IMAGES DES ALLEMANDS CHEZ UN ENFANT DE LA GUERRE

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IMAGES DES ALLEMANDS CHEZ UN ENFANT DE LA GUERRE
IMAGES DES
ALLEMANDS
C H E Z U N E N F A N T D E LA G U E R R E
PIERRE ERNY
J'avais six ans en 1939. Quasi toute m a scolarité primaire et u n e partie de m a
scolarité secondaire se sont déroulées sous l'occupation allemande et en langue
allemande. Je voudrais analyser ici rapidement quels contacts j ' a i eus avec les gens
d'outre-Rhin et quelle image j ' e n ai gardée.
À vrai dire, les Allemands ont hanté toute m a petite enfance en ces années
d'avant-guerre. On ne parlait que des menaces qu'ils faisaient peser. Le dimanche
n o u s allions en vélo de Colmar piqueniquer sur les bords du Rhin et scruter par la
m ê m e occasion les ouvrages de la ligne Siegfried. Le souvenir le plus vivace que je
garde de ces sorties est celui d'une Allemande qui battait ses tapis de l'autre côté.
P o u r moi c'étaient des êtres mythiques.
Images de l'ancienne Allemagne
Ce que l'on disait des Allemands n'était pas forcément péjoratif. Leur évocation
pouvait m ê m e être chargée d'une grande admiration. Quand m a grand-mère
parlait du temps du Kaiser, ses propos revêtaient une tonalité é t o n n a m m e n t
respectueuse, sans que le besoin de démystifier par le rire et l ' h u m o u r y perde ses
droits. Quand elle me chantait sur u n air c o n n u
«.Heil dir im
Siegeskranz
Schùtzer des
Vaterlands
Heil Kaiser dir !»
la parodie alsacienne suivait immédiatement :
«Heil der em Geissastall
Gaissa gets everall.
Heil Geisser dir !»
M o n grand-père maternel était surtout prolixe au sujet de son service militaire
fait dans je ne sais plus quelle ville allemande, peut-être bien Kassel. Quand il m e
prenait sur ses genoux, assis devant la fenêtre, il était intarissable sur des histoires
de Feldwebel qui v o u s coupaient tous les boutons q u a n d il y en avait u n qui n'était
pas bien cousu. Puis c o m m e n t u n jour, alors q u ' o n annonçait la visite du Kaiser, il
réussit à se faire foutre au gnouf, ce qui lui permit de contempler avec délices, du
h a u t de sa lucarne de prisonnier, c o m m e n t ses c o m p a g n o n s plus fayots bagottaient
à longueur de j o u r n é e pour préparer la revue.
Je regretterai toujours que m o n grand-père paternel n'ait pas été plus bavard, ou
que nous n'ayons pas réussi à le faire parler davantage. Il avait la réputation d'être
taciturne, monkig. Pourtant il avait bien des choses à dire. N'avait-il pas fait la
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campagne de Pologne et de Russie durant la guerre de 14 ? U n seul souvenir m e
reste à ce sujet : q u a n d à la fin du conflit l'Allemagne sombra dans l'anarchie, les
conseils ouvriers et militaires qui s'étaient mis en place partout décidèrent
d'organiser u n grand défilé à Berlin, les soldats se regroupant par lieux d'origine
p o u r déambuler au son du chant le plus caractéristique de leur pays. Les
Colmariens eurent beaucoup de peine à se trouver u n h y m n e national et se
décidèrent finalement pour u n e chanson qui relate les aventures d'un gardechampêtre allemand c o n n u pour chiper des quetches au lieu-dit Daina (sans doute
l'ancien Theinheim, au N o r d de la ville), u n chant que tout vieux Colmarien
connaît bien :
«Em Daina steht a
kwatchaboim
Met wonderbara fula
kwatcha.
Do kommt der Schang un sini [roi
Un schettelt an dam
kwatchaboim.
Un heva kwatcha uf, un heva kwatcha
Ei was esch das, ei was esc/i das,
Met dana kwatcha gschnall ins Eass.»
uf.
