à l’enseignement. En accroissant les financements des universités les plus perfomantes, le système risquerait d’aboutir à la concentration des moyens sur quelques pôles. Ce que dénonçait Jean-Baptiste Prévost face à Valérie Pécresse : « La concurrence entre les universités est un fait, mais elle a un prix et elle a ses victimes : les universités de villes moyennes-celles qui jouent un rôle déterminant pour la démocratisation de l’enseignement supérieur. »2 La réforme les place dans une position incertaine. « Tout le monde ne peut pas faire ses études à Paris. Le projet Université 2000 avait pour but de rapprocher les facs des citoyens. Là, on est dans une logique complètement inverse », accuse Yvon Le Caro ♦ 1. Libération du 24 avril 2009 2. Ibid. Irlande : une illusion d’égalité Chaque université irlandaise est libre de choisir ses programmes et ses diplômes, comme elle est libre de recruter son personnel et de planifier ses stratégies de financement. Le système ressemble à ce que prévoit en France la loi LRU. Une liberté de choix au prix d’une croissance des inégalités. Établissement public. Les 30 universités irlandaises sont des établissements publics autonomes placés sous la tutelle d’une agence nationale, la Higher education authority (HEA). Elles sont subventionnées à 80 % par des fonds publics, attribués en fonction du nombre d’élèves par établissements. « Pour le reste, chacune peut faire appel à des fonds privés, explique Thomas O’Connor, professeur d’Histoire au Dublin institute of technology (DIT). Ici, dans la section journalisme, la BBC attribue des fonds pour payer certains professeurs. » église catholique. En Irlande, une école est qualifiée de publique lorsqu’elle est financée en majorité par des fonds publics, mais elles sont la plupart du temps gérées par l’Église catholique ou des ordres religieux. Si elles ne le sont pas, l’Église dispose de bureaux au sein même de l’université et organise régulièrement des repas, des soirées, des aides aux devoirs... Pas de diplôme d’Etat. Les universités sont autonomes en matière d’évaluation. Il n’existe pas de diplôme d’État mais les universités délivrent des diplômes d’établissements. « Un étudiant qui sort de Trinity college n’a pas un diplôme de la même valeur qu’un étudiant qui sort du DIT », explique Hélène MacElroy, un professeur de français au DIT. Les étudiants n’y voient pas forcément de disparités entre les diplômes : « Pour moi, c’est juste une différence, exprime Martin Dunne, étudiant en informatique et président de l’association étudiante du DIT. L’employeur a alors un large choix : des diplômes plus recherche, ou plus technique...» Recrutement. Les enseignants sont recrutés sur dossier et entretien. Il n’existe pas, comme en France, de « qualification » préalable. Dans certains cas, les universités peuvent déroger à la grille de rémunération afin d’attirer les meilleurs chercheurs. Coût des études. L’inscription à l’université en Irlande coûte environ 900 euros par an. Il existe très peu de bourses pour les étudiants issus de milieux défavorisés, et il n’y a pas de résidence universitaire. Les logements étudiants sont proposés par des entreprises privées, et les prix sont très élevés (de l’ordre de 600 euros par mois pour une chambre). Manon Loubet (à Dublin) Savoirs en jeux < 27 « L’ université a une mission professionnalisante » Directeur de l’établissement Thalès de Brest, Hervé Moulinier est également président du Pôle mer Bretagne et administrateur de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie du Finistère. (UIMM) Depuis avril 2008, cet entrepreneur de 56 ans fait partie des six personnalités extérieures entrées au conseil d’administration de l’Université de Bretagne occidentale (UBO) dans le cadre de la loi LRU. Il est convaincu que l’université et l’entreprise doivent collaborer. Photo : S.Cohen par Raïssa Ioussouf Quels sont vos pouvoirs et actions au sein de l’UBO ? Je n’ai pas honte de dire que pour le moment, c’est quand même assez restreint. Il faut rappeler que nous sommes plus là en tant que conseiller. Certes, nous avons des propositions, le dialogue est fourni. Nous pouvons apporter un œil extérieur à des problématiques. Moi, je suis toujours sidéré de voir la façon dont ça fonctionne. Il y a une culture du débat qui est extraordinaire, c’est une grande différence par rapport au monde de l’entreprise. Quand les personnes ont été nommées pour faire quelque chose, elles ont délégation et on les contrôle après sur ce qu’elles font. Dans les salles de l’UBO, on discute de tout en détail, bien que le président ait le mandat pour faire certaines choses. C’est sûr, c’est la culture de l’université. Quelles seront vos actions au sein de ce conseil ? Dans l’UIMM nous signons une convention avec l’université pour les contrats de professionnalisation. C’est en complémentarité avec la formation. On fait le relais vis à vis des entrepreneurs et on essaie de faire bénéficier l’université d’une bonne collaboration avec les branches professionnelles. L’Union de la métallurgie du Finistère est très active en matière de formation. Pourquoi jugez-vous important que l’université s’ouvre au monde de l’entreprise ? Nous ne pouvons pas dire qu’elle n’est pas ouverte aux entreprises, mais considérer l’université comme quelque chose de professionnalisant n’est pas complètement admis par les universitaires, en tout cas une partie. L’université a une mission professionnalisante, mais, dans certaines disciplines plus fondamentales ou plus académiques, la professionnalisation est réservée aux métiers d’enseignement et de recherche. Par contre, le lien direct avec l’économie et l’entreprise s’avère beaucoup plus difficile à établir. Je rencontre fréquemment des étudiants qui ont du 28 > Savoirs en jeux mal à s’insérer. Offrir un parcours professionnalisant, c’est intéressant pour leur permettre de faire les bons choix, les préparer au monde de l’entreprise. Plus on rend la transition facile, plus l’université et les formations s’adaptent aux besoins du monde de l’entreprise, et mieux ça se passera. Les relations entre entreprises et universités doivent-elles être approfondies ? Entre le moment où apparaît un besoin et celui où l’on peut sortir finalement sur le marché des étudiants formés, il s’écoule plusieurs années. L’université doit anticiper. Si elle n’est pas en contact permanent avec le monde de l’entreprise, elle ne pourra pas le faire. Que les étudiants d’université puissent faire des stages, c’était jusqu’ici beaucoup plus difficile. En écoles d’ingénieurs, ils en effectuent depuis très longtemps, voire même plusieurs pendant leur cursus. C’est une très bonne manière d’appréhender plus concrètement les problématiques de l’entreprise. Pourquoi certains acteurs de l’enseignement s’inquiètent du renforcement des liens entre universités et entreprises ? J’ai lu des articles qui faisaient état d’une crainte de la part d’enseignants chercheurs, qu’ils n’aient plus la liberté de choisir eux-mêmes la façon d’enseigner ou leurs thèmes de recherche. Ce n’est pas parce que nous voulons coopérer avec l’université sur certains sujets qu’on souhaite la diriger. Je pense que l’université a plus à gagner en coopérant avec les grandes entreprises que l’inverse. Vous dites que l’université a plus à gagner à collaborer avec l’entreprise que l’inverse, vous pouvez précisez ? Dans les grands groupes, on a le choix de collaborer avec telle ou telle université. On peut très bien décider de concentrer nos actions avec des universités qui ne sont pas françaises. Donc le fait d’avoir à proximité des entreprises capables d’apporter de la matière de réflexion, des sujets de recherche, des emplois pour l’université, cela va plus profiter à l’université locale. Nous, nous avons la possibilité d’aller recruter très loin. En ce qui concerne l’université de Bretagne Occidentale, son bassin d’action est nécessairement plus limité. Elle a aussi la possibilité de coopérer avec des entreprises partout à l’étranger mais dans la réalité c’est plus difficile. Qu’apporte l’université à l’entreprise ? D’abord, le produit de sortie des universités, ce sont des gens formés, non pas simplement à l’accumulation de connaissances, mais aussi formés à se former. Des gens qui ont appris à apprendre, qui sont curieux, rigoureux, méthodiques. Dans mon domaine, plutôt scientifique, la formation par la recherche est très bonne et ne doit pas être opposée à celle des écoles d’ingénieurs. En général, les gens qui sortent des universités sont moins formatés par des méthodes de travail collectif, ils sont plus autonomes. Ils vont plus chercher les connexions avec l’extérieur, alors que les élèves en école d’ingénieurs restent plus dans un milieu fermé. Après, la recherche ne peut pas être faite uniquement dans les entreprises, car elles n’en ont pas les moyens. On est souvent focalisé sur le court terme et le moyen terme. Or, la mission de l’université est aussi de faire de la recherche. On attend d’elle cette capacité de recherche, d’innovation, de solution, d’être à la pointe des développements futurs. La recherche représente donc un volet important pour les entreprises ? Oui, en Europe et en France, on n’y échappe pas, le développement économique passe par l’innovation. Il faut se différencier par rapport aux pays où les coûts sont moins importants. Et on ne peut se différencier qu’en étant dans les produits ou les services innovants. Pour cela, il faut être soutenu par un effort de recherche important. Si les pôles de compétitivité trouvent un essor dans tous les pays d’Europe, c’est pour cette raison. On ne peut sortir que par le haut de la compétition. Attendez-vous des étudiants sortant de l’université qu’ils aient des formations adaptées au marché ? En tant que responsable du Pôle mer, je souhaite que ces étudiants soient les plus opérationnels possibles. Après, on sait qu’ils doivent s’adapter au processus de l’entreprise et qu’une bonne partie de leur formation s’acquiert en travaillant tout au long de la vie. N’y a t-il pas un risque que ces étudiants opérationnels perdent leur esprit critique envers l’entreprise ? Je ne pense pas. Personnellement, j’attache de l’importance à l’esprit critique et à l’esprit d’initiative. On ne cherche pas à embaucher des moutons, ça serait pire que tout ! Les gens doivent conserver leur capacité de jugement. Simplement, on leur demande de tenir compte de la réalité économique. L’entreprise a des contraintes, l’université aussi. C’est justement par l’amélioration des stages et des contrats de professionnalisation, des échanges entre les universités et les entreprises que les étudiants prendront conscience de ce qui leur plaît ou pas ♦ Savoirs en jeux < 29 L’université de Bretagne occidentale et le laboratoire Ifremer particpent aux projets du pôle mer Bretagne. Photo : panorama-bretagne.fr Pôle mer, le monde à l’horizon C Le Pôle mer Bretagne brestois est à « vocation mondiale ». Il fait la liaison entre formation, recherche et entreprises dans un objectif de développement d’activités économiques. onfrontée aux difficultés des secteurs de la pêche et de la marine nationale, la Bretagne « mise davantage sur les technologies marines et l’énergie de la mer», explique Yves-Marie Paulet, à la direction de l’Institut universitaire européen de la mer (IUEM). Le Pôle mer Bretagne associe, dans la filière maritime, des grandes, moyennes et petites entreprises, laboratoires publics et privés, universités et grandes écoles, implantés dans la région. Il a été labellisé «vocation mondiale», comme quatorze autres pôles français. Les pôles mer Bretagne et ProvenceAlpes-Côte-d’Azur collaborent afin de répondre aux besoins croissants de sécurité, de sûreté maritime et de développement durable. Leurs domaines d’excellence et leurs champs de recherche couvrent également les technologies sous-marines, l’ingénierie, la réparation et la maintenance navales civiles et militaires. Ils traitent aussi des ressources énergétiques marines, fossiles et renouvelables, des biotechnologies, de la pêche, de l’aquaculture et du génie côtier. Avec 700 entreprises dans le secteur maritime, les deux régions représentent les trois quarts de la recherche française. Leur ambition est de développer les produits et services innovants qui feront la différence sur les marchés internationaux et créeront activités et emplois. Pour être labellisés, les projets doivent rentrer dans la thématique du pôle et avoir au moins la participation d’un acteur breton. Ils sont financés à part égale par l’état (Fond unique interministériel), les collectivités territoriales et des centres de recherche. « Les projets doivent être innovants et doivent déboucher sur des perspectives économiques», explique Jacques Meunier, ingénieur à l’Ifremer, détaché au Pôle mer Bretagne. Par exemple, Paintclean compte parmi les projets engagés par le Pôle mer dans le domaine du naval et du nautisme. « Les partenaires de ce projet sont une PME (Nautix), une grande entreprise (DCNS), l’Université de Bretagne sud 30 > Savoirs en jeux par Raphaèle Desramé et les laboratoires (Ifremer et le Centre de génie industriel). Il s’agit d’élaborer une peinture antifouling respectueuse de l’environnement pour les navires et les équipements immergés », résume-t-il. Dynamiser un territoire Le rôle du technopôle dans les différents pôles de compétitivité sera de soutenir la participation des PME et le montage de projets collectifs. Plus de 6 000 personnes travaillent ou étudient sur le site. « L’IUEM produit des connaissances, des thèses en lien avec des projets d’entreprise. Le technopôle active le lien entre recherche et industrie, analyse Yves-Marie Paulet. Récemment, le pôle a demandé de développer une formation sur les marines renouvelables à Brest. Les acteurs concernés se sont mobilisés très rapidement et un plan de formation a été élaboré à la suite.» L’autre rôle du technopôle est de répondre à la fuite des cerveaux : « Beaucoup d’étudiants de l’IUEM travaillent à Brest. Mais l’institut garde son autonomie. Il est financé pour moitié par l’université et autant par des organismes de recherche », poursuit-il. Dès le départ, la structure brestoise a pris le parti de tirer profit de ses faiblesses supposées : son ancrage dans un territoire rural, bordé par la mer et peu industrialisé. « La Région souhaite dynamiser les PME. Elle entend faciliter les financements en accélérant les procédures qui sont longues », commente Jacques Meunier. Une étude commanditée par l’état montre que le Pôle mer Bretagne fait partie des bons élèves. Il a atteint les objectifs de la politique nationale 2007-2008 des pôles de compétitivité. « La dynamique créée par les projets est déjà positive. Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact du dispositif sur l’innovation et l’emploi. Seuls deux projets du Pôle mer Bretagne sont terminés à ce jour», conclut-il. ♦ Les lycées maritimes dans le vent Pour devenir « travailleur de la mer », il y a un siècle on se formait sur le tas. Aujourd’hui, les jeunes s’inscrivent dans les lycées maritimes où ils doivent se plier à un enseignement de plus en plus théorisé. Photo : E.C.J par Emmanuelle Cabot-Jaquot A ujourd’hui, une cabine de bateau est bordée d’écrans et de radars aux commandes complexes. Fini la vieille boussole en cuivre posée sur une carte marine jaunie par le temps. Seule la barre à roue évoque un lien avec le passé. Pour exercer un métier de la mer, l’apprentissage empirique de la profession, comme cela se faisait jadis, ne suffit plus. Progressivement, depuis la fin du XIXe siècle, les formations ont été rationalisées et transmises de façon scolaire et institution- Les formations, outils de la profession Depuis presque 25 ans, reproduire ce que l’on a observé sur le navire par acclimatation ne permet plus de s’aventurer dans la profession. L’état français et les directives européennes exigent que les jeunes possèdent un diplôme qui fasse la preuve de l’acquisition de bases théoriques, technologiques et culturelles. De véritables cursus sont mis en place : CAP (de marin pêcheur depuis 1984), BEP (pêche depuis 1991) et, depuis cette année, des bacs pros en trois ans. Jusqu’en 1975, l’obtention d’un diplôme était obligatoire seulement pour embarquer sur des navires de plus de 25 tonnes. Depuis 1991, il est nécessaire, quelle que soit le tonnage du bateau. D’après Denis Biget1, anthropologue, et François Vourc’h2,••• Savoirs en jeux < 31 La marque d’un territoire Les élus de Paimpol bénéficient du bateau du lycée pour mettre en œuvre les techniques de navigation. nalisée. Les métiers de la mer se modernisent. Les contenus pédagogiques doivent s’adapter à l’évolution des professions. Pourtant, aux yeux de bon nombre de jeunes qui ressentent une aversion pour l’école, il suffirait simplement d’apprendre sur le tas. Au sein de quatre établissements basés à étel, Saint-Malo, Paimpol et au Guilvinec, se répartissent 400 jeunes en formation initiale. Ces dernières années, les directeurs des lycées maritimes ont observé une baisse des effectifs. Denis Béric, le directeur de Paimpol, le déplore : « Les métiers de la mer sont de moins en moins attractifs. Une des raisons est que les accidents sont très médiatisés. » Même s’ils ont bien en tête la spécialisation historique de leurs lycées (pêche, culture marine...), les chefs d’établissements diversifient leurs offres de formations. Ils répondent aux besoins des professionnels et des futurs étudiants. Le choix des formations s’élargit : aquaculteur, marin pêcheur, de commerce ou de plaisance, électromécanicien naval ou encore gestionnaire des entreprises maritimes. ••• chargé de recherches au CNRS, cette rationalisation visait à assurer la sécurité des marins, à améliorer leurs conditions de vie mais aussi à contrôler le marché de l’emploi en diminuant le nombre de petites flottes et, ainsi, l’effort de pêche. La formation professionnelle est devenue un outil de la profession. Pour Christian Perron, directeur du lycée de Saint-Malo, qui n’est pas issu du milieu maritime, le contenu pédagogique améliore les conditions de sécurité mais pas seulement : « Cela a un impact sur la vie future des jeunes en termes de santé. Mais la culture permet de faciliter une réorientation ou de se préparer aux contraintes administratives et juridiques. » La pratique est cependant primordiale. C’est grâce aux stages embarqués que l’élève apprend les techniques de navigation et le sens de la mer. Ainsi, comme l’indique Denis Biget dans son étude, l’élève peut éclairer la théorie par la pratique et corriger la pratique par la théorie. Enseignant à Paimpol, Marc Hertu est convaincu qu’il y aura toujours transmission des savoirs-faire traditionnels : «On apprend toujours à faire des nœuds, à indiquer où sont bâbord, tribord, à connaître la mer...Un navire, ça flotte ou ça coule. On a les mêmes objectifs que Christophe Colomb.» ♦ 1. Denis Biget, Des écoles de pêche aux lycées maritimes et aquacoles, Techniques et culture, n°45, Apprendre la mer, juin 2005. 2. François Vourc’h, Analyse des rapports sociaux à la pêche artisanale. Histoire et évolution. Rapport CORDES VI, 1980 Marc Hertu et un élève Photo : E.C.J 32 > Savoirs en jeux Sans langue de droit Paul Molac est président de Div Yezh Breizh. Cette association de parents entend défendre l’enseignement du breton dans les écoles publiques. Près de 4 000 élèves en bénéficient. Soutenir les demandes d’ouverture de classe, qui restent parfois lettre morte, est une de ses principales activités. Fervent partisan du plurilinguisme, Paul Molac insiste : l’enseignement des langues régionales dans le public est avant tout un droit. par Dihya Maïni Thierry Tesson, collaborateur de Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale, explique : « Je me pose une question basique : y a-t-il des débouchés pour un enfant qui pratique le breton ? ». Comment percevez-vous cette approche utilitaire de la langue ? C’est une vision très parisienne... Ce que disent les psycholinguistes, Hagège entre autres, c’est qu’il est plus efficace de commencer par une langue inscrite dans son environnement, pour qu’elle ne soit pas qu’une « matière d’école ». Et plus tard, apprendre une langue « utile », comme l’anglais. On sait très bien que le breton n’est pas une langue internationale, c’est assez clair. Ce qu’on vise, c’est le plurilinguisme. L’apprentissage du breton ne serait en fait qu’un tremplin vers d’autres langues ? Non, c’est aussi un enjeu culturel important. On dit qu’il faut savoir qui on est pour savoir où l’on va. Je pense que, pour un Breton, il n’est pas totalement illégitime de parler la langue bretonne. Et puis, il y a l’aspect pédagogique. On sait que le cerveau des bilingues est plus performant. On voit qu’ils ont des capacités à apprendre d’autres langues qui sont supérieures à celles des monolingues. Pour nous, c’est sans doute le plus important, avant même l’aspect culturel d’ailleurs. Un autre enjeu serait celui d’avoir une France plurielle. Mais cela suppose de changer la vision que la France a d’elle même, puisque jus- Photo : D.M. qu’à maintenant le seul modèle qu’on a connu a été celui de l’assimilation. L’état devrait-il proposer l’apprentissage des langues régionales dans toutes les écoles ? Selon Div Yezh, oui. Mais au regard de la législation, cela n’est qu’une possibilité. Pourtant, si on pense que les langues régionales doivent être sauvegardées, il faut bien y mettre les moyens à un moment ou à un autre. Toujours selon Thierry Tesson, « l’état se situe dans une logique de réponse à la demande d’enseignement bilingue, et non dans son offre »... Dans la mesure où des ouvertures de classes sont refusées, ils ne remplissent pas leur contrat. L’enseignement en breton devrait être un droit ; il devrait être proposé automatiquement. Dans les classes lambda, les parents sont des consommateurs : ils mettent leurs enfants à l’école, point final. Pour le bilinguisme, on demande aux parents d’être acteurs, de se battre. Après sept ans de présidence, constatez-vous une évolution dans les rapports entre l’association et les autorités ? Une chose a quand même changé, ce sont les prises de position de la Région en faveur des langues régionales, le breton et le gallo. On sent bien que les autorités académiques sont prises entre deux feux, avec d’un côté le ministère et, de l’autre, la Région, qui veut sauvegarder une langue qui a de moins en moins de locuteurs ♦ Savoirs en jeux < 33 Le gallo veut prendre du galon Photo : R.D. Lydie Micault et Christophe Simon de l’association Bertaeyn Galeizz luttent pour la reconnaissance de la culture gallèse. Les associations de promotion du gallo, parlé en Haute-Bretagne, sont soutenues par le département de l’Ille-et-Vilaine et la Région. L’état tarde à le reconnaître. « E par Raphaèle Desramé n juin 2008, la Région s’est engagée pour trois ans à délivrer des cours de gallo deux fois par semaine à l’université de Rennes 2. J’assure ces cours ». Dominique Deffain est le fondateur de l’association des enseignants du gallo. Cette dernière milite pour l’entrée de cette langue dans les programmes de l’éducation nationale et pour sa reconnaissance dans le pays. Les langues bretonnes, le breton et le gallo, ont longtemps été dépourvues de statut légal et interdites à l’école. La transmission familiale du breton s’est quasiment arrêtée dans les années 1950 et celle du gallo s’est progressivement éteinte. Les années 1970 ont vu la naissance d’associations travaillant à la mise en valeur de la culture gallèse. Elles sont souvent à l’initiative d’événements devenus majeurs comme la Bogue d’or à Redon, la fête du chant à Bovel, le prix Froger Ferron et la fête de la Gallésie à Monterfil. La décennie suivante a vu l’émergence de nombreux lieux d’apprentissages instrumentaux, devenus pépinières de musiciens amateurs et professionnels. Une transmission familiale Deux pratiques de transmission se superposent actuellement. L’une, certainement en fin de vie, est celle issue du monde rural où il est encore possible de rencontrer des « porteurs de tradition », des personnes qui ont acquis leurs savoirs durant leur enfance auprès de leurs parents ou voisins. « Cette réalité de terrain motive encore de nombreux passionnés à initier une démarche de collecte. Ceci est vrai pour les chansons, plus fragile pour la danse et rarissime pour les contes », explique Lydie Micault, de l’association rennaise de promotion de la culture gallèse Bertaeyn Galeizz. L’autre, plus médiatisée, concerne le renouveau des musiques traditionnelles. Ces deux pratiques diffèrent par leur mode d’apprentissage : il s’agit d’une culture maternelle pour les aînés et, pour les plus jeunes, la plupart du temps, d’une volonté de pratiquer. Elles ressortent du domaine familial et privé. 34 > Savoirs en jeux En décembre 2004, la Région adoptait, à l’unanimité, un plan de politique linguistique de la Bretagne. Elle affirmait dans ce plan, reconnaître officiellement aux côtés de la langue française, l’existence du breton et du gallo comme langues de la Bretagne. D’après la Région, 5 à 10 % de personnes parleraient gallo en Haute-Bretagne. Selon Lydie Micault, « les subventions apportées par le Conseil régional ont fortement augmenté, suite à l’adoption du plan de 2004. On travaille à la reconnaissance de la culture gallèse et le département et la Région nous appuient. » Mireille Massot, première viceprésidente en charge de l’enseignement au Conseil général d’Ille-et-Vilaine, rappelle que « le département sensibilise ces acteurs au développement de nouvelles actions. Nous accompagnons les associations depuis 2004, au moment de la mise en place d’un service consacré au gallo. » Pour Lydie Micault, « tout se joue à Paris. Au contraire, les autres pays européens, décentralisés, privilégient les cultures et identités régionales. Il est bien connu que le gallo était limité au milieu familial et notamment agricole. Il est donc important que la transmission passe par l’éducation nationale.» La mission de l’association des enseignants du gallo est justement de lutter à l’intérieur de l’éducation nationale. « L’association regroupe des enseignants et promeut la culture gallèse, raconte Dominique Deffain C’est dans les années 1980 que le gallo entre à l’école avec la nomination d’un conseiller, Gilles Morin auprès du recteur. L’option est ensuite proposée aux bacheliers. Petit à petit, on a couvert un certain nombre de lieux d’enseignement ». Le gallo est enseigné de façon optionnelle en Haute-Bretagne. « Il n’est pas une priorité pour l’Etat, qui s’axe sur des matières plus élitistes. Il n’est donc pas vécu comme porteur pour le gouvernement, explique Mireille Massot. Pour que les langues minoritaires puissent exister, il faudrait une inscription dans la Constitution. » Inscription qui n’est pas à l’ordre du jour ♦ La formation professionnelle à travers les âges Depuis le début du XXe siècle, la législation sur la formation professionnelle n’a cessé d’évoluer. Une