Elizabeth Anscombe L`Intention §23. Lorsqu`une action
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Elizabeth Anscombe L`Intention §23. Lorsqu`une action
Elizabeth Anscombe L’Intention §23. Lorsqu’une action intentionnelle a lieu, existe-t-il une description qui soit la description de cette action ? Considérons une situation concrète. Un homme pompe de l’eau dans la citerne qui alimente une maison. Quelqu’un a trouvé le moyen de contaminer systématiquement la source avec un poison cumulatif mortel dont les effets ne se manifestent que lorsqu’il est trop tard pour les soigner. La maison est régulièrement occupée par un petit groupe de chefs de parti accompagnés de leur famille proche ; ils contrôlent un grand pays, sont engagés dans l’extermination des juifs et préparent peut-être même une guerre mondiale. L’homme qui a contaminé la source a calculé que, si ces gens étaient éliminés, des hommes bons arriveraient au pouvoir qui gouverneraient bien, ou même qui institueraient le Royaume des Cieux sur la terre, et assureraient à tout le peuple une vie heureuse ; et il a révélé tout cela à l’homme qui pompe. La mort des habitants aura bien sûr toutes sortes d’effets ; par exemple, un certain nombre de gens inconnu de ces hommes recevra des legs dont ils ne savent rien. Le bras de l’homme va de haut en bas, et encore de haut en bas. Certains muscles aux noms latins et connus des docteurs se contractent et se relâchent. Certaines substances sont produites dans des fibres nerveuses (substances dont la production au cours d’un mouvement volontaire intéresse les physiologistes). Le bras envoie une ombre sur un rocher si bien qu’à un certain endroit, lorsqu’il arrive à une certaine position, il produit un effet curieux, comme si un visage sortait du rocher. De plus, la pompe fait une série de cliquetis au rythme remarquable. Demandons-nous maintenant, ce que fait cet homme et quelle est la description de son action. D’abord, toute description vraie de ce qu’il fait, en tant que sujet. Par exemple, il gagne son salaire, il aide une famille, il use les semelles de ses chaussures, il remue de l’air. Il sue, il produit telles substances dans ses fibres nerveuses. Si effectivement un bon gouvernement, ou même le Royaume des Cieux sur la terre, et une vie heureuse pour tout le monde adviennent grâce aux efforts des hommes bons qui arrivent au pouvoir parce que les chefs de parti sont morts, alors, il aura aidé à produire cet état de chose. Cependant, notre enquête sur la question ‘Pourquoi ?’ nous permet de nous limiter à un ensemble comprenant toutes ses actions intentionnelles, et elles seules. “ Il est en train de X-er ” est une description d’une action intentionnelle (a) si elle est vraie, et (b) s’il y a une réponse à la question “ Pourquoi êtes-vous en train de X-er ” qui entre dans l’ensemble que j’ai déjà défini. C’est-à-dire : la description qui correspond à la question “ Pourquoi contractez-vous ces muscles ? ” n’est pas une description d’action intentionnelle si les réponses de notre homme à la question ‘Pourquoi ?’ manifestent qu’il ne sait quels muscles il contracte que par inférence, à partir de sa connaissance de l’anatomie. Et la description qui correspond à la question “ Pourquoi produisez-vous ces substances dans vos fibres nerveuses ? ” sera de fait exclue de notre propos sauf si nous supposons que cet homme a comme projet de les produire (si c’était possible, nous pourrions supposer qu’il veut en recueillir), de sorte qu’il remue vigoureusement son bras pour les produire. Mais les descriptions qui correspondent aux questions “ Pourquoi faites-vous sortir ce visage du rocher ? ”, “ Pourquoi marquez-vous ce rythme curieux ? ” se révéleront être ou non des descriptions d’actions intentionnelles selon la réponse : certaines réponses contiendront des éléments qui nous permettront de dire que l’homme a remarqué qu’il le faisait, tandis que d’autres entreront dans l’ensemble défini. Pour beaucoup d’actions X, on