un jour comme un autre

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un jour comme un autre
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UN JOUR
COMME UN AUTRE
Bertil Scali
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À mon meilleur ami, Raphaël.
À nos copains déjà disparus, Fabrice, Julien, Marc-Alexandre, Philippe et Tristan.
À Jean-François Bizot, Hervé Mille et Roger Thérond, qui m’ont donné ma chance et fait partager leur passion.
Et à Serge Gainsbourg, bien sûr, qui nous a ouvert la porte de la rue de Verneuil.
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1
J’avais les cheveux longs, une barbe de trois jours, une femme qui m’aimait, deux beaux enfants, un duplex à
Barbès et une maison d’édition qui portait mon nom. Samedi dernier, ma femme m’a annoncé qu’elle me
quitterait ce soir, jeudi 16 septembre, jour de mon dépôt de bilan. J’ai des plaques d’urticaire, de l’asthme et un
point au cœur. Je suis dans la salle d’attente du tribunal de commerce de Paris. J’ai pris un ticket. J’attends sur
une chaise en plastique au milieu du hall. Les pas des gens claquent sur le marbre. Sur un panneau électronique,
mon numéro s’inscrit. Il indique celui du comptoir où je dois me rendre. C’est mon tour. Je m’approche d’un
simple bureau et tends mon dossier à une petite dame brune et ronde qui, derrière ses grandes lunettes bleues, me
prie de m’asseoir. Elle est prévenante, gentille. Elle me parle doucement, comme une infirmière à un malade.
— Depuis le début de l’été, cela n’arrête pas, me dit-elle. Le pire, c’est votre secteur, l’édition. Et les vidéoclubs
aussi. Et tout ce qui touche à la photo. C’est à cause d’Internet, tout ça. Ça détruit tout et ça ne remplace rien. Et
dans l’Internet aussi, d’ailleurs, ça tombe tous les jours.
Je coche la case « liquidation » et sors du tribunal de commerce, quai de Corse, face à la Seine. Je longe le
Marché aux Fleurs, sur les quais. Je vais fêter ça seul, dans une brasserie, place du Châtelet. Les nuages blancs
dérivent dans le ciel. C’est encore un peu l’été. Je commande un bloc de foie gras et un verre de vin blanc. Puis
je rentre à pied, hagard, retenant mes larmes.
C’était il y a six mois. Ce soir-là, Jeanne ne me quitta pas. Mais, depuis, ce n’était plus que sorties mystérieuses,
petits mensonges, abstinence totale, et, surtout, l’amour qu’elle m’exprimait auparavant de façon constante et
passionnelle semblait avoir disparu.
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2
Hier, j’ai découvert que Jeanne tenait un carnet noir dans lequel était consigné le récit d’une soirée romantique,
datée du dimanche 3 janvier, avec un certain A., que j’imagine être Armand, celui dont je surpris l’appel à la
maison, un matin, à 8 h 30, peu de temps après qu’elle m’eut exprimé son souhait de séparation. Je m’étonnai de
ce coup de fil, si tôt. J’avais vu ses initiales s’afficher sur le portable. Elle dit que c’était quelqu’un d’autre. Ce
jour-là, elle prétendit déjeuner avec sa mère. Je vérifiai auprès de celle-ci et découvris que c’était faux. Jeanne
avoua alors que c’était bien Armand qui avait appelé le matin et que c’était avec lui qu’elle avait déjeuné.
Ensuite, ils s’étaient promenés dans les librairies de la rue de Rivoli. Elle me l’avait caché, dit-elle, car elle
craignait ma jalousie et ma possessivité qualifiées de maladives.
Je viens de commencer un travail de secrétaire de rédaction dans une agence de publicité où personne n’a jamais
entendu parler de ma maison d’édition dont, pourtant, le parcours prometteur fut souvent cité par la presse, la
radio ou la télévision.
Les enfants ont quinze jours de vacances, alors j’ai profité de ce nouveau job que je venais d’accepter pour les
emmener chez ma mère en Californie, juste avant d’attaquer. Les miles accumulés ces dernières années nous
donnent droit à des billets gratuits. Jeanne ne viendra pas. Elle a accepté un travail pour Armand, sans m’en
avertir, et m’a annoncé qu’elle souhaitait s’installer dans un studio à notre retour.
Pendant ces vacances, au cours desquelles, je l’espère, elle changera d’avis, j’ai décidé d’écrire un roman. Juste
avant de partir, j’ai fait lire le premier chapitre à Jeanne. Elle m’a dit avoir apprécié :
Toutes les deux minutes, le bruit recommençait. Le métro arrivait devant les quais de la station aérienne La
Chapelle. Il s’arrêtait et repartait. Des éboueurs criaient, faisaient rouler les poubelles. Leur camion démarrait,
faisant fonctionner le broyeur de la benne. On entendait le bruit du verre qui se cassait. Le jour se levait. Les
enfants allaient bientôt se réveiller. Jane aussi.
Hier soir, un instant, ce fut comme avant. Ils avaient terminé la bouteille de champagne apportée par leurs amis,
puis un côtes-du-Rhône qui avait accompagné le phô vietnamien cuisiné par François. Jane avait monté le son
de la musique, choisi un morceau. Elle portait le tee-shirt à rayures bleu marine et blanches qu’il lui avait offert
à Noël. Leurs regards s’étaient croisés, elle avait souri. Leurs amis, Florentin et Marilu, venaient de raconter,
en riant, que les travaux de la maison qu’ils venaient d’acheter en Aveyron dépassaient largement les montants
établis sur devis.
— On a dépensé au moins le double, dit Florentin.
— Ce n’est pas normal, dit Marilu.
Florentin et Marilu venaient d’acheter une maison sur les hauts plateaux de l’Aubrac, en Aveyron, à 80 kilomètres du moindre feu rouge. Adolescent, Florentin se serait imaginé rester à jamais célibataire, séducteur
rejoignant en Porsche les maisons normandes de ses amis désormais pères de famille. Lui seul n’aurait pas
changé, sorte de Dorian Gray moderne, à l’image du héros de ce livre qui le fascina l’été de ses quinze ans. Il
parcourait encore parfois l’ouvrage dont il gardait dans sa bibliothèque une version de poche encore annotée.
Le héros vieillissait pas. Il était secret, dur, malheureux, mais il restait beau, séduisant, et ne pouvait pas mourir.
Blond aux yeux gris, le visage émacié, il lui ressemblait. Cet été là, Florentin avait appris que le cancer de son
père était incurable.
