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L’allongement de la durée de la vie Chronique du 11 mars 2007 — Ce dimanche, parlons de la durée de la vie. Nos ancêtres vivaient vingt-cinq ou trente ans, quelques rares d’entre eux, les plus sages, les plus savants, atteignaient des âges avancés comme Mathusalem... Aujourd’hui, dans le monde riche, la science et le confort aidant, l’espérance de vie augmente, parfois à grands pas. Certaines années, on gagne trois mois, voire plus. Récemment l’Institut national d’études démographiques (INED) nous a appris que la moyenne française a dépassé les quatre-vingts ans – soixanteseize ans pour les hommes, quatre-vingt trois pour les femmes. Et ça peut continuer. Toujours plus... Il y a quand même des limites, Michel... — Cette augmentation de l’espérance de vie continuera en effet, mais à certaines conditions politiques, scientifiques et financières. Récemment, sur ces mêmes ondes, Emmanuelle Daviet nous a, avec beaucoup de précisions, instruits des questions concernant le paiement des maisons de retraite, dont une loi fait obligation aux enfants de partager le poids. Cela pose souvent des problèmes éthiques – quelle responsabilité avons-nous par rapport à nos vieux parents ? –, ainsi que des problèmes financiers. Emmanuelle Daviet signalait en effet que, dans certains cas, des parents ne pouvaient, à cause de cette responsabilité « antérieure » et non « postérieure », payer les études de leurs enfants. Cette espérance de vie allongée doit d’abord être replacée dans son contexte historique. 221 Petites chroniques du dimanche soir 2 Yves Coppens aurait dit – et il dit souvent – que le problème n’est pas de savoir comment l’homme de Néandertal est mort, mais comment, au contraire, Homo sapiens a survécu. L’environnement était si dur qu’à cette époque, dès qu’une femme, dès qu’une jeune fille, avait ses règles, il fallait aussitôt qu’elle soit enceinte pour perpétuer l’espèce, si fragile. L’espérance de vie a mis un temps fou à augmenter. Dans Les Caprices de Marianne, son interlocuteur dit à Marianne : « Madame, vous avez seize ans. Il ne vous reste plus que six ans pour être aimée. Six ans pour aimer. Et trois ans pour recommander votre âme à Dieu. » L’espérance de vie d’une femme, fin xviiie, était de trente-deux ans... — À la quarantaine, c’était une vieille... — Un roman de Balzac s’intitule « La femme de trente ans ». À cette époque, la femme de trente ans était considérée comme proche de la tombe. Aujourd’hui, une femme de trente ans est une toute jeune femme... Tout à coup, à partir du milieu du xixe siècle, l’espérance de vie a commencé de croître de façon phénoménale, et récemment de manière verticale. Sous certaines conditions : la réussite de la médecine – l’absence de douleur, les maladies un peu moins longues –, l’augmentation du confort, l’alimentation des enfants, et surtout, le fait que les femmes ne perdent plus leurs enfants à la naissance. La mortalité infantile a beaucoup diminué. — Cela dit, en Afrique et en Asie... — Il y a au moins trois cas. Pour la première fois, les ÉtatsUnis d’Amérique voient leur espérance de vie baisser à cause de l’augmentation de l’obésité. Chez nous, l’obésité croit dans des proportions vraiment inquiétantes... La Russie, ou l’Union soviétique d’autrefois, n’avait pas une espérance de vie très 222 l’allongement de la durée de la vie haute. Et le Tiers-Monde a en effet une espérance de vie très basse... Cette rupture ressemble à celle que les anciens Grecs plaçaient entre les dieux immortels et les mortels soumis à cette obligation horrible d’une mort précoce. — Cela ne veut-il pas dire également qu’il va y avoir de plus en plus de sages – de gens âgés et donc savants ? — Il va en effet y avoir beaucoup plus de vieillards qui ont de l’expérience et beaucoup de mémoire. Par conséquent, la transformation de la société ne va pas toucher seulement l’économie, les professions ou les finances. Elle va changer profondément les mentalités. Je vais vous donner trois exemples de ce bouleversement. Autrefois, c’est-à-dire assez récemment, lorsqu’un couple se mariait – et il se mariait souvent avec deux âges différents : quarante et vingt ans –, on se jurait fidélité constante. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Le mari, qui avait quarante ans, jurait fidélité pour cinq ans. Aujourd’hui, si une jeune fille se marie à vingt-cinq ans, elle jure fidélité pour soixante ans. Voilà qui change complètement l’idée du mariage, le projet du mariage et le mariage lui-même. Autre exemple, le héros qui donnait sa vie pour sa patrie avait en général entre dix-huit et vingt ans : il donnait cinq ans, dix ans. Aujourd’hui, un héros qui mourrait à vingt ans donnerait soixante ans, soixante-dix ans de sa vie ! Dernier exemple, l’héritage, « les grandes espérances » dont parlait Dickens : on le recevait entre vingt-cinq et trente ans. Parce que le père mourrait entre quarante et cinquante ans. Aujourd’hui, on attend l’héritage jusqu’à soixante-dix, quatre-vingts ans ! On n’en tire plus beaucoup de bénéfices. Par conséquent, les mentalités et les institutions elles-mêmes... — ... les lois sociales changent pour permettre de redistribuer l’argent 223 Petites chroniques du dimanche soir 2 des vieux aux jeunes. — La société va changer dans ses institutions et ses mentalités. C’est pourquoi je souhaiterais conclure par un message décisif. Aujourd’hui, la tranche d’âge en train de croître, celle des vieillards qui ont de l’expérience et de la mémoire, est, selon moi, chargée de la transmission culturelle. Les institutions chargées de l’enseignement ou de la pédagogie sont aujourd’hui sous la pression constante de la profession et du métier. — De l’utilité... — Il faut apprendre pour être pratique et utile tout de suite. Du coup, la culture, qui est une affaire à moyen et long terme, est de moins en moins transmise. L’immense chance de notre société, qui favorise tant l’inculture, réside alors dans la multiplication du nombre de vieillards, désormais chargés, de manière décisive, de la transmission de la culture. Retraités de tous les pays, unissez-vous contre la barbarie ! 224