introduction La Hongrie des Habsbourg
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introduction La Hongrie des Habsbourg
[« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Introduction Mohács, 29 août 1526 : peu de batailles ont eu une importance aussi grande dans l’histoire de la Hongrie, de l’Europe centrale et d’une manière générale dans l’histoire d’une nation. En moins de deux heures, l’armée hongroise fut écrasée par l’armée ottomane, son roi tué. Cette défaite marqua la fin de l’indépendance nationale pour quatre siècles puisqu’un Habsbourg succéda à un Jagellon et que la maison d’Autriche réalisa un des rêves de la fin du Moyen Âge. Mais si l’existence de l’État fut remise en question, la nation hongroise survécut à la catastrophe. La nation hongroise L’idée même d’une nation hongroise peut paraître anachronique au lecteur, sensibilisé par la question des nationalités telle qu’elle se présentait au XIXe siècle. S’il existait une pluralité ethnique, linguistique et culturelle à l’intérieur du royaume hongrois, la cour de Vienne fut rapidement convaincue d’avoir affaire à une nation solidaire, qui lui était en majorité hostile. Comment peut-on expliquer cette apparente contradiction ? En décrivant d’abord les « nationalités » et en montrant ensuite ce qu’est la nation hongroise par rapport à cette pluralité ethnolinguistique. Osvaldus de Lasko, prieur du couvent franciscain de Pest, dans un ouvrage publié à Haguenau en 1507 décrit « les différences multiples des nations qui cohabitent dans le territoire de ce royaume de Hongrie et ses confins. Qui diffèrent entre eux non seulement par les diverses langues mais aussi par les mœurs, les usages et les rites. Que de races ledit royaume fait vivre ensemble. Jadis Scythie des Huns, il est habité maintenant par une race dominatrice, illustre entre toutes, appelée communément hongroise, exemplaire par sa foi, magnanime, robuste et tout aussi brave et, comme elle est fermement dédiée aux armes, par son nombre, son mérite et sa dignité, elle surpasse 9 LA HONGRIE DES HABSBOURG toutes les nations dans le royaume ». Un siècle et demi plus tard, en 1655, Comenius, évêque protestant tchèque qui passa quatre années chez les Rákóczi à Sárospatak, assimilait la Hongrie à une Tour de Babel où coexistaient l’allemand, le hongrois, les langues slaves et les langues romanes : « Les habitants n’utilisent pas une seule langue, mais au moins cinq, tout à fait différentes entre elles, qui font que les uns et les autres ne peuvent se comprendre davantage que dans la tour de Babel, si ce n’est par l’intermédiaire du latin1. » Ce pluralisme linguistique s’explique par l’histoire et la géographie. Au [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Xe siècle, les conquérants hongrois se sont installés dans la plaine danubienne, alors que les populations slaves demeuraient dans les régions montagneuses du pourtour, qui après 1526 servirent de refuge à la noblesse hongroise2. À ces occupants anciens vinrent s’ajouter, au Moyen Âge, des éléments qui furent assimilés, mais aussi des colons allemands, qui reçurent des statuts privilégiés. Au XVIe siècle, on rencontrait essentiellement les « Saxons » de Transylvanie, qui constituaient l’Universitas Saxonum, tandis que les villes du royaume étaient peuplées d’Allemands. D’une manière générale, l’élément hongrois alors majoritaire, n’a pas cherché à assimiler les éléments allogènes, de sorte qu’on parlait en Hongrie les langues suivantes. La langue hongroise était la langue dominante à la fois langue des groupes dirigeants et langue d’une bonne partie de la population paysanne. Introduite au moment de la conquête, cette langue s’était maintenue en raison même de sa structure originale, qui surprenait les voyageurs, dont la parenté avec le finnois ne fut montrée qu’au XVIIIe siècle. Le hongrois est devenu une langue de culture au XVIe siècle, en particulier grâce à la traduction de la Bible du pasteur Gaspard Karolyi. Au XVIIe siècle, le hongrois est devenu aussi langue administrative même si les actes de la Diète ont été rédigés en latin, parce qu’il s’agit de documents officiels du gouvernement royal. Une enquête dans les archives d’État montre que le latin n’était plus