A propos de trois photos - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de
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A propos de trois photos - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de
A propos de trois photos des archives du missionnaire Paul Vernier et d’un texte de Gauguin susceptibles d’intéresser le Volkwang Museum d’Essen Femme à l’éventail 1902, Museum Volkwang, Essen Marquisien à la cape rouge 1902, Musée d’Art moderne, Liège Contes barbares 1902, Museum Volkwang, Essen Photo de Louis Grelet, 1902 r eprésentant Sara/Tohotaua Photo de Louis Grelet de 1902 représentant Haapuani Photo de Louis Grelet de 1902, représentant Timo, Tioka, Sara/Tohotaua et Kahui. « L’art comporte la philosophie comme la philosophie comporte l’art. Sinon que devient la beauté. Le Colosse remonte au pôle, le pivot du monde ; son grand manteau réchauffe et abrite les deux germes, Séraphitus, Séraphita, âmes fécondes s’alliant sans cesse qui sortent des vapeurs boréales pour aller sur tout l’univers apprendre, aimer et créer. » Gauguin dans Avant et Après. Ouvrage achevé en janvier, février 1903 Au cours de l’été 2007, nous avons, pour la première fois, rencontré Georges Combier, petit-fils du missionnaire Paul Vernier, pasteur, également formé en médecine. On sait que c’est lui qui a soigné Paul Gauguin aux Iles M arquises avant qu’il ne meurt en 1903. Lorsqu’il nous a ouvert les archives de son grand-père, nous avons été particulièrement frappés par la reproduction de trois photographies réalisées à l’attention de Gauguin par Louis Grelet, jeune photographe amateur suisse, très lié à la fois au peintre et au pasteur. **** La première photo est fort connue. Elle a servi Gauguin pour la réalisation de son célèbre tableau La femme à l’éventail. Ce cliché représente Tohotaua, qui fut sans doute le dernier grand amour de l’artiste. Nous avons évoqué dans de précédentes études1, cette personnalité rayonnante dont nous reparlerons brièvement un peu plus loin. M ais d’abord nous nous proposons de reconsidérer l’histoire de la photo de Tohotaua. Gauguin, arrivé à Hiva Oa aux Marquis es en 1901, recevait régulièrement la visite de Louis Grelet qui habitait alors chez son oncle, établi sur l’île voisine de Fatu Hiva. Le peintre appréciait la qualité du mat ériel photographique du jeune homme, âgé alors de 22 ans.2 C’est au cours de l’année 1902 3 que Gauguin proposa à Grelet de réaliser dans « La Maison du Jouir », nom donné à sa cas e, le portrait de celle qui fut alors son modèle préféré. On connaît, par une lettre de Grelet lui-m ême, les conditions dans lesquelles ce cliché a ét é réalisé : « Elle a été prise dans l’atelier de Gauguin quelques mois avant sa mort. La femme qui est une marquisienne et non une tahitienne a été placée et a pris cette attitude sur les indications de Gauguin. Nous voulions la photographier torse nu. Malheureusement ses seins, déjà défaillants (elle avait à peine 20 ans !) nous ont obligé, pour l’esthétique, à les lui cacher en attachant un pareu autour de la gorge. Cette femme était la vahiné du cuisinier de Gauguin. 4 Elle représente le pur type marquisien avec cette anomalie cependant qu’elle portait une magnifique chevelure d’un brun rouxchâtaigne, ce qui est plutôt une rareté là-bas… » 5 Que devint cette photo après que Gauguin eut expédié s a cél èbre peinture à Ambroise Vollard et que ce dernier ait vendu l’œuvre à K. H. Osthaus, conservateur de l’institut allemand qui devint ultérieurement l e célèbre Folkwang Museum d’Essen ? Grelet nous apprend que « le cliché 6 de la photo a été endommagé ». Ainsi, le négatif n’étant plus utilisable, ce sont dès lors, des copies de plus ou moins bonne qualité qui circuleront, souvent à l’initiative de Grelet lui-même. Tous les articles et ouvrages que nous avons pu consulter et qui évoquent cette question, affirment