L`art qui manifeste - Prologue Numérique
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L`art qui manifeste - Prologue Numérique
L'art qui manifeste (Q L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 http://www.]ibrairieharmattan.com diffusion. [email protected] harmattan] râ>vanadoo.fr ISBN: 978-2-296-065] 6-1 EAN : 9782296065161 Paris Itinéraires et Contacts de Cultures Volume 43 - 2008 L'art qui manifeste Sous la direction de Anne Larue UNIVERSITÉ PARIS 13 Centre d'Études des Nouveaux Espaces Littéraires Comité de rédaction Véronique Bonnet, Anne Coudreuse, Vincent Ferré, Xavier Gamier, Jean-Louis Joubert, Marc Kober, Anne Larue, Christophe Pradeau, Françoise Simonet, Jacques Tramson, Pierre Zoberman. Centre d'Étude des Nouveaux Espaces Littéraires Université Paris 13 99, avenue Jean-Baptiste Clément 93430 Villetaneuse Secrétariat d'édition Ségolène Roy (Paris 13, UFR LSHS) Directeur de publication Xavier Gamier Diffusion, vente Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École polytechnique 75005 Paris Avis au lecteur En 2008, Itinéraires et Contacts de Cultures devient Itinéraires. Littérature, textes, cultures (voir présentation page 151). L'Harmattan, 2008. ISBN: ISSN: 1157-0342 Sommaire Anne LARUE: L'art qui manifeste: exigence de résistance au pire entre histoire des avant-gardes et 7 Brève histoire du manifeste des origines à nos jours Laurent MARGANTIN : À la source du manifeste 13 Gilles FROGER : La Mort de Marat: 19 le recours aux mots Anne TOMICHE : Manifestes artistiques, art manifestaire 23 Marc KOBER: Le manifeste surréaliste hier et aujourd'hui... .4 Hervé-Pierre 55 LAMBERT: Posthumain, bioart, Internet et manifestes Crise de l'artiste Erwan BOUT: Une macroscopie de l'art qui manifeste Jean-Pierre COMETTI : Cynisme de la manifestation remarques inchoatives et ambiguës Junko KOMATSU: L'art contemporain 75 pure. Quelques ou le capitalisme à l'état pur Laurence CORBEL: L'art au musée: résistance ou reddition? 83 87 93 Pour un art critique aujourd'hui Clémence LAOT : Orlan, un corps qui manifeste ou comment la chair se débat 105 Véronique GOUDINOUX : Tacita Dean, Thomas Sipp. Une proximité nommée Sebald 113 Bruno Nassim ABOUDRAR : Intérieurs avec femmes voilées 121 y Traduction d'Anne LARUE et Hugues LEBAILL : Les Guerrilla Girls: retour critique sur I'histoire de l'art patentée 133 Bruno DANIEL-MOLlNER et Anne LARUE: Manifestation silencieuse. (Sur Éteindre de Jennifer Douzenel) 137 6 I SOMMAIRE Épilogue. Manifestes contradictoires sur la peinture Lauretta LEROY: Moi non plus, je ne suis pas peintre 143 Vincent DULOM : Propos entrecoupés 147 sur la peinture Merci aux auteurs des œuvres reproduites dans le cahier photographique pour leurs aimables autorisations. L'art qui manifeste: entre histoire des avantgardes et exigence de résistance au pire On pourrait croire que l'art qui manifeste est une vieille lune; qu'il est passé, le temps des manifestes. Les « manifestes historiques », manifestes du futurisme ou du surréalisme, semblent appartenir à une avant-garde à présent bien en arrière, autant que les mouvements artistiques politisés des années 1970. Tout ceci est à présent rangé en histoire de l'art: autant dire que la puissance manifestaire s'en est ipso facto tarie. Ce qui est classé devient classique. Vraiment? Et cela signifie-t-il pour autant que l'art d'aujourd'hui a cessé de « manifester» - quel que soit le sens que l'on accorde à ce mot? Que l'art, en somme, n'a plus rien à dire? On pourrait le croire, au premier abord. La scène artistique contemporaine semble envahie par le gentil «art contextuel» selon Paul Ardenne, ou l'agréable « esthétique relationnelle» selon Nicolas Bourriaud. L'art devient un terrain de jeux, un Luna Park, une théâtralisation ludique du monde de l'entreprise ou une opération de street marketing; rien ne semble différencier cet univers, formellement parlant, de celui de la publicité et des loisirs. Bien des « performances» aujourd'hui s'apparentent plus à la promotion sur le lieu de vente, avec distribution gratuite de gadgets et liesse collective de rigueur qu'à la mise en cause de la violence implicite de la société! On ne voit plus guère de Gina Pane se tailladant la peau, de Chris Burden se clouant tout vif à une Volkswagen, d'activistes viennois déféquant sur le drapeau autrichien. Pourtant, même s'il n'emprunte plus de tels chemins extrêmes, l'art d'aujourd'hui a encore, parfois, quelque chose à dire. Pour explorer cela, ce numéro de la revue Itinéraires ne s'attachera pas à une forme trop universitaire: des articles variés, de longueur volontiers différentes, traduiront son souci de refléter différentes manières de dire. Une part importante du numéro est consacrée à des mises au point historiques sur les grands moments manifestaires, comme le futurisme ou le surréalisme; mais nous avons laissé une large place à la véhémence, à la contestation, à la mazarinade et à ceux et celles qui veulent, à la fin de l'envoi, toucher. Notre désir est de faire d'un numéro sur l'art qui manifeste qui soit en même temps un numéro-manifeste, un numéro qui manifeste. 8 I ENTRE HISTOIRE DES A V ANT -GARDES ET RÉSISTANCE AU PIRE La forme choisie (une revue) peut faire sourire. On aurait sans doute mieux aimé un jeu vidéo, une installation, un blog, un postcast, une vidéo sur YouTube. Mais, dans ce monde numérique multisupports, on se rend compte que le papier, étrangement, tient bon comme support de ce qu'on appelle la « communication ». Théoriquement, il part en cendres à 451 oP, et fait tragiquement silence tant est grande sa fragilité; avec le Victor Hugo de William Shakespeare, on ne peut oublier que, n'était une poignée d'exemplaires sauvés de l'incendie du théâtre du Globe, le grand dramaturge élisabéthain aurait disparu de la Terre. Certes, mais actuellement, alors que la dématérialisation des supports induit des standards toujours changeants, le papier est le seul à résister, stoïquement, à cette valse inquiétante. L'ambiguïté de la revue - actuelle, éphémère, faite pour passer, mais que les archives gardent - correspond bien au projet de l'art qui manifeste, entre présent pointu et fragment de mémoire vive. * * * Le numéro est construit suivant trois axes. 1. Comment le « genre» du manifeste avant-gardiste s'est-il historiquement constitué, dans le contexte du premier xxe siècle qui voit fleurir les « ismes » autoproclamés ? La première section de ce numéro, intitulée « Brève histoire du manifeste », rend ainsi compte de ces mouvements collectifs et des influences à partir desquelles les manifestes se sont constitués. L'esprit manifestaire disparaît-il avec la fin de ces avant-gardes? Assiste-t-on à la «clôture» du «genre»? Certes non: l'art contemporain a encore besoin d'écrire des manifestes, surtout quand c'est un cyborg qui tient la plume. Aux limites de l'humain, le bioart réalise paradoxalement l'étrange vœu d'Antonin Artaud, celui d'avoir un corps sans organes, peut-être même un corps sans corps. 2. Dès lors, on assiste à la remise en cause, parfois violente, du statut de l'artiste et de sa valeur. La deuxième partie du volume, intitulée « Crise de l'artiste », regroupe des analyses qui, chacune à sa manière, dénient à l'artiste le rôle essentiel et structurant qui était le sien depuis le romantisme. À nouveaux temps, nouveaux artistes. Le présupposé collectif qui fait le fond du manifeste s'est mué en silence solitaire, chacun jouant dans une structure invisible le rôle d'un rouage dans une machine géante. L'art, loin de manifester, suivrait-il les tendances dominantes? On se penche sur les limites intellectuelles de cette adhésion muette, qui à l'art « qui manifeste» tend à substituer la réalité d'une immanence dépolitisée: l'art reflète-t-il, de la société, une certaine tendance à la « manifestation pure» qui risque de le vider de tout contenu? Le risque ANNE LARUE de cynisme, et celui de se fondre sans esprit critique avec la doxa ambiante, caractérisent-ils l'art contemporain aujourd'hui? La question flotte comme une bannière. 