L'occupation
U n e fois le pays occupé, l'Allemand apparaissait bien entendu c o m m e l'ennemi
dont on avait peur à tout m o m e n t et p o u r tout, face auquel il fallait se méfier,
garder sa langue, m ê m e si l'on distinguait les bons des mauvais Allemands. Mais
en m ê m e temps ils servaient de cibles à la causticité de nos compatriotes et leur
permettaient d'exercer à jet continu leur esprit de contradiction, ce qui procure à
u n bon Alsacien u n e jouissance supérieure. C'est sans doute pourquoi je garde du
temps allemand le souvenir d'une période de vie très joyeuse et pleine, où il se
passait toujours quelque chose, où l'on avait l'esprit sans cesse en éveil pour
tromper, se moquer, parodier. À cela s'ajoute le fait que l'école était plutôt légère
(tous les après-midis nous étions libres) et que l'on mangeait, mangeait, mangeait
c o m m e sans doute plus jamais on n'a mangé de m é m o i r e d ' h o m m e , tant o n
craignait de m a n q u e r u n j o u r de l'essentiel, ce qui obligeait à festoyer à titre
préventif.
L'esprit d'opposition avait gagné d'emblée les enfants que nous étions. Les très
n o m b r e u x chants nazis q u ' o n nous apprenait étaient tous transformés. Quand de la
Oberschule n o u s nous rendions à «la Colmarienne» pour les leçons de gymnastique, le peintre Robert Gall qui, par je ne sais quelle dérision, nous servait de
professeur de sport, n o u s suivait en bicyclette à une distance très respectueuse,
sans doute plutôt inquiet d'apparaître en public c o m m e responsable de cette meute
qui braillait des insanités dangereuses :
«Siehst
du im Osten das Morgenrot
...»
devenait :
«Siehst du im Osten das
ein Zeichen der Freiheit,
Vollkornbrot,
der
Sonne».
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E n classe on nous demandait de tenir u n diaire à l'aide des j o u r n a u x locaux
p o u r suivre les événements de la guerre, le Kriegstagebuch.
N o u s nous amusions à
ne noter que les pertes et les reculs allemands.
N o u s prenions bien entendu notre part au trafic de victuailles au marché noir.
Le dimanche n o u s faisions en famille le porte à porte chez les fermiers d'Orbey, de
Fréland, de Labaroche. E n semaine il m'arrivait d'accompagner m a mère en
bicyclette dans les villages environnants, Holzwihr ou Sainte-Croix-en-Plaine.
D a n s les gares de Hachimette ou au pont du Ladhof il y avait souvent u n
gendarme chargé de surveiller toutes ces dames dont les culottes, les corsets et les
soutiens-gorges regorgeaient d'œufs, de fromage, de beurre, de lard, de rôtis d'oie
ou de porc. Ces virées prenaient de ce fait u n piquant tout particulier. C'était
devenu u n véritable sport. Les conversations ne tarissaient pas en recettes et en
histoires sur la manière de se jouer des policiers.
Quand on pratiquait u n quelconque élevage, il fallait en principe le déclarer.
Mais il n'y avait pas de grenier, pas de cave, pas de remise, pas de garage, pas de
fond de jardin où il n'y eût u n poulailler, un clapier ou u n e porcherie clandestins.
M a grand-mère gavait ses oies dans la buanderie, et j'ai mangé tellement de foie
gras d u r a n t la guerre que je ne peux plus le voir en peinture. Le presbytère voisin
s'était spécialisé dans le porc, et les vicaires, pour la plupart fils de paysans, étaient
devenus experts dans l'art de tuer le cochon sans que cela fasse trop de bruit.
Quand u n coq chantait dans le quartier - et c o m m e n t empêcher u n coq de
chanter ? - les autres répondaient de partout, à perte de vue, ou plutôt d'ouïe. Les
contrôleurs allemands devaient avoir les oreilles bien bouchées. Je me d e m a n d e si
toutes les réglementations répressives n'avaient pas explicitement pour but, dans la
tête de quelque bureaucrate intelligent, d'inciter les gens à se suffire à eux-mêmes.
Cette joyeuseté enfantine (et générale) au temps de l'occupation s'exerçait m ê m e
dans le danger. À partir de 1943 nous passions une partie impressionnante de
notre temps dans les caves quand les sirènes proclamaient le Fliegeralarm. Rien de
tel pour développer la vie sociale. On retrouvait les veillées d'autrefois. U n e vraie
partie de plaisir aussi pour les enfants d'une m ê m e maison que de dormir
ensemble sur quelques rayonnages pour p o m m e s . Le jour, nous nous cachions
derrière des murettes pour attendre que des obus explosent dans le voisinage et
pour vite aller en ramasser des éclats encore brûlants. J'en avais rempli toute u n e
caisse.