prépondérant ni à l’échelon local, ni à l’échelon de l’administration centrale à Poszony et que son usage se limitait aux correspondances avec les autorités viennoises. En fait juges et intendants seigneuriaux utilisaient la langue des administrés. En revanche, les archives départementales et les archives privées contiennent des documents rédigés en grande partie en hongrois parce que l’administration départementale était entre les mains de la noblesse hongroise. C’était la langue des assemblées de comitats comme celle des tribunaux de la noblesse. En revanche, la langue utilisée à Poszony demeurait le latin, pour faciliter les relations avec le roi, qui résidait à Vienne. Par exemple dans l’administration des finances, la Chambre des 1. COMENIUS (Jan Amos Komensky), « Felicitas Gentis », Opera didactica, réédition, Prague, 1956, p. 47-48. 2. Aurélien SAUVAGEOT, Esquisse de la langue hongroise, 1 vol. Paris, Klincksieck, 1954. 10 [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION comptes (Hofkammer) de Vienne est en constante correspondance avec la Chambre hongroise de Poszony. L’expédition hongroise de la Chambre des comptes rédigeait ses documents en latin et la Chambre hongroise répondait également en latin. Mais si les documents concernaient les villes minières, qui étaient placées directement sous l’autorité de la Chambre des comptes et dirigées par des Allemands, les documents étaient alors expédiés en allemand. Et le roi se gardait bien d’écrire à des officiers hongrois en allemand. La Hongrie comprenait alors deux groupes importants de population slave, l’un situé en Haute-Hongrie (aujourd’hui Slovaquie et Ukraine subcarpathique), l’autre en Croatie-Slavonie. Pourtant il convient de faire une distinction importante entre Slaves du Nord et Slaves du Sud, moins du point de vue linguistique que du point de vue social et politique. En effet le royaume de Croatie-Slavonie-Dalmatie jouissait d’une situation privilégiée dans l’État hongrois et possédait un droit d’État particulier. La Diète croate se réunissait chaque année tantôt à Varaždin, tantôt à Zagreb. La petite noblesse croate avait conscience de son originalité et se méfiait de quelques familles de Magnats hongrois établis en Slavonie. C’est pourquoi elle était plus attachée aux Habsbourg que les autres groupes sociaux peuplant la Hongrie et Ferdinand Ier a été élu roi de Croatie-Slavonie avant d’être élu roi de Hongrie. En échange il a reconnu les Pacta Conventa de 1102, où les Croates acceptaient l’union personnelle de leur pays avec le royaume de Hongrie. Et si les actes de la Diète croate sont rédigés en latin, c’est à notre avis parce que le latin est la langue neutre, qui ne blesse les susceptibilités d’aucun groupe, ni le hongrois, ni le croate. Ainsi personne n’est obligé de renoncer à sa langue nationale. Il existait d’ailleurs à cette époque en Croatie-Slavonie plusieurs dialectes qui étaient employés concurremment dans les correspondances privées et au niveau de l’administration locale. Le croate n’en avait pas moins une place à part parce que la CroatieSlavonie possédait son droit d’État et son autonomie à l’intérieur de l’ensemble hongrois. Dans la zone des Confins militaires, il y avait également des colons serbes. En revanche, le slovaque et l’ukrainien étaient utilisés uniquement par l’administration locale. En Haute-Hongrie, le slovaque existait depuis le XVIe siècle comme langue écrite distincte du tchèque et les Slovaques constituaient une ethnie différente des Tchèques, même si les deux langues sont proches l’une de l’autre. De nombreux documents attestent la vitalité de la langue slovaque, qui était une langue de paysans et de mineurs, tandis que la noblesse de ces contrées pratiquait le hongrois et l’utilisait dans les assemblées départementales. L’Église romaine n’hésita pas à publier sous l’autorité du cardinal Pázmány un rituel quadrilingue (latin, 11 [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] LA HONGRIE DES HABSBOURG hongrois, allemand, slovaque), à l’usage du diocèse d’Esztergóm3. La langue ruthène ne dépassait pas le stade du village et de la justice seigneuriale dans la région d’Ungvàr (Užgorod) et de Munkács (Mukačevo). Ce qui montre que les langues slaves