Etudes des personnages principaux de Moliere dans Les

Transcription

Etudes des personnages principaux de Moliere dans Les
CHAPITRE 1
L’approche méthodique
Dans une œuvre littéraire, un personnage est un élément fondamental. Il
est l’être que le dramaturge invente pour organiser le déroulement de l’histoire. Nous
nous intéressons aux personnages dans la comédie de Molière parce que ses
personnages provoquent le rire et représentent le comportement des hommes de son
époque.
Un « personnage », ce n’est pas un « il » quelconque. Dans Le Robert,
Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (2006, p. 1912), un
« personnage » est « chacune des personnes qui figure dans une œuvre théâtrale et qui
doit être incarnée par un acteur, une actrice.» Le personnage est ainsi un élément
indispensable au théâtre. Il est impossible de jouer une pièce de théâtre sans
personnages parce que les personnages développent l’action théâtrale. Yves Reuter
explique ainsi, dans Les Pratiques, la fonction indispensable du personnage :
« L’importance du personnage pourrait se mesurer aux effets de son
absence. Sans lui, comment raconter des histoires, les résumer, les juger,
en parler, s’en souvenir ? »
(Cité par Jean-Philippe Miraux, 1997, p. 9)
Les personnages sont inséparables de l’univers fictif parce qu’ils sont
moteurs de la fiction. C’est pour cette raison que les personnages « vivent,
se déplacent, portent des noms, possèdent parfois des visages. Finissent par
représenter des types. (…) Plus encore, ils organisent les rythmes, les lieux, les
actions de l’univers romanesque » (Ibid.). Selon l’expression d’Alain Couprie (1995,
p. 19) dans Le Théâtre, « le personnage est un être fictif de papier ».
Pour que les personnages vivent et jouent un rôle dans l’univers fictif,
l’auteur leur donne la substance, c’est-à-dire, les caractérise. Jean-Pierre Goldenstein
(1985, p. 46) décrit, dans Pour lire le roman, le procédé pour créer des personnages
3
4
élaborés à partir du caractère de l’homme afin que les personnages aient une vie dans
la fiction :
« Pour amener ses personnages à la vie fictive du récit, le romancier
dispose d’un certain nombre de procédés de caractérisation.
Caractériser un personnage de roman, c’est lui donner, bien que dans la
fiction, les attributs que la personne qu’il est censé représenter
posséderait dans la vie réelle. L’élaboration de tout un système de signes
qui font sens s’appuie sur une certaine conception de l’Homme qui
suppose que l’on tienne implicitement pour fondés les présupposés
humanistes garants de la vérité humaine : personne morale et personne
physique, corps conçu comme manifestation de l’être, de son caractère,
etc. »
Dans Pour un nouveau roman, Alain Robbe-Grillet (1963, p. 31) souligne
l’importance du caractère qui donne des informations sur le personnage et qui permet
au lecteur de le juger :
« Enfin il doit posséder un caractère, un visage qui le reflète, un passé
qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait
réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au
lecteur de le juger, de l’aimer, de le haïr. »
Un « personnage » est un objet qui réunit des caractérisations : le nom, le
portrait, le comportement, le langage, etc. C’est-à-dire que « le personnage est un
agrégat complexe groupé sous l’unité d’un nom » (Anne Ubersfeld, 1996, p. 94). Ceci
correspond à l’idée de Jean-Pierre Ryngaert (1991, p. 112) qui note, dans
L’Introduction à l’analyse du théâtre, la fonction essentielle du personnage dans le
théâtre :
5
« Il semble bien que la fiction théâtrale ait besoin du personnage dans
l’écriture, comme une marque unificatrice des procédures d’énonciation,
comme un vecteur essentiel à l’action, comme un carrefour du sens. »
L’étude des personnages est un des modes d’accès à la fois les plus
immédiats et les plus éclairants sur le texte théâtral parce que les caractères des
personnages reflètent généralement l’histoire de la fiction. Prenons quelques exemples
dans les pièces de théâtre de Molière : la pruderie de Cathos et Magdelon dans Les
Précieuses ridicules, l’avarice d’Harpagon dans L’Avare, l’hypocrisie de Tartuffe
dans Le Tartuffe ou la vantardise de Philaminte, de Bélise et d’Armande dans Les
Femmes savantes.
Jean-Pierre Goldenstein (1985, p. 44) distingue trois types de personnages
selon des critères qui reposent sur les développements de l’action:
« On distingue généralement, selon des critères au demeurant très flous,
le personnage principal, héros ou protagoniste, des personnages
secondaires ou épisodiques qui apparaissent à l’arrière-plan ou de temps
en temps dans le roman, et du comparse enfin, personnage dont le rôle
se trouve réduit au minimum. »
Dans notre mémoire, nous nous intéressons particulièrement au
personnage principal parce que son rôle et son évolution sont importants pour le
déroulement théâtral. C’est lui à qui l’auteur donne le rôle important et sur lequel le
spectateur se focalise. Chez Molière, le personnage principal n’est pas seulement le
moteur théâtral, mais aussi « le miroir de la vie » (Bernard Combeaud, 1999, p. 41)
: il reflète des défauts et des vices des hommes du XVIIe siècle comme la préciosité,
l’avarice, l’hypocrisie, la pédanterie, etc. La comédie moliéresque illustre les
caractères, les mœurs et la vie de ses contemporains. C’est une peinture « d’après
nature » (Patrick Dandrey, 1992, p. 20). L’auteur a l’intention de livrer sa philosophie
aux spectateurs à travers ses personnages. André Lagarde et Laurent Michard (1970,
p. 197) expliquent que la peinture de Molière représente les vices universels des
hommes et permet ainsi aux personnages d’être immortels :
6
« Molière voulait “peindre d’après nature”. Il a créé des types
immortels, solidement enracinés dans la réalité contemporaine sans
doute, mais dépassant leur temps et la personne même de leur
auteur. Son avare, son hypocrite, ses précieuses et ses bas-bleus, ses
bourgeois vaniteux, son “grand seigneur méchant homme”, son
misanthrope et sa coquette restent vrais comme au premier jour ; et
pourtant, loin d’être des peintures abstraites de l’avarice, de l’hypocrisie,
etc., ce sont des êtres vivants. Il a eu le génie de les faire en même temps
universels et particuliers, au point que leurs noms sont devenus
symboliques : ne dit-on pas un harpagon, un tartuffe, un Alceste, une
Célimène, un Trissotin ?»
