Comptes et monnaie en Égypte ptolémaïque d`après les papyrus
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Comptes et monnaie en Égypte ptolémaïque d`après les papyrus
Comptes et monnaie en Égypte ptolémaïque d'après les papyrus L'Égypte est une des régions du monde antique où les sources documentaires relatives à l'histoire financière sont les plus abondantes. De nombreux trésors monétaires y ont été découverts, et les documents papyrologiques grecs et démotiques qui mentionnent des prix, des paiements ou des transactions financières officielles ou privées s'y comptent par milliers. Entre la fin du XIXe s. et le début du XXe s., d'importantes publications mirent en évidence la nécessité de comprendre le rapport entre les prix mentionnés dans les textes papyrologiques et les monnaies d'époque ptolémaïque pour exploiter ce matériel à des fins historiques : il y eut d'abord, en 1883, le catalogue des monnaies ptolémaïques du British Museum publié par Poole1 ; en 1896, l'édition par Grenfell des Revenue Laws, un ensemble d'ordonnances fiscales promulguées par Ptolémée II Philadelphe en 259 av. J.-C.2 ; trois ans plus tard, Wilcken publia les deux volumes de ses Griechische Ostraka, où sont réunis plus de mille cinq cents reçus fiscaux d'époque hellénistique et romaine3 ; en 1902, Grenfell, Hunt et Smyly éditèrent le premier tome des papyrus de Tebtunis, qui contient une longue série de comptes officiels et privés de la fin du IIème av. J.-C.4 ; enfin, en 1904, Svoronos publia son ouvrage sur les monnaies du royaume des Ptolémées5, qui remit en question bon nombre des classifications du catalogue du BM, et, bien que dépassé, reste aujourd'hui encore le principal corpus de référence des monnaies ptolémaïques. Les auteurs des premières publications papyrologiques, parues sur une période de six ans seulement, furent tous confrontés au même problème : comprendre les prix et les importantes fluctuations monétaires qui apparaissaient dans les documents et identifier les monnaies auxquelles ils correspondaient. Les résultats de leurs recherches, publiés sous forme d'appendices à la fin de leurs éditions de textes6, constituent encore le point de départ obligé de toute étude sur le rapport entre les monnaies ptolémaïqueset la documentation papyrologique. 1 R. S. Poole, British Museum Catalog of Greek Coins, VI. The Ptolemies, Kings of Egypt 1883. Revenue Laws of Ptolemy Philadelphus, ed. B.P. Grenfell (Oxford, 1896). 3 Griechische Ostraka aus Aegypten und Nubien, ed. U. Wilcken, 2 vols. (Leipzig-Berlin, 1899) 4 The Tebtunis Papyri, I, ed. B.P. Grenfell, A.S. Hunt et J.G. Smyly (Londres, 1902) 5 J.N. Svoronos, Ta Nomismata tou Kratous ton Ptolemaion (Athènes, 1904) 6 P.Rev. (1896), Appendix III: The Silver and Copper Coinage of the Ptolemies, p. 193-240; O.Wilck., (1899), Kap. X, I: Die Münzen, p. 718-738; P.Tebt. I (1902), App. II: The Ratio of Silver and Copper under the Ptolemies. 2 Malgré le siècle qui nous sépare de ces premiers travaux, malgré l'augmentation de la documentation disponible, et malgré des études marquantes7 qui ont contribué à faire avancer l'état des recherches, bien des questions qui avaient été posées au début du XXe s. ne sont toujours pas résolues, et empêchent encore l'exploitation des données par les papyrologues et les numismates. Le principal problème réside dans le rapport entre le monnayage d'argent (c'est-à-dire le statère d'argent) et le monnayage de bronze (les monnaies divisionnaires en bronze), qui se manifeste de façon très différente dans les deux types de documents. Dans les sources papyrologique ce rapport reste relativement stable jusqu'à la fin du IIIe s. av. J.-C. puis subit un bouleversement profond entre la fin du IIIe s. et le début du IIe s. av. J.-C. À cette époque, les paiements en argent disparaissent pratiquement des documents financiers (ils ne réapparaîtront que dans la deuxième moitié du IIe s. av. J.