3. La troisième partie de l'ouvrage, «Pour un art critique aujourd'hui », explore les nouvelles formes sous lesquelles l'art manifeste de nouveau - quand bien même le manifeste se serait fait plus individuel, l'humain rescapé de la science-fiction se dressant, tout seul, face à une impitoyable machine, à la manière des héros de quelque roman dystopique anglais, type 1984 ou Le Meilleur des mondes. Le manifeste est-il encore manifeste quand on se trouve seul à le proclamer? Même si la dimension collective vient à faillir, la question de fond reste la même: l'art qui manifeste peut-il se résumer à une page d'histoire forclose, qu'il faut maintenant tourner, ou bien le désir de manifester, même seul, est-il encore d'actualité? On se penche donc sur l'analyse d'artistes chez qui la dimension manifestaire est insistante, et en illustre l'actuelle vitalité. Peut-être un levier important est-il, dans ce contexte, un certain féminisme: non pas un féminisme théorique ou conceptuel, mais un féminisme qu'on pourrait qualifier d'opérationnel. C'est aussi par la critique virulente du « système des images », si l'on peut dire, que s'exprime avec ardeur un nouvel art qui manifeste - en s'attaquant à la source vive qui était celle des arts avant cette époque: l'image même, à présent supplantée par la contestation, qui vaut pour art, de l'idéologie que ces images véhiculent, avec la force et l'impact qu'on sait. En guise de conclusion, un épilogue consacré à deux « Manifestes contradictoires sur la peinture» offre son contrepoint - et aussi point d'orgue, en l'occurrence. L'un des manifestes reprend et analyse nombre de manifestes célèbres, l'autre se fait stances et poème. Le manifeste en art confine bel et bien, et cela depuis les origines, à un art qui serait le manifeste même. Refusant toute nostalgie mélancolique sur l'heureux temps qui prétendument n'est plus, temps politique de l'art qui avait quelque chose à dire avant la perte du sens et la « fin des grands récits », nous proposons donc de brosser un bref état des lieux de l'art qui manifeste aujourd'hui, en ces temps de « barbarie douce» (Le Goff), et qui engage une démarche de « résistance au pire» (Onfray). Anne Larue I 9 Brève histoire du manifeste des origines à nos jours À la source du manifeste Que la question du manifeste en art, et surtout de son absence, soit posée en un temps où la disparition de l'engagement politique dans les pays dits démocratiques (ou « occidentaux») est constatée voire célébrée ne surprend guère, si l'on ramène cette question à son origine, qui est justement celle de la symbiose idéale entre écriture poétique et parole révolutionnaire. Le manifeste surgit là, dans cet espace historique et politique de la fin du XVIIIesiècle, et dans un cercle d 'hommes meurtris de ne pas voir la Révolution avoir lieu dans leur propre pays, l' Allemagne. À l'absence de soulèvement populaire répond une parole d'une intensité rare, qui mêle toutes les approches. À la disparition du manifeste correspond un questionnement sur sa possibilité à venir, quand plus rien ne paraît possible hors de ce qui est déjà, qu'il s'agirait de réitérer indéfiniment. Est-ce, d'un même mouvement, le début et la fin du manifeste romantique? Le surgissement inaugural se produit en 1796-1797. De manière significative, le je du manifeste est tout de suite un nous. Car s'il est d'abord question de « l'être libre », dont la naissance liée à la conscience de soi permet celle de « tout un monde », le je initial se mue très vite en un « esprit créateur comme l'est ou devrait l'être le nôtre ». Le document qui semble bien être le premier manifeste moderne, et dont la nature est à la fois philosophique et poétique, consiste en deux feuillets qui ont été baptisés par leur découvreur « le plus ancien programme de