IMAGES DES ALLEMANDS CHEZ UN ENFANT DE LA GUERRE
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IMAGES DES ALLEMANDS CHEZ UN ENFANT DE LA GUERRE
IMAGES DES ALLEMANDS C H E Z U N E N F A N T D E LA G U E R R E PIERRE ERNY J'avais six ans en 1939. Quasi toute m a scolarité primaire et u n e partie de m a scolarité secondaire se sont déroulées sous l'occupation allemande et en langue allemande. Je voudrais analyser ici rapidement quels contacts j ' a i eus avec les gens d'outre-Rhin et quelle image j ' e n ai gardée. À vrai dire, les Allemands ont hanté toute m a petite enfance en ces années d'avant-guerre. On ne parlait que des menaces qu'ils faisaient peser. Le dimanche n o u s allions en vélo de Colmar piqueniquer sur les bords du Rhin et scruter par la m ê m e occasion les ouvrages de la ligne Siegfried. Le souvenir le plus vivace que je garde de ces sorties est celui d'une Allemande qui battait ses tapis de l'autre côté. P o u r moi c'étaient des êtres mythiques. Images de l'ancienne Allemagne Ce que l'on disait des Allemands n'était pas forcément péjoratif. Leur évocation pouvait m ê m e être chargée d'une grande admiration. Quand m a grand-mère parlait du temps du Kaiser, ses propos revêtaient une tonalité é t o n n a m m e n t respectueuse, sans que le besoin de démystifier par le rire et l ' h u m o u r y perde ses droits. Quand elle me chantait sur u n air c o n n u «.Heil dir im Siegeskranz Schùtzer des Vaterlands Heil Kaiser dir !» la parodie alsacienne suivait immédiatement : «Heil der em Geissastall Gaissa gets everall. Heil Geisser dir !» M o n grand-père maternel était surtout prolixe au sujet de son service militaire fait dans je ne sais plus quelle ville allemande, peut-être bien Kassel. Quand il m e prenait sur ses genoux, assis devant la fenêtre, il était intarissable sur des histoires de Feldwebel qui v o u s coupaient tous les boutons q u a n d il y en avait u n qui n'était pas bien cousu. Puis c o m m e n t u n jour, alors q u ' o n annonçait la visite du Kaiser, il réussit à se faire foutre au gnouf, ce qui lui permit de contempler avec délices, du h a u t de sa lucarne de prisonnier, c o m m e n t ses c o m p a g n o n s plus fayots bagottaient à longueur de j o u r n é e pour préparer la revue. Je regretterai toujours que m o n grand-père paternel n'ait pas été plus bavard, ou que nous n'ayons pas réussi à le faire parler davantage. Il avait la réputation d'être taciturne, monkig. Pourtant il avait bien des choses à dire. N'avait-il pas fait la 6 P. ERNY campagne de Pologne et de Russie durant la guerre de 14 ? U n seul souvenir m e reste à ce sujet : q u a n d à la fin du conflit l'Allemagne sombra dans l'anarchie, les conseils ouvriers et militaires qui s'étaient mis en place partout décidèrent d'organiser u n grand défilé à Berlin, les soldats se regroupant par lieux d'origine p o u r déambuler au son du chant le plus caractéristique de leur pays. Les Colmariens eurent beaucoup de peine à se trouver u n h y m n e national et se décidèrent finalement pour u n e chanson qui relate les aventures d'un gardechampêtre allemand c o n n u pour chiper des quetches au lieu-dit Daina (sans doute l'ancien Theinheim, au N o r d de la ville), u n chant que tout vieux Colmarien connaît bien : «Em Daina steht a kwatchaboim Met wonderbara fula kwatcha. Do kommt der Schang un sini [roi Un schettelt an dam kwatchaboim. Un heva kwatcha uf, un heva kwatcha Ei was esch das, ei was esc/i das, Met dana kwatcha gschnall ins Eass.» uf. L'occupation U n e fois le pays occupé, l'Allemand apparaissait bien entendu c o m m e l'ennemi dont on avait peur à tout m o m e n t et p o u r tout, face auquel il fallait se méfier, garder sa langue, m ê m e si l'on distinguait les bons des mauvais Allemands. Mais en m ê m e temps ils servaient de cibles à la causticité de nos compatriotes et leur permettaient d'exercer à jet continu leur esprit de contradiction, ce qui procure à u n bon Alsacien u n e jouissance