1. Jules Laforgue, Notre petite compagne 2. Louis Aragon, Elsa

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1. Jules Laforgue, Notre petite compagne 2. Louis Aragon, Elsa
1. Jules Laforgue, Notre petite compagne
Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose ;
Je suis La Femme, on me connaît.
Bandeaux plats ou crinière folle,
Dites ? quel Front vous rendrait fou ?
Jřai lřart de toutes les écoles,
Jřai des âmes pour tous les goûts.
Cueillez la fleur de mes visages,
Buvez ma bouche et non ma voix,
Et nřen cherchez pas davantage…
Nul nřy vit clair ; pas même moi.
Nos armes ne sont pas égales,
Pour que je vous tende la main,
Vous nřêtes que de naïfs mâles,
Je suis lřEternel Féminin !
Mon But se perd dans les Etoiles !….
Cřest moi qui suis la Grande Isis !
Nul ne mřa retroussé mon voile.
Ne songez quřà mes oasis….
Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose :
Je suis La Femme ! on me connaît.
2. Louis Aragon, Elsa
Tandis que je parlais le langage des vers
Elle sřest doucement tendrement endormie
Comme une maison dřombre au creux de notre vie
Une lampe baissée au coeur des myrrhes verts
Sa joue a retrouvé le printemps du repos
Ô corps sans poids posé dans un songe de toile
Ciel formé de ses yeux à lřheure des étoiles
Un jeune sang lřhabite au couvert de sa peau
La voila qui reprend le versant de ses fables
Dieu sait obéissant à quels lointains signaux
Et cřest toujours le bal la neige les traîneaux
Elle a rejoint la nuit dans ses bras adorables
Je vois sa main bouger Sa bouche Et je me dis
Quřelle reste pareille aux marches du silence
Qui mřéchappe pourtant de toute son enfance
Dans ce pays secret à mes pas interdit
Je te supplie amour au nom de nous ensemble
De ma suppliciante et folle jalousie
Ne třen va pas trop loin sur la pente choisie
Je suis auprès de toi comme un saule qui tremble
Jřai peur éperdument du sommeil de tes yeux
Je me ronge le coeur de ce coeur que jřécoute
Amour arrête-toi dans ton rêve et ta route
Rends-moi ta conscience et mon mal merveilleux
3. Louis Aragon, Elsa au miroir
Cřétait au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux dřor Je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
Cřétait au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux dřor et jřaurais dit
Cřétait au beau milieu de notre tragédie
Quřelle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux dřor et jřaurais dit
Quřelle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
À ranimer les fleurs sans fin de lřincendie
Sans dire ce quřune autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Cřétait au beau milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
Cřétait un beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient sřasseoir
Et peigner sans rien dire un reflet dřincendie
4. Paul Éluard, Tu te lèves
Tu te lèves l'eau se déplie
Tu te couches l'eau s'épanouit
Tu es l'eau détournée de ses abîmes
Tu es la terre qui prend racine
Et sur laquelle tout s'établit
Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits
Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l'arc-en-ciel,
Tu es partout tu abolis toutes les routes
Tu sacrifies le temps
À l'éternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant
Femme tu mets au monde un corps toujours pareil
Le tien
Tu es la ressemblance.
5. Paul Éluard, L’amoureuse
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.
6. Paul Éluard, Je t’aime
Je t'aime pour toutes les femmes
Que je n'ai pas connues
Je t'aime pour tout le temps
Où je n'ai pas vécu
Pour l'odeur du grand large
Et l'odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond
Pour les premières fleurs
Pour les animaux purs
Que l'homme n'effraie pas
Je t'aime pour aimer
Je t'aime pour toutes les femmes
Que je n'aime pas
Qui me reflète sinon toi-même
Je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien
Qu'une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd'hui
Il y a eu toutes ces morts
Que j'ai franchies
Sur de la paille
Je n'ai pas pu percer
Le mur de mon miroir
Il m'a fallu apprendre
Mot par mot la vie
Comme on oublie
Je t'aime pour ta sagesse
Qui n'est pas la mienne
Pour la santé je t'aime
Contre tout ce qui n'est qu'illusion
Pour ce cœur immortel
Que je ne détiens pas
Que tu crois être le doute
Et tu n'es que raison
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
7. Paul Verlaine, Beauté des femmes
Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal,
Et ces yeux, où plus rien ne reste dřanimal
Que juste assez pour dire : « assez » aux fureurs mâles !
Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix ! Matinal
Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal,
Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles !…
Hommes durs ! Vie atroce et laide dřici-bas !
Ah ! que du moins, loin des baisers et des combats,
Quelque chose demeure un peu sur la montagne,
Quelque chose du cœur enfantin et subtil,
Bonté, respect ! Car, quřest-ce qui nous accompagne,
Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il ?
8. Paul Verlaine, Mon rêve familier
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon coeur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
9. Paul Verlaine, A une femme
A vous ces vers de par la grâce consolante
De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux,
De par votre âme pure et toute bonne, à vous
Ces vers du fond de ma détresse violente.
Cřest quřhélas ! le hideux cauchemar qui me hante
Nřa pas de trêve et va furieux, fou, jaloux,
Se multipliant comme un cortège de loups
Et se pendant après mon sort quřil ensanglante !
Oh ! je souffre, je souffre affreusement, si bien
Que le gémissement premier du premier homme
Chassé dřEden nřest quřune églogue au prix du mien !
Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme
Des hirondelles sur un ciel dřaprès-midi,
- Chère, - par un beau jour de septembre attiédi.
10. Charles Baudelaire, Un cheval de race
Elle est bien laide. Elle est délicieuse pourtant !
Le Temps et lřAmour lřont marquée de leurs griffes et lui ont
cruellement enseigné ce que chaque minute et chaque baiser
emportent de jeunesse et de fraîcheur.
Elle est vraiment laide ; elle est fourmi, araignée, si vous
voulez, squelette même ; mais aussi elle est breuvage, magistère, sorcellerie ! en somme, elle
est exquise.
Le Temps nřa pu rompre lřharmonie pétillante de sa démarche
ni lřélégance indestructible de son armature. LřAmour nřa pas
altéré la suavité de son haleine dřenfant ; et le Temps nřa
rien arraché de son abondante crinière dřoù sřexhale en fauves
parfums toute la vitalité endiablée du Midi français : Nîmes,
Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bénies du soleil, amoureuses et charmantes !
Le Temps et lřAmour lřont vainement mordue à belles dents ;
ils nřont rien diminué du charme vague, mais éternel, de sa poitrine garçonnière.