que l e tirage original de la photographie prise dans la case de Gauguin a été envoyé à Daniel de Monfreid par le pasteur Paul Vernier. Ainsi, en 1964, Georges Wildenstein, expert en la m atière, note : « Ce tableau représent e exact ement le même motif qu’une photographie…envoyée à Daniel de Monfreid par le pasteur Vernier ». Ce propos a été, récemment encore, repris dans un très bel album intitulé Gauguin, Tahiti et la Photographie.7 1 Othon Printz, Gauguin et le Protestantisme, Jérôme Do Bentzinger éditeur, Colmar, 2008, pp. 86 ss. et aussi Le Sorcier d’Hiva Oa identifié ? Bulletin de la Société des études océaniennes, 2009, no 317, pp. 99-107 2 Une grande partie de ce matériel se trouve exposée au musée Grelet de l’île de Fatu Hiva aux Marquises. 3 Danielsson, Gauguin à Tahiti et aux Iles Marquises, Editions du Pacifique, 1975, p. 9. 4 Cette mention est inexacte. Il est aujourd’hui bien établi que Tohotaua était la femme d’Hapuani, jadis appelé Le sorcier d’Hiva Oa. 5 Texte cité en français dans un article paru en allemand, en 1932, sous le titre Ein Bild und sein Vorbild bei Gauguin, dans la revue Atlantis : Länder, Völker, Reisen, 1932, pp. 445-447. L’auteur de l’article, Hans Secker, se réfère à une lettre adress ée par Grelet à Lukas Lichtenhan. Ce dernier était alors marchand d’art avant de devenir, en 1934, conservateur de l a Basler Kunsthalle. Nous remercions la Badische Landesbibliothek de Karlsruhe d’avoir recherché à notre intention ce texte peu connu. 6 Jadis on appelait cliché le négati f d’une photographie. La photo elle-m ême ét ait un tirage. De ces tirages on pouvait faire des copies. 7 Jean-Yves Tréhin, Gauguin, Tahiti et la Photographie, édité par le Musée de Tahiti et des Iles, 2003, p. 166. 2 Nous venons de rappeler que le pasteur Vernier a soigné le peintre durant les derniers mois de sa vie. On connaît aussi le contenu d’une lettre qu’il a envoyée le 3 mars 1904 à Monfreid, 8 mais rien, à notre avis, ne permet d’affirm er que la photo de Tohotaua a ét é jointe à ce courrier. Nous pensons même détenir la preuve du contraire. En effet, dans la lettre de remerciem ent de Paul Vernier à Louis Grelet, concernant l’envoie des photos, expédiée de Crest dans la Drôme le 22 juillet 1948, nous lisons : « ... Je vous dis que non seulement votre lettre m’a grandement intéressé, mais aussi que l’envoi des photographies dont vous êt es l’auteur m’a fait un très sensible plaisir…La vahiné de Gauguin est très réussie… » 9 Ainsi Vernier découvre, à côté de quelques autres reproductions, cette belle photo de Tohotaua. Bien qu’âgé alors de 78 ans, il se serait, sans aucun doute, souvenu de l’avoir déjà vue et de surcroît expédiée à Monfreid. De ce qui précède nous pensons pouvoir tirer cette conclusion : une photo originale, remise par Grel et à Gauguin, est restée dans la case de ce dernier où elle a probablem ent disparu. Elle ne figure, à notre connaissance, ni dans l’inventaire des affaires de Gauguin, ni dans celles acquises par Victor Segalen. On peut donc estimer que c’est Grelet qui, à partir de son propre original, a fait des copi es qu’il a lui-même distribuées. L’une d’elles a été transmise à Lukas Li chtenhan ; une aut re à Paul Huguenin, écrivain, peintre et ancien missionnaire en Polynésie. Modèle pour Gauguin, cette photo a en effet servie à ce dernier comme modèle pour effectuer deux belles gravures. 10 **** La seconde photo représente Haapuani. Dans l’entourage du pasteur Vernier on l’appelait de préférence Isaac. M ari de Tohotaua, il a été, bien longtemps, présenté comme le modèle qui a servi à Gauguin pour réaliser le tableau jadis intitulé Le sorcier d’Hiva Oa. Dans un précédent écrit nous avons montré qu’il n’en est rien.11 8 Elle a été publiée pour la première fois par Charles Morice, Paul Gauguin, à Paris en 1919. Cité par Pierre Bompart, Ma Mission aux Marquises, Editions des Deux Miroirs, Paris, 1962, p. 117. 