étaient parfaitement admises, mais que leur rôle était proportionné à la place que leur réservait le droit d’État, les privilèges et les libertés. Si une langue slave était parlée par une simple communauté paysanne, elle ne dépassait pas le stade de l’administration locale ; si au contraire elle était parlée par une corporation privilégiée, elle avait une place plus considérable dans la vie officielle. L’allemand demeurait la langue de groupes isolés. Certes l’administration des villes minières était confiée à des Allemands et le magistrat de la plupart des villes royales était composé de patriciens d’origine allemande (par exemple Kassa ou Sopron). L’allemand était toutefois réservé à l’usage interne et les relations avec le gouvernement de Poszony se faisaient en hongrois ou en latin. Et si l’allemand se maintint après 1670 en Transdanubie, il recula sérieusement dans la Hongrie du Nord-Est, où la population était très hostile aux Allemands, si bien que les luthériens germanophones de Kassa préféraient utiliser le hongrois dans les documents officiels de leur ville. En revanche, avec la colonisation de la Grande plaine par des groupes venus d’Allemagne méridionale ou rhénane (les « Souabes »), la langue allemande s’implanta solidement au XVIIIe siècle dans la Hongrie libérée de l’occupation turque. Par conséquent l’allemand n’était pas au XVIe siècle la langue véhiculaire du pays, ni même la seconde langue des Hongrois cultivés. Les publications en langue allemande étaient en effet peu nombreuses (5 % en moyenne du total des livres publiés en Hongrie-Transylvanie). En fait personne n’a songé sérieusement au XVIIe siècle à imposer l’usage de la langue allemande en Hongrie. Même le cardinal Kollonich ne songeait à germaniser la Hongrie qu’en peuplant de colons allemands la Grande Plaine dévastée lorsque les Impériaux l’eurent « libérée » de l’occupation turque. La politique de colonisation systématique modifia progressivement l’équilibre en faveur de l’allemand au cours du XVIIIe siècle, mais pas assez pour que Joseph II parvienne à imposer en 1784 l’allemand comme langue administrative. Enfin il conviendrait de mentionner l’importante population roumaine de Transylvanie. Encadrés par leur clergé orthodoxe, les Roumains étaient des paysans, qui n’avaient aucune représentation à la Diète, bien qu’ils fussent à eux seuls plus nombreux que les Trois Ordres ayant une existence légale, à savoir les Allemands, les Sicules et les Hongrois qui représentent au maximum 7 % pour chaque groupe ethnique de la population totale du pays. Les masses paysannes étaient exclues de la vie politique ; qu’elle parlât 3. Rituale Strigoniense seu Formulæ Agentorum in Administratione Sacramentorum. Jussu et authoritate… Petri Pazmany, Presbourg, 1625. 12 INTRODUCTION hongrois, slovaque, croate ou roumain. Nous manquons de statistiques pour cette époque et surtout de statistiques donnant des répartitions ethnolinguistiques, mais on admet généralement qu’en 1650 les paysans parlant hongrois étaient très largement majoritaires et que les dévastations qui se sont produites ensuite ont favorisé l’implantation de populations roumaines ou serbes. Il n’y a pas en tout cas dans cette opposition entre groupes dirigeants et masse paysanne de discrimination nationale : un fils de paysan slovaque peut devenir prêtre et un paysan hongrois peut être anobli. [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] La fin de l’État indépendant Le roi Louis II, âgé de 20 ans, était faible et contesté par une partie de la classe politique. Certains aristocrates et la moyenne noblesse étaient hostiles au principe d’un roi étranger (qu’il fût Habsbourg ou Jagellon). Ce parti s’était regroupé autour du voïévode de Transylvanie, Jean Szapolyai. Le jeune roi vivait isolé dans le château de Buda, sans argent, parmi des étrangers et la reine Marie était détestée parce qu’elle était une princesse Habsbourg et qu’elle avait des sympathies pour la Réforme protestante. Les Ordres sentaient la menace que représentait le traité de Vienne de 1515, puisque le jeune couple royal n’avait pas encore d’enfant. La répression qui avait accompagné la jacquerie de 1514 avait creusé le fossé séparant les Ordres des masses paysannes