l'idéalisme allemand ». En un geste inaugural, il est l'œuvre d'une voix plurielle, qui est à la fois celle de Holderlin, Hegel et Schelling, les trois condisciples du Stift à Tübingen. Je dis bien « voix plurielle », car même s'il fut écrit par un seul, le fait que la graphie soit celle de Hegel (qui, selon une hypothèse parmi de nombreuses autres, aurait retranscrit un texte de Schelling) et le ton lyrique nous entraînent déjà dans le mélange initial propre au manifeste moderne: mélange des voix, des styles, mais aussi des disciplines, des modes de pensée et d'écriture. Telle est la parole mêlée et diverse du romantisme qui, au xxe siècle, fut aussi celle de différents mouvements de création et de pensée, lesquels furent « lancés» par un texte commun et programmatique. 14 I À LA SOURCE DU MANIFESTE Que la parole anonyme du peuple et celle de l'individu, ici en l'occurrence indistinct, coexistent dans ce « programme », cela se vérifie à chaque ligne. Plus qu'une coexistence, c'est une articulation profonde, même si elle est naturellement problématique, parce qu'elle inaugure une fusion totale idéale et à venir. La liberté collective ne peut être rendue possible que par un acte philosophique initial réalisé par l'individu affirmant son autonomie: La première idée est naturellement la représentation de moi-même comme un être absolument libre. Avec l'être libre, conscient de soi, apparaît en même temps tout un monde à partir du néant - la seule véritable et pensable création à partir du néant! [.. .j. ~ Cette liberté de la conscience est celle du Moi de Fichte affirmant: « Est un homme celui qui peut me dire: Je suii. » Cette affirmation du Moi est qualifiée de « première idée ». Le terme a son importance, car il permet de caractériser le manifeste romantique plus en profondeur. Le système invoqué par l'auteur du « Programme» est fondé sur une idée au sens kantien du terme. Pour Kant, une idée est une représentation dont se sert la raison pour fonder une action pratique. On peut la qualifier de «finalité », d'« objectif» (Zweck) permettant l'agir d'un seul être ou de toute une communauté. C'est en quelque sorte un plan, une esquisse que l'on dessine en vue de sa réalisation. L'être se posant comme libre par un acte de sa conscience invente en même temps sa liberté qui surgit du néant. Mais tandis que sur le plan d'une action naturelle une chose ou un être a une cause qui le précède, ce qui est créé à partir d'une finalité a sa cause devant soi, non pas dans le présent de manière concrète, mais dans un avenir plus ou moins proche3. Cette idée de la liberté sur laquelle repose tout le manifeste est associée à une conception organique de la société. L'État-machine est sévèrement condamné, au nom justement de la liberté humaine: L'idée de l'humanité au premier plan - je veux montrer qu'il n'y a pas d'idée de l'État, car l'État est quelque chose de mécanique, pas plus qu'il n'y a une idée de la machine. Seul ce qui est objet de la liberté s'appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l'État ! Car tout État est obligé de traiter les hommes libres comme un rouage mécanique: et c'est ce qu'il ne doit pas; il faut donc qu'il arrête. ~ I. La forme poétique du monde, anthologie du romantisme allemand, Paris, José Corti, 2003, p. 398, traduit par nos soins. 2.Ibid., « Tous les individus font partie de la grande unité de l'esprit pur », p. 645, traduit par nos soins. 