Dans La Critique de l’École des femmes, Molière propose, à travers
Dorante, une réflexion sur la poétique du genre comique. Ceci nous en apprend plus
sur les positions de Molière dans ses œuvres. Ses comédies imitent la réalité en
peignant ses contemporains d’après nature pour plaire au public et lui donner à en rire
pour lui procurer du plaisir :
« Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature.
On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous
n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces
sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient
de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y
faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les
honnêtes gens. »
(La Critique de l’École des femmes, scène VI)
Les personnages dans la comédie moliéresque ne sont pas des fantoches,
mais « des êtres vivants » (André Lagarde et Laurent Michard, 1970, p. 197). René
Jasinski (1969, p. 275) fait l’éloge de Molière qui sait caractériser ses personnages par
la démesure humaine de son époque :
7
« Multiple et délibérément engagée, la pensée de Molière s’impose avec
d’autant plus d’efficacité qu’elle prend corps en des personnages
étonnamment vivants. Nul n’a plus fortement accusé le relief dramatique
pour individualiser les caractères en les élevant à l’universalité des types
éternels. À l’encontre du préjugé courant sur la prétendue impersonnalité
classique, il peint d’abord d’après nature. On le reconnaît lui-même à
travers nombre de ses héros… »
La peinture de Molière est en effet d’« esprit satirique » (André Lagarde
et Laurent Michard, 1970, p. 177) car elle accuse et condamne toutes les défigurations
humaines : un athée, un faut dévot, des précieuses, des femmes savantes, des
médecins, des pédantes, des marquis, des bourgeois, etc. Dans la préface Les
Précieuses ridicules, Molière se défend en disant qu’il n’a pas confondu la comédie
avec la satire personnelle : « Elle se tient dans la satire honnête et permise ». Ce qu’il
entend, c’est démontrer que le défaut et le vice humains entrent dans le cadre du
ridicule. C’est pour cette raison que nous choisissons d’étudier les personnages
principaux de Molière. Avant d’effectuer notre étude, il faudrait tout d’abord
connaître les techniques de la caractérisation, c’est-à-dire, les « signes constitutifs du
personnage » (Bernard Valette, 1993, p. 112). Ce sont « les caractérisations directes et
indirectes » (Jean-Pierre Goldenstein, 1985, p. 52) : le nom, le portrait, la profession,
la famille, le comportement, et le langage. Nous allons ainsi étudier des personnages
principaux de Molière d’après ces critères.
8
1.1 Le nom
Le nom et le portrait des personnages principaux de Molière sont
inséparables. Le nom relève des précisions du portrait. Le nom d’Harpagon dans
L’Avare et le nom de Trissotin dans Les Femmes savantes conduisent au portrait
moral, au caractère et aux traits psychologiques. Le nom de Tartuffe dans Le Tartuffe
indique ses traits psychologiques et son métier.
Le nom est l’élément qui représente la substance du personnage. Il est rare
que le personnage n’ait pas de nom. Sans nom, le personnage paraît mystérieux et
moins intéressant. La nomination des personnages est une caractérisation sur laquelle
l’auteur travaille attentivement. Alain Robbe-Grillet (1963, pp. 31-33) met l’accent
sur l’importance du nom de personnage :
« Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de
famille et prénom. (…) Avoir un nom, c’était très important sans doute
au temps de la bourgeoisie balzacienne. C’était important, un caractère,
d’autant plus important qu’il était davantage l’arme d’un corps-à-corps,
l’espoir d’une réussite, l’exercice d’une domination. »
Philippe Hamon (1983, p. 107) explique ainsi la création des noms de
personnage :
« L’appellation d’un personnage est constituée d’un ensemble, d’étendue
variable, de marques : nom propre, prénoms, surnoms, pseudonymes,
périphrases descriptives diverses, titres, portraits, leitmotive, pronoms
personnels, etc. »
C’est le nom, « la marque stable » (Ibid.) que nous choisissons d’étudier
pour analyser les personnages principaux chez Molière. Car le nom « organise le
personnage comme foyer permanent d’information, organise la mémoire que le
lecteur a de son texte » (Ibid.). D’ailleurs, il permet aussi une critique sur le théâtre.
