eNQUête - Le Mensuel de Rennes

Transcription

eNQUête - Le Mensuel de Rennes
eNQUête
LA mort,
UN bUSINeSS
fLorISSANt
pompeS fUNèbreS
Depuis une quinzaine d’années, l’économie du
funéraire est devenue un véritable business. A
Rennes, trois mastodontes se partagent le marché.
Les opérateurs indépendants, de plus en plus rares,
craignent une hyper-concentration des entreprises.
Ils déplorent une course à l’argent au détriment du
service rendu aux familles.
Par Nicolas Legendre
Photos Jeremias Gonzalez
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Le Mensuel
Mensuel/octobre 2010
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r
ennes, quar tier SaintMar tin. Le croisement
entre la rue Victor-Ségal en e t l ’avenue G rosMalhon forme une placet te en apparence quelconque,
goudronnée et sans charme. ce « carrefour de la mort » correspond en fait,
avec les alentours du cimetière de l’Est,
à l’épicentre du business funéraire
rennais.
En face, lorsqu’on arrive du canal SaintMartin, se déploie le cimetière du Nord.
La coupole de l’imposante chapelle
s’élève au-dessus du mur d’enceinte.
celui-ci clôt les 8 ha du vaste reposoir où près de 100 000 corps ont été
inhumés depuis 1794. A gauche, côté
Gros-Malhon, la marbrerie berthelot
jouxte l’agence de pompes funèbres
roc-Eclerc. côté est, la boutique de
fleurs Santoline voisine avec l’agence
flambant neuve des Pompes funèbres
générales (PFG).
La Toussaint approche. Sur les vitrines,
c’est l’épiphanie commerciale. « Pour
1 € de plus », berthelot offre la pose
du monument funéraire. « L’affaire du
moment, c’est maintenant ! » 990 € TTc
le monument funéraire, modèle de
base. En face, PFG surenchérit : « TVA
offerte sur tous les monuments funéraires. » on pourrait croire que ces
deux opérateurs se livrent une guerre
acharnée. Eh bien non. berthelot a
été racheté récemment par le groupe
Dignité funéraire, lui-même dans le
giron d’oGF, mastodonte français des
pompes funèbres. Un empire auquel
appartient également PFG, le voisin
d’en face…
Commerçants
Le secteur est en plein boom. Le
marché du funéraire, relativement
« jeune », connaît une recomposition de grande ampleur. L’image du
croque-mort au teint jaunâtre, chapeau haut-de-forme sur le crâne et
corbeau sur l’épaule, a fait long feu.
on vend désormais des services funéraires (organisation d’enterrements,
prévoyance…) comme des produits de
consommation. Le slogan du groupe
roc-Eclerc, orienté « low-cost funéraire », en témoigne : « roc-Eclerc,
parce que la vie est déjà assez chère. »
Jusqu’au début des années 90, le marché français des pompes funèbres
était régi par un monopole communal.
chaque collectivité pouvait opter, au
choix, pour le fonctionnement en régie
publique ou l’octroi d’une concession
à une seule et unique entreprise chargée d’organiser l’ensemble des enterrements. Dans plus de 90% des villes,
cette concession était accordée aux
Pompes funèbres générales. c’était le
cas à rennes.
La loi du 8 janvier 1993, dont l’objectif était d’introduire des rapports
la raison
dE cEttE
bonnE santé
économiquE
sE résumE En
dEux mots :
papy-boom
de concurrence et de faire baisser
les prix, a créé un immense appel
d’air. Les PFG, ex-leaders tout puissants, ont dû apprendre à « chercher
le client ». Des opérateurs indépendants, marbriers, ambulanciers ou
entrepreneurs ambitieux, ont ouvert
des agences de pompes funèbres. A
rennes, Joanick Legrand, entre autres,
a saisi l’opportunité. Deux agences portent son nom, rue Saint-Hélier et rue
des Veyettes. Dans le même temps,
d’autres grands groupes ont investi le
marché. Le plus fameux, roc-Eclerc,
a été créé par Michel Leclerc, frère de
Michel-Edouard.