Vingt ans plus tard, Florentin n’était pas Dorian Gray. Il avait une femme, deux enfants, un bel appartement,
une maison de campagne et, quand il n’avait pas une de ces migraines qui le torturaient depuis dix ans, il était
heureux. Il venait d’être promu directeur général de la troisième agence publicitaire mondiale, MondoPub, où il
était entré dix ans plus tôt comme chargé de clientèle. Il gagnait très bien sa vie, pouvait acheter des photos
d’art tous les mois, envoyer ses enfants et sa femme aux sports d’hiver, à Vars, dans les Alpes du Sud et les
rejoindre en avion pour des week-ends de trois jours. Il regarda sa femme. À 38 ans, son visage d’Italienne aux
yeux noirs était toujours celui de l’adolescente qu’il avait connue au lycée Montaigne, quand elle n’avait pas 14
ans. À cette époque, il ne l’avait pas regardée car elle n’avait pas encore de poitrine.
Ce soir, elle parlait des travaux, expliquait qu’elle n’était pas contente de la qualité de la pose des interrupteurs
dans sa chambre. Il lui embrassa la main, puis les doigts. Lui dit qu’elle était belle. Elle plongea son regard
dans le sien. Puis elle revint à elle.
— Mais, finalement, pourquoi vos livres ne se sont-ils pas vendus ? demanda Marilu à Jane.
— Pour qu’un livre marche, il faut qu’il soit bon, dit Jane.
François ne releva pas : Jane lui avait fait remarquer qu’il se vexait facilement. Florentin tourna la tête.
— Je comprends, dit Marilu.
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— Je voulais dire, dit Jane, que ces livres ne disaient pas ce qu’ils étaient. Il ne faut pas mentir sur la
marchandise que l’on vend.
— Ils disaient ce qu’ils étaient mais la presse en a parlé autrement, dit François.
— C’est pareil, dit Jane.
François se leva pour débarrasser la table.
— Si je gagnais plus, François pourrait rester toute l’année à la maison pour faire la cuisine.
— Il serait passé de P-DG à homme de ménage, dit Florentin.
Ils rirent. François apporta le dessert, une salade de mangues et d’ananas, accompagnée d’un panettone et d’un
sorbet au citron.
— C’est un dessert russe ? dit Marilu.
— Pourquoi russe ? dit Florentin. La salade de fruits est exotique et le panettone italien.
— C’est le sorbet au citron, ça fait russe. Avec de la vodka, ça ferait un Colonel.
On entendait tinter les couverts sur les assiettes de porcelaine. On parla des vacances prochaines : Florentin et
Marilu avaient loué une maison en Grèce pour 120 euros la nuit. Jane dit qu’elle avait prévu d’aller seule avec
leur enfant, Arnold, sur l’île d’Yeu, chez son amie Hortense, comme l’été dernier.
— C’est une tradition. On y va entre filles, dit Jane en riant. Pas d’hommes. Seulement les mères et les enfants.
Elle raconta alors que son amie, 33 ans, divorcée, mère de deux enfants, préférait faire venir clandestinement
son amant plutôt que d’avoir à le présenter à ses parents, sans la moindre conscience de cette contradiction.
On continua de parler des vacances, des enfants, des parents, des amis, des amants. Blanche, la fille de François,
vint prendre du dessert sur les genoux de son parrain, Florentin. Puis, vers minuit, Florentin et Marilu se
levèrent, remercièrent, prirent leurs manteaux et s’en allèrent après avoir encouragé François qui commençait
son nouveau travail le lundi suivant.
Jane ferma la porte et la bataille éclata dans la cuisine, comme chaque soir.
— Pourquoi dis-tu publiquement que tu penses que je suis responsable de notre échec ? dit François.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Et puis, ce n’est pas notre échec, c’est le tien.
— Nous étions associés.
— Je n’avais pas de parts.
— Tu n’es pas obligée d’exprimer tous tes sentiments. C’est blessant et humiliant.
— Je suis désolée. Mais tu vois, tu te vexes quand nous ne sommes pas d’accord. C’est exactement ce que je te
reproche. Tu es conflictuel.
— Ils montèrent se coucher.
— Tu ne m’aimes plus, dit François.
— Je ne sais plus si je t’aime, dit Jane. Au moins je suis honnête. Et toi ?
— Je t’aime. Si tu ne m’aimes plus, quitte-moi.
— Non. Pourquoi ? Tu veux que je parte ? Mais comment ? Je ne sais même pas où aller.
La dispute continua. Elle dit qu’elle pourrait aller habiter chez Paul, l’amour de ses 15 ans, ou chez Hortense,
l’amour de ses 20 ans à lui.
— Tu vois, tu es prête à partir. C’était un test.
— Tu me testes ?
— Oui. Mais je ne veux pas que nous nous séparions.
— Je ne veux pas non plus. Je suis fatiguée.
— Alors, tu m’aimes ?
— Oui.
Ils s’endormirent en se tournant le dos, comme depuis six mois, depuis le 15 septembre 2008, jour du dépôt de
bilan des éditions du Calice.
À travers les fenêtres, on entendait les métros et le bruit de la pluie qui venait frapper aux carreaux. Les ombres
des marronniers décharnés caressaient les rideaux.
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3
Jeanne ne nous a pas accompagnés à l’aéroport. Elle n’avait pas le temps, me dit-elle. Alors, nous nous sommes
dit au revoir en bas de la maison, sous le métro aérien, en nous embrassant sur la joue, et je ne l’ai pas vue courir
derrière notre taxi avec, à la main, la valise d’Orson qu’elle avait oublié de mettre dans le coffre de la voiture.
Ses cheveux noirs et courts étaient un peu ébouriffés. Elle portait un jean APC, tire bouchonné sur ses Stan
Smith, un tee-shirt à rayures Agnès b. et un vieux cardigan vert un peu trop grand. À quinze ans, quand elle
traversait Paris en rollers pour me retrouver dans la nuit, c’était ce genre d’habits qu’elle jetait au bout de mon lit
avant de se glisser dans les draps, le visage frais. Avec son sac à dos Chapelier, elle avait l’air d’une college
girl de campus américain qui venait de faire le mur. Ce matin son visage était triste et creusé. Elle n’arrivait pas
à sourire. Seule la couleur de ses yeux gris n’avait pas changé. J’aurais aimé pouvoir la prendre dans mes bras.
Les enfants sont sages, je les serre contre moi. Le périphérique est presque vide. Lou, qui vient d’avoir dix ans,
prend l’air sérieux d’une jeune fille. Tous les matins, elle peigne elle-même ses cheveux châtain dont les longues
boucles lui descendent jusqu’au creux des reins, puis elle demande à sa mère, ou à Jeanne quand elle dort chez
nous, de lui faire une tresse.