nouvelle impulsion est donnée, en 2004, avec la « formation professionnelle tout au long de la vie ». Entretien avec Jacques Le Goff, professeur de Droit public à l’Université de Bretagne occidentale. par Roland Gauron Quelles résistances ont rencontré ces lois ? D’abord, une résistance sociale sous la forme du scepticisme de la société qui ne voit pas clairement l’intérêt de s’engager dans cette voie, spécialement dans les petites entreprises. Seconde limite qui ne va pas tarder à se révéler : Photo : R.G. l’inégalité face à la formation. Alors que Delors veut en faire un correctif des inégalités de départ, la pratique la révèle comme amplificateur de l’écart entre les catégories socio-professionnelles. La troisième résistance, pédagogique, qui explique ce qui précède, tient à ce que moins les salariés sont qualifiés et plus ils projettent sur la formation l’image négative qu’ils avaient de l’école. En quoi la loi de 2004 constituet-elle un changement ? Cette loi a une portée presque philosophique. Après avoir progressivement mis la formation au centre du dispositif professionnel, on lui donne sa vraie place dans l’existence citoyenne. On avait commencé par convaincre les employeurs. Cette loi vise à faire passer le message plus distinctement en Savoirs en jeux < 35 Professionnels de formation à quelle époque est apparu le concept de formation professionnelle ? J’en situerais l’apparition vers la fin XIXe - début XXe siècle. Mais il s’agissait alors de formation initiale selon une conception assez « capitalistique » sous la forme d’un capital de départ déployé tout au long de la vie avec certes, un enrichissement sur le tas, mais sans formation spécifique organisée. Dans les années 1950-1960, on réalise l’écart grandissant entre le rythme de l’innovation technologique et le niveau des compétences qui peine à suivre. Ce sera l’effort des lois Debré et Delors [voir encadré p. 36]que de le combler, au prix d’une nouvelle représentation de la formation qui ne peut plus désormais se penser que dans la durée comme formation continuée. direction des salariés enjoints d’entrer dans cette culture. ••• ••• La formation devient donc un devoir... On peut le dire et considérer que Debré, lorsqu’il parlait de la formation comme « ardente obligation », à l’instar du Plan, s’adressait déjà, mais à mi-voix, aux salariés. C’est dans les années 2000 que cette dimension de devoir va s’imposer. A preuve : un salarié qui refuse une formation, peut être sanctionné. Il est très intéressant d’observer cet emboîtement des problématiques successives : formation initiale d’abord, formation continuée, ensuite une formation qui prend de l’épaisseur en direction des employeurs et finalement en direction des employés. On retrouve l’idée déjà présente chez Jacques Delors d’« éducation tout au long de la vie » ? Bien sûr, tel était le cœur de sa vision avec l’idée que tout commence par la capacité d’apprendre, comme il le dira dans son beau rapport à l’Unesco, L’éducation, un trésor est caché dedans. L’essentiel est d’être en capacité de réagir aux sollicitations du monde. Comme y avait insisté la philosophe Simone Weil, c’est l’attention au monde qui constitue le ressort de tout apprentissage. Avec cette conséquence que la formation va bien au-delà du professionnel en direction de la culture prédisposant à semblable attitude. Et les employeurs l’ont compris. Le terme « tout au long de la vie » suppose une porosité entre vie professionnelle et vie privée... C’est évidemment la condition et la conséquence. L’idée qui est derrière est celle de l’implication personnelle du salarié dans son travail, en lien avec l’entrée dans la société de l’information, de la société cognitive. Dès lors que vous travaillez de votre tête, vous avez du mal à la laisser au vestiaire. Alors qu’avant, il y avait toute cette symbolique du salarié qui revêtait et enlevait son bleu de travail comme signe d’entrée et de sortie du lieu de travail. Mais il est aussi vrai que lorsqu’on est impliqué personnellement, c’est plus angoissant que de n’être qu’un simple « corps machine ». Le processus d’apprentissage tout au long de la vie s’en trouve renforcé... Il peut se concevoir sans cela, mais il a été considérablement amplifié par la nécessité de conjoindre formation strictement professionnelle et culture générale. Ce n’est pas par hasard que Jacques Delors se réclame du personnalisme, de la pensée de Mounier, Ricœur et Péguy. Il y a une cohérence intellectuelle. C’est aux antipodes de l’instrumentalisation d’une formation strictement professionnelle. Réapparaît aussi l’idée de seconde chance ? La seconde chance, c’était au cœur de la philosophie de Delors. L’objectif était d’allier l’efficacité économique et la justice sociale. Il fallait réparer les aléas de l’existence et tout le monde avait à y gagner. Ce qui se retrouvera dans la philosophie de John Rawls, La théorie de la justice. Le plus pour ceux qui en ont eu le moins dans l’intérêt de tous. Tout le monde a à y gagner, les entreprises marcheront mieux, etc. Et puis c’est un facteur de pacification sociale et d’apaisement des relations entre les groupes sociaux. C’est un enjeu politique majeur... C’est l’une des grandes matrices de promotion des individus et par là de pacification des rela- 36 > Savoirs en jeux tions. Et ce n’est pas par hasard si vont de pair, dans l’esprit de Jacques Delors, la formation et la négociation collective, qui ont exactement la même visée : faire vivre ensemble. Dans l’histoire du droit du travail, c’est une préoccupation constante depuis la mi-XXe siècle. Avec, en arrière-plan, la thématique qui s’impose comme centrale à partir des années 1970 et les lois Auroux de 1982 : la réconciliation entre l’économique et le social ♦ Repères chronologiques 1919. La loi Astier pose les bases d’un enseignement professionnel unifié. Elle initie des cours de perfectionnement à destination des ouvriers. 1959. La loi Debré entend donner aux moins diplômés la possibilité d’une promotion sociale. Elle permet au centre de formation de mettre en place des cours du soir. 1971. La formation professionnelle devient une « obligation nationale » inscrite dans la loi Delors de 1971. Elle fait suite à l’Accord national interprofessionnel de 1970, le premier en matière de formation continue. Cet accord fonde la légitimité des partenaires sociaux à s’occuper de la formation professionnelle. 2004. Relative à la formation tout au long de la vie, la loi du 4 mai 2004 institue le droit individuel à la forma- tion et fusionne les différents contrats de formation en alternance en un outil unique, le contrat de professionnalisation. L’ Afpa dans les tourments du marché Après 60 ans passés dans le giron de l’état, l’Association pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) devra, d’ici 2010, s’adapter aux lois du marché. Une réforme qui bouleverse cette institution dans ses fondements. U par Roland Gauron Un avenir « nullement assuré », c’est la conclusion alarmiste dressée, en novembre 2008, par la Cour des comptes au sujet de l’Association pour la formation professionnelle des adultes. Confrontée à des réformes de structures, l’Afpa est condamnée à se réformer pour survivre. Le deuxième organisme de formation en France, après l’Education nationale, affiche pourtant de très bons résultats. 54 % des stagiaires, au chômage avant d’entrer en formation, retrouvent un emploi dans les six mois suivant l’attribution de leur diplôme. Au cœur de toutes les inquiétudes exprimées par les syndicats : la régionalisation du financement. L’Afpa est financée à 85 % par des subventions de l’Etat. Or, ce mode de financement est contraire au principe de concurrence tel que défini par l’Union européenne. Cette tâche incombe désormais aux Régions. à compter du 1er janvier 2009, l’Afpa devait répondre à des appels d’offre au même titre que les organismes privés de formation. En Bretagne, le transfert a été anticipé dès le 1er janvier 2007. L’antenne Afpa de PleumeurBodou s’est spécialisé dans le secteur du bâtiment. Service public ou marchand ? Durant ces deux années de transition, les représentants de l’Etat, de la Région et de l’Afpa se sont concertés. L’offre de formation de l’Afpa s’est adaptée aux orientations données par la Région en matière de formation professionnelle. « Nous avons dû ajuster nos programmes dans différents secteurs : renforcer le bâtiment, stabiliser l’industrie et certaines activités tertiaires », témoigne Jacques Ménez, président de l’Afpa Bretagne. Certaines incertitudes n’ayant pas été levées à la fin de l’année 2008, elle a décidé de solliciter les régions pour le maintien du subventionnement durant une année supplémentaire. L’Etat doit notamment transcrire dans le droit français une directive européenne, d’ici la fin de l’année 2009. Cela risque de modifier le cadre de la réforme. Toute la question est de savoir si la formation professionnelle est un service comme un autre. Sur ce point, une cer- Photo : R.G. taine marge de manœuvre subsiste. Durant la période transitoire, la modalité du subventionnement pouvait encore être mise en œuvre. « Grâce à la souplesse engendrée par ce contexte particulier, les élus du Conseil régional ont demandé à l’Afpa d’ouvrir une antenne dans le Trégor, près de Lannion, où l’offre de formation était insuffisante. » Plusieurs régions réfléchissent ainsi à la mise en place ••• Savoirs en jeux < 37 « Renforcer le bâtiment » a été l’un des objectifs fixés par la région. Photo : R.G. ••• d’un service public régional de la formation profession- proposant que le patrimoine soit confié à l’Afpa. « Le coût de nelle. La formation des adultes pourrait être assimilée à un l’entretien sera, dans ce cas, répercuté sur le prix des forservice d’intérêt économique général. Cette notion de droit mations, fait remarquer Yves Raoul. Ce sera la Région qui européen permet d’assurer « des activités de service mar- paiera à la place de l’Etat. » chand remplissant des missions d’intérêt général et soumises L’Afpa était, par ailleurs, le seul organisme de formation de ce fait par les Etats membres à des obligations spécifiques habilité à délivrer de façon permanente des titres profesde service public ». sionnels, diplômes délivrés par le ministère de l’Emploi. Elle D’autres questions restent en suspens. Elles touchent à n’avait pas pour ce faire à demander un agrément auprès des des points qui font toute l’originalité de l’Afpa. L’accompa- préfets de région, à l’inverse des autres organismes de forgnement des stagiaires dans leur projet en fait notamment mation. Une inégalité de traitement pointée du doigt par le partie. Les psychologues du service Conseil de la concurrence dans un avis orientation de l’association étaient du 18 juin 2008. Elle participait égale« On risque de s’orienter ment à la définition du contenu deer ces jusqu’alors chargés de conseiller et d’aiguiller les demandeurs d’emploi titres professionnels. Depuis le 1 jandans le choix de leur formation. Or, vers des formations courtes vier 2009, l’Afpa s’est donc vue retirer plus de 900 psychologues de ce serson habilitation systématique. et non diplômantes. » vice rejoindront, d’ici au 1er janvier Reste à savoir si en 2010, l’Afpa pour2011, le Pôle emploi conformément à ra s’aligner sur les prix pratiqués par ses J.-M. Racinne, délégué CGT la réforme du service public de l’emconcurrents. C’est sur ce point que les ploi. « Il s’agit d’un nouveau mode de conclusions de la Cour des comptes coopération entre le Pôle emploi et nos services, relativise sont les plus alarmistes. « Environ 35 % du chiffre d’affaires Jacques Ménez. Depuis une dizaine d’années, les psycholo- avec les Régions concerne des segments où l’établissement, gues de l’Afpa expertisaient le projet de 25 % du public de de par sa faible position concurrentielle, ne peut que s’alil’ANPE. L’agence traitait les 75 % restants. » La réforme de la gner sur le niveau de prix de ses principaux concurrents formation professionnelle constitue une réorganisation pro- alors que sa rentabilité n’est pas assurée à ce prix », a constafonde entre les organismes composant le service public de té en novembre 2008 Philippe Séguin, le président de la Cour l’emploi. des comptes. « Avec la logique de rentabilité, on risque de Autre particularité de l’Afpa remise en cause : l’accueil des s’orienter vers des formations courtes et non diplômantes », stagiaires et leur hébergement. Ce service est d’autant plus s’inquiète, de son côté, Jean-Marc Racinne, délégué CGT et important qu’une partie d’entre eux ne sont pas originaires employé à l’AFPA de Saint-Malo. Sur ce point, Yves Raoul préde la région. Les locaux sont la propriété de l’Etat. L’Associa- cise : « Le prix est le dernier des critères choisis par les élus tion des régions de France (ARF) aurait souhaité qu’ils re- pour évaluer les différentes propositions de formation qui viennent aux Conseils régionaux. En janvier dernier, Laurent leur sont soumises lors de cet appel d’offres. La Bretagne enWauquiez, le secrétaire d’Etat à l’Emploi, s’y était opposé en tend bien privilégier la qualité sur le prix. » ♦ 38 > Savoirs en jeux Diplôme à acheter, espoir à vendre à 58 ans, Fernand Moysan est au chômage. Il a repris les études en passant par la case Validation des acquis de l’expérience ( VAE), pour convertir son vécu professionnel en diplôme. Question de pragmatisme, ou d’argent... J par Manuel Delort usqu’en 2006, il n’avait jamais entendu parler de Validation des acquis et de l’expérience ( VAE). Fernand Moysan a passé 30 ans chez Alcatel à Brest comme informaticien, accédant sans diplôme au statut de cadre, avec trois employés sous sa responsabilité. Lui qui ne connaissait que l’entreprise pour seul quotidien, il se retrouve au chômage du jour au lendemain, victime des aléas économiques d’une multinationale et d’un plan social. S’ensuit la procédure habituelle, l’ANPE, les Assédic... et une certaine lassitude pour rebondir. En 2003, il tente le tout pour le tout et retourne à ses amours de jeunesse, la fac de psychologie. « Je voulais de l’humain, j’en avais marre des machines », se souvient-il. En 1972, il avait abandonné son Deug de psycho à Brest pour des raisons strictement personnelles. Pour sa reprise d’études, l’ancien ingénieur suit les cours en parcours initial mais doit reprendre en première année, le contenu de son expérience universitaire étant caduque, trop seventies. Il valide ses deux premières années. à quelques mois de l’acquisition du saint parchemin, il doit effectuer un stage de deux semaines en entreprise. Payer, progresser Fernand ne veut pas « perdre son temps ». L’entreprise, il connaît. S’immerger dans un milieu psychiatrique ne l’attire pas. Sa responsable d’études lui conseille alors la VAE. L’ex-cadre redevenu étudiant monte un dossier avec une conseillère du service formation continue de l’université. Quelques pages à rédiger, des cases à remplir... et un chèque à faire, d’un montant de 150 à 200 euros. C’est presque aussi simple que cela. Une pratique symptomatique des dérives libérales de l’université, diront certains. Un achat à la carte, en quelque sorte. Fernand choisit trois unités d’enseignement à valider de la sorte : le stage, un cours aléatoire (dit « UE Libre ») et l’anglais. La langue de Shakespeare, il ne la parle pas, mais justifie un bon niveau écrit par l’obtention d’un Toeic (test d’anglais passé à Alcatel) et surtout par le langage informatique, exclusivement anglophone. Cela semble suffire. Le jour de la soutenance, en janvier 2006, il présente son dossier devant un jury de trois enseignants. Et se souvient d’une situation singulière : « J’avais des partiels juste avant. J’ai croisé un jury dans le couloir et il m’a dit ‘‘ Attendez, je prends trois minutes pour lire votre dossier ’’. Le 3ème membre n’était même pas là mais donnait par courrier son accord pour l’obtention des UE. De toute façon, ça a duré trois minutes, je n’avais rien à dire, je n’ai rien défendu. Je n’aime pas raconter ma vie. » Seul cinq pages du document démontrent sa motivation. Deux ans plus tard, il réitère l’opération VAE pour ne pas passer certaines matières de son master. Cette fois, pas question de renouveler entièrement son dossier, mais simplement la lettre de motivation. Le chèque, lui, reste toujours de mise. Lors de l’oral, les exigences sont tout autres. Voyant qu’il souhaite valider l’UE Droit du travail, une enseignante lui demande ce qui légitime ce choix. Où est la théorie ? Fernand argue de son passé de syndicaliste et tout ce temps à défendre la cause de ses collègues. Encore une fois, même si les attentes semblaient là plus pointilleuses, l’affaire est conclue. Et le diplôme en partie « acheté ». Aujourd’hui, s’il a eu quelques « facilités » à obtenir ses diplômes moyennant finances, Fernand Moysan n’a aucun regret et trouve « normal de payer un service qui est rendu ». Pour l’instant, aucune perspective d’embauche à l’horizon. En attendant, Fernand bidouille des ordinateurs pour des amis et pense peutê t r e , m a l g r é une faible expérience professionnelle dans le domaine, ouvrir un cabinet avec d ’ a u t r e s p s ychologues. L e chemin semble encore long... ♦ Savoirs en jeux < 39 Photo : M.D. Manques à gagner Alternatives pédagogiques Construire et se construire Voies d’insertion L Les savoirs, les modalités et les lieux de transmission s’organisent selon un jeu d’influences entre les acteurs. Cette structuration permanente définit à tout moment une organisation institutionnelle mais cristallise aussi certaines failles du système. Des agents, individus ou institutions, mettent alors en œuvre des stratégies et dispositifs alternatifs au sein ou en dehors de la structure dominante. Ceux-ci s’inscrivent en creux dans les failles et tentent de pallier certains manques. < 41 Le soutien scolaire : une béquille pédagogique Avec le développement des dispositifs d’aide à la réussite éducative, l’école occupe une place grandissante dans le parcours des enfants. Cela n’est pas sans susciter de multiples interrogations, notamment sur la relation entre les parents et l’école. Par Jean-François Mater L’accompagnement à la réussite éducative revêt différentes formes, comme ici l’aide aux devoirs après les cours au collège. Photo : Josselin Clair Alternatives pédagogiques « A ccompagnement à la réussite éducative »... Cette formule désigne les dispositifs d’aide dont les élèves de l’école élémentaire et les collégiens ont pu bénéficier lors de l’année scolaire écoulée (voir encadré). Ce développement des formes de soutien et d’aide indique en premier lieu qu’en réponse aux difficultés scolaires, le redoublement est de plus en plus écarté. « Le redoublement constitue une réponse inefficace à l’échec scolaire, selon Yannick Tenne, inspecteur d’académie des Côtes-d’Armor, 42 > Titre de la séquence 1 s’exprimant au nom du recteur. Avec le soutien, on agit en amont. » Pour éviter le recours au redoublement, l’école organise donc elle-même les modalités du rattrapage. « Ce sont des temps où l’élève est accompagné à son rythme, par petits groupes, plaide Yannick Tenne. Il ne refait pas exactement ce qu’il a fait auparavant à l’école ; les procédures sont plus ludiques. » « L’école doit être son propre recours » Pour l’inspecteur d’académie des Côtes-d’Armor, l’aide aux élèves en difficulté s’inscrit dans une logique de développement : « Les pays qui ont assis leur développement sur la valorisation des très bons élèves ne progressent pas. Avec Un accompagnement aux formes multiples le soutien, on ne vise pas l’excellence, mais on fait en sorte que les écarts s’amenuisent. » Cette aide gratuite permettrait d’éviter le recours aux cours payants proposés par les entreprises privées : « Pour les élèves en difficulté, l’école doit être son propre recours. Quand l’État ne fait rien, une sélection sociale s’opère par l’argent. » Une vision contestée en partie par Hélène Le Crom, secrétaire régionale de la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves) Bretagne, qui considère que le soutien scolaire, dans sa forme actuelle, constitue « une opération de communication » : « Sous couvert d’aide gratuite, on en profite pour communiquer positivement sur les failles du système, sans tenter de résorber les problèmes. » Car, derrière ces atours avantageux de l’accompagnement à la réussite éducative, Hélène Le Crom et Thérèse JametMadec, secrétaire académique du SNES (Syndicat des enseignements du second degré) Bretagne, repèrent plusieurs non-dits : « Comment se fait-il qu’on ait autant recours au soutien, qu’il soit aussi visible ? Comment se fait-il que l’école crée des difficultés qu’elle tenterait ensuite de résoudre ? » Les enfants Des stages de remise à niveau en français et en mathématiques sont organisés durant les vacances pour les CM1 et CM2, à l’instar de ceux qui se sont déroulés pendant la première semaine des congés de Pâques, par petits groupes. Durant ces vacances, 1 986 élèves de l’académie, du public comme du privé, y ont participé. Le collège est aussi concerné à travers l’accompagnement éducatif généralisé à l’ensemble des collèges publics et privés depuis la rentrée 2008 et aux écoles élémentaires classées en zone prioritaire. À l’issue de chaque journée de cours, deux heures sont consacrées à l’aide aux devoirs, à des ateliers de langue et à des activités sportives et culturelles. Dans le public, 10 738 élèves du second degré et 1 113 du premier degré étaient inscrits lors de l’année 2008-2009. Depuis la rentrée 2008, deux heures hebdomadaires d’aide individualisée ont aussi été dégagées à destination des élèves des écoles élémentaires, afin de remédier à des difficultés passagères. Le rectorat ne dispose pas des données quant au nombre d’élèves participants. de plus en plus liés à l’école Le suivi personnalisé s’avère difficilement réalisable lors des cours traditionnels, comme l’illustre Thérèse Jamet-Madec : « Quand on se retrouve avec des classes de 35 pour des cours de langue, l’expression orale individuelle est on ne peut plus réduite. De combien de temps dispose-t-on pour faire progresser les élèves individuellement ? Aucun ! » Si, pour elle, le but de l’école est d’«aider les enfants à sortir de leur inégalité culturelle et de leur délivrer une culture commune », cet objectif devient de plus en plus difficile à atteindre : « L’école est intégrée à part entière dans la société et reflète ce qui s’y passe. Même si les enseignants tentent de compenser, c’est difficile de faire mieux avec moins de moyens...» Les modalités de l’accompagnement à la réussite éducative font que les élèves demeurent de plus en plus au sein de l’école et y sont de plus en plus liés. « Chaque enfant est un cas particulier, souligne Yannick Tenne. En fonction des contextes familiaux, certains enfants auront besoin de plus ou moins d’accompagnement. » En revanche, Hélène Le Crom trouve anormal que l’école instaure des stages de rattrapage lors des vacances : « Normalement, ce rattrapage devrait s’effectuer sur le temps de cours, car on doit permettre aux enfants de décrocher de l’école, surtout lors des vacances. C’est un désaveu implicite de l’école sur sa capacité à remplir sa mission sur le temps scolaire imparti. » Un premier élément d’explication apparaît avec le passage, depuis la rentrée 2008, à la semaine de quatre jours au sein de la majorité des écoles, au lieu de quatre jours et demi. La concentration des cours et activités sur cette période ajoute à la fatigue, avec, de surcroît, « des programmes de plus en plus exigeants », selon Hélène Le Crom et Thérèse Jamet-Madec. Du coup, le retour de la classe le mercredi matin est à l’étude, avec l’éventualité d’y inclure des heures spécifiques de sou- tien. Dans l’académie, des consultations organisées par les villes de Brest et Rennes, sont en cours. La relation école-parents à améliorer Avec ces activités scolaires et extrascolaires, on peut se demander si l’épanouissement de l’enfant ne peut être favorisé que grâce à l’école. Au-delà du soutien à proprement parler, la relation parents-école se trouve au centre du débat. Alors que l’accord parental est nécessaire pour autoriser les heures d’aide individualisée ou la tenue de stages de remise à niveau, aucun dialogue ne semble s’engager à cette occasion entre parents et enseignants. Une situation déplorée par tous les intervenants. « L’école a longtemps été valorisée par les parents, estime Thérèse Jamet-Madec. Mais, aujourd’hui, on constate une rupture dans cette tradition, et cela a un impact sur la motivation des élèves. » En multipliant les dispositifs de soutien, et donc en prolongeant le lien qu’entretiennent les élèves avec l’école, celle-ci ne se substitue-t-elle pas aux parents ? Hélène Le Crom n’abonde pas en ce sens : « Il ne s’agit pas de déresponsabilisation des parents. Le soutien leur est quasiment imposé car le refuser revient, pour eux, à s’imputer la responsabilité de l’échec de leur enfant. » Yannick Tenne reconnaît que ce risque de substitution existe, mais tempère : « La multiplication des offres ne doit pas conduire à ce que l’accompagnement à la réussite éducative se substitue à la famille. Pour l’éviter, il faut instaurer enfin une relation forte entre la famille et l’école. » Thérèse Jamet-Madec est sur la même longueur d’onde : « Les parents croient souvent qu’ils ne sont pas en mesure d’aider. Un travail d’information est nécessaire pour leur faire comprendre le rôle qu’ils ont à jouer. » ♦ Manques à gagner < 43 Profs en ligne Allô Prof ? Après les cours, au Québec, tous les élèves du primaire et du secondaire peuvent joindre un professeur qui les aide dans leurs devoirs. Ces services (aide aux devoirs pat téléphone, bornes informatiques en ligne, bibliohtèque virtuelle), financés par le ministère de l’Éducation de la province du Québec, sont proposés depuis 1995 par l’organisme Allô Prof et suscitent près de 800 demandes de « soutien scolaire » par jour. Interview de Sandrine Faust, directrice générale. par Anne-Lise Bertin (à Laval-Québec) Quel est le fonctionnement d’Allô Prof ? Allô Prof fonctionne comme les numéros d’urgence. C’est une ligne d’urgence gratuite pour les travaux scolaires. Les élèves peuvent contacter des enseignants qui sont tous réunis sur un même lieu de travail, de 17 h à 20 h, du lundi au jeudi. Ceci est notre force et notre innovation, d’autant plus que ces enseignants ont tous les ouvrages scolaires à leur disposition pour les aider. Si jamais un enseignant ne sait pas répondre à une question, il peut demander à un collègue. Ils ont vraiment l’esprit d’équipe ! Au total, Allô Prof emploie une cinquantaine d’enseignants et une vingtaine sont disponibles chaque soir. Quel est le public visé ? Ce sont à la fois ceux qui ont vraiment beaucoup de difficultés et ceux qui ont vraiment des facilités ; des jeunes qui veulent aller un peu plus loin. Les immigrants sont également un public très friand de nos services. Cela concerne les familles où les parents ne parlent pas