Mémoires d`un jeune con
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Mémoires d`un jeune con
Gérard Vidal Mémoires d’un jeune con 2 2 Chapitre 1 La fin du déjeuner s’effiloche au gré de discussions entrecroisées. Je suis somnolent. Mon esprit vagabonde dans un ailleurs incertain. Le repas, comme d’habitude a été trop copieux et comme d’habitude, j’ai un peu trop forcé sur le Bordeaux. Mais c’est dimanche, et pour une fois ma femme ne m’a fait aucun reproche. Il faut dire qu’elle est trop occupée pour cela : Elle parle chiffons, cuisine, hormones, ou de notre petit fils, Sébastien, et de ses derniers progrès. Va savoir. Toutes ces donzelles parlent en même temps ! C’est vraiment par hasard que j’entends, mon copain Henri en conversation avec Charles, assener un des leitmotivs favoris des plus de 50 ans : – De notre temps ça ne se serait pas passé comme ça. C’est quoi ça ? « C’EST QUOI, ÇA ? » Demandais-je à l’adresse d’Henri, davantage pour ne 2 3 pas m’isoler des autres, que par véritable intérêt pour la conversation. Ces bavardages de fins de repas sont si souvent conventionnels, rabâchés, stéréotypés, bourlinguant du temps qui passe, au temps qu’il fait, des prochaines vacances, des ennuis qui s’accumulent dans le travail, des petits potins sur les uns et les autres, ou encore les impôts mal répartis, les charges sociales, les taxes trop lourdes, les politiques « tous pourris », la télé vraiment nulle mais dont on suit chaque soir la déchéance, le foot : « vive la France ! » le Tour de France et ses coureurs dopés, bref l’éventail de tout ce qui est habituellement consensuel et surtout, surtout, qui n’entrainera pas de polémiques entre les différents interlocuteurs. Attention, pas de vagues ! Surtout éviter les sujets qui fâchent, comme la politique ou la religion. – Mais c’est pourtant ça le plus important, c’est pour ça qu’on est une démocratie, essayais-je de plaider parfois, pour rompre le rituel. Non ! Même si c’est important, c’est aussi source de conflits. On a déjà donné, alors on évite s’il vous plait ! Là-dessus tout le monde est presque d’accord. Des sujets sur lesquels on peut s’entendre et s’indigner, c’est facile, il n’en manque pas ! Les pages des journaux en sont pleines ! Alors c’est bien en toute innocence que j’ai lancé : « c’est quoi ça ? » 42 Ça, c’est les jeunes. Pas les nôtres, hein ! Ceux des autres, les mal élevés, les mal tenus, les malotrus, les voyous, les sauvageons, les mômes des banlieues pourries, qui nous pourrissent la vie… J’ai sans doute abusé du Bordeaux. Tout d’un coup, un flot d’images enfouies remonte à la surface, le temps d’un éclair : des cavalcades devant les flics, des batailles, des chahuts, pendant que résonne à mes oreilles quelques paroles obsédantes de la chanson de Brel : « Les bourgeois, plus ça devient vieux, plus ça devient bête. » Ouais ! Sauf qu’aujourd’hui, c’est moi le bourgeois ! Et ce qui vient de me traverser la tête est si vieux, si loin, enseveli par des années d’oublis. Mais ce putain de Bordeaux m’a vraiment chauffé les oreilles et maintenant, j’ai envie d’en découdre, d’arrêter le disque, de leur rappeler qu’eux aussi sans doute, enfin certains, ont été en leur temps de sacrés pendards, à commencer par moi, qui ai l’air si respectable avec ma bedaine envahissante et mon petit confort, ma petite famille, mon petit chez moi et mes vieux copains. On ne devinerait jamais, pas vrai ? Oui, c’est ça le truc. On a tous vieillis, tous oublié. On s’est donné assez de mal pour ça ! Et maintenant on est devenu si respectable. La chanson de Brel repasse dans ma tête : « Les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient bête… » 2 5 C’est du poison cette chanson. Je ne peux me retenir : – Vous êtes victimes d’Alzheimer ou quoi ! Pire que ça, car votre amnésie est volontaire. Qu’on nous foute la paix ! Voilà un slogan qu’il est bon ! Dans le temps, on était tous des petits saints, des jeunes gens bien élevés, bien polis ! Je rêve ! Vous n’avez jamais fait de conneries ? Mais c’est le propre de la jeunesse d’être turbulente et révoltée ! Qu’est-ce que je n’ai pas été dire là ! Charles le premier a réagi. C’est normal, c’est le plus vieux, il ne peut pas laisser comparer les petites frappes qui venaient faire le coup de poing au bal du dimanche, avec ces hordes de voyous, dont la plupart d’ailleurs ne sont même pas Français… Quoi ?