Dossier - SGB-FSS
Transcription
Dossier - SGB-FSS
dossier fais-moi signe - octobre/novembre L’Université de Gallaudet a 150 ans De nos jours, Gallaudet est la seule université de sciences humaines pour sourds au monde. Mais Gallaudet est davantage qu’une école, c’est le synonyme de l’émancipation des sourds par l’éducation. Dans notre dossier, nous vous proposons un regard sur l’histoire mouvementée de cette institution unique en son genre. texte: Martina Raschle (trad. Antonia D’Orio), illustrations: Gallaudet University, Gallaudet Archives En tant qu’ancien ministre des postes des Etats-Unis, Kendall a entretenu d’excellents contacts au plus haut niveau de la politique. Il s’en est ainsi servi pour persuader le président américain et le Congrès de la nécessité d’une école supérieure pour les personnes sourdes. Il partageait cette conviction avec le jeune directeur de son école, Edward Miner Gallaudet. Fils de homas Hopkins Gallaudet, Edward avait la pédagogie des sourds dans le sang. En efet, en 1817, son père avait ouvert, avec l’enseignant sourd français Laurent Clerc, la première école pour sourds d’Amérique. Thomas Hopkins Gallaudet E n 1864, le président des EtatsUnis, Abraham Lincoln, a signé une loi qui autorisait l’école des sourds Columbia Institution for the Deaf and the Blind (Institut de Colombia pour les sourds et les aveugles) de Washington D.C. à délivrer des diplômes d’études supérieures. Ce document a ouvert la voie aux formations supérieures des sourds; du moins s'ils étaient blancs et de sexe masculin. Les femmes sourdes, elles, n’ont été admises qu’en 1887, alors que le premier sourd afro-américain n’a obtenu son diplôme qu’en 1954. L ANGUE ORALE OU DES SIGNES? DES AMIS INFLUENTS Au 19e siècle, il y a eu de grands débats entre spécialistes (entendants) pour savoir qu’elle serait vraiment la méthode adaptée pour enseigner aux enfants sourds. La grande question résidait entre deux éléments: langue orale ou langue des signes? Comme son père, Edward Gallaudet voyageait beaucoup et a étudié les diférentes méthodes d’enseignement pour sourds. Comme son père, également, Edward était convaincu que la langue des signes apporte des avantages considérables aux personnes sourdes. Par conséquent, la langue d’enseignement à l’université des sourds était une combinaison entre langue parlée et langue des signes. Bien que limitée aux hommes blancs, la loi de 1864 sur les établissements d’enseignement supérieur a été un énorme succès car elle a permis la création de la première université pour personnes sourdes au monde. L’auteur de cette réussite s’appelait Amos Kendall, fondateur de la Columbia Institution. Père et ils ont également défendu leur conviction au Congrès de Milan, où les experts tentaient d’en inir avec les disputes sur la bonne méthode à pratiquer. Cependant, les deux Américains appartenaient à la minorité puisque la majorité des participants a voté 4 pour la méthode oraliste en vertu de, nous citons, l’«incontestable supériorité de la langue orale par rapport à la langue des signes». Suite à cette décision, la langue des signes a été interdite dans toutes les classes en Europe. GARDIEN DE LA LANGUE DES SIGNES Tandis qu’en Europe, la langue des signes a été interdite, de l’autre côté de l’Atlantique, les efets du congrès de Milan se sont moins faits sentir. Là-bas, l’enseignement en langue des signes a, en efet, continué. En 1984, l’université pour sourds a même publiquement aiché sa position en assumant oiciellement le nom de homas Hopkins Gallaudet, le fervent défenseur de la langue des signes. Depuis, de plus en plus de personnes sourdes et malentendantes ont suivi leurs études à l’Université de Gallaudet. Le campus n’a cessé de grandir, et, avec lui, son ofre d’activités: des équipes sportives et un journal interne ont vu le jour, on a assisté à la création d’associations et de clubs d’étudiants. Avec le degré d’instruction a aussi augmenté l’assurance et la coniance en soi des personnes sourdes, elles ont pris soin de leur propre culture et se sont engagées en faveur de leurs droits. C’est ainsi que Gallaudet a produit des personnalités qui ont su obtenir une voix au sein de la société américaine. MOUVEMENT DE PROTESTATION En