qui attendaient l’arrivée des Turcs dans une indifférence complète. Enfin le roi ne disposait plus d’une armée permanente, parce que ses ressources ne lui permettaient plus de payer des mercenaires. Cependant la Diète réunie à Bude le 25 avril 1526, qui redoutait la guerre avec les Turcs, avait décidé « que le roi, dans les affaires qui concernent le gouvernement du pays, telles que la gestion et l’accroissement des revenus royaux, la défense, la liberté ou les besoins de la patrie, prenne des dispositions après une mûre réflexion ». Louis II s’est ainsi trouvé muni de pleins pouvoirs plutôt exceptionnels dont il n’a pu profiter réellement. Malgré cette situation intérieure défavorable Louis II avait commis une série de maladresses diplomatiques, alors qu’après la chute de Belgrade et de Szabacs en 1521 la Hongrie était devenue vulnérable puisque les principaux passages de la Save étaient aux mains des Turcs. En outre, Louis II fut victime de la conjoncture internationale, car il était objectivement l’allié de Charles-Quint, même si celui-ci ne lui apporta aucune aide. En effet la diplomatie française a poussé Soliman à attaquer la Hongrie. Pour Louise de Savoie et François Ier, Mohács fut un peu la revanche de la défaite française de Pavie, alors que l’Europe danubienne était aux yeux de Charles-Quint un théâtre d’opérations marginal par rapport aux affaires italiennes. Seul le pape Clément VII incita les puissances chrétiennes à soutenir la Hongrie 13 [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] LA HONGRIE DES HABSBOURG et il trouva un écho auprès des rois d’Angleterre et de Portugal, qui apportèrent une contribution financière. Les buts de campagne de Soliman en 1526 ne sont pas clairs. L’objectif principal de la campagne fixé par le sultan le 18 juin, était d’emporter la place de Pétervárad et d’occuper définitivement la Syrmie. Curieusement Soliman n’exploita pas à fond sa victoire à Mohács car s’il s’avança jusqu’à Buda, qu’il occupa le 10 septembre, il regagna Belgrade à l’automne. Soliman quittait Constantinople le 25 avril 1526 avec une armée de 100 000 hommes et 300 canons. Tandis que le grand vizir Ibrahim prenait Peterwardein (Pétervárad) Soliman franchissait la Save à Essek et le roi Louis II lui livra bataille à Mohács le 29 août 1526, sur un site que l’on connaît mal. L’armement et la tactique des deux armées étaient fort semblables : seule la cavalerie lourde hongroise, souvent considérée comme obsolète, n’avait pas son équivalent dans l’armée ottomane. En ce qui concerne l’armement, il est probable que l’armée hongroise utilisait proportionnellement un plus grand nombre d’armes à feu que son adversaire. Toutefois les forces en présence étaient disproportionnées. La chronique du chancelier Brodarics estime l’effectif de l’armée hongroise à 24 ou 25 000 hommes, le nonce apostolique, le baron Burgio d’habitude bien informé, parle d’une armée de 25 à 30 000 personnes. Cette armée était incomplète car les 4 000 fantassins de Bohême n’étaient pas encore arrivés, ainsi que l’armée de Transylvanie, commandée par Jean Szapolyai. Cet effectif de 26 à 27 000 hommes était donc inférieur à ce que la Hongrie aurait dû mettre en ligne, puisqu’il y avait 60 000 nobles soumis à l’obligation militaire (insurrectio). Au sein de la cavalerie, le nombre des cavaliers légers dépassait de loin celui des cavaliers lourds qui n’étaient plus que 2 à 3 000. L’armée hongroise comptait en plus 85 canons, 500 grosses arquebuses (dites de Prague), 5 000 chariots et 15 000 chevaux de trait. Si l’on ajoute aux soldats les cochers (au moins 5 000), les bateliers et les vivandières, l’armée pouvait atteindre 40 000 personnes. L’armée ottomane était bien plus nombreuse : elle aurait rassemblé 100 000 hommes, dont 11 000 janissaires et 5 000 cavaliers d’élite (la garnison d’Istanbul). Les corps d’armée de Roumélie et d’Anatolie comptaient respectivement 11 000 et 24 000 timariotes bien équipés. Ces troupes d’élite ottomanes comptaient ainsi quelque 50 000 hommes, soit en gros le double de l’armée hongroise. Toutefois, il y avait, en plus, des milliers de soldats paysans des Balkans qui, bien souvent, étaient armés d’un simple gourdin ou d’un arc. Dans cette foule hétérogène, en particulier les akïndjïs (c’està-dire les coursiers), se distinguaient dans le pillage et le harcèlement des confins. 