supérieure. C'est sans doute pourquoi je garde du temps allemand le souvenir d'une période de vie très joyeuse et pleine, où il se passait toujours quelque chose, où l'on avait l'esprit sans cesse en éveil pour tromper, se moquer, parodier. À cela s'ajoute le fait que l'école était plutôt légère (tous les après-midis nous étions libres) et que l'on mangeait, mangeait, mangeait c o m m e sans doute plus jamais on n'a mangé de m é m o i r e d ' h o m m e , tant o n craignait de m a n q u e r u n j o u r de l'essentiel, ce qui obligeait à festoyer à titre préventif. L'esprit d'opposition avait gagné d'emblée les enfants que nous étions. Les très n o m b r e u x chants nazis q u ' o n nous apprenait étaient tous transformés. Quand de la Oberschule n o u s nous rendions à «la Colmarienne» pour les leçons de gymnastique, le peintre Robert Gall qui, par je ne sais quelle dérision, nous servait de professeur de sport, n o u s suivait en bicyclette à une distance très respectueuse, sans doute plutôt inquiet d'apparaître en public c o m m e responsable de cette meute qui braillait des insanités dangereuses : «Siehst du im Osten das Morgenrot ...» devenait : «Siehst du im Osten das ein Zeichen der Freiheit, Vollkornbrot, der Sonne». IMAGES DES ALLEMANDS 7 E n classe on nous demandait de tenir u n diaire à l'aide des j o u r n a u x locaux p o u r suivre les événements de la guerre, le Kriegstagebuch. N o u s nous amusions à ne noter que les pertes et les reculs allemands. N o u s prenions bien entendu notre part au trafic de victuailles au marché noir. Le dimanche n o u s faisions en famille le porte à porte chez les fermiers d'Orbey, de Fréland, de Labaroche. E n semaine il m'arrivait d'accompagner m a mère en bicyclette dans les villages environnants, Holzwihr ou Sainte-Croix-en-Plaine. D a n s les gares de Hachimette ou au pont du Ladhof il y avait souvent u n gendarme chargé de surveiller toutes ces dames dont les culottes, les corsets et les soutiens-gorges regorgeaient d'œufs, de fromage, de beurre, de lard, de rôtis d'oie ou de porc. Ces virées prenaient de ce fait u n piquant tout particulier. C'était devenu u n véritable sport. Les conversations ne tarissaient pas en recettes et en histoires sur la manière de se jouer des policiers. Quand on pratiquait u n quelconque élevage, il fallait en principe le déclarer. Mais il n'y avait pas de grenier, pas de cave, pas de remise, pas de garage, pas de fond de jardin où il n'y eût u n poulailler, un clapier ou u n e porcherie clandestins. M a grand-mère gavait ses oies dans la buanderie, et j'ai mangé tellement de foie gras d u r a n t la guerre que je ne peux plus le voir en peinture. Le presbytère voisin s'était spécialisé dans le porc, et les vicaires, pour la plupart fils de paysans, étaient devenus experts dans l'art de tuer le cochon sans que cela fasse trop de bruit. Quand u n coq chantait dans le quartier - et c o m m e n t empêcher u n coq de chanter ? - les autres répondaient de partout, à perte de vue, ou plutôt d'ouïe. Les contrôleurs allemands devaient avoir les oreilles bien bouchées. Je me d e m a n d e si toutes les réglementations répressives n'avaient pas explicitement pour but, dans la tête de quelque bureaucrate intelligent, d'inciter les gens à se suffire à eux-mêmes. Cette joyeuseté enfantine (et générale) au temps de l'occupation s'exerçait m ê m e dans le danger. À partir de 1943 nous passions une partie impressionnante de notre temps dans les caves quand les sirènes proclamaient le Fliegeralarm. Rien de tel pour développer la vie sociale. On retrouvait les veillées d'autrefois. U n e vraie partie de plaisir aussi pour les enfants d'une m ê m e maison que de dormir ensemble sur quelques rayonnages pour p o m m e s . Le jour, nous nous cachions derrière des murettes pour attendre que des obus explosent dans le voisinage et pour vite aller en ramasser des éclats encore brûlants. J'en avais rempli toute u n e caisse. N o u s étions