introduction La Hongrie des Habsbourg

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introduction La Hongrie des Habsbourg
[« La Hongrie des Habsbourg », Jean Bérenger]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
Introduction
Mohács, 29 août 1526 : peu de batailles ont eu une importance aussi
grande dans l’histoire de la Hongrie, de l’Europe centrale et d’une manière
générale dans l’histoire d’une nation. En moins de deux heures, l’armée
hongroise fut écrasée par l’armée ottomane, son roi tué. Cette défaite
marqua la fin de l’indépendance nationale pour quatre siècles puisqu’un
Habsbourg succéda à un Jagellon et que la maison d’Autriche réalisa un
des rêves de la fin du Moyen Âge. Mais si l’existence de l’État fut remise en
question, la nation hongroise survécut à la catastrophe.
La nation hongroise
L’idée même d’une nation hongroise peut paraître anachronique au
lecteur, sensibilisé par la question des nationalités telle qu’elle se présentait
au XIXe siècle. S’il existait une pluralité ethnique, linguistique et culturelle à l’intérieur du royaume hongrois, la cour de Vienne fut rapidement
convaincue d’avoir affaire à une nation solidaire, qui lui était en majorité
hostile. Comment peut-on expliquer cette apparente contradiction ? En
décrivant d’abord les « nationalités » et en montrant ensuite ce qu’est la
nation hongroise par rapport à cette pluralité ethnolinguistique.
Osvaldus de Lasko, prieur du couvent franciscain de Pest, dans un ouvrage
publié à Haguenau en 1507 décrit « les différences multiples des nations qui
cohabitent dans le territoire de ce royaume de Hongrie et ses confins. Qui
diffèrent entre eux non seulement par les diverses langues mais aussi par les
mœurs, les usages et les rites. Que de races ledit royaume fait vivre ensemble.
Jadis Scythie des Huns, il est habité maintenant par une race dominatrice,
illustre entre toutes, appelée communément hongroise, exemplaire par sa
foi, magnanime, robuste et tout aussi brave et, comme elle est fermement
dédiée aux armes, par son nombre, son mérite et sa dignité, elle surpasse
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LA HONGRIE DES HABSBOURG
toutes les nations dans le royaume ». Un siècle et demi plus tard, en 1655,
Comenius, évêque protestant tchèque qui passa quatre années chez les Rákóczi
à Sárospatak, assimilait la Hongrie à une Tour de Babel où coexistaient l’allemand, le hongrois, les langues slaves et les langues romanes :
« Les habitants n’utilisent pas une seule langue, mais au moins cinq,
tout à fait différentes entre elles, qui font que les uns et les autres ne peuvent
se comprendre davantage que dans la tour de Babel, si ce n’est par l’intermédiaire du latin1. »
Ce pluralisme linguistique s’explique par l’histoire et la géographie. Au
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Xe siècle, les conquérants hongrois se sont installés dans la plaine danubienne,
alors que les populations slaves demeuraient dans les régions montagneuses
du pourtour, qui après 1526 servirent de refuge à la noblesse hongroise2.
À ces occupants anciens vinrent s’ajouter, au Moyen Âge, des éléments qui
furent assimilés, mais aussi des colons allemands, qui reçurent des statuts
privilégiés. Au XVIe siècle, on rencontrait essentiellement les « Saxons » de
Transylvanie, qui constituaient l’Universitas Saxonum, tandis que les villes du
royaume étaient peuplées d’Allemands. D’une manière générale, l’élément
hongrois alors majoritaire, n’a pas cherché à assimiler les éléments allogènes,
de sorte qu’on parlait en Hongrie les langues suivantes.
La langue hongroise était la langue dominante à la fois langue des groupes
dirigeants et langue d’une bonne partie de la population paysanne.