N o u s étions environnés de secrets. M ê m e nous autres enfants en détenions qui
étaient des affaires de vie et de mort. N o n seulement m o n père m'avait montré, à
moi tout seul, à six ou sept ans, oû il enterrait ses quelques pièces d'or, mais encore
je connaissais la cachette d'une bonne dizaine de déserteurs et de transfuges de
l'armée allemande. Quand la menace des b o m b a r d e m e n t s s'intensifia, nous
allâmes en effet nous établir pour quelque temps dans u n village vigneron des
environs. U n soir je vis u n h o m m e rôder au fond du jardin et disparaître dans le
poulailler. J'en avertis le propriétaire qui mit beaucoup de zèle à me persuader que
j'avais fantasmé. Finalement j'appris que là, juste à côté de nos endroits de jeu
habituels, se tenait caché, dans le grenier d'une remise, tout u n groupe de
réfractaires, un secret qu'il n'avait m ê m e pas osé c o m m u n i q u e r à sa femme. Je
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c o n n u s quelques autres cas, plus voyants, dans le m ê m e village, qui fourmillait par
ailleurs de soldats allemands placés chez l'habitant.
U n e grave menace pesait bien entendu sur quiconque cachait ainsi des fugitifs.
Le c a m p de Schmirmeck servait à la mise au pas de tous ceux qui manifestaient
des velléités d'opposition, mais faisait aussi fonction de relai vers des institutions
plus radicales dont on ne revenait pas. Je m e rappelle avoir entendu parler de
Dachau dès cette époque.
Autre délit : écouter la radio de Londres ou de Genève. D a n s notre grande
maison familiale, seul le grand-père possédait u n poste au début de la guerre : tout
le m o n d e se retrouvait donc chez lui. U n soir : effroi ! U n policier allemand se
tenait dans le couloir à l'intérieur de l'appartement, devant la porte de la pièce où
nous étions rassemblés. Il n'avait heureusement rien perçu, ou voyant nos airs
consternés avait fait semblant de ne rien remarquer, justifiant sa présence par u n e
histoire de volet mal obscurci. D a n s la rue les gens évoquaient Radio-Londres sous
l'appellation dr Holzwihrer, c o m m e on disait se rendre à A m s t e r d a m q u a n d o n
allait faire du marché noir chez les paysans (hamstern, jouer au hamster).
M o n père, grand marcheur, ressentit une attirance toute particulière pour les
Hautes-Vosges à partir du j o u r où elles devinrent zone interdite afin de rendre plus
difficiles les passages en France. Lors d'un séjour à Sewen il résolut de monter au
Ballon d'Alsace. À mesure que nous rencontrions des gardes-frontière, pour la
plupart des Autrichiens, il leur distribuait des bons pour u n e bouteille de Riesling
dans le restaurant du bas, sur quoi ils nous laissaient passer en n o u s recomm a n d a n t fortement de ne pas dire aux autres gardes que nous en avions déjà rencontré un. Ces échanges étaient pleins de cordialité. Arrivés à l'orée de la forêt,
nous eûmes juste le temps de nous blottir dans u n fossé pour nous soustraire à une
voiture SS qui patrouillait sur la route. À l'auberge du côté français n o u s
suscitâmes l'ébahissement. C'est là que je vis pour la première fois le portrait de
Pétain accroché au mur. U n médecin parisien qui passait des vacances là-haut
voulut absolument descendre avec nous à Sewen, et nous eûmes beaucoup de mal
à l'en dissuader. Ce fut u n e des rares occasions de c o m m u n i q u e r avec la famille
«de l'intérieur».
N o u s avions aussi de la famille en Allemagne m ê m e , des gens très catholiques,
mais qui n'avaient pas tout à fait échappé aux séductions du régime. Les séjours
dans la parenté alsacienne leur devinrent vite intolérables, car n'ayant rien à
craindre d'eux tout le m o n d e leur vomissait à la face les quatre vérités. Cela
finissait en général par des vacances écourtées : Die Lente sind zu bôs hier ....
