Épée Laurens.cdr
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Épée Laurens.cdr
Le métal, objet de toutes les convoitises L'épée d'académicien de Pierre Laurens par Arthus-Bertrand Ils ne sont pas fournisseurs officiels… mais presque. Beaucoup d'épées des membres de la prestigieuse Académie française ont été créées chez Arthus-Bertrand, à Palaiseau (91). Des pièces uniques qui mettent en œuvre de nombreux savoir-faire. Leur prix peut varier de 10 000 à 100 000 euros ! L'un des Immortels, surnom donné aux membres de cette institution garante de la définition de la langue française, vient justement de passer commande d'une nouvelle épée. Il s'agit de Pierre Laurens, latiniste et historien de la littérature, élu en février 2014 au fauteuil du linguiste André Crépin, décédé en 2013… 803. Après l'institution de la Légion d'honneur par Napoléon Bonaparte, le Consulat et l'armée réclament des décorations. La maison ArthusBertrand fondée il y a plus de 200 ans par Claude Arthus-Bertrand va les leur fournir. Vivant intensément son siècle, l'homme étend progressivement ses compétences à la gravure et à la frappe de médailles prestigieuses : au-delà de l'épopée impériale, l'histoire, les sciences et les arts lui offrent des sujets d'actualité devenus depuis des jalons historiques. Cinq générations plus tard, la famille Arthus-Bertrand poursuit cette œuvre. Et si dans le monde entier les hommes d'État, les diplomates et les militaires portent distinctions et médailles frappées par Arthus-Bertrand, la société civile, les grandes entreprises, les collectivités locales, les fédérations sportives font également appel à la créativité de la Maison pour marquer de son empreinte de nombreux événements : la traversée inaugurale du Paquebot Normandie, le bicentenaire des États-Unis, le passage à l'an 2000, etc. Forte de son savoir-faire traditionnel enrichi des dernières technologies comme l'impression 3D, elle conçoit et réalise ainsi de multiples trophées dont la coupe de France de football, lance la formidable vogue des pin's, signe des montres de luxe à l'image de la YAB inspirée par le cousin Yann, photographe et grand voyageur, édite une collection de bijoux en collaboration magazine - n°52 - Page 30 avec des artistes de renom (Jean-Charles de Castelbajac, François-Xavier et Claude Lalanne…), crée les fameuses épées de nombreux académiciens... Symboles du prestige Réalisant un chiffre d'affaires de 38 millions d'euros dont plus de la moitié à l'export, la société s'appuie aujourd'hui sur 270 collaborateurs répartis sur deux sites de production : Palaiseau en région parisienne et l'usine Pichard à Saumur (49). « Nous sommes des artisans de la pièce unique et de la petite série (excepté pour le segment des médailles « souvenir »), explique Gil Piette, qui a pris les rênes de l'entreprise depuis quatre ans. Nous nous appuyons en interne sur une équipe de sept dessinateurs qui, suivant un cahier des charges extrêmement précis, imaginent chaque jour plusieurs projets, lesquels donnent lieu soit à l'édition unitaire d'objets d'exception, soit à la mise au point de prototypes répliqués à 10, 100, 1 000 exemplaires voire plus. Tout est entièrement conçu et fabriqué dans nos murs. Nous ne dessinons que ce que nous savons faire. Pour arriver à nos fins, nous couvrons tous les métiers ou presque : sculpteur, prototypiste, outilleur, estampeur, fondeur, orfèvre, bijoutier, polisseur, émailleur, metteur au bain… Notre force réside dans cette capacité à proposer des produits nouveaux et originaux, tout en restant cohérent avec l'image de marque d'Arthus-Bertrand : une qualité d'exécution irréprochable en toutes circonstances, qu'il s'agisse du grand collier de la Légion d'Honneur remis au chef de l'État lors de son investiture ou d'une simple médaille religieuse. Il en va bien évidemment de même pour les attributs de prestige que sont les épées d'académiciens dont nous pourrions presque dire que nous sommes devenus les fournisseurs exclusifs… » A chaque époque ses grands hommes. Les plus illustres d'entre eux bénéficient d'honneurs exceptionnels. Couronnes, sceptres et trônes, qui furent les plus spectaculaires des