Jean-Philippe Miraux (1997, p. 12) expose comment étudier le nom dans un récit :
9
« Souligner avec précision de quelle manière il est nommé : quel est son
nom, son prénom, son titre, quels sont les désignateurs (pronoms
personnels, périphrases, lettres, surnoms) qui manifestent sa présence
dans le récit ? Les reprises de ces procédés sont-elles fréquentes ? »
Le nom est le premier signe d’un personnage. Il montre le caractère du
personnage. Philippe Hamon (1983, p. 139) décrit la fonction du nom sur laquelle les
lecteurs devraient se focaliser :
« (…) certaines inscriptions de noms peuvent désigner les personnages
“insignes” privilégiés. Le nom, avant d’être un signe (plus ou moins
“arbitraire”, plus ou moins “motivé”, plus ou moins chargé de
“sens”) peut donc être une “enseigne”, c'est-à-dire inscription publique
qui signale, indique, souligne, et dénote un “notable”. C’est surtout,
alors, un instrument de focalisation important, focalisation de l’attention
du lecteur, ou des personnages délégués, soit sur un personnage
“insigne”, “important” (celui dont le nom est inscrit), soit sur un contenu
symbolique important, soit sur l’importance du moment précis où le
personnage de déchiffreur de nom déchiffre le nom. »
Chez Molière, le nom est non seulement l’appellation du personnage, mais
aussi le centre de précisions importantes. Molière nomme ses personnages principaux
par leurs ridicules et leurs vices. Les noms de ses personnages ont souvent des
significations péjoratives qui correspondent à leurs comportements. André Lagarde et
Laurent Michard (1970, p. 197) font l’éloge de Molière à cet égard :
« Il a eu le génie de les faire en même temps universels et particuliers,
au point que leurs noms sont devenus symboliques : ne dit-on pas un
harpagon, un tartuffe, un Aleste, une Célimène, un Trissotin ? »
Dans L’Avare, la signification du nom d’Harpagon est celle d’une odieuse
avarice. Ce nom provient de sa monomanie : l’argent. Il veut non seulement conserver
10
ses biens, mais aussi s’emparer de ceux des autres par un moyen secret : l’usure
criminelle. Dans Le Tartuffe, le personnage principal, Tartuffe, est un faux dévot. Il
s’est introduit dans la famille d’Orgon, riche bourgeois, pour son avantage. En face
d’Orgon, il feignait d’être « ecclésiastique » (Pierre-Georges Castex et al., 1966,
p. 112). Aux yeux d’Elmire, femme d’Orgon, il ne pouvait pas réprimer sa luxure.
C’est pourquoi Molière l’a nommé « Tartuffe » qui signifiait « l’hypocrite » ou
« l’imposteur ». Quant à Trissotin dans Les Femmes savantes, il était un « auteur
vaniteux et fat » (Hubert Carrier, 1976, p. 18). La signification de ce nom était « triple
sot » (Ibid.) qui correspondait à l’adversaire de Molière, l’abbé Cotin. Molière a
remanié son nom, Tricotin en Trissotin, pour riposter contre Cotin. Cotin était un
homme important, aumônier du roi et membre de l’Académie depuis dix-sept ans et
qui ne manquait en réalité ni de connaissances ni de talent. Il cultivait à la fois la
théologie, le grec et la poésie mais il avait un caractère détestable et se montrait avide
de mondanités. Ses œuvres galantes en prose et en vers avaient rencontré en 16631665 un certain succès dans les cercles mondains.
Le nom est un indice sur ce qu’est le personnage. Le nom des trois
personnages cités nous montre que celui-ci est inséparable du portrait. Ainsi, l’étude
du nom est à la fois celle du comportement et du caractère de personnages.
1.2 Le portrait
Le portrait est une caractérisation non-négligeable parce qu’il relève de
l’analyse du personnage. C’est une description écrite ou orale qui représente dans le
détail des personnages comme leur physique, leur moral, leur milieu, etc. Grâce au
portrait, nous pouvons savoir si le personnage est beau ou laid, aimable ou odieux,
riche ou pauvre. Philippe Hamon (1983, p. 151) voit ainsi le rôle du portrait :
« (…) face à cette dénomination, à cette condensation du personnage, le
portrait, qui est expansion, qui se présente sous la forme d’une
description (ou d’un ensemble de descriptions), joue également un rôle
important dans la construction de l’effet-personnage. »
11
Dans L’Espace littéraire, Tomachevski, analyste du théâtre, souligne les
fonctions du portrait :
« Le portrait physique ou moral, c’est un “motif statique” qui permet un
peu comme une description en point d’orgue, de poser un point
d’ancrage dans la construction du personnage. Sorte de fiche
signalétique première, il permettra d’offrir au roman sa dynamique
propre en ouvrant, à partir de prédicats spécifiques, les multiples
directions des intrigues, des actions, des tensions, des événements. »
(Cité par Jean-Philippe Miraux, 1997, p. 14)
Le portrait est la technique que l’auteur utilise pour donner des
informations sur des personnages. Il nous donne une vision, caricaturale ou satirique,
comme dans la comédie de Molière, qui ne vise pas seulement à une description
physique, mais aussi à une description morale. Jean-Philippe Miraux (Ibid., p. 11)
distingue trois types de portraits :
« Effectuer une analyse de la première apparition de chacun des
protagonistes importants du roman, de leur portrait physique (traits,
vêtements, ou vêture, apparence, taille, sexe, procédés de synecdoque les
désignant), de leur portrait moral (caractères, traits psychologiques,
opinions), et de leur portrait social (métier, propriétés, argent, situation
géographique,
place
dans
une
hiérarchie)
Tous
ces
éléments
constitueront les traits distinctifs du personnage. »
Cette observation est une voie importante pour étudier des personnages.
Les éléments de chaque portrait donnent des informations sur les personnages.
Molière utilise le portrait pour relever des aspects ridicules des personnages
principaux et faire rire le spectateur. Le portrait des personnages principaux est
sûrement plus saillant que celui des autres personnages. Grâce au portrait, nous
pouvons distinguer immédiatement le personnage principal du secondaire. Le portrait
des personnages principaux de Molière consiste en des « outrances caricaturales »
12
(André Lagarde et Laurent Michard, 1970, p. 181), c’est-à-dire qu’ils sont
d’apparence et de caractère ridicules.