14 [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION Comme près de la moitié de l’armée se composait de fantassins, et que la majeure partie de ces 12 à 13 mille hommes n’était ni équipée ni formée à l’attaque et à la lutte au corps à corps, les chefs hongrois ont adopté un ordre de bataille en conformité avec les capacités de leur armée, qui leur permît le cas échéant, de lancer une contre-attaque. Le site de la rencontre n’a pas d’importance stratégique, mais il offre toutes les facilités pour donner lieu à une des batailles les plus sanglantes de l’époque moderne. Dès que le conseil de guerre hongrois, présidé par l’archevêque de Kalocsa Tomori, a pris la décision d’engager le combat, il élabora un plan de bataille pour empêcher l’ennemi très supérieur en nombre de contourner et de prendre à revers l’armée hongroise beaucoup moins nombreuse. L’idée de l’historien Géza Perjés sur la stratégie « géniale » de Tomori se fonde aussi sur cette supposition : il faut prendre une attitude offensive et, profitant des dispositions naturelles du terrain, battre les Turcs au moment où ils arrivent sur le champ de bataille. Cette tactique avait permis à 4 000 hongrois en 1523 en Syrmie de battre une armée trois fois supérieure en nombre. Les Hongrois ont comme d’habitude placé en première ligne leurs fantassins, ainsi que leur cavalerie légère, tandis qu’autour du roi, dans la deuxième ligne, se trouve rangée la cavalerie lourde dont les ailes sont protégées par des fantassins et des cavaliers légers. L’ordre de bataille des Turcs était leur ordre de bataille classique au XVIe siècle. La première ligne en demi-lune se divisait en deux ailes, composées de cavaliers, chargées de manœuvres d’attaque. Au milieu de la première ligne ou derrière celle-ci, dans la deuxième ligne, étaient placés les janissaires, derrière les canons de campagne. Si la cavalerie des ailes était contrainte de prendre la fuite, les janissaires constituaient le corps de bataille faisant face à l’ennemi. Lorsque le sultan participait au combat en personne, il prenait position derrière les janissaires avec ses gardes du corps personnels. Évidemment on peut également se demander si la raideur des pentes et les conditions météorologiques n’étaient pas susceptibles d’empêcher les assauts de la cavalerie hongroise. S’il est sûr que les pentes des collines entourant la plaine de Mohács étaient raides, on ne sait si le champ de bataille était couvert de boue ou non le jour de la bataille. Vers quatre heures de l’après-midi, le roi donna l’ordre d’attaquer. L’assaut est donné par la cavalerie légère croate de l’aile droite, sous le commandement du ban François Batthyány. Simultanément, la cavalerie ottomane de Roumélie commença à descendre des collines. Après un combat acharné, ils furent mis en déroute par les troupes de Batthyány. Le commandant en chef Tomori envoya André Báthori dire au roi que « l’ennemi se trouve sur le point de faire demi-tour, la victoire est à nous, à présent c’est le tour d’aller de l’avant et de soutenir nos camarades qui sont aux trousses des Turcs en fuite ». Dans un deuxième temps, la cavalerie 15 [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] LA HONGRIE DES HABSBOURG lourde hongroise se mit en marche et l’artillerie ottomane entra alors en action. Le feu des Ottomans causa beaucoup plus de dégâts aux cuirassiers qu’à la cavalerie légère, qui avait mené le premier assaut. La canonnade contraignit la cavalerie lourde à battre en retraite, même si selon certains témoins elle lança une seconde charge avant de prendre la fuite. Sur l’aile droite hongroise, l’infanterie résista plus longtemps. Après l’arrivée du sultan avec le corps d’armée d’Anatolie, Tomori proposa au roi de prendre la fuite, mais Louis II rassembla tout ce qui lui restait de la deuxième ligne et repartit à l’assaut avec pour objectif le sultan en personne. Les janissaires cherchèrent en vain à entraver cet assaut désespéré, qui se solda par un échec, même si quelques assaillants parvinrent jusqu’à la personne très protégée de Soliman. À partir de ce moment, la fuite des assaillants