3. Voir les analyses de Manfred Frank dans Der kommende Gatt. Vorlesungen über die neue Mythologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1982, p. 153-187. LAURENT MARGANTIN En quoi cette critique de l'État et une conception organique de la société nouvelle sont-elles subordonnées à l' affinnation de la liberté? À vrai dire, la critique de l'État-machine n'est pas nouvelle. Elle se trouve déjà chez Rousseau et Herder. Mais ici, c'est bien l'État en général qui est dénoncé, l'État bourgeois issu de la Révolution française, et plus seulement l'État absolutiste. Les premiers penseurs romantiques et idéalistes - et plus tard Marx - voient dans l'État une forme d'organisation sociale privilégiant le mécanisme des devoirs du sujet soumis à des lois, quand auparavant l'assujettissement s'inscrivait dans un rapport au monarque. La liberté individuelle et collective est ici piétinée, une mécanique du pouvoir s'est dévoilée au moment de la Terreur qui n'est pas une perversion de la Révolution, mais sa réalisation comme soumission d'un sujet à une Loi qui le dépasse. Ainsi l'État moderne fonctionne-t-il grâce à une série d'actions légales s'enchaînant les unes les autres dans tous les domaines de la vie, sans que l'idée de la liberté légitime à aucun moment la vie individuelle et collective. L'homme de l'État moderne est un homme assujetti à une administration et un gouvernement, et ceux-ci ont pour rôle de maintenir la société dans un bon fonctionnement en vue d'objectifs éducatifs, économiques ou géopolitiques qui ne sont jamais légitimés par une idée supérieure sur laquelle la communauté se serait préalablement accordée. Dans ce monde de l'État moderne, le manifeste surgit pour dire la possibilité d'une vie fondée sur l'idée de liberté. C'est à cet endroit du «Programme» qu'est énoncée une plus grande Idée, qui ne serait « encore jamais venue à l'esprit de personne» : celle d'une « nouvelle mythologie », seule susceptible de rapprocher et de réconcilier « les hommes éclairés et ceux qui ne le sont pas ». Elle est qualifiée de « mythologie de la raison» et présentée ainsi: Tant que nous n'avons pas rendu les Idées esthétiques, c'est-à-dire mythologiques, les Idées n'ont aucun intérêt pour le peuple; et inversement tant que cette mythologie n'est pas rationnelle, elle est un objet de honte pour le philosophe. C'est ainsi que les hommes éclairés et ceux qui ne le sont pas doivent se tendre la main. La mythologie doit devenir philosophique et le peuple rationnel, et la philosophie doit devenir mythologique afin de rendre les philosophes sensibles. Alors règnera l'unité étemelle parmi nous. Jamais plus le regard méprisant, jamais plus le tremblement aveugle du peuple devant ses sages et devant ses prêtres. Alors seulement nous attend la formation égale de toutes les forees, celles du particulier comme eelles de tous les individus. Aucune force ne sera plus réprimée, la liberté et l'égalité universelledes esprits règneront ! - Un esprit supérieur envoyé du ciel doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière et la plus grande œuvre de l'humanité. I 15 16 I À LA SOURCE DU MANIFESTE Dans ces lignes qui concluent qui nourrira deux siècles durant tique: l'affirmation de la j onction cord de l'individu éclairé - hier le le « Programme» se joue au fond ce l'existence de tout manifeste authenentre l'art et la politique, comme acphilosophe ou le poète, aujourd'hui ou hier déjà l'intellectuel de gauche et du peuple en quête de communauté - fondée sur les idéaux de « liberté et d'égalité universelle des esprits ». Cette idée doit être à la fois rationnelle et sensible. C'est une raison commune en un temps de prétendue liberté individuelle, de morcellement généralisé des goûts et des choix de vie. C'est un horizon impossible: avec lui s'ouvre le manifeste, dont l'existence s'étend sur deux siècles pour venir s'effondrer à présent. Qu'une communauté humaine unie et libre soit possible, et que cette union et cette liberté puissent être réalisées grâce à l'art, la science et la philosophie, rassemblés en une « mythologie de la raison », voilà ce que proclame et annonce le manifeste romantique. Ce nouveau mythe s'exprimerait dans l'œuvre d'art, présentation d'une autoactivité du sujet, telle que Manfred Frank la perçoit: L'œuvre d'art est une création de la liberté: seules des libertés peuvent créer des œuvres d'art; ce qui est créé par la liberté est présentation directe de l'idée d'autoactivité (Selbsttatigkeit) - et donc d'une finalité de la raison. Dans cette mesure l'œuvre d' art est pratique. En même temps elle est aussi théorique, puisqu'elle expose l'idée de la bonté - de la liberté absolue4 [...]