peut supposer que la réponse à la question “ Pourquoi X-ezvous ? ” entrera dans cet ensemble : Par exemple, “ Pourquoi bougez-vous votre bras de haut en bas ? ”, “ Je pompe. ”, “ Et pourquoi pompez-vous ? ”, “ Pour approvisionner en eau la maison ”. “ Pourquoi marquez-vous ce rythme curieux ? ”, “ Oh, j’ai compris comment le faire, et comme de toute façon la pompe cliquette, je le fais seulement pour m’amuser ”. “ Pourquoi pompez-vous l’eau ? ”, “ Pour les besoins de la maison ” et à voix basse “ pour les éliminer tous ”. “ Pourquoi empoisonnez-vous ces gens ? ”, “ Si nous arrivons à nous en débarrasser, les autres arriveront et... ” Ici, il y a une rupture dans la série des réponses qu’on peut obtenir à une telle question. Quand la réponse contient une description supplémentaire Y, il est parfois correct de dire non pas simplement “ il est en train de X-er ”, mais aussi “ il est en train de Y-er ”. Si c’est le cas, rien ne peut contredire l’affirmation “ il est en train de Y-er ”. Par exemple, “ Pourquoi pompez-vous ? ”, “ Pour remplir la citerne ”. Si telle est la réponse, alors nous pouvons dire “ Il est en train de remplir la citerne ” sauf si, de fait, il ne le fait pas. Il y a ici, malgré les apparences, bien plus qu’une tautologie. En effet, si après qu’il a dit “ Pour remplir la citerne ”, nous pouvons dire “ Il remplit la citerne ”, cela suffit - dans des circonstances ordinaires - pour déterminer que cette action est intentionnelle. (La précision est nécessaire car il peut arriver qu’un effet visé se produise toutefois par accident). Cela pour dire que, comme nous l’avons déjà déterminé, la question ‘Pourquoi ?’ pourra alors s’appliquer à cette action. Ce n’est pas une conclusion vide de sens : Cela signifie que l’homme qui a répondu “ Pour remplir la citerne ”, si on lui demande “ Pourquoi remplissez-vous la citerne ? ”, ne doit pas répondre par exemple “ Oh ! Je ne savais pas que je le faisais ”, ou bien refuser à la question tout sens différent du sens causal. Ou plutôt, s’il le fait, cela rend sa réponse insensée. Un homme peut être en train de faire quelque chose que pourtant il ne fait pas, s’il s’agit d’un processus ou d’une entreprise qui prend du temps et qu’on interrompt, de sorte qu’on peut dire : “ Il le faisait, mais il ne l’a pas fait. ” Ce point, cependant, n’est d’aucune façon particulier aux actions intentionnelles : nous pouvons par exemple dire que quelque chose tombait, mais finalement n’est pas tombé (car quelque chose d’autre l’a arrêté). Nous n’avons donc pas recours à la présence de l’intention pour justifier la description “ Il est en train de Yer ”. Toutefois, dans certains cas, il est nécessaire qu’à un moment notre homme indique qu’il est en train de Y-er pour que quelqu’un d’autre puisse le dire de lui. (Cela arrive lorsqu’il ne s’est pas passé suffisamment de choses pour que ce soit évident). Comme quand nous voyons un homme faire des choses avec du fil de fer, des prises etc. Parfois, en plaisantant, nous disons d’un homme “ Il fait telle et telle chose ”, tandis que manifestement, il ne les fait pas. Par exemple, il “ remplit la citerne ” alors que nous voyons (contrairement à lui) que l’eau s’échappe par un trou dans le tuyau. Ou encore quand nous évoquons un objectif plutôt douteux ou lointain : par exemple, “ il prouve le dernier théorème de Fermat ” ; on pourrait aussi dire d’un fou : “ il conduit ses armées victorieuses ”. Il est facile, cependant, d’exclure ces cas de notre propos, et de considérer la différence entre les cas où nous pouvons dire “ Il est en train de Y-er ” (où il a mentionné Y en réponse à la question “ Pourquoi X-ez-vous ”), et ceux où nous disons plutôt “ Il va Y-er ”. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un coupure nette. Par exemple, y a-t-il une grande différence entre les deux affirmations “ Elle fait du thé ”, et “ Elle prépare la bouilloire afin de faire du thé ” (c’est-àdire elle va faire du thé) ? Evidemment non. De là vient l’utilisation courante du présent pour décrire une action future qui n’est pas une simple étape ultérieure de l’activité désignée comme un tout séparé. Par exemple, on peut dire “ Je vois mon dentiste ”, “ je manifeste à Trafalgar Square ” alors qu’on est encore dans le train. Mais lorsque la réalisation de l’objectif n’est plus systématique, on ne peut exprimer le but qu’en disant “ afin de ”. On dit par exemple, “ Je vais à Londres afin de faire changer mon oncle d’avis ”, et pas “ Je fais changer mon oncle d’avis ”. Jusqu’à un certain point, les trois divisions du sujet faites au §1 sont simplement équivalentes. Elles sont équivalentes tant que les réponses “ Je vais prendre mon appareil photo ”, “ Je prends mon appareil photo ”, et “ Pour prendre mon appareil photo ” sont interchangeables quand on me demande pourquoi je monte. Dès lors, si tout cela est juste, qu’allons-nous dire de toutes ces descriptions d’actions intentionnelles ? Dirons-nous qu’il y a autant d’actions distinctes que de descriptions, avec X comme point de départ ? Nous demandons “ Pourquoi X-ez-vous ? ” et nous obtenons la réponse : “ Pour Y-er ”, ou “ Je fais Y ”, Y étant tel que nous puissions dire “ Il est en train de Y-er ”. Puis, nous pouvons demander “ Pourquoi Y-ez-vous ? ” Et peut-être obtiendrons-nous la réponse “ Pour Z-er ” ; nous pouvons alors dire : “ Il est en train de Z-er ”. Par exemple, “ Pourquoi bougez-vous le bras de haut en bas ? ”, “ Pour actionner la pompe ”, et nous pouvons dire “ il actionne la pompe ”. “ Pourquoi pompez-vous ? ”, “ Pour remplir la citerne ” et nous pouvons dire “ il remplit la citerne ”. “ Pourquoi remplissez-vous la citerne ? ”, “ Pour empoisonner les habitants ” et nous pouvons dire “ il empoisonne les habitants ” puisque les habitants sont empoisonnés. Et ici intervient la rupture, car bien qu’on puisse donner une réponse supplémentaire autre que “ Pour m’amuser ” (par exemple, pour sauver les juifs, pour amener les hommes bons au pouvoir, pour faire advenir le Royaume des Cieux sur la terre), on ne pourra cependant pas dire : il sauve les juifs, il fait advenir le Royaume des Cieux, il amène les bons au pouvoir. Arrêtons-nous là et demandons-nous alors : Y a-t-il quatre actions puisque nous avons trouvé quatre descriptions distinctes qui satisfont à nos conditions, à savoir : bouger son bras de haut en bas, actionner la pompe, remplir la citerne, et empoisonner les habitants ? §24. Avant d’essayer de répondre à cette question, il nous faut soulever quelques difficultés. On pourrait nous objecter que le fait de pomper ne peut pas être un acte d’empoisonnement. Mais il s’agit évidemment d’un acte qui consiste à “ mettre du poison ” (an act of laying poison), comme le diraient les juristes ; et on pourrait essayer de répondre à l’objection en disant que l’homme empoisonne les habitants s’il met le poison et qu’ils sont empoisonnés. Et pourtant, nous avons dit qu’il s’agissait d’un poison cumulatif ; cela signifie qu’aucun acte isolé qui consiste à mettre le poison n’est par lui-même l’acte d’empoisonner ; de plus, n’est-ce pas l’autre personnage qui a mis le poison ? Supposons que nous demandions quand notre homme les a empoisonnés. On nous répondra : il les a empoisonnés tout le temps qu’ils ont été empoisonnés. Mais dans ce cas, quelqu’un pourra remarquer que le fait de les empoisonner n’a pas constitué pour lui une action : peut-être en effet ne faisait-il rien d’approprié à aucun des moments où ils buvaient le poison. Faut-il répondre à la question : “ Quand exactement les a-t-il empoisonnés ? ” en énumérant les nombreux moments où il a mis du poison ? Mais aucun d’eux ne peut être appelé en lui même “ l’acte de les empoisonner ”. Comment pouvons-nous alors appeler l’action de pomper de notre homme une action intentionnelle consistant à empoisonner les habitants ? Ou bien faudra-t-il conclure qu’il ne les a empoisonnés à aucun moment, puisqu’il ne les empoisonnait pas aux moments où ils étaient empoisonnés ? Nous ne pouvons pas dire que, puisqu’à un certain moment il les a empoisonnés, il doit y avoir des actions que nous pouvons appeler “ empoisonner les habitants ”, et dans lesquelles nous pouvons voir ce que c’était que de les empoisonner. Car dans les actes consistant à pomper de l’eau empoisonnée, rien de particulier ne se passe, qui ne pourrait aussi bien s’être passé si son action avait consisté à pomper de l’eau pure. Même si nous imaginons que des images représentant les habitants morts traversent l’esprit de notre homme et le réjouissent, de telles images auraient tout aussi bien pu passer par la tête de quelqu’un qui ne les empoisonnait pas ; et de toute façon, il n’est pas nécessaire qu’elles lui traversent l’esprit. La différence s’avère être une différence de circonstances, et pas de quelque chose qui se passe alors. §25. Une difficulté supplémentaire survient quand on considère que l’intention de notre homme n’est peut-être pas de les empoisonner, mais seulement de gagner son salaire. C’est-àdire que s’il est improbable qu’il soit complice et qu’on lui demande pourquoi il a rempli la citerne de la maison avec de l’eau empoisonnée, sa réponse ne consistera pas à dire “ pour me débarrasser d’eux ”, mais plutôt “ je m’en fichais, je voulais juste mon salaire, et j’ai accompli mon travail habituel ”. Dans ce cas, même s’il sait que l’une de ses actions intentionnelles — car d’après nos critères, l’action qui consiste à remplir la citerne est intentionnelle — est aussi une action qui consiste à remplir la citerne d’eau empoisonnée, nos critères ne permettent pas de dire que son action de “ remplir la citerne avec de l’eau empoisonnée ” est intentionnelle. Et je ne doute pas de la justesse de la conclusion, elle semble plutôt confirmer nos critères. D’un autre côté, il semble bien que nous soyons embarrassés quand il s’agit de trouver l’acte intentionnel qui consiste à empoisonner ces gens, si l’on suppose que telle est son action intentionnelle. Il n’est vraiment pas étonnant que tant de gens aient pensé que l’intention était un mouvement intérieur particulier. Il suffirait ainsi simplement de dire que ce mouvement intérieur est survenu en notre homme pour montrer que l’action consistant à empoisonner les méchants est intentionnelle. Mais, (sans même considérer les objections que nous avons déjà évoquées) cette conception a des conséquences absurdes et très malheureuses. Car après tout, nous pouvons former des intentions ; or si l’intention est un mouvement intérieur, nous pouvons donc choisir d’avoir certaines intentions et de ne pas en avoir d’autres, simplement par exemple en nous disant à nous-mêmes : “ Ce que j’entends être en train de faire, c’est de gagner mon salaire, non pas d’empoisonner la maisonnée ” ; ou “ Ce que j’entends être en train de faire, c’est d’aider ces hommes bons à accéder au pouvoir ; je retire mon intention de l’acte d’empoisonner la maison, qui, du moins préféré-je le penser, se passe sans que je fasse porter sur lui mon intention ”. L’idée selon laquelle on pourrait déterminer ses intentions par un tel petit dialogue intérieur est bien évidemment une plaisanterie. Il y a néanmoins un cas où il est difficile de trouver autre chose que ce que pense un homme (et il ne fait aucun doute qu’elles sont intérieures) pour distinguer l’action intentionnelle d’empoisonner de l’action qui consiste à les empoisonner en le sachant, mais sans que ce soit là l’intention du pompiste ; il s’agit du cas authentique où il pense : “ Je me fichais complètement que quelqu’un ait empoisonné l’eau, je voulais juste gagner mon salaire sans problèmes, en faisant mon travail habituel. Je fais partie de la maison, vu ? Et je me fiche pas mal de savoir qui est à l’intérieur ”. On pourrait alors se demander si le critère que j’ai proposé n’est pas un critère par les pensées. Si la réponse à la question “ Pourquoi avez-vous rempli la citerne d’eau empoisonnée ? ” est “ Pour les éliminer ” ou encore quelque