environnés de secrets. M ê m e nous autres enfants en détenions qui étaient des affaires de vie et de mort. N o n seulement m o n père m'avait montré, à moi tout seul, à six ou sept ans, oû il enterrait ses quelques pièces d'or, mais encore je connaissais la cachette d'une bonne dizaine de déserteurs et de transfuges de l'armée allemande. Quand la menace des b o m b a r d e m e n t s s'intensifia, nous allâmes en effet nous établir pour quelque temps dans u n village vigneron des environs. U n soir je vis u n h o m m e rôder au fond du jardin et disparaître dans le poulailler. J'en avertis le propriétaire qui mit beaucoup de zèle à me persuader que j'avais fantasmé. Finalement j'appris que là, juste à côté de nos endroits de jeu habituels, se tenait caché, dans le grenier d'une remise, tout u n groupe de réfractaires, un secret qu'il n'avait m ê m e pas osé c o m m u n i q u e r à sa femme. Je 8 P. ERNY c o n n u s quelques autres cas, plus voyants, dans le m ê m e village, qui fourmillait par ailleurs de soldats allemands placés chez l'habitant. U n e grave menace pesait bien entendu sur quiconque cachait ainsi des fugitifs. Le c a m p de Schmirmeck servait à la mise au pas de tous ceux qui manifestaient des velléités d'opposition, mais faisait aussi fonction de relai vers des institutions plus radicales dont on ne revenait pas. Je m e rappelle avoir entendu parler de Dachau dès cette époque. Autre délit : écouter la radio de Londres ou de Genève. D a n s notre grande maison familiale, seul le grand-père possédait u n poste au début de la guerre : tout le m o n d e se retrouvait donc chez lui. U n soir : effroi ! U n policier allemand se tenait dans le couloir à l'intérieur de l'appartement, devant la porte de la pièce où nous étions rassemblés. Il n'avait heureusement rien perçu, ou voyant nos airs consternés avait fait semblant de ne rien remarquer, justifiant sa présence par u n e histoire de volet mal obscurci. D a n s la rue les gens évoquaient Radio-Londres sous l'appellation dr Holzwihrer, c o m m e on disait se rendre à A m s t e r d a m q u a n d o n allait faire du marché noir chez les paysans (hamstern, jouer au hamster). M o n père, grand marcheur, ressentit une attirance toute particulière pour les Hautes-Vosges à partir du j o u r où elles devinrent zone interdite afin de rendre plus difficiles les passages en France. Lors d'un séjour à Sewen il résolut de monter au Ballon d'Alsace. À mesure que nous rencontrions des gardes-frontière, pour la plupart des Autrichiens, il leur distribuait des bons pour u n e bouteille de Riesling dans le restaurant du bas, sur quoi ils nous laissaient passer en n o u s recomm a n d a n t fortement de ne pas dire aux autres gardes que nous en avions déjà rencontré un. Ces échanges étaient pleins de cordialité. Arrivés à l'orée de la forêt, nous eûmes juste le temps de nous blottir dans u n fossé pour nous soustraire à une voiture SS qui patrouillait sur la route. À l'auberge du côté français n o u s suscitâmes l'ébahissement. C'est là que je vis pour la première fois le portrait de Pétain accroché au mur. U n médecin parisien qui passait des vacances là-haut voulut absolument descendre avec nous à Sewen, et nous eûmes beaucoup de mal à l'en dissuader. Ce fut u n e des rares occasions de c o m m u n i q u e r avec la famille «de l'intérieur». N o u s avions aussi de la famille en Allemagne m ê m e , des gens très catholiques, mais qui n'avaient pas tout à fait échappé aux séductions du régime. Les séjours dans la parenté alsacienne leur devinrent vite intolérables, car n'ayant rien à craindre d'eux tout le m o n d e leur vomissait à la face les quatre vérités. Cela finissait en général par des vacances écourtées : Die Lente sind zu bôs hier .... Vie scolaire Je n'ai pas encore parlé de l'école. L'alsacien aidant, l'apprentissage de l'allem a n d est allé de soi, sans a u c u n e difficulté. N o u s avons c o m m e n c é par écrire en gothique, puis fut