10 Il convient de consulter l’ouvrage intitulé Aux Iles Enchanteresses qui a été publié par Paul Huguenin à Lausanne chez Payot en 1912. Une réédition, par les soins des Editions Haere Po, Papeete, Tahiti, est prévue prochainem ent. Nous remercions infiniment le responsable de cette édition, Robert Koenig, de nous avoir ouvert cette piste. 11 Printz, Le Sorcier d’Hiva Oa identifié ? opus cité, pp. 99-107 9 3 La troisième photo nous montre Tioka, le grand ami marquisien de Gauguin entouré de ses trois enfants adoptifs. Ayant longuement étudié ce cliché dans notre étude consacrée au Sorcier d’Hiva Oa, nous ne ferons ici qu’un bref rappel en ajoutant quelques éléments nouveaux. Tioka, un marquisien de l’âge de Gauguin, portait en fait, et en souvenir de son père, le nom de Tioakoekoe, ce qui signifie : « l’homme dont les entrailles ont été rôties sur une broche » !12 Le pasteur Vernier, dont Tioka était le diacre, rapporte que Gauguin l’aimait beaucoup car il lui fournissait de multiples informations sur les anciennes traditions marquisiennes qu’il connaissait admirablement. On sait par ailleurs que Gauguin et Tioka ont, selon une tradition du pays, échangé leur sang, devenant de la sorte fétii, c’est à dire membres d’une même famille. Cette entrée de Gauguin dans la famille de Tioka doit être soulignée. A gauche de Tioka se tient Timo, abréviation du nom complet de Vahatetua Heeafia Timeteo. Ces trois noms, sans lien l’un avec l’autre, signifient respectivement : Bouche de Dieu, Celui qui regarde autour de soi et Timothée, nom biblique qui se dit Timeteo en marquisien. Jeune métis, extrêmement intelligent, il a été formé par le pasteur Vernier. Lui-même a évoqué l’influence que le missionnaire a joué dans sa vie : « Il m’a instruit, confirmé et marié… » Timo a été l’interprète de Gauguin qui le cite dans Avant et Après : « A l’interprète indigène j’ai dit ‘mon garçon, comment dis-tu en langue marquisienne : une idylle ?’ Et il m’a répondu ‘que vous êtes rigolo’. Poussant plus loin mes investigations, je lui ai dit : ‘quelle est l’expression pour dire vertu ?’. Et en riant, ce brave garçon m’a répondu ‘vous me prenez donc pour un imbécile ?’ Le pasteur lui-même raconte que c’est un péché… » 13 A droite de la photo nous apercevons Kahui sur le cheval de Gauguin. Engagé par le peintre comme cuisinier et palefrenier, Paul Vernier dit de lui qu’il était « intermittent, en ce sens qu’il désertait souvent le logis de son maître pendant sa maladie ». Kahui est la forme abrégée de Kahuiti. Il porta ce nom en souvenir de l’homme qui a tué Tufetu, son grand-père, « pour le faire bouillir et envoyer des morceaux de sa chair aux gens de la vallée »… 12 Les notes concernant la signi fication des noms marquisiens sont des témoignages de Timo rapportés par Frederick O’Brien, White shadows on the south seas, The Century, New York, 1919. 13 Paul Gauguin, Avant et après, Edition Avant et Après,1989, p. 68 4 Notons que Gauguin a sans doute peint Kahui sur son cheval dans l’une des versions de Cavalier sur la plage. Reste la jeune fille à la fleur qui apparaît entre Tioka et Kahui. Dans l’entourage du pasteur on l’appelait Sara. 14 Quelquefois aussi « Toho », abréviation de son prénom marquisien de Tohotaua. Au même titre que les deux garçons, elle était l’enfant adoptif de Tioka.15 Ce dernier fait - nous voudrions une nouvelle fois le souligner ici - est confirmé par Haapuani, son mari. En effet, lorsqu’en 1918, l’ethnologue américain Craighill Handy, dont il fut l’informateur, lui demanda d’où il tirait son immense savoir, il répondit que ses premières connaissances remontai ent à l’époque où il fréquentait l’école de Puamau, une vallée de l’est d’Hiva Oa, et que plus tard à Atuona, le père de Tohotaua, qui était un homme de haute culture, avait