Usée peut-être, mais non fatiguée, et toujours héroïque, elle
fait penser à ces chevaux de grande race que lřœil du véritable
amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de louage ou à un lourd chariot.
Et puis elle est si douce et si fervente ! Elle aime
comme on aime en automne ; on dirait que les approches de
lřhiver allument dans son cœur un feu nouveau, et la servilité
de sa tendresse nřa jamais rien de fatiguant.
11. Charles Baudelaire, Le serpent qui danse
Que jřaime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !
Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui sřéveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni dřamer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
Lřor avec le fer.
A te voir marcher en cadence,
Belle dřabandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout dřun bâton.
Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête dřenfant
Se balance avec la mollesse
Dřun jeune éléphant,
Et ton corps se penche et sřallonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans lřeau.
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand lřeau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
Dřétoiles mon coeur !
12. Jacques Prévert, Où je vais, d’où je viens
Où je vais, d'où je viens
Pourquoi je suis trempée.
Voyons, ça se voit bien.
Il pleut.
La pluie, c'est de la pluie
Je vais dessous, et puis,
Et puis c'est tout.
Passez votre chemin
Comme je passe le mien.
C'est pour mon plaisir
Que je patauge dans la boue.
La pluie, ça me fait rire.
Je ris de tout et de tout et de tout.
Si vous avez la larme facile
Rentrez plutôt chez vous,
Pleurez plutôt sur vous,
Mais laissez-moi,
Laissez-moi, laissez-moi , laissez-moi, laissez-moi.
Je ne veux pas entendre le son de votre voix,
Passez votre chemin
Comme je passe le mien.
Le seul homme que j'aimais,
c'est vous qui l'avez tué,
Matraqué, piétiné...
achevé.
J'ai vu son sang couler,
couler dans le ruisseau,
dans le ruisseau.
Passez votre chemin
comme je passe le mien.
L'homme que j'aimais
est mort, la tête dans la boue.
Ce que j'peux vous haïr,
vous haïr.. c'est fou... c'est fou... c'est fou.
Et vous vous attendrissez sur moi,
vous êtes trop bons pour moi,
beaucoup trop bons, croyez-moi.
Vous êtes bons... bons comme le ratier est bon pour le rat...
mais un jour... un jour viendra où le rat vous mordra...
Passez votre chemin,
hommes bons... hommes de bien.
13. Jacques Prévert, Je suis comme je suis
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand jřai envie de rire
Oui je ris aux éclats
Jřaime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce nřest pas le même
Que jřaime chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi
Je suis faite pour plaire
Et nřy puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Quřest-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais
Quřest-ce que ça peut vous faire
Ce qui mřest arrivé
Oui jřai aimé quelquřun
Oui quelquřun mřa aimée
Comme les enfants qui sřaiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer...
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et nřy puis rien changer.
14. Jacques Prévert, Déjeuner du matin
Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuiller
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s'est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis son manteau de pluie
Parce qu'il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j'ai pris
Ma tête dans ma main
Et j'ai pleuré
15. Guillaume Apollinaire, Les femmes
Dans la maison du vigneron les femmes cousent
Lenchen remplis le poêle et mets l’eau du café
Dessus ─ Le chat s’étire après s’être chauffé
─ Gertrude et son voisin Martin enfin s’épousent
Le rossignol aveugle essaya de chanter
Mais lřeffraie ululant il trembla dans sa cage
Ce cyprès là-bas a l’air d’un pape en voyage
Sous la neige ─ Le facteur vient de s’arrêter
Pour causer avec le nouveau maître d’école
─ Cet hiver est très froid le vin sera très bon
─ Le sacristain sourd et boiteux est moribond
─ La fille du vieux bourgmestre brode une étole
Pour la fête du curé La forêt là-bas
Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue
Le songe Herr Traum survint avec sa soeur Frau Sorge
Kaethi tu n’as pas bien raccommodé ces bas
─ Apporte le café le beurre et les tartines
La marmelade le saindoux un pot de lait
─ Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît
─ On dirait que le vent dit des phrases latines
─ Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît
─ Lotte es-tu triste O petit coeur ─ Je crois qu’elle aime
─ Dieu garde ─ Pour ma part je n’aime que moi-même
─ Chut A présent grand-mère dit son chapelet
─ Il me faut du sucre candi Leni je tousse
─ Pierre mène son furet chasser les lapins
Le vent faisait danser en rond tous les sapins
─ Lotte l’amour rend triste ─ Ilse la vie est douce
La nuit tombait Les vignobles aux ceps tordus
Devenaient dans lřobscurité des ossuraires
En neige et repliés gisaient là des suaires
Et des chiens aboyaient aux passants morfondus
Il est mort écoutez La cloche de lřéglise
Sonnait tout doucement la mort du sacristain
Lise il faut attiser le poêle qui s’éteint
Les femmes se signaient dans la nuit indécise
16. Guillaume Apollinaire, 1909
La dame avait une robe
En ottoman violine
Et sa tunique brodée d'or
Était composée de deux panneaux
S'attachant sur l'épaule
Les yeux dansants comme des anges
Elle riait elle riait
Elle avait un visage aux couleurs de France
Les yeux bleus les dents blanches et les lèvres très rouges
Elle avait un visage aux couleurs de France
Elle était décolletée en rond
Et coiffée à la Récamier
Avec de beaux bras nus
N'entendra-t-on jamais sonner minuit
La dame en robe d'ottoman violine
Et en tunique brodée d'or
Décolletée en rond
Promenait ses boucles
Son bandeau d'or
Et traînait ses petits souliers à boucles
Elle était si belle
Que tu n'aurais pas osé l'aimer
J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes
Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux
Le fer était leur sang la flamme leur cerveau
J'aimais j'aimais le peuple habile des machines
Le luxe et la beauté ne sont que son écume
Cette femme était si belle
Qu'elle me faisait peur
17. Alfred de Musset, L’Andalouse
Avez-vous vu, dans Barcelone,
Une Andalouse au sein bruni ?
Pâle comme un beau soir dřautomne !
Cřest ma maîtresse, ma lionne !
La marquesa dřAmaëgui !
Jřai fait bien des chansons pour elle,
Je me suis battu bien souvent.
Bien souvent jřai fait sentinelle,
Pour voir le coin de sa prunelle,
Quand son rideau tremblait au vent.
Elle est à moi, moi seul au monde.