responsable des six enseignes rennaises PFG, bruno robin a commencé
les mises en bière à 15 ans, avec son
père. Il a vu le métier évoluer durant
les vingt dernières années : « Avant,
les familles venaient aux PFG avec
une confiance totale. on était des
"notables". Aujourd’hui, nous sommes
devenus des commerçants. » Les
pompes funèbres, un business comme
un autre ? « on peut le dire. Il y a un
côté marketing. Nous sommes dans
un système de concurrence. » Il insiste
cependant sur les qualités d’acLe Mensuel/octobre 2010
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Trois cimetières accueillent les
défunts rennais : Nord, Est et
Saint-Laurent. Le second est le
plus vaste. Il accueille près de
130 000 corps sur près de 16 ha.
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La vente des concessions
funéraires est gérée par la
Ville. Les agences de pompes
funèbres prennent en charge
l’organisation des obsèques,
les formalités administratives,
la fourniture du cercueil et
l’inhumation.
la mort, un business florissant
cueil, d’écoute et de compassion indispensables à l’exercice de
la profession. « Le métier reste avant
tout humain. celui qui ne vient que
pour le commerce ne peut pas exercer longtemps… » Gérant de l’agence
de pompes funèbres Gallet, rue de
coëtlegon, Dany calofer évoque également l’importance du relationnel. Mais
lui, refuse d’associer la mort et le marketing. « Nous n’effectuons pas d’opérations commerciales. on considère que
cela est rédhibitoire. Notre pub, c’est la
qualité du service. »
La crise n’a pas touché les opérateurs de
pompes funèbres. Moins que d’autres
secteurs, en tout cas. « Le panier moyen
a diminué de 150 à 200 € par dossier.
Nous sommes vigilants, mais on reste
bénéficiaires », confie Jean-Marc bonnin, qui vient d’investir « une grosse
somme » dans la construction d’une
chambre funéraire nouvelle génération à La Mézière. « Les clients sont très
satisfaits. Nous avons vraiment l’impression de les accompagner dans le
deuil », explique-t-il.
La raison de cette bonne santé économique se résume en deux mots :
papy-boom.
dEpuis
quElquEs
annéEs, lE
monopoly
funérairE
bat son
plEin
En 2008, 750 000 bretons étaient âgés
de 60 ans ou plus. Ils devraient être
1,1 million à l’horizon 2030*. Le nombre
de décès annuels dû au vieillissement
de la population va crescendo. cela
offre aux pompes funèbres la promesse
d’un avenir radieux. ce n’est pas ce responsable local du réseau roc-Eclerc
qui dira le contraire. « Vous connaissez
un autre marché dont le potentiel augmente naturellement de 15 à 20% en
quelques années ? » Seule ombre au
tableau : depuis vingt ans, les pompes
funèbres affrontent la montée en puissance de la crémation. Mais ce phénomène n’a pas rendu obsolète le monnayage de services funéraires. Les
agences proposent désormais la vente
d’urnes en tous genres et l’organisation
de cérémonies laïques en crématorium.
Un tel potentiel suscite l’intérêt du
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monde entrepreneurial et financier.
Achats, ventes, regroupements…
Depuis quelques années, le Monopoly
funéraire bat son plein. A rennes
comme ailleurs, les PFG, ex-détenteurs du monopole, font figure d’animal blessé et orgueilleux. Leur objectif :
reconquérir les parts de marché perdues depuis 1993. Le groupe jette régulièrement son dévolu sur des entreprises indépendantes. Il y a quelques
mois, dans la capitale bretonne, les PFG
ont racheté les agences Legrand. Les
protagonistes ne souhaitent pas révéler
le montant de la transaction, très élevé
selon nos informations.
