Le petit cheval bossu

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Le petit cheval bossu
Le petit cheval bossu
a
vec un grand courage, un vieux paysan cultivait son champ de froment.
Ce vieux paysans avait trois fils, le premier était comme on peut l'être, le
second ni bien ni mieux, le troisième carrément un imbécile. Ces trois jeunes
hommes se chargeaient d'aller vendre le grain à la ville et d'en rapporter quelques sous, bien salvateurs pour les achats d'hiver et le quotidien de tous. Ils
vendaient donc leurs grains dorés contre des pièces d'or et c'était très bien ainsi.
Jusqu'au jour où, allant caresser des doigts ses épis, le vieux paysans retrouva
ses cultures dévastées. Anéanti par le chagrin et la perspective de grande pauvreté si il ne vendait pas assez de grains, il chargea ses trois fils de démasquer le
vandale et résoudre sans délai le problème. Les deux aînés, insouciants et sans
responsabilité, assurèrent une ronde peu scrupuleuse avec fourche et hâche et
bâton. Mais la peur de la nuit, les bruits d'un orage proche les firent se cacher
dans une meule de foin et, le lendemain, ils affirmèrent n'avoir vu rien ni personne. Quand à Ivan,
le cadet, il prit son rôle plus au sérieux. Au aguets toute la nuit, caché dans un tas de paille, dans le
froid et l'humidité, il mangeait tranquillement du pain lorsqu'il entendit soudain un hennissement
très puissant. Ivan bondit sur ses pieds. Une superbe jument à la longue crinière galopait à travers
le champ, piétinant follement tous les épis. Sous la lune, ses crins flottant jusqu'à terre comme une
cascade d'or, elle étincelait de blancheur. Sans crainte, elle s'approcha de Ivan, la tête haute, l'oeil un
peu sauvage, sa queue de comète fouettant ses flancs. Ivan, n'oubliant
pas la mission commandée par son père, s'enhardit à la caresser pour
l'amadouer puis, après avoir saisi sa queue, d'un seul bond bien assuré,
il sauta sur son dos.
— "Méchante plaisantine ! Te voilà donc, toi qui saccage le bon blé de
mon père ! Peste que tu es, je te tiens enfin !"
La jument se cabra très haut, rua, se débattit pour le mettre à terre,
puis s'élança dans un galop si puissant qu'Ivan crut voler ! Mais en
vain. Ivan tenait bon, les doigts dans les crins enfoncés et les jambes
en étau. Ils bondirent par dessus les collines, les vallées, les forêts, Ivan
bien décidé à dompter la sublime cavale aux crins dorés et celle-ci à
s'échapper, les yeux plein de feu. Mais au bout de la nuit, la jument,
épuisée de galoper et de bondir, se calma alors.
— " Lâche-moi ! Je te promets que plus jamais je ne toucherai à vos
champs. Bien plus, je pense te donner une récompense qui vaudra
grandement le blé qu’en jouant j’ai pu fouler. Ce seront deux chevaux
splendides qui naîtront de moi : rapides, pleins de fougue, de force, de feu ! Et ce n’est pas tout : ces
deux beaux coursiers auront un frère qui, ma foi, ne sera guère qu’un petit cheval bossu, mais ayant
toutes les vertus d’un ami subtil et tendre. Les coursiers, tu peux les vendre, mon ami, si ça te plaît,
mais non pas leur frère cadet car, vois-tu, ce cheval comique possédera des dons magiques : en hiver,
il te chauffera ; en été, te rafraîchira ; t’apportera manger et boire ; et si t’as quelques déboires, il
sera ton conseiller plein de bon sens et dévoué - mais d’abord, lâche-moi, de grâce ! Car, vraiment je
suis trop lasse !»
Fort de cette promesse qu'il crût, Ivan installa la jument dans une chaumière isolée qu'il garnit de
paille confortable. De retour chez lui, il annonça fièrement avoir découvert le coupable saccageur.