français, surtout à Montréal. Ces derniers fonctionnent essentiellement avec le téléphone. La gratuité du service rend-elle vraiment Allô Prof accessible à tout le monde ? Oui, parce que tout le monde possède le téléphone et les appels sont gra- tuits. Ce moyen de communication est peut-être le moins performant parmi les services que nous proposons, mais une connexion Internet coûte cher. Et cette dépense n’est pas toujours prioritaire dans les milieux défavorisés. De quelles méthodes usez-vous pour attirer les personnes qui n’oseraient pas appeler, par désintérêt ou méconnaissance, de la structure ? Nous envoyons des représentants d’Allô Prof dans les écoles défavorisées où nos services sont présentés aux élèves. Nous ne faisons de la publicité que dans ces écoles. Comme nous savons que ces étudiants n’ont pas forcément Internet chez eux, depuis deux ans nous avons installé dans ces mêmes écoles et dans des hôpitaux pour enfants une vingtaine de bornes. Ce sont des ordinateurs qui font office de guichets automatiques directement reliés à notre organisme. Depuis sa création en 1995, quel bilan faites-vous ? Les gens ont beaucoup d’admiration pour le chemin parcouru. Nous enregistrons chaque année, une augmentation de 30 % à 40 % des demandes traitées par nos services. Un bilan plus que positif. Le principal objectif à la création d’Allô Prof était de lutter contre le décrochage scolaire. Cependant, depuis 2000, le taux de jeunes quittant le secondaire sans diplôme est passé de 26 à 29 %. Comment l’expliquez-vous ? Le décrochage scolaire, c’est un fléau ! Nous essayons de structurer des 44 > Manques à gagner services mais il n’y a pas qu’Allô Prof. Ce problème est tellement vaste, il faudrait jouer sur plusieurs cordes en même temps. Pour limiter ce décrochage, nous essayons d’attirer les élèves vers Allô Prof dès le primaire. Toutes notre communication publicitaire se fait au sein de ces classes. Car si les élèves prennent l’habitude d’utiliser notre service tout-petits, ils continueront au collège et au lycée. Souvent, ce sont les plus jeunes les plus à l’aise. Quand les élèves commencent plus tard, ils sont plus gênés. Que répondez-vous à ceux qui pensent qu’Allô Prof n’aura jamais autant de succès qu’un professeur à domicile ? C’est vrai... On ne peut pas se mesurer à un professeur à domicile qui passe une heure à la maison. Mais tout le monde ne peut pas payer à ses enfants les services d’un enseignant privé. Nous proposons une autre formule, sans prétendre que nous sommes les meilleurs. Cependant, les professeurs développent des relations via Internet. Parce que les jeunes sont à l’aise avec Internet, ils y sont habitués. Aujourd’hui, ils passent plus de temps sur Msn qu’à jouer dehors dans un parc. Et d’ailleurs, souvent, les jeunes n’aiment pas les professeurs privés car ils sont synonymes de devoirs supplémentaires. Si on veut que cela fonctionne, qu’ils apprennent, il faut une formule gagnante, un concept qui les attire. Nous ne passons pas une heure avec un élève, mais, en moyenne, sept à dix minutes. C’est vraiment un dépannage, un coup de pouce. Pourtant, il arrive que nous dépannions une même personne plusieurs fois dans la même soirée ! ♦ Quand le breton délie les langues Diwan est la structure d’enseignement par immersion totale la plus présente en Bretagne. Ses enseignants, mais aussi les spécialistes, défendent le bilinguisme précoce qui développerait la capacité à apprendre des langues. A par Dihya Maini à la veille des vacances de Pâques, les professeurs de l’école Diwan de Carhaix (Finistère) peinent à canaliser l’attention de leurs jeunes élèves. Dans la classe de Gwenhael Besnard, un triple niveau CE2, CM1, CM2, les écoliers sont en pleine leçon d’anglais. Des chuchotements traversent la classe de toutes parts. Ces nombreuses messes basses se font en français mais aussi en breton. « La langue de vie de l’école, c’est le breton. C’est aussi celle que l’on utilise avec les enfants en dehors des cours, précise Gwenhael Besnard. On n’est pas là pour leur faire la guerre s’ils parlent français hors des cours, mais on n’est pas là non plus pour ne pas avoir d’exigence. Le bilinguisme, c’est notre projet pédagogique. » La plupart des enfants scolarisés dans les établissements Diwan ont des parents non bretonnants. Quel que soit leur niveau dans cette langue, elle sera la seule utilisée par leurs professeurs dès leur arrivée, à l’âge de 2 ans. Hervé le Gall est directeur de l’établissement et s’occupe d’une classe de maternelle : « Chaque enfant avance à son rythme. Certains vont commencer par intégrer des mots bretons dans leurs phrases en français, puis ce sera le contraire. » En 30 ans d’existence, l’enseignement Diwan a évolué. « Nous avons aujourd’hui beaucoup plus de matériel pédagogique. Une maison d’édition est spécialisée dans les livres en breton. Cela nous permet d’avoir une plus grande variété d’histoires à leur lire, de contes et de jeux... C’est important, car il faut que la langue devienne celle du plaisir avant tout. » L’apprentissage de la langue ne doit pas être perçue par l’enfant comme une matière d’école, c’est également ce que soutient Gilbert Dalgalian, docteur en linguistique et auteur de Enfances plurilingues. « Pour les enfants qui apprennent le breton, ou tout autre langue d’ailleurs, il est essentiel d’avoir des activités, de pratiquer un sport ou faire de la musique, de rattacher la langue à une culture. L’affectif doit être mobilisé. C’est ce qui légitime La méthode Diwan, le l’apprentissage de la langue. » Les enfants devraient donc bain linguistique total. pouvoir trouver une utilité sociale à l’usage du breton. ••• Photo : D.M. Titre de la séquence 1 < 45 moyen de stabilisation synaptique est fixé à sept ans. Cela signifie que les capacités non exploitées ne pourront plus l’être. C’est la raison pour laquelle les jeunes enfants peuvent acquérir une langue étrangère plus facilement que leurs aînés. Plusieurs systèmes de références ••• Les linguistes assurent que l’apprentissage d’une langue dès le plus jeune âge doit être justifié par un ancrage régional ou par l’immigration ; elle doit être ancrée dans l’intime. Une thèse qui affirme l’artificialité de l’apprentissage précoce de langues « utiles », comme l’anglais. Un tremplin vers d’autres langues Le bilinguisme précoce permettrait un apprentissage beaucoup plus rapide des autres idiomes. Les stratégies mises en place par un enfant bilingue pour apprendre une langue seraient différentes de celle des monolingues. « Tout simplement parce qu’il est doté de plusieurs modèles linguistiques, grammaticaux et lexicaux », signale Gilbert Dalgalian, allant jusqu’à soutenir la supériorité des bilingues dans les capacités à apprendre les langues. Il poursuit : « Ils peuvent passer de l’une à l’autre sans passer par la traduction, contrairement à un apprentissage tardif. Pour Diwan, par exemple, un enfant qui rentre chez lui raconte en français ce qu’il a vécu en breton. Il s’agit là de reformulation, pas de traduction. » Le développement cérébral expliquerait les capacités acquises par les bilingues. Ce que les spécialistes nomment l’âge 46 > Manques à gagner « En apprenant le breton, ils s’ouvrent à une culture, qui est aussi une autre manière de voir le monde. Leur curiosité est aiguisée. L’enseignement Diwan, c’est aussi le respect de la différence, de l’autre », affirme Daniel Kernaleguen, vice-président de Diwan jusqu’en 2001 et auteur d’une étude menée en 2000 sur le parcours des élèves Diwan. « Nous avons été surpris par le nombre de pays qu’ils avaient visités, ajoute-il. Beaucoup parlent plus de trois langues et certains sont même devenus interprètes. » Préserver une culture « Une génération, celles des parents d’aujourd’hui, a perdu l’occitan, le basque, le breton... et se sent appauvrie. Elle confie à la génération suivante le soin de faire revivre la culture régionale », explique Gilbert Dalgalian. En 30 ans, les effectifs des écoles Diwan n’ont cessé de progresser, de même que le nombre d’élèves du système Div Yezh (Enseignement bilingue dans les écoles publiques) et Dihun (Enseignement bilingue dans les écoles privées catholiques). Gwenhael Besnard a son avis sur la question : « L’immersion totale reste le moyen le plus efficace de devenir bilingue. Les résultats de Diwan sont supérieurs aux autres en ce qui concerne le breton. Il est le seul système à donner 100 % de bretonnants. Ici, même les enfants qui ne sont pas bons en cours auront au moins appris une langue, même si on fait en sorte que tous les enfants arrivent au collège avec le meilleur niveau. Et c’est la grande différence entre les enseignants Diwan et les autres. Nous sommes forcement très motivés, puisqu’il y a des enjeux culturels derrière. » ♦ Une immersion ludique en gaélique Photo : A.G./L.P. En Irlande, l’instruction est obligatoire à partir de 6 ans. Dès 4 ans, les élèves ont la possibilité d’intégrer des Gaelscoileanna, écoles où l’enseignement est dispensé en gaélique. Ils apprennent l’irlandais par immersion au travers de chansons, d’images ou de saynètes. par Amélie Girard et Lucille Pestre (à Dublin) A près la récréation, le cours de Barry McEvoy reprend en chanson gaélique. Les élèves connaissent déjà bien les paroles qu’ils miment avec entrain. Tour à tour, ils se lèvent, courent, pleurent et dorment. La Scoil Oilibhéir est une école gratuite et publique. C’est l’une des 139 Gaelscoileanna, écoles primaires gaéliques, de République d’Irlande. Dans le pays, le mouvement Gaelscoil regroupe 10% de la population scolarisée de la maternelle au lycée, soit environ 50 000 enfants et adolescents, ce qui en fait le plus grand programme d’éducation par immersion linguistique au monde. L’enseignement y est dispensé en gaélique toute la journée à l’exception des cours d’anglais. Les élèves de Barry McEvoy ont entre 4 et 5 ans. Même s’ils ne savent pas encore lire, la plupart apprend le gaélique depuis un ou deux ans. « J’utilise beaucoup de choses basiques comme les chansons en irlandais. Ce sont des chansons-actions. Les enfants miment la chanson et intègrent la langue, présente l’instituteur. Je n’ai pas du tout besoin d’utiliser l’anglais pour me faire comprendre. » L’instruction est obligatoire à partir de 6 ans dans le pays. Mais à Dublin, environ 65 % des enfants sont scolarisés avant cet âge. Un créneau dans lequel s’inscrit le réseau des Gaelscoil, qui scolarise environ 4 000 d’entre eux sur l’ensemble du territoire. Pantalon gris, polo jaune et sweet-shirt vert et gris, les élèves portent tous l’uniforme réglementaire. Assis autour de petites tables, aujourd’hui, ils révisent les humeurs. Être content, avoir faim, être fatigué. A l’aide de dessins et de mimes, les trente élèves de Barry McEvoy mémorisent avec entrain les mots en irlandais que leur répète leur maître. Tous les enfants sans exception lèvent la main à la moindre sollicitation du professeur. C’est au tour des noms des fruits et légumes. L’instituteur met les enfants en situation. « Bonjour, je voudrais des oranges et des bananes », demande une élève. « Un euro s’il vous plait », lui répond le marchand, derrière son stand de fruits et légumes en plastique. Le tout en gaélique bien sûr. Avec ce programme d’immersion totale proposé dans les Gaelscoileanna, les élèves progressent très vite. « Les jeunes enfants sont comme des éponges, explique Gráinne Ui Chaomhánaigh, directrice de l’école. Ils n’ont pas de préjugés. Tout ça leur paraît normal et ils l’acceptent. » Dans la salle de classe, la bibliothèque regorge de livres d’enfant en gaélique. Un tableau permet de classer les aliments : sont-ils diététiques ou non ? L’occasion pour l’instituteur d’apprendre aux enfants du nouveau vocabulaire en irlandais. Císte, caor fíniúna, úll, seacláid... Gâteau, raisin, pomme, chocolat.... Les élèves répètent en choeur après leur instituteur. « Apprendre l’irlandais est aussi un moyen de garder notre culture. C’est la langue du peuple, de la musique et des sports », avance Barry McEvoy. Une identité forte qui explique le choix de beaucoup de parents ne parlant pas eux-mêmes irlandais, d’inscrire leurs enfants dans une Gaelscoileanna. Mais « seulement un peu plus de la moitié de nos élèves continuent leur scolarité dans un collège gaélique, déplore la directrice. Les collèges qui proposent un enseignement par immersion sont moins nombreux que les écoles. Et les familles préfèrent choisir le collège près de chez eux. » Sortis du bain gaélique, les enfants perdent l’aisance acquise au primaire. Le gaélique est la seule langue celtique reconnue par l’Union européenne. L’enseignement de cette matière est obligatoire en République d’Irlande, où l’on évalue à 1,43 millions le nombre de personnes ayant des connaissances dans la langue. En revanche, à peine 250 000 le parlent régulièrement ♦ Manques à gagner < 47 La croix et les bonnes manières L’école Ker Lann de Serent (Morbihan), accueille 18 élèves de la maternelle au CM2. Joëlle Belloir, la professeure, en est convaincue : seule une pédagogie adaptée à chacun de ses jeunes élèves permet leur épanouissement. « I par Dihya Maïni Kerlann, école privée hors contrat trouve, à sa façon, des solutions à l’échec scolaire de certains élèves. l était hors de question de mettre nos enfants dans une école qui n’aurait pas la même vision de l’éducation que nous. Ker Lann fait la passerelle entre l’école et ce que nous leur inculquons à la maison. » Eric Delamain emmène tous les matins ses quatre filles