A propos de trois photos - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de

Transcription

A propos de trois photos - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de
A propos de trois photos
des archives du missionnaire Paul Vernier
et d’un texte de Gauguin
susceptibles d’intéresser le
Volkwang Museum d’Essen
Femme à l’éventail
1902, Museum
Volkwang, Essen
Marquisien à la cape rouge
1902, Musée d’Art moderne,
Liège
Contes barbares
1902, Museum Volkwang, Essen
Photo de
Louis Grelet, 1902
r eprésentant
Sara/Tohotaua
Photo de
Louis Grelet
de 1902
représentant
Haapuani
Photo de Louis Grelet de
1902, représentant Timo,
Tioka, Sara/Tohotaua et
Kahui.
« L’art comporte la philosophie comme la philosophie
comporte l’art. Sinon que devient la beauté. Le Colosse
remonte au pôle, le pivot du monde ; son grand manteau
réchauffe et abrite les deux germes, Séraphitus, Séraphita,
âmes fécondes s’alliant sans cesse qui sortent des vapeurs
boréales pour aller sur tout l’univers apprendre, aimer et
créer. »
Gauguin dans Avant et Après.
Ouvrage achevé en janvier, février 1903
Au cours de l’été 2007, nous avons, pour la première fois, rencontré Georges Combier,
petit-fils du missionnaire Paul Vernier, pasteur, également formé en médecine. On sait que
c’est lui qui a soigné Paul Gauguin aux Iles M arquises avant qu’il ne meurt en 1903.
Lorsqu’il nous a ouvert les archives de son grand-père, nous avons été particulièrement
frappés par la reproduction de trois photographies réalisées à l’attention de Gauguin par
Louis Grelet, jeune photographe amateur suisse, très lié à la fois au peintre et au pasteur.
****
La première photo est fort connue. Elle a servi Gauguin
pour la réalisation de son célèbre tableau La femme à l’éventail.
Ce cliché représente Tohotaua, qui fut sans doute le dernier
grand amour de l’artiste. Nous avons évoqué dans de précédentes
études1, cette personnalité rayonnante dont nous reparlerons
brièvement un peu plus loin. M ais d’abord nous nous proposons
de reconsidérer l’histoire de la photo de Tohotaua.
Gauguin, arrivé à Hiva Oa aux Marquis es en 1901, recevait régulièrement
la visite de Louis Grelet qui habitait alors chez son oncle, établi sur l’île
voisine de Fatu Hiva. Le peintre appréciait la qualité du mat ériel
photographique du jeune homme, âgé alors de 22 ans.2 C’est au cours de
l’année 1902 3 que Gauguin proposa à Grelet de réaliser dans « La Maison du
Jouir », nom donné à sa cas e, le portrait de celle qui fut alors son modèle
préféré. On connaît, par une lettre de Grelet lui-m ême, les conditions dans
lesquelles ce cliché a ét é réalisé : « Elle a été prise dans l’atelier de Gauguin
quelques mois avant sa mort. La femme qui est une marquisienne et non une tahitienne a été placée et a pris
cette attitude sur les indications de Gauguin. Nous voulions la photographier torse nu. Malheureusement ses
seins, déjà défaillants (elle avait à peine 20 ans !) nous ont obligé, pour l’esthétique, à les lui cacher en
attachant un pareu autour de la gorge. Cette femme était la vahiné du cuisinier de Gauguin. 4 Elle représente le
pur type marquisien avec cette anomalie cependant qu’elle portait une magnifique chevelure d’un brun rouxchâtaigne, ce qui est plutôt une rareté là-bas… » 5
Que devint cette photo après que Gauguin eut expédié s a cél èbre peinture à Ambroise Vollard et que ce
dernier ait vendu l’œuvre à K. H. Osthaus, conservateur de l’institut allemand qui devint ultérieurement l e
célèbre Folkwang Museum d’Essen ? Grelet nous apprend que « le cliché 6 de la photo a été endommagé ».
Ainsi, le négatif n’étant plus utilisable, ce sont dès lors, des copies de plus ou moins bonne qualité qui
circuleront, souvent à l’initiative de Grelet lui-même.