Introduite au moment de la conquête, cette langue s’était maintenue en
raison même de sa structure originale, qui surprenait les voyageurs, dont la
parenté avec le finnois ne fut montrée qu’au XVIIIe siècle. Le hongrois est
devenu une langue de culture au XVIe siècle, en particulier grâce à la traduction de la Bible du pasteur Gaspard Karolyi. Au XVIIe siècle, le hongrois
est devenu aussi langue administrative même si les actes de la Diète ont
été rédigés en latin, parce qu’il s’agit de documents officiels du gouvernement royal. Une enquête dans les archives d’État montre que le latin n’était
plus prépondérant ni à l’échelon local, ni à l’échelon de l’administration
centrale à Poszony et que son usage se limitait aux correspondances avec
les autorités viennoises. En fait juges et intendants seigneuriaux utilisaient
la langue des administrés. En revanche, les archives départementales et les
archives privées contiennent des documents rédigés en grande partie en
hongrois parce que l’administration départementale était entre les mains
de la noblesse hongroise. C’était la langue des assemblées de comitats
comme celle des tribunaux de la noblesse. En revanche, la langue utilisée à
Poszony demeurait le latin, pour faciliter les relations avec le roi, qui résidait
à Vienne. Par exemple dans l’administration des finances, la Chambre des
1. COMENIUS (Jan Amos Komensky), « Felicitas Gentis », Opera didactica, réédition, Prague, 1956,
p. 47-48.
2. Aurélien SAUVAGEOT, Esquisse de la langue hongroise, 1 vol. Paris, Klincksieck, 1954.
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comptes (Hofkammer) de Vienne est en constante correspondance avec la
Chambre hongroise de Poszony. L’expédition hongroise de la Chambre
des comptes rédigeait ses documents en latin et la Chambre hongroise
répondait également en latin. Mais si les documents concernaient les villes
minières, qui étaient placées directement sous l’autorité de la Chambre des
comptes et dirigées par des Allemands, les documents étaient alors expédiés
en allemand. Et le roi se gardait bien d’écrire à des officiers hongrois en
allemand.
La Hongrie comprenait alors deux groupes importants de population
slave, l’un situé en Haute-Hongrie (aujourd’hui Slovaquie et Ukraine
subcarpathique), l’autre en Croatie-Slavonie. Pourtant il convient de faire
une distinction importante entre Slaves du Nord et Slaves du Sud, moins
du point de vue linguistique que du point de vue social et politique. En
effet le royaume de Croatie-Slavonie-Dalmatie jouissait d’une situation
privilégiée dans l’État hongrois et possédait un droit d’État particulier. La
Diète croate se réunissait chaque année tantôt à Varaždin, tantôt à Zagreb.
La petite noblesse croate avait conscience de son originalité et se méfiait
de quelques familles de Magnats hongrois établis en Slavonie. C’est pourquoi elle était plus attachée aux Habsbourg que les autres groupes sociaux
peuplant la Hongrie et Ferdinand Ier a été élu roi de Croatie-Slavonie avant
d’être élu roi de Hongrie. En échange il a reconnu les Pacta Conventa de
1102, où les Croates acceptaient l’union personnelle de leur pays avec le
royaume de Hongrie. Et si les actes de la Diète croate sont rédigés en latin,
c’est à notre avis parce que le latin est la langue neutre, qui ne blesse les
susceptibilités d’aucun groupe, ni le hongrois, ni le croate. Ainsi personne
n’est obligé de renoncer à sa langue nationale. Il existait d’ailleurs à cette
époque en Croatie-Slavonie plusieurs dialectes qui étaient employés concurremment dans les correspondances privées et au niveau de l’administration
locale. Le croate n’en avait pas moins une place à part parce que la CroatieSlavonie possédait son droit d’État et son autonomie à l’intérieur de l’ensemble hongrois. Dans la zone des Confins militaires, il y avait également
des colons serbes. En revanche, le slovaque et l’ukrainien étaient utilisés
uniquement par l’administration locale. En Haute-Hongrie, le slovaque
existait depuis le XVIe siècle comme langue écrite distincte du tchèque et
les Slovaques constituaient une ethnie différente des Tchèques, même si
les deux langues sont proches l’une de l’autre. De nombreux documents
attestent la vitalité de la langue slovaque, qui était une langue de paysans et
de mineurs, tandis que la noblesse de ces contrées pratiquait le hongrois et
l’utilisait dans les assemblées départementales. L’Église romaine n’hésita pas
à publier sous l’autorité du cardinal Pázmány un rituel quadrilingue (latin,
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hongrois, allemand, slovaque), à l’usage du diocèse d’Esztergóm3. La langue
ruthène ne dépassait pas le stade du village et de la justice seigneuriale dans
la région d’Ungvàr (Užgorod) et de Munkács (Mukačevo). Ce qui montre
que les langues slaves étaient parfaitement admises, mais que leur rôle était
proportionné à la place que leur réservait le droit d’État, les privilèges et
les libertés. Si une langue slave était parlée par une simple communauté
paysanne, elle ne dépassait pas le stade de l’administration locale ; si au
contraire elle était parlée par une corporation privilégiée, elle avait une place
plus considérable dans la vie officielle.