… Non, les joueurs de foot, les athlètes des JO, ce n’est pas pareil, eux ils sont intégrés… les autres chez eux ! Y a pas d’autres solutions… – Ah, bravo Charles ! C’est sûrement toi qui es dans le vrai. Comme ça, les petits Français qui touchent le RSA, auront du boulot : ramasser les poubelles, gâcher du ciment, manier le marteau piqueur, j’en passe. Le problème c’est que je ne suis pas sûr qu’ils en veuillent de ces boulots-là ! – C’est sans doute exact, admet Henri, mais si ces connards de politiciens n’avaient pas tout faussé avec leurs allocations en veux-tu en voilà, y s’raient bien obligés de travailler ces fainéants. 62 – Bien sûr, répondis-je décidément déchaîné, et par exemple toi, qui est chomedu depuis un an, tu pourrais alors te jeter sur la pelle et la pioche. Hein ? Ça c’est la phrase qui tue. Il y a comme un coup de gel. Je me suis mordu les lèvres. Trop tard, j’ai dépassé les bornes. La tablée fait silence, comme à la messe, avant l’arrivée du P’tit Jésus. Et puisque personne ne réagit, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de ma démonstration ? J’en remets une couche. Putain de Bordeaux ! – Eh bien, ils sont comme toi les jeunes. Ils n’en veulent pas des boulots dégueulasses et mal payés. D’ailleurs quand tu vas défiler avec ton syndicat c’est pas pour ça ? Excuse-moi, mais je n’avais pas compris que c’était sélectif. – Tu mélanges tout. La vérité, pour en revenir à l’origine de notre discussion, c’est qu’il n’y a rien à faire avec les mômes des banlieues. La seule chose qu’ils apprennent et qu’ils comprennent, c’est la violence. Jamais on n’a connu ça de notre temps. Si j’en avais fait le dixième, mon père m’aurait massacré. Maintenant les pères ils ont peur de leurs gosses. Même les flics ont peur ! Y a plus de limites. – C’est vrai, dis-je. D’ailleurs y a plus de limites nulle part. Les Corses sortent les pétards, on leur donne l’autonomie. Des grévistes menacent de faire sauter leur usine, on leur donne une prime. Quel exemple ! En plus, maintenant ils ont un truc balaise pour dialoguer : LA TELE. Les mômes des banlieues, 2 7 tu parles s’ils la connaissent la télé, et ils savent s’en servir. D’ailleurs on se demande s’il y aurait tant de bordel sans la télé ? Là, on est revenu sur un terrain consensuel. Merci Henri ! Ouf, ça va ronronner à nouveau. – Je suis bien d’accord, répond Charles, les jeunes des banlieues plus on leur en donne, plus ils en veulent ! Ah non ! Pas ça. Les mômes des banlieues, qui seraient chouchoutés c’est quand même pousser le bouchon un peu loin ! J’ai une petite expérience de la banlieue et on peut dire tout ce que l’on veut sauf cette énormité. – Mais tu y connais quoi à la banlieue ! Où est-ce que tu vas pécher des assertions aussi fausses. Qu’estce qu’on leur donne aux jeunes des banlieues que les autres n’ont pas déjà depuis longtemps. Tu crois qu’un gosse des cités a les mêmes chances qu’un gamin qui habite une zone pavillonnaire ? Et tu voudrais qu’ils trouvent ça normal ? Toi qui es catholique pratiquant, où est-elle ta fameuse charité chrétienne, et le partage, hein, le partage ? Qu’est-ce qu’on a fait dernièrement pour les mômes des banlieues que tu sembles tant détester. Il y en a un paquet dans le lot qui aimeraient bien s’en sortir et qui se battent pour ça. Mais non, allez, hop, tous dans le même sac. Jésus a pourtant dit de trier le bon grain de l’ivraie, alors toi qui es chrétien du devrais être le premier à leur tendre la main. 82 – Pour qu’ils me la coupent. Merci bien ! – Eh