Il raconta que c'était Satan lui même et qu'il l'avait tant battu toute la nuit, que le Diable ne reviendrai plus ! Les mois passèrent. En cachette, Ivan soignait la jument et sa progéniture, née comme
promis et grandissant. Personne, jusqu'à présent, n'avait soupçonné l'existance de la jument et de ses
rejetons. Traînant un soir dans les champs, les deux frères d'Ivan découvrirent les chevaux et firent
vite le rapprochement entre leur petit frère et
l'écurie secrète.
— "Voilà pourquoi cet imbécile dort ici et
s'esquive à chaque fois qu'il le peut!"
Emerveillés par la beauté des deux jeunes étalons et décidant de jouer un sale tour à Ivan,
ils volèrent les beaux coursiers avec l'idée
égoïste de les vendre et d'en tirer une ronde
somme. Et ils chassèrent la jument au loin, la jugeant très belle mais bien trop
fatiguée. Lorsque Ivan arriva pour s'occuper de ses chevaux, il ne trouva que
le poulain bossu. Il est vrai qu'avec ses deux bosses, tel un chameau, et ses
grandes oreilles dignes d'un lièvre, il n'avait pas aiguisé l'esprit mercantile des deux voleurs ! En fait,
il n'était pas beau du tout !
— "Ho, non, mes chevaux noir comme la nuit, avec vos si belles crinières d'or !! Ne me suis-je pas
assez occupé de vous ? Quel diable fétide vous a volé ? La peste sur lui, le maudit !!!"
A ses pieds le petit bossu hennit doucement, attirant son attention. Alors, le poulain, avec une voix
douce et fluette, lui apprit que les voleurs étaient ses frères.
— "Monte sur mon dos, bien que je sois petit, je suis aussi bon et fort que n'importe quel cheval."
Ivan se lança avec lui à la poursuite des malfaiteurs et les rattrapa sans peine.
— "Nous aurions partagé l'argent avec toi !"
Naïf, Ivan les crût et leur pardonna sur le champ et, tous ensemble,
ils se rendirent au marché de la ville voisine. "Robe de jais, crinière
d'or, yeux de feu, de vrais trésors..." C'est ainsi que l'on décrivit au
roi, grand amateur de beaux chevaux, les deux coursiers vus au marché ce matin-là. Aussitôt, le roi voulut les voir. Il en tomba immédiatement amoureux et les acheta. Renâclant, revenant toujours vers
Ivan, les chevaux ne voulurent jamais suivre les palefreniers royaux.
— "De telles bêtes ne peuvent obéir qu'à leur maître, c'est évident,
en conclut le roi. Ivan, accompagnez-les et devenez mon écuyer en
chef."
Ravi et honoré, le jeune homme accepta l'offre avec empressement, sans se douter que sa vie allait
être bien compliquée. Détrôné par le jeune garçon, le chambellan n'aura de cesse que de le destituer
de ses fonctions. A coup de mensonges et d'idées mauvaises, il va s'acharner à le discréditer aux yeux
du roi. Ivan, lui, bénéficie heureusement des sages conseils du poulain bossu. Connaissant la passion
du roi pour le mystérieux Oiseau de feu, le chambellan colporta le bruit que Jean savait comment le
capturer. Aussitôt, le roi mit Ivan au défi de lui apporter l'oiseau. Il n'avait pas droit à l'échec, s'il
échouait dans cette mission dangereuse, il serait mis à mort ! Catastrophé, Ivan consulta immédiatement son poulain qui, bien sûr, tira son maître de l'embarras avec une solution. L'oiseau est alors
capturé, le roi enchanté, Ivan promu au rang d'aide de camp et... le chambellan furieux ! L'écuyer
déchu ne tarde pas à monter une nouvelle félonie.
— "Majesté, savez-vous que votre aide de camp connaît très bien la princesse Solaire, la plus belle
des femmes ?"
Ivan est convoqué et le roi lui accorde quinze jours pour trouver la princesse sous peine d'être empalé.
Ivan, évidement, ne connaît pas cette beauté ni ne sait où la trouver. C'est le poulain bossu qui lui
offre encore la solution. Ils réussissent à rencontrer la princesse et la présentent au roi en moins
d'une semaine. Le diabolique chambellan est encore écrasé mais Ivan n'est pas au bout de ses peines.