Ses grands sourcils noirs sont à moi,
Son corps souple et sa jambe ronde,
Sa chevelure qui lřinonde,
Plus longue quřun manteau de roi !
Cřest à moi son beau corps qui penche
Quand elle dort dans son boudoir,
Et sa basquina sur sa hanche,
Son bras dans sa mitaine blanche,
Son pied dans son brodequin noir.
Vrai Dieu ! Lorsque son oeil pétille
Sous la frange de ses réseaux,
Rien que pour toucher sa mantille,
De par tous les saints de Castille,
On se ferait rompre les os.
Quřelle est superbe en son désordre,
Quand elle tombe, les seins nus,
Quřon la voit, béante, se tordre
Dans un baiser de rage, et mordre
En criant des mots inconnus !
Et quřelle est folle dans sa joie,
Lorsquřelle chante le matin,
Lorsquřen tirant son bas de soie,
Elle fait, sur son flanc qui ploie,
Craquer son corset de satin !
Allons, mon page, en embuscades !
Allons ! la belle nuit dřété !
Je veux ce soir des sérénades
À faire damner les alcades
De Tolose au Guadalété.
18. Alfred de Musset, À Mademoiselle
Ainsi, quand la fleur printanière
Dans les bois va s'épanouir,
Au premier souffle de zéphyr
Elle sourit avec mystère ;
et sa tige fraîche et légère,
sentant son calice s'ouvrir,
Jusque dans le sein de la terre
Frémit de joie et de désir.
Ainsi, quand ma douce Marie
Entrouvre sa lèvre chérie,
Et lève, en chantant, ses yeux bleus
Dans l'harmonie et la lumière
Son âme semble toute entière
Monter en tremblant vers les Cieux
Oui, femme, quoi qu'on puisse dire
Vous avez le fatal pouvoir
De nous jeter par un sourire
Dans l'ivresse ou le désespoir.
Oui, deux mots, le silence même,
Un regard distrait ou moqueur,
Peuvent donner à qui vous aime
Un coup de poignard dans le coeur.
Oui, votre orgueil doit être immense,
Car, grâce a notre lâcheté,
Rien n'égale votre puissance,
Sinon, votre fragilité.
Mais toute puissance sur terre
Meurt quand l'abus en est trop grand,
Et qui sait souffrir et se taire
S'éloigne de vous en pleurant.
Quel que soit le mal qu'il endure,
Son triste sort est le plus beau.
J'aime encore mieux notre torture
Que votre métier de bourreau
19. Alfred de Musset, À Ninon
Si je vous le disais pourtant, que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?
Lřamour, vous le savez, cause une peine extrême ;
Cřest un mal sans pitié que vous plaignez vous-même ;
Peut-être cependant que vous mřen puniriez.
Si je vous le disais, que six mois de silence
Cachent de longs tourments et des voeux insensés :
Ninon, vous êtes fine, et votre insouciance
Se plaît, comme une fée, à deviner dřavance ;
Vous me répondriez peut-être : Je le sais.
Si je vous le disais, quřune douce folie
A fait de moi votre ombre, et mřattache à vos pas :
Un petit air de doute et de mélancolie,
Vous le savez, Ninon, vous rend bien plus jolie ;
Peut-être diriez-vous que vous nřy croyez pas.
Si je vous le disais, que jřemporte dans lřâme
Jusques aux moindres mots de nos propos du soir :
Un regard offensé, vous le savez, madame,
Change deux yeux dřazur en deux éclairs de flamme ;
Vous me défendriez peut-être de vous voir.
Si je vous le disais, que chaque nuit je veille,
Que chaque jour je pleure et je prie à genoux ;
Ninon, quand vous riez, vous savez quřune abeille
Prendrait pour une fleur votre bouche vermeille ;
Si je vous le disais, peut-être en ririez-vous.
Mais vous ne saurez rien. - Je viens, sans rien en dire,
Mřasseoir sous votre lampe et causer avec vous ;
Votre voix, je lřentends ; votre air, je le respire ;
Et vous pouvez douter, deviner et sourire,
Vos yeux ne verront pas de quoi mřêtre moins doux.
Je récolte en secret des fleurs mystérieuses :
Le soir, derrière vous, jřécoute au piano
Chanter sur le clavier vos mains harmonieuses,
Et, dans les tourbillons de nos valses joyeuses,
Je vous sens, dans mes bras, plier comme un roseau.
La nuit, quand de si loin le monde nous sépare,
Quand je rentre chez moi pour tirer mes verrous,
De mille souvenirs en jaloux je mřempare ;
Et là, seul devant Dieu, plein dřune joie avare,
Jřouvre, comme un trésor, mon cœur tout plein de vous.
Jřaime, et je sais répondre avec indifférence ;
Jřaime, et rien ne le dit ; jřaime, et seul je le sais ;
Et mon secret mřest cher, et chère ma souffrance ;
Et jřai fait le serment dřaimer sans espérance,
Mais non pas sans bonheur ; - je vous vois, cřest assez.
Non, je nřétais pas né pour ce bonheur suprême,
De mourir dans vos bras et de vivre à vos pieds.
Tout me le prouve, hélas ! jusquřà ma douleur même…
Si je vous le disais pourtant, que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?
20. Émile Nelligan, Devant deux portraits de ma mère
Ma mère, que je l'aime en ce portrait ancien,
Peint aux jours glorieux qu'elle était jeune fille,
Le front couleur de lys et le regard qui brille
Comme un éblouissant miroir vénitien !
Ma mère que voici n'est plus du tout la même ;
Les rides ont creusé le beau marbre frontal ;
Elle a perdu l'éclat du temps sentimental
Où son hymen chanta comme un rose poème.
Aujourd'hui je compare, et j'en suis triste aussi,
Ce front nimbé de joie et ce front de souci,
Soleil d'or, brouillard dense au couchant des années.
Mais, mystère du coeur qui ne peut s'éclairer !
Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées !
Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer !
21. Anna de Brancovan, comtesse de Noailles, Poème de l’amour
Jadis je me sentais unique,
Je vivais sous mes propres lois.
Aujourd'hui j'échange avec toi
La vie orageuse et mystique.
Songe, à ce transfert magnifique !
Par ce tendre appauvrissement
Je n'ai plus rien qui soit vraiment
Ma solitude et ma défense;
Et même quand la nuit commence,
Solitaire, avec le fardeau
De ta vague et pesante absence,
Le glissant enchevêtrement
Des sombres cheveux sur mon dos
N'appartient plus à mon repos,
Mais me rattache à toi. - Je pense
À ta suave bienfaisance,
Quand tu jettes à demi-mot,
À travers la grâce et l'offense,
Sur mon coeur bandé de sanglots,
Un chant moins long que mon écho...