bien, mon vieux, il y a sûrement longtemps que tu ne les as pas relu les Evangiles ! Bon, il n’y a décidément rien à faire. Que dire devant autant de préjugés et d’obstination. Pourtant, j’essaie encore. – Mais nom d’une pipe, vous seriez à leur place vous réagiriez sans doute comme eux. Vous avez oublié que les acquis sociaux, les congés payés, la Sécu, les retraites, ont été souvent gagnés par des batailles de rue. Et ce n’est pas d’hier qu’elle date la révolte des banlieues. Seulement personne ne semble les avoir entendus et maintenant ils enragent, comme enragent tour à tour, les paysans, les routiers, les fonctionnaires, les chasseurs, les pêcheurs… Je n’excuse pas les voyous, les vandales. J’essaie juste de vous faire comprendre que dans un milieu pourri, il est rare de voir pousser des fleurs. Quelques hochements de têtes dubitatifs est la seule réponse que j’obtiens après ce long plaidoyer. On voit les conséquences, on refuse d’en analyser les causes et ce ne sont pas les violences récentes et gratuites qui amélioreront leur jugement, ces violences qui ne sont que les irruptions d’un mal endémique aux origines anciennes et multiples. Nous en sommes, mes amis et moi, à un stade d’incompréhension mutuelle qui vient du fait que nous n’avons pas de mémoire commune. Ils ont grandi en province et moi en banlieue Parisienne. 2 9 Ce qui se passe aujourd’hui, j’en ai vu les prémices dans les années cinquante avec le phénomène des « blousons noirs » et je reste persuadé que lorsque vient l’échec, le désespoir, la discrimination sociale ou raciale, que les lendemains ne sont porteurs d’aucune promesse, tout devient possible. Je sais bien que je n’arriverai pas à les convaincre avec ces quelques mots trop souvent rabâchés qui semblent destinés à donner mauvaise conscience à tout le monde, et déculpabiliser une jeunesse délinquante qui n’en demande pas tant. Et les politiciens démagogues qui en rajoutent comme s’ils n’étaient pas à l’origine de tout ce qui se fait, ou plus exactement ne se fait pas dans ce pays. C’est pourtant eux et les urbanistes défaillants qui ont si peu et si mal anticipé les conséquences de cet entassement de population, loin des centres de vie, loin de tout, sans infrastructure d’accompagnement, dans des bâtiments sans âmes. Oui, dès le départ les dés étaient pipés. Je me souviens de mon adolescence, lorsque nous avons vécu les premiers affrontements entre cités, une sorte d’Intervilles de la violence. J’ai laissé les conversations reprendre. Sans moi. Je suis parti à la recherche de cette fulgurance qui m’a traversé l’esprit tout à l’heure. C’était il y a longtemps… D’ailleurs était-ce ce bien moi ? 10 2 Moi aussi j’ai joué « Graine de Violence ». Oh ! Ça n’a rien à voir avec les émeutes d’aujourd’hui, mais les causes étaient semblables. Ennui, besoin d’identification et d’appartenance à un groupe, besoin d’extérioriser un trop plein de vie, échec scolaire, pauvreté, absence du père, alcoolisme. Oui, peu à peu je me souviens. Des flashes qui ont l’air de coller au présent, comme des photos sépia sur le cliché numérique de la dernière édition du journal. Et plus mon passé ressurgit, plus je me persuade que sur le fond, j’ai raison. Le présent a un passé ! Rien n’est comme avant, rien n’est pire qu’avant, juste différent et demain, sous une autre forme, ressemblera à aujourd’hui. Et moi comment ai-je pu changer aussi radicalement. D’abord le gentil petit garçon, bien élevé, fréquentant le catéchisme avec assiduité, puis le presque voyou, et de nouveau le jeune homme bien poli, ambitieux et travailleur. Si je reprends dans l’ordre, j’étais dans le droit chemin jusqu’à mon exclusion de l’école. Pourquoi suis-je devenu un chien enragé. Parce que j’avais perdu Bernadette et que je me foutais de tout. Ensuite ce fut l’enchainement, l’apprentissage de la vie quotidienne d’un jeune banlieusard, l’appartenance à une bande plutôt sage, mais qui voulut tenir tête aux blousons noirs et se retrouva entrainée dans la violence, jusqu’au drame final. 