Prenons, d’abord, le portrait physique. C’est l’indice que nous pouvons
saisir directement à travers les traits, les vêtements ou les apparences des personnages.
« Le portrait-balise ou le portrait scansion » (Philippe Hamon, 1983, p. 165) prend
une certaine importance dans la fiction parce qu’il reflète un moment crucial de la vie
et de la psychologie du personnage. Le portrait physique des personnages principaux
chez Molière les ridiculise. Ils portent des vêtements démodés, étranges et font
souvent des grimaces. André Lagarde et Laurent Michard (1970, p. 181) montrent par
exemple que l’habillement extravagant de Mascarille fait ressortir les traits saillants et
comiques de celui-ci :
« Molière se contente, dans la farce, de saisir les traits saillants de ses
héros. Il aimait forcer les effets comiques : Mlle Des Jardins nous le
décrit dans le rôle de Mascarille avec une perruque “si grande qu’elle
balayait la place à chaque fois qu’il faisait la révérence”, un chapeau
minuscule, un immense rabat, des canons jusqu’à terre, une profusion de
glands qui sortaient de la poche, des souliers à talons “d’un demi-pied de
haut” et couverts de rubans. »
André Lagarde et Laurent Michard (Ibid.) ont souligné la valeur et la
puissance de ce portrait qui fait rire le spectateur :
« De ces outrances caricaturales, il résulte une vigueur simplificatrice
qui laisse à ses personnages de farce, à travers leur vérité humaine, une
certaine raideur de marionnettes. Cette rigidité mécanique, chez des
êtres que nous sentons d’autres parts vivants, provoque un rire souvent
irrésistible. »
Dans L’Avare, le portrait d’Harpagon est celui d’un « maudit vieillard »
(Évelyne Amon, 1990, p. 16). Il est âgé de soixante ans, laid, malade, habillé de façon
13
démodée. Quant à Tartuffe, Molière esquisse son portrait physique très rapidement :
Tartuffe est grand et gourmand.
Quant au portrait moral des personnages principaux chez Molière, il paraît
plus saillant que les autres portraits. Molière encombre de travers et de vices humains
les traits psychologiques de ses personnages. René Bray (1954, p. 291) note que la
moralité est une exception dans la comédie de Molière où le comique est inextricable
de l’esprit pervers :
« Néanmoins, conformément aux tendances de l’époque plutôt que par
une détermination qui lui serait personnelle, Molière, même dans ses
farces les plus truculentes, introduit à côté du comique de farce un
comique plus relevé et, à l’occasion, il renouvelle la bouffonnerie en la
liant à la psychologie. Son génie d’amuseur est d’une richesse que ses
prédécesseurs n’ont pas connue, ni d’ailleurs ses héritiers. »
Molière observe les hommes de son époque et attaque leurs défauts à
travers ses personnages. Ceux-ci sont obsédés par leurs intérêts et leurs manies. Dans
Les Précieuses ridicules, Cathos et Magdelon sont enfermées dans leurs chimères ;
elles veulent être précieuses comme des nobles parisiennes. Harpagon se passionne
pour l’argent. À cause de son avidité, il est un avare et un égoïste « sans bornes »
(Robert Horville, 1991, p. 77). Il pense à augmenter ses biens sans moralité : c’est un
usurier criminel. Les mariages de ses enfants sont organisés pour son intérêt. Tartuffe
est l’imposteur qui joue le rôle du dévot. Sa sensualité et sa gourmandise sont
contraires à la moralité d’un vrai dévot. Philaminte, Bélise et Armande dans Les
Femmes savantes sont éprises des hautes sciences, en particulier de la littérature.
Philaminte est insensée quand elle chasse sa serveuse, Martine, qui commet des fautes
de grammaire ; elle néglige d’ailleurs son rôle de mère et de femme au foyer. Ces
exemples cités montrent que Molière met en ridicule la moralité des hommes.
En matière de portrait social, Molière accorde une grande importance au
métier et à la famille de son époque. Dans chaque comédie, le métier du personnage
principal varie selon sa condition et son milieu par exemple ceux de juges, médecin,
savantes ou dévots. Harpagon, dans L’Avare, est usurier. Tartuffe est un faux dévot
14
qui s’implante dans la famille d’Orgon pour en tirer des avantages. Molière choisit de
peindre la famille bourgeoise pour mettre en ridicule les pères de famille. Le père
moliéresque est autoritaire. Gorgibus, Harpagon, Orgon, et Philaminte exercent leur
pouvoir pour leurs seuls avantages. Ils obligent leurs filles à se marier avec des
garçons qu’ils ont choisis. Ce sont des mariages forcés. Molière nous présente ainsi
les différents métiers et la famille dans la société française du XVIIe siècle.
1.3 La profession
La profession est un élément du portrait social et un facteur indispensable
pour étudier des personnages. Molière y fait preuve de son génie. Alain Robbe-Grillet
(1963, p. 31) a souligné l’importance du métier du personnage : « il doit avoir des
parents, une hérédité. Il doit avoir une profession ». Dans ses comédies, Molière ne
manque pas de railler les mœurs de son siècle à travers le métier. André Lagarde et
Laurent Michard (1970, p.194) montrent que la profession et la condition humaine du
XVIIe siècle sont les éléments essentiels pour inventer les personnages de Molière :
« Il (Molière) n’a guère écrit de comédies de mœurs à proprement parler,
mais ses intrigues se situent dans des milieux contemporains observés
avec précision et il donne à ses personnages la marque de leur métier et
de leur condition. »
Les métiers, faisant l’objet de satire dans les pièces de Molière, sont
variés. Fernand Égéa (1993, p. 27) a ainsi nommé les métiers dans la comédie
moliéresque qui servent à ridiculiser ses contemporains :
« L’intension satirique, elle aussi, relève de la farce : comme le note
Molière dans sa préface, ce n’est pas la première fois que le théâtre
comique trouve sa matière dans l’imitation ridicule d’un aspect de la
société : juges, médecins, savants, militaires, en font habituellement les
frais. »
15
Boileau a surnommé Molière « le Contemplateur » (André Lagarde et
Laurent Michard, 1970, p. 174) ce qui montre que Molière observe les milieux
sociaux de son époque et qu’il ridiculise les vices humains à travers différents métiers.