Orson, qui aura bientôt quatre ans, est un petit ours blond qui aime qu’on le dorlote. Il a les yeux gris de sa mère.
À l’aéroport, ils s’assoient avec les sacs sur le chariot. Ils se lovent l’un contre l’autre. On dirait deux petits
chiots. Nous enregistrons les bagages. Le steward, un grand maigre à lunettes à l’air sévère et antipathique,
contrôle nos billets sans un mot. Je lui demande si nous pouvons être à l’avant de l’appareil, où c’est moins
bruyant. Il me répond que non et que nous risquons même d’être séparés. Le voyage commence mal, me dis-je.
Il nous annonce alors qu’il nous a accordé un siège supplémentaire pour que nous puissions être ensemble. Je le
remercie trois fois d’affilée. L’avion n’est pas plein, me dit-il, c’est la crise. Nous passons les guérites de sécurité,
la douane, et nous nous installons dans la salle d’attente.
Je pense au carnet noir. J’envoie à la mère de Jeanne ce que je crois être mon dernier texto. Je laisse planer l’idée
que les rôles pourraient s’inverser. J’espère qu’elle transmettra ce message à sa fille. Il ne s’écoule pas une
seconde sans que j’échafaude une théorie ou un nouveau plan de séduction. Je me répète que je la retrouverai
amoureuse à mon retour – comme si cela pouvait avoir un effet sur l’avenir.
J’envoie un autre texto à Jeanne qui, dans mon esprit, sera également le dernier. J’essaye de me donner l’image
d’un mari humain et solide que j’imagine séduisante. Mais le carnet noir a eu raison du peu de contenance qu’il
me restait après ces derniers mois d’errance à la maison.
La semaine dernière, Jeanne m’a juré sur la tête d’Orson ne jamais avoir eu d’aventure physique ou sentimentale
avec qui que ce soit depuis que nous sommes ensemble. J’ai toujours peur que l’avion explose au décollage.
Cette fois-ci, je suis terrifié. Je me demande si ça fait mal. Je regrette d’avoir fait prendre l’avion aux enfants. Si
nous devions disparaître aujourd’hui ils n’auront pas eu le temps de vivre, me dis-je. Les neuf heures de vol sont
un soulagement. Plus de mails, plus d’appels, plus de textos. Aucune information nouvelle ne peut plus perturber
le moment présent. Lou a le droit de jouer à la DS et de regarder autant de films qu’elle le souhaite. Orson fouille
dans la petite valise de carton que lui a offerte la mère de Jeanne pour le voyage. Il en sort tampons et encreur
rouge qu’il utilise pour illustrer un petit cahier de coloriage. Il demande à Lou de lui mettre un dessin animé. À
la fin du vol, il sait manipuler lui-même l’écran tactile encastré dans le siège situé devant lui.
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4
Je pense à notre arrivée au Café de Paris avec Jeanne, à 19 heures, le 7 novembre 2007, il y a un peu plus d’un
an. Nous étions avec Isidore Balin, quinze ans, connu depuis quelques semaines pour être le plus jeune auteur de
la rentrée littéraire. Son ouvrage, Que je t’étrangle, mon amour, que nous avions publié deux mois auparavant,
avait été retenu par les jurés du Prix de Paris. Il venait d’être battu au dernier tour par trois voix contre deux par
Amélie Weelong qui, absente des premières sélections, avait été rajoutée en dernière minute par le président du
jury. J’avais pompeusement déclaré à l’AFP que c’était un très mauvais signal envoyé aux jeunes générations,
Amélie Weelong, quarante-cinq ans, vendant déjà plus de 600 000 exemplaires par an de ses romans : le Prix de
Paris était censé récompenser les jeunes talents prometteurs. À notre arrivée, deux jurés vinrent me trouver pour
me dire qu’ils envisageaient de démissionner. Oscar Dufresne, auteur de best-sellers, chroniqueur à la télévision,
noceur que je croisais souvent depuis l’âge de quinze ans et président du jury, me dit que j’avais été astucieux de
me plaindre ainsi à l’AFP, que cela ferait parler du livre. Il se passa la main dans les cheveux, monta sur le
podium et décerna à Isidore Balin un prix inventé sur le champ : le Prix de Paris du lycéen. Cette pirouette allait
nous permettre de lancer un nouveau tirage avec un bandeau rouge spécial. Alain Keller, que j’avais connu dans
le groupe Papadaki lorsqu’il dirigeait le magazine Dernière et que j’étais reporter à Paris Star, m’entraîna dans
les coulisses pour me présenter le patron du Café de Paris afin qu’il m’autorise devant lui à lancer cette publicité.
Toute la nuit, nous allions nous taper sur l’épaule en évoquant ce que nous appelions désormais notre « hold-up
». C’était lui qui avait soufflé à Oscar Dufresne l’idée du Prix de Paris du lycéen, dont il trouvait l’ambiguïté de
l’appellation particulièrement réjouissante. Nous avions dîné chez lui une semaine plus tôt, réfléchissant aux
moyens d’influencer les jurés, diffusant auprès de leur entourage l’idée que l’attribution d’un prix à un si jeune
homme ne manquerait pas d’intéresser la presse étrangère, de déclencher des polémiques et d’attirer l’attention
sur ce choix. Ce soir-là, Alain nous servit des coupes de champagne, Isidore parla littérature avec son fils, lycéen
en seconde comme lui. Nous étions tous d’accord. Il fallait absolument remporter ce prix. Dans la semaine qui
suivit, j’appelais les membres du jury et leurs proches que je connaissais, m’indignant d’une rumeur que je
feignais avoir entendue : il serait question d’éliminer Isidore de la compétition à cause de son jeune âge. Nous
avions presque réussi. Isidore, que les photographes faisaient poser avec toutes les stars passées un instant
prendre un verre au Café de Paris, semblait être le grand gagnant. Toute cette nuit on viendra me dire combien le
choix d’Amélie Weelong n’avait aucun sens. Je la trouvais touchante et sympathique.
Joe et Victoire Sheriff, couple d’agents de relations publiques, salivaient. La dépêche de l’AFP allait être reprise
par la presse locale et nationale, sur les radios et par les chaînes de télévision. Le Parisien faisait un papier sur la
polémique. Depuis six mois, les Sheriff avaient oeuvré pour faire connaître Isidore Balin, son livre et notre
maison d’édition. Joe prit son air de vieux de la vieille et me certifia que, désormais, plus rien ne serait comme
avant. La société était, dit-il, définitivement établie grâce à ce coup d’éclat. Victoire, qui mesurait dix
centimètres de plus que lui, était sa femme depuis plus de vingt ans. Elle approuva. Il commença à enfiler les
coupes. Elle ne buvait jamais une gorgée d’alcool. Elle ressemblait à une actrice allemande des années trente,
femme fatale grande et long-jointée comme un cheval de course. Il avait l’allure d’un reporter des années
soixante-dix, les poches pleines de papiers froissés, quelques quotidiens sous le bras, des petites notes
griffonnées sur un carnet. La prestation d’Isidore sur Télé Plus avait lancé l’affaire, me dit-il.