-C.), tandis que les prix exprimés en monnayage de bronze subissent une augmentation spectaculaire et se stabilisent à un niveau très élevé qui ne diminuera pas jusqu'à la conquête de l'Égypte par les Romains. Ce phénomène ne se reflète pas dans la numismatique, où, de l'avis des spécialistes, on ne constate à cette époque aucune altération significative du poids ou de la qualité des statères d'argent ni des pièces divisionnaires en bronze8. À cette difficulté s'en ajoute une seconde. À la veille de la 2e Guerre de Syrie (peu avant 260 av. J.-C.), Ptolémée II Philadelphe avait introduit un rapport de change (épallagè) totalement nouveau entre le monnayage d'argent et le monnayage de bronze, dont le taux était fixé à 2 ½ oboles de bronze par statère. Cette mesure était particulièrement importante dans le domaine fiscal, car certaines taxes furent désormais comptées et prélevées "suivant l'étalon d'argent" (pro;" ajrguvrion) et d'autres "suivant l'étalon de bronze" (pro;" calko;n). Les montants fixés en monnayage d'argent pouvaient être acquittés en monnayage de bronze à condition d'être majorés d'une allagè (écart de change) calculée au taux de 2 ½ oboles par statère. Or, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, le taux de change (épallagè) entre le monnayage d'argent et celui de bronze continua à être de 2 ½ oboles par statère après 7 Les plus importantes sont Th. Reinach, "Du rapport de valeur des métaux monétaires dans l'Égypte au temps des Ptolémées", REG 41 (1928), p. 121-196 ; T. Reekmans, "The Ptolemaic Copper Inflation", Studia Hellenistica 7 (1951), p. 61-119 ; K. Maresch, Bronze und Silber (Pap. Col. XXV, 1996) ; H. Cadell et G. Le Rider, Prix du blé et numéraire dans l'Égypte lagide de 305 à 173 (Pap. Brux. 30, 1997). 8 O. Picard, "Un monnayage alexandrin énigmatique: le trésor d'Alexandrie 1996", Travaux de numismatique grecque offerts à G. Le Rider (Londres, 1999), p. 319-320 (pour le monnayage de bronze); H. Cadell et G. Le Rider, op. cit. n. 7, p. 16 (pour les monnaies d'argent) 2 les bouleversements de la fin du IIIe s. et du début du IIe s. av. J.-C., et la division entre les taxes à acquitter "suivant l'étalon d'argent" et celles qui devaient l'être "suivant l'étalon de bronze" continua à être en vigueur même si, de toute évidence, les contribuables ne pouvaient plus les acquitter autrement qu'en numéraire de bronze. Les premiers papyrologues avaient parfaitement compris qu'ils ne pouvaient pas interpréter les prix qui apparaissent dans les papyrus — et en particulier l'augmentation des prix en monnayage de bronze à partir de la fin du IIIe s. av. J.-C. — sans confronter leurs hypothèses aux études en cours des numismates. "In fact, no theory of the ratio of exchange between a silver and a copper drachma can, in the absence of direct evidence, be accepted unless it explains the coins ; and on the other hand, a theory based on probabilities will be raised to a much higher level of certainty, if it explains the coins9". Mais leurs efforts ne leur permirent pas d'aboutir à des conclusions définitives et leurs résultats et leurs principes méthodologiques sombrèrent rapidement dans l'oubli. Les historiens de l'Égypte hellénistique qui leur succédèrent10 prirent leur distance par rapport aux études de numismatique et préférèrent exploiter les données chiffrées des documents dans une perspective d'histoire économique en suivant la courbe des prix de certaines denrées (blé et vin) ou de certains services (salaires des ouvriers agricoles) et en la rattachant aux contextes administratifs ou politiques auxquels ils appartenaient. En 1951, T. Reekmans contesta cette approche et rappela que les prix appartenaient à des systèmes monétaires distincts et qu'ils ne pouvaient pas être utilisés à des fins historiques sans une identification préalable du système auquel ils se rattachaient11. Il élabora une théorie selon laquelle la valeur des monnaies de bronze aurait connu une augmentation par paliers successifs à partir de Ptolémée IV Philopator et chercha à préciser les limites chronologiques des différents systèmes. Les résultats de son étude, qui avaient été généralement admis et avaient l'avantage d'offrir une série de jalons chronologiques utiles pour la datation des papyrus, ont été mis en cause 9 Grenfell, Pap. Rev. (1896), App. III, p. 206. Th. Reinach (op.cit. n. 7) est le dernier historien qui se rattache à cette tradition. 