André Lagarde et Laurent Michard (Ibid.) insistent sur les divers milieux sociaux que
Molière emploie pour illustrer la décadence de son époque :
« Quel vaste champ d’observations lui offraient les long voyages et les
contacts les plus divers ! Grands seigneurs, hobereaux, villageois,
marchands, artisans, paysans aux patois variés, il les a tous étudiés dans
leur cadre, avec leurs mœurs, et leurs ridicules. »
Molière représente les défauts humains à travers les métiers. Dans
L’Avare, il peint l’égoïsme et la folie humaine à travers le métier d’Harpagon.
Harpagon, riche bourgeois, est victime de sa déformation, l’avarice. Molière a raillé
très fort le métier de créancier. Harpagon est sordide parce qu’il s’enrichit par l’usure
de ses débiteurs. Molière ne manque pas de ridiculiser l’« escroc de profession »
(Léon Lejealle, 1963, p. 19). Ce sont des personnes qui se déguisent en médecin,
marquis, savant, poète, dévot, etc. Molière fait la satire de ceux-ci parce qu’ils
s’emparent de l’argent et des biens en essayant de se marier avec une fille de famille
riche. Dans Le Tartuffe, Orgon, extrême dévot, est trompé par Tartuffe. Sous le
masque de dévot, Tartuffe cherche à prendre le pouvoir, la fortune, et la femme
d’Orgon. Dans Les Femmes savantes, Philaminte, éprise de philosophie, est dupée par
un poète vaniteux et avide, Trissotin. Il veut se marier avec Henriette, fille de
Philaminte, en tentant de convaincre sa mère. Tout ce que Molière peint, vient de
l’observation de ses contemporains. Les professions citées ne représentent pas
seulement l’égarement des personnages, mais aussi leurs mœurs et leur âme perverse.
Ils sont emprisonnés dans leur lubie. La comédie moliéresque illustre dans toutes les
classes sociales plutôt l’esprit des personnages que leur apparence :
« (…) il (Molière) évoque toute une société avec ses divers classes,
caractérisées selon la manière de son siècle par leur esprit plus que par
les détails extérieurs : les lignées princières dans dom Garcie, La
16
princesse d’Élide, Les amants magnifiques, où s’affrontent les âmes les
plus épurées ; les nobles, capables d’odieux errements, vaniteux,
sottement accaparés par la vie de salon, ou provinciaux entichés de leurs
prérogatives, mais plus ou moins capables de prendre le bel air de la
cour et d’atteindre, les meilleurs du moins, à la noblesse vraie de l’esprit
et du cœur ; les bourgeois, qui gardent à travers leurs défauts des qualités
solides (…). Encore de curieuse précisions ressortent-elles souvent, sur
les médecins et apothicaires de l’époque, sur les hommes de loi et
courtiers marrons, sur les “plaisants de cour”, sur les milieux
campagnards. Jamais la comédie de mœurs n’avait constitué un
ensemble aussi varié, aussi vivant. »
(René Jasinski, 1969, pp. 276-277)
Molière attaque les professions frauduleuses et les ravages psychologiques
provoqués. C’est pour cette raison que « ses adversaires l’ont présenté comme un
dangereux personnage, qui ne va pas sans ses yeux ni sans ses oreilles » (André
Lagarde et Laurent Michard, 1970, p. 174). Étudier les métiers est intéressant dans la
mesure où ils peignent des dénatures humaines.
1.4 La famille
Dans une fiction, un personnage joue un rôle et communique avec d’autres
personnages. Il ne vit pas tout seul. Au moins, « il doit avoir des parents, une
hérédité » (Alain Robbe-Grillet, 1963, p. 31). Dans la comédie moliéresque, la famille
est le lieu où les personnages principaux jouent leur rôle. Molière utilise la famille
pour représenter les vices et les défauts humains dans la société de l’époque. Il a
choisi de peindre le milieu bourgeois où il est né et dont il connaissait tous les détails.
Il a raillé les travers des bourgeois dont il était témoin. Émile Faguet, dans Rousseau
contre Molière, note que Molière entend les instruire parce qu’il les aime :
« Au fond, Molière n’a que de l’affection pour ses bourgeois, ses chers
bourgeois, dont il est, dont il a toutes les opinions, toutes les idées, à peu
17
près tous les préjugés (…) et c’est par affection pour eux qu’il les berne
ou qu’il les montre bernés par les méchants. Ce qu’il veut c’est les
avertir, c’est les instruire, c’est leur montrer le péril (…) Il est un
avertisseur, un moniteur un peu rude. »
(Cité par Jean-Pierre Collinet, 1974, p. 190)
Molière fait la satire du pouvoir du père dans la famille bourgeoise.
Bernard Combeaud (1999, p. 52) explique que « les personnages de Molière
appartiennent essentiellement à la bourgeoisie ». Les pères sont souvent autoritaires
parce qu’ils décident de toutes les affaires et donnent des ordres à tout le monde dans
la famille pour satisfaire leurs désirs et leurs intérêts. L’excès de « pouvoir perverti »
(Robert Horville, 1988, p. 210) des pères provoque la désorganisation et la désunion
dans la famille.