Chemise grand ouverte, foulard et pochette, faussement modeste, vraiment arrogant, charmant, Isidore Balin
avait emporté le public du plateau du « Grand Délire ». Le ministre de la Culture, Michel Barnes, présent sur le
direct, avait fait l’éloge du livre d’Isidore que je lui avais envoyé dédicacé la semaine précédente. La quatrième
de couverture, qui mentionnait Alain Pacadis et Patrick Eudeline, l’avait interpellé et il l’avait lu, car il avait
connu ces deux figures de l’underground dans les années quatre-vingt.
Notre soirée sur le plateau de Télé Plus avait été un succès. Michel de Tisot avait qualifié à l’antenne Isidore de
futur Oscar Dufresne puis nous avait offert un verre, debout sur le pas de porte de sa loge, devant un groupe
d’assistants, de techniciens et d’invités. Il me paraissait beaucoup plus grand que je l’imaginais. Il partait le
lendemain en week-end, chez lui, à la campagne, nous dit-il. Michel Barnes dit encore tout le bien qu’il pensait
d’Isidore. Et tout le monde se quitta. Dans le taxi qui nous ramenait des studios, nous riions tous les trois,
félicitant Isidore qui avait si parfaitement joué ce rôle concocté par Jeanne. Elle lui avait fait répéter les répliques
tout le week-end. Paris Star, France 3 puis la presse quotidienne allaient suivre. Isidore serait bientôt sur tous les
dos de kiosques de France, en couverture du magazine ArtPop. Sur la photo, on voyait Isidore, l’air méprisant,
hautain, le visage humide, toisant le lecteur, le col de sa chemise noire largement ouvert sur une veste blanche.
Le titre disait : « Isidore Balin, quinze ans : Fuck les trentenaires. »
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Dans la foule du Café de Paris, nous nous faisions tous des clins d’oeil en nous croisant. La mère d’Isidore, que
toutes les personnalités vinrent saluer, veillait sur son fils, interceptant les coupes de champagne qu’apportaient
sans cesse de nouvelles créatures toujours plus séduisantes. Elles avaient entre cinq et trente ans de plus que lui.
On nous félicitait, évoquant souvent Françoise Sagan. D’autres souriaient, ne disant rien. Je me sentais un peu
comme un étranger et j’avais peur qu’on me démasque. Pourtant, ce livre était bon, bien écrit, émouvant. Mal à
l’aise, je bus plusieurs coupes d’affilée et longeai les murs de crainte que l’un des éditeurs des grandes maisons
présentes à cette cérémonie ne souhaite en débattre. J’avais envie de m’amuser, de me détendre.
Jeanne était resplendissante. Nous nous croisions à peine, concentrés sur notre mission de représentation. Nous
socialisions avec les journalistes, les auteurs, les éditeurs et les agents de Paris qui semblaient tous réunis ce soir.
Nous recevions des textos de félicitations par dizaines. On trinqua. On s’embrassa. Oscar Dufresne retira sa
veste Dior, desserra sa cravate fine et noire et s’installa aux platines avec le groupe Justice. Je félicitai une jeune
auteure qui, bien que sélectionnée sur les premières listes, n’avait pas été honorée du Prix de Paris. Elle avait
vécu un an chez Peter Doherty et jouissait à ce titre d’une certaine notoriété à Paris. Elle était jolie, brune, menue
et déterminée. L’été dernier, nous avions envisagé de publier un beau livre avec les photos qu’elle avait prises de
ses années londoniennes. Mais la proposition d’un autre éditeur plus établi avait mis fin à nos discussions et je ne
l’avais pas revue depuis. Je lui dis que son roman était excellent, bien que ne l’ayant pas lu, et repris son numéro
en lui promettant de l’appeler. Puis l’ivresse emporta tout. Isidore finit la soirée en dansant un rock avec Amélie
Weelong, pieds nus sur la piste. Je ne me souviens pas d’avoir vu Jeanne ce soir-là. Je sais que j’aurais aimé
partager avec elle mes impressions. C’est elle qui avait repéré notre jeune prodige dans une salle de concert alors
qu’elle réalisait un documentaire sur le phénomène des « baby rockeurs » pour Télé Plus. À quatorze ans, Isidore
venait de découvrir la musique et l’amour et voulait raconter comment le rock avait changé sa vie. Il avait
commencé à écrire. Il rêvait d’en faire un livre. Et de devenir célèbre. Tout cela s’était réalisé. Ce soir-là, tout
semblait possible. Sans jamais l’imaginer précisément, je craignais pourtant de tout perdre. Les finances étaient,
je le savais, fragiles, les ventes insuffisantes.
Et si nous faisions faillite, un jour, que penseraient toutes ces personnes ? Et que ferait Jeanne ? Elle était partie
dans un taxi avec Isidore pour le raccompagner chez lui, comme elle l’avait promis à sa mère. En montant dans
la voiture qui me ramenait à Barbès, je regardais l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de Rennes où
nous bavardions enfants en sortant du cours Désir. L’école privée et catholique se situait à côté du Drugstore
Publicis et mon parrain m’y emmenait parfois, me commandant toujours un banana split. Lio venait de sortir son
tube et j’avais le sentiment de partager un secret.
Je me réveillai avec un fort mal de tête et l’angoisse de ne pas m’être comporté comme un véritable éditeur de
Saint-Germain-des-Prés, malgré les lunettes d’écaille et le costume de velours que je portais, ma barbe que je
caressais quand je ne savais que faire de mes mains, et qui, pensais-je, avaient peut-être fait illusion en m’en
donnant l’apparence. Il me semblait me réveiller d’un bal masqué, féérique, irréel, angoissant. Et j’allai au
bureau.
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Le steward annonce des turbulences. Je commande une coupe de champagne. Lou vomit dans un sac, nous
atterrissons, sortons de l’avion, traversons les corridors sur de grands tapis roulants, faisons la queue à la douane
et passons la porte coulissante qui marque la sortie de la zone de transit. Nous y sommes. Ma mère est là,
derrière la barrière. Ses traits sont détendus, son teint lumineux et ses cheveux blonds toujours aussi clairs. Ses
yeux, plus bleus que ceux de Jeanne, se plissent pour retenir des larmes. J’ai envie de la serrer dans mes bras,
elle aussi.