L’allemand demeurait la langue de groupes isolés. Certes l’administration
des villes minières était confiée à des Allemands et le magistrat de la plupart
des villes royales était composé de patriciens d’origine allemande (par exemple
Kassa ou Sopron). L’allemand était toutefois réservé à l’usage interne et les
relations avec le gouvernement de Poszony se faisaient en hongrois ou en
latin. Et si l’allemand se maintint après 1670 en Transdanubie, il recula
sérieusement dans la Hongrie du Nord-Est, où la population était très
hostile aux Allemands, si bien que les luthériens germanophones de Kassa
préféraient utiliser le hongrois dans les documents officiels de leur ville. En
revanche, avec la colonisation de la Grande plaine par des groupes venus
d’Allemagne méridionale ou rhénane (les « Souabes »), la langue allemande
s’implanta solidement au XVIIIe siècle dans la Hongrie libérée de l’occupation turque. Par conséquent l’allemand n’était pas au XVIe siècle la langue
véhiculaire du pays, ni même la seconde langue des Hongrois cultivés. Les
publications en langue allemande étaient en effet peu nombreuses (5 %
en moyenne du total des livres publiés en Hongrie-Transylvanie). En fait
personne n’a songé sérieusement au XVIIe siècle à imposer l’usage de la
langue allemande en Hongrie. Même le cardinal Kollonich ne songeait
à germaniser la Hongrie qu’en peuplant de colons allemands la Grande
Plaine dévastée lorsque les Impériaux l’eurent « libérée » de l’occupation
turque. La politique de colonisation systématique modifia progressivement
l’équilibre en faveur de l’allemand au cours du XVIIIe siècle, mais pas assez
pour que Joseph II parvienne à imposer en 1784 l’allemand comme langue
administrative.
Enfin il conviendrait de mentionner l’importante population roumaine
de Transylvanie. Encadrés par leur clergé orthodoxe, les Roumains étaient
des paysans, qui n’avaient aucune représentation à la Diète, bien qu’ils
fussent à eux seuls plus nombreux que les Trois Ordres ayant une existence
légale, à savoir les Allemands, les Sicules et les Hongrois qui représentent
au maximum 7 % pour chaque groupe ethnique de la population totale du
pays. Les masses paysannes étaient exclues de la vie politique ; qu’elle parlât
3. Rituale Strigoniense seu Formulæ Agentorum in Administratione Sacramentorum. Jussu et authoritate…
Petri Pazmany, Presbourg, 1625.
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INTRODUCTION
hongrois, slovaque, croate ou roumain. Nous manquons de statistiques
pour cette époque et surtout de statistiques donnant des répartitions ethnolinguistiques, mais on admet généralement qu’en 1650 les paysans parlant
hongrois étaient très largement majoritaires et que les dévastations qui se
sont produites ensuite ont favorisé l’implantation de populations roumaines ou serbes. Il n’y a pas en tout cas dans cette opposition entre groupes
dirigeants et masse paysanne de discrimination nationale : un fils de paysan
slovaque peut devenir prêtre et un paysan hongrois peut être anobli.
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La fin de l’État indépendant
Le roi Louis II, âgé de 20 ans, était faible et contesté par une partie de la
classe politique. Certains aristocrates et la moyenne noblesse étaient hostiles
au principe d’un roi étranger (qu’il fût Habsbourg ou Jagellon). Ce parti
s’était regroupé autour du voïévode de Transylvanie, Jean Szapolyai. Le jeune
roi vivait isolé dans le château de Buda, sans argent, parmi des étrangers et
la reine Marie était détestée parce qu’elle était une princesse Habsbourg et
qu’elle avait des sympathies pour la Réforme protestante. Les Ordres sentaient
la menace que représentait le traité de Vienne de 1515, puisque le jeune
couple royal n’avait pas encore d’enfant. La répression qui avait accompagné la jacquerie de 1514 avait creusé le fossé séparant les Ordres des masses
paysannes qui attendaient l’arrivée des Turcs dans une indifférence complète.
Enfin le roi ne disposait plus d’une armée permanente, parce que ses
ressources ne lui permettaient plus de payer des mercenaires.