Au XVIIe siècle en France, les pères possédaient indistinctement des
enfants et des biens. Ils pouvaient décider et traiter de toutes les affaires, en particulier
du mariage, sans demander l’opinion des enfants, malgré les contradictions des
membres de la famille. Les enfants dans la comédie moliéresque étaient toujours
victimes des passions et des manies des pères. S’ils provoquaient la jalousie de pères,
ils étaient impitoyablement tués, châtrés ou chassés de la famille. Cléante, fils
d’Harpagon dans L’Avare, est puni par le bâton. Damis, fils d’Orgon dans Le Tartuffe,
est maudit et chassé de la maison. Le sujet qui provoquait des querelles entre pères et
enfants était souvent le mariage. Des pères ont exercé leur pouvoir et obligé leurs
enfants à se marier avec des personnes désignées. Dans Molière, l’homme-théâtre,
Bernard Combeaud (1999, p. 31) note l’autorité et la folie de pères dont Molière se
moque :
« (…), désormais on rira du père ridicule. Les personnages comiques ne
sont plus les instruments mais la cible du rire. Leurs lubies les rendent
bizarres. (…) Le père de famille est ainsi le plus souvent celui qui exerce
sur les siens l’autorité la plus contraignante. Ses premières victimes sont
ses enfants, dont il contrarie le mariage, selon le canevas d’intrigue le
plus traditionnel en comédie. »
18
Robert Horville (1988, p. 210) explique en quoi le pouvoir et le
comportement pervers de pères provoquent des ravages familiaux :
« Les pères, qui s’opposent au mariage souhaité par les jeunes amoureux,
sont ridicules et odieux, parce qu’ils le font au nom d’un pouvoir
perverti. Ce n’est pas l’autorité parentale qui est condamnée. C’est
l’usage qui en est fait. Les pères, au lieu de veiller au bonheur de leurs
enfants, ne pensent qu’à leur propre intérêt. Enfermés dans leur égoïsme,
ils ne cherchent qu’à satisfaire leurs passions, leurs manies. Ils
additionnent ainsi deux données négatives, l’excès et la perversion de
leur pouvoir (…) »
Le destin et la vie des enfants dépendent des pères. L’un des sujets
importants qui suscite l’opposition est le mariage. Dans L’Avare, Harpagon veut
marier son fils à une riche veuve, et sa fille au seigneur Anselme qui a plus de
cinquante ans et dont on vante les grands biens. Dans cette comédie, l’intérêt de ce
mariage, qui allèche le père, ne réside plus que dans l’argent. Dans Le Tartuffe, Orgon
donne sa fille à Tartuffe parce qu’il croit que Tartuffe est un vrai dévot. Bernard
Combeaud (1999, p. 45) souligne l’aveuglement d’Orgon :
« (..) dans Le Tartuffe, un père aveuglé par sa manie s’oppose au mariage
d’inclination que souhaite sa fille et prétend la contraindre à épouser un
imposteur qui flatte sa lubie. »
Philaminte, dans Les Femmes savantes, arrange toutes les affaires dans la
famille. Bien que le pouvoir autoritaire soit à la femme, Henriette, fille de Philaminte,
est obligée de se marier avec Trissotin. Les trois exemples cités indiquent que les
enfants sont inévitablement victimes de l’autorité parentale. Les disputes à propos du
mariage divisent la famille en deux camps opposés : « d’une part, le camp du père, du
gendre souhaité par lui, éventuellement de ses alliés et, d’autre part, le camp des
jeunes amoureux aidés par les servantes et les serviteurs rusés, appuyés par des
parents et des amis » (Robert Horville, 1988, p. 211). Cependant, la paix et la
19
réconciliation familiales réapparaissent à la fin de la pièce. Ce sont de jeunes
amoureux qui triomphent des pères et se marient avec leurs aimées. Mariane se marie
avec Cléante et Élise s’unit à Valère dans L’Avare. Marine épouse Valère dans Le
Tartuffe. Henriette se marie avec Clitandre dans Les Femmes savantes. Quant aux
pères autoritaires, ils font l’expérience de l’indignité à cause d’escrocs professionnels.
Orgon s’aperçoit qu’il est dupé par l’hypocrite qui s’empare de ses fortunes et de sa
femme. Philaminte apprend l’intention véritable de Trissotin, poète vaniteux et avide,
qui se marie avec sa fille pour son avantage. Molière choisit d’esquisser ce que
devrait être la famille bourgeoise de son époque pour résister à la puissance
tyrannique des pères :
« Molière combat la conception autoritaire qui avait cours au XVIIe
siècle. Il nous rend odieux les parents qui veulent marier les enfants
contre leur inclination. Il nous montre la révolte de l’instinct chez les
jeunes filles : Élise, Mariane, parlent de se tuer plutôt que d’épouser
Anselme, ou Tartuffe. »
(André Lagarde et Laurent Michard, 1970, p. 205)
Le théâtre de Molière illustre l’oppression des pères exercée sur l’amour
naturel des jeunes. La fin de ses pièces dénote « des mariages librement décidés selon
l’inclination » (Pierre-Georges Castex et al., 1966, p. 128).
1.5 Le comportement
Le comportement est un indice important pour l’étude de personnages. Il
procure des informations sur un personnage. Le comportement est ce que le
personnage fait, c’est-à-dire ses actions et ses gestes. Le comportement des
personnages principaux chez Molière représente des déformations humaines par
exemple l’obsession, le délire, le snobisme, la chimère ou l’égarement :
« Ce dérèglement d’imagination conduit les hommes, soit par obsession
(Sganarelle, Arnolphe, Harpagon), soit par délire chimérique (Orgon, M.
