Terrain. La charia dans le Nord-Nigeria

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Terrain. La charia dans le Nord-Nigeria
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Murray Last
La charia dans le Nord-Nigeria1
Cet article analyse brièvement l’application récente de la
charia au Nord-Nigeria. Il met en évidence les facteurs qui
ont conduit à l’instauration de cours islamiques, les réactions
populaires à celles-ci et les possibles compromis politiques
avec les États majoritairement chrétiens. Plutôt qu’un système
de droit unique le Nigeria sera sans doute contraint de mettre
en place des dispositifs juridiques différents d’un État à un
autre. Les effets politiques et économiques de cette application différentielle sont encore incertains.
L
a violente polémique qui secoue actuellement le Nigeria au sujet de l’application de
la charia ne représente que le nouvel épisode
d’une controverse qui se poursuit depuis plus
de cinquante ans, depuis l’époque où les hommes politiques ont commencé à dresser les
plans du Nigeria indépendant. L’enjeu était
alors l’étendue d’une décolonisation réclamée
par tous. Aux yeux des musulmans, leurs
terres avaient été colonisées par une culture
chrétienne qui avait pénétré au plus profond
de leur vie de tous les jours: si le christianisme
ne leur était pas imposé, les valeurs et les façons
chrétiennes (ou du moins « occidentales »)
d’organiser le gouvernement sous-tendaient
toutes les structures de l’État touchant à leur
vie quotidienne. L’aspect le plus visible de
cette influence était le calendrier et le rythme
des semaines et des jours fériés, mais son
aspect le plus important était l’introduction
de procédures juridiques et de lois britanniques à côté d’une loi islamique dont le
domaine de compétence, par édit colonial,
était strictement limité aux questions civiles.
Vivre dans la plus stricte observance de la charia constitue l’un des idéaux caractérisant une
communauté musulmane: la charia est perçue
comme étant le modèle fourni par Allah pour
assurer l’ordre et la justice. Son rétablissement
n’est donc pas désirable uniquement en termes
de religion, mais également en termes politiques : on prétend que ce n’est qu’à travers la
charia que la société musulmane nigériane
a des chances d’échapper au bourbier de la
corruption et du mauvais gouvernement, à
l’effondrement de la justice, à l’immoralité de
la richesse ostentatoire, à l’alcool et à la prostitution, aux épidémies de cambriolages et de
vols à main armée, au chômage désespérant
de la jeunesse citadine.
Les structures qui permettent, et engendrent même tous ces maux, sont associées à
l’Occident chrétien et aux années de gouvernement colonial et d’acquiescement postcolonial. Toutes les autres solutions qui ont été
tentées depuis l’indépendance, qu’elles aient
été militaires ou démocratiques, ont visiblement échoué: la seule solution qui reste, aux
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yeux de beaucoup, est donc le rétablissement
de la communauté musulmane à travers un
retour complet à la charia.
L’instauration de la charia
C’est dans ce contexte de désillusion, voire
de désespoir, que les gouverneurs de toute
une série d’États du nord du Nigeria ont été
obligés, malgré leurs réticences, d’annoncer
l’application de la charia. Lorsque le premier
gouverneur à procéder de la sorte (et le seul à
avoir fait campagne sur cette question) a fait
l’annonce officielle de son planning pour l’application de la charia, lors d’un «lancement»
spécial en novembre dernier, elle fut accueillie
par le silence ou par l’amusement de l’élite
politique et administrative; le Sarkin Musulmi
de Sokoto n’a même pas assisté à la cérémonie. Une telle décision fut interprétée comme
le résultat de manœuvres politiciennes internes au Zamfara, de la part d’un gouverneur à
la recherche d’un soutien renforcé auprès d’autres notables de l’État: diplômé de l’université
Ahmadu-Bello, Ahmad Sani Yeriman Bakura
n’était connu, jusque-là, ni pour sa piété ni
pour son intérêt particulier pour les études
islamiques. Au grand étonnement de l’élite, la
réponse populaire, au sein de larges sections
de la communauté musulmane, a été extrêmement enthousiaste: le gouverneur a été salué
comme le «mujaddidi» (le rénovateur), terme
réservé exclusivement, auparavant, au fondateur du califat de Sokoto, le cheik Ousmane
dan Fodio (1754-1817); même les taxis et les
bus ont fait le geste de réduire leurs tarifs pour
les trajets vers Zamfara. Du jour au lendemain,
un État qui s’était distingué dans fort peu de
domaines (en dehors de son agriculture) est
devenu «saint». Et il est même devenu «héroïque» lorsque les hommes politiques chrétiens
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du sud du Nigeria ont dénoncé une telle décision comme barbare et anticonstitutionnelle,
et qu’ils ont proféré des menaces de représailles et des vitupérations acerbes dans les
médias sous le contrôle du Sud – campagne
qui se poursuit toujours aujourd’hui. Les États
du Sud sont même allés jusqu’à demander
que leurs ressortissants membres du « Youth
Corps» soient retirés des «États charia», pour
leur propre sécurité. (Les neuf États charia, à
ce jour, sont le Zamfara, le Sokoto, le Kebbi, le
Niger, le Katsina, le Kano, le Jigawa, le Yobe et
le Borno.)