symboles de la gloire, ont disparu avec les monarchies. Les républiques qui leur ont succédé ne renoncent pas à un protocole qu'elles considèrent comme indissociable du prestige. C'est ainsi qu'Arthus-Bertrand a réalisé dans les dernières décennies les bâtons de commandement de plusieurs maréchaux français (Leclerc de Hauteclocque et Juin) et de nombreuses épées pour des personnages célèbres tels que Léopold Sédar Senghor, Jean d'Ormesson, Maurice Béjart, Yehudi Menuhin…, au moment de leur entrée à l'Académie française. Depuis toujours, en effet, l'habit solennel des académiciens est complété par une épée. Celle-ci n'est pas conçue comme une arme, mais comme le portrait de celui qui l'arbore : elle est à la fois souvenir, reflet et espoir. Précieuse, ornée de symboles rappelant la vie de son possesseur, elle est financée par le biais d'une souscription et offerte à l'académicien par ses amis et admirateurs, réunis dans un « comité de l'épée », au cours d'une cérémonie privée. Il arrive aussi que certains académiciens aient des scrupules et décident de se passer d'épée. Celle du réalisateur Gérard Oury (Académie des Beaux-arts) possédait une garde représentant une pellicule photos où était gravée cette réplique de Jean Gabin à Michèle Morgan (la compagne du cinéaste) dans le film Quai des brumes : « T'as de beaux yeux, tu sais. » Sur celle du professeur Luc Montagnier (Académie des sciences et de médecine), on retrouve des brins d'ADN… Mélange de matières « Certains dessinent eux-mêmes leur épée, d'autres font appel à des artistes tels César, Étienne Martin ou Pierre-Yves Trémois, confie notre interlocuteur. Nous avons également dans l'équipe des sculpteurs qui peuvent leur proposer des projets sur mesure. C'est notamment le cas pour l'épée de Pierre Laurens qui est actuellement en cours de fabrication dans nos ateliers de Palaiseau. Ce dernier nous a passé commande en juillet dernier pour une livraison prévue à la fin de l'année. Comme à chaque fois, la conception commence par plusieurs longs entretiens avec le récipiendaire au cours desquels nous cherchons à savoir tout ce qui a compté dans sa vie et sa carrière. Chaque détail compte. A cette occasion, Pierre Laurens nous a confié qu'il possédait une pierre d'ambre renfermant une abeille que lui avait offerte un ami proche et qu'il tenait à ce que cet objet fétiche prenne place au niveau de la poignée de l'épée. Précisons que L'Abeille dans l'ambre est également le titre d'un de ses ouvrages paru en 1989, édition revue et enrichie en 2012. Ce dernier a, en outre, insisté pour que des symboles figurant la renaissance (dans le sens résurrection) soient présents au niveau du décor de la garde. Autre demande formulée : son prénom devait être matérialisé en partie haute du fourreau par une pierre noire volcanique, signe de solidité, portant la lettre L en capitale, initiale à la fois du nom Laurens et du mot légèreté. Quant à la ligne générale, il souhaitait une forme plutôt moderniste dans l'esprit de ce qui se faisait en matière de design au cours des années 1930-1950. Sur la base de ces recommandations, nous avons donc réalisé plusieurs dessins à main levée qui ont ensuite été convertis en infographie. Après une première présélection en interne, nous avons présenté à la fin du mois d'août 3 à 4 projets à notre client qui en a retenu un sur lequel il nous a demandé de retravailler. Par rapport au thème évoqué, nous sommes partis sur l'idée du phénix renaissant de ses cendres au milieu des flammes. Pour déterminer le volume de l'oiseau représenté sur la garde et apprécier au mieux la prise en main de l'épée, nous avons fait un montage en papier et pâte à modeler. Puis, nous avons peaufiné les dessins sous Illustrator et Photoshop jusqu'à obtenir une validation sans réserve de Pierre Laurens. Ce qui fut fait vers la fin septembre. Dans la foulée, nous nous sommes lancés dans la fabrication de la poignée. Pour ce faire, nous avons à notre disposition deux techniques : l'usinage par commande numérique ou la fonte. Pour être totalement libre dans notre créativité, nous ne privilégions aucun procédé. A chaque fois, nous adaptons notre outil de production