10 F.M. Heichelheim, Wirtschaftliche Schwankungen der Zeit von Alexander bis Augustus (Jena, 1930) ; C. Préaux, L'Économie royale des Lagides (Bruxelles 1939) ; M. Rostovzeff, Social and Economic History of the Hellenistic World (Oxford, 1941). 11 T. Reekmans, op. cit. supra n. 7. 3 récemment par H. Cadell et G. Le Rider12. Et l'on doit reconnaître qu'au jour d'aujourd'hui, pas une des questions qui avaient été posées avec rigueur et méthode par les premiers papyrologues n'a été résolue. Et il est plus évident que jamais que seul un travail interdisciplinaire entre papyrologues et numismates permettra d'avancer dans la compréhension des systèmes monétaires des Ptolémées. Le travail intitulé Comptes et monnaie en Égypte ptolémaïque d'après les documents papyrologiques (de la fin du IVe au IIe av. J.-C.) que je présente comme thèse de doctorat s'inscrit dans le prolongement d'une première étude sur l'évolution des monnayages lagides en bronze que j'avais eu le privilège de réaliser en collaboration avec le Prof. O. Picard13. Cette thèse n'a pas la prétention de résoudre l'ensemble des problèmes posés depuis plus d'un siècle par le monnayage de bronze des Ptolémées, ni de proposer une nouvelle théorie sur l'évolution du monnayage de bronze de Ptolémée Ier jusqu'à l'époque romaine14. Elle renoue avec les travaux des premiers papyrologues de la fin du XIXe et du début du XXe s. et aimerait apporter une contribution à l'identification des systèmes monétaires qui se sont succédé en Égypte tout au long de l'époque ptolémaïque. Comme dans notre étude précédente, la méthode que nous avons adoptée repose sur une analyse détaillée du vocabulaire financier utilisé dans les documents. Les chapitres suivent un ordre chronologique, mais tentent d'approfondir un certain nombre de questions communes sur lesquelles il règne encore une grande confusion. La plus importante d'entre elles est la définition de l'épallagè, qui est fondamentale pour comprendre le rapport ou ratio entre le monnayage d'argent et le monnayage de bronze depuis les réformes monétaires de Ptolémée II Philadelphe jusqu'à la fin du Ier s. av. J.-C. Ce travail est divisé en cinq chapitres. Le premier retrace l'historiographie du sujet. Le deuxième est consacré aux débuts de la monnaie en Égypte (des premières mentions d'argent monnayé aux réformes fiscales de Ptolémée II). Le troisième étudie la réforme du monnayage d'or par Ptolémée II et propose une nouvelle interprétation de la lettre bien connue de Démétrios au diœcète Apollonios. Le 12 H. Cadell et G. Le Rider, op. cit. supra n. 7 avec le c.r. de R. Bagnall dans Revue Suisse de Numismatique 78 (1999), p. 197-203. 13 F. Burkhalter et O. Picard, "Le vocabulaire financier dans les papyrus et l'évolution des monnayages lagides en bronze", L'Exception égyptienne?Production et échanges monétaires en Égypte hellénistique et romaine. Actes du colloque d'Alexandrie 2002, ed. F. Duyrat et O. Picard (Études alexandrines 10, 2005), p.53-80. 14 C'était pourtant la tâche ambitieuse que je m'étais proposée en commençant ce travail, mais j'ai dû me rendre à l'évidence qu'il fallait avancer pas à pas en posant les bases nécessaires à de futures recherches (que je poursuivrai). 4 quatrième chapitre traite de l'instauration d'un rapport de change entre le monnayage d'argent et le monnayage de bronze par Ptolémée II. Le cinquième chapitre analyse l'augmentation des prix en numéraire de bronze à partir de la fin du IIIe s. av. J.-C. et au IIe s. av. J.-C. dans la perspective déjà proposée par O. Picard et moi-même dans notre contribution au Colloque sur l'Exception égyptienne? La conclusion dresse un bilan des résultats obtenus et définit les lignes de recherches que nous avons l'intention de poursuivre. 5