Une voix apaisante s’est fait entendre à
Abuja: pour le président Obasanjo, il s’agissait
d’une crise qui devait être réglée par des
mesures politiques et non constitutionnelles;
sa résolution ne résidait pas dans une conférence constitutionnelle nationale ni dans un
renvoi devant la Cour suprême. Le gouvernement fédéral a exercé une pression politique (et peut-être financière) sur les gouverneurs des États. Cependant, pour la première
fois, les chefs politiques du Nigeria se sont
retrouvés dans une situation où ils devaient
suivre l’opinion publique plutôt que de la
mener. Un gouverneur (tel celui de Kano),
considéré comme hésitant sur la question de
la charia, a fait l’objet d’injures et de malédictions à chacune de ses sorties publiques, et a
même été lapidé; il ne lui était plus possible
d’assister à des rassemblements publics, ni
surtout de se rendre à la mosquée le vendredi
quand les foules se réunissaient pour acclamer le gouverneur du Zamfara aux cris de
« Allah akhbar ». Aujourd’hui, quelque neuf
États en sont à des étapes différentes de
l’application de la charia: promulgation de la
législation nécessaire, formation des juges
pour ses cours de justice et discussions sur
Politique africaine n° 79 - octobre 2000
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ses différents modes d’application. Le climat
actuel est celui d’une forte attente sociale :
parmi certains (des chauffeurs de taxis-motos
aux enseignants des universités et aux agriculteurs), il existe une croyance millénariste
selon laquelle ils sont à l’aube d’une nouvelle
ère, que des changements de grande ampleur
vont se produire très prochainement et que
les hommes politiques vont trembler devant
les juges de la charia lorsqu’ils devront jurer
sur le Coran de leur honnêteté. D’autres se
montrent plus cyniques et attentistes, persuadés que des compromis émergeront rapidement et imperceptiblement. Quelques voix
isolées, émanant parfois des groupes musulmans les plus exigeants (tel celui d’Ibrahim
Zakzaky), prétendent que cette forme d’application de la charia n’est qu’une imposture,
qu’un État islamique ne peut pas être créé du
jour au lendemain par simple annonce, qu’une
reconstruction sociopolitique totale est nécessaire. Pourtant, même ces voix ne s’opposent
plus à ce qui se passe. Parmi tous les musulmans, un consensus se fait autour de l’idée
que la charia est juste. La saison sèche 1420
(ou 1999-2000) aura été une période remarquable dans la politique nigériane – un siècle exactement après la conquête, par des forces conduites par les Britanniques, de Kano, Zamfara et
Sokoto lors de la saison sèche de l’an 1320 du
calendrier musulman (soit 1903).
Quelle sera l’évolution de cette situation
dans les années à venir, au fur et à mesure
que la charia deviendra une pratique de routine et qu’un modus vivendi sera trouvé entre
les différentes parties de la communauté
– chrétiens, hommes d’affaires et banquiers,
vendeurs de boissons alcoolisées, avocats,
médecins et policiers? Pour l’instant, la tenue
d’une cour islamique dans un village constitue
une nouveauté qui rassemble une petite foule
venue là pour écouter, ou du moins voir, ce qui
se passe. On a vu la première amputation
d’une main – l’homme, voleur de bétail de
son propre aveu, a par la suite accordé un
entretien dans lequel il approuvait la justesse
de sa punition. On a fondé les premières forces
de « police » musulmanes (et un criminel prétend déjà avoir réussi à les soudoyer). On a
fermé les bordels, et les prostituées sont parties vers des États non-charia ou vers les villes
situées à la frontière de la République du
Niger, à la recherche d’un travail ou de lieux
pour exercer leur métier (il semblerait que les
clients aient tendance à les suivre, et des groupes de vigiles ont commencé à « surveiller »
les voitures de ces derniers). Les petits métiers
auxiliaires qui offraient des services de luxe à
ces femmes relativement aisées ont également
dû fermer, et les services de fast food qu’elles
proposaient aux voyageurs ont souvent été
repris par des hommes, musulmans ou chrétiens. Si les bars possédant une licence pour
vendre de la bière ont demandé (et obtenu)
le droit de poursuivre leurs activités, ils réaménagent leurs locaux pour pouvoir offrir des
divertissements à leurs clients (en se dotant de
téléviseurs, vidéos ou tables de billard). Certains buveurs invétérés parmi les musulmans
auraient été jusqu’à se faire établir une
deuxième carte d’identité avec un nom chrétien, pour éviter d’être fouettés au cas où ils se
feraient prendre.
À ce niveau de la société, on a déjà vu de
telles choses. Il y a eu des tentatives par le passé
d’appliquer les lois sur les boissons alcoolisées et la prostitution – notamment en 19591960, mais également par la suite. Ici, comme
aux États-Unis, la prohibition a tendance non
seulement à faire monter les prix (première
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cible, et la plus visible, de la nouvelle austérité,
les prostituées feraient déjà payer davantage
tout en offrant moins), mais aussi à ressusciter de vieilles histoires qui racontent les escapades du passé et les ruses du présent. Cependant, il existe également des dilemmes de
portée plus étendue qui seront potentiellement plus coûteux à résoudre. Prenons,
par exemple, la séparation des hommes et des
femmes dans les transports en commun :
l’idéal serait qu’ils voyagent dans des véhicules séparés, ou du moins que les femmes s’installent à l’arrière. Si de telles pratiques sont
possibles dans les minibus, elles ne le sont pas
dans les taxis. Et encore moins sur les taxismotos, omniprésents et très pratiques, qui ont
quasiment remplacé les voitures dans le parc
de taxis de nombreuses villes.