22. Anna de Brancovan, comtesse de Noailles, Poème de l’amour
Je croyais que l'amour c'était toi seul. J'entends
Soudain l'étrange et pur silence du printemps !
Le soir n'arrive point à l'heure coutumière :
Ce doux prolongement de rêveuse lumière
Est comme un messager qui dans le drame accourt
Et puis d'abord se tait. - Je croyais que l'amour
C'était toi seul, avec, serrés sur ton visage,
La musique, les cieux, les climats, les voyages.
Mais plus énigmatique, et plus réelle aussi,
Le doigt levé, ainsi que, Saint Jean, de Vinci,
Écoutant je ne sais quelle immense nouvelle,
L'heure, qui se maintient et lentement chancelle,
Me fixe d'un regard où les siècles ont mis
Le secret fraternel à mon esprit promis...
Le vent s'essaye et tombe. Au loin un chien aboie.
Toi qui fus la douleur dont j'avais fait ma joie,
Toi par qui je portais, mendiant, un trésor,
Qui fus mon choix soudain et pourtant mon effort,
Toi que mon coeur vantait, en appelant sa chance
Cette ardente, servile, oppressante souffrance
De sentir tout mon être entravé par ton corps,
Toi qui fus mon salut et mon péril extrême,
Se, pourrait-il ce soir que, plus fort que toi-même,
L'éternel univers fût vraiment ce que j'aime ?...
23. Anna de Brancovan, comtesse de Noailles, Poème de l’amour
Je ne veux pas souffrir du doute,
Ni que tu m'épargnes, ni même
Que, concevant combien je t'aime,
Tu m'accompagnes sur ma route.
Quels efforts pourraient comprimer
Ton ennui, ton désir, tes voeux ?
Si quelqu'un te plaît, va l'aimer !
Aborde ces yeux, ces cheveux,
Dévaste ce nouveau visage,
Goûte ce coeur riant ou sage,
Cours vers ton allègre espérance !
Tu connaîtras la différence
De la feinte et de la paresse
D'avec mon incessante ivresse !
- Un jour j'aurai ta préférence.
Il n'est pour moi d'autre rivale
Qu'une ardeur à la mienne égale !
Qu'importe à mon coeur qui t'imprègne
De sa tendre et secrète rage
Qu'une femme que je dédaigne
Puisse te plaire davantage !
24. Renée Vivien, Sois Femme
Très chère, sois plus femme encore, si tu veux
Me plaire davantage et sois faible et sois tendre,
Mêle avec art les fleurs qui parent tes cheveux,
Et sache třincliner au balcon pour attendre.
Ce quřil est de plus grave en un monde futile,
Cřest dřêtre belle et cřest de plaire aux yeux surpris,
Dřêtre la cime pure, et lřoasis, et lřîle,
Et la vague musique au langage incompris.
Quřun changeant univers se transforme en ta face,
Que ta robe sřallie à la couleur du jour,
Et choisis tes parfums avec un art sagace,
Puisquřun léger parfum sait attirer lřamour.
Immobile au milieu des jours, sois attentive
Comme si tu suivais les méandres dřun chant,
Allonge ta paresse à lřombre dřune rive,
Etre sous les cyprès à lřombre du couchant.
Sois lointaine, sois la Présence des ruines
Dans les palais détruits où frisonne lřhiver,
Dans les temples croulants aux ombres sibyllines,
Et souffre de la mort du soleil sur la mer.
Comme une dont on hait la race et quřon exile,
Sois faible et parle bas, et marche avec lenteur.
Expire chaque soir avec le jour fébrile,
Agonise dřun bruit et meurs dřune senteur.
Étant ainsi ce que mon rêve třaurait faite,
Reçois de mon amour un hommage fervent,
O toi qui sais combien le ciel est décevant
Aux curiosités fébriles du poète !
Et je retrouverai dans ton unique voix,
Dans le rayonnement de ton visage unique,
Toute lřancienne pompe et lřancienne musique
Et le tragique amour des reines dřautrefois.
Tes beaux cheveux seront mon royal diadème,
Mes sirènes dřhier chanteront dans ta voix.
Tu seras tout ce que jřadorais autrefois,
Toi seule incarneras lřamour divers que jřaime.
25. Racine, Phèdre (Acte I, scène 3)
Phèdre est tombée amoureuse d’Hippolyte, son beau-fils (c’est le fils de son mari Thésée, fils
d’Égée et roi d’Athènes). Elle fait cet aveu à Œnone, sa nourrice et confidente…
Phèdre
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils dřÉgée
Sous les lois de lřhymen2 je mřétais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble sřéleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps, et transir3 et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
Dřun sang quřelle poursuit tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de lřorner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
Dřun incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait lřencens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
Jřadorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer.
Jřoffrais tout à ce dieu, que je nřosais nommer.
Je lřévitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin jřosai me révolter :
Jřexcitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir lřennemi dont jřétais idolâtre,
Jřaffectai les chagrins dřune injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
Lřarrachèrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, Œnone. Et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans lřinnocence ;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
Jřai revu lřEnnemi que jřavais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce nřest plus une ardeur dans mes veines cachée :
Cřest Vénus toute4 entière à sa proie attachée.
1
Famille.
Mariage.
3
Être saisi de froid.
4
On marquait lřaccord au XVIIe siècle.
2
26. Racine, Phèdre (Acte II, scène 5)
Après sa confession à Œnone, Phèdre déclare son amour à Hippolyte : elle évoque d'abord
Thésée tel qu'il était quand il aborda en Crète, mais en reportant ce souvenir sur Hippolyte et
substituant au couple Ariane-Thésée celui de Phèdre-Hippolyte :
PHEDRE
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hyppolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée :
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m'eût coûté cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher ;
Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
[…]
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Hé bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire; cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé.
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je ? Cet aveu que je viens de te faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas ! je ne t'ai pu parler que de toi-même.
Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour.
Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.
Voilà mon cœur. C'est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d'expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne.
27. Pierre Corneille, Rodogune (Acte II, scène 1)
Cléopâtre
395 Serments fallacieux, salutaire contrainte,
Que mřimposa la force et quřaccepta ma crainte,
Heureux déguisements dřun immortel courroux,
Vains fantômes dřÉtat, évanouissez-vous !