chose comme “ J’ai simplement pensé le faire ”, alors, selon mon critère, l’action sous cette description est caractérisée comme intentionnelle ; autrement, non. Mais cela ne suppose-t-il pas que la réponse soit donnée ? Et sans aucun doute, un homme peut donner la réponse qu’il préfère ! Mon critère pour caractériser une action comme intentionnelle ne revient-il pas alors à considérer le mouvement intérieur dont quelqu’un peut faire ce qu’il lui plaît, même si (peut-être en dehors d’un attachement au vérificationnisme) j’ai préféré une réponse externe (effective ou hypothétique), qu’un homme peut d’ailleurs aussi transformer comme il lui plaît — au moins tant que la réponse reste un tant soit peu plausible. Sans doute, il faut bien que je dise que la réponse sincère est, ou serait, l’une ou l’autre ; mais quel genre de contrôle de la sincérité pourrait bien être établi ici ? Il faut répondre ici qu’il peut y avoir un certain contrôle de la sincérité de la réponse. Par exemple, dans le cas de l’homme qui s’en fiche, une partie de son explication consistait à dire qu’il a seulement accompli son travail habituel. Il faut donc que son travail habituel consiste effectivement à pomper, pour que sa réponse soit acceptable. De plus, il ne doit rien faire qui s’écarte du cours normal de son travail, qui favorise l’empoisonnement, et dont il ne peut pas rendre compte de façon acceptable. Supposons par exemple qu’il distraie l’attention de l’un des habitants qui s’approche de la source, et risque de découvrir la vérité. La question : “ Pourquoi l’avez-vous appelé de là-bas ? ” doit recevoir une réponse crédible autre que “ pour l’empêcher de voir ” ; et si les besoins de telles explications se multipliaient, on en viendrait à douter qu’il n’ait rien fait en vue de faciliter l’empoisonnement, comme il l’affirme pourtant. — Cependant, l’explication suivante est toujours possible : il a voulu éviter l’énorme désordre qui serait advenu si quelqu’un avait découvert la machination ; il espérait que, puisque le poison était mis en place, tout se passerait bien. Tout du long, il a calculé ce qui lui semblait lui causer le moins de problèmes, et il a pensé qu’il valait mieux empêcher que quoi que ce soit ne fût suspecté. Cette explication est possible. Jusqu’à maintenant, donc, nous pouvions contrôler sa sincérité quand il rendait compte de la situation ; mais il arrive un moment où ce n’est plus possible. La différence entre les cas où il se fiche de savoir si les gens seront effectivement empoisonnés ou non, et ceux où il se réjouit quand il s’aperçoit qu’ils vont être empoisonnés s’il y coopère en continuant à faire son travail habituel, n’est pas une différence qui s’accompagne nécessairement de modifications dans sa façon de faire ou dans sa manière d’être. Cette différence pourrait ne pas s’exprimer autrement que par la différence des significations de son “ah!” quand il apprend que l’eau est empoisonnée. Dès lors, quand on lui demande : “ Pourquoi avez-vous rempli la citerne d’eau empoisonnée ? ” il peut répondre “ Je m’en fichais ” ou bien “ j’étais heureux d’aider à les éliminer ”, et s’il était capable de dire ce qui s’est passé effectivement en lui à ce moment, comme véhicule de l’une ou de l’autre de ces pensées, il ne dirait peut-être rien d’autre que “ J’ai fait “ah!” ”. Voilà le type de vérité que comporte la proposition : “ Vous seul pouvez savoir si vous avez eu telle et telle intention ou non ”. Il y a un point où seul ce que l’homme lui-même dit est un signe ; et il y a alors de la place pour quantité de disputes et de fins diagnostics sur sa sincérité. D’un autre côté, si ce n’est pas son travail normal, mais que l’empoisonneur l’engage pour pomper l’eau, et l’informe qu’elle est empoisonnée, le cas est différent. Il peut toujours dire qu’il s’en fiche et veut seulement gagner de l’argent ; mais l’ordre qu’il reçoit et qu’il accomplit pour gagner cet argent consiste à (car même si c’est implicite, cela revient quand