Dans la ville de Gusau, le gouverneur du
Zamfara mène un combat féroce contre l’utilisation de ces motos par les femmes : une
femme ne doit pas monter dessus à moins
d’être l’épouse du chauffeur (les femmes amènent souvent deux ou trois enfants avec elles
sur la moto, comme si elles voulaient attester
de leur situation conjugale). Tant que l’on
n’aura pas trouvé de compromis (ou tant que
l’État n’aura pas créé son propre système de
transports), les femmes musulmanes qui voyagent seules vers les universités ou les lieux de
travail à la périphérie de la ville (et leurs maris)
vont trouver que la vie est vraiment très compliquée et, en fin de compte, plus chère.
Le coût des déplacements constitue un
intense sujet d’inquiétude publique; une grève
générale provoquée par la hausse abrupte des
prix de l’essence a paralysé le pays tout entier,
obligeant le gouvernement à faire marche
arrière et à présenter ses excuses. Si les prix
augmentent «pour cause de charia», le gou-
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verneur se retrouvera confronté à une forte
pression populaire en faveur d’une modification de sa position. Car la charia est perçue
comme un moyen de réduire le coût de la vie,
non de l’augmenter. On croit que la justice
sera moins chère, comme le gouvernement,
une fois que le coût de la corruption sera éliminé des dépenses de l’État. On a parlé de
fonds qui devaient arriver du Moyen-Orient
mais, récemment, le gouverneur affirmait toujours ne pas avoir reçu un seul naira d’aide. On
a parlé également de la construction d’une
université islamique avec un financement de
la région du Golfe. Toutefois, en raison du
prix élevé du pétrole en ce moment, le gouvernement fédéral a pu augmenter les sommes
allouées aux États ainsi que les salaires versés
aux employés fédéraux (de sorte qu’un professeur d’université, par exemple, gagne aujourd’hui quelque huit fois plus qu’il y a deux ans).
L’introduction de la charia crée de nouveaux
espoirs que l’argent de l’État sera effectivement
bien utilisé, et le gouverneur du Zamfara tient
à montrer la voie. Son administration étant
heureusement relativement réduite, il verse à
ses employés un salaire minimum au-dessus
de la moyenne (6 500 nairas par mois), les
salaires de base pour les jeunes diplômés étant
également au-dessus de la moyenne (on parle
de 16000 nairas par mois). Il a promu les détenteurs d’offices locaux, augmentant considérablement le nombre de conseils d’émirat de
l’État. Il a montré de l’intérêt pour les plus
pauvres en rachetant assez de céréales pour
contenir les hausses de prix lors de la «saison
de la faim », au moins pour les aliments de
base (à savoir le blé de Guinée ou le maïs, très
bon marché avec un prix se situant aux alentours de 800-1000 nairas le sac, ou 25 nairas par
tiya – ce qui, selon certains, est un prix trop bas
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pour permettre aux fermiers de faire des bénéfices). Il a tenté d’organiser des hommes d’affaires pour qu’ils contribuent à la zakat dans
l’intérêt de la communauté, par exemple en
fournissant du capital pour que des pauvres
puissent créer des commerces, mais ils préfèrent le distribuer eux-mêmes – car personne,
pour l’instant, ne fait tout à fait confiance au
gouvernement. Les mendiants viennent de
très loin pour voir le gouverneur en personne
et lui demander l’aumône, et, lorsqu’il s’y
refuse, l’événement fait la une des journaux.
On ne manque pourtant pas de marteler l’idée
de base selon laquelle les valeurs islamiques
sont les valeurs du gouvernement. Ainsi, le
gouverneur a interdit le travail dans les administrations le vendredi (où l’on ne travaillait
déjà qu’une demi-journée en raison de la prière
de midi), pour que les fonctionnaires puissent
assister aux prêches et aux séances d’enseignement qui se déroulent sur la place publique
principale de Gusau. Bref, sa politique n’est
pas seulement « islamiste », elle se réclame
aussi de l’État-providence. Et les travailleurs
les plus pauvres sont en mesure de bénéficier
de ses réformes, ce qui n’est pas toujours le cas
dans d’autres États.
Comment les gouverneurs des autres États
vont-ils pouvoir rivaliser avec tous ces avantages? Évidemment, l’application de la charia
est une stratégie qui n’apporte la gloire qu’à
celui qui en a l’initiative, tous les autres gouverneurs qui y procèdent par la suite étant
perçus comme de simples «imitateurs». Mais,
en dehors de cette question de «scoop politique», d’autres États pourraient connaître de
réelles difficultés s’ils suivaient le modèle du
Zamfara, car le Zamfara n’est pas un État
comme les autres. Sa ville principale, Gusau,
a toujours eu peu d’industries – une usine de
coton et une autre d’huile d’arachide –, et son
âge d’or en tant que nœud ferroviaire pour
l’exportation massive de cultures de rapport
(dont le tabac) appartient au passé. Gusau
n’est pas une métropole comme Kano ni une
ville fortifiée comme Zaria, deux villes possédant un patrimoine ancien d’offices traditionnels et de familles riches depuis des générations.