Si dřun péril pressant la terreur vous fit naître,
400 Avec ce péril même il vous faut disparaître,
Semblables à ces vœux1 dans lřorage formés,
Quřefface un prompt oubli quand les flots sont calmés.
Et vous2, quřavec tant dřart cette feinte a voilée,
Recours des impuissants, haine dissimulée,
Digne vertu des rois, noble secret de cour,
Éclatez, il est temps, et voici notre jour.
Montrons-nous toutes deux, non plus comme sujettes,
Mais telle que je suis et telle que vous êtes.
Le Parthe est éloigné, nous pouvons tout oser :
410 nous nřavons rien à craindre et rien à déguiser ;
Je hais, je règne encor. Laissons dřillustres marques
En quittant, sřil le faut, ce haut rang des monarques :
Faisons-en avec gloire un départ éclatant,
Et rendons-le funeste à celle qui lřattend.
Cřest encor, cřest encor cette même ennemie
Qui cherchait ses honneurs dedans mon infamie,
Dont la haine à son tour croit me faire la loi,
Et régner par mon ordre et sur vous et sur moi.
Tu mřestimes bien lâche, imprudente rivale,
420 Si tu crois que mon cœur jusque-là se ravale,
Quřil souffre quřun hymen quřon třa promis en vain
Te mette ta vengeance et mon sceptre à la main.
Vois jusquřoù mřemporta lřamour du diadème ;
Vois quel sang il me coûte, et tremble pour toi-même :
Tremble, te dis-je ; et songe, en dépit du traité,
426 Que pour třen faire un don je lřai trop acheté.
1
2
Prières.
Cléopâtre sřadresse à sa haine.
28. Georges Feydeau, La petite révoltée (extrait n°1)
Ah ! cřest trop fort ! je suis en rage !
Me traiter de cette façon !
Vous figurez-vous quřà mon âge,
Maman me chasse du salon !
Oui, cřest le mot ! maman me chasse
Sans crainte de mřhumilier.
Mais à la fin, cela mřagace,
Et je suis lasse de plier !
Je suis une bonne nature,
Je patiente, mais… tout doux !
Il ne faut pas que cela dure
Ou je me fâche, voyez-vous !
Enfin, à vous tous jřen appelle !
Nřai-je pas raison franchement ?
Me voici grande demoiselle :
Pourquoi me traiter en enfant ?
Ce quřon mřa fait, cřest une honte,
Cřest une atteinte à mon honneur !
Je sens le rouge qui me monte.
Mais lřon verra si jřai du cœur !…
Tantôt à la porte lřon sonne,
ŕ Jřétais avec mère au salon Et soudain, voilà que la bonne
Annonce : « Monsieur Montalon ! »
« Monsieur Montalon ! fait ma mère,
Vite, fillette, viens třasseoir,
Et tiens-toi bien, car cřest le père
Du jeune homme de lřautre soir ! »
« Et tiens-toi bien, car cřest le père
Du jeune homme de lřautre soir ! »
Pourquoi me dit-elle ça, mère ?
Quel rapport ça peut-il avoir ?
Enfin monsieur Montalon entre…
Si vous saviez comme il est fait !
Vieux, chauve, petit, un gros ventre !
Non, je nřai rien vu de si laid !
Et pourtant, le fils, ce me semble,
Du père est le portrait frappant !
Cřest drôle que lřon se ressemble,
Et que lřon soit si différent !
Car le fils, ne vous en déplaise,
Est vraiment un joli garçon
Mais je mřétonne quřil me plaise,
Quand je vois monsieur Montalon.
Bref, quand maman, selon lřusage,
Eut fait la présentation,
Je le vois qui me dévisage,
Avec grande obstination !
Je me sentais embarrassée,
Et cela se comprend vraiment !
Se voir ainsi dévisagée,
Je vous assure, cřest gênant !
Lorsquřil mřeut bien considérée,
Le vieux réfléchit un instant
Puis, dřune voix très altérée,
Dit en sřadressant à maman :
« Ah ! mademoiselle est charmante,
Madame, et jřai certain projet
Dont vous serez ma confidente…
Je veux vous parler en secret ! »
[...]
29. Georges Feydeau, La petite révoltée (extrait n°2)
[…]
Non, mais que peuvent-ils bien faire ?
Ce vieux est des plus indiscrets
De tenir si longtemps ma mère
Pour lui raconter ses secrets.
Que peut-il avoir à lui dire ?
Cela mřintrigue franchement !
Sřil voulait que je me retire,
Cřest que cřétait intéressant !
Si jřécoutais par la serrure ?…
Quoi ! cřest un moyen excellent.
Chez les femmes, je vous assure
Que tout le monde en fait autant
…
Ah ! mon Dieu ! que viens-je dřentendre ?
« Cher monsieur, ma fille est à vous ! »
Non… ce nřest pas… jřai cru comprendre…
Monsieur Montalon ! mon époux !
Quoi ! moi, je deviendrais la femme
De cette vieille antiquité !
Non, par exemple, je réclame,
Jřai ma petite volonté.
Donc, maintenant lřon me marie
Sans seulement me consulter ?
Ah ! cřest trop fort ! quelle infamie !
Je finis par me révolter.
A quoi peut bien penser ma mere
De me donner un tel mari !
Il est au moins… quinquagénaire !
Vraiment cřest un joli parti !
Enfin me voyez-vous : « madame
Montalon ! » Quel nom singulier !
Ce serait beau pour une femme !
Cřest un vrai nom de cordonnier !
Oh ! tout nřira pas de la sorte
Et je lutterai sřil le faut !
Je ne crains rien, moi, je suis forte,
Il faudra me prendre dřassaut !
Elle écoute à la porte.
« … Je puis répondre de ma fille,
Car je sais quřelle aime Gaston,
Et je suis aise, en ma famille
De voir entrer un Montalon !… »
Hein ! quoi !… ce nřétait pas le père !
Cřétait donc moi qui me trompais !
Est-ce bien possible ! oh ! ma mère,
Comme je te calomniais !
Oui, tu dis bien, Gaston, je lřaime,
ŕ Je puis lřavouer entre nous Pour lui mon amour est extreme
Et je le rêvais pour époux !
Enfin, je vais être sa femme !
Lřon mřappellera : « Montalon ! »
Non, voyez-vous, ce que je blâme,
Cřest quřil ait un si vilain nom !
… Mais bah ! les noms cela se change,
On nřa quřà mettre un « de » devant.
« Montalon » tout court, cřest étrange,
Mais « de Montalon » cřest charmant !
Enfin je vais être madame,
Et je vais épouser Gaston !