Quand j’avais neuf ans, deux ans avant qu’elle ne quitte mon père, elle était venue me chercher à la gare. Je
rentrais de classe verte. Elle s’était coupé les cheveux court pendant mon absence. Sur le quai froid, ce matin, ma
petite valise d’aluminium à la main, j’avais pleuré car je ne la reconnaissais plus. Avant mon départ et depuis ma
naissance, ses cheveux longs et bouclés coulaient le long de son beau visage. Souvent, je lui jurais que je me
marierai avec elle. Le soir, en me berçant, elle me chantait toujours « Le loup, la biche et le chevalier » d’Henri
Salvador, que je chante à mon tour le soir à mes enfants. Un passage me transportait :
« La petite biche ce sera toi si tu veux.
Le loup on s’en fiche contre lui nous serons deux. »
Un après-midi de printemps, alors que nous allions traverser le boulevard Saint-Germain, elle me dit qu’elle
allait quitter mon père car elle ne l’aimait plus. Elle n’était pas heureuse, me dit-elle. Sur le chemin de la maison,
nous sommes passés devant la devanture rouge de l’Escurial, rue du Bac. On apercevait à travers les verres
fumés les banquettes bleu roi, l’aquarium et le piano. Des adultes buvaient des cocktails dans des verres géants.
Rue Montalembert, j’ai escaladé le muret qui donnait sur les fenêtres du bureau de mon père, chez Denoël. Il
n’était pas là, mais j’ai vu son taille-crayon à manivelle. Rue de Beaune j’ai choisi le dernier Strange que nous
avons mis sur le compte de mon père. Rue de Verneuil, nous avons acheté des jus de fruits dans le magasin
végétarien tenu par une dame maigre aux cheveux longs et gris. Je marchais entre les joints de ciment qui
séparent les carreaux de bitume des trottoirs. Ma mère me dit ce qu’elle ressentait au sujet de sa vie et de son
mariage, en me tenant la main. J’étais fier. J’avais neuf ans. Elle pouvait m’en parler parce que j’étais grand, que
je comprenais, dit-elle. Mais je lui dis que je ne voulais pas qu’elle fasse cela. Je ne comprenais pas que l’on
puisse aimer quelqu’un puis qu’on ne l’aime plus. Je repense souvent à cette scène. Je lui avais dit d’attendre,
que ses sentiments pourraient changer à nouveau, dans l’autre sens, que nous ne voulions pas qu’ils se séparent.
Je croyais qu’elle écouterait mon avis puisqu’elle me donnait le sien. Je pensais pouvoir la convaincre. Je lui dis
qu’elle ne pouvait pas partir, qu’ils avaient des enfants ensemble, nous. Elle voulait se séparer, dit-elle, pour
nous tous. Elle ne voulait pas se sacrifier pour nous, ajoutant que je ne pouvais pas tout comprendre et que je
devais lui faire confiance. Elle avait toujours voulu le bien de ses enfants, dit-elle.
À l’école, on parlait d’un film, Kramer contre Kramer, dans lequel un père et une mère se déchiraient pour avoir
la garde de leur enfant. Je n’avais qu’un copain dont les parents venaient de se séparer, Alexandre. Et nos mères,
meilleures amies, se parlaient tous les soirs au téléphone. C’était le printemps 1979. Anne et ma mère se
voyaient souvent et donc Alexandre et moi aussi. Nous jouions des après-midi entiers aux petites voitures. Nous
venions de lire L’ami retrouvé, de Fred Uhlman, l’histoire de deux enfants allemands, l’un juif et l’autre
protestant, que la montée du nazisme sépare. Le jeune Juif réussit à quitter l’Allemagne et toute sa vie se
demande quelle conduite a eu son meilleur ami pendant la guerre. Il apprend un jour, par hasard, que ce copain
qui avait été tout pour lui, a été assassiné par les nazis pour ses actes de résistance. Avec Alexandre, nous nous
jurions de toujours être là l’un pour l’autre. Autour de nous, tous les parents semblaient sur le point de divorcer
et, le soir, je priais pour que les nôtres restent ensemble. Ils se sont séparés, ont eu chacun un mari et une femme,
ont divorcé à nouveau et ont eu de nombreuses relations amoureuses. C’était il y a trente ans. Mon père va avoir
soixante-dix ans, et ma mère soixante-trois.
J’embrasse ma mère. Lou lui saute dans les bras. Orson ne veut pas lâcher ma main. Nous nous dirigeons vers le
parking. Son petit break Ford blanc nous emporte sur les freeways sous un ciel bleu californien.
En haut d’une colline de Redwood City, le quartier où elle habite ressemble à ceux des films de Spielberg. On
pourrait voir s’envoler le bicross d’Elliot avec E.T. dans son panier. Enfant, avec mon frère Lucien, nous aurions
aimé dévaler ces allées avec les skate-boards en plastique orange que nous possédions. Nous nous serions
harnaché des coudières, genouillères et casques qui complétaient notre panoplie de petits Américains que nous
rêvions d’être et nous serions allongés sur les planches dans le sens de la pente, laissant la vitesse nous emporter
jusqu’à ce qu’elle provoque un roulis trop fort et que nous basculions dans le fossé.
La maison sur pilotis domine un jardin potager luxuriant et fleuri. Au loin, on voit l’université de Stanford, la
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Silicon Valley dont la rumeur des voitures monte jusqu’à nous, et à l’horizon, la baie de San Francisco qui, dans
le brouillard, se confond avec les montagnes. De l’autre côté, au-delà, le ciel embrasse tout ce paysage dont les
couleurs changent avec les nuages poussés par le vent du Pacifique, des grandes forêts du Nord, de la chaleur du
Mexique ou des plaines de l’Arizona.
Ma mère nous sert des gâteaux, des yaourts, des jus de fruits et des fraises. Les enfants découvrent les jouets
qu’elle a préparés pour eux. Je range nos affaires dans les tiroirs qu’elle a libérés dans les chambres et ne résiste
pas à l’envie d’envoyer à Jeanne un texto. À Paris, c’est déjà la nuit. Elle ne répond pas. J’appelle à la maison.
Pas de réponse non plus. Et son mobile qui ne décroche pas. Je sais qu’elle peut être au restaurant ou ne pas
entendre la sonnerie de son portable, oublié au fond de son sac. Pourtant, elle sait bien que nous venons d’arriver
et, demain, elle travaille. J’envoie un message à sa mère, me fais couler un bain et tente de me calmer.