Gusau est connue pour ses marchands, dont
la plupart sont originaires de Kano, traditionnellement opposés à l’«establishment»; connue
également pour son commerce transfrontalier
rentable qui, du point de vue technique, s’apparente souvent à de la contrebande (si l’on
effectue des paiements, ils ne sont pas forcément officiels). Ses marchands et savants ont
toujours eu des tendances radicales, apportant
leur soutien à la confrérie tidjanniya réformée (ce qui a provoqué les émeutes antitabac
des années 50).
Plus récemment, on a pu constater que les
réformateurs Izala de feu Abubakar Gumi,
lui-même homme de Zamfara, avaient de
nombreux partisans, dont le gouverneur. Mais
l’État est réputé surtout pour son agriculture
(dont il est très fier), qui fournit du travail à
tous ceux qui en veulent. L’État n’est pas totalement musulman: il existe des communautés
maguzawa et zamfarawa traditionnelles, mais
la plupart de ces communautés se sont converties soit au christianisme, soit à l’islam, et les
chrétiens indigènes résidant dans l’État sont
peu nombreux (il est généralement plus convivial de vivre entre chrétiens dans les villes
plus importantes). Les chrétiens venus de l’extérieur pour s’installer à Gusau sont plus nombreux, mais la charia ne devrait pas les concerner. Certains chrétiens ayant des emplois
qualifiés sont toutefois déjà partis, au cas où
la situation deviendrait difficile et que les prix
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de l’immobilier s’effondreraient, mais leur
nombre n’est pas connu – les banques de Kano
ont annoncé d’importantes sorties de fonds.
La plupart des commerçants du Kano avec
lesquels j’ai parlé, et surtout ceux du Sud-Est,
ont déclaré qu’ils attendaient de voir comment la situation allait évoluer.
Alors pourquoi le Zamfara ? Ce qui est
intéressant, c’est que cet État a une longue histoire d’islamisme radical. C’est ici, à la fin du
XVIII e siècle, que le cheik Ousmane dan Folio
a commencé à prêcher les réformes, dans le
contexte des structures brisées d’un ancien
royaume de Zamfara récemment conquis par
l’État montant de Gobir. Les jeunes se sont
tournés vers l’islam en grand nombre, adoptant le port du turban et se joignant, comme
étudiants, à la «caste» des spécialistes musulmans, se soustrayant ainsi à la guerre, à l’esclavage (ainsi qu’à l’imposition) et au travail
sur les fermes de leurs pères. Le royaume
s’était rendu célèbre pour ses tisserands qui
s’exportaient même vers le sud pour travailler
au Dahomey. Il avait hébergé les colonies
d’étudiants de Fulbe modibbe à Birnin Gada
et des marchands-étudiants de Wangara
dans la ville de Yandoto, située sur la route
de l’or et de la cola qui allait d’Ashanti à
Kano et à Katsina. C’est à Birnin Gada, il y a
deux siècles exactement (en 1220 selon le calendrier musulman, soit en 1805), que le fils du
cheik, Muhammad Bello, a distribué des drapeaux de guerre aux lieutenants convoqués
pour mener le djihad à travers toute cette
région, qui devait prendre le nom du califat de
Sokoto ; il leur a annoncé la nouvelle selon
laquelle son père était sûr que la fin du monde
approchait, et expliqué que leur tâche était de
préparer l’umma musulmane à la venue du
Mahdi. C’est également parmi les Zamfarawa
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que les forces du djihad, meurtries par leurs
défaites à Gobir, se sont réfugiées pour fuir la
famine et la maladie; et c’est de là qu’elles ont
surgi à nouveau pour conquérir Kebbi, puis
Gobir. Après le djihad, cependant, le centre du
nouveau califat n’a pas été établi à Zamfara,
mais à deux cents kilomètres plus à l’est, à
Sokoto et à Gwandu. La région de Zamfara
est devenue un lieu de transit dangereux entre
les deux capitales et leurs territoires à l’est
et au sud. En tant qu’espace marginal, il a
pu continuer à héberger de petites communautés dissidentes ultra-orthodoxes (comme
les Samodawa ou les Salihawa) ou «païennes»
(haoussa ou fulbe, comme les Rahazawa) ;
et la région s’est ouverte aux fermiers et commerçants itinérants après que le pouvoir
colonial eut pacifié des campagnes jusque-là
exposées aux razzias et aux voleurs – une zone
frontalière dans laquelle ceux qui avaient été
libérés de l’esclavage ou de la servitude pouvaient aller en quête d’un nouveau départ.
Bref, le Zamfara n’était pas une région
soumise à un establishment tout-puissant.