Subjugué par la beauté de Solaire, le vieux roi la demande en mariage. Mais la jeune femme éclate de
rire et s'amuse à défier le monarque.
— "Si tu veux m'épouser, retrouve la bague que j'ai perdue dans la mer il y a six mois. Après, nous
verrons !"
Pour remplir cette impossible mission, c'est à Ivan que le roi fait encore appel. La bague dans trois
jours, ou de terribles tortures... Effondré, Ivan se réfugie auprès de son poulain bossu.
— "N'ai pas peur. Trois jours, c'est court mais nous réussirons", déclara le poulain avec sa sagesse
habituelle.
Au grand galop, volant, ils partent à la recherche désespérée du bijou perdu.
Avec la complicité d'une baleine, de deux esturgeons et d'un goujon, grâce aussi
aux parents de Solaire qui ne sont autres que la Lune et le Soleil, la bague est
retrouvée. Et Ivan et le poulain rentrent au palais. Le roi les félicite et remet
l'anneau à la princesse. Le dénouement serait trop beau si Solaire n'estimait son
prétendant trop vieux et pas assez beau à son goût ! Le roi ne sait que faire mais
Solaire lui révèle un remède pour rajeunir : un bain de lait bouillant... Méfiant
des risques et peu convaincu d'un résultat positif, le roi estime plus prudent de
tenter l'expérience une première fois sur quelqu'un d'autre. Notre Ivan, encore
épuisé par sa course pour retrouver une bague perdue en mer, est une fois de
plus mis à l'épreuve. Trop, c'est trop ! Le pauvre garçon refuse mais le roi le
menace alors de lui faire subir les pires tortures. Un bain de lait bouillant n'en est-elle déjà pas une
!? Ivan raconte son malheur au poulain et ce dernier va encore trouver le moyen de le sauver du pire.
— "Avant d'entrer dans la cuve de lait, demande au roi l'autorisation de me dire adieu. Je viendrai
alors près de la cuve et je soufflerai très fort sur le lait qui, par enchantement, rendra les jeunes beaux
comme des dieux mais aura un effet épouvantable sur les vieux."
Le roi accepta la requête de Ivan. La cérémonie commença devant la princesse et toute la cour. De ses
naseaux dilatés, le poulain souffla comme promis sur le lait et Ivan ressortit si beau de son bain que
la princesse n'eut d'yeux que pour lui. Fier du résultat, le poulain s'approcha de son ami pour assister
maintenant au bain du roi. Ne mettant plus en doute les effets merveilleux de ce bain brûlant, le roi
se jeta en plongeon dans la cuve et... y mourut ébouillanté !
— "Le roi n'est plus. Voulez-vous de moi pour reine ?" s'écria Solaire devant une foule peu chagrinée
par la mort de son monarque. Aussitôt acclamée, la belle jeune femme se tourna vers Ivan, devenu
le plus bel homme de tout le royaume, et le choisit pour époux. Le mariage eut lieu sans délai. Pour
soutenir la traîne d'hermine, le poulain bossu fut choisi et il ne quitta jamais plus son ami Ivan.
D'après un poème de P. Yerchoff, inspiré par un conte populaire sibérien et traduit en français par
M. Raslovleff.
Voici une autre version de ce conte merveilleux que je place dans les mythes et légendes plutôt que
dans les livres pour son immense popularité en Russie et son passage dans les croyances populaires et
l'art de là-bas :
i
l était une fois un vieil homme qui vivait avec sa vieille femme. Ils n’avaient pas eu d’enfants, mais
ils en avaient adopté un. Quand leur fils adoptif fut devenu grand, les gens l’obligèrent à partir de
chez eux. Il alla par les routes et les chemins, et il rencontra un vieil homme qui lui demanda:
— Où vas-tu, bon gaillard?
— Je vais là où mon regard se porte, sans le savoir moi-même. Je vivais chez de bons vieux, j’étais
comme leur fils, mais je n’ai pas eu le choix, on m’a forcé à les quitter.