Tous les articles et ouvrages que nous avons pu consulter et qui évoquent cette question, affirment que l e
tirage original de la photographie prise dans la case de Gauguin a été envoyé à Daniel de Monfreid par le pasteur
Paul Vernier. Ainsi, en 1964, Georges Wildenstein, expert en la m atière, note : « Ce tableau représent e
exact ement le même motif qu’une photographie…envoyée à Daniel de Monfreid par le pasteur Vernier ». Ce
propos a été, récemment encore, repris dans un très bel album intitulé Gauguin, Tahiti et la Photographie.7
1
Othon Printz, Gauguin et le Protestantisme, Jérôme Do Bentzinger éditeur, Colmar, 2008, pp. 86 ss. et aussi
Le Sorcier d’Hiva Oa identifié ? Bulletin de la Société des études océaniennes, 2009, no 317, pp. 99-107
2
Une grande partie de ce matériel se trouve exposée au musée Grelet de l’île de Fatu Hiva aux Marquises.
3
Danielsson, Gauguin à Tahiti et aux Iles Marquises, Editions du Pacifique, 1975, p. 9.
4
Cette mention est inexacte. Il est aujourd’hui bien établi que Tohotaua était la femme d’Hapuani, jadis appelé
Le sorcier d’Hiva Oa.
5
Texte cité en français dans un article paru en allemand, en 1932, sous le titre Ein Bild und sein Vorbild bei
Gauguin, dans la revue Atlantis : Länder, Völker, Reisen, 1932, pp. 445-447. L’auteur de l’article, Hans Secker,
se réfère à une lettre adress ée par Grelet à Lukas Lichtenhan. Ce dernier était alors marchand d’art avant de
devenir, en 1934, conservateur de l a Basler Kunsthalle. Nous remercions la Badische Landesbibliothek de
Karlsruhe d’avoir recherché à notre intention ce texte peu connu.
6
Jadis on appelait cliché le négati f d’une photographie. La photo elle-m ême ét ait un tirage. De ces tirages on
pouvait faire des copies.
7
Jean-Yves Tréhin, Gauguin, Tahiti et la Photographie, édité par le Musée de Tahiti et des Iles, 2003, p. 166.
2
Nous venons de rappeler que le pasteur Vernier a soigné le peintre durant les derniers mois de sa vie. On
connaît aussi le contenu d’une lettre qu’il a envoyée le 3 mars 1904 à Monfreid, 8 mais rien, à notre avis, ne
permet d’affirm er que la photo de Tohotaua a ét é jointe à ce courrier. Nous pensons même détenir la preuve du
contraire. En effet, dans la lettre de remerciem ent de Paul Vernier à Louis Grelet, concernant l’envoie des
photos, expédiée de Crest dans la Drôme le 22 juillet 1948, nous lisons : « ... Je vous dis que non seulement votre
lettre m’a grandement intéressé, mais aussi que l’envoi des photographies dont vous êt es l’auteur m’a fait un
très sensible plaisir…La vahiné de Gauguin est très réussie… » 9 Ainsi Vernier découvre, à côté de quelques
autres reproductions, cette belle photo de Tohotaua. Bien qu’âgé alors de 78 ans, il se serait, sans aucun doute,
souvenu de l’avoir déjà vue et de surcroît expédiée à Monfreid.
De ce qui précède nous pensons pouvoir tirer cette conclusion : une photo originale, remise par Grel et à
Gauguin, est restée dans la case de ce dernier où elle a probablem ent disparu. Elle ne figure, à notre
connaissance, ni dans l’inventaire des affaires de Gauguin, ni dans celles acquises par Victor Segalen.
On peut donc estimer que c’est Grelet qui, à partir de son propre original, a fait des copi es qu’il a lui-même
distribuées. L’une d’elles a été transmise à Lukas Li chtenhan ; une aut re à Paul Huguenin, écrivain, peintre et
ancien missionnaire en Polynésie.
Modèle pour Gauguin, cette photo a en effet servie à ce dernier comme modèle pour effectuer deux belles
gravures. 10
****
La seconde photo représente Haapuani. Dans l’entourage du
pasteur Vernier on l’appelait de préférence Isaac. M ari de Tohotaua,
il a été, bien longtemps, présenté comme le modèle qui a servi à
Gauguin pour réaliser le tableau jadis intitulé Le sorcier d’Hiva Oa.
Dans un précédent écrit nous avons montré qu’il n’en est rien.11
8
Elle a été publiée pour la première fois par Charles Morice, Paul Gauguin, à Paris en 1919.