Pendant près de cinquante ans, elle a été un
bastion du Nepu, le parti d’opposition d’origine dans la région, puis de ses successeurs ;
elle apporte aujourd’hui son soutien à l’APP
plutôt qu’au PDP au pouvoir. Traditionnellement, dans le nord du Nigeria, l’opposition ne cherche pas le renversement, par la
révolution, du gouvernement au pouvoir,
mais plutôt la restauration de pratiques et
de valeurs islamiques de base, pour le bien de
la communauté dans son ensemble. Elle a
tendance à toujours être contre la hiérarchie,
populiste et islamiste en même temps. La
politique poursuivie actuellement au Zamfara n’est donc pas étonnante.
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147 La charia dans le Nord-Nigeria
Une démocratie islamique ?
Mais pourquoi maintenant? Avec la fin des
quelque treize années de pouvoir militaire
(1985-1998) et le retour à la démocratie, les
attentes sont très fortes – trop fortes, si l’on
tient compte des difficultés du gouvernement.
En tant que premier Yoruba à détenir une telle
position (certes sans avoir fait campagne en
tant que Yoruba), le président Obasanjo est
aujourd’hui perçu comme favorisant systématiquement les intérêts et les populations
yoruba. En témoigne l’émeute survenue à
Kano au mois de juillet 1999 et qui, pour la
première fois, a pris pour cible les résidents
yoruba, en laissant intacts les commerces
appartenant à des Igbo. Les conditions de vie
à Kano se sont probablement dégradées depuis,
étant donné que la fourniture de services tels
que l’eau, l’électricité et (généralement) l’essence est extrêmement inégale d’un mois à
l’autre, que l’on ne dépense quasiment rien
sur les marchés et que les commerces ferment
(la production d’électricité avec du diesel, cher
et difficile à trouver, n’étant plus rentable),
créant de plus en plus de chômeurs qui se
retrouvent confrontés à la faim. (On souligne
parfois le fait que, selon la charia, voler de la
nourriture lorsque l’on meurt de faim ne
constitue pas un crime.)
Peut-être plus important est la longue tradition qui veut que le seul chemin possible
vers la réforme politique passe par un vrai
retour à une bonne pratique de l’islam. L’argument est simple : en fin de compte, c’est Allah
qui décide, et pour influencer Sa décision il
faut donc Lui plaire. C’est Son déplaisir face à
notre comportement qui a provoqué nos malheurs et, pour regagner Ses grâces, nous
devons nous comporter mieux. Avec le temps,
Allah récompensera la communauté (et nous)
en lui accordant la prospérité. Ce raisonnement
explique la réponse du peuple à la mauvaise
gestion du gouvernement Abacha; plutôt que
de se mettre en colère contre lui, on s’est mis
à jeûner deux fois par semaine, à lire le Coran
tous les mois, à prier régulièrement et à assister aux cours d’instruction islamique. La même
chose s’est déjà produite dans les années 20 en
réponse au pouvoir colonial britannique/chrétien: on s’est tourné vers la confrérie tidjanniya
réformée comme moyen d’expression d’une
spiritualité personnelle retrouvée, on a institué le purdah pour les femmes à des niveaux
de la société qui ne l’avaient jamais connu, et
des familles jusque-là incultes se sont mises à
encourager les jeunes à apprendre le Coran
par cœur. De même, les conditions très dures
de la vie quotidienne actuelle appellent à un
retour à une vie qui plaise à Allah, car on est
sûr qu’Il répondra. Il ne s’agit donc pas d’une
forme radicale d’«intégrisme» – ceux qui soutiennent l’application de la charia ne sont pas
des radicaux, mais plutôt des musulmans
modérés. La «démocratie» a constitué un nouveau départ, et le choix démocratique du
peuple veut que ce nouveau départ soit fondé
sur la charia. Lors d’une visite récente à Kano,
Madeleine Albright a été surprise d’être remerciée (certes avec ironie) pour l’introduction
de la charia: « mais c’est grâce à la démocratie », lui a-t-on expliqué.
Ceux qui font campagne pour cette nouvelle « démocratie» de la façon la plus vigoureuse sont évidemment les jeunes activistes. Ce
rôle primordial des jeunes n’est pas nouveau
dans les mouvements de réforme islamique (et
autres) : dans la société haoussa, ce sont les
jeunes qui se battent et qui donnent des ordres,
les aînés se tenant à l’écart de la lutte et des
manœuvres politiciennes. Il n’en reste pas
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moins que ce sont les jeunes qui se montrent
le plus ouvertement enthousiastes vis-à-vis
de l’application de la charia, et il n’est pas sûr
que la situation serait la même sans cet enthousiasme. Il semblerait que les femmes soient,
dans l’ensemble, plutôt enthousiastes et que les
plus jeunes ne rechignent pas à se recouvrir de
leurs nouveaux habits: on voit même dans les
campagnes profondes les filles de fermiers les
porter. L’éducation islamique des femmes a
connu une forte augmentation, et les familles
font souvent des sacrifices financiers pour
payer des cours particuliers à leurs jeunes; il
n’y a jamais eu autant de travail pour les étudiants islamiques, mais leurs revenus sont
faibles et incertains. À l’intérieur des foyers,
d’anciens rites et habitudes sont en train de
disparaître : ainsi, le bori privé semble moins
courant, le tabagisme est rare et certaines traditions entourant les accouchements ne sont
plus pratiquées. La culture domestique «traditionnelle» que j’ai connue il y a trente ans
n’existe plus.