introduite l'écriture latine. J'ai c o n n u peu d'enseignants allem a n d s à l'école primaire. C o m m e on nous inculquait qu'il fallait faire «Heil Hitler» q u a n d o n les rencontrait dans la rue, je les évitais c o m m e la peste, presque autant que les abbés à qui il fallait dire «Gelobt sei Jesus-Christus». N o t r e directeur IMAGES DES ALLEMANDS 9 allemand à la Schlageter-Schule, l'actuelle école Pasteur, se donnait des airs de m a t a m o r e , mais n'était pas méchant. Il nous faisait les leçons de calcul et excellait à railler les élèves les plus faibles. Il avait la tête de quelqu'un qui se fait battre par sa femme à la maison. La récréation se passait à tourner en rond en rangs par trois dans la cour, en mangeant notre petit pain. Les débuts de notre scolarité se déroulèrent dans u n e invraisemblable pagaille, ce qui étonna beaucoup nos parents qui s'attendaient de la part des Allemands à une organisation modèle. À neuf ans je passai à la Oberschule, puis à dix ans, par la volonté de m o n père, au Gymnasium pour y c o m m e n c e r le latin. Les quelques professeurs allemands que nous avions m'ont laissé le meilleur souvenir. Ils étaient remarquables en qualification, en tenue et en modération, m ê m e si les châtiments corporels n e leur étaient pas interdits. Ils portaient très dignement leurs titres de Herr Studienrat, Doktor ou Professor. À la Oberschule, toute la classe était tombée a m o u r e u s e de la prof, d'anglais, u n e Fraùlein Hackenmùller : le j o u r où elle fut déplacée, ce fut u n vrai d r a m e ; nous organisâmes une fête d'adieux, achetâmes des cadeaux, puis lui envoyâmes pendant des mois des cartes postales, individuellement et collectivement. Pour finir, n o u s b o u d â m e s très sérieusement sa remplaçante qui n'arriva pas à s'imposer. Cette M " Hackenmùller nous dit u n j o u r qu'elle en souffrait beaucoup q u a n d elle entendait les Alsaciens traiter les Allemands de Schwowa ou de «sales boches», alors que les Allemands n'ont jamais eu qu'admiration pour les Français. Je crois que cet aveu avait grandement contribué à nous la rendre sympathique. Parmi les professeurs je n'ai c o n n u q u ' u n e seule brute : il était saoul dès le petit matin, distribuait des coups de pied à la ronde en vociférant et portait toujours l'uniforme du parti en-dessous de ses vêtements civils, ce qui le rendait intouchable, m ê m e aux yeux de la direction. Car de la part de nos professeurs allemands nous ne subissions, sauf exceptions, aucun endoctrinement nazi. Quand il y avait u n e fête, nous assistions à u n salut au drapeau dans la cour ; le directeur paraissait en grand uniforme d'officier de marine, avec sabre et p o m p o n s . Bien sûr on chantait le Deutschland ùber ailes et Die Fahne hoch (je me rappelle c o m m e n t je bougeais les lèvres mais n'émettais aucun son), par contre la propagande partisane p r o p r e m e n t dite n'avait que peu de place. En première année du secondaire, le p r o g r a m m e d'histoire portait essentiellement sur la biographie d'Hitler : le professeur n o u s conseilla de lire ce qui en était dit dans le manuel, mais lui-même n'en parla jamais. Les manuels, quand on les c o m p a r e à ceux en usage en France à la m ê m e époque, étaient très compacts dans leur présentation, très denses et peu aérés, m ê m e dans les basses classes, et très abondants. Si aujourd'hui je suis familier d'un certain n o m b r e de plantes médicinales, je le dois à une activité que j'aimais beaucoup : le Heilkràutersammeln, le ramassage d'herbes à usage pharmacologique destinées aux hôpitaux militaires. Parfois nous sortions avec nos professeurs vers la Hardt pour en chercher, mais nous profitions de la moindre inadvertance pour aller jouer dans les carrières avec les wagonnets. Il n'y avait que peu d'enfants allemands dans nos classes. Je me souviens de quatre seulement. D e u x se faisaient remarquer par le fait qu'ils n'assistaient à a u c u n cours de