— Je te plains, bon gaillard!, répondit le vieux. Mais prends cette bride et va vers ce lac. Là-bas, tu
verras un arbre, escalade-le et cache-toi dans son feuillage. Soixante-dix sept juments accourront, elles
boiront, elles mangeront, elles se rouleront dans l’herbe et ensuite elles repartiront. Et un petit cheval
bossu viendra. Marche alors tout autour de lui, mets lui la bride, puis va où il te plaira.
Le fils adoptif prit la bride. Comme on lui avait dit, il fit le tour du
petit cheval puis il s’assit sur son dos et se mit en chemin. Il alla par
ci, il alla par là. Il alla de ci, il alla de là. Et il aperçut sur une haute
montagne quelque chose qui étincelait, comme un feu qui brûle. Il
monta là-haut et découvrit une plume merveilleuse. Il descendit de
cheval et voulut ramasser la plume. Le petit cheval bossu lui dit :
— Ne prends pas cette plume, bon gaillard, par elle tu auras du
malheur !
Mais le bon gaillard n’écouta pas. Il prit la plume et continua sa
route vers un autre royaume. Il y arriva, et s’engagea au service d’un ministre. Le tsar vit l’enfant
adoptif, lui fit louange de son adresse et de son agilité. Là où il en fallait dix, il faisait tout seul. Le
ministre ajouta:
— Et savez-vous, Votre Altesse Royale, quelle merveilleuse plume il possède ?
Le tsar ordonna d’aller chercher la plume et de la lui montrer. Il tomba en admiration devant cette
plume, et se prit d’affection pour le fils adoptif. Il le prit auprès de lui et le fit ministre. Et on mit le
petit cheval dans les écuries du tsar. Mais voilà, les autres dignitaires ne comprenaient pas pourquoi
le tsar avait une telle bienveillance pour lui. C’était un simple serviteur, et il était soudain devenu
ministre ! Le secrétaire du tsar passa à côté d’eux et leur demanda:
— Mes frères, à quoi réfléchissez-vous ? Si vous voulez, je vous donne un conseil. Restez tous ensemble, et baissez le nez. Le tsar va passer près de vous et demandera : «Qu’est-ce qui vous rend si pensifs
? Avez-vous entendu parlé de quelque adversité ?». Alors vous, répondrez : «Non, Votre Majesté, nous
n’avons rien entendu de mal, mais nous avons seulement appris que votre jeune ministre se fait fort
de capturer l’oiseau à la plume merveilleuse.»
Et ils firent ainsi. Le tsar convoqua alors son jeune ministre, lui
dit ce qu’il avait entendu à son sujet et lui ordonna de lui ramener
l’oiseau. Le bon gaillard, alla vers son petit cheval, tomba à genoux
devant lui et lui dit:
— J’ai promis au tsar de lui ramener cet oiseau.
— Voilà, je t’avais dit: «Ne prends pas cette plume, ... il y aura du
malheur!» Bon, ce n’est pas encore un malheur, ce n’est qu’un petit
ennui. Va-voir le tsar, et dis-lui qu’on te fasse une cage. Certaines
de ses portes s’ouvriront et les autres se fermeront. Et qu’il y ait
deux coffrets dans cette cage, l’un plein de grosses perles et l’autre
rempli de petites. Le bon gaillard transmit cette demande au tsar, et tout fut réalisé sur-le-champ.
— Bien, dit le petit bossu. Maintenant, nous allons nous rendre vers cet arbre.
Le fils adoptif parvint à l’endroit indiqué. Il installa la cage dans l’arbre et lui-même se cacha dans
l’herbe. L’oiseau arriva, il vit les perles et pénétra dans la cage. Les portillons se refermèrent sur lui.
Le fils adoptif prit la cage, l’apporta au tsar et la lui remit:
— Voilà, Majesté, l’oiseau à la plume merveilleuse.