Une justice divine ?
À quel point la charia représente-t-elle une
nouveauté dans le Nord-Nigeria? L’innovation
clé est son application dans le domaine criminel. La solution précédente (généralement
toujours en vigueur) au dilemme de la charia
était le Code pénal de 1959 institué par le gouvernement régional du Nord sous le Sardauna
de Sokoto, sir Ahmadu Bello. Le Code avait
pris pour modèle des codes semblables appliqués au Soudan et au Pakistan (deux pays
également sous pouvoir britannique) ; il avait
établi la charia, sous une forme codifiée,
comme base de la loi civile, mais modifié certaines de ses procédures dans le domaine criminel, notamment en excluant l’amputation en
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cas de vol, la lapidation en cas d’adultère et
la décapitation en cas de meurtre, la flagellation (haddi ) pour certains actes tels que la
consommation d’alcool étant en revanche retenue ; des barèmes avaient été fixés pour les
peines d’emprisonnement et les amendes. Les
affaires impliquant des musulmans étaient
généralement jugées dans des cours alkali,
alors que les autres passaient devant les tribunaux de première instance ou les tribunaux
mixtes (avec un alkali comme membre ou
comme assesseur).
Alors que, avant 1958, la charia était rangée dans la catégorie du droit «coutumier» ou
indigène, le Code pénal avait supprimé cette
infériorité par rapport à la loi nigériane (inspirée par le système britannique), pour l’établir dans le cadre d’un code unique appliqué
à tous les résidents du nord du Nigeria. Selon
ce système, la loi était appliquée par la Native
Authority (le gouvernement local de chacun
des principaux émirats), qui gérait ses propres systèmes de police locale et pénitentiaire
séparés de ceux du gouvernement fédéral,
tout en restant secondaires par rapport à cet
échelon national. Les premières tentatives
d’application à la lettre du Code pénal ont
provoqué quelques controverses (notamment
dans des cas impliquant des chrétiens) et des
anomalies, par exemple en ce qui concerne
la punition de musulmans ayant consommé
de l’alcool. Mais le problème le plus grave a
été le détournement des cours alkali à des fins
politiques et partisanes : le parti au pouvoir,
le NPC, s’est servi de ces cours afin d’arrêter
ses opposants lorsqu’il le souhaitait, malgré
l’opposition de certains juges, tandis que la
police de la Native Authority et les employés
des prisons tabassaient les détenus. Dès 1965,
la situation devenait intolérable.
Politique africaine
149 La charia dans le Nord-Nigeria
En réponse aux crises qui ont suivi le coup
d’État de 1966 et ont abouti à la guerre civile,
les réformes de 1968 ont aboli les gouvernements régionaux ainsi que les Native Authorities, et les ont remplacés par douze États.
Ces États ont repris les systèmes juridiques
des régions, en donnant aux cours alkali le
nom de «cours locales» (area courts) et en plaçant la police et les prisons sous autorité fédérale. Alors que les cours de première instance
étaient soumises à des règles formelles concernant les preuves en matière de crime, les cours
locales devaient seulement être «guidées» par
ces mêmes règles. L’objectif du gouvernement
militaire était de restaurer l’image d’une justice sérieusement ternie par la politique partisane afin de gagner un soutien populaire
plus large dans la guerre pour préserver l’unité
du Nigeria.
Mais, même sans être politisées, les cours
alkali sont devenues synonymes de pratiques
corrompues, notamment dans les cas de
divorces et de litiges impliquant la terre. Il
n’est pas rare que les greffiers placent deux
corans, dont un seul complet, à disposition
pour prêter serment – contre paiement, on
peut prêter serment sur l’exemplaire incomplet
et éviter ainsi les conséquences d’un mensonge sous serment. Certains juges n’ont pas
hésité à avoir recours à des définitions assez
larges de la notion de «preuve » – permettant
par exemple aux esprits de témoigner à travers
des personnes possédées, ou convoquant parfois des sorciers à la barre. Si ces pratiques
sont contestées à l’intérieur de la profession,
la confiance de la population en ces cours reste
également très faible. Les avocats ont le droit
de défendre un client devant n’importe quelle
cour, surtout en faisant en sorte que le procès
traîne en longueur: pour faire avancer la date
du jugement, il faut de l’argent. Dans un tel
système, le particulier ne se rend pas devant
la cour pour obtenir justice, mais plutôt pour
faire en sorte que cela coûte plus cher à son
adversaire qu’à lui-même; il s’agit là d’un système de punition plutôt coûteux. On dit même
que la police, dans des cas de vols à main
armée ou de saisies de drogues dures, préfère
abattre ceux qui sont arrêtés plutôt que de les
déférer devant la cour. Comme les juges des
cours de rang inférieur ont des salaires très
bas (insuffisants, par exemple, pour s’acheter
une voiture ; aujourd’hui, certains États donnent des voitures à leurs juges), les procédures
sont tout naturellement devenues une source
de revenus complémentaires, comme c’est le
cas ailleurs dans le monde. Il en va de même
de la police du Nigeria dont les salaires, surtout les plus bas, ne sont parfois pas versés
pendant des mois. Dans de telles circonstances,
il est difficile de maintenir la discipline.