largement contribué à enri chir cet apport initial.16 A travers des investigations minutieuses, allant jusqu’au recours aux méthodes anthropométriques de la police scientifique, nous avons pu établir que S ara/Tohotaua, correspond à la même jeune femme que Grelet a photographié dans l’atelier de Gauguin. Ainsi, à partir de ce qui précède, nous pouvons affirmer que Gauguin était en possession d’au moins deux photographies de Tohotaua réalisées par Louis Grelet. Cette dernière lui a-t-elle également servi de modèle ? Nous avons vu plus haut qu’elle a pu inspirer Gauguin pour réaliser l’une des versions de Cavalier sur la plage. M ais il y a plus. Rapprochons cette photo du Marquisien à la cape rouge : la ressemblance entre les deux personnages est saisissante ! On sait par ailleurs que le modèle du « sorcier » se retrouve dans plusieurs autres tableaux datant de 1902.17 Cette omniprésence de Sara/Tohotaua traduit toute l’importance qu’elle occupait dans la vie de Gauguin à ce moment. M ais, ce qui est le plus étonnant, c’est que le modèle apparaît 14 Dans Gauguin dans son dernier décor, Victor Segalen parle égalem ent de Sara et non de Tohotaua. Danielsson, opus cité p. 292. la considère à tort comme la fille adoptive de Kahui. Grel et, on s’en souvient, l’avait prise pour la femme de Kahui. 16 Cité par Jacques Bayl e-Ottenheim, Tohotaua et Haapuani, deux amis marquisiens de Gauguin, brochure consacrée au 5e salon international du livre insulaire, 2003, pp. 25-29. 17 Il s’agit notamment de L’Appel, des Baigneurs, de la Sœur de Charité et peut-être d’autres. 15 5 tantôt comme figure masculine, tantôt comme figure féminine. Une question encore. Epouse d’Hapuani et fille adoptive du diacre protestant Tioka, très proche du pasteur Vernier, Sara, son modèle par excellence, était-elle la maîtresse de Gauguin ? Nous nous permettons deux remarques à ce sujet. D’une part, les mœurs aux M arquises étaient loin des codes chrétiens et européens de Paul Vernier ; pourtant, même si souvent il se plaignait de cette situation, il était d’une grande tolérance. Pour les proches de Paul Vernier c’est ainsi qu’il faut comprendre le mot élogieux de Gauguin à son sujet : « Ma case finie, je ne songeais guère à faire la guerre au pasteur protestant qui d’ailleurs est un jeune homme bien élevé et d’un esprit très libéral… » 18 D’autre part, nous voudrions citer un mot d’une fiction historico-poétique de Victor Segalen, qui fut chaleureusement reçu en 1903 par le pasteur Vernier et son diacre Tioka lors de son passage à Atuona. Dans son dialogue avec Tioka, Segalen lui dit : « Tioka, j’ai demandé le nom de toutes les femmes que le Maître a connu. Pourquoi ne m’as-tu pas dit celle-ci ? Tioka sourit avec dédain. ‘Elle n’a jamais dormi avec lui, celle-là’ Et Sara se mit à pleurer beaucoup… ». 19 Quand on sait que Sara était la fille adoptive de Tioka et la maîtresse de Segalen, ce propos prend un certain relief ! A notre avis, très malade, abandonné par M arie-Rose, sa vahiné attitrée, qui est allée accoucher dans sa famille, Gauguin a tissé avec S ara des liens d’une nature autre que sexuels, en tous les cas au sens habituel du concept. A la fin de sa vie, il nous semble percevoir les mots qu’il a jadis, en 1888, envoyés à M adeleine Bernard, le premier grand amour - sans qu’il y ait eu passage à l’acte, M adeleine étant bien surveillée par sa mère et son frère ! - du peintre pour une très jeune fille : « Ma sœur,… Premièrement il faut vous considérer comme Androgyne sans sexe ; je veux dire par là que l'âme, le coeur, tout ce qui est divin enfin, ne doit pas être esclave de la matière, c'està-dire du corps… »20 Concluons. De Madeleine et de S ara/Tohotaua Gauguin a su, grâce à un amour qui confine au transcendantal, réaliser deux portraits de femmes, ( le premier et le dernier ) qui sont des chef-d’œuvres. Pour