Géants de la finance
Dans l’ouest, l’ogre PFG se coltine
depuis peu un adversaire de taille. Le
groupe Mélanger, basé à Pré-en-Pail,
en Mayenne, ne cesse de croître. Après
la Normandie et les Pays-de-la-Loire,
ses dirigeants s’intéressent à l’Ille-etVilaine. En juillet, ils ont acquis l’entreprise Gallet, présente à rennes et à
Saint-Malo. Dans le même temps, un
duel « au plus offrant » les a opposés
aux PFG pour le rachat des pompes
funèbres Legrand.
Le « cas » roc-Eclerc, troisième acteur
majeur de la place rennaise, est un peu
différent. Il s’agit non pas d’un groupe,
mais d’un réseau national de franchises
indépendantes. Dans les faits, l’« indépendance » des franchises n’est que
relative. A rennes, les trois enseignes
roc-Eclerc appartiennent au même
propriétaire. Norbert barbier détient
dix succursales dans l’ouest.
Une dizaine d’agences proposent
actuellement des services funéraires
à rennes. Seules deux n’appartiennent pas à l’un des trois ténors qui se
LeS troIS GÉANtS DU fUNÉrAIre DANS L’oUeSt
pompes funèbres générales
roc-eclerc
Mélanger
• Six agences à rennes
• Près de 1 000 agences en France
• Appartient au groupe oGF
• 520 millions d’euros de chiffre
d’affaires en 2008
• Trois agences à rennes
• 470 agences en France
• Propriété du fonds d’investissement
Euroknights IV
• 130 millions d’euros de chiffre
d’affaires
• Quatre agences en Ille-et-Vilaine,
une à rennes (en développement)
• Quarante agences dans l’ouest
• Seize millions d’euros de chiffre
d’affaires en 2009*
Source : PFG
Sources : Groupe Mélanger et *Societe.com
Source : roc-Eclerc
niers indépendants rennais. « Né dans
les pompes funèbres », ce sexagénaire prépare sa 48 e Toussaint. Sofunair, sa petite entreprise, gère « seulement » une cinquantaine de décès par
an. Pour lui, pas de doute, la situation
actuelle n’est pas saine : « Avec ces gros
groupes, on revient à une situation pire
qu’avant la fin du monopole », quand
une seule société dominait le marché. « bientôt, il n’y aura plus que deux
boîtes. Et elles feront les prix qu’elles
veulent ! Ça va augmenter, c’est sûr. »
cette tendance au regroupement s’accompagne d’une « financiarisation »,
autre symptôme du pouvoir d’attraction économique des services funéraires. Les contrats de prévoyance
obsèques se généralisent depuis
quelques années. banques et assurances ont flairé le bon coup. Nombre
d’entre elles s’associent à des opérateurs de pompes funèbres. roc-Eclerc
coopère avec Age d’or services, filiale
de cNP assurances. PFG, de son côté,
s’est « pacsé » avec Auxia, filiale du
géant de la protection complémentaire
Malakoff-Médéric. Tout cela ne rassure
pas les opérateurs indépendants, qui
prévoient une mainmise de la finance.
Pour Jean-Marc bonnin, « bientôt, les
assureurs seront les donneurs d’ordre.
Ils auront le pouvoir ! cela sera préjudiciable au service que nous offrons
aux familles. »
*Source : Insee
1010_MDr
partagent localement le gâteau. La
situation diffère quelque peu dans
l’agglomération du fait de la présence
d’entreprises familiales « historiques ».
Mais la tendance au regroupement
ne devrait pas, à terme, épargner les
campagnes. Quitte à annihiler progressivement la diversité de l’offre et à
fausser les rapports de concurrence ?
Aucun risque, selon bruno robin des
PFG : « Aujourd’hui, la concurrence est
très forte. Notre société est simplement en train de se repositionner après
avoir perdu des parts de marché. » certains acteurs de la profession ne partagent pas son avis et expriment de
sérieuses craintes.
Michel bertrand fait partie des der-
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la mort, un business florissant
coût De LA mort
pAS
D’AbUS
à reNNeS ?