Ma foi, je nřy tiens plus… et dame !
Tant pis, je retourne au salon.
Fausse sortie.
Mesdames ! avant que je sorte,
Un conseil dans lřintimité :
Nřécoutez jamais à la porte,
Ce nřest pas un bon procédé !
Ou bien alors, je vous propose
De bien écouter… jusquřau bout !
Car, à se tromper lřon sřexpose,
Si lřon nřa pas entendu tout !
30.
Racine, Andromaque (Acte V, scène 1)
HERMIONE, seule.
Où suis-je? Qu'ai-je fait? Que dois-je faire encore?
Quel transport me saisit? Quel chagrin me dévore?
1395 Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais?
Le cruel! De quel œil il m'a congédiée!
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment?
1400 En ai-je pu tirer un seul gémissement?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes?
Et je le plains encore! Et, pour comble d'ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui
1405 Je tremble au seul penser du coup qui le menace,
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce.
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage
1410 Il pense voir en pleurs dissiper cet orage;
Il croit que, toujours faible et d'un cœur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.
1415 Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat! Cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir,
1420 Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir? Hé quoi! C'est donc moi qui l'ordonne?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione?
Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
1425 A qui même en secret je m'étais destinée
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L'assassiner, le perdre? Ah! Devant qu'il expire...
31. Victor Hugo, Ruy Blas (Acte II, scène 2)
La Reine, seule.
À ses dévotions ? Dis donc à sa pensée !
Où la fuir maintenant ? Seule ! Ils m'ont tous laissée.
Pauvre esprit sans flambeau dans un chemin obscur !
Rêvant.
Oh ! Cette main sanglante empreinte sur le mur !
Il s'est donc blessé ? Dieu ! Ŕ mais aussi c'est sa faute.
Pourquoi vouloir franchir la muraille si haute ?
Pour m'apporter les fleurs qu'on me refuse ici,
Pour cela, pour si peu, s'aventurer ainsi !
C'est aux pointes de fer qu'il s'est blessé sans doute.
Un morceau de dentelle y pendait. Une goutte
De ce sang répandu pour moi vaut tous mes pleurs.
S'enfonçant dans sa rêverie.
Chaque fois qu'à ce banc je vais chercher les fleurs,
Je promets à mon Dieu, dont l'appui me délaisse,
De n'y plus retourner. J'y retourne sans cesse.
Ŕ Mais lui ! Voilà trois jours qu'il n'est pas revenu
Ŕ Blessé ! Ŕ Qui que tu sois, ô jeune homme inconnu
Toi qui, me voyant seule et loin de ce qui m'aime,
Sans rien me demander, sans rien espérer même,
Viens à moi, sans compter les périls où tu cours ;
Toi qui verses ton sang, toi qui risques tes jours
Pour donner une fleur à la reine d'Espagne ;
Qui que tu sois, ami dont l'ombre m'accompagne,
Puisque mon cœur subit une inflexible loi,
Sois aimé par ta mère et sois béni par moi !
Vivement et portant la main à son cœur.
Ŕ Oh ! Sa lettre me brûle !
Retombant dans sa rêverie.
Et l'autre ! L'implacable
Don Salluste ! Le sort me protège et m'accable.
En même temps qu'un ange, un spectre affreux me suit ;
Et, sans les voir, je sens s'agiter dans ma nuit,
Pour m'amener peut-être à quelque instant suprême,
Un homme qui me hait près d'un homme qui m'aime.
L'un me sauvera-t-il de l'autre ? Je ne sais.
Hélas ! Mon destin flotte à deux vents opposés.
Que c'est faible, une reine, et que c'est peu de chose !
Prions.
Elle s'agenouille devant la madone.
Ŕ Secourez-moi, madame ! Car je n'ose
É lever mon regard jusqu'à vous !
Elle s'interrompt.
Ŕ Ô mon Dieu !
La dentelle, la fleur, la lettre, c'est du feu !
Elle met la main dans sa poitrine et en arrache une lettre froissée, un bouquet desséché de
petites fleurs bleues et un morceau de dentelle taché de sang qu'elle jette sur la table ; puis
elle retombe à genoux.
Vierge, astre de la mer ! Vierge, espoir du martyre !
Aidez-moi ! Ŕ
S'interrompant.
Cette lettre !
Se tournant à demi vers la table.
Elle est là qui m'attire.
S'agenouillant de nouveau.
Je ne veux plus la lire ! Ŕ ô reine de douceur !
Vous qu'à tout affligé Jésus donne pour soeur !
Venez, je vous appelle ! Ŕ
Elle se lève, fait quelques pas vers la table, puis s'arrête, puis enfin se précipite sur la lettre,
comme cédant à une attraction irrésistible.
Oui, je vais la relire
Une dernière fois ! Après, je la déchire !
Avec un sourire triste.
Hélas ! Depuis un mois je dis toujours cela.
Elle déplie la lettre résolument et lit.
" Madame, sous vos pieds, dans l'ombre, un homme est là
Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;
Qui souffre, ver de terre amoureux d'une étoile ;
Qui pour vous donnera son âme, s'il le faut ;
Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut. "
Elle pose la lettre sur la table.
Quand l'âme a soif, il faut qu'elle se désaltère,
Fût-ce dans du poison !
Elle remet la lettre et la dentelle dans sa poitrine.
Je n'ai rien sur la terre.
Mais enfin il faut bien que j'aime quelqu'un, moi !
Oh ! s'il avait voulu, j'aurais aimé le roi.
Mais il me laisse ainsi Ŕ seule Ŕ d'amour privée.
La grande porte s'ouvre à deux battants. Entre un huissier de chambre, en grand costume.
32. Pierre Corneille, L'illusion comique (Acte III, scène 4)
Lyse:
L'ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant,
Et pour se divertir il contrefait l'amant !
Qui néglige mes feux m'aime par raillerie,
Me prend pour le jouet de sa galanterie,
Et par un libre aveu de me voler sa foi,
Me jure qu'il m'adore, et ne veut point de moi.
Aime en tous lieux, perfide, et partage ton âme ;
Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pour femme ;
Donne à tes intérêts à ménager tes voeux ;
Mais ne crois plus tromper aucune de nous deux.
Isabelle vaut mieux qu'un amour politique,
Et je vaux mieux qu'un coeur où cet amour s'applique.
J'ai raillé comme toi, mais c'était seulement
Pour ne t'avertir pas de mon ressentiment.
Qu'eût produit son éclat, que de la défiance ?