Cité par Pierre Bompart, Ma Mission aux Marquises, Editions des Deux Miroirs, Paris, 1962, p. 117.
10
Il convient de consulter l’ouvrage intitulé Aux Iles Enchanteresses qui a été publié par Paul Huguenin à
Lausanne chez Payot en 1912. Une réédition, par les soins des Editions Haere Po, Papeete, Tahiti, est prévue
prochainem ent. Nous remercions infiniment le responsable de cette édition, Robert Koenig, de nous avoir ouvert
cette piste.
11
Printz, Le Sorcier d’Hiva Oa identifié ? opus cité, pp. 99-107
9
3
La troisième photo nous montre Tioka, le grand ami marquisien de Gauguin entouré
de ses trois enfants adoptifs. Ayant longuement étudié ce cliché dans notre étude consacrée au
Sorcier d’Hiva Oa, nous ne ferons ici qu’un bref rappel en ajoutant quelques éléments
nouveaux.
Tioka, un marquisien de l’âge de Gauguin, portait en fait, et en souvenir de son père, le
nom de Tioakoekoe, ce qui signifie : « l’homme dont les entrailles ont été rôties sur une
broche » !12 Le pasteur Vernier, dont Tioka était le diacre, rapporte que Gauguin l’aimait
beaucoup car il lui fournissait de multiples informations sur les anciennes traditions
marquisiennes qu’il connaissait admirablement. On sait par ailleurs que Gauguin et Tioka ont,
selon une tradition du pays, échangé leur sang, devenant de la sorte fétii, c’est à dire membres
d’une même famille. Cette entrée de Gauguin dans la famille de Tioka doit être soulignée.
A gauche de Tioka se tient Timo, abréviation du nom complet de Vahatetua Heeafia
Timeteo. Ces trois noms, sans lien l’un avec l’autre, signifient respectivement : Bouche de
Dieu, Celui qui regarde autour de soi et Timothée, nom biblique qui se dit Timeteo en
marquisien.
Jeune métis, extrêmement intelligent, il a été formé par le pasteur Vernier. Lui-même a
évoqué l’influence que le missionnaire a joué dans sa vie : « Il m’a instruit, confirmé et
marié… »
Timo a été l’interprète de Gauguin qui le cite dans Avant et Après : « A l’interprète
indigène j’ai dit ‘mon garçon, comment dis-tu en langue marquisienne : une idylle ?’ Et il
m’a répondu ‘que vous êtes rigolo’. Poussant plus loin mes investigations, je lui ai dit :
‘quelle est l’expression pour dire vertu ?’. Et en riant, ce brave garçon m’a répondu ‘vous me
prenez donc pour un imbécile ?’ Le pasteur lui-même raconte que c’est un péché… » 13
A droite de la photo nous apercevons Kahui sur le cheval de Gauguin. Engagé par le
peintre comme cuisinier et palefrenier, Paul Vernier dit de lui qu’il était « intermittent, en ce
sens qu’il désertait souvent le logis de son maître pendant sa maladie ».
Kahui est la forme abrégée de Kahuiti. Il porta ce nom en souvenir de l’homme qui a tué
Tufetu, son grand-père, « pour le faire bouillir et envoyer des morceaux de sa chair aux gens
de la vallée »…
12
Les notes concernant la signi fication des noms marquisiens sont des témoignages de Timo rapportés par
Frederick O’Brien, White shadows on the south seas, The Century, New York, 1919.
13
Paul Gauguin, Avant et après, Edition Avant et Après,1989, p. 68
4
Notons que Gauguin a sans doute peint Kahui sur son cheval dans l’une des versions de
Cavalier sur la plage.
Reste la jeune fille à la fleur qui apparaît entre Tioka et Kahui.
Dans l’entourage du pasteur on l’appelait Sara. 14 Quelquefois aussi « Toho », abréviation
de son prénom marquisien de Tohotaua. Au même titre que les deux garçons, elle était
l’enfant adoptif de Tioka.15
Ce dernier fait - nous voudrions une nouvelle fois le souligner ici - est confirmé par Haapuani, son mari. En
effet, lorsqu’en 1918, l’ethnologue américain Craighill Handy, dont il fut l’informateur, lui demanda d’où il tirait
son immense savoir, il répondit que ses premières connaissances remontai ent à l’époque où il fréquentait l’école
de Puamau, une vallée de l’est d’Hiva Oa, et que plus tard à Atuona, le père de Tohotaua, qui était un homme de
haute culture, avait largement contribué à enri chir cet apport initial.16
A travers des investigations minutieuses, allant jusqu’au recours aux méthodes
anthropométriques de la police scientifique, nous avons pu établir que S ara/Tohotaua,
correspond à la même jeune femme que Grelet a photographié dans l’atelier de
Gauguin.