Cependant la Diète réunie à Bude le 25 avril 1526, qui redoutait la
guerre avec les Turcs, avait décidé « que le roi, dans les affaires qui concernent le gouvernement du pays, telles que la gestion et l’accroissement des
revenus royaux, la défense, la liberté ou les besoins de la patrie, prenne des
dispositions après une mûre réflexion ». Louis II s’est ainsi trouvé muni de
pleins pouvoirs plutôt exceptionnels dont il n’a pu profiter réellement.
Malgré cette situation intérieure défavorable Louis II avait commis une
série de maladresses diplomatiques, alors qu’après la chute de Belgrade et
de Szabacs en 1521 la Hongrie était devenue vulnérable puisque les principaux passages de la Save étaient aux mains des Turcs. En outre, Louis II
fut victime de la conjoncture internationale, car il était objectivement l’allié
de Charles-Quint, même si celui-ci ne lui apporta aucune aide. En effet la
diplomatie française a poussé Soliman à attaquer la Hongrie. Pour Louise de
Savoie et François Ier, Mohács fut un peu la revanche de la défaite française
de Pavie, alors que l’Europe danubienne était aux yeux de Charles-Quint
un théâtre d’opérations marginal par rapport aux affaires italiennes. Seul le
pape Clément VII incita les puissances chrétiennes à soutenir la Hongrie
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et il trouva un écho auprès des rois d’Angleterre et de Portugal, qui apportèrent une contribution financière.
Les buts de campagne de Soliman en 1526 ne sont pas clairs. L’objectif
principal de la campagne fixé par le sultan le 18 juin, était d’emporter la
place de Pétervárad et d’occuper définitivement la Syrmie. Curieusement
Soliman n’exploita pas à fond sa victoire à Mohács car s’il s’avança jusqu’à
Buda, qu’il occupa le 10 septembre, il regagna Belgrade à l’automne.
Soliman quittait Constantinople le 25 avril 1526 avec une armée de
100 000 hommes et 300 canons. Tandis que le grand vizir Ibrahim prenait
Peterwardein (Pétervárad) Soliman franchissait la Save à Essek et le roi
Louis II lui livra bataille à Mohács le 29 août 1526, sur un site que l’on
connaît mal.
L’armement et la tactique des deux armées étaient fort semblables : seule
la cavalerie lourde hongroise, souvent considérée comme obsolète, n’avait
pas son équivalent dans l’armée ottomane. En ce qui concerne l’armement,
il est probable que l’armée hongroise utilisait proportionnellement un plus
grand nombre d’armes à feu que son adversaire. Toutefois les forces en
présence étaient disproportionnées. La chronique du chancelier Brodarics
estime l’effectif de l’armée hongroise à 24 ou 25 000 hommes, le nonce
apostolique, le baron Burgio d’habitude bien informé, parle d’une armée de
25 à 30 000 personnes. Cette armée était incomplète car les 4 000 fantassins
de Bohême n’étaient pas encore arrivés, ainsi que l’armée de Transylvanie,
commandée par Jean Szapolyai. Cet effectif de 26 à 27 000 hommes était
donc inférieur à ce que la Hongrie aurait dû mettre en ligne, puisqu’il
y avait 60 000 nobles soumis à l’obligation militaire (insurrectio). Au
sein de la cavalerie, le nombre des cavaliers légers dépassait de loin celui
des cavaliers lourds qui n’étaient plus que 2 à 3 000. L’armée hongroise
comptait en plus 85 canons, 500 grosses arquebuses (dites de Prague),
5 000 chariots et 15 000 chevaux de trait. Si l’on ajoute aux soldats les
cochers (au moins 5 000), les bateliers et les vivandières, l’armée pouvait
atteindre 40 000 personnes.
L’armée ottomane était bien plus nombreuse : elle aurait rassemblé
100 000 hommes, dont 11 000 janissaires et 5 000 cavaliers d’élite (la garnison d’Istanbul). Les corps d’armée de Roumélie et d’Anatolie comptaient
respectivement 11 000 et 24 000 timariotes bien équipés. Ces troupes d’élite
ottomanes comptaient ainsi quelque 50 000 hommes, soit en gros le double
de l’armée hongroise. Toutefois, il y avait, en plus, des milliers de soldats
paysans des Balkans qui, bien souvent, étaient armés d’un simple gourdin
ou d’un arc. Dans cette foule hétérogène, en particulier les akïndjïs (c’està-dire les coursiers), se distinguaient dans le pillage et le harcèlement des
confins.