terminer, nous voudrions encore évoquer l’histoire de cette troisième photographie. Contrairement à la photographie analys ée plus haut, qui est une copie, le présent document des archives de Paul Vernier est un cliché, c’est à dire le tirage original d’un négati f. Jean-Yves Tréhin, qui le reproduit dans son livre Gauguin, Tahiti et la Photographie, précise qu’il s’agit d’un cyanotype de 17x11,5 cm. 21 Nous avons trouvé la moitié droite du cliché reproduite dans deux documents. En premier, il apparaît dans l’ouvrage intitulé Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises.22 Les textes sont issus de la plume de Victor Segalen. A juste titre, Jean -Luc Coatal em, qui a conçu et préfacé l e livre, y a inséré une photo de Tioka, dont il est largement question dans ces pages de Segalen. Mais, en lieu et place de Timo, il aurait mieux fait de retenir la jeune femme, Sara/Tohotaua, qui joue un rôl e éminent dans cette belle fiction à fond historique de l’auteur des Immémoriaux. Quant à la provenance du cliché, l’éditeur nous signale qu’il est tiré d’une collection particulière. Le même document a été repris, à titre d’illustration, dans un article de Jean-Marc Tera’Ituatini Pambrun intitulé Triste Sauvage.23 L’auteur ajoute, en légende de la photo, Timo et Tioka, Papeari, Archives Danielsson. Ce dernier rencontrait fréquemment Louis Grelet qui, selon son habitude, a du lui confier une copie. Notons enfin que dans un autre livre nous avons trouvé la reproduction de la partie gauche de la photo en page 113 et la partie droite en page 115 ! 24 18 Paul Gauguin, Avant et après, Edition Avant et Après, 1989, p. 67. Victor Segalen, Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises, Magellan, Paris, 2003, pp. 69 à 153 20 Voir annexe : Esquisse sur Gauguin et la question androgyne. 21 Opus cité p. 136. 22 Préface de Jean-Luc Coatalem, Magellan & Cie, Paris, 2003. 23 Paul Gauguin : Héritage et confrontations, actes du colloque international organisé les 6, 7 et 8 mars 2003 par l'Université de la Polynésie française ; textes réunis et présentés par Riccardo Pineri, Papeete, Le Motu, 2003. 24 Georges Beauté, Paul Gauguin vu par les photographes, Edita, Lausanne, 1988. L’auteur précise que les deux éléments sont issus des archives Vernier. 19 6 Nous en étions là dans nos recherches lorsque, à notre grand étonnement, nous avons lu dans les descriptifs du Musée Folkwang d’Essen, qui abrite non seulement l’une des version de Cavaliers sur la plage et la Jeune femme à l’éventail mais aussi les Contes barbares, cette phrase : «…Fasciné par la vue de Tohotaua, le modèle qui lui a servi pour réaliser la Jeune fille à l’Eventail, Gauguin a introduit la jeune femme dans le tableau de 1902 intitulé Contes Barbares. Nous la reconnaissons dans la figure agenouillée au premier plan avec sa lumineuse chevelure rouge orange. La figure de gauche est le portrait du jeune homme qui a déjà servi à Gauguin de modèle pour peindre le Marquisien à la cape rouge abrité à Liège… » (C’est nous qui soulignons) Croisant les différents éléments que nous venons d’examiner, nous arrivons à cette conclusion étonnante : Gauguin a utilisé le même visage, à deux reprises, dans le même tableau, une fois pour peindre une jeune femme, la seconde fois pour peindre un jeune homme ! Ce constat nous confronte à un problème, récurent chez Gauguin, à savoir la question androgyne. 25 **** 25 Voir en Annexe notre esquisse : « Gauguin et la question androgyne » 7 Gauguin, la question androgyne et les Contes barbares En rédigeant un livre consacré à Paul Gauguin le peintre-écrivain 26, nous avons été frappés par un passage d’Avant et Après, texte assez hermétique, voire « barbare » que voici : Après quelques propos sur la « philosophie » qui est, tel un tableau : admirable si le tableau est un chef d’œuvre, Gauguin ajoute : « L’art comporte la philosophie comme la philosophie comporte l’art . Sinon que devient la beauté. Le Colosse remonte au pôle, le pivot du monde ; son grand manteau réchauffe et abrite les deux germes, Séraphitus, Séraphita, âmes fécondes s’alliant sans cesse, qui sortent des vapeurs boréales pour aller sur tout l’univers apprendre, aimer et créer ». 