Ainsi, à partir de ce qui précède, nous pouvons affirmer que Gauguin était en
possession d’au moins deux photographies de Tohotaua réalisées par Louis Grelet. Cette
dernière lui a-t-elle également servi de modèle ?
Nous avons vu plus haut qu’elle a pu
inspirer Gauguin pour réaliser l’une des versions
de Cavalier sur la plage.
M ais il y a plus. Rapprochons cette photo du
Marquisien à la cape rouge : la ressemblance
entre les deux personnages est saisissante !
On sait par ailleurs que le modèle du
« sorcier » se retrouve dans plusieurs autres
tableaux datant de 1902.17
Cette omniprésence de Sara/Tohotaua
traduit toute l’importance qu’elle occupait dans
la vie de Gauguin à ce moment. M ais, ce qui est
le plus étonnant, c’est que le modèle apparaît
14
Dans Gauguin dans son dernier décor, Victor Segalen parle égalem ent de Sara et non de Tohotaua.
Danielsson, opus cité p. 292. la considère à tort comme la fille adoptive de Kahui. Grel et, on s’en souvient,
l’avait prise pour la femme de Kahui.
16
Cité par Jacques Bayl e-Ottenheim, Tohotaua et Haapuani, deux amis marquisiens de Gauguin, brochure
consacrée au 5e salon international du livre insulaire, 2003, pp. 25-29.
17
Il s’agit notamment de L’Appel, des Baigneurs, de la Sœur de Charité et peut-être d’autres.
15
5
tantôt comme figure masculine, tantôt comme figure féminine.
Une question encore. Epouse d’Hapuani et fille adoptive du diacre protestant Tioka, très
proche du pasteur Vernier, Sara, son modèle par excellence, était-elle la maîtresse de
Gauguin ? Nous nous permettons deux remarques à ce sujet.
D’une part, les mœurs aux M arquises étaient loin des codes chrétiens et européens de Paul
Vernier ; pourtant, même si souvent il se plaignait de cette situation, il était d’une grande
tolérance. Pour les proches de Paul Vernier c’est ainsi qu’il faut comprendre le mot élogieux
de Gauguin à son sujet : « Ma case finie, je ne songeais guère à faire la guerre au pasteur
protestant qui d’ailleurs est un jeune homme bien élevé et d’un esprit très libéral… » 18
D’autre part, nous voudrions citer un mot d’une fiction historico-poétique de Victor
Segalen, qui fut chaleureusement reçu en 1903 par le pasteur Vernier et son diacre Tioka lors
de son passage à Atuona. Dans son dialogue avec Tioka, Segalen lui dit : « Tioka, j’ai
demandé le nom de toutes les femmes que le Maître a connu. Pourquoi ne m’as-tu pas dit
celle-ci ? Tioka sourit avec dédain. ‘Elle n’a jamais dormi avec lui, celle-là’ Et Sara se mit à
pleurer beaucoup… ». 19 Quand on sait que Sara était la fille adoptive de Tioka et la maîtresse
de Segalen, ce propos prend un certain relief !
A notre avis, très malade, abandonné par M arie-Rose, sa vahiné attitrée, qui est allée
accoucher dans sa famille, Gauguin a tissé avec S ara des liens d’une nature autre que
sexuels, en tous les cas au sens habituel du concept.
A la fin de sa vie, il nous semble percevoir les mots qu’il a jadis, en 1888, envoyés à
M adeleine Bernard, le premier grand amour - sans qu’il y ait eu passage à l’acte, M adeleine
étant bien surveillée par sa mère et son frère ! - du peintre pour une très jeune fille : « Ma
sœur,… Premièrement il faut vous considérer comme Androgyne sans sexe ; je veux dire par
là que l'âme, le coeur, tout ce qui est divin enfin, ne doit pas être esclave de la matière, c'està-dire du corps… »20
Concluons. De Madeleine et de S ara/Tohotaua Gauguin a su, grâce à un amour qui
confine au transcendantal, réaliser deux portraits de femmes, ( le premier et le dernier )
qui sont des chef-d’œuvres.