aux contraintes stylistiques du projet. Par exemple, s'il y a une texture granitée sur la garde, nous choisirons plutôt la fonte qui est plus appropriée pour restituer fidèlement les effets de matière. Sachant que contrairement aux idées reçues, la fonte n'est pas forcément plus chère que l'usinage pour lequel il faut compter un temps de vectorisation du dessin qui peut Après validation définitive de l'étude informatique par Pierre Laurens, les hommes de l'atelier se sont lancés dans la fabrication de l'épée. magazine - n°52 - Page 31 1 2 3 1 - Modélisation 3D de la garde monobloc représentant le phénix, avec au niveau des pattes, le « chaton » pour le sertissage de la pierre d'ambre, et au niveau des flammes du bas, la bague par laquelle est introduite la soie. 2 - La garde brute de fonderie. 3 - Résultat du scan 3D modifié en CFAO de la pierre volcanique rapportée sur le fourreau. se révéler particulièrement long. Dans le cas présent, après avoir finalisé les derniers détails de la garde, nous avons choisi de la réaliser en fonte de bronze. » De la résine en guise de cendres A ce stade, le projet passe alors entre les mains du prototypiste dont le rôle consiste à reconstruire en volume le dessin de départ à partir d'un logiciel de CFAO (Delcam) en modélisant les différentes parties à fabriquer tout en tenant compte des contraintes de production. Cette opération peut durer 4-5 jours suivant la nature du projet. Dans la pratique, c'est donc le prototypiste qui détermine quel mode opératoire sera mis en œuvre en fonction du degré de complexité du décor (modelage, fraisage numérique, impression 3D…), avec l'objectif de limiter au maximum le travail de reprise par la suite. « Une fois le dessin vectorisé, reprend G. Piette, nous avons réalisé par prototypage rapide une résine de la garde en forme de phénix qui a ensuite été confiée à l'atelier de fonderie pour être coulée selon le procédé traditionnel de moulage au sable. Ainsi reproduite, la garde « brute de fonte » a été nettoyée, ébavurée et transmise au ciseleur qui s'est attaché, au moyen de gouges, à faire ressortir tous les traits du décor : les yeux magazine - n°52 - Page 32 de l'oiseau, les ailes, les plumes sur l'aigrette, les flammes, etc. Le rendu devant être en tout point irréprochable et très réaliste. Puis, le bijoutier est intervenu pour émeriser et limer la pièce afin de faire disparaître les derniers petits défauts d'aspect. Au final, 5 à 6 jours de travail auront été nécessaires pour reprendre la garde brute de fonderie et la préparer pour le polissage au cours duquel nous nous sommes appliqués à donner plus ou moins de brillance au métal et à jouer avec les effets de contraste. L'objectif étant d'apporter de la vie au décor et tout particulièrement à l'oiseau censé figurer la renaissance. Une fois polie, la garde a été dégraissée en vue du traitement de surface. Pour éviter les problèmes d'oxydation, nous l'avons tout d'abord dorée par électrolyse en la plongeant dans un bain d'or. L'épaisseur de la couche est fonction du temps d'immersion, quelques microns tout au plus. La seconde étape a consisté à « épargner » certaines parties de la pièce par l'application d'un vernis et à sabler les zones découvertes afin de les rendre mates et créer par-là même des effets de contraste à la surface du bronze. Puis, la couche de vernis a été grattée et l'on est venu patiner l'oiseau selon la teinte retenue par le commanditaire (ocre). En sortie de traitement, la garde a subi un ultime brossage afin de redonner de l'éclat aux endroits qui avaient été ternis par la patine. Quant à la poignée proprement dite (appelée fusée), elle a été fabriquée à part. Alors qu'il était prévu à l'origine qu'elle soit en pierre d'ambre, nous avons finalement privilégié, à la demande de Pierre Laurens, l'ébène qui est une matière plus chaude au contact et accessoirement moins onéreuse. Nous avons donc taillé un morceau d'ébène à la bonne dimension que nous avons ensuite tourné et percé en son centre pour pouvoir y introduire plus tard la soie de la lame. A ce sujet, il faut souligner que n'étant pas forgerons, nous ne confectionnons pas nous-mêmes les lames. Nous nous fournissons chez un des derniers fabricants français, Chevallier d'Auvergne, basé à Aurec-sur-Loire (voir FÈVRES Magazine n°9, avril 2004, rubrique Métier). » Une signature discrète, mais tellement reconnaissable Début novembre, tout était finalisé pour que les hommes de l'atelier puissent s'atteler au montage de l'épée dont les modalités ont été définies au moment de la vectorisation du dessin. Dans le cas présent, la garde en bronze et la fusée en ébène ont été enfilées sur la soie. L'ensemble ayant été bloqué en partie haute par un écrou dissimulé sous la pierre d'ambre (avec l'abeille à l'intérieur), laquelle fait office de pommeau. Montée en cabochon sur la poignée, celle-ci a été fixée au moyen d'une sertissure en laiton. Deux améthystes ont également été serties pour matérialiser les yeux de l'oiseau. Quant à la pierre volcanique figurant sur le fourreau, elle a été usinée à partir d'un scan 3D qui a permis de retravailler la forme, la lettre L ayant été découpée au laser à partir d'un méplat en laiton et insérée à la manière d'une marqueterie dans la pierre. Dès lors, il ne restait plus qu'à graver différentes inscriptions sur la garde et la lame (dont une sentence en lettres grecques inspirée de l'étymologie platonicienne : « la beauté est ce qui appelle »), et à confectionner le fourreau en cuir ainsi que l'écrin de l'épée, ces deux dernières interventions ayant été confiées à des entreprises artisanales sous-traitantes. Ainsi, début décembre 2014 soit une dizaine de jours seulement avant la date de la cérémonie officielle programmée le lundi 15 décembre, Gil Piette a-t-il reçu Pierre Laurens dans son bureau pour lui remettre en mains propres l'épée commandée. Au total, quatre mois se seront écoulés entre le moment de la livraison et les premiers échanges entre les deux hommes. « Dans les faits, précise notre PDG, nous avons l'habitude d'associer l'académicien au processus de fabrication. Tout se passe comme lorsque nous créons un bijou pour le compte d'une grande maison du luxe. La difficulté, c'est qu'au sein du comité de l'épée, beaucoup de personnes sont amenées à donner leur avis. Ce qui peut devenir rapidement ingérable. Mais à l'image du fondeur pour l'artiste, notre mission consiste à contenter au mieux les desiderata de l'académicien, même les plus singuliers. A titre d'exemple, pour l'épée de Yann Arthus-Bertrand, nous avons été amenés pour illustrer son engagement en faveur de la protection de l'environnement, à enfiler sur la lame des déchets métalliques (cannettes) comme s'ils avaient été rageusement transpercés. Rappelons-nous que l'épée porte un message, celui de son récipiendaire. En aucun cas, l'œuvre ne nous appartient. Nous ne la signons même pas, seule une broderie à l'intérieur de l'écrin évoque discrètement notre contribution. Et si le client n'est pas pleinement satisfait du résultat, nous n'hésitons pas alors à corriger le tir, voire à tout reprendre de zéro. C'est pourquoi, plus il participe à la phase de conception, aux différentes étapes de mise en forme, au choix de la couleur, plus il a tendance à s'approprier l'objet. Il est aussi par ce biais plus à même de comprendre son prix. Et neuf fois sur dix, tout se passe pour le mieux. Ce fut Quatre mois de concertation, de conception, d'ajustement et de fabrication auront été nécessaires pour que l'épée d'académicien de Pierre Laurens voit enfin le jour. Crédit photos : Frédéric Tritz Montée en cabochon sur la garde et fixée au moyen d'une sertissure en laiton, la pierre d'ambre fait office de pommeau. encore le cas cette fois-ci. Il faut dire qu'avec plus d'une centaine d'épées à notre actif, nous jouissons en la matière d'une expérience sans égale. En bons professionnels, jamais nous ne proposerons une épée adaptée d'un catalogue ou achetée chez un antiquaire sur laquelle nous aurons rapporté quelques décors. Il s'agit à chaque fois d'un objet d'art spécialement imaginé pour l'académicien qui doit non seulement évoquer tout ce qui a compté dans son existence, mais aussi être à la hauteur du prestige de l'institution au sein de laquelle il siège. La conséquence de cet engagement de longue haleine, c'est que