20
Jourdain, Argan), ou encore par snobisme (Mascarille, Alceste) à
affecter une image de soi, qu’ils croient avantageuse, mais qui
disconvient à leur nature. »
(Bernard Combeaud, 1999, p. 26)
Le comportement des personnages moliéresques suscite la désorganisation
et la désunion de l’entourage. Dans Littéraire XVIIe siècle, Robert Horville (1988,
p. 210) indique que le comportement ridicule de personnages dérive de la lubie et de
la démesure humaine :
« C’est l’excès en lui-même qui entraîne des conséquences pernicieuses
pour une autre catégorie de personnages. Ils ne sont pas isolés de leurs
semblables à cause de la nature de leur comportement, mais à cause de la
démesure qu’ils mettent dans la manifestation de ce comportement. Ce
sont des extravagants, des passionnées, qui poussent jusqu’à la manie la
passion dont ils sont habités. »
Les comportements de Cathos, de Magdelon, de Philaminte, de Bélise et
d’Armande sont aussi ridicules que ceux d’Harpagon et de Tartuffe. Leurs
comportements correspondent au sens des titres de deux pièces avec des « snobs » :
Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes (Pol Gaillard, 1978, p. 41).
Passionnées de romans, Magdelon et Cathos veulent changer de nom parce qu’elles le
trouvent démodé. Pour ressembler aux précieuses, elles se maquillent et ajustent tout
le temps leurs cheveux. Leurs comportements précieux les rendent ridicules. Elles se
pâment d’admiration devant les galanteries et les raffinements de deux faux
gentilshommes, Mascarille et Jodelet.
Dans L’Avare, la monomanie d’Harpagon provoque le rire. Harpagon ne
pense qu’à sa fortune, sa cassette d’or. C’est un homme méfiant : il soupçonne La
Flèche, son valet, de l’avoir volé. Restant seul, il se plaint de la difficulté de conserver
de l’argent chez soi. Il a caché une cassette de 10 000 écus d’or dans son jardin parce
qu’il craint que sa cassette ne soit volée. Il préfère enfouir son or dans son jardin car il
se défie des coffres-forts. La méfiance d’Harpagon est très grave. Il est trop avare : il
21
cherche à réduire au maximum les dépenses, à savoir celle de la réception pour
Mariane, son épouse.
Quant à Tartuffe, il est un dévot aux yeux d’Orgon et de Mme Pernelle,
mère d’Orgon. Mais son comportement est absolument contraire. « Tartuffe est
sensuel » dit Pol Gaillard (1978, p. 47). Il cherche à caresser les cuisses d’Elmire, la
femme de son bienfaiteur. Tartuffe est un dévot paresseux qui désire les femmes. Il
est un gros gourmand : il mange beaucoup et néglige la messe. À cause de son
comportement, Tartuffe est devenu « truand de sacristie » (Ibid., p. 42). Jules
Lemaitre (Ibid.) explique que le surnom de Tartuffe est dérivé de son comportement
avide sous le masque de dévot :
« L’expression n’est pas absolument exacte, mais elle fait images. Elle
évoque bien eu tout cas l’un de ces escrocs de paroisses riches qui
n’imaginent pas d’autres moyens de bien vivre – sans travailler! – que de
s’introduire dans une famille choisie pour en capter tous les avantages et
héritages possibles. Tartuffe ne parvient pas à réfréner ses appétits
devant la nourriture ou devant un beau corps de femme, mais il sait ce
qu’il veut et ce qu’il peut. »
Molière observe les mœurs et la vie dans la société où il vit et les peint
dans l’optique du ridicule. Ces comportements ne visent pas seulement à faire rire le
spectateur mais ils mettent aussi en lumière les défauts humains comme la préciosité,
la manie, l’hypocrisie, et la pédanterie. La comédie moliéresque est donc du comique
humain qui sert à « élever et embellir la condition humaine » (Marcel Gutwirth, 1966,
p. 208). Dans L’Éloge de Molière, Chamfort souligne que Molière, en substituant
l’ancien système au comique des caractères des hommes, est précepteur de
l’humanité :
« Le comique ancien naissant d’un tissu d’événements romanesques, qui
semblaient produits par le hasard, comme le tragique naissait d’une
fatalité aveugle. (…) Molière, à son exemple, renverse l’ancien système,
et, tirant le comique du fond des caractères, il mit sur la scène la morale
22
en action, et devient le plus aimable précepteur de l’humanité qu’on eut
vu depuis Socrate. »
(Cité par Jean-Pierre Collinet, 1974, pp. 109-110)
Le comportement des personnages est donc une partie indispensable de la
caractérisation pour étudier les personnages principaux de Molière. Il est comme un
miroir qui reflète des travers, des vices, du ridicule, des pensées de personnages.