Pour terminer, nous voudrions encore évoquer l’histoire de cette troisième photographie.
Contrairement à la photographie analys ée plus haut, qui est une copie, le présent document des archives de
Paul Vernier est un cliché, c’est à dire le tirage original d’un négati f. Jean-Yves Tréhin, qui le reproduit dans
son livre Gauguin, Tahiti et la Photographie, précise qu’il s’agit d’un cyanotype de 17x11,5 cm. 21
Nous avons trouvé la moitié droite du cliché reproduite dans deux documents.
En premier, il apparaît dans l’ouvrage intitulé Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises.22 Les textes sont
issus de la plume de Victor Segalen. A juste titre, Jean -Luc Coatal em, qui a conçu et préfacé l e livre, y a inséré
une photo de Tioka, dont il est largement question dans ces pages de Segalen. Mais, en lieu et place de Timo, il
aurait mieux fait de retenir la jeune femme, Sara/Tohotaua, qui joue un rôl e éminent dans cette belle fiction à
fond historique de l’auteur des Immémoriaux. Quant à la provenance du cliché, l’éditeur nous signale qu’il est
tiré d’une collection particulière.
Le même document a été repris, à titre d’illustration, dans un article de Jean-Marc Tera’Ituatini Pambrun
intitulé Triste Sauvage.23 L’auteur ajoute, en légende de la photo, Timo et Tioka, Papeari, Archives Danielsson.
Ce dernier rencontrait fréquemment Louis Grelet qui, selon son habitude, a du lui confier une copie.
Notons enfin que dans un autre livre nous avons trouvé la reproduction de la partie gauche de la photo en page
113 et la partie droite en page 115 ! 24
18
Paul Gauguin, Avant et après, Edition Avant et Après, 1989, p. 67.
Victor Segalen, Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises, Magellan, Paris, 2003, pp. 69 à 153
20
Voir annexe : Esquisse sur Gauguin et la question androgyne.
21
Opus cité p. 136.
22
Préface de Jean-Luc Coatalem, Magellan & Cie, Paris, 2003.
23
Paul Gauguin : Héritage et confrontations, actes du colloque international organisé les 6, 7 et 8 mars 2003 par
l'Université de la Polynésie française ; textes réunis et présentés par Riccardo Pineri, Papeete, Le Motu, 2003.
24
Georges Beauté, Paul Gauguin vu par les photographes, Edita, Lausanne, 1988. L’auteur précise que les deux
éléments sont issus des archives Vernier.
19
6
Nous en étions là dans nos recherches lorsque, à notre grand étonnement, nous avons lu
dans les descriptifs du Musée Folkwang d’Essen, qui abrite non seulement l’une des version
de Cavaliers sur la plage et la Jeune femme à l’éventail mais aussi les Contes barbares, cette
phrase : «…Fasciné par la vue de Tohotaua, le modèle qui lui a servi pour réaliser la Jeune
fille à l’Eventail, Gauguin a introduit la jeune femme dans le tableau de 1902 intitulé Contes
Barbares. Nous la reconnaissons dans la figure agenouillée au premier plan avec sa
lumineuse chevelure rouge orange. La figure de gauche est le portrait du jeune homme qui
a déjà servi à Gauguin de modèle pour peindre le Marquisien à la cape rouge abrité à
Liège… » (C’est nous qui soulignons)
Croisant les différents éléments que nous venons d’examiner, nous arrivons à cette
conclusion étonnante : Gauguin a utilisé le même visage, à deux reprises, dans le même
tableau, une fois pour peindre une jeune femme, la seconde fois pour peindre un jeune
homme ! Ce constat nous confronte à un problème, récurent chez Gauguin, à savoir la
question androgyne. 25
****
25
Voir en Annexe notre esquisse : « Gauguin et la question androgyne »
7
Gauguin, la question androgyne et les Contes barbares
En rédigeant un livre consacré à Paul Gauguin le peintre-écrivain 26, nous avons été
frappés par un passage d’Avant et Après, texte assez hermétique, voire « barbare » que voici :
Après quelques propos sur la « philosophie » qui est, tel un tableau : admirable si le tableau
est un chef d’œuvre, Gauguin ajoute : « L’art comporte la philosophie comme la philosophie
comporte l’art . Sinon que devient la beauté.