mars 1988, deux ans à peine après la conversion du collège en université, fais-moi signe - octobre/novembre dossier Classe terminale de 1869 Classe terminale de 2014 des voix d’indignation se sont élevées en forme de protestation. Le Conseil de l’université avait en efet nommé Elisabeth Zinser, première présidente femme, mais aussi la seule candidate entendante. Les étudiants étaient furieux et exigeaient une personne sourde à la tête de leur université. Pendant toute une semaine, la revendication de «Deaf President Now» (Un président sourd maintenant) a secoué le campus. la langue des signes qu’à l’âge adulte. En outre, elle était ouverte aux appareils auditifs. De nombreux étudiants ont ressenti sa nomination comme une menace de leur identité sourde. La contestation de Fernandes a atteint son but: le conseil universitaire a inalement nommé Robert Davila en tant que nouveau président et l’Université Gallaudet a dû attendre un bon moment avant qu’une femme soit nommée à sa tête. Finalement, les étudiants ont obtenu gain de cause et le docteur I. King Jordan a été nommé premier président sourd de l’Université de Gallaudet. «Deaf President Now» est resté jusqu’à nos jours le symbole de l’émancipation des sourds et le mouvement a même atteint la communauté suisse des sourds. C’est ainsi qu’au cours des années 1980, de nombreux sourds ont exprimé leur ras-le-bol de l’arbitraire et de la «tutelle» imposée par des experts entendants et ont revendiqué leur droit à l’autodétermination. Les événements ont cependant suscité de grands débats sur l’inclusion, l’isolement IDENTITÉ SOURDE Cette prise de conscience des sourds a permis l’apparition, à l’Université de Gallaudet, de deux nouvelles disciplines: «American Sign Language» et «Deaf Culture», symboles de la ierté des sourds vis-à-vis de leur identité, leur langue et leur culture; qu’ils entendent préserver. De nouvelles protestations ont éclaté en 2006, lorsque l’université a nommé Jane Fernandes comme successeure de King Jordan. Celle-ci a grandi dans un environnement entendant et n’a appris et l’avenir de la communauté sourde. Ces discussions sont arrivées en Suisse également et ont contribué à une plus large ouverture de la communauté des sourds et à l’élaboration de nouvelles stratégies pour l’avenir; telles que la voie bilingue, par exemple. Depuis 150 ans, l’histoire des sourds est étroitement liée à celle de l’Université de Gallaudet. Depuis sa création, Gallaudet a toujours eu le regard tourné vers l’avenir des sourds et c’est précisément là que cet avenir a pris son envol. Dates et faits 1857 1864 1869 1880 1887 1894 1952 1954 1960 1965 1972 1986 1988 1989 1993 2002 2006 Amos Kendall fonde l’école Columbia Institution for Instruction of the Deaf and the Dumb and the Blind. Abraham Lincoln signe la loi sur les établissements d’enseignement supérieur. La première volée officielle termine ses études. Congrès de Milan. Admission des femmes à l’école Gallaudet. L’institut national des sourds est renommé en Gallaudet College. La ségrégation raciale est abolie sur le campus, mais persiste cependant dans les classes. Le premier étudiant afro-américain obtient son diplôme. Admission d’étudiants sourds à la formation d’enseignant. R. Orin Cornett invente le langage parlé complété (LPC) au Gallaudet College. Le Gallaudet College crée des centres de formation dans toute l’Amérique. Le Gallaudet College devient la Gallaudet University. Mouvement de protestation «Deaf President Now». Premier festival «Deaf Way» (la voie sourde). Introduction officielle des disciplines «Deaf Studies» et «American Sign Language. Deuxième festival «Deaf Way». Manifestations d’étudiants et débats sur la culture et la communauté sourde ainsi que sur les termes d’inclusion/exclusion. 