religion ; q u a n d il fallait dire si o n était catholique ou protestant, ils e 10 P. ERNY répondaient simplement «gottglaiibig», ce qui nous paraissait mystérieux. Ils se tenaient d'ailleurs très à l'écart. Les deux autres, au contraire, étaient pour moi de très bons copains, farouchement catholiques. Le premier était le fils du chef du Luftschutzdienst, avec qui j'avais des conversations interminables en revenant de l'école sur je ne sais plus quoi. Le second, un Autrichien p r é n o m m é G ù n t m a r , n o u s éblouissait par sa facilité à s'exprimer oralement et par écrit ; il remplissait des cahiers de contes et de nouvelles de son invention qui n o u s ravissaient, ainsi que de poèmes qu'il savait réciter avec u n art accompli. L'abbé Grùss, notre professeur de religion catholique, qui a été la terreur de générations de collégiens, le persécutait à cause de son n o m «païen» ; il lui recommandait, n'ayant pas de saint patron lui-même, d'invoquer au moins celui de son père. Le pauvre aumônier arriva au comble de la consternation le j o u r où il apprit que le garçon se destinait à u n e école de cadres du parti : son crâne chauve devint tout rouge, il g r o m m e l a dans sa barbe et agita violemment la tête dans tous les sens. Il était interdit sévèrement de parler ou de lire en français. Pour moi, qui n'avais fait q u ' u n e année d'école maternelle et ne parlais à la maison que l'alsacien, cela ne posait pas de problème. Dès neuf ans j'ai dévoré les gros Karl M a y et les sept volumes de l'histoire de Tecumseh par Fritz Steuben. Je peux considérer l'allem a n d c o m m e m a langue maternelle, m ê m e si aujourd'hui je ne le pratique plus que difficilement, faute d'usage. L'emploi du français était p u r e m e n t ludique, en signe d'opposition, c o m m e on prenait un plaisir extrême à chanter la Marseillaise à la fin d'un banquet entre amis, q u a n d on se savait en lieu sûr. Qui aurait songé à en faire autant par la suite ? C o m m e les après-midis étaient libres, mes parents m e faisaient donner des leçons particulières, en cachette chez les Frères marianistes à qui toute activité était interdite, en cachette aussi pour le français chez u n e voisine, enfin ostensiblement chez u n couple allemand qui avait beaucoup voyagé et parlait c o u r a m m e n t l'anglais. Mouvements de Jeunesse Q u a n d à partir de dix ans il fallut obligatoirement consacrer les après-midis du mardi et du vendredi à la Hitlerjugend, ces leçons particulières dispensées par des Allemands avaient aussi pour but de servir d'excuse. A u x convocations qui arrivaient à la maison on ne prêtait guère attention, jusqu'au j o u r où je fus menacé d'être mis à la porte du Gymnasium si je n'allais pas aux réunions de la H.J. Je m ' y rendis donc, dans les locaux de l'école Pfeffel. Tout se passa très bien ; les jeunes chefs blonds aux yeux bleus ne manquaient pas d'allure ; cela consistait en marches au pas cadencé, en rassemblements dans le style scout, en chants, en slogans, en évocations des martyrs et grands militants du nazisme, tels Schlageter, etc. Je ne puis en dire plus, car au bout de trois ou quatre réunions j ' a i à nouveau décroché, prétextant toujours de mes leçons particulières d'anglais. Je fus un j o u r convoqué pour je ne sais plus quelle absence ou quel manq u e m e n t au quartier général de la H.J. N o u s nous retrouvions là à quelques IMAGES DES ALLEMANDS 11 gamins qui ne se connaissaient pas et fûmes reçus par une sorte de bouledogue en uniforme brun, vociférant et distribuant des coups à gogo ; il nous e n v o y a dans la forêt de l'Ill chercher des Heilkraùter sous la conduite débonnaire d'un jeune chef. Ce fut tout. Les choses se relâchèrent nettement en 1944 q u a n d la vie scolaire et quotidienne fut sans cesse interrompue par des alertes aériennes. Souvent nous n'allions en classe que pour nous retrouver à la cave. Le système s'est désorganisé petit à petit. Je n'ai pas connu les grands