Vie scolaire
Je n'ai pas encore parlé de l'école. L'alsacien aidant, l'apprentissage de l'allem a n d est allé de soi, sans a u c u n e difficulté. N o u s avons c o m m e n c é par écrire en
gothique, puis fut introduite l'écriture latine. J'ai c o n n u peu d'enseignants allem a n d s à l'école primaire. C o m m e on nous inculquait qu'il fallait faire «Heil
Hitler» q u a n d o n les rencontrait dans la rue, je les évitais c o m m e la peste, presque
autant que les abbés à qui il fallait dire «Gelobt sei Jesus-Christus».
N o t r e directeur
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allemand à la Schlageter-Schule,
l'actuelle école Pasteur, se donnait des airs de
m a t a m o r e , mais n'était pas méchant. Il nous faisait les leçons de calcul et excellait
à railler les élèves les plus faibles. Il avait la tête de quelqu'un qui se fait battre par
sa femme à la maison. La récréation se passait à tourner en rond en rangs par trois
dans la cour, en mangeant notre petit pain. Les débuts de notre scolarité se déroulèrent dans u n e invraisemblable pagaille, ce qui étonna beaucoup nos parents qui
s'attendaient de la part des Allemands à une organisation modèle.
À neuf ans je passai à la Oberschule, puis à dix ans, par la volonté de m o n père,
au Gymnasium
pour y c o m m e n c e r le latin. Les quelques professeurs allemands
que nous avions m'ont laissé le meilleur souvenir. Ils étaient remarquables en
qualification, en tenue et en modération, m ê m e si les châtiments corporels n e leur
étaient pas interdits. Ils portaient très dignement leurs titres de Herr
Studienrat,
Doktor ou Professor. À la Oberschule, toute la classe était tombée a m o u r e u s e de la
prof, d'anglais, u n e Fraùlein Hackenmùller : le j o u r où elle fut déplacée, ce fut u n
vrai d r a m e ; nous organisâmes une fête d'adieux, achetâmes des cadeaux, puis lui
envoyâmes pendant des mois des cartes postales, individuellement et collectivement. Pour finir, n o u s b o u d â m e s très sérieusement sa remplaçante qui n'arriva
pas à s'imposer. Cette M " Hackenmùller nous dit u n j o u r qu'elle en souffrait
beaucoup q u a n d elle entendait les Alsaciens traiter les Allemands de Schwowa ou
de «sales boches», alors que les Allemands n'ont jamais eu qu'admiration pour les
Français. Je crois que cet aveu avait grandement contribué à nous la rendre
sympathique. Parmi les professeurs je n'ai c o n n u q u ' u n e seule brute : il était saoul
dès le petit matin, distribuait des coups de pied à la ronde en vociférant et portait
toujours l'uniforme du parti en-dessous de ses vêtements civils, ce qui le rendait
intouchable, m ê m e aux yeux de la direction.
Car de la part de nos professeurs allemands nous ne subissions, sauf exceptions,
aucun endoctrinement nazi. Quand il y avait u n e fête, nous assistions à u n salut au
drapeau dans la cour ; le directeur paraissait en grand uniforme d'officier de
marine, avec sabre et p o m p o n s . Bien sûr on chantait le Deutschland ùber ailes et
Die Fahne hoch (je me rappelle c o m m e n t je bougeais les lèvres mais n'émettais
aucun son), par contre la propagande partisane p r o p r e m e n t dite n'avait que peu de
place. En première année du secondaire, le p r o g r a m m e d'histoire portait essentiellement sur la biographie d'Hitler : le professeur n o u s conseilla de lire ce qui en
était dit dans le manuel, mais lui-même n'en parla jamais. Les manuels, quand on
les c o m p a r e à ceux en usage en France à la m ê m e époque, étaient très compacts
dans leur présentation, très denses et peu aérés, m ê m e dans les basses classes, et
très abondants.
Si aujourd'hui je suis familier d'un certain n o m b r e de plantes médicinales, je le
dois à une activité que j'aimais beaucoup : le Heilkràutersammeln,
le ramassage
d'herbes à usage pharmacologique destinées aux hôpitaux militaires. Parfois nous
sortions avec nos professeurs vers la Hardt pour en chercher, mais nous profitions
de la moindre inadvertance pour aller jouer dans les carrières avec les wagonnets.