Qui cache sa colère assure sa vengeance ;
Et ma feinte douceur prépare beaucoup mieux
Ce piège où tu vas choir, et bientôt, à mes yeux.
Toutefois qu'as-tu fait qui te rende coupable ?
Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
Tu m'aimes, mais le bien te fait être inconstant :
Au siècle où nous vivons, qui n'en ferait autant ?
Oublions des mépris où par force il s'excite,
Et laissons-le jouir du bonheur qu'il mérite.
S'il m'aime, il se punit en m'osant dédaigner,
Et si je l'aime encor, je le dois épargner.
Dieux ! à quoi me réduit ma folle inquiétude,
De vouloir faire grâce à tant d'ingratitude ?
Digne soif de vengeance, à quoi m'exposez-vous,
De laisser affaiblir un si juste courroux ?
Il m'aime, et de mes yeux je m'en vois méprisée !
Je l'aime, et ne lui sers que d'objet de risée !
Silence, amour, silence : il est temps de punir ;
J'en ai donné ma foi : laisse-moi la tenir.
Puisque ton faux espoir ne fait qu'aigrir ma peine,
Fais céder tes douceurs à celles de la haine :
Il est temps qu'en mon coeur elle règne à son tour,
Et l'amour outragé ne doit plus être amour.
33. Georges Rodenbach, Litanies d’amour
Je lui disais souvent : vous êtes ma Madone
Et mon âme est un lis dřargent que je vous donne.
Jřai pleuré mes péchés comme font les pécheurs
Et je suis maintenant digne de vos blancheurs.
Jřai le ferme propos, le propos salutaire
De ne plus retomber en péché volontaire.
Je ne veux plus aimer dřautre vierge que vous
Et je suis lřenfant de chœur qui vous sert à genoux,
Je suis lřenfant de chœur qui passe, qui sřincline
Sous votre souvenir vêtu de mousseline.
Quelque fois je vous donne, et cela mřest charmant,
Des noms de litanie avec recueillement.
Je voudrais bien encore appuyer sur les pointes
De vos souliers brodés, appuyer mes mains jointes.
Et jřenluminerai selon le rituel
Un poème dřamour qui nous soit un missel,
Un missel où, parmi de longues banderoles,
Des strophes tout en fleurs ouvriront leurs corolles,
Où vous verrez sous lřor fluide des ciels fins,
Mes aveux prosternés comme des séraphins,
Où je vous vêtirai dřune robe de moire
Pour que le temps futur vous garde en sa mémoire,
Et quřà vous voir si belle en des rameaux verts
Sur le mystique autel quřauront bâti mes vers
Dřautres hommes plus tard, ô ma vierge ingénue,
Vous aiment comme moi sans vous avoir connue.
34. Léopold Sédar Senghor, Oeuvres Poétiques (Extrait)
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais
lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du
Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée
Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux
flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta
peau.
Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire
A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains
de tes yeux.
Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les
racines de la vie.
35. Chloe Douglas, Oh là là!
La dame presque parfaite,
est faite de perles énormes,
et de lignes sophistiquées,
et de mots économes.
Elle se balance sur ses hanches de cuir,
et sobrement polit ses bouts de doigts,
sans renverser une seule goutte
de son gobelet de champagne blanc.
La dame presque parfaite,
a une frange droite comme il faut,
elle pratique une danse de soie
autour de gens transparents.
Dans ses étoffes bien coordonnées
elle est raide dřambition,
et son regard isolé
trahit une larme épuisée.
La dame presque parfaite
et Řtout comme il le fautř,
pourtant, et ŘOh là làř,
dans son sac à main,
tout ce qui lui appartient !
Et oui la dame presque parfaite,
aux mouchoirs mouillés,
et aux verres de bleuets,
avec du mascara épais
et une peau dorée.
A lřintérieur de son sac à main,
Son royaume secret en rouge brillant,
une vie détériorée et presque vide,
ŘOh là là !Ř elle regarde ses vers inachevés.
36. Chloe Douglas, La paresse inspirée
Une jeune fille nonchalante
rêve au bout dřun chemin.
Son visage de soie caresse le vent.
Sans raison, ni idée
elle frôle lřimpitoyable haie.
Son doigt piqué dřun profond rouge,
elle reste immobile sans alarme, ni amertume.
Elle est hypnotisée par lřincroyable lumière,
qui pénètre les érables avec toute sa vitalité.
Comme une héroïne dřun conte lointain,
elle commune avec la nature,
elle chante sans fin.
Capturée dans la chaleur
rien ne va briser ce songe dřété.
Et voilà quřarrive un changement,
un chevalier sur son étalon blanc
emporte sa muse à lřidée suivante.
37. Marie Krysinska , Ève
À Maurice Isabey.
Ève au corps ingénu lasse de jeux charmants
Avec les biches rivales et les doux léopards
Goûte à présent le repos extatique,
Sur la riche brocatelle des mousses.
Autour dřelle, le silence de midi
Exalte la pamoison odorante des calices,
Et le jeune soleil baise les feuillées neuves.
Tout est miraculeux dans ce Jardin de Joie:
Les branchages sřétoilent de fruits symboliques
Rouges comme des cœurs et blancs comme des âmes;
Les Roses dřAmour encore inécloses
Dorment au beau Rosier;
Les Lys premiers nés
Balancent leurs fervents encensoirs
Auprès
Des chères coupes des Iris
Où fermente le vin noir des mélancolies;
Et le Lotus auguste rêve aux règnes futurs.
Mais parmi les ramures,
Cřest la joie criante des oiseaux;
Bleus comme les flammes vives du Désir,
Roses comme de chastes Caresses
Ornés dřor clair ainsi que des Poèmes
Et vêtus dřailes sombres comme les Trahisons.
Ève repose,
Et cependant que ses beaux flancs nus,
Ignorants de leurs prodigieuses destinées,
Dorment paisibles et par leurs grâces émerveillent
La tribu docile des antilopes,
Voici descendre des plus hautes branches
Un merveilleux Serpent à la bouche lascive,
Un merveilleux Serpent quřattire et tente
La douceur magnétique de ces beaux flancs nus,
Et voici que pareil à un bras amoureux,
Il sřenroule autour
De ces beaux flancs nus
Ignorants de leurs prodigieuses destinées.
38. François Coppée, La Mémoire
Souvent, lorsque la main sur les yeux je médite,
Elle mřapparaît, svelte et la tête petite,
Avec ses blonds cheveux coupés courts sur le front.