rassemblements, les parades, les défilés au son de la fanfare qui tenaient dans toutes les organisations du parti u n si grand rôle. Je n'en entendais les éclats que de loin. Bravant, je pense, les interdictions les plus formelles, u n des vicaires de la paroisse rassemblait les enfants en cachette au couvent des Petites S œ u r s des Pauvres. Les exercices de piété y jouaient u n certain rôle (toute la population était très pieuse tant que les choses allaient mal !). Mais le style des réunions annonçait déjà celui des m o u v e m e n t s d'enfance de l'après-guerre. Je m'étonne aujourd'hui de voir avec quelle désinvolture tout le m o n d e jouait avec le danger. Soldats Je serais incomplet dans l'énumération de mes contacts d'enfant avec les Allemands, si je ne mentionnais les soldats. N o u s les trouvions à demeure chez les vignerons que nous fréquentions, mangeant leur pauvre gamelle de Gulasch dans la cour. N o u s en avons vu vendant par jerrycans entiers l'essence de la Wehrmacht, à leur profit, et je les trouvais méprisables. À la fin de l'année 1944, notre quartier fut envahi par d'interminables colonnes de charettes tirées par des chevaux, qui assuraient l'intendance. Mais, habillés en soldats allemands, c'étaient en fait des Russes, des Cosaques, des Tartares, avec qui toute communication était impossible q u a n d ils venaient chercher de l'eau. Plus tard encore ce furent des chars d'assaut qui vinrent se cacher sous les tilleuls devant notre maison ; nous avions très peur qu'ils n'attirent les avions alliés et leur prêtions volontiers de quoi se camoufler. À Noël 1944, u n jeune soldat originaire de Silésie sonna à la porte, quêtant du vin ou de la confiserie p o u r la fête du bataillon. Mes parents l'invitèrent à dîner le dimanche d'après. Cela reste pour moi un souvenir très émouvant. Il avait à peine 18 ans. Les Américains étaient à moins de dix kilomètres, on pouvait suivre les combats de chars du haut de la mansarde, juste devant la ville, et lui croyait toujours dur c o m m e fer à la victoire finale ! L'apparition de ce garçon simple et p u r des confins de la Pologne représente pour moi plus, quand je pense à l'Allemagne, que tout le reste ensemble. Conclusion L'image que je donne ainsi de m o n vécu d'enfant surprendra peut-être. Elle n'est pas conforme aux images d'Épinal à la Hansi qui m ' o n t toujours paru 12 P. ERNY choquantes p o u r leur inauthenticité. Les Allemands de ce pauvre h o m m e sont aussi faux q u e ses Alsaciens. Bien sûr, ce ne sont là que souvenirs d'enfant. On n o u s épargnait, je suppose, u n certain n o m b r e d'horreurs. Je le répète : la guerre fut pour moi u n e période forte, intense et joyeuse. Oui, j ' a i retiré de cette expérience u n e image n o n exempte de tendresse p o u r ceux qui furent nos ennemis. C'est plutôt par la suite qu'elle s'est gâtée ; mais ça. c'est u n e autre histoire. Ce qui est extraordinaire, c'est que le nazisme n'est pas arrivé à masquer la vraie Allemagne. Dans les rapports conrets et quotidiens, m e semble-t-il, il n'avait que peu d'incidence. À l'école, mais aussi dans les relations professionnelles de nos parents et dans les relations de voisinage, n o u s avons surtout c o n n u des gens honnêtes, consciencieux, vivant à la Spartiate puisqu'ils n'avaient pas au m ê m e titre que nous accès au marché noir, certes pour la plupart obnubilés et s o m n a m b u l i q u e s , mais qui n'avaient pas forcément le beau rôle. Ceux qui o n t crié «raws mit dem Schwowa Plunder» étaient finalement aussi bêtes q u e ceux qui ont crié «raus mit dem welschen Plunder», et ceux qui affichaient «il est chic de parler français» valaient-ils beaucoup mieux q u e ceux qui n o u s imposaient de parler allemand ? Je ne cherche pas à prouver u n e thèse, mais à témoigner de ce qu'enfant j ' a i ressenti. C'est peu. Mais pour u n e sociologie ou u n e histoire qui veut tenir compte de tout l'homme, ce n'est peut-être pas sans intérêt.