dans la classe de Joëlle Belloir. Joséphine, Solenn, Domitille et Guillemette sont respectivement en grande section, CP, CE1 et CM2. Toutes dans la même classe. Dès leur arrivée dans la salle de cours, elles se dirigent vers le salon attenant et vont chercher leurs blouses et chaussons. Une fois installées, elles copient, dans leurs cahiers, la phrase inscrite au tableau : « Le respect doit nous inciter à aider les plus faibles. » Entre 8 h 45 et 9 h, les dix-huit élèves s’assoient à leurs pupitres. Ils s’occupent, studieux, en attendant la fin de la conversation entre une maman et l’institutrice. Puis, commence la prière, qui marquera le début de la journée. « Du catéchisme est proposé tous les jeudis et nous étudions tous les trimestres un pan de l’histoire de la religion. » L’immersion spirituelle, c’est une des raisons qui ont poussé les Delamain à inscrire ses filles à Ker Lann. « Ici, il y a un cadre propice à leur épanouissent. Nous ne sommes pas que des intelligences. L’épanouissement de l’âme et de l’esprit est primordial. Nous ne voulons pas faire de nos enfants des bêtes quantitatives (sic). Il faut mettre de l’humain dans tout ça. » Chaque mois, une « vertu » est étudiée, à travers des contes, histoires ou discussions. Ce mois-ci, celle du respect. Une vision chrétienne sous-tend tous les enseignements dispensés par madame Belloir. La maîtresse est d’ailleurs soucieuse de savoir si les enfants appliquent chez eux le savoir-vivre acquis en classe. Elle les interroge sur leur comportement à la maison. Comme toujours, en les vouvoyant. Trouver une alternative Chaque enfant est unique, c’est le credo de Joëlle Belloir. Et c’est précisément pour cette raison qu’elle a été choisie par Photo : D.M. 48 > Manques à gagner Photo : D.M. les parents qui se sont mobilisés, il y a cinq ans, pour créer une école. Mme de Gouvello, entre autres, était à l’initiative du projet. « Notre fils, Eric, avait des difficultés avec la pédagogie appliquée dans les écoles publiques, notamment pour la lecture. On a cherché à le faire changer d’école, mais les mêmes méthodes étaient utilisées dans toutes celles du coin. On a donc cherché à en monter une. C’est ensuite que nous avons rencontré Mme Belloir. » Quelques mois après l’ouverture de Ker Lann, Eric raccroche avec l’apprentissage. « Il a appris à raisonner, alors qu’avant il essayait de deviner les solutions. Il a réappris les bases, en maths et en orthographe. Aujourd’hui, il est au collège et tout se passe bien. » François, quant à lui, est arrivé en CM1. Il ne voulait plus apprendre. A 10 ans, il avait même déjà fait l’école buissonnière. « Nous avons été voir des psychomotriciens mais il n’y avait aucune amélioration, explique sa mère. J’ai exposé le cas à Mme Belloir, qui l’a accueilli en cours de CM1. Elle a travaillé le niveau CE1 en français et CE2 en maths. » Une flexibilité rendue possible par le système des écoles indépendantes. Hors contrat, elles ne sont pas tenues de suivre le programme de l’éducation nationale. « François est entré à Ker Lann au retour des vacances de février et les résultats ont été stupéfiants. Il a tout de suite appris un rôle dans une pièce de théâtre et s’est beaucoup impliqué. Il était très fatigué mais redevenait souriant. Ce qui l’a beaucoup aidé, je pense, c’est d’être reconnu pour des qualités qui ne le sont pas dans les autres écoles, sa serviabilité par exemple. » Travail d’équipe Après la récréation, les CE1 et CE2 entament une dictée alors que leurs aînés font des exercices de sciences. Les deux élèves de maternelles, quant à elles, colorient. « Je ne nivelle ni par le haut, ni par le bas. Je m’adapte à chacun des enfants, malgré le brassage. » Joëlle Belloir jongle habilement avec tous les exercices, répondant sereinement aux nombreuses questions qui fusent de toutes parts. « Quand vous avez fini, vous vous corrigez tout seuls ! », lance la maîtresse. Elle commente : « On s’accorde une confiance mutuelle, ils savent que je ne mettrai pas en doute ce qu’ils ont corrigé. » Comme chaque semaine, quatre équipes d’enfants de différents niveaux ont été constituées. Joëlle Belloir organise des compétitions, comme des tournois de vocabulaire. « J’ai mis en place ces tournois, entre autres, pour tirer parti du multi-niveaux. Ça les stimule de travailler en équipe. Lorsqu’ils apprennent leurs leçons, ils le font aussi pour le collectif. » Des bons points sont distribués à chaque équipe tout au long de la semaine mais les écarts de comportements de chacun peuvent aussi en faire perdre. A la clé, une place sur le tableau d’honneur. « Ils sont très fiers lorsque le nom de leur équipe y est inscrite. » ♦ Manques à gagner < 49 Freinet : un enseignement coopératif Gérard Viudes, 52 ans, est professeur des écoles. Depuis l’âge de 24 ans, il applique le programme de l’éducation nationale et a toujours porté de l’intérêt à la pédagogie Freinet. Depuis trois ans, il est complètement libre d’employer cette méthode, reconnue par l’état, au sein de l’école Célestin-Freinet de Brest. par Emmanuelle Cabot-Jaquot En quoi la pédagogie Freinet diffère-t-elle d’une pédagogie plus traditionnelle ? Dans l’enseignement traditionnel, le professeur des écoles débite un savoir dont il est la seule source. Lorsque l’on enseigne avec le modèle traditionnel, on croit tout contrôler et les instituteurs travaillent seuls. Avec mes collègues, ici, nous travaillons en équipe. L’évaluation des élèves est formative et non normative comme dans l’école classique. Les « contrôles », nommés « brevets », sont prêts et les enfants choisissent quand ils sont aptes à s’y confronter. Pour que l’enfant ait ces « brevets », il faut qu’il obtienne 16/20. Tant qu’il n’atteint pas cette note, il peut recommencer. Les élèves ont le droit de se tromper. L’objectif est la réussite de l’élève et la valorisation. Pourquoi vous êtes-vous détaché du modèle traditionnel ? C’était terrifiant pour moi de faire pendant vingt ans la même chose avec les mêmes cahiers, les mêmes supports, les mêmes méthodes. Je voulais tenter l’expérience de la classe coopérative et faire entrer dans la classe la démocratie participative. J’aime l’émulation intellectuelle du travail en équipe, que cela soit entre les enfants mais aussi entre les professeurs. Nous cherchons de nouvelles idées, résolvons ensemble des problèmes, nous nous remettons aussi en question. Les certitudes de la pédagogie traditionnelle sont sclérosantes. Avec la pédagogie Freinet, je progresse. Photo : E.C.J. Ecoute, respect des rythmes individuels, coopération, solidarité, tels sont les fondements de la pédagogie Freinet. Ce changement de méthode a-til été soudain ? Non, durant des années, j’utilisais des outils de la pédagogie Freinet en complément de la pédagogie traditionnelle. Mais j’étais le seul au sein de mon ancienne école à utiliser des méthodes alternatives. cela conduit parfois à des dérapages. Mais, une fois par semaine, les enfants se regroupent et font le bilan des « bêtises » commises par certains. Ils doivent s’expliquer et s’ils le peuvent, ce qui est généralement le cas, il n’y a pas de sanction et ils ne recommencent pas ensuite. Appliquer Freinet dans ce cadrelà a-t-il été facile à vivre ? C’était difficile, car il faut une équipe, autrement cela ne fonctionne pas. J’étais assez malheureux. Le regard des autres collègues était négatif, la réputation de la pédagogie Freinet est assez désastreuse. Certains pensent qu’il existe un manque de discipline. C’est faux, nous sommes vigilants et nous n’avons pas eu d’ennuis. C’est vrai que l’autonomie requise peut poser problème, car certains enfants savent détourner le système et La pédagogie Freinet a plus d’un demi-siècle. Pensez vous qu’elle puisse répondre aux besoins des enfants des années 2000 ? De nos jours, il faut être de plus en plus à l’écoute de l’enfant car, dans une même classe, les origines ethniques, sociales sont différentes, certains ont des familles recomposées... Un enfant n’intègre pas tout au même rythme qu’un autre. L’attention portée individuellement est bénéfique ♦ 50 > Manques à gagner Alchimie artistique à l’élaboratoire Dans une friche industrielle de Rennes, l’élaboratoire est un lieu de vie tourné vers la création artistique. Un espace hétéroclite, que chacun enrichit en engageant une part de lui-même. C par Théo Rouby Un vivier de compétences « L’idée est d’émanciper chaque individu pour le bien du collectif. » Mika est un ancien. Ça fait trois ans qu’il a posé sa caravane à l’Elaboratoire. Barbe de trois jours, look soigneusement négligé, il porte une chemise blanche à fleurs bleues qu’il a taillée dans un morceau de drap. La coupe est originale, la finition de qualité. Styliste de formation, il réalise des costumes pour des compagnies de théâtre. Sa qualification est particulièrement utile au groupe. Depuis un an, il organise chaque vendredi une séance de couture. « Les gens arrivent avec leur projet, moi je les aide à le réaliser. Au premier cours, on apprend généralement le fonctionnement de la machine à coudre.» Les rayons qui filtrent à travers la fenêtre de son atelier emplissent la pièce d’une lumière douce. Un grand lustre métallique aux branches torsadées, qui suspend un essaim jaune-rouge de points lumineux au dessus de la table de travail , ajoute une touche de fantaisie au lieu. Lolotte est penchée sur une machine à coudre, entre les épaules de deux autres filles. « Mika m’a beaucoup appris. Maintenant, je peux expliquer comment faire quand il n’est pas là. » Dans la pièce d’à côté se trouve l’atelier d’Anne. Fraîchement sortie de son école de céramique, elle ••• Photo : T.R. Manques à gagner < 51 Construire et se construire olossale ! La sculpture fait près de sept mètres de haut. Georges le plasticien et Jérémy le métallier ont uni leurs efforts pour la réaliser. A partir d’un tas de ferraille et de plastique, ils ont façonné cet imposant robot qui veille sur l’entrée du site... Bienvenue à l’élaboratoire, lieu d’effervescence artistique, coincé entre la Vilaine et la ligne de chemin de fer, sur la plaine de Baud à Rennes. Un univers curieux, qui réalise l’improbable synthèse de Mad Max et d’Alice au pays des merveilles. Ici, un bric-à-brac de pièces métalliques sert de matière première aux objets les plus fous et les vieux murs de tôle ou de béton sont recouverts de fresques multicolores. à la fois lieu de vie et lieu de travail, l’élaboratoire se répartit entre un ancien dépôt de la SNCF et une usine désaffectée, éloignés d’à peine 500 mètres. Les terrains abritent une flottille de caravanes et de bus customisés. Les bâtiments, loués à la municipalité, abritent des ateliers de peinture, de poterie, de couture, de soudure et une salle de répétition aux ambiances disparates. L’élaboratoire est d’abord une association, fondée il y a 12 ans par un groupe d’artistes de rue. Les comédiens, danseurs et musiciens y côtoient désormais des sculpteurs, peintres, céramistes ou des personnes désirant simplement vivre autrement. Environ soixante âmes cohabitent dans cet espace hors du temps, où la vie ne suit pas les mêmes règles qu’à l’extérieur. On y passe généralement quelques mois, on y reste parfois quelques années. Chaque membre arrive avec un projet et met son savoir au service de la collectivité, en même temps qu’il se nourrit de la richesse et de l’éclectisme du lieu. Photo : T.R. ••• s’est installée à l’élaboratoire pour se lancer. « J’aimerais réaliser plus d’ornementation, explique-t-elle. Mais en ce moment, je fais de l’utilitaire pour gagner ma vie. » Sur les étagères, des bols, vases et autres récipients. Des réalisations qu’elle produit presque mécaniquement. Installée depuis septembre, elle est venue chercher autre chose. « La confrontation avec d’autres artistes est très importante. C’est vraiment pour ça que je suis venue ici. » Isabelle est comédienne. Elle lui a proposé de réaliser des masques neutres. Ils sont modelés en papier mâché et leurs moules avec du plâtre. « Ça me permet de travailler avec d’autres matériaux, explique Anne. C’est un peu comme un apprentissage continu. » Le lieu regorge de compétences dans lesquelles chacun peut puiser selon ses besoins, mais parfois, la chose s’avère compliquée. « Certains ont totalement perdu la notion du temps. Il y a des personnes que je n’ai toujours pas réussi à voir depuis que je suis là. » Un espace autogéré A l’élaboratoire, pas de cadres stricts. On vit et travaille à son rythme. Il est entre minuit et une heure du matin, le collectif vient de terminer sa réunion hebdomadaire. Sur la scène adjacente au bureau tout juste abandonné, une répéti- 52 > Manques à gagner tion de danse s’improvise. « Ce n’est pas évident de vivre en collectivité, reconnaît Coline. Il faut respecter le rythme des autres, s’adapter. » La jeune femme pétillante coiffe ses longs cheveux frisés d’un bandana rose. Arrivée il y a dix mois avec son bagage de comédienne, elle est déçue par le monde du théâtre et veut créer une ferme biologique qui sera gérée en communauté. A l’extérieur, elle suit une formation en agriculture. Son goût pour la vie en collectivité, elle l’a développé à l’élaboratoire. « Tu arrives avec des projets qui aboutissent rarement comme prévu, reconnaît-elle. L’élaboratoire, ça te transforme. » Xurxo, le peintre galicien, a récement été nommé président de l’association. Une distinction purement administrative, puisque l’élaboratoire est un lieu autogéré, sans rapports hiérarchiques. Son rôle le place néanmoins au centre des