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6
Je pense à Armand, l’homme du carnet noir, éditeur de littérature dont Jeanne me rapporte les conseils depuis un
an et à qui elle demanda de revoir la ligne graphique de notre maison d’édition. J’ai suivi les conseils de cet
homme intéressant aux cheveux noirs et longs. Ils aboutirent à la publication de livres ornés de couvertures
austères et peu lisibles. Je le remerciai pourtant en l’invitant à déjeuner et en acceptant que Jeanne dîne
régulièrement avec lui, pour le gratifier de son attention qu’elle me disait désintéressée. Ces couvertures
accélérèrent, je crois, la chute de notre société de façon radicale avec des ventes désormais proches de zéro.
Armand est le nouvel employeur de Jeanne – et ses bureaux sont situés dans une pièce de son hôtel particulier.
Ils fréquentent les librairies anglo-saxonnes, les restaurants gastronomiques, parlent littérature et envisagent
ensemble la création d’une nouvelle maison d’édition alors que je chatte seul sur Facebook à la maison. Je le
suspecte de flatter Jeanne en évoquant la possible publication du roman qu’elle écrit depuis des années.
Ces derniers mois, le soir, en rentrant de son travail, alors que je ne suis pas sorti de la maison de la journée – ne
chaussant plus que des pantoufles, les talons de mes souliers en cuir faisant trop de bruit au goût de Jeanne –,
elle souligne les erreurs de l’éditeur que j’ai été et qui ont, selon elle, conduit à mon échec. Elle me vante le bon
fonctionnement de la société qu’elle fréquente maintenant, celle d’Armand. Si je m’offusque de ces remarques
déplacées, elle souligne ma susceptibilité. À la Toussaint, lorsque j’étais parti seul en Aveyron avec les enfants
pour lui donner l’oxygène qu’elle réclamait, elle m’a dit avoir dîné au Café de Flore avec Armand. Récemment,
lorsque j’ai évoqué ce dîner dont elle m’avait spontanément parlé, à la façon dont elle a feint ne pas s’en
souvenir, j’ai compris. Depuis six mois, elle a probablement plus souvent déjeuné ou dîné avec lui qu’avec moi.
Je ne crois pas que le carnet noir soit un brouillon pour l’écriture d’un roman, comme Jeanne le prétend. C’est
bien son carnet intime que j’ai lu. Je fais part de mes doutes à ma mère. Elle me dit que quand on a des doutes, il
faut vérifier : éplucher les factures téléphoniques, suivre, faire suivre si on en a les moyens. Elle me dit que, de
toute façon, quand il n’y a plus de désir, il n’y a plus d’amour. Le fait que ma mère n’ait plus désiré vivre en
France, près de sa famille, signifie-t-il qu’elle ne nous aimait plus, me demandé-je.
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7
Jeanne appelle. À Paris, il est 2 heures du matin. Je prends ma voix la plus joyeuse et lui raconte notre voyage.
— Allô !
— Allô, Guido ?
— Oui !
— Alors, le voyage s’est bien passé ?
— Oui, les enfants ont été merveilleux, très sages. Ils ne se sont pas disputés, Orson a fait du coloriage, Lou a
beaucoup lu, j’ai regardé des films, et nous sommes arrivés. Tout le monde dort. Je pense beaucoup à toi.
— Bon, c’est super, je vais raccrocher, il est tard, je t’embrasse.
— Je t’embrasse, dis-je.
Je suis heureux de lui avoir parlé. Je pense à tout ce que je me suis retenu de lui dire. Je déraille.
Je dors mal, me réveille tôt avec l’envie d’appeler Jeanne. Je n’ose plus. Mon coeur bat. Mon état psychique se
détériore. Je n’aurais jamais dû partir si loin et si longtemps dans ces conditions. Avec la distance et le manque
de sommeil, je deviens dingue. Les pensées se bousculent. Mes parents s’inquiètent. Ils se consultent. Puis ils me
parlent, doucement, comme on s’adresse à un malade, à un petit enfant sous le choc d’un événement. Ils me
recommandent surtout de dormir. De décrocher. Je ne peux pas.
Mais il fait beau. Je bavarde avec Orson au soleil sur la terrasse. On entend un coq chanter. Je lui épluche une
orange cueillie dans le jardin. Lou lit. Ma mère cuisine. Le matin, j’ai deux conversations téléphoniques avec
Jeanne que j’ai appelée. La première est cordiale. La seconde tourne au règlement de compte. Je lui demande de
se décider. Je ne supporte plus l’angoisse de l’incertitude.
À chaque fois que je lui écris sur mon iPhone, j’imagine que mon texte va faire disparaître ce que j’ai lu et ce
qu’elle a couché dans ce carnet noir, ce que j’ai entendu et qu’elle m’a dit au cours de ces six mois. Ça ne
marche pas.
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8
Nous partons avec Lou, Orson et ma mère chez son ami Lance qui doit nous prêter une voiture. Lance habite un
house-boat, sur une petite rivière qui se verse dans la baie de San Francisco, en bas de Redwood City. Pour la
première fois depuis la mort de son ami, victime du sida il y a vingt ans, Lance a une relation amoureuse. Il
ressemble aux personnages de Michel Vaillant : le menton carré, les yeux fins, les cheveux courts et blonds, des
biceps d’athlète qui déforment son tee-shirt. Son fiancé vient d’adopter un enfant. Il fait visiter aux enfants sa
maison qui flotte sur l’eau, et s’excuse de la présence de grands pénis sur les statues africaines et les tableaux
naïfs qui décorent sa chambre. Orson remarque un totem décoré de sauvages qui dansent. Il s’assied au piano et
demande la permission de jouer. Lou l’accompagne. Nous lançons du pain aux canards sauvages. Lance nous
montre ses voitures, deux énormes Mercedes 500 d’occasion, identiques, garées côte à côte, qui auraient fait
mon bonheur, enfant. Il les a achetées 2 500 dollars chacune, nous dit-il. Nous jugeons préférable de confier à
ma mère celle qu’il nous prête, de peur que les enfants n’en salissent l’intérieur. Je garde le vieux break.
Dans la journée, Jeanne m’envoie une série de textos :
« Écoute, faisons ce que nous avons dit : un vrai statu quo. Je souhaite vraiment améliorer nos relations, c’est la
première chose. Je t’embrasse. »
« Bon, maintenant, on ne se dit que des choses agréables. Plus de critiques, d’ac ? »
« Ne t’inquiète pas. Calmons-nous. Je ne prends pas le studio. En tout cas. »
Elle ne prend plus le studio, elle ne veut plus partir – pas pour l’instant. Sa mère, que j’appelle, me conseille de
s’accrocher à cela, au meilleur, de ne pas penser à ce qui fait souffrir.