Du fait de ces problèmes dans l’administration de la justice, il n’est guère étonnant
que les gens placent dans la charia tous leurs
espoirs d’une nouvelle ère de justice. Les gouvernements qui l’appliquent (tel celui du Zamfara) cherchent visiblement à réformer leur
système judiciaire afin de regagner le respect
du peuple et confondre ceux qui les critiquent.
Ainsi, les nouveaux juges sont bien rémunérés (on parle de 40000 nairas par mois) et ils
ont des voitures ; on les recrute parmi ceux
qui détiennent des diplômes et des qualifications juridiques, et on leur donne une formation complémentaire. Il existe donc une forte
pression morale pour qu’ils fassent la preuve
de leur incorruptibilité – et une presse peu
complaisante pour les surveiller de près.
Constitutionnellement, les avocats doivent
avoir le droit d’exercer dans ces cours mais
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150
Débat
on ignore, pour l’instant, si tel sera le cas ; de
même, on ne sait pas si les personnes morales
– par opposition aux personnes physiques –
seront soumises à la juridiction des cours de
la charia. Certains commerçants chrétiens
m’ont raconté que, actuellement, ils préfèrent
présenter les litiges concernant des affaires
de dettes devant les cours de la charia : leur
plainte y est traitée plus vite et le remboursement des dettes s’avère plus rapide (et
moins cher). Si le nouveau système réussit à
éviter la corruption, une demande populaire
en faveur de l’extension de ses compétences
est à envisager. Une opération « mains
propres » partie de la base pourrait très bien
avoir une influence sur la moralité à des
niveaux sociaux plus élevés, de même que
c’est la pression populaire qui a forcé les gouverneurs à écouter la colère du peuple et à
lancer le processus d’application de la charia.
Vers un éclatement
de la fédération ?
Évidemment, des problèmes subsistent
encore. Il semblerait que la question constitutionnelle ne soit pas sérieusement remise en
cause. Les États ont le droit d’établir le système
de lois de leur choix, à condition de faire adopter la législation correspondante. Au Zamfara,
cela a été fait avec tout le soin nécessaire,
d’après ce que m’ont dit des avocats (hostiles
à ce processus). Mais d’autres aspects des relations entre les États et le niveau fédéral restent
problématiques, telle la façon d’appliquer la
loi. Le gouvernement fédéral dispose actuellement d’un monopole sur les agences d’application de la loi; c’est un inspecteur général qui
dirige la police nigériane, non les gouverneurs
des États. Pourtant, le gouverneur reste l’offi-
Terrain
Documents
cier en chef de la sécurité pour son État et, en
tant que tel, il dispose du droit de donner des
instructions à la police, sauf dans certaines
circonstances bien précises. Le gouverneur du
Zamfara a donné à la police l’ordre d’assurer
le respect de la charia, mais la police hésite à
s’impliquer. Il semblerait que cette réticence
s’explique en grande partie par le fait qu’il
existe des opinions divergentes au niveau du
gouvernement fédéral. Les bandes de vigiles
à Lagos (l’Oodua People’s Congress, par exemple) mènent depuis des mois une guerre continuelle contre la police, et bénéficient d’un soutien politique; tel est le cas également à Onitsha,
où les Bakassi Boys ont remplacé la police en
tant que principale force de dissuasion contre
les voleurs, encore une fois avec le soutien du
gouverneur de l’État. Alors, lorsque le gouverneur du Zamfara crée le yan sandar musulunci (comme on appelle les officiers spécialisés dans l’application de la charia, référence au
nom de l’ancienne police de la Native Authority) et leur distribue des uniformes, des casquettes et des bâtons, il remet en question le
monopole du gouvernement fédéral sur les
forces d’application de la loi – mais seulement
lorsque ces forces ne se sont pas mises au service de sa loi.
Un autre problème est celui des conditions
de détention de ceux qui sont condamnés à des
peines de prison par les cours de la charia ; on
peut supposer que ces peines seront purgées
dans une prison fédérale, mais que se passerat-il si le système pénitentiaire du gouvernement fédéral s’y refuse? Les États pourront-ils
construire de nouvelles prisons, éventuellement avec un nom différent qui soit approprié?
Et les amputations? Elles sont généralement
exécutées sous anesthésie dans des hôpitaux,
mais le Conseil médical du Nigeria (en grande
Politique africaine
151 La charia dans le Nord-Nigeria
partie sous contrôle chrétien) vient d’annoncer
qu’il radierait de l’ordre des médecins tous
ceux qui pratiqueraient une amputation judiciaire. On peut certes former des chirurgiens
et des anesthésistes spécialisés dans l’amputation judiciaire, mais cela remettrait en cause
la juridiction formelle du Conseil médical du
Nigeria sur la régulation de la pratique de la
médecine dans le pays, juridiction établie
dans la loi.