même à) pomper de l’eau empoisonnée. Dès lors, sauf s’il entreprend de tromper son employeur (par exemple en versant dans l’eau ce qu’il a pensé — à tort — être un antidote), il ne pourra pas se justifier convenablement en disant qu’il n’avait pas l’intention de pomper de l’eau empoisonnée, mais seulement de pomper de l’eau et d’obtenir son salaire : la façon dont il refuse de fournir une réponse qui tombe dans l’ensemble que nous avons défini (une réponse faisant partie de cet ensemble serait par exemple : pour gagner de l’argent) s’avère ici inacceptable. Ainsi, dans certains cas, il arrive que seule la personne concernée puisse dire si elle a eu une certaine intention ou non ; mais ces cas sont limités en cela que nous ne pouvons pas déclarer ne pas avoir eu l’intention de faire une chose qui était pour nous un moyen en vue d’une de nos fins. Tout cela, je pense, permet d’expliquer ce que Wittgenstein dit au §644 des Investigations philosophiques : “ “ Je n’ai pas honte de ce que j’ai fait alors, mais de l’intention que j’avais. ” Et l’intention n’était-elle pas aussi dans ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui justifie la honte ? Toute l’histoire de l’incident. ” Et si nous gardons en tête les qualifications que nous avons introduites, nous pouvons résumer nos remarques en disant qu’en gros, un homme a l’intention de faire ce qu’il fait. Mais bien sûr, c’est une façon très générale de parler. Il est bon de l’exprimer cependant, comme antidote à la thèse absurde, soutenue parfois, selon laquelle l’action qu’un homme a l’intention de faire n’est décrite que par la description de son objectif. Une question se pose ici : Pourquoi s’intéresser à l’intention de l’homme que nous avons décrit et qui ne faisait rien d’autre que son travail habituel etc. ? Ce n’est certainement pas pour l’intérêt éthique ou légal de cet exemple ; si ce qu’il a dit est vrai, cela ne l’absout pas pour autant de sa culpabilité de meurtre ! Nous nous intéressons juste à ce qui est vrai d’un homme dans ce genre de situation. Ici encore, Wittgenstein dit quelque chose de pertinent dans sa discussion sur “ J’allais faire ”. “ Pourquoi voudrais-je lui communiquer une intention en plus de ce que j’étais en train de faire ? ... Parce que je veux lui parler de moi, et cela va au delà de ce qui s’est produit à ce moment là. Je lui révèle mon intérieur dès que je lui dis ce que j’allais faire. Non pas en vertu d’une auto-observation, mais par une réaction (on pourrait aussi nommer cela une intuition). ” Investigations philosophiques §659. Wittgenstein pense sans doute à une réponse, une réaction, au souvenir de “ ce moment ”. Dans notre contexte, nous pouvons y penser comme une réponse à notre question spéciale “ Pourquoi ? ”. §26. Revenons à la question du §23 : L’homme qui (intentionnellement) bouge son bras, actionne la pompe, remplit la citerne, empoisonne les habitants, accomplit-il quatre actions ou bien une seule ? La réponse que nous avons imaginée à la question ‘Pourquoi ?’ montre que les quatre descriptions forment une série A-B-C-D dans laquelle chaque description dépend de la précédente, tout en demeurant indépendante de la suivante. B est-elle alors une description de A, C de B, etc. ? Non, si cela signifie que nous pouvons voir que “ il actionne la pompe ” décrit à nouveau ce qui l’est déjà par “ Il bouge son bras de haut en bas ”, de telle sorte que ce qui vérifie la seconde description dans ce cas, vérifie aussi la première. D’un autre côté, si nous disons qu’il y a quatre actions, nous verrons qu’ici, l’action B consiste seulement à faire A, etc. A cela près qu’il faut plus de circonstances pour que A soit B qu’il n’en faut pour que A soit simplement A ; et il en faut encore davantage pour que A soit D que pour que A soit B. Mais ces circonstances n’incluent pas nécessairement d’actions particulièrement récentes de l’homme qu’on dit faire A, B, C, D (même si le poison est cumulatif, pour notre présent propos, nous supposerons