. Cette affirmation de l'art comme « éducatrice de l'humanité », de la poésie comme « religion sensible» se trouve au cœur du « Programme» et du romantisme allemand. Seule la poésie présente la liberté sur un plan pratique et théorique. À la source du manifeste, romantique ou idéaliste en l'occurrence, on trouve donc l'idée de liberté associée à celle de beauté. Le manifeste doit son existence à cet éloge initial de l'art, seul capable d'éduquer le genre humain. Il n'a de validité politique et historique que par ce recours à l'acte le plus isolé qui soit, l'acte de création qui se voit attribuer une dimension révolutionnaire en ce qu'il est l'exemple même de la liberté humaine. Le manifeste prendra par la suite des formes diverses, associant art et politique, ou exclusivement politique. On retrouve chez Marx l'appel à supprimer l'État bourgeois. Dans le dadaïsme, le culte de la liberté est exacerbé à un point jamais égalé depuis. Mais c'est bien le geste initial du romantisme qui structure en profondeur le manifeste dans la mesure où 4.Jbid., p. 184. LAURENT MARGANTIN celui-ci corrèle étroitement la question politique et celle de l'art. Philosophique, il ne se départ pas d'un débat sur la fonction de la poésie, au point d'aller jusqu'à affirmer une «désuturation» de la philosophie et de la poésie (Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie). Le manifeste est-il encore possible dans une société moderne qui a défini de manière quasi mécanique et administrative les limites de ses libertés, et qui ignore ce que pourrait être la liberté au-delà de celles-ci? Pour qu'il le soit, il s'agirait« seulement» qu'un groupe d'hommes, dans le secret voire l'anonymat, décide d'énoncer son refus d'une communauté mécanisée par tous les outils de contrôle qui font de ses membres des domestiques des différents pouvoirs en place. C'est bien évidemment encore, toujours possible. Laurent Margantin I 17 La Mort de Marat: le recours aux mots Dans La Mort de Marat de David\ l'inscription (<<À Marat, David ») n'est pas portée sur un monument. Elle ne joue pas sur une illusion de vraisemblance (comme, par exemple, 1'« Et in Arcadia ego» des Bergers d'Arcadie de Poussin). Dans la réalité, ces mots n'ont bien sûr jamais été inscrits sur la simple caisse de bois qui sert de meuble de travail à Marat. Tout ici, nous le savons, est construction, afin de donner aux foules l'image héroïque d'un martyr de la Révolution. C'est ainsi que ces foules verront Marat et, quand bien même d'autres portraits écrits ou peints viendraient nous rappeler la laideur physi'hue du défunt, son acharnement féroce à dénoncer les ennemis du Peuple, c'est en pure, sainte et belle victime que pour l'éternité, il vit ainsi son dernier souffle3, grâce au talent partisan du peintre David. Cette caisse elle-même, qui lui sert de table, est une stèle dont la pauvreté, l'extrême banalité, la fonction utilitaire disent fortement le courage du héros, travaillant pour le bien public malgré les atroces souffrances dues à la maladie et le complet dénuement (c'est véritablement le cas de le dire). Cette caisse de bois est donc bel et bien un monument, une pierre tombale, une manière d'arc de triomphale humilité élevé en l'honneur de Marat. C'est ce dont témoigne la typographie de l'inscription, gravée comme dans le marbre des tombes ou des ruines antiques. Plus encore, comme l'écrit Butor, c'est en vérité tout le tableau qui, par le fait de cette inscription, est transformé en monument4. Mais un monument tremblant, émouvant, puisque l'inscription ne se constitue que des deux noms juxtaposés du héros et de l'artiste (si l'on excepte la date, 1. Ce texte, extrait d'une thèse en cours portant sur la notion de brièveté en art, traite de La Mort de Marat, tableau conservé aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. 