1.6 Le langage
Le langage est primordial dans une pièce de théâtre. Le personnage utilise
le langage pour exprimer sa pensée, sa passion, son amour et communiquer avec
d’autres personnages. Chaque personnage a sa façon de s’exprimer. Jean-Pierre
Goldenstein (1985, pp. 50-51) indique que la fonction du langage est de représenter le
caractère et la psychologie du personnage :
« Le langage du personnage constitue évidemment un moyen privilégié
de caractérisation. Style “soutenu” ou “populaire”, tendance au verbiage,
amour de la recherche ; par le “niveau de langue” qui est le sien et par le
“registre” qu’il emploie se révèlent à nous d’autres caractéristiques du
personnage. Tout importe alors, non seulement ce qu’il dit et la façon
qu’il a de s’exprimer, mais aussi ce qu’il ne dit pas et que nous
apprendrons pas d’autres moyens ou que nous devinerons par projection
psychologique. »
Les personnages de Molière ont une grande variété d’expressions
langagières qui nous indiquent leurs passions poussées au ridicule comme avec le
langage affecté de Cathos et Magdelon, le langage mystique de Tartuffe ou la
différence de style d’expression chez Martine et chez Philaminte. Pierre-Georges
Castex et al. (1966, p. 129) analysent la diversité de langages des personnages de
Molière selon leur milieu et leur caractère :
23
« En général, il s’efface derrière ses personnages, qui s’expriment
conformément à leur situation ou à leur caractère. Ainsi Philaminte n’a
pas le même vocabulaire que Bélise, et Arsinoé parle autre que
Célimène ; Gorgibus est truculent, Trissotin affecté, Vadius pédant et
M. Diafoirus solennel ; Cathos et Magdelon s’expriment comme dans les
romans précieux et Tartuffe fait appel au langage mystique ; les
médecins et les notaires ont leur jargon ; les paysans ont leur patois ».
Léon Lejealle (1959, p. 23), dans la notice Les Femmes savantes, souligne
aussi la valeur de l’usage langagier qui correspond au caractère des personnages :
« Une fois de plus, Molière a prêté à chacun de ses personnages un
langage en rapport avec son caractère, sa situation ou son humeur. Tantôt
vulgaire, tantôt net, tantôt méprisant, tantôt prétentieux, tantôt
savoureux, tantôt pédant, tantôt acerbe, il n’est jamais uniforme : c’est
un admirable style de théâtre qui passe irrésistiblement la rampe et
s’adapte à tout, entraînant le spectateur en une suite endiablée de
dialogues étincelants. »
Le langage des personnages chez Molière ne montre pas seulement leur
caractère mais provoque aussi leur ridicule. Bernard Combeaud (1999, p. 53) fait
l’éloge de Molière qui utilise des contrastes langagiers pour faire rire le spectateur :
« Le génie de Molière est d’avoir donné à chacun le style qui convient
à sa condition. Souvent, chez lui, le ridicule naît du contraste entre un
personnage qui parle une langue qui ne lui convient pas, et d’autres qui
emploient celle qui leur convient. »
Le langage chez Molière relève donc du ridicule. Dans Les Précieuses
ridicules, Cathos et Magdelon sont « deux sottes de province » (Hubert Carrier, 1976,
p. 14) qui tentent d’être précieuses. Un aspect ridicule chez elles provient de leur
24
langage. Léon Lejealle (1965, pp. 20-21) démontre que leur défiguration langagière
vient par exemple de l’extravagance des adverbes et des superlatifs précieux :
« Cathos est la cousine et aussi la plus sotte. Elle pose questions sur
questions, et, à la découverte de la supercherie, la voilà quasi muette.
C’est elle qui fait la plus grosse consommation d’adverbes et de
superlatifs précieux. (…) Quant à Magdelon, c’est surtout une victime du
snobisme et du roman. C’est à elle que reviendront les longs
développements (les tirades de Cathos sont plus limitées et moins
oratoires) sur l’envie d’être une connaisseuse en tous genres précieux et
sur les lois du mariage à la Clélie. Emportée qu’elle est par la chimère
d’être du beau monde, elle ne cesse de se répéter cette expression. »
Bernard Combeaud (1999, p. 53) souligne aussi le ridicule de Cathos et
Magdelon par le contraste entre leur langage prude et leur rang :
« Dans Les Précieuses ridicules, ce qui est risible, c’est moins la langue
que parlent les précieuses que le fait que cette langue des salons
parisiens jure dans la bouche de deux pecques provinciales. »
Dans L’Avare, Harpagon utilise un langage qui révèle son avarice. La
répétition de « sans dot » (Évelyne Amon, 1990, p. 49) illustre sa gourmandise. Il
donne sa fille au seigneur Anselme parce qu’il ne veut rien payer pour le mariage de
sa fille, Élise. De plus, il oblige Cléante, son fils, à se marier avec une veuve riche.
Dans Les Femmes savantes, Philaminte, Bélise et Armande sont fascinées par la
connaissance. Pour se montrer savantes, elles essayent de parler des « hautes
sciences » (Hubert Carrier, 1976, p. 15). Ce sont la philosophie, l’astronomie, la
grammaire, la littérature. Léon Lejealle (1959, p. 19) explique que le langage expose
ces femmes pédantes à de sottes prétentions :
« Elles parlent sans doute par moments le jargon précieux (abus des
adverbes) et attachent aux questions de langue et de grammaire une
25
importance qu’on leur avait déjà donnée dans les salons précieux de la
“belle époque”, où l’on s’efforçait de “parler Vaugelas1” ; mais elles sont
surtout des vaniteuses, des féministes et des prudes. »
Le langage constitue donc l’un des aspects des personnages. Chez
Molière, le langage rend ridicules les personnages. Son génie rayonne avec la variété
des styles de langage utilisés.
Le nom, le portrait, la famille, la profession, le comportement et le
langage sont ainsi des caractérisations importantes des personnages chez Molière pour
ridiculiser les travers et les vices humains de son temps. Nous allons étudier plus
profondément les personnages moliéresques dans le chapitre suivant.
1
(Claude Favre, seigneur de), Meximieux, Ain, 1585- Paris 1650, grammairien
français. Il s’est attaché, dans ses Remarques sur la langue française (1647), à régler
et à unifier la langue en se référant au « bon usage », celui de la Cour.