hongrois devint générale, facilitée par la plaine de Mohács. Comme la pluie commençait à tomber, les Turcs renoncèrent assez vite à poursuivre les fuyards. Le roi resta sans vie sur le champ de bataille, ouvrant une crise majeure de l’histoire hongroise et une nouvelle page de l’histoire européenne. Il n’était pas seul : de nombreux barons et plusieurs évêques restèrent sur le champ de bataille ; outre Tomori, archevêque de Kalocsa, il y avait parmi les morts le Primat Szakmary et l’évêque de Pécs Csula. Dès le lendemain, les participants en sont conscients et saisissent l’importance de cet événement pour les vainqueurs comme pour les vaincus. La victoire de Mohács a été une telle surprise pour l’armée ottomane, que le sultan préféra attendre prudemment quelques jours avant de marcher sur Buda, qu’il occupa quelques jours et qu’il évacua le 25 septembre, faute d’interlocuteurs pour signer un armistice. Les intempéries, les bruits de l’arrivée proche de l’armée du voïévode Szapolyai et surtout ceux d’une révolte en Cilicie pressèrent le départ de l’armée ottomane. L’armée ottomane arriva le 11 octobre à Belgrade, après avoir pillé les bourgades de la Grande plaine et la ville de Szeged. La fin de l’unité nationale La bataille de Mohács a bouleversé l’histoire hongroise pour une longue période. La défaite a mis à jour la profonde division de la classe politique : d’une part les partisans de la monarchie nationale, d’autre part les partisans d’un roi Habsbourg, seul capable de procurer aux Hongrois l’aide nécessaire dans leur lutte contre le Turc. Les deux partis n’ont pas perdu de temps pour remplacer le dernier roi Jagellon. Dès le 14 octobre 1526, Szapolyai réunit ses partisans dans une « confédération », tandis que le conseil royal, qui a rencontré à Hainburg la reine Marie et l’archiduc Ferdinand, décida d’appliquer le traité de succession de 1515. Trois jours plus tard, le 17 octobre, Szapolyai et la « confédération » 16 [« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION de Tokay décidèrent de convoquer une Diète d’élection le 5 novembre à Szekesfehérvar. Le 24 octobre, la reine Marie et Istvan Báthory décidèrent eux aussi de convoquer le 25 novembre 1526 une Diète à Komarom. Le 10 novembre 1526 la Diète de Szekesfehérvar a élu roi le voïévode de Transylvanie Jean Szapolyai, qui est couronné le lendemain par l’évêque de Nyitra István Podmaniczky. Szapolyai nomma ensuite son gouvernement : Istvan Werböczi devient chancelier, Pierre Perényi, comte suprême de Temesvár qui trahira en 1527, devient voïévode de Transylvanie, Christophe Frangepani qui meurt en 1527 est nommé ban de Croatie, et l’évêque d’Eger Paul Várday, qui trahira Szapolyai en 1527, est nommé Primat de Hongrie. Le surlendemain, 13 novembre, une ambassade annonce l’élection de Jean Ier à l’archiduc Ferdinand, qui a été élu roi de Bohême le 23 octobre. Le 26 novembre 1526 une lettre de Charles-Quint fait pression sur les Ordres : il leur conseille d’élire Ferdinand s’ils veulent de l’aide contre les Turcs. Le 30 novembre 1526 la reine Marie déplaça à Poszony la Diète qui avait été convoquée pour le 23 à Komarom. Le 17 décembre 1526, la Diète de Poszony a élu roi l’archiduc Ferdinand. Ferdinand forma lui aussi son gouvernement ; il nomma grand juge (Judex Curiæ) le magister tavernicorum (tarnokmester) Ferdinand Thurzo et chancelier l’évêque de Veszprém Thomas Szalahazi. En février 1527 il a confié à sa sœur Marie la lieutenance générale. Ferdinand Ier de Habsbourg fondait ainsi une dynastie, qui régna sur le pays jusqu’en 1918. Cette double élection aggravait la crise provoquée par le désastre de Mohács. D’une part, Jean Ier eut une attitude irresponsable en ayant recours à l’aide militaire turque, parce qu’elle contribua à l’extension de l’occupation turque et qu’elle réduisit le pays au niveau d’un état vassal de l’Empire ottoman. D’autre part, les tentatives de Ferdinand Ier pour réunifier la Hongrie provoquèrent des interventions militaires ottomanes qui finirent par consolider la division du pays en trois parties. En résumé, la Hongrie, jusqu’alors puissance moyenne d’Europe centrale, se métamorphosa en un État tampon et un terrain d’opérations militaires pendant cent cinquante ans. 17