2. Thomas Crow: « [...] aucun signe de son engouement (celui de Marat) pour la violence ne gâte le tableau », L'Atelier de David, Émulation et Révolution, Paris, Gallimard, colI. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1997, p. 213, 3. Marat à son dernier souffle: tel était le titre que David avait d'abord pensé donner à son tableau, 4. Michel Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira, colI. « Les sentiers de la création»,1969,p.147. 20 I LA MORT DE MARAT: LE RECOURS AUX MOTS « L'An deux », écrite selon le calendrier révolutionnaire et dont l'économie même annonce puissamment une ère nouvelle). Quoi que l'on pense de l'acharnement du pourfendeur des ennemis du Peuple et de l'engagement de David auprès des tribunaux de la Terreur, on ne peut que constater que cette œuvre (donnant pourtant une image sanctifiée, transfigurée5, compassionnelle au dernier degré, de Marat) échappe à une simple fonction de propagande. C'est fraternellement, en effet, que le vivant s'adresse au mort et le retient parmi nous. Mais la fraternité, il est vrai, est aussi un des objectifs de la Révolution, si fratricide soit-elle en ces temps de Terreur. On peut lire, dans cette fraternelle et quasi romaine épitaphe (car on peut aussi y entendre le vertueux tutoiement citoyen des anciens Romains), l'esthétique en raccourci du tableau en son entier: une économie de moyens alliée à une intensité de sens dans chaque élément employé, un art qui, en somme, relèverait d'une rhétorique de la persuasion (art du bref, de la sententia maxima, frappante et mémorable). David use d'un autre emploi, délibérément émotif celui-ci, des mots. En contraste avec la solennité physique de la dédicace (choix des caractères employés qui se tiennent virilement debout, rappel aux inscriptions marmoréennes, datation selon le calendrier révolutionnaire), l'écriture cursive de Charlotte Corday (écriture féminine couchée qui en appelle traîtreusement à la « bienveillance» de Marat) dit un instant précis, celui, fragile, réversible peut-être, où tout fut décidé. C'est ce que disent aussi le papier déplié, le drap soigneusement reprisé, le généreux assignat que Marat s'apprêtait à signer pour aider une veuve vertueuse6, l'encrier et les plumes (l'une posée près de l'encrier, l'autre à terre: vision, là, d'une chute, de la fragilité de la vie et, pourquoi pas, plumes des ailes de l'ange à jamais protecteur que serait devenu par son martyre l'Ami du Peuple\ tout cela se conjoint ~our signifier à la fois l'instant, l'activité, l'humanité infatigable de Marat. La mise en tension de ces éléments plus 5. Baudelaire évoque « le divin Marat [...] la poitrine percée de la blessure sacrilège» et s'interroge: « [...] Quelle est donc cette laideur que la sainte Mort a si vite effacée du II. Le musée classique du bazar Bonnebout de son aile? », Curiosités Esthétiques Nouvelle, Paris, Gamier, colI. « Classiques Gamier », 1962, p. 89. 6. L'assignat est ainsi rédigé: « Vous donnerez cet assignat à cette mère de 5 enfans et dont le mari est mort pour la deffense de la patrie. » Ce pli est apparemment une invention de David, voulant opposer à la femme traîtresse, la mère vertueuse dont Marat, dans son infinie générosité, cherche à soulager la misère. Cf. Antoine Schnapper, David témoin de son temps, Paris, « La Bibliothèque des Arts »,1998, p. 158. 7. La plume que Marat tient dans sa main, cependant, est « debout» et Klaus Herding y voit, à juste titre, « la parole qui survit à son auteur ». Klaus Herding, « La notion de temporalité chez David à partir du Marat », dans Régis Michel (dir.), David contre David, Paris, La Documentation française, 1993,1. l, p. 428. 8. David, qui connaissait bien le logis de Marat, qu'il avait encore visité la veille même de sa mort, a substitué un fond pur et vibrant aux éléments triviaux qui composaient le décor -