Il n'y avait que peu d'enfants allemands dans nos classes. Je me souviens de
quatre seulement. D e u x se faisaient remarquer par le fait qu'ils n'assistaient à
a u c u n cours de religion ; q u a n d il fallait dire si o n était catholique ou protestant, ils
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répondaient simplement «gottglaiibig», ce qui nous paraissait mystérieux. Ils se
tenaient d'ailleurs très à l'écart. Les deux autres, au contraire, étaient pour moi de
très bons copains, farouchement catholiques. Le premier était le fils du chef du
Luftschutzdienst,
avec qui j'avais des conversations interminables en revenant de
l'école sur je ne sais plus quoi. Le second, un Autrichien p r é n o m m é G ù n t m a r ,
n o u s éblouissait par sa facilité à s'exprimer oralement et par écrit ; il remplissait
des cahiers de contes et de nouvelles de son invention qui n o u s ravissaient, ainsi
que de poèmes qu'il savait réciter avec u n art accompli. L'abbé Grùss, notre professeur de religion catholique, qui a été la terreur de générations de collégiens, le
persécutait à cause de son n o m «païen» ; il lui recommandait, n'ayant pas de saint
patron lui-même, d'invoquer au moins celui de son père. Le pauvre aumônier
arriva au comble de la consternation le j o u r où il apprit que le garçon se destinait à
u n e école de cadres du parti : son crâne chauve devint tout rouge, il g r o m m e l a
dans sa barbe et agita violemment la tête dans tous les sens.
Il était interdit sévèrement de parler ou de lire en français. Pour moi, qui n'avais
fait q u ' u n e année d'école maternelle et ne parlais à la maison que l'alsacien, cela ne
posait pas de problème. Dès neuf ans j'ai dévoré les gros Karl M a y et les sept
volumes de l'histoire de Tecumseh par Fritz Steuben. Je peux considérer l'allem a n d c o m m e m a langue maternelle, m ê m e si aujourd'hui je ne le pratique plus
que difficilement, faute d'usage. L'emploi du français était p u r e m e n t ludique, en
signe d'opposition, c o m m e on prenait un plaisir extrême à chanter la Marseillaise à
la fin d'un banquet entre amis, q u a n d on se savait en lieu sûr. Qui aurait songé à
en faire autant par la suite ?
C o m m e les après-midis étaient libres, mes parents m e faisaient donner des
leçons particulières, en cachette chez les Frères marianistes à qui toute activité était
interdite, en cachette aussi pour le français chez u n e voisine, enfin ostensiblement
chez u n couple allemand qui avait beaucoup voyagé et parlait c o u r a m m e n t
l'anglais.
Mouvements de Jeunesse
Q u a n d à partir de dix ans il fallut obligatoirement consacrer les après-midis du
mardi et du vendredi à la Hitlerjugend, ces leçons particulières dispensées par des
Allemands avaient aussi pour but de servir d'excuse. A u x convocations qui
arrivaient à la maison on ne prêtait guère attention, jusqu'au j o u r où je fus menacé
d'être mis à la porte du Gymnasium si je n'allais pas aux réunions de la H.J. Je m ' y
rendis donc, dans les locaux de l'école Pfeffel. Tout se passa très bien ; les jeunes
chefs blonds aux yeux bleus ne manquaient pas d'allure ; cela consistait en
marches au pas cadencé, en rassemblements dans le style scout, en chants, en
slogans, en évocations des martyrs et grands militants du nazisme, tels Schlageter,
etc. Je ne puis en dire plus, car au bout de trois ou quatre réunions j ' a i à nouveau
décroché, prétextant toujours de mes leçons particulières d'anglais.
Je fus un j o u r convoqué pour je ne sais plus quelle absence ou quel manq u e m e n t au quartier général de la H.J. N o u s nous retrouvions là à quelques
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gamins qui ne se connaissaient pas et fûmes reçus par une sorte de bouledogue en
uniforme brun, vociférant et distribuant des coups à gogo ; il nous e n v o y a dans la
forêt de l'Ill chercher des Heilkraùter sous la conduite débonnaire d'un jeune chef.
Ce fut tout. Les choses se relâchèrent nettement en 1944 q u a n d la vie scolaire et
quotidienne fut sans cesse interrompue par des alertes aériennes. Souvent nous
n'allions en classe que pour nous retrouver à la cave. Le système s'est désorganisé
petit à petit. Je n'ai pas connu les grands rassemblements, les parades, les défilés au
son de la fanfare qui tenaient dans toutes les organisations du parti u n si grand
rôle. Je n'en entendais les éclats que de loin.