2 11 Après le destin est intervenu, j’ai quitté la banlieue et il y a eu la rencontre avec mon épouse, mes études, mais au départ, ce qui m’a fait vraiment réfléchir, c’est ce crime abominable. Plus jamais ça ! Voilà ce qu’il faut faire. Mettre par écrit cette période charnière de ma jeunesse, pour qu’ils comprennent ce qu’était le quotidien de la banlieue, et comment une amourette de jeunesse qui finit mal peut transformer un petit ange en jeune diable, lorsque l’environnement, et l’ennui des banlieues s’y prêtent si bien. Ce récit commence par l’arrivée dans ma classe d’un jeune homme blond, Philippe, pourvu d’une sœur délicieuse. Tout simplement c’est la première histoire d’amour de deux adolescents, dont l’un au moins était trop sensible. Il se prénommait Gérard. Il allait avoir treize ans. 12 2 Chapitre 2 Philippe était arrivé dans ma classe, en plein hiver mil neuf cent cinquante-cinq, tout bronzé, bien sapé sous le tablier obligatoire, les cheveux blonds dorés, soigneusement coiffés avec une raie sur le côté. L’air fiérot, ne baissant pas les yeux sous les regards curieux de ses nouveaux condisciples, il avait une bonne tête de premier de la classe, ce qu’il sera rapidement du reste. Il arrivait tout droit d’Afrique, où son père Ingénieur des Mines avait laissé un poste important, pour un autre encore plus important, au siège parisien de sa société. La villa de Montgeron qu’ils venaient d’emménager, à moins de trente minutes de Paris, avait paru propice pour loger la petite famille au grand air, à l’abri du tumulte et des encombrements de la capitale qui n’auraient pas manqué d’apporter trop de contrastes et de bouleversements dans la vie quotidienne de ces petits broussards, habitués à une vie somme toute provinciale. 2 13 Toutes ces raisons, les pourquoi, les comment, Philippe me les expliquerait peu à peu lorsque nous serons devenus amis. Pour l’heure, il était l’objet de la curiosité de toute la classe et comme tous les nouveaux, il fut vite entouré, jaugé et enfin provoqué par les caïds ou supposés tels. En quelques jours, et sans esbroufe, il saura s’imposer et tenir à distance les plus agressifs. D’ailleurs, être un caïd, un chef de clan ne l’intéressait pas et il esquiva les provocations et les invitations à mesurer sa force. C’était un garçon calme et studieux qui aimait s’amuser comme les autres et jouer des tours aux profs, quand l’occasion s’en présentait, mais il n’en était jamais l’initiateur. Il savait par contre, d’un solide coup de poing, remettre à sa place celui qui dépassait les limites de sa tolérance : ne jamais le traiter de fayot, de chouchou, de fils à papa, ni autre insinuation désobligeante envers lui-même, sa famille, et ceux qui formaient son cercle d’intimes. Tout de suite après avoir corrigé l’impudent, il retrouvait son calme habituel, si bien qu’on cessa rapidement de l’importuner. Je fus tout de suite séduit par ce nouvel élève, beau gosse, intelligent et réservé. En outre, il flottait autour de lui un parfum d’exotisme et d’aventures. N’avait-il pas en effet résidé dans plusieurs pays d’Afrique, ce continent presque vierge, territoire de chasse des derniers explorateurs. Je décidais de faire mon possible pour l’avoir comme copain et je m’arrangeais pour me placer à côté de lui en classe et cela devint peu à peu une habitude. 