Louise, ma soeur, vit aussi en Californie. Elle nous emmène déjeuner de fish and chips à Sausalito, petit port de
pêche situé de l’autre côté du Golden Gate. Nous buvons du vin blanc. Les enfants me dictent des messages pour
Jeanne :
Orson : « Maman chérie, Maman adorée que j’aime tant, je t’aime. Je suis en train de regarder les bateaux. »
Lou : « Même si tu es loin de moi, je te ressens dans mon cœur. »
Louise a l’air désespéré par mon état. Je vois dans ses yeux que je ne suis plus moi-même. Notre adolescence
avec Lucien et Louise ne fut qu’une grande farandole de sorties, de week-ends, de vacances, de flirts, de jeux et
de taquineries. Les amies de Louise nous adulaient, elles nous fascinaient. Louise, le teint mat, les cheveux noirs,
ne se déplaçait jamais sans cinq ou six d’entre elles, se moquant, riant ou pleurant de leurs histoires d’amour
toujours dramatiques. Nous organisions à la maison des fêtes de cent personnes quand ma mère partait en
vacances, dévastant l’appartement en une nuit. Les Dos Santos, descendants portugais d’une famille de voyous
depuis plusieurs générations et dont les plus jeunes de cette lignée célèbre dans notre quartier étaient inscrits
dans notre collège, vinrent un jour arracher les barres de fer qui servaient à tenir la moquette vert anglais de
l’escalier de notre immeuble pour frapper l’un de leur ennemis réfugié chez nous lors d’une grande soirée que
nous donnions. La nuit se termina avec des taches de sang sur les murs blancs du hall, un blessé allongé sur un
brancard dans un camion de Police-Secours et des policiers buvant un verre à la maison. Le lendemain, une nuée
de copines de Louise passa la journée à ranger, lessivant les murs, cirant les parquets. Le soir, il semblait que
nous avions rêvé. Je me souviens de l’une de ces dernières nuits, peu de temps avant que Louise ne parte avec
ma mère s’installer en Californie ; notre ami Julien avait eu le droit de sortir. Il n’avait plus de cheveux. Il était
en chimiothérapie. Il s’est éteint quelques semaines plus tard. Il avait quinze ans. Ce fut notre dernière fête dans
l’appartement de notre enfance.
— Tu te souviens de cette époque, lui dis-je, et de Cyril que tu aimais ?
— J’ai une photo de lui, debout sur une mobylette, filant à toute vitesse sur les berges de la Seine, une chemise
bien repassée, un pull à col rond, une veste en tweed et les mains dans les poches. Il regarde l’objectif, en
souriant…
— … comme s’il ne pouvait pas tomber…
— … il vit en Floride, il est marié et il a deux enfants. Avec sa femme, ils travaillent à Disney World. Et Sarah,
toutes ces nuits que j’ai pu passer avec elle…
— … oui. Un soir, elle faisait le mur, je l’attendais en bas de chez elle, et elle est tombée de la fenêtre. Elle s’est
cassé le bras. On s’est retrouvé aux urgences, dans le service de son père…
— … elle attend son deuxième enfant.
Louise me dit qu’elle a peur de perdre son job. En quatre mois, 20 % du personnel ont été licenciés sans préavis.
On arrive le matin, me dit-elle, et le badge magnétique qui actionne la porte d’entrée de l’immeuble ne
fonctionne plus. On vient vous chercher et, après un bref entretien avec la direction, on est raccompagné à la rue
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avec un carton que l’on peut remplir de ses effets personnels sous le contrôle de son supérieur et des agents de
sécurité. Quand elle est revenue d’une mission en Floride, il y a quinze jours, son collègue et homologue au sein
de son service n’était plus là.
En six mois, les bourses ont perdu près de 50 % de leur valeur, créant 2,6 millions de chômeurs supplémentaires
aux États-Unis – et 280 000 en France.
Louise vit avec son fiancé Peter en haut d’une colline qui domine la ville. Les gratte-ciel se détachent le long de
cette baie bordée de ponts suspendus et de petits quartiers colorés qui montent et descendent comme des vagues
jusqu’à l’horizon. Leur appartement est un duplex au sommet d’un petit immeuble de style Bauhaus. Nous
posons nos sacs et les enfants se lancent à la poursuite du chat, glissant en chaussettes sur le sol de bois lustré. Je
les laisse déranger cette maison toujours propre et sors faire des courses. Ce soir, je vais faire un phô. Dans un
supermarché bio, je choisis soigneusement les ingrédients – poulet, coriandre, tomate, pomme, nuoc-mâm, soja –
et je rentre préparer ma mixture. Je commence à aimer cuisiner. Louise met la table. Les enfants, qui ont dîné
avant, regardent un dessin animé. Nous parlons de Jeanne, et du phô, qui est une réussite. Ma réussite. Tout le
monde prend soin de m’encourager. Il faut que je reprenne confiance en moi. Le soir, je devise avec Peter, qui
écoute poliment mon long monologue, je parle de Dieu et de la vie, et nous allons nous coucher. Toute la soirée
Louise a mis en boucle un album de Cesaria Evora, croyant m’avoir entendu dire que j’en raffolais. Je n’ai pas
osé lui demander de changer cette musique que je trouvais belle en effet, mais qui ce soir m’assommait. Les
enfants, qui se sont glissés dans mon lit, se réveillent dans la nuit. Ils ont faim. Je ne trouve rien d’autre que du
chocolat dont ils tartinent nos draps pendant mon sommeil.
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9
Quand Jeanne a commencé à venir travailler avec moi, je lui ai laissé mon bureau. Nous avons aménagé sa pièce
comme une petite cellule monacale, ne laissant que le nécessaire : un plan de bois posé sur deux tréteaux, un
ordinateur, un téléphone, une étagère. De la salle de réunion, où je m’étais installé, je pouvais apercevoir sa
silhouette à travers les lattes des rideaux à lamelles de la cloison de verre qui nous séparait. Elle s’occupait des
droits étrangers, de la relecture des manuscrits, de la recherche de nouveaux auteurs. Je passais une grande partie
de mes journées à faire des calculs. Pour nous parler, nous devions crier. Nous n’arrivions pas ensemble au
bureau le matin, accompagnant à tour de rôle Orson à la crèche israélite de Montmartre. Pour y obtenir une place,
Jeanne avait dû aller tous les jours pendant deux mois supplier Madame Katz, la directrice de ce paquebot des
années trente qui domine la butte de ses baies vitrées. Nous montions par le funiculaire dans les jardins
embrumés le matin, offrions parfois à Orson la joie de regarder dans les jumelles, devant le Sacré-Coeur, la vue
panoramique sur Paris, le marché Saint-Pierre, Pigalle, Notre-Dame, les tours Eiffel et Montparnasse, les toits de
zinc, les fenêtres encore éclairées et les petites cheminées de cette vue de carte postale. Nous montions par les
ruelles pavées du bas Montmartre, penchés sur la poussette.