Le tsar le chérit encore plus. Et les dignitaires du royaume le détestèrent, encore plus qu’avant. Ils se
réunirent et se mirent à chercher une idée pour s’en débarrasser. Passa le secrétaire du tsar qui leur
dit:
— Si vous voulez, je vais vous donner un conseil. Dans un instant le tsar passera à coté de vous, il
vous demandera : «A quelle idée réfléchissez-vous ? Avez-vous entendu parler de quelque mauvaise
chose ?». Et vous, vous direz : «Nous avons appris que votre jeune ministre prétend dénicher en trois
mois cette fiancée magnifique, que votre Majesté recherche en mariage depuis trente trois ans sans
pouvoir y parvenir».
Le tsar écouta ces paroles, et éprouva une joie immense. Aussitôt, il envoya chercher son jeune ministre, et lui ordonna de lui amener sans faute cette magnifique fiancée. Celui-ci en fit la promesse. Et
il alla voir le petit cheval bossu, se mit à genoux devant lui, et lui demanda son aide. Le petit bossu
répondit :
— Je t’avais dit «Ne prends pas cette plume, ... il y aura du malheur!» Bon, ce n’est pas encore un
malheur, ce n’est qu’un petit ennui. Va voir le tsar, dis-lui qu’il ordonne de construire un navire, de le
recouvrir de velours rouge, de le charger d’or et d’argent et de toutes sortes de pierreries. Et il faudra
que ce navire aille aussi bien sur l’eau que sur la terre ferme.
Le fils adoptif transmit la demande au tsar, et tout fut terminé en peu de temps. Il s’installa sur le
navire, et emporta le petit bossu avec lui. Le navire traversa les terres et les mers et, finalement,
accosta dans le royaume de Demoiselle-tsar. A ce moment-là, Demoiselle-tsar s’apprêtait à se marier
avec un quelconque roi. Elle avait envoyé ses gouvernantes et ses nourrices acheter ce qui lui était
nécessaire pour ses noces. Ses gouvernantes et ses nourrices aperçurent le navire. Elles accoururent
vers Demoiselle-tsar et lui annoncèrent que des marchandises venaient d’arriver de lointaines contrées. Demoiselle-tsar se rendit là-bas, monta dans le bateau, et ne put détacher ses yeux des raretés
venues d’au-delà des mers... et elle ne remarqua pas que, depuis un moment déjà, le bateau repartait
en l’emportant. Quand elle revint à elle, c’était trop tard.
— Jusqu’à maintenant, se dit-t’elle, personne n’avait jamais pu me tromper. Je n’avais jamais connu
personne de plus sage que moi. Mais voilà, il s’est trouvé un tel roublard qui a pu me jouer un pareil
tour !
On l’amena au tsar. Celui-ci se la destina comme épouse, mais elle lui dit:
— Pas si vite ! Rapporte moi le coffre qui contient mes parures, et alors je serai à toi !
Le tsar donna ses ordres à son jeune ministre. Celui-ci l’écouta, alla voir le petit cheval et lui raconta
l’affaire. Le petit bossu dit :
— Va maintenant tout seul par cette route. Tu auras une faim terrible, mais ce qui te tomberas sous
la main, tu ne dois pas le manger.
Le fils adoptif se mit en chemin. Il tomba sur une écrevisse. Une faim violente s’empara du bon
gaillard :
— Et si je mangeais cette écrevisse !
L’écrevisse répondit:
— Ne me mange pas, bon gaillard ! Dans peu de temps, je te serai utile.
Il alla plus loin et trouva un brochet échoué sur le sable.
— Et pourquoi pas manger ce brochet ?
— Ne me mange pas, bon gaillard ! - lui dit le brochet. Dans peu de temps, en personne, je te serai
utile.
Il s’approcha d’une rivière et regarda. L’écrevisse portait des clefs, et le brochet traînait un coffre. Il
prit les clefs et le coffre, et les apporta au tsar. Alors Demoiselle-tsar dit :
— On a su m’apporter mon trousseau, sachez ramener ici mes soixante-dix sept juments, qui paissent
par les vertes prairies au milieu des montagnes de cristal.
Le tsar confia cette affaire à son jeune ministre et celui-ci, à genoux devant son petit cheval, lui fit
ses demandes.