qu’une simple action de pomper suffit à jouer le tour). Pour faire court, la seule de ses actions dont il est ici question est A. Car bouger son bras de haut en bas, les doigts serrés sur la poignée de la pompe, dans ces circonstances, c’est actionner la pompe ; et, dans ces circonstances, c’est remplir la citerne ; et, dans ces circonstances, c’est empoisonner la maisonnée. Il y a ainsi quatre descriptions pour une action ; chacune dépend de circonstances plus larges, et chacune est reliée à la suivante comme une description de moyens en vue d’une fin. Cela signifie que nous pouvons tout aussi bien parler de quatre intentions que d’une intention - le dernier terme que nous avons introduit dans la série ; par là, nous en avons fait l’intention avec laquelle l’action a été accomplie sous ses autres descriptions. Ainsi, lorsque nous parlons de quatre intentions, nous indiquons le caractère intentionnel qui appartient à l’action dans chacune de ses quatre descriptions. En revanche, lorsque nous parlons d’une intention, nous indiquons l’intention avec laquelle l’action a été accomplie. Le dernier terme que nous donnons à une telle série nous indique l’intention avec laquelle l’action a été faite dans chacune de ses autres descriptions. Cette intention “ engloutit ”, pour ainsi dire, toutes les intentions précédentes avec lesquelles étaient réalisés les membres antérieurs de la série. Le signe de cet “ engloutissement ” est qu’on peut donner D en réponse à la question ‘Pourquoi ?’ portant sur A. “ Faire A avec l’intention de B ” ne signifie pas que D n’est l’intention de A qu’indirectement (par exemple, si j’appuyais sur quelque chose qui appuyait sur quelque chose... qui appuyait contre un mur, je n’appuierais sur le mur qu’indirectement). Si D répond à la question ‘Pourquoi ?’ portant sur A, alors B et C peuvent répondre à la question ‘Comment ?’. Quand des termes sont reliés de cette façon, ils constituent une série de moyens dont on peut considérer le dernier terme comme la fin, du fait même qu’il est le dernier. Un terme qui n’entre pas dans la série A-D peut cependant entrer dans une autre série dont font partie certains des membre A, B, ou C. Par exemple, si notre homme fait cliqueter la pompe au rythme du God Save the King ; dans ce cas, l’intention avec laquelle il le fait n’est pas “ engloutie ” par l’intention D (marquer ce rythme n’indique pas comment il pompe l’eau). La preuve en est que si la question “ Pourquoi bougez-vous le bras de haut en bas ? ” recevait comme réponse “ Pour cliqueter au rythme du God Save The King ”, la série des ‘Pourquoi ?’ ne conduirait pas à D. Une autre implication de l’engloutissement est qu’il n’y a pas un nombre défini de termes entre A et D. Par exemple, dans notre cas, nous n’avons pas introduit le terme “ faire couler l’eau le long des tuyaux ”, qui aurait pourtant eu sa place dans la série, si quelqu’un avait pensé à demander “ Pourquoi ? ” à ce propos. §27. Y a-t-il une place pour un acte intérieur d’intention ? Dans notre exemple, si l’homme dit “ Je fais seulement mon travail habituel ”, il a pu trouver cette formule et se l’appliquer au présent à une étape de son activité. Pourtant, s’il répond ainsi, se pose immédiatement la question : avec quelle intention l’a-t-il fait ? La question se poserait à chaque fois qu’un acte délibéré de “ viser ” (intending) aurait été accompli. Dans ce cas, la réponse pourrait être “ afin de ne pas choisir mon camp ”. Ainsi, l’action intérieure n’a pas produit ce que vous auriez pu penser : à savoir que l’action de notre homme, en pompant, est simplement de faire son travail habituel. Il s’agirait en fait d’une nouvelle action, comme de faire cliqueter la pompe au rythme du God Save the King. La pensée “ je fais simplement mon travail habituel ” n’a de véritable pertinence pour la question de ce que sont ses intentions que lorsqu’elle est plus spontanée que délibérée. Si elle est spontanée, elle est sujette aux tests de sincérité, qui