Bravant, je pense, les interdictions les plus formelles, u n des vicaires de la
paroisse rassemblait les enfants en cachette au couvent des Petites S œ u r s des
Pauvres. Les exercices de piété y jouaient u n certain rôle (toute la population était
très pieuse tant que les choses allaient mal !). Mais le style des réunions annonçait
déjà celui des m o u v e m e n t s d'enfance de l'après-guerre. Je m'étonne aujourd'hui
de voir avec quelle désinvolture tout le m o n d e jouait avec le danger.
Soldats
Je serais incomplet dans l'énumération de mes contacts d'enfant avec les
Allemands, si je ne mentionnais les soldats. N o u s les trouvions à demeure chez les
vignerons que nous fréquentions, mangeant leur pauvre gamelle de Gulasch dans
la cour. N o u s en avons vu vendant par jerrycans entiers l'essence de la Wehrmacht, à leur profit, et je les trouvais méprisables. À la fin de l'année 1944, notre
quartier fut envahi par d'interminables colonnes de charettes tirées par des chevaux, qui assuraient l'intendance. Mais, habillés en soldats allemands, c'étaient en
fait des Russes, des Cosaques, des Tartares, avec qui toute communication était
impossible q u a n d ils venaient chercher de l'eau. Plus tard encore ce furent des
chars d'assaut qui vinrent se cacher sous les tilleuls devant notre maison ; nous
avions très peur qu'ils n'attirent les avions alliés et leur prêtions volontiers de quoi
se camoufler.
À Noël 1944, u n jeune soldat originaire de Silésie sonna à la porte, quêtant du
vin ou de la confiserie p o u r la fête du bataillon. Mes parents l'invitèrent à dîner le
dimanche d'après. Cela reste pour moi un souvenir très émouvant. Il avait à peine
18 ans. Les Américains étaient à moins de dix kilomètres, on pouvait suivre les
combats de chars du haut de la mansarde, juste devant la ville, et lui croyait
toujours dur c o m m e fer à la victoire finale ! L'apparition de ce garçon simple et
p u r des confins de la Pologne représente pour moi plus, quand je pense à
l'Allemagne, que tout le reste ensemble.
Conclusion
L'image que je donne ainsi de m o n vécu d'enfant surprendra peut-être. Elle
n'est pas conforme aux images d'Épinal à la Hansi qui m ' o n t toujours paru
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P. ERNY
choquantes p o u r leur inauthenticité. Les Allemands de ce pauvre h o m m e sont
aussi faux q u e ses Alsaciens. Bien sûr, ce ne sont là que souvenirs d'enfant. On
n o u s épargnait, je suppose, u n certain n o m b r e d'horreurs. Je le répète : la guerre
fut pour moi u n e période forte, intense et joyeuse. Oui, j ' a i retiré de cette
expérience u n e image n o n exempte de tendresse p o u r ceux qui furent nos
ennemis. C'est plutôt par la suite qu'elle s'est gâtée ; mais ça. c'est u n e autre
histoire. Ce qui est extraordinaire, c'est que le nazisme n'est pas arrivé à masquer
la vraie Allemagne. Dans les rapports conrets et quotidiens, m e semble-t-il, il
n'avait que peu d'incidence. À l'école, mais aussi dans les relations professionnelles de nos parents et dans les relations de voisinage, n o u s avons surtout c o n n u des
gens honnêtes, consciencieux, vivant à la Spartiate puisqu'ils n'avaient pas au
m ê m e titre que nous accès au marché noir, certes pour la plupart obnubilés et
s o m n a m b u l i q u e s , mais qui n'avaient pas forcément le beau rôle. Ceux qui o n t crié
«raws mit dem Schwowa Plunder» étaient finalement aussi bêtes q u e ceux qui ont
crié «raus mit dem welschen Plunder», et ceux qui affichaient «il est chic de parler
français» valaient-ils beaucoup mieux q u e ceux qui n o u s imposaient de parler
allemand ? Je ne cherche pas à prouver u n e thèse, mais à témoigner de ce
qu'enfant j ' a i ressenti. C'est peu. Mais pour u n e sociologie ou u n e histoire qui veut
tenir compte de tout l'homme, ce n'est peut-être pas sans intérêt.