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Comme près de la moitié de l’armée se composait de fantassins, et que la
majeure partie de ces 12 à 13 mille hommes n’était ni équipée ni formée à
l’attaque et à la lutte au corps à corps, les chefs hongrois ont adopté un ordre
de bataille en conformité avec les capacités de leur armée, qui leur permît
le cas échéant, de lancer une contre-attaque. Le site de la rencontre n’a pas
d’importance stratégique, mais il offre toutes les facilités pour donner lieu à
une des batailles les plus sanglantes de l’époque moderne. Dès que le conseil
de guerre hongrois, présidé par l’archevêque de Kalocsa Tomori, a pris la
décision d’engager le combat, il élabora un plan de bataille pour empêcher
l’ennemi très supérieur en nombre de contourner et de prendre à revers l’armée hongroise beaucoup moins nombreuse. L’idée de l’historien Géza Perjés
sur la stratégie « géniale » de Tomori se fonde aussi sur cette supposition :
il faut prendre une attitude offensive et, profitant des dispositions naturelles du terrain, battre les Turcs au moment où ils arrivent sur le champ de
bataille. Cette tactique avait permis à 4 000 hongrois en 1523 en Syrmie
de battre une armée trois fois supérieure en nombre. Les Hongrois ont
comme d’habitude placé en première ligne leurs fantassins, ainsi que leur
cavalerie légère, tandis qu’autour du roi, dans la deuxième ligne, se trouve
rangée la cavalerie lourde dont les ailes sont protégées par des fantassins et
des cavaliers légers.
L’ordre de bataille des Turcs était leur ordre de bataille classique au
XVIe siècle. La première ligne en demi-lune se divisait en deux ailes, composées de cavaliers, chargées de manœuvres d’attaque. Au milieu de la première
ligne ou derrière celle-ci, dans la deuxième ligne, étaient placés les janissaires,
derrière les canons de campagne. Si la cavalerie des ailes était contrainte de
prendre la fuite, les janissaires constituaient le corps de bataille faisant face
à l’ennemi. Lorsque le sultan participait au combat en personne, il prenait
position derrière les janissaires avec ses gardes du corps personnels.
Évidemment on peut également se demander si la raideur des pentes
et les conditions météorologiques n’étaient pas susceptibles d’empêcher
les assauts de la cavalerie hongroise. S’il est sûr que les pentes des collines
entourant la plaine de Mohács étaient raides, on ne sait si le champ de
bataille était couvert de boue ou non le jour de la bataille.
Vers quatre heures de l’après-midi, le roi donna l’ordre d’attaquer.
L’assaut est donné par la cavalerie légère croate de l’aile droite, sous le
commandement du ban François Batthyány. Simultanément, la cavalerie ottomane de Roumélie commença à descendre des collines. Après un
combat acharné, ils furent mis en déroute par les troupes de Batthyány.
Le commandant en chef Tomori envoya André Báthori dire au roi que
« l’ennemi se trouve sur le point de faire demi-tour, la victoire est à nous,
à présent c’est le tour d’aller de l’avant et de soutenir nos camarades qui
sont aux trousses des Turcs en fuite ». Dans un deuxième temps, la cavalerie
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lourde hongroise se mit en marche et l’artillerie ottomane entra alors en
action. Le feu des Ottomans causa beaucoup plus de dégâts aux cuirassiers
qu’à la cavalerie légère, qui avait mené le premier assaut. La canonnade
contraignit la cavalerie lourde à battre en retraite, même si selon certains
témoins elle lança une seconde charge avant de prendre la fuite. Sur l’aile
droite hongroise, l’infanterie résista plus longtemps. Après l’arrivée du sultan
avec le corps d’armée d’Anatolie, Tomori proposa au roi de prendre la fuite,
mais Louis II rassembla tout ce qui lui restait de la deuxième ligne et repartit à l’assaut avec pour objectif le sultan en personne. Les janissaires cherchèrent en vain à entraver cet assaut désespéré, qui se solda par un échec,
même si quelques assaillants parvinrent jusqu’à la personne très protégée
de Soliman. À partir de ce moment, la fuite des assaillants hongrois devint
générale, facilitée par la plaine de Mohács. Comme la pluie commençait à
tomber, les Turcs renoncèrent assez vite à poursuivre les fuyards.