27 Placé à la fin de l’ouvrage, cette remarque a du être écrite en novembre ou décembre 1902, devenant, de la sorte, concomitante avec la réalisation des Contes barbares. Essayons de la décrypter. Le Colosse peut, d’aucuns l’ont suggéré, évoquer le célèbre tableau portant ce titre, attribué à Goya. Pour notre part, nous pensons plutôt à la tête « colossale » de M eyer de Haan que Gauguin, en contraste avec l’aspect chétif de son ami, a sculpté en 1889 et qui trônait sur la cheminée de la salle à manger de l’auberge de M arie Henry. Quant aux griffes, dont Gauguin affuble ici de Haan, elles pourraient bien illustrer une expression de Pierre Loti - un auteur que Gauguin aimait et lisait à Atuona encore - concernant les sages chinois : «…des ongles invraisemblables, effilés en griffes ». Dans ce cas, celles-ci traduisent, non pas une quelconque méchanceté, mais un « signe distinctif d’hommes parfaitement distingués dans toute leur personne ».28 Un grand manteau bleu réchauffe et abrite, dans les Contes barbares, le corps et l’homme intérieur de M eyer de Haan, qui n’a pas voulu suivre Gauguin vers l’atelier des tropiques mais est remonté vers le nord. Il y décèdera d’ailleurs, en 1895 à l’âge de 43 ans, ce que Gauguin a appris lors de son second séjour à Tahiti et qui l’affecta beaucoup. M ais, par delà la mort, celui qui, en Bretagne a initié Gauguin à la Kabbale, à M ilton, à Carlyle, à Séraphitus, Séraphita, ces mystères de la pensée de Swedenborg, continue à hanter son esprit. Et les vapeurs boréales, symbole de l’enseignement à Buste Portait de Meyer de Haan, 1889, portée universelle de Swedenborg, correspondent, d’après nous, Bois de chêne avec touches de couleur à l’étonnante fumée du tableau conservé à Essen. 58x30x23 Reste l’essentiel, les deux belles figures et les deux beaux The National Gallery of Canada, Ottawa. corps qui occupent le premier plan du tableau. Ceux de la jeune femme polynésienne rousse d’une part, du jeune homme, assis en position de lotus évoquant le bouddhisme d’autre part.29 Issues, nous venons de le voir, du même modèle, elles sont la traduction picturale de Séraphitus Séraphita, âmes fécondes s’alliant sans cesse…pou r aller sur tout l’univers. Or, selon le roman de Balzac, que Gauguin connaissait, « Séraphitus et Séraphita ne sont qu'une seule et même personne, un être qui, issu de parents pétris de la doctrine de 26 A paraître en septembre 2010. Avant et Après, p. 195 28 Pierre Loti, Figures et choses qui passaient, Calmann-Lévy, Paris, 1898, p. 98. On connaît par ailleurs l’influence jouée par Loti dans la décision de Gauguin d’aller à Tahiti. 29 Rappelons simplement que c’est encore Jacob M eyer de Haan qui permis à Gauguin d’approfondir ses connaissances du bouddhisme. L’étonnante toile, intitulée Nirvana, en est le témoignage. 27 8 Swedenborg, est en bonne voie de transcender la condition humaine et qui séduit les humains, sans qu'ils le sachent bien, pour cette raison même ».30 Tout l’univers : Gauguin rencontre ici, dans sa case d’Atuona, la pensée de Swedenborg, malgré l’éloignement et la solitude, grâce à Sara/Tohotaua. C’est elle, à travers l’archétype qu’elle incarne, qui lui permet d’apprendre, d’aimer et de créer. Nous conclurons ces lignes en émettant l’hypothèse que la citation d’Avant et Après constitue un commentaire littéraire des Contes Barbares. L’avis des spécialistes du M usée Folkwang, qui abrite le célèbre tableau, nous intéresse grandement. 30 Charles Grivel, Notice pour Séraphîta selon Balzac. 9