projets. « Ca m’a permis de mieux appréhender la vie culturelle de Rennes, déclare-t-il avec un fort accent espagnol. Ici, chacun peut apprendre en fonction des lacunes de l’association. » Selon les besoins, on est ainsi amené à faire de la comptabilité, du droit ou de la communication, autant de compétences nécessaires à l’organisation d’événements. Car l’élaboratoire est aussi un espace ouvert vers l’extérieur. Un espace qui peut sembler à des années lumières de la Terre, mais qui amène chacun à réfléchir sur le monde ♦ Citérap : festival reconnu d’utilité sociale Initié il y a plus de dix ans par l’association Le Cercle, le festival briochin de hiphop Citérap propose un véritable objectif éducatif. Son directeur artistique, Mathieu Lefort, revendique la valorisation et l’échange des compétences et des savoir-faire à travers un public acteur. Un concept, la recherche-action, apporte tout son sens à ce festival culturel et socio-culturel. par Pauline Laverton Pourquoi avoir choisi de rendre le public acteur de l’événement ? Cette initiative trouve son inspiration dans un groupe de recherche-action, dont je fais partie. Il a été créé en 2006 par le sociologue Hugues Bazin, qui s’est fait connaître par ses productions sur la culture hip-hop, en 1995. Il s’est spécialisé sur les rapports entre culture et espaces populaires, c’est-à-dire tous les enjeux liés aux moyens d’expression qui existent aujourd’hui, de l’atelier tricot à une forme de spectacle élaboré. Qui dit redonner de la place à l’expression populaire dit aussi s’intéresser à toute une Photo : P.L. En quoi le festival Citérap n’est-il pas seulement un projet musical ? Ce festival a été créé par une structure jeunesse. Au départ, on avait un fort projet artistique. On voulait présenter un maximum d’actions liées aux cultures urbaines, pas uniquement la culture hip-hop : la musique électronique également, et la culture en général. On peut présenter des œuvres assez pointues d’art contemporain comme du BMX ou des graffiti. Mais ce qui fait la particularité de ce festival, c’est qu’il est construit autour d’un fort projet jeunesse. Pendant une semaine, on monte un mini-camp où les jeunes peuvent s’investir sur tous les champs du festival. partie de la population qui n’a peutêtre pas le diplôme adéquat pour qu’on s’intéresse à elle ou pour qu’elle soit catégorisée dans ingénieur, cadre, ouvrier, employé... C’est chercher les compétences, et les valoriser en dehors du cadre bien français, qui fait qu’on juge d’abord par le CV et le diplôme, et que la case « loisirs » est reléguée en bas de page. Comment, concrètement, valoriser et échanger des compétences à travers l’organisation d’un festival de hip-hop? On a une commission jeunesse par trimestre dans l’agglomération de SaintBrieuc. On travaille sur les représentations, sur le contenu du festival, sur ce qui va, ce qui ne va pas, ce qui pourrait être amélioré. Derrière tout ça, on essaye de mettre en place un projet éducatif qui va nous permettre de viser ce fameux référentiel de compétences. En disant par exemple : tiens, on a eu un jeune de CAP cuisine, on va lui demander s’il veut bien réutiliser ses compétences dans ce domaine, pour intégrer l’équipe de restauration sur le festival. Ensuite, il va former d’autres jeunes qui n’étaient pas du tout dans la restauration. C’est comme ça que l’on travaille, par l’échange de connaissances. Avec des tuteurs, professionnels ou non, ou des adultes passionnés, ça dépend. Parfois, certains vont nous dire que de la cuisine, ils en font déjà toute l’année, et qu’ils aimeraient être aux entrées ou à la billeterie du festival parce qu’ils n’en peuvent plus. On part toujours de la personne pour voir ce qu’on peut en faire. On ne lui demande pas un CV. C’est vraiment ça, le principe ♦ Manques à gagner < 53 Le trèfle au fusil André Pochon prend à contre-pied l’agriculture intensive. Son modèle taillé pour les petites exploitations propose une autre conception du monde. Il l’a développé tout au long de sa carrière, au gré de ses observations et de ses expériences. C 1932 : Naissance à Saint-Mayeux (Côtes-d’Armor). 1954 : Installation à Saint-Bihy et Création du Céta de Corlay – Mûr de Bretagne 1981 : Publication de son premier livre : La prairie temporaire à base de trèfle Blanc 1982 : Création du Cedapa 1991 : Retraite. André Pochon soutient les propositions de MacSharry pour une réforme de la Pac 2009 : Publication de son cinquième livre : Les scandales de l’agriculture folle par Théo Rouby C’est en pantoufles qu’il reçoit : André Pochon a laissé ses bottes au vestiaire. Pour aujourd’hui du moins car ce petit bonhomme ne tient pas en place. Les années ont creusé des sillons sur son visage. Sa démarche est lente, ses mouvements contenus. Mais ses yeux bleus pétillants révèlent une malice d’enfant. L’ancien éleveur est enraciné dans les Côtes-d’Armor. En 1991, il a laissé son exploitation de Saint-Mayeux à son gendre et sa fille, pour se retirer dans un pavillon de Trégueux. Son téléphone tourne à cinq appels par heure. Le militant, lui, n’entend pas raccrocher ! à 76 ans, André Pochon continue de promouvoir sur tous les fronts sa conception de l’agriculture. Hier, il fêtait Pâques à Sizun, dans le Finistère, où il commentait le documentaire Herbe, véritable plaidoyer pour l’élevage en prairie. Il donnera une formation à Nancy la semaine prochaine. Et les éditions Du Rocher viennent de publier son cinquième livre : Les scandales de l’agriculture folle. « Dédé », comme l’appellent ses amis, est depuis près de trente ans l’un des plus actifs critiques de l’agriculture productiviste et de la Pac (Politique agricole commune). Bon orateur et provocateur à souhait, il dissémine à travers les campagnes une méthode « autonome et économe », qu’il a lentement fait germer tout au long de sa carrière. La méthode Pochon. Vers une agriculture plus productive Son certificat d’études à peine décroché, André Pochon n’a pas 13 ans quand il commence à travailler dans la ferme parentale, en 1944. Au sortir de la guerre, l’agriculture est à reconstruire. L’instruction est alors d’autant plus importante que le rendement des fermes est très bas. Leur avenir est entre les mains des jeunes. Sur les conseils de son professeur, il décide de passer son brevet élémentaire. « Il faut reconnaître que ça m’a donné des bases. » Le vieil homme affiche un sourire de gamin. « Comme j’étais bon élève, je l’ai eu en deux ans au lieu de quatre. » Quand il retourne travailler, en 1947, André Pochon a soif d’apprendre. C’est à la Jac ( Jeunesse agricole chrétienne) qu’il va pouvoir continuer à se former. « Ça m’a permis de me former sur le plan technique et de 54 > Manques à gagner réfléchir à ce que nous allions devenir, raconte-t-il. On cherchait des solutions pour sortir l’agriculture française de son état de sous développement et la jeunesse paysanne de son état d’infériorité. » L’approche du métier est déjà réflexive. Il la conservera durant toute sa carrière. Loin des enjeux politiques et économiques d’aujourd’hui, il n’a d’abord qu’une chose en tête : « Trouver des méthodes pour rentabiliser l’activité ». Partout en France, des paysans s’organisent en Céta (Centre d’étude techniques agricoles). Des groupes d’agriculteurs qui cherchent des solutions en collaboration avec les chercheurs de l’Inra (Institut national de recherche agricole). Lorsqu’il s’installe dans sa première exploitation en 1954, à Saint-Bihy, André Pochon démarre l’expérience dans les cantons de Corlay et de Mûr-de-Bretagne. Commence alors une période de collaboration fructueuse entre paysans et agronomes. « Ça a fait un tandem formidable. Des paysans volontaires et puis de jeunes chercheurs, motivés également. » C’est à cette époque qu’il met au point, avec une véritable rigueur scientifique, le modèle de la prairie à base de trèfle blanc. « Au début, l’Inra préconisait l’emploi d’engrais azoté. Quand j’ai vu que mes voisins avaient de magnifiques prairies avec beaucoup de trèfle blanc, je me suis dit qu’on était peut-être à côté de la plaque. » Dès l’année suivante, la méthode est testée... et approuvée. « On s’est aperçu que l’engrais détruisait le trèfle blanc, véritable usine à azote. » Avec cette technique naturelle, la production laitière augmente de façon exponentielle et s’accorde à merveille avec un modèle d’élevage porcin venu du Danemark. Les vaches paissent dans les prés et les porcs sont élevés sur litière, à base de lait, d’orge et de betteraves. Le tournant productiviste S’il a été un modernisateur, André Pochon évoque les fermes de son enfance avec un brin de nostalgie. « à l’époque, il y avait de tout dans une ferme, pour subvenir à tout. C’était comme un jardin. » L’homme reste attaché à un modèle d’exploitation à dimension familiale et autosuffisant, qui a largement imprégné sa pratique de l’agriculture et son enga- gement. Tout l’inverse du modèle productiviste, qui touche les campagnes de plein fouet dans les années 1970. Pour augmenter les quantités produites, les bêtes sont nourries à base de maïs arrosé aux pesticides, de soja importé à moindre coût et les litières en paille sont remplacées par des caillebotis de fabrication industrielle. Encouragée par la politique européenne, la production décolle et avec elle l’agro-business. André Pochon, lui, reste sur ses positions et dénonce les coûts qui pèsent sur les exploitations. « Sa force, c’est de ne pas avoir écouté les commerciaux », confie l’un de ses plus proches amis, Patrick Le Fustec, exploitant à Plouaret. Ils se sont rencontrés en 1982, quand ils ont fondé le Cédapa (Centre d’étude pour un développement agricole plus autonome) avec quatre autres agriculteurs costarmoricains. Inspiré de l’expérience des Céta, l’organisme a pour objectif de proposer une alternative aux instances et méthodes dominantes incarnées par la Chambre d’agriculture. L’engagement d’André Pochon devient alors plus politique. L’homme n’a rien d’un radical, mais son modèle s’appuie sur une autre conception de la société et du rôle que doit y jouer le paysan. Au-delà de l’agriculture, son combat s’accorde avec celui des environnementalistes. Il est ainsi l’actuel vice-président de l’association Vivarmor nature, qui œuvre pour la protection de l’environnement dans les Côtes-d’Armor. « Des écolos intelligents, qui ne sont pas contre tout », déclare-t-il. Aujourd’hui, certains sont effectivement plus jusqueboutistes. André Pochon n’est pas un militant bio et ne revendique pas l’arrachage d’OGM. Néanmoins sa méthode, vieille de 50 ans, rejoint des problèmes d’actualité. A la lumière de sa carrière, ce grand observateur apparaît comme un précurseur des très actuelles réflexions sur le développement durable ♦ Photo : T.R. « Le trèfle c’est le moteur de la prairie. » (André Pochon) En complément, le reportage télévisé « Dépaysants bretons » sur le site http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr Manques à gagner < 55 Permis de se reconstruire Le Panier de la mer 56 est un chantier d’insertion qui emploie des personnes en situation professionnelle et sociale précaires. Pendant six mois, les salariés apprennent les techniques du filetage, mais surtout un rythme de travail et des habitudes perdues ou inconnues. par Gwenaël Cohignac «U Photo : G.C Voies d’insertion n kilomètre à pied, ça use, ça use, un kilomètre à pied, ça use les souliers... ». En tranchant d’un coup sec la tête d’un congre de 8 kg, Nati chantonne. L’horloge de l’atelier indique 15 h et, depuis 8 h 30 ce matin, les 16 salariés découpent, préparent et congèlent les 780 kg de congre invendus à la criée de Quiberon. Retravaillés en filets, les morceaux de poissons seront ensuite livrés à la banque alimentaire. Créé à Lorient en 2003, le Panier de la mer 56 est un chantier d’insertion spécialisé dans la trasformation du poisson. Sous le regard de Christian Gilbert, leur encadrant techni- 56 > Manques à gagner que ce jour-là, les fileteurs s’affairent sur les plans de travail. Dans le labo, le sol est humide, l’odeur de poisson forte, et l’ambiance conviviale. Parfois peut-être un peu trop : « Eh les filles, on bosse là ! ». Rappel à l’ordre immédiatement contré : « C’est quand la pause ? ». Les cageots se vident et les kilos s’enchaînent. « Par contre, commente le formateur, il n’y a pas de contrainte de productivité, même si les tire-au-flanc s’attirent les foudres des autres. » « J’ai repris confiance en moi » Aucune obligation de performance : c’est l’un des éléments qui distinguent le Panier de la mer d’une entreprise lambda. Embauchés pour un contrat de six mois, avec 26 heures de travail hebdomadaire, les salariés touchent le Smic horaire. S’ils ont des trajectoires et des histoires personnelles diverses, tous sont longtemps restés en marge du marché de l’emploi. Reprendre un travail n’est donc pas une évidence. « Je leur apprends les gestes de base et je veille surtout à ce qu’ils appliquent les consignes : les horaires, l’hygiène, le respect entre collègues, la sécurité... », souligne Christian Gilbert. L’association essaie de les épauler dans la contruction de leur projet professionnel, sans que celui-ci ait forcément un lien avec le milieu de la pêche. Jessica, par exemple, a décidé de devenir assistante funéraire. Dans l’atelier, involontairement arrosée par Marie-Thérèse qui nettoie son poste, elle garde le sourire. « Je n’aimais pas l’école, donc j’ai arrêté tôt. Un moment, je me suis retrouvée sans rien et avec de gros problèmes familiaux. J’étais au chômage, je