Le roi resta sans vie sur le champ de bataille, ouvrant une crise majeure
de l’histoire hongroise et une nouvelle page de l’histoire européenne. Il
n’était pas seul : de nombreux barons et plusieurs évêques restèrent sur le
champ de bataille ; outre Tomori, archevêque de Kalocsa, il y avait parmi les
morts le Primat Szakmary et l’évêque de Pécs Csula. Dès le lendemain, les
participants en sont conscients et saisissent l’importance de cet événement
pour les vainqueurs comme pour les vaincus.
La victoire de Mohács a été une telle surprise pour l’armée ottomane,
que le sultan préféra attendre prudemment quelques jours avant de marcher
sur Buda, qu’il occupa quelques jours et qu’il évacua le 25 septembre, faute
d’interlocuteurs pour signer un armistice. Les intempéries, les bruits de l’arrivée proche de l’armée du voïévode Szapolyai et surtout ceux d’une révolte
en Cilicie pressèrent le départ de l’armée ottomane. L’armée ottomane arriva
le 11 octobre à Belgrade, après avoir pillé les bourgades de la Grande plaine
et la ville de Szeged.
La fin de l’unité nationale
La bataille de Mohács a bouleversé l’histoire hongroise pour une longue
période. La défaite a mis à jour la profonde division de la classe politique :
d’une part les partisans de la monarchie nationale, d’autre part les partisans
d’un roi Habsbourg, seul capable de procurer aux Hongrois l’aide nécessaire
dans leur lutte contre le Turc. Les deux partis n’ont pas perdu de temps pour
remplacer le dernier roi Jagellon.
Dès le 14 octobre 1526, Szapolyai réunit ses partisans dans une « confédération », tandis que le conseil royal, qui a rencontré à Hainburg la reine
Marie et l’archiduc Ferdinand, décida d’appliquer le traité de succession de
1515. Trois jours plus tard, le 17 octobre, Szapolyai et la « confédération »
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de Tokay décidèrent de convoquer une Diète d’élection le 5 novembre à
Szekesfehérvar. Le 24 octobre, la reine Marie et Istvan Báthory décidèrent
eux aussi de convoquer le 25 novembre 1526 une Diète à Komarom.
Le 10 novembre 1526 la Diète de Szekesfehérvar a élu roi le voïévode
de Transylvanie Jean Szapolyai, qui est couronné le lendemain par l’évêque
de Nyitra István Podmaniczky. Szapolyai nomma ensuite son gouvernement : Istvan Werböczi devient chancelier, Pierre Perényi, comte suprême de
Temesvár qui trahira en 1527, devient voïévode de Transylvanie, Christophe
Frangepani qui meurt en 1527 est nommé ban de Croatie, et l’évêque
d’Eger Paul Várday, qui trahira Szapolyai en 1527, est nommé Primat de
Hongrie. Le surlendemain, 13 novembre, une ambassade annonce l’élection
de Jean Ier à l’archiduc Ferdinand, qui a été élu roi de Bohême le 23 octobre. Le 26 novembre 1526 une lettre de Charles-Quint fait pression sur
les Ordres : il leur conseille d’élire Ferdinand s’ils veulent de l’aide contre
les Turcs.
Le 30 novembre 1526 la reine Marie déplaça à Poszony la Diète qui
avait été convoquée pour le 23 à Komarom. Le 17 décembre 1526, la Diète
de Poszony a élu roi l’archiduc Ferdinand. Ferdinand forma lui aussi son
gouvernement ; il nomma grand juge (Judex Curiæ) le magister tavernicorum (tarnokmester) Ferdinand Thurzo et chancelier l’évêque de Veszprém
Thomas Szalahazi. En février 1527 il a confié à sa sœur Marie la lieutenance
générale. Ferdinand Ier de Habsbourg fondait ainsi une dynastie, qui régna
sur le pays jusqu’en 1918.
Cette double élection aggravait la crise provoquée par le désastre de
Mohács. D’une part, Jean Ier eut une attitude irresponsable en ayant recours
à l’aide militaire turque, parce qu’elle contribua à l’extension de l’occupation
turque et qu’elle réduisit le pays au niveau d’un état vassal de l’Empire ottoman. D’autre part, les tentatives de Ferdinand Ier pour réunifier la Hongrie
provoquèrent des interventions militaires ottomanes qui finirent par consolider la division du pays en trois parties. En résumé, la Hongrie, jusqu’alors
puissance moyenne d’Europe centrale, se métamorphosa en un État tampon
et un terrain d’opérations militaires pendant cent cinquante ans.
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