5 dossier fais-moi signe - octobre/novembre Carol Erting, une rectrice qui croit en ses étudiants Carol Erting est rectrice de l’Université de Gallaudet depuis juillet 2014. Elle fait partie de la «famille Gallaudet» depuis des décennies et s’est spécialisée dans la prise en charge précoce bilingue et la culture sourde. Dans l'interview qu’elle nous a accordée, Carol Erting nous explique comment le bilinguisme contribue au succès académique des étudiants sourds et malentendants. propos recueillis par Martina Raschle (trad. Daisy Maglia), photo: Gallaudet University Dr. Carol J. Erting, rectrice de la Gallaudet University. Des étudiants sourds et malentendants de plus de 30 pays différents fréquentent l’Université de Gallaudet. Pour quelle raison cette université est-elle si cosmopolite? Gallaudet est la seule université de sciences humaines au monde qui ofre un véritable accès aux étudiants sourds et malentendants. La formation y est bilingue et orientée sur l’aspect visuel. De plus, les étudiants peuvent vivre ici une expérience unique qu’ils ne pourraient vivre dans aucun autre endroit du monde ni à aucun autre moment de leur vie. De quelle expérience s’agit-il? Gallaudet ofre un environnement égalitaire, où les étudiants ne se heurtent 6 à aucune limite dans la poursuite de leurs objectifs. Ils peuvent non seulement aspirer à l’excellence dans leurs domaines académiques, mais également acquérir des expériences de direction et évoluer au niveau personnel, notamment dans le cadre de la représentation estudiantine, des équipes sportives, des productions théâtrales ou de la rédaction du journal des étudiants. Quelle est la situation de la formation pour les personnes sourdes et malentendantes en dehors de l’Université de Gallaudet? Aux Etats-Unis, les enfants sourds fréquentent soit des écoles pour sourds, soit l’école publique régulière. Le droit à la formation pour les personnes sourdes est garanti par diférentes lois telles que notamment celle sur l’éducation des personnes handicapées de 1975 (IDEA). Avant l’introduction de cette loi, de nombreux enfants handicapés n’avaient aucun accès à la formation. De plus, la loi en faveur des Américains handicapés (ADA), introduite en 1990, protège les personnes handicapées contre les discriminations dans diférents domaines tels que la vie professionnelle, l’accès aux autorités, aux moyens de transports et aux télécommunications. L’ADA exige également que les élèves et les étudiants sourds et malentendants disposent d’interprètes en langue des signes à l’école, de la première primaire à la in des études supérieures. Et comment jugez-vous la situation de la formation pour les personnes sourdes et malentendantes dans le reste du monde? Cela varie beaucoup en fonction des pays. Mais dans de trop nombreux endroits, les sourds sont encore victimes d’oppression et confrontés à un manque chronique de possibilités. Cela semble changer lentement car de plus en plus de pays ratiient la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, ce que les Etats-Unis n’ont malheureusement pas encore fait. Notre objectif est d’accroître les opportunités pour les sourds au niveau mondial et faire connaître l’Université de Gallaudet comme un lieu accueillant, inclusif et bilingue. De quoi se compose environnement bilingue? un Notre environnement de formation bilingue suit les principes suivants: «accès», «inclusion», «discours académique», «ressources sociales et culturelles». Par accès, nous entendons communication visuelle directe dans toutes les situations académiques. L'utilisation de deux langues visuelles fais-moi signe - octobre/novembre accessibles - ASL et l'anglais écrit permet à tous les étudiants de Gallaudet de communiquer de manière efective et directe. L'inclusion signiie que nous accueillons des étudiants de niveau universitaire issus de milieux d'enseignement et de langues diférentes et les soutenons ain qu'ils améliorent leurs compétences en communication en langue des signes et en langue vocale. Le bilinguisme favorise le discours académique car, à travers le bilinguisme, les étudiants améliorent leur lexibilité cognitive et leur autoperception dans l'utilisation de la langue. En plus des avantages au niveau cognitif, le bilinguisme favorise également le développement personnel par le biais de l'expérience sociale et culturelle. A Gallaudet, le bilinguisme préserve de l'isolement et augmente la portée des expériences des étudiants. La langue des signes, quant à elle, facilite l'accès à la communauté des sourds au niveau mondial et contribue à une plus grande conscience globale. A Gallaudet, le bilinguisme n’est pas seulement pratiqué, il est également le sujet