me levais à pas d’heure. J’ai senti qu’il fallait que je reprenne une activité. » Son premier jour au Panier de la mer en octobre 2008 est marqué par un accrochage avec la formatrice. Dur retour à l’autorité. Par la suite, elle effectue son stage obligatoire dans une entreprise de pompes funèbres. « J’ai su que je voulais Photo : G.C Produire pour apprendre à travailler. faire ce métier. à la sortie, j’ai un travail qui m’attend. Mais, ici, j’ai surtout repris confiance en moi », raconte la jeune femme de 24 ans. Pour d’autres, l’avenir est plus incertain. Au final, 40 % des ex-fileteurs du Panier de la mer 56 trouvent un contrat intérim longue durée, un contrat à durée déterminée ou une formation qualifiante. Droit, santé, logement... La majorité des salariés sont des femmes, souvent dans des situations personnelles complexes. Personnage clé de l’association, Nolwenn Dellavée-Mevel porte une double casquette. « Je suis à la fois l’écoute et l’autorité ! Les salariées sont souvent seules avec des enfants, en instance de divorce ou peuvent souffrir d’addictions à l’alcool, à la drogue ou avoir des problèmes avec la justice, précise l’accompagnante. Nous essayons de les aider individuellement sur tous les plans ». En entretien personnalisé, les salariés font régulièrement le point sur leur projet, les démarches à effectuer, leurs difficultés. L’efficacité de ce suivi reste aléatoire : « Pour que cela fonctionne, il faut que la personne en face accepte cet accompagnement », reconnaît Nolwenn Delallée-Mével. Celle-ci anime également des activités de groupe. Tous les mardis, les employés laissent leurs bottes en caoutchouc aux vestiaires : direction l’étage et le calme d’une salle de cours. Pendant une journée, Nolwenn leur explique comment gérer les problèmes quotidiens. Le programme est vaste : droit, santé, logement... et même politique. « Ils peuvent venir avec une question. Pendant la période des législatives, ils m’ont demandé de réexpliquer les partis politiques, la gauche, la droite... » Peinture, poterie, films, tous les supports sont utilisés pour que les salariés s’expriment. Cette journée est aussi l’occasion d’organiser des sorties : visites d’expositions, balades en bus dans la ville... Le but : connaître et reconnaître son territoire. « 80 % des personnes recrutées ici habitent dans des Zus (Zone urbaine sensible ), souvent elles sortent peu de leur quartier. Quand elles découvrent la ville, elles ont l’impression de faire davantage partie de la cité. » ♦ En complément, l’article «Mission insertion dans les quartiers» sur le site http://apprendre-en-bretagne.iut-lannion.fr Manques à gagner < 57 L’ armée, un « escalier social » Bien que 30 % des recrues quittent l’armée au bout d’un an maximum d’engagement, ses responsables défendent sa vocation de tremplin social. par Jean-François Mater « Q Pour attirer de nouvelles recrues, l’armée met toujours en avant sa vocation de tremplin social. uand vous vous engagez, nous nous engageons à vos côtés. » Difficile d’échapper à ce slogan, le dernier en date de l’armée de Terre. Il a fait mouche auprès de Nicolas, 20 ans, actuellement en première année de Droit, « par défaut ». Son objectif ? Devenir sous-officier dans le renseignement. « Je parle espagnol couramment et je suis en train de me perfectionner en anglais. On peut évoluer au sein de l’armée, se réorienter. De plus, la mobilité m’attire. Et la discipline et l’organisation ne me font pas peur... » Ce n’est peut-être pas le cas de ces 30 % d’engagés qui quittent l’armée au bout d’un an maximum d’engagement. Depuis sa professionnalisation en 1996, l’Armée rencontrerait-elle des difficultés pour fidéliser ses recrues ? « L’armée, c’est d’abord être militaire, avant d’apprendre un métier ou de suivre une formation, souligne le lieutenant-colonel Pagès, chef de corps des 21 centres d’information et de recrutement des forces armées de la région terre Nord-Ouest. Aussi poussés soient-ils, les filtres de sélection ne remplaceront jamais le choc de l’incorporation, avec l’éloignement, la séparation familiale, les départs en opérations extérieures, les pathologies qui peuvent apparaître. » Face à la concurrence du privé Quant aux qualifications et aux évolutions de carrière possibles, à l’heure de l’arrivée à la retraite de la génération du baby-boom, le lieutenant-colonel Pagès estime que l’armée demeure toujours attractive par rapport à la concurrence du privé : « Les départs ne seront pas tous compensés par les jeunes générations. La concurrence du secteur privé est un enjeu important pour le renouvellement des effectifs et les grands groupes se mettent en ordre de bataille pour recruter. Au même titre que d’autres institutions, nous avons des besoins à satisfaire. » Par ailleurs, un article d’Ouest-France soulignait, le 25 avril, que de plus en plus de jeunes officiers, 58 > Manques à gagner Photo : J-F.M. issus des écoles, n’allaient pas au bout de leur engagement de cinq ans, des entreprises privées rachetant leur scolarité à l’armée. « Le savoir-être des militaires est très apprécié des employeurs , souligne Josette Outurquin, chef par suppléance de l’Agence pour l’emploi des militaires de Rennes, qui s’occupe de la reconversion des militaires. à compétences équivalentes, cela fait souvent la différence, surtout pour un ancien officier, même si le fait d’avoir été militaire ne garantit pas à 100 % la réussite du retour dans la vie civile. » Mais tout cela ne concourt pas, pour le lieutenant-colonel Pagès, à remettre en cause la vocation que se donne l’armée : « Des jeunes sans qualification aux bac + 5, tout le monde peut avoir sa chance, comme lieu de carrière, d’acquisition de connaissances et de qualifications, même en cette période de crise. L’armée représente un escalier social, que l’on grimpe marche après marche, tout en ne perdant pas de vue qu’elle ne sera jamais un lieu de formation ou une entreprise comme les autres. » Nicolas, lui, s’inscrit dans la double démarche de formation et de transition professionnelle : « Si je dois quitter l’armée, ma formation en langue sera reconnue. Mais l’armée demeure mon premier choix. » ♦ L’ enseignement peine en prison Romain Écorchard, 22 ans, est le délégué régional Grand Ouest du Génépi (Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées). Il revient sur le rôle que tient l’enseignement dans la réinsertion des détenus et sur la place ambigüe des associations de bénévoles dans l’enseignement au sein du système pénitentiaire. par Jean-François Mater pour suivre une formation contre l’illettrisme. 24 % de la population pénale a participé à des activités scolaires en 2006. Un chiffre encourageant ou trop faible ? Ça dépend du point de vue que l’on adopte. Par rapport à la population générale, évidemment que c’est faible. Dans le même ordre d’idée, 90 % des cours offerts sont inférieurs au bac. Après, on rencontre une contrainte toute simple : il faut savoir que la moyenne d’incarcération est de huit mois. C’est trop court pour effectuer toutes les demandes, et pour que la machine administrative se mette en marche. Être instruit peut-il se révéler source de tensions ? Non, le rapport de force sera favorable à celui qui sera le plus instruit, qui sera respecté et sera sollicité par ses camarades. Ces tensions concernent plutôt les trafics de drogue ou de portables. L’enseignement calme les détenus, apaise leurs relations avec les surveillants. Quand les enseignants et les bénévoles ne sont pas là, c’est très long pour eux, notamment pendant l’été. Être instruit constitue pourtant un atout important en prison... Oui, car tout se fait par écrit, comme, par exemple, les demandes de rendezvous avec un médecin... Le paradoxe, c’est qu’il faut faire une demande écrite Selon la loi du 22 juin 1987, le service public pénitentiaire doit favoriser la réinsertion sociale des personnes confiées par l’autorité judiciaire. N’avez-vous pas l’impression que l’État se décharge en partie de cette fonction sur des associations comme le Génépi ? Cette loi indique aussi que le Génépi participe au service public pénitentiaire. Nous sommes des étudiants, nous n’avons pas la formation et les qualités des enseignants. Normalement, nous devons agir de manière complémentaire à l’Éducation nationale, pas en Photo : J-F.M. Plusieurs textes nationaux et internationaux soulignent que l’enseignement est un droit fondamental du détenu. Quelle connaissance les détenus ont-ils de cette disposition ? Quand un détenu entre en prison, c’est toujours un choc. Il reçoit une multitude d’informations et sa priorité n’est pas de savoir quand il aura des cours, mais de régler les détails de la vie quotidienne, savoir à quelle fréquence il pourra recevoir de la visite de son entourage... L’enseignement, ça vient après, une fois habitué à la vie pénitentiaire. Ça n’est pas la priorité des détenus. Quelle influence l’instruction possède-t-elle sur la récidive ? Difficile à dire. On sait que le faible niveau scolaire est une cause de délinquance. La scolarité est un moyen de s’en sortir. Mais c’est un facteur parmi tant d’autres, comme par exemple avoir maintenu des liens familiaux... Car sortir de prison, c’est comme quand on y entre : c’est un choc. remplacement. Pourtant, les activités d’enseignement représentent 60 % de l’ensemble des activités du Génépi. Les 40 % restants sont des activités socioculturelles, comme du sport, des revues de presse... Selon moi, dans l’idéal, le Génépi devrait disparaître, pour l’enseignement. Ce n’est pas notre vocation. Mais, pour le volet socioculturel, je trouve logique que ce soient des bénévoles qui s’en occupent. ••• Manques à gagner < 59 ••• La tendance actuelle ne va pourtant pas dans le sens de l’ouverture de postes d’enseignants supplémentaires, en prison ou ailleurs... On ne doit pas justifier une quelconque baisse des postes d’enseignants par la qualité de l’action des associations de bénévoles. En 2007, Rachida Dati avait souligné l’importance du rôle dans l’enseignement du Génépi, au même rang que l’Éducation nationale. Nous avions tout de suite réagi pour dire que ce n’était pas notre vocation. Pourtant, quand l’Éducation nationale est absente pour assurer certains cours, vous prenez le relais. Oui, car nous ne pouvons pas laisser tomber les détenus lorsqu’ils ont besoin de cours. C’est pourquoi notre David ou le temps de la reconstruction à 32 ans, dont plus de cinq années passées en détention, David vient de terminer avec succès un CAP en maçonnerie. Une formation commencée au cours de son quatrième et dernier séjour dans le monde carcéral. « Ce n’est vraiment pas beau. Regarde le ciment, il s’en va ! » En ce milieu d’après-midi, David pointe les insuffisances de la maçonnerie des locaux de l’association Emergence qui œuvre, à Brest, à la réinsertion des détenus et ex-détenus. Une scène encore inenvisageable l’année dernière. Car David, 32 ans, a passé cinq ans et huit mois derrière les barreaux. « Pour violences, séquestration, trafic de stupéfiants... » Sa dernière peine a duré 18 mois, il est officiellement sorti le 28 novembre 2008. David a partagé son enfance entre sa grand-mère et la Ddass. « J’ai quitté l’école à quinze ans, en 5e. Ça te dit mon niveau... Je suis parti de la Ddass à 18 ans et j’ai vécu en squatt, à Lille. J’ai fumé du shit, du cannabis, sans y être non plus accro. » Mais, quand son amie, la mère de sa fille, le quitte fin 2004, il sombre dans l’héroïne. « A la fin, j’en fumais 5 grammes par jour, j’avais besoin d’un rouleau de trente mètres d’aluminium par semaine pour assurer ma consommation. » Interpellé lors d’un trajet entre Lille et la Bretagne, David retourne derrière les barreaux en mai 2007. Pour la quatrième fois. Celle de trop. « Là, j’ai décidé de faire quelque chose de ma vie. Les trois premières fois, je n’avais pas réfléchi et personne ne m’avait informé sur ce que je pouvais faire. C’est en discutant avec d’autres détenus que je me suis lancé dans la formation. Et la maçonnerie, ça m’intéressait. » Il lui faut d’abord passer le certificat de formation générale afin d’acquérir des connaissances de base. « J’ai appris à lire, à compter. À réfléchir aussi... Maintenant, je lis chaque jour un manga. » David valide ensuite une formation préprofessionnelle en maçonnerie, puis un CAP dans la même spécialité, qu’il a achevé le 27 mars, après la fin de sa peine. « Je suis fier d’avoir suivi ma formation jusqu’au bout. J’en avais trop besoin... » Hébergé dans un des appartements de l’association Emergence, David vient de rater son permis de conduire, après avoir obtenu son code durant son séjour en prison. Mais il ne s’en formalise pas. « J’avais déjà fait des projets pour du boulot, je comptais aller à Rennes, mais ce n’est que partie remise... Je suis déterminé à continuer sur ma lancée. » Un élan qui le dirigera, espère-t-il, vers ce qu’il présente comme le but de sa vie : retrouver sa fille. « Je ne l’ai plus revue depuis quatre ans et demi. » Hilouna a aujourd’hui 5 ans. 60 > Manques à gagner rôle est ambigu, et c’est en cela que j’estime que nous sommes parfois abandonnés. Mais c’est comme ça depuis les débuts du Génépi, en 1976. Si jamais la situation devait empirer, on s’opposera fortement, avec les enseignants à nos côtés, à ce que l’enseignement soit systématiquement dispensé par des bénévoles ♦ © Don McCullin (Contact Press Images) SOUTENEZ REPORTERS SANS FRONTIÈRES, ACHETEZ LE NOUVEL ALBUM En vente partout dès le 30 avril - 9,90 � seulement www.rsf.org