Ainsi, l’enjeu essentiel est la définition des
domaines de compétence du gouvernement
fédéral et des États. Comme le gouvernement
fédéral contrôle tous les revenus pétroliers et
leur attribution (et que le pétrole représente de
loin la plus grande partie des revenus de la
nation), son effet de levier sur chacun des États
fédérés pour les pousser à se conformer à son
opinion peut paraître important – d’où les
déclarations des États producteurs de pétrole
du sud du pays selon lesquelles une «pression populaire » de la base exigeait que les
revenus pétroliers soient conservés par les
États producteurs. Tout le monde sait quelles
seraient les conséquences de tels arguments
– l’éclatement de la fédération –, et personne
ne souhaite une telle chose. Comme l’a dit le
Président, le problème est de nature politique
et non constitutionnelle; mais la solution à ce
problème politique reste à trouver. Si la charia réussit à offrir une vraie justice à la communauté musulmane (et, ce faisant, ne désavantage pas les chrétiens dans son application
pratique – comme le voudrait la théorie), le
débat politique devrait, avec le temps, devenir moins brûlant. L’alternative est effrayante:
à Kaduna, par exemple, le débat a dégénéré,
provoquant des jours entiers d’émeutes et faisant des centaines de morts, sans compter les
habitations, mosquées, églises, commerces
pillés et brûlés; des contre-émeutes à Aba ont
ensuite fait trois cents morts de plus. La raison
pour laquelle les agences de sécurité n’ont pas
su anticiper la violence n’est pas claire ; les
gens s’étant rendus ouvertement à Kaduna
par bus pour ces manifestations initialement
pacifiques, la préparation de l’émeute ne pouvait pas rester longtemps cachée.
En conclusion, le premier point important
est que les gouverneurs et les Assemblées des
États ont constitutionnellement le droit d’introduire une législation qui applique formellement la charia ou tout autre système judiciaire à l’intérieur de leur État. La Constitution
de 1979 est assez explicite, et aucune révision
de la Constitution n’a été promulguée depuis
cette date, malgré différentes tentatives. La
question, ouverte à des compromis politiques,
concerne les points suivants:
– l’étendue de la juridiction des cours de la
charia : s’applique-t-elle aussi aux personnes
morales et pas seulement aux personnes physiques ? ;
– les autres systèmes (s’il y en a) qui seront
établis à l’intérieur des États (ainsi, il y a actuellement des tribunaux de première instance,
mais leur existence n’est pas «automatique»);
– vraisemblablement, des détails pratiques
tels que les règles de procédure et les preuves,
les procédures d’appel et les peines, pourront
être modifiés par les législations des différents
États. Par exemple, je me demande comment,
dans les faits, les confessions – qui constituent
souvent la principale preuve à conviction dans
les cours de la charia – sont obtenues de la
part des accusés, et quel est le degré d’intimidation policière toléré par certains États.
Il est probable que le Nigeria va se trouver
doté de plusieurs systèmes juridiques variant
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Débat
d’un État à l’autre. On ne connaît pas, pour
l’instant, les effets de ces différences sur les
flux commerciaux, sur les investissements
extérieurs dans les différents États et sur leurs
disponibilités en main-d’œuvre qualifiée. Certains chrétiens sont inquiets, et les États dont
la prospérité dépend fortement de leur dimension cosmopolite et de leur tolérance vis-à-vis
des étrangers devront apaiser ces craintes,
plus que d’autres États moins ouverts sur l’extérieur. Les conséquences économiques de la
charia, qui varient selon le caractère plus ou
moins strict de son application, pourront avec
le temps avoir des effets sur la façon dont les
États la pratiquent. La charia peut incontestablement avoir des répercussions bénéfiques
sur le commerce: le fait d’escroquer Allah pèse
beaucoup plus lourd sur la conscience que le
fait d’escroquer l’État postcolonial ou d’enfreindre ses lois.
Enfin, les Nigérians jouissent actuellement
d’une liberté étonnante, en comparaison du
contrôle et des restrictions d’il y a quarante ans,
à l’époque où j’ai commencé à vivre dans ce
pays. Pour certains, ces libertés sont allées
Terrain
Documents
les ont disparu, en même temps que celles imposées par le gouvernement. Ainsi la charia
constitue-t-elle aussi une réponse à la liberté
sans entrave des autres, liberté ayant tendance
à profiter aux plus aisés et aux plus violents
plutôt qu’aux plus pauvres. Et ce sont ces
pauvres qui souhaitent aujourd’hui se servir
de la charia pour limiter la liberté excessive des
puissants et des riches – effectivement, il s’agit
peut-être de la seule façon pour eux de le faire.
Même si cette tentative devait échouer, ils sauront que ce qu’ils ont fait était juste.
Murray Last
University College, Londres
1. Cet article a été rédigé à partir de notes prises au
cours d’une visite purement personnelle que j’ai effectuée dans le Nord-Nigeria en juillet 2000. Personne
n’a donné d’entretien; les idées et les opinions ont été
exprimées lors de conversations informelles. J’exprime ici mes remerciements à tous, et j’espère qu’ils
trouveront dans ces lignes une interprétation juste de
leurs propos. Si tel n’est pas le cas, je leur adresse
mes sincères excuses. Quoi qu’il en soit, toutes les
erreurs sont de ma responsabilité et non de la leur.

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