de recherches. Quels en sont les résultats? Durant ces dernières décennies, nous avons efectué des études sur le bilinguisme dans deux laboratoires de recherche de Gallaudet. Celles-ci apportent des connaissances fascinantes et précieuses sur les avantages du bilinguisme précoce tels que notamment dossier des compétences cognitives et linguistiques supérieures qui favorisent l’apprentissage de la lecture. Une nouvelle technique nous permet de prouver scientiiquement et de comprendre les bénéices de l’apprentissage très précoce de plus d’une langue chez tous les enfants (sourds et malentendants comme entendants). Gallaudet fait partie des précurseurs dans le domaine des neurosciences. Nos étudiants en acquièrent des connaissances spécialisées qu’ils seront à même d’appliquer pour le bien de la formation et de la société. Vous préparez les étudiants à une carrière dans la société actuelle orientée sur la performance. La réalité pour les sourds sur le marché du travail est souvent difficile. Les étudiants diplômés de Gallaudet ont-ils de bonnes chances après l’université? Les Américains sourds sont protégés par la loi contre la discrimination dans leur vie professionnelle. Ils obtiennent des moyens auxiliaires raisonnables leur permettant d’exécuter leur travail avec succès. Un des avantages merveilleux de Gallaudet est son emplacement: Washington D.C. Ici, les étudiants disposent d’un énorme choix de possibilités de stages, par exemple au Congrès américain ou dans une autorité fédérale. Les étudiants de Gallaudet efectuent des stages et travaillent pour le FBI, l’administration iscale, le trésor, le département de la défense, la bibliothèque du Congrès, la Fédération nationale des sourds, le Musée de l'histoire américaine, la Maison blanche, les instituts de santé nationaux, etc. Nous encourageons vivement nos étudiants à efectuer un stage dans notre capitale pendant qu'ils préparent leur carrière, ain de mettre en pratique leurs capacités et suivre leurs inclinations. Gallaudet offre l’accès à une formation supérieure aux sourds depuis 150 ans aux Etats-Unis. Qu’est-ce qui contribue à ce succès? La longévité de Gallaudet est due à ses dirigeants visionnaires, à ses professeurs innovateurs et passionnés, à ses étudiants, à ses collaborateurs et aux anciens. Nous ne sommes pas seulement un institut de formation supérieure, mais une famille, profondément attachée à nos communautés nationales et internationales. Notre université est parvenue à répondre aux besoins des étudiants durant 150 ans. Et ces besoins évoluent constamment. Nous avons de grandes attentes envers les étudiants et leur ofrons en même temps tout le soutien nécessaire. Nous leur garantissons ainsi une excellente préparation au monde du travail, à la recherche ou à l'enseignement. De nombreuses universités ont une devise. Quelle pourrait-être celle de l’Université de Gallaudet? La phrase peut-être la plus célèbre est celle de notre premier président sourd, le Dr. I. King Jordan: «Les sourds peuvent tout faire à part entendre.» Publicité La pharmacie... qui signe! 7 dossier fais-moi signe - octobre/novembre Retour à Gallaudet A l’occasion des célébrations organisées pour les 150 ans de l’Université de Gallaudet et des 125 ans de son association des anciens élèves (Alumni), Donald Shelton est retourné sur ce campus où il avait étudié entre 1975 et 1980. Nous avons récolté ses impressions et le récit de cette fête de cinq jours. texte: Sandrine Burger, photos: Chantal et Donald Shelton Le campus de Gallaudet lui-même a aussi beaucoup changé avec la construction de nouveaux bâtiments et la rénovation des salles de classe et des installations sportives (au même niveau que les installations des autres universités américaines). Une évolution qui s’est bien entendu faite en respectant une architecture adaptée aux sourds et à leurs besoins, comme, par exemple, des ascenseurs vitrés ou un soin particulier apporté à la qualité des lumières. Donald Shelton (2e depuis la gauche sur le rang du milieu) a été ravi de retrouver ses anciens camarades d'études de Gallaudet. A près l’inauguration de son musée qui a eu lieu le 8 avril dernier, la grande célébration des 150 ans de l’Université de Gallaudet, en parallèle des 125 ans de son association des anciens élèves (Alumni), s’est tenue du 9 au 13 juillet 2014. A cette occasion, près de 1200 personnes, parmi lesquelles de nombreux anciens élèves, ont fait le déplacement pour participer aux diférentes conférences, visites et soirées festives organisées sur le campus. Probablement que davantage de sourds auraient souhaité participer à cet évènement, mais l’université ne pouvait pas accepter plus de monde… UN LIEU TRANSFORMÉ Fais-moi signe a rencontré Donald Shelton, un sourd de la région lémanique qui avait étudié la biologie à Gallaudet entre 1975 et 1980. Retourner sur ce campus presque 35 ans après avoir reçu son diplôme a été une belle expérience pour Donald Shelton. Sur place, il a été 8 ravi de retrouver certains de ses anciens camarades, mais a surtout été frappé à quel point l’université, son campus et même son environnement ont évolué durant ces années. La dernière fois que Donald Shelton s’était rendu à Gallaudet, c’était en 2002. Or, en douze ans, l’université a vécu une véritable métamorphose qui se ressent dès l’arrivée aux alentours du campus. En efet, alors que le quartier qui l’entoure a longtemps été défavorisé et peu sûr, il est actuellement en pleine transformation. Non seulement de nombreux appartements d’un certain standing sont en train de voir le jour, permettant au personnel de Gallaudet de s’y installer (actuellement le personnel vit loin de l’université), mais en plus, la rue proche de l’entrée principale est devenue très animée avec des commerces et des restaurants où le personnel est soit lui-même sourd ou du moins largement sensibilisé à la surdité et possédant des bases de langue des signes. L’APPORT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES Les nouvelles technologies ont également fait irruption sur le campus de Gallaudet. C’est ainsi que, par exemple, tous les livres de la bibliothèque ont été numérisés et sont donc à la disposition des élèves où qu’ils se trouvent. En classe, les cours sont, pour la plupart, ilmés et enregistrés par deux caméras (l’une orientée sur le professeur, l’autre sur les élèves), ce qui permet aux élèves absents de suivre l’enseignement à distance via internet. La vidéo a également gagné le domaine des devoirs. En efet, depuis quelques temps, ils ne se font plus par écrit! Chaque élève se ilme pour répondre à ses devoirs et envoie ensuite la vidéo à son enseignant qui corrige non seulement la matière, mais parfois aussi la langue des signes elle-même. DES ÉTUDIANTS À LA POINTE Le fait que certains professeurs aient à devoir corriger le niveau de langue des signes des élèves peut paraître surprenant, mais le fait est que les étudiants eux-mêmes ont aussi changé. fais-moi signe - octobre/novembre dossier D’autres part, les institutions de la région n’hésitent pas à collaborer avec Gallaudet pour réaliser certaines études, comme, par exemple, cette administration qui a eu besoin d’analyser une rivière et a mandaté et subventionné pour cela une classe de sourds étudiant la biologie. Mieux encore, des sénateurs sont prêts à accepter des étudiants de Gallaudet en stage au sein de leurs bureaux, (par exemple Ted Kennedy et Hillary Clinton), tout comme certaines entreprises, qui au travers de cette collaboration peuvent repérer de futurs employés hautement qualiiés PASSÉ, PRÉSENT, FUTUR Alors qu’auparavant, les cours de Gallaudet étaient essentiellement suivis par des sourds signeurs dont c’était une airmation de leur identité, un véritable choix de rester dans un milieu sourd, actuellement, près de 80% des étudiants sont en fait des sourds qui ont fait le choix de rejoindre l’Université de Gallaudet après un parcours scolaire en intégration chaotique. Pour eux, se mettre à niveau avec la langue des signes relève un peu du challenge. Ain de les soutenir, les professeurs corrigent donc la langue des signes de chacun, des cours intensifs sont proposés et il y a la possibilité d’obtenir des cours dactylographiés par un employé. Tous ces changements ont été célébrés et mis en valeur du 9 au 13 juillet et sont le relet du thème décliné au travers des diférents workshops et conférences organisés durant les célébrations des 150 ans de l’Université de Gallaudet: «Le passé, le présent et le futur». Les événements autour du passé ont surtout mis en lumière le rôle de modèle joué par les premiers étudiants et professeurs qui non seulement étudiaient, mais se sont aussi battus pour améliorer la condition des sourds. Parmi les quinze personnalités honorées comme «leaders visionnaires», on peut, par exemple, relever Andrew Foster (diplômé en 1954) qui a été le premier afro-américain diplômé et qui a, par la suite, créé plus de 30 écoles pour sourds en Afrique ou Agatha Tiegel Hanson (diplômée en 1893) qui a créé un club d’étudiantes sourdes américaines et en a été sa première présidente. Les animations autour du présent ont voulu démontrer la diversité de la communauté sourde actuelle, y compris au sein du campus de Gallaudet. En efet, si pendant des années, les étudiants sourds étaient essentiellement blancs et plutôt aisés, l’université s’est ouverte, accueillant de très nombreuses minorités. C’est ainsi qu’à l’occasion de ces célébrations se sont exprimés une femme américaine d’origine mexicaine représentant la diversité de la société américaine, une japonaise représentant les nombreux étrangers venant étudier à Gallaudet et un transexuel. Les conférences centrées sur l’avenir sont largement revenues sur l’apport amené par les nouvelles technologies ces dernières années et, surtout, sur les possibilités qu’elles pourraient encore développer à l’avenir. En efet, dans ce domaine, Gallaudet est à la pointe et son service des technologies est l’un des plus développé des universités américaines. Afaire à suivre et rendez-vous aux 200 ans de l’Université de Gallaudet! Si les étudiants arrivent à Gallaudet avec un niveau de langue des signes moins élevé qu’il y a quelques années, dû à leurs années en intégration, il est à relever que le niveau des cours, des connaissances, a fortement évolué, a tenu à préciser Donald Shelton. Preuve en est le partenariat que Gallaudet entretient avec douze autres universités de la région de Washington ain de collaborer sur certains projets ou de pouvoir permettre à un étudiant qui souhaiterait suivre une spécialisation très particulière d’aller le faire sur un autre campus enseignant cette spéciicité. 9 dossier fais-moi signe - octobre/novembre Des sourds Suisses à Gallaudet Parmi les nombreux sourds qui ont étudié à l’Université de Gallaudet au fil des ans, certains étaient aussi originaires de Suisse. Pour vous, ils reviennent sur cette expérience hors du commun qui les a tous beaucoup marqués. propos recueillis par Martina Raschle et Catia de Ronzis (trad. SB) BEAT KLEEB sourds de haut niveau, de vrais interprètes en langue des signes, des ilms avec des sous-titres pour sourds, des téléscrits et même des manifestations musicales pour sourds. La longue histoire de Gallaudet, couronnée de succès, montre que les sourds peuvent vraiment tout faire à part entendre s’ils reçoivent l’enseignement et le soutien nécessaires.» GABRIELA UHL A Gallaudet de 1977 à 1978 pour améliorer son anglais professionnel. 10 A l’université, je me suis totalement plongée dans la culture sourde et la langue des signes. Je m’émerveillais devant l’égalité des chances des sourds: professeurs, enseignants, employés, étudiants, entendants, sourds, porteurs d’implant cochléaire, malentendants – chacun devait connaître la langue des signes. L’Université de Gallaudet ofre la possibilité aux étudiants du monde entier de développer leurs capacités. Cette force, ils l’engagent ensuite dans leur travail chez eux, dans leur pays d’origine.» PATRICIA «PATTY» SHORES-HERMANN «La période au collège de Gallaudet a été un vrai choc culturel pour moi. En Suisse, à cette époque, les sourds étaient sous la tutelle d’experts et contrôlés. Le message était: tu es sourd, tu ne peux pas. Plus tard, le président de Gallaudet, a, quant à lui, dit les choses ainsi: les sourds peuvent tout sauf entendre. Là-bas, on m’a aussi dit: "Tu as deux mains, pourquoi ne les utilises-tu pas?" (ndlr: à l’époque, la langue des signes était encore interdite en Suisse) En tant que sourd oraliste, j’ai eu besoin de quelque mois pour apprendre la langue des signes suisamment bien pour me sentir à l’aise dans le système scolaire. Par la suite, j’ai cependant énormément appris, me suis fait beaucoup d’amis et ai pu nouer d’importants contacts. A Gallaudet, j’ai vu, pour la première fois, des enseignants «Deaf Way» festival à Washington. J’étais curieuse et me suis donc rendue, en juin 1989, à ce festival. Puis, je me suis tout de suite inscrite pour le programme d’anglais à l’Université de Gallaudet ain de pouvoir étudier là-bas. Etudier avait depuis toujours été mon rêve! A Gallaudet de 1979 à 1985, un Bachelor en enseignement supérieur et études internationales. Classe terminale en 1983. A Gallaudet de 1992 à 1999, un Bachelor en études sourdes (Deaf Studies) dont un an de programme d‘anglais. «En 1989 je voyageais à travers le monde et suis notamment allée en Nouvelle Zélande pour assister aux Jeux olympiques d’été des sourds. Là-bas, j’ai rencontré beaucoup de sourds et ai entendu parler pour la première fois de l’Université de Gallaudet. Il y avait aussi de la publicité faite pour le prochain «Le gouvernement canadien m’a envoyée à l’Université de Gallaudet parce qu’au Canada, cette possibilité n’existait pas, à l’époque, pour les sourds. J’étais très heureuse de pouvoir étudier à Washington. Durant mes études, j’ai fait un stage et ai récolté des expériences professionnelles comme enseignante. Certes, cela a retardé la in de mes études, mais j’ai eu la chance de pouvoir enseigner à diférentes classes d’étudiants entendants de haut niveau; bien entendu avec un interprète en langue des signes, ce qui était nouveau à l’époque. fais-moi signe - octobre/novembre dossier enseignant sait la langue des signes, qu’il s’agisse d’entendants ou de sourds. Une fois, j’ai vu deux entendants seuls dans un bureau en train de signer ensemble! Le temps passé à Gallaudet m’a rendue plus forte, mais j’ai aussi vécu des hauts et des bas. Les études étaient plus dures que ce que je m’étais imaginé. On exigeait de ma part une grande indépendance. Malgré cela, j’ai atteint mon objectif. A Gallaudet, j’ai également participé à de nombreuses activités hors cadre scolaire. Parmi les faits saillants, je relèverais mon poste de présidente des représentants des étudiants, ma participation à des concours de natation et mon élection de Miss sourde Canada. Des nombreuses expériences vécues sur le campus, j’ai gardé un gros réseau de connaissances (contacts) dont je peux encore proiter aujourd’hui dans le cadre de mon travail. Pour moi, Gallaudet reste un beau souvenir que je n’oublierai jamais de ma vie. A mon avis, tous les sourds devraient une fois visiter Gallaudet, éventuellement y étudier ou y faire un séjour linguistique. Ma sœur Lea a suivi mon conseil et va maintenant à l’Université de Gallaudet. Je suis ière d’elle!» L’histoire de Gallaudet démontre ce que les sourds et malentendants peuvent atteindre grâce à l’enseignement et comment ils peuvent participer à la société. Il est maintenant temps que le monde entier devienne un lieu de vie plus accessible et agréable pour tous, y compris pour les sourds et les autres personnes handicapées.» IVANA GALFETTI-MASSUCCO NICOLE LUBART Voyage d’étude à Gallaudet en 1995 (organisé par le Centro per persone audiolese de Massagno). A Gallaudet de 2006 à 2010, un Bachelor comme enseigante de sport avec un an de programme d’anglais auparavant. «Tout d’abord, je ne voulais passer qu’un an à Gallaudet pour étudier l'anglais et la langue des signes américaine (ASL) tout en récoltant des expériences pour mieux vivre mon identité de femme sourde. Ce n’est que plus tard que j’ai décidé de faire là-bas un Bachelor d’enseignante en sport. A Gallaudet, je n’ai pas eu besoin d’interprète car tout le personnel Nous n’avons pas arrêté d’être émerveillés, mais cela était aussi frustrant car nous devions retourner en Suisse et la pensée que là-bas, il n’existait pas la même chose, ne nous laissait pas tranquilles. C’est aussi pourquoi, depuis lors, au Tessin, de plus en plus d’ofres pour les sourds ont été mises en place. Certes, le modèle américain restait inimitable vu nos moyens, mais, avec le temps, le Tessin a pu s’approcher des structures suisses alémaniques et romandes, ce qui était déjà un grand succès. Ce voyage d’études peut être considéré comme un véritable réveil pour la