— Je t’avais dit «Ne prends pas cette plume, ... il y aura du malheur!», lui dit le petit bossu. Bon, ce
n’est pas encore un malheur, ce n’est qu’un petit ennui. Va voir le tsar, dis-lui qu’il ordonne de construire une écurie dont certaines portes s’ouvrent et d’autres se ferment.
Ainsi fut-il demandé, ainsi fut-il fait, au plus vite. Le bon
gaillard se rendit à cheval vers l’arbre où il avait trouvé autrefois le petit cheval bossu, et il se cacha dans la verdure. Les
juments accoururent, elles burent, mangèrent et se roulèrent
dans l’herbe.
— Bon, dit le petit cheval. Monte vite sur moi, et éperonne
tant que tu peux, pour que je galope de toutes mes forces et
que les juments ne nous dévorent pas.
Le petit cheval bondit avec le bon gaillard sur le dos et il galopa de tout son souffle. Il galopa un peu, il galopa longtemps,
et pénétra comme une flèche tout droit dans l’écurie avec les
juments à ses trousses. Dès qu’il en sortit par l’autre côté, les
portes claquèrent. Et les juments restèrent enfermées dans
l’écurie. On fit le rapport au tsar. Il alla annoncer la nouvelle à Demoiselle-tsar, mais celle-ci répondit
:
— Je me marierai avec toi, quand on aura trait toutes les soixante-dix sept juments ! Le tsar donna
ses ordres au jeune ministre. Celui-ci se rendit une nouvelle fois auprès du petit cheval bossu, et, en
larmes, il implora son aide : — Va voir le tsar, et dis-lui qu’il ordonne de fabriquer un chaudron qui puisse contenir soixante-dix
sept seaux.
On fit couler le chaudron en fonderie, un énorme chaudron. Le petit cheval dit à son maître:
— Enlève ma bride, va faire le tour de l’écurie, ensuite mets-toi sans crainte sous chaque jument, traislui un seau de lait et verse-le dans le chaudron.
Le bon gaillard fit ainsi. On informa le tsar que le lait des juments était trait. Celui-ci se rendit auprès
de Demoiselle-tsar qui répondit :
— Ordonne de faire bouillir ce lait, et baigne-toi dedans.
Le tsar fit appeler son jeune ministre et il lui ordonna de prendre le bain en premier. Le bon gaillard
versa des larmes amères. Il alla vers le petit bossu et tomba à genoux :
— Maintenant, ma fin est arrivée. Je vais mourir cuit comme un roti de porc !
Et le petit cheval en réponse :
— Je t’avais dit : «Ne touche pas à cette plume, ... il y aura du
malheur». Et voilà, c’est arrivé ! Bon, rien à faire, il faut te tirer
d’embarras. Monte sur moi, allons au lac, cueille la même herbe
que les juments mangent, fais-en une décoction et barbouille-toi
de la tête aux pieds.
Le bon gaillard fit tout ce que lui avait ordonné le petit bossu.
Puis, il revint, se jeta dans le lait bouillant, nagea au milieu du
chaudron, prit son bain et... cela ne lui faisait rien. Demoiselletsar ordonna de réchauffer le lait. Lorsque le lait se remit à
bouillir, le petit cheval plein d’entrain se précipita vers le chaudron, par trois fois il but, et il bouscula
le bon gaillard. En sortant de son bain de lait brûlant, celui-ci était devenu un homme superbe, d’une
telle beauté qu’on ne peut ni la raconter dans un conte, ni la décrire de sa plume. Le tsar vit que son
ministre était sain et sauf, il prit son courage à deux mains et se jeta lui-même dans le chaudron... et
à la minute même, il fut cuit. Demoiselle-tsar sortit de ses appartements prit le bon gaillard par la
main et dit :
— Je sais tout. Ce n’est pas le tsar, mais toi qui as fait mes volontés. Je me marierai avec toi !
Et le lendemain, ils firent des noces mémorables.
Les merveilleuses illustrations de ce conte ont été réalisées, pour l'édition de 1957 russe "Le Petit Cheval Bossu" en URSS
par Nikolai Mihailovich Kochergin (1897 - 1974)
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