Nous déshabillions Orson, l’embrassions et le laissions à un bataillon de nurses dirigées par Madame Katz,
femme rousse, opulente, toujours armée d’une canne depuis une mauvaise opération à la hanche, à quelques
jours de la retraite depuis des années. Ce jour finit par arriver et, cette fois-ci, elle ne put le chasser. Bertrand
Delanoë vint faire un discours, en présence de Simone Veil. Quelques jours plus tard, Madame Katz nous invita
à la réception qu’elle donnait chez elle, dans un immeuble moderne du 18e arrondissement, proche du
périphérique. Le ciel rose glissait de l’horizon parisien jusqu’aux murs d’un salon qui dut être décoré une fois
pour toutes en 1980. Madame Katz servait de la carpe farcie, du tarama et du champagne. Jeanne lui dit qu’il
fallait qu’elle écrive sa vie, celle de son école, de tous ces enfants leurs familles et de celles des pensionnaires de
son établissement, d’où furent déportés soixante-dix-neuf enfants pendant la guerre et qui accueille depuis les
émigrés démunis. Nous publierions l’ouvrage, lui dit-elle. On prit rendez-vous pour un déjeuner. Je ne sais pas si
Madame Katz, que nous avons encore encouragée à écrire à cette occasion, sait que notre maison a depuis
disparu.
Après avoir déposé Orson le matin, nous marchions jusqu’au bureau, traversant les jardins où touristes et
ecclésiastiques commençaient à se presser, et jusqu’aux rues plus bourgeoises du 10e arrondissement. Et nous
nous retrouvions.
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10
Quelques jours avant d’être convoqué par le tribunal de commerce, Jeanne m’avait organisé un rendez-vous avec
Armand. Il avait indiqué un petit café du quartier latin. Je m’installai, commandai une noisette. Il arriva, souriant,
vêtu d’un grand manteau qui lui descendait jusqu’aux chevilles, d’une écharpe rouge et d’un large chapeau. Il
ressemblait à Aristide Bruant. Il commanda un express. Je lui résumais ma position, lui annonçant que je baissais
les bras. Il parut surpris et m’encouragea à ne pas dramatiser une situation plutôt banale, me conseillant de ne
pas demander la liquidation mais plutôt un plan de continuation. Son argumentation me convainquit. Mais
j’hésitais. Je me rappelai que ses derniers conseils n’avaient pas été judicieux. Je sollicitai un rendez-vous avec
une personnalité du barreau de mes connaissances. Au restaurant d’affaires, ce petit homme solide m’affirma
d’un ton paternel que si je souhaitais me jeter dans la Seine dans un an je n’avais qu’à suivre les conseils de cet
Armand qu’il ne connaissait pas et ne souhaitait pas connaître. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs, me
rappela-t-il, soulignant le montant de notre dette, déjà importante. Nous n’avions ni investisseurs ni plan de
continuation. Et plus aucun best-seller en vue. Je maintins la demande de liquidation.
Le 16 octobre, à 9 heures du matin, je retrouvai le comptable et la secrétaire de la société dans les couloirs du
palais de justice. Ce fut un moment aussi soyeux que douloureux. Je passai dans une salle luxueuse, décorée de
bois, de dorures et de velours, un conseil de sages, habillés de robes, me questionna poliment, écoutant mes
réponses avec des sourires bienveillants. Ils prononcèrent l’ouverture de la liquidation judiciaire et désignèrent
un mandataire qui serait chargé de rechercher un éventuel repreneur ou de liquider définitivement l’affaire, le cas
échéant. Je rencontrai rapidement cet homme direct et bronzé. Il prévint les créanciers de la situation et prit les
affaires en main. Il était désormais le seul décisionnaire. Plusieurs auteurs me harcelèrent, m’envoyant textos et
mails de menace. D’anciens collaborateurs commencèrent à se répandre sur Internet. Des imprimeurs serbes, à
qui la société devait des sommes importantes, m’appelèrent pour m’assurer qu’ils iraient très loin pour récupérer
leur argent. Je ne dormais plus, n’allais plus au bureau, craignant une mauvaise rencontre, gérant les affaires
courantes de ce désastre depuis ma penderie. Le grand bureau que j’avais dans un premier temps aménagé au
fond de l’appartement, pensant que Jeanne et moi allions rebondir rapidement, créant tout de suite et ensemble
une nouvelle maison d’édition, avait laissé place à la chambre qu’elle souhaitait pour elle-même, dans l’espoir,
disait-elle toujours, de se rapprocher de moi en allant puiser des forces ailleurs. Cette intention était crédible. Je
m’y accrochais. Je me souviens y avoir installé son lit le 24 décembre.
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11
Pour la première fois depuis vingt ans, je n’avais pas de travail. Je n’avais plus de revenus non plus. Lorsqu’on
gère une société dont on est l’actionnaire majoritaire, on n’a aucun droit au chômage. Mes économies me
laissaient environ cinq mois. J’appelais mes amis, mes connaissances, mes anciens confrères. Mais l’échec fait
peur et on le fuit.
Des imprimeurs et des éditeurs m’approchèrent pour reprendre les éditions, ne donnant jamais suite. Le crise
boursière avait changé la donne. René Blanchard, propriétaire et directeur du troisième plus grand groupe
d’édition en Europe, Blanchard Books, m’invita à déjeuner. Il venait d’acquérir l’éditeur le plus prestigieux de
New York. Prévenant, délicat, il commanda un délicieux bordeaux alors que je feignais de ne pas être certain de
vouloir boire. J’attendais ce rendez-vous depuis plusieurs semaines, ayant par inadvertance fait faux bond à un
précédent. Confus, j’avais mal noté l’heure et n’avais pas entendu les appels de son assistante inquiète de ne pas
me voir arriver. Pour la première fois depuis vingt ans, je faisais la sieste sur mon lit, un bel après-midi d’hiver.
Au troisième appel, je décrochais. C’était lui. Il m’encouragea à ne pas considérer cette faillite comme un échec,
me dit que quand c’est fini ce n’est pas fini, et m’invita, donc, à ce fameux déjeuner dont il ne sortit rien de
précis sinon une attention particulière qui me toucha et me touche encore.