Trouverai-je jamais des mots qui la peindront,
La chère vision que malgré moi jřai fuie ?
Quřest auprès de son teint la rose après la pluie ?
Peut-on comparer même au chant du bengali
Son exotique accent, si clair et si joli ?
Est-il une grenade entrřouverte qui rende
Lřincarnat de sa bouche adorablement grande ?
Oui, les astres sont purs, mais aucun, dans les cieux,
Aucun nřest éclatant et pur comme ses yeux ;
Et lřantilope errant sous le taillis humide
Nřa pas ce long regard lumineux et timide.
Ah ! devant tant de grâce et de charme innocent,
Le poète qui veut décrire est impuissant ;
Mais lřamant peut du moins sřécrier : ŖSois bénie,
O faculté sublime à lřégal du génie,
Mémoire, qui me rends son sourire et sa voix,
Et qui fais quřexilé loin dřelle, je la vois !ŗ
39. Esther Granek, Les ménagères
Au début de leur destin
cřétait pourtant des filles bien.
Elles sont entrées en fonction
comme on entre en religion.
Les ménagères.
Autour dřelles elles font briller
le parquet le bois le verre
et secouent leur derrière
en mouvemements bien cadencés.
Les ménagères.
Mais dans le lit conjugal
elles sont catins cřest normal.
Leur programme est bien fourni
pour le jour et pour la nuit.
Les ménagères.
Leurs proportions corporelles
sřavachissent avec les ans.
Et de leurs pauvres cervelles
on sourit depuis longtemps.
Les ménagères.
De la carne quřelles cuisinent
elles ont bientôt pris la mine.
De la poussière qui les ceint
elles ont déjà pris le teint.
Les ménagères.
Rêvassant dans leurs torchons
elles voyagent à leur façon
et se disent quřavec le temps
tout ira plus facilement.
Les ménagères.
Les vřlà au bout du rouleau.
Elles sont usées jusquřaux os.
Point dřstatue pour les héros.
Et pour leurs droits cřest zéro.
Les ménagères.
Et cřest là leur Univers.
Mais il y a une récompense :
Grand cordon dřla Serpillière
et un coup dřpied où je pense.
Les ménagères.
Au début de leur destin
cřétait pourtant des filles bien…
40. Jacques Viallebesset, Le coeur d’une femme
Je ne veux pas pour toi les déchirures des ronces
Ni les étangs glauques des illusions ou lřon sřenfonce
Efface de ton âme les noirs tourbillons
Une étoile flamboie au milieu de ton front
Abandonne les cauchemars au fond de leur nuit
Lřamertume blême de la tristesse est un désert
Je veux un ciel clair et des poitrines au cœur chantant
Des poumons vibrant comme des arbres en plein vent
Je ne veux pas pour toi lřombre portée de la souffrance
Sur le pur visage embué de ton enfance
Arraches de toi les barreaux de la cage
Le fardeau de douleur est un trop lourd bagage
La vie est là qui frémit et palpite dans là sève
Chaude vie plus forte que les illusions
Une vie jamais vécue voilà ce que je veux
Où les oiseaux viennent chanter dans tes cheveux
Je ne veux pas pour toi lřétendue du dérisoire
Ni les lèvres murées par tant de pierres noires
Tu as trop arpenté déjà les labyrinthes du malheur
Pour quřenfin ton cœur soit parsemé de fleurs.
41. Robert Desnos, Lumière de mes nuits Youki
Te souviens-tu des nuits où tu apparaissais
Sur le rectangle clair des vitres de ma porte ?
Où tu surgissais dans les ténèbres de ma maison
Où tu třabattais sur mon lit comme un grand oiseau
Fatigué de passer les océans et les plaines et les forêts.
Te souviens-tu de tes paroles de salut
Te souviens-tu de mes paroles de bienvenue
de mes paroles dřamour ?
Non, il ne třen souvient pas,
On ne se souvient pas du présent, personne…
Or, il est nuit,
Tu surviens, tu arrives, tu třabats sur mon lit
Je suis ton serviteur et ton défenseur soumis
à ta loi et toi soumise à mon amour.
Il est minuit il est midi
Il est minuit et quart
Il est minuit et demie
Il est minuit à venir ou midi passé
Il est midi sonnant
Il est toujours midi sonnant pour mon amour
Pour notre amour
Tout sonne tout frémit et tes lèvres
Et sur mon lit tu třabats entre minuit
et quatre heures du matin comme un grand albatros
Échappé des tempêtes.
42. Robert Desnos, La belle que voilà
quand lřâge aura flétri ces yeux et cette bouche
quand trop de souvenirs alourdiront ce coeur
quand il ne restera pour bercer dans sa couche
ce corps aujourdřhui beau que des spectres moqueurs
quand la poussière infecte en recouvrant les choses
vêtira dřun linceul les désirs abolis
quand lřamour plus fané quřen un livre une rose
ne sera plus quřun nom sous des portraits pâlis
quand il sera trop tard pour nřêtre plus cruelle
quand lřécho des baisers et lřécho des serments
Décroîtront comme un pas la nuit dans une ruelle
ou le sifflet dřun train vers le noir firmament
quand sur les seins pendants le ventre qui se ride
Les mains aux doigts séchés durcies par les passions
Et lasses dřessuyer trop de larmes acides
Referont le bilan de leur dégradation
Quand nul fard ne pourra mentir à ce visage
Sřil se penche au miroir jadis trop complaisant
Pour se désaltérer comme au lac dřun mirage
Aux rêves du passé revécus au présent
La belle que voilà restera belle encore
Par la vertu dřun feu reflété constamment
aux vitres dřun château dont les salles sonores
seront hantées par ceux qui furent ses amants
La belle que voilà ainsi quřune fontaine
Dont le flot toujours pur sur les marbres disjoints
Sřécoule en entraînant dřineffables sirènes
Pour perdre sa splendeur ne renoncera point
Rien ne disparaîtra des ciels qui se reflètent
Malgré la peau fripée et malgré les reins plats
Restera jalousée et présente à la fête
Jeune éternellement la belle que voilà
Tant de coeurs ont battu jadis à son attente
quřune flamme est enclose en ce corps sans raison
quřindigne de ces feux elle reste éclatante
Ainsi quřà lřincendie survivent les tisons.
43.Raymond Queneau, Si tu t'imagines
Si tu t'imagines
si tu t'imagines
fillette fillette
si tu t'imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
la saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
Si tu crois petite
si tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d'émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa va
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
les beaux jours s'en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers sque tu vois pas
très sournois s'approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures.