Belle du Seigneur, Cohen
Transcription
Belle du Seigneur, Cohen
Belle du Seigneur (1968) Albert Cohen " Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui, tous les soirs ils se verraient. " extrait de Belle du Seigneur, page 440, folio Je crois, non je suis convaincue que seuls les mots ne mentent pas, seuls les mots sont authentiques et porteurs de vérité. Ceux dʼAlbert Cohen, toiles dʼune remarquable finesse baroque, nous invitent à un voyage à la fois poétique et cruel à travers les contrées de lʼamour passion, amour à la fois idéalisé et destructeur. Ariane dʼAuble, jeune femme dʼune incroyable beauté issue de la vieille noblesse calviniste de Genève, est mariée à Adrien Deume, petit fonctionnaire de la Société des Nations. Entre eux, le désamour est de mise, entretenant un jeu morbide et drôle avec le «bien-paraître» quʼAdrien vénère mais quʼAriane réprouve. Pour fuir lʼhypocrisie de la bonne société genevoise, incarnée par Mme Deume, la jeune femme se réfugie dans un univers fantasque, enfantin, empli de lubies et de faux-semblants croustillants et magnifiques. Dans la chaleur et la transe dʼun bain bouillant, elle se transforme, devient marquise, aventurière, actrice, pleinement femme et pleinement enfant, rebut de la beauté, gloire de la féminité. Son monde, personne ne peut le comprendre, à part peut-être Solal, le chef dʼAdrien. Ce Dom Juan juif aux grâces de fille et à la lucidité féroce sʼéprend dʼAriane, quʼil séduit lors dʼune scène mémorable au Ritz. Sʼensuit une romance folle, obsessionnelle, romanesque entre les deux amants qui sʼengouffrent dans lʼivresse du bonheur et de lʼabandon. Mais malgré lʼamour quʼils se portent, lʼennui, venin de la passion, menace dʼobscurcir les jours heureux quʼils connaissent alors... Jusquʼoù faut-il aller pour entretenir la flamme de la passion ? Jusquʼoù Solal, à la lucidité empoisonnée, va-t-il transcender la réalité pour faire vivre lʼamour quʼil éprouve pour Ariane ? Ce roman, qui est le pendant tragique de Mangeclous, fait une critique mordante de la passion. En nous faisant pénétrer de manière si captivante dans lʼamour fou que se portent Ariane et Solal, Cohen nous montre à quel point les personnages sont prisonniers dʼune représentation idéalisée de la passion. Tels des acteurs empêtrés dans leur texte, ils perdent toute spontanéité, sʼenlisant dans cette passion quʼils souhaitent merveilleuses mais qui vire rapidement au cauchemar. Ce qui est incroyable dans Belle du Seigneur, cʼest que la prose de Cohen est le support même de cette passion : à la fois riche, cynique, fragile, portant un amour qui se veut fort, puissant, enivrant, hypnotique, elle se révèle peu à peu être une fragile lubie, les mots se dédoublant, prenant de plus en plus de sens, dévoilant des strates et des strates de culture qui peuvent sembler effrayantes. Cette prose très baroque contraste avec une simplicité que lʼon finit à rechercher, que ce soit dans lʼhistoire de la passion des personnages que dans la prose elle-même. Cela symbolise lʼamour maternel, inconditionnel et absolu, qui transcende la passion ici vue de manière tout particulière chaotique. Ce qui est particulièrement intéressant dans Belle du Seigneur, cʼest la confusion entretenue par Cohen entre lʼhistoire de ses personnages, leurs sentiments et ce quʼils vivent dʼavec sa propre biographie. Cela est particulièrement frappant avec le personnage de Solal, qui semble se rapprocher beaucoup de la vie de Cohen. Pour apprécier cet aspect, voici la biographie dʼAlbert Cohen rédigée par grands thèmes (thèmes que lʼon retrouve dʼailleurs dans Belle du Seigneur) : Belle du Seigneur (1968) Albert Cohen Lʼétranger : Albert Cohen naît en 1895 sur lʼîle grecque de Corfou. A la suite dʼun pogrom, sa famille décide de quitter lʼîle pour vivre à Marseille : cʼest là quʼAlbert Cohen passe son enfance. Dans un contexte dʼantisémitisme croissant, il découvre lʼhorreur et lʼintolérance humaine. Lʼhistoire du camelot marquera un tournant irréversible (Ô vous frères humains, p. 42), lui faisant prendre conscience du rejet dû à sa religion et de son amour impossible pour la France. Lʼhomme dʼaction : Il quitte Marseille pour Genève, où il entame des études supérieures. En 1919, il prend la nationalité suisse. Cʼest à ce moment-là quʼil découvre la «bonne société» genevoise et quʼil sʼimprègne de lʼunivers du Bureau International du Travail, où il exerce un rôle important : ces différentes institutions seront décrites avec cynisme dans son ouvrage Belle du Seigneur. Ayant été le porteur dʼidées sionistes, il se sent menacé lors de lʼinvasion allemande de 1940 : il décide donc de se réfugier en Angleterre. Le fils : En 1943, sa mère décède à Marseille : cʼest un grand choc pour Cohen, car elle restera toujours pour lui lʼimage de lʼamour inconditionnel et absolu quʼil cherchera sans cesse par la suite, lʼopposant dans ses romans à la passion quʼil juge lourde de convenances. Lʼécrivain : Après la Seconde Guerre Mondiale, Albert Cohen retourne à Genève et décide de se consacrer à son activité littéraire. En 1968, il publie Belle du Seigneur, oeuvre quʼil considère comme la plus aboutie et qui est saluée par le Grand Prix du Roman de lʼAcadémie française. Lʼhomme malade : A partir de 1970, Albert Cohen tombe gravement malade : il souffre de dépression, ne souhaite plus sʼalimenter et se pose des questions emplies de souffrance sur la mort. Cette angoisse de la mort, qui revient fréquemment dans lʼoeuvre de Cohen, apparaît notamment dans ses Carnets 1978. Il décède à lʼâge de 86 ans à Genève. Bonne lecture !