communauté des sourds du Tessin car il a renforcé notre identité. C’est pourquoi je suis très reconnaissante envers le Centro per persone audiolese (organisation d’entendants) pour cette expérience qui m’a beaucoup enrichie. Sans cette initiative, les améliorations pour les sourds au Tessin auraient pris plus de temps!» «Notre groupe de 24 a été accueilli par le Dr. Irving King Jordan, président de l’époque et aussi premier président sourd de Gallaudet. Le fait qu’un sourd puisse occuper un tel poste nous a impressionné, tout comme les diférentes installations et les facultés où l’enseignement se donnait en langue des signes. Nous étions conscients de l’importance d’une telle université, seul moyen pour que des sourds puissent devenir, par exemple, médecin, avocat ou architecte. 11 dossier fais-moi signe - octobre/novembre Ambitieux: un projet d’université européenne pour sourds Actuellement, il existe dans le monde une seule et unique université où les cours ont lieu entièrement en langue des signes, celle de Gallaudet. Les sourds désirant pouvoir se former à un haut niveau étant pourtant nombreux, une association a été formée avec pour ambition de créer une université pour sourds en Europe d’ici à 10 ans. texte: Sandrine Burger, dessin: Frédérik Vauthey S eule université au monde à donner des cours exclusivement en langue des signes, Gallaudet (Washington D.C.) accueille 2000 étudiants par an. Si l’on met ce chifre en regard des quelques 70 millions de sourds que compte le monde selon les estimations de la Fédération mondiale des sourds, on comprend vite qu’il y a un manque lagrant d’établissements d’enseignement supérieurs adaptés (en langue des signes). des cours intensifs seraient proposés durant une année préparatoire. Une manière d’élargir le nombre de locuteurs de langue des signes non sourds! LES BASES DU PROJET UN PROJET EUROPÉEN Face à ce constat, le 23 mars 2011, à Berlin, un groupe de passionnés a créé l’association Université européenne des sourds (European DeafUniversity), dirigée par le Dr. Ingo Barth (premier sourd ayant décroché un doctorat en chimie en Allemagne). L’objectif de cette association est clairement de tout mettre en œuvre ain de créer, d’ici à 10 ans, une université européenne, privée ou publique, pour étudiants s’exprimant en langue des signes. UN PROJET OUVERT Totalement ouverte sur le futur emplacement de cette European DeafUniversity, l’association souhaite cependant qu’elle puisse accueillir des étudiants et professeurs de toute l’Europe, voire même d’autres continents. L’idée étant vraiment de rendre le 12 monde académique enin accessible à la population sourde d’où qu’elle soit et de démontrer que la langue des signes peut être une langue de recherche et de transmission scientiique. Ne désirant cependant pas créer un ghetto pour sourds, l’association se veut ouverte et est prête à accueillir des professeurs et des étudiants entendants. La seule condition à leur admission sera évidemment d’accepter de suivre un enseignement entièrement en langue des signes européenne ou internationale. Bien entendu, pour ceux (sourds comme entendants) qui ne maîtriseraient pas encore parfaitement la langue des signes, Si le projet peut paraître très ambitieux et même un peu fou, il se base cependant sur des constats politiques très sérieux: 1. l’annulation des résolutions du Congrès de Milan de 1880 par celles du Congrès international sur l’éducation des sourds (ICED) de Vancouver en 2010; 2. le fait que de plus en plus de pays européens reconnaissent oiciellement la langue des signes ou la reconnaissent indirectement au travers du droit à l’interprétariat et à l’éducation spéciique garantis aux sourds; 3. le droit à l’inclusion et à une éducation adaptée à tous les niveaux, deux éléments garantis par la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées qu’ont signé tous les Etats européens. Prochaine étape pour les initiateurs du projet d’université pour sourds en Europe, la 7e Conférence internationale des universitaires et chercheurs sourds qui se tiendra à Leuven en Belgique du 5 au 7 février 2015. Un workshop y sera organisé pour discuter de la faisabilité de ce projet et de l’avenir des étudiants sourds universitaires.