14 2 Il m’accepta, car je n’étais pas alors de ces fortes têtes qui ne pensaient qu’à chahuter en classe pour se mettre en valeur aux yeux de leurs camarades, ou de ces imbéciles qui le moquaient en le traitant de gueule d’ange, ou encore de ces cancres qui volontairement ou non somnolaient au fond de la salle. Non, j’étais un élève moyen, ni bagarreur, ni pleutre, sans ennemi, mais encore sans ami et je venais peut-être d’en trouver un. Nous avions compris assez rapidement que nos caractères étaient assez semblables et nos goûts communs. Nous fûmes bientôt inséparables. Nous nous entraidions dans le dos des profs, Philippe, fort en math et en anglais, et moi, plus doué pour le Français et surtout l’Histoire-Géo. Bien sûr, nous nous fîmes prendre quelques fois, mais les colles partagées, ne faisaient que renforcer notre complicité. Noël passa, l’année cinquante-six commençait. C’était l’année de la Confirmation, événement religieux important dans l’éducation d’un jeune catholique. A cette époque, garçons et filles étudiaient dans des collèges séparés, mais il n’en était pas de même pour le catéchisme dispensé chaque jeudi, par l’abbé Bariolli, et par la petite Sœur Marie du Bon Pasteur, à qui me chouchoutait depuis mon plus jeune âge. La raison en était fort simple et n’avait rien à voir avec une bigoterie excessive de mes parents, au contraire, car ils ne pratiquaient pas, mais notre maison jouxtait le couvent, et du fait des contraintes de leur commerce, ils me confiaient souvent, lorsque 2 15 j’étais tout petit, à la garde des « bonnes sœurs » qui ne demandaient que ça. La plus jeune, Sœur Marie, s’attacha à moi au point de se considérer comme ma véritable Marraine. Je l’adorais en retour et c’est sans doute en partie à cause de cet attachement, que dès l’âge de cinq ans et ensuite chaque année jusqu’à mes dix ans, mes parents prirent l’habitude, de me confier à la colonie de vacances qu’elles organisaient pour les enfants de la paroisse, pendant qu’eux trimaient sept jours sur sept, et trois cent soixante-cinq jours par an. Pour eux, pas de congés payés, pas de salaire garanti, pas de sécurité sociale. Mon père, ancien ouvrier armurier de Manufrance, avait décidé de tenter sa chance ( ?!) en ouvrant au sortir de la guerre un commerce de chasse, pêche et coutellerie, dans cette petite ville de la banlieue sud de Paris, sans imaginer les épreuves qui l’attendaient pour gagner sa modeste place au soleil. Manette, surnom affectueux donné à ma mère, trop heureuse de rester aux côtés de son époux et de garder son fils près d’elle toute la journée, avait largement soutenu le projet. Terminés pour elle les voyages éreintants à Paris, pour un emploi mal payé d’aide comptable. Vive le commerce ! La pauvre ignorait également quelle sorte de bagne l’attendait. Mais quoiqu’il lui en coûtât, elle était tout de même heureuse de cette indépendance relative. 16 2 Bref, pour revenir à ce printemps cinquante-six, ni Philippe, ni sa sœur, n’étaient apparus au catéchisme et j’en avais déduit qu’ils étaient athées, ce qui me laissait parfaitement indifférent, même si je regrettais de ne pas voir mon copain ce jour-là. En fait cette Confirmation était pour moi l’occasion de poursuivre mes relations affectueuses avec les « petites sœurs » et ce jeune prêtre qui nous donnaient beaucoup d’amour, et n’exigeaient en retour qu’un peu d’attention. C’était surtout la seule opportunité de passer d’agréables jeudis, avec d’autres enfants de mon âge, d’autant qu’après les leçons du matin, nous passions l’après-midi au patronage qui à cette époque était une véritable institution. Je n’ai jamais eu le sentiment que l’on cherchait à m’endoctriner, et d’ailleurs bien que suivant le catéchisme depuis l’âge de six ans, ma foi n’était pas très solide. Philippe ne m’avait parlé de sa sœur que pour me dire qu’ils étaient jumeaux. Elle fréquentait le collège des filles et je ne l’avais jamais vue. En fait leur arrivée à Montgeron était trop récente pour que nous nous connaissions vraiment et nos domiciles étaient trop éloignés pour que nous puissions nous voir en dehors des jours de classe. De plus les vacances scolaires de Noël nous avaient séparés, et j’appris à cette occasion, que 2 17 certains privilégiés pouvaient s’offrir les sports d’hiver, discipline dont pour ma part j’ignorais tout ! Il faut dire que les parents de Philippe et de Bernadette, avaient un train de vie, en rien comparable à celui de mes propres parents. Pour ces