Epinglés à plusieurs reprises par les associations de consommateurs,
certains opérateurs funéraires français pratiqueraient des tarifs
abusifs et opaques. Le Mensuel a effectué une série de devis :
la région rennaise semble plutôt épargnée par les dérives.
D
A partir du 1er janvier 2011,
toutes les entreprises de
pompes funèbres françaises
devront utiliser le même
« devis type ». objectif : clarifier
l’information des familles.
epuis une dizaine d’années, les opérateurs de
pompes funèbres français sont dans le collimateur des associations
de consommateurs. Point d’orgue : la
publication, en 2008, d’un rapport
accablant signé UFc- Que choisir*.
Une enquête minutieuse qui pointe
l’augmentation de 34% du prix des
obsèques en dix ans*. Autres griefs : le
manque de concurrence effective dans
le secteur, des différences de prix injustifiées ainsi qu’une opacité générale
des politiques tarifaires. UFc a constaté
un écart de 1 100% entre les tarifs minimaux et maximaux pour la prise en
charge de certaines démarches administratives. Une telle situation serait
favorisée, selon l’association, par la
« fragilité » des familles en période de
deuil. Quand un proche décède, on n’a
pas forcément le cœur à comparer les
prix et multiplier les devis. Un état de
fait dont certains opérateurs n'hésiteraient pas à profiter.
La publication de ce document a pro-
« nous
rEcEvons pEu
dE plaintEs »
Anne-Paule Berkelmans,
inspectrice à la DGCCRF
voqué de vives réactions dans le milieu.
Quelques professionnels ont reconnu
l’existence d’abus et appelé à une
« clarification » des pratiques. D’autres
ont sorti les boucliers et dénoncé une
« stigmatisation ». c’est le cas de la
confédération des professionnels du
funéraire et de la marbrerie (cPFM).
Pour sa présidente, Nelly-chevallier
rossignol, « les acteurs du funéraire
ont l’impression d’être systématiquement critiqués. Dans ce rapport, il y a
des choses curieuses et assez invraisemblables. » Et d’ajouter : « Nous travaillons depuis longtemps sur l’amélioration du service apporté aux familles. »
Aucun accroc
ces arguments ne tarissent pas le scepticisme de Michel Kawnik. Selon le président de l’Association française d’information funéraire (AFIF), très active
depuis près de vingt ans, la cPFM serait
le bras armé des mastodontes français
du funéraire. Il dénonce la persistance,
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chez certaines enseignes, de tarifs abusifs : « Les sociétés monopolistiques
tirent les tarifs vers le haut. Il devrait y
avoir une véritable éthique commerciale
dans ce secteur. ce n’est pas le cas. » Un
constat qui varie en fonction des zones
géographiques : « Les dérives sont plus
fréquentes dans les grandes agglomérations comme Paris ou Marseille. » La
bretagne ferait partie des bons élèves.
Dans la région rennaise, les associations
de consommateurs n’ont pas relevé
de pratiques douteuses ces dernières
années. rien de particulier à signaler,
non plus, du côté de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes
(DGccrF). Selon Anne-Paule berkelmans, inspectrice chargée des pompes
funèbres, « il n’y a pas beaucoup d’abus
en bretagne. Les entreprises ne sont
pas toutes exemplaires, notamment en
ce qui concerne l’information tarifaire
fournie aux clients, mais nous recevons
peu de plaintes. »
Afin de déceler d’éventuelles anomalies, Le Mensuel a effectué de façon
anonyme des « test s » dans cinq
agences de pompes funèbres rennaises. résultat : aucun accroc. La totalité des enseignes a accepté de réaliser un devis détaillé. A prestations
égales, pour l’organisation d’obsèques
« simples » (cercueil premier prix, pas
de présentation en maison funéraire,
inhumation dans un caveau familial), les factures se ressemblent. Les
totaux oscillent entre 2 800 et 3 200 €.
cela correspond au coût moyen d’un
enterrement « bas de gamme », de nos
jours, en France.
* Disponible sur www.quechoisir.org.