s’appliquent à la même tournure de phrase donnée comme explication après l’événement ; et si elle passe tous les tests externes déjà évoqués, elle reçoit comme détermination ultime : “ Finalement, vous seul pouvez savoir si c’est votre intention ou pas ”. Cela ne signifie qu’une chose : Il arrive un moment où un homme peut dire “ C’est mon intention ”, et où personne d’autre ne peut contribuer à établir quoi que ce soit. (Cela ne signifie pas que lorsqu’il dit “ c’est mon intention ”, il manifeste une connaissance qui n’est accessible qu’à lui seul. Ici, “ il sait ” signifie seulement “ il peut dire ”. Sauf si, bien sûr, nous imaginons un cas où quelqu’un dirait : “ il pensait que c’était son intention, mais il est devenu clair qu’il se trompait ”.) Le seul nouveau test possible serait de provoquer une réaction clairement spontanée en disant (pour donner des exemples grossiers) : “ Très bien ! Cela ne vous intéressera donc pas d’entendre que le poison est vieux et n’opère plus ” ; ou encore “ Vous ne réclamerez donc pas une part de la grosse somme dont quelqu’un souhaite récompenser les conspirateurs ”. C’est là une manière habituelle de faire ressortir les intentions, dont la littérature fait souvent usage (on pense par exemple au sourd qui entend très bien ce qu’il ne devrait pas) ; de même, dans la vie, un détective habile psychologue peut souvent discerner nos intentions. Mais il arrive un moment où l’habileté psychologique du détective ne possède plus les critères de son propre succès. Car après tout, des questions probantes peuvent conduire un homme à affirmer quelque chose de nouveau, au lieu de révéler ce qui était déjà là. Il se peut ainsi qu’aucune inférence vérifiable ne puisse être tirée du verdict du détective. On peut sentir que le verdict est juste, que l’homme qui le fait a une “ intuition ”. Mais comme l’a suggéré Wittgenstein (Investigations philosophiques p.128) les conséquences sont ici d’un genre diffus. “ La différence dans son attitude ” serait une conséquence diffuse ; ou, si par conséquence on entend inférence, les nuances dans les relations qu’on s’attend à voir entre notre homme et les autres membres du complot, ou encore l’atmosphère entre eux et lui, et d’autre choses de ce genre seraient des conséquences diffuses. Nous pouvons imaginer une intention purement intérieure qui pourtant change certaines choses du tout au tout. Une pensée dédaigneuse pourrait entrer dans l’esprit d’un homme de telle sorte que son comportement poli et affectueux devînt ironique, sans qu’il y en eût un seul signe extérieur (peut-être n’a-t-il pas osé l’exprimer). Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une histoire spécifique, ou des conséquences à la lumière desquelles un observateur extérieur pourrait s’apercevoir que l’expression de l’affection est ironique. Car d’ailleurs on peut toujours trouver des choses à mépriser chez les gens sans qu’une histoire spéciale conduise au mépris dans cette occasion particulière. Et après coup, l’observateur pourrait changer d’avis, repenser à cet épisode comme à une aberration, et ne plus jamais le laisser se reproduire à l’avenir. Supposons que la pensée “ Toi, sale petit imbécile ” lui soit venue à l’esprit. Il n’est pas encore suffisant que ces mots lui viennent à l’esprit. Il doit aussi vouloir dire ce qu’ils signifient (to mean them). Cela montre encore une fois qu’on ne peut pas prendre une action (même interne) en elle-même comme un acte d’intention ; car si vous décrivez une action, le fait qu’elle a eu lieu n’est pas une preuve de l’intention. Des mots peuvent traverser l’esprit de quelqu’un sans qu’il veuille dire ce qu’ils signifient. Ainsi, l’intention n’est jamais une opération mentale ; cependant, parfois, une opération mentale sérieusement voulue (meant) peut faire une différence dans le compte-rendu d’une action ; par exemple, embrasser quelqu’un. Mais il faut alors que les actes extérieurs soient d’eux-mêmes “ signifiants ” d’une certaine manière.