privilégiés, les vacances, c’étaient le ski l’hiver, la Côte d’Azur et la maison de famille dans le Bordelais l’été. La grande et belle villa, qu’ils occupaient à l’orée de la forêt de Sénart, devait coûter une fortune. Monsieur disposait d’une grosse bagnole, une Packard je crois et Madame d’une petite 4cv Renault, ce qui dans les années cinquante, était plutôt rarissime. Or, en ce jeudi de Janvier, surprise ! Lorsque j’arrivais dans la cour du patronage, j’aperçu Philippe en short de laine gris (à l’époque il était rare que l’on portât le pantalon avant quatorze ans !) blouson fourré et pull bleu marine qu’il ne semblait jamais quitter, accompagné d’une dame, qui sans aucun doute devait être sa maman, et d’une grande perche aux cheveux bruns nattés, en pleine discussion avec l’abbé Bariolli. Ce dernier outre qu’il n’était aucunement dogmatique et par conséquent ennuyeux, semblait prendre autant de plaisirs que nous aux jeux qu’il organisait. C’était en quelque sorte l’ainé de la classe ! Sans me soucier du protocole et sans m’embarrasser de politesse, étonné et ravi, je courus vers mon copain et le tirais à l’écart. 18 2 – Bon sang, vieux, qu’est-ce que tu fais là ? Tu viens au caté ? – Oui, rigola-t-il. Et je peux te dire qu’il y en a une qui est drôlement surprise, c’est ma mère. Je lui avais très clairement signifié après ma communion, que j’arrêterai là mon expérience des curés. Mais comme tu ne cesses pas de me vanter les joies du patronage, j’ai voulu voir. Le plus dur a été de convaincre ma frangine, car pour maman si l’un y allait, l’autre devait suivre obligatoirement ! Enfin ça n’a pas été trop difficile. On s’enquiquine un peu les jeudis ! Et puis si ça ne nous plaît pas, bonsoir… ! Se retournant vers sa mère qui nous observait du coin de l’œil tout en poursuivant sa conversation avec l’abbé, il lui dit : – Maman, excuse-moi une seconde, il faut que je te présente Gérard, mon meilleur copain. La maman, était une grande et jolie femme de trente-cinq ans environ, bien plus jeune que ma mère, dont j’étais le dernier né, garçon tardif arrivé comme par miracle après la mort d’un frère que je n’ai jamais connu, décédé pendant l’exode à l’âge de deux ans. Ainsi cette belle dame habillée de ce qui me parut être le dernier chic, mais sans tape à l’œil avec un maquillage très léger, souriante et l’air aimable, était bien la mère de mon nouveau copain. Elle me semblait aussi belle qu’un mannequin de mode, ou qu’une vedette de cinéma et j’en fus d’autant plus 2 19 impressionné et rougissant. C’est donc avec peine que je parvins enfin à murmurer : – B’jour, M’dame, en baissant les yeux ce qui, sûrement, n’était pas très poli. Mais si je les avais levés j’aurais sans doute continué à la fixer, bouche bée, et je n’aurais pas eu l’air plus intelligent ! – Voici, ma sœur, Bernadette, poursuivit Philippe. Bernie, c’est Gérard, le copain dont je t’ai souvent parlé et qui m’a incité à venir ici. J’espère que nous ne le regretterons pas, sinon, gare à lui. Tu verras, il est un plus dégourdi qu’il n’en a l’air pour l’instant. Je fis la gueule. Mince le salaud n’y allait pas de mains mortes. Mais Philippe ne pouvait deviner combien j’étais timide et complexé, d’abord par ma petite taille, et ensuite par tous les adultes inconnus en général, et en particulier, face à une aussi jolie femme que sa mère. Quant à la frangine, je l’avais à peine regardée. C’était une fille !!! En plus elle paraissait être plus près de ses quinze ans, que des treize annoncés, si toutefois elle était bien la jumelle de Philippe. Or, je ne pouvais supporter d’être catalogué parmi les « petits » ceux que l’on met toujours devant pour les photos de classe. Je mesurais en effet à peine un mètre soixante, alors que Philippe et sa sœur avaient une demi tête de plus que moi. Avec Philippe ça ne me gênait pas, mais avec une fille, quel sentiment d’infériorité ! Alors pas plus que sa mère, je n’osais vraiment la dévisager. 20 2