Le Colosse remonte au pôle, le pivot du monde ; son grand manteau réchauffe et abrite
les deux germes, Séraphitus, Séraphita, âmes fécondes s’alliant sans cesse, qui sortent des
vapeurs boréales pour aller sur tout l’univers apprendre, aimer et créer ». 27
Placé à la fin de l’ouvrage, cette remarque a du être écrite en novembre ou décembre
1902, devenant, de la sorte, concomitante avec la réalisation des Contes barbares.
Essayons de la décrypter.
Le Colosse peut, d’aucuns l’ont suggéré, évoquer le célèbre tableau portant ce titre,
attribué à Goya. Pour notre part, nous pensons plutôt à la tête « colossale » de M eyer de Haan
que Gauguin, en contraste avec l’aspect chétif de son ami, a sculpté en 1889 et qui trônait sur
la cheminée de la salle à manger de l’auberge de M arie Henry. Quant aux griffes, dont
Gauguin affuble ici de Haan, elles pourraient bien illustrer une
expression de Pierre Loti - un auteur que Gauguin aimait et lisait
à Atuona encore - concernant les sages chinois : «…des ongles
invraisemblables, effilés en griffes ». Dans ce cas, celles-ci
traduisent, non pas une quelconque méchanceté, mais un « signe
distinctif d’hommes parfaitement distingués dans toute leur
personne ».28
Un grand manteau bleu réchauffe et abrite, dans les Contes
barbares, le corps et l’homme intérieur de M eyer de Haan, qui
n’a pas voulu suivre Gauguin vers l’atelier des tropiques mais est
remonté vers le nord. Il y décèdera d’ailleurs, en 1895 à l’âge de
43 ans, ce que Gauguin a appris lors de son second séjour à
Tahiti et qui l’affecta beaucoup.
M ais, par delà la mort, celui qui, en Bretagne a initié Gauguin
à la Kabbale, à M ilton, à Carlyle, à Séraphitus, Séraphita, ces
mystères de la pensée de Swedenborg, continue à hanter son
esprit. Et les vapeurs boréales, symbole de l’enseignement à
Buste Portait de Meyer de Haan, 1889,
portée universelle de Swedenborg, correspondent, d’après nous,
Bois de chêne avec touches de couleur
à l’étonnante fumée du tableau conservé à Essen.
58x30x23
Reste l’essentiel, les deux belles figures et les deux beaux
The National Gallery of Canada, Ottawa.
corps qui occupent le premier plan du tableau. Ceux de la jeune
femme polynésienne rousse d’une part, du jeune homme, assis en position de lotus évoquant le
bouddhisme d’autre part.29 Issues, nous venons de le voir, du même modèle, elles sont la
traduction picturale de Séraphitus Séraphita, âmes fécondes s’alliant sans cesse…pou r aller
sur tout l’univers.
Or, selon le roman de Balzac, que Gauguin connaissait, « Séraphitus et Séraphita ne sont
qu'une seule et même personne, un être qui, issu de parents pétris de la doctrine de
26
A paraître en septembre 2010.
Avant et Après, p. 195
28
Pierre Loti, Figures et choses qui passaient, Calmann-Lévy, Paris, 1898, p. 98.
On connaît par ailleurs l’influence jouée par Loti dans la décision de Gauguin d’aller à Tahiti.
29
Rappelons simplement que c’est encore Jacob M eyer de Haan qui permis à Gauguin d’approfondir ses
connaissances du bouddhisme. L’étonnante toile, intitulée Nirvana, en est le témoignage.
27
8
Swedenborg, est en bonne voie de transcender la condition humaine et qui séduit les humains,
sans qu'ils le sachent bien, pour cette raison même ».30
Tout l’univers : Gauguin rencontre ici, dans sa case d’Atuona, la pensée de Swedenborg,
malgré l’éloignement et la solitude, grâce à Sara/Tohotaua. C’est elle, à travers l’archétype
qu’elle incarne, qui lui permet d’apprendre, d’aimer et de créer.
Nous conclurons ces lignes en émettant l’hypothèse que la citation d’Avant et Après
constitue un commentaire littéraire des Contes Barbares.
L’avis des spécialistes du M usée Folkwang, qui abrite le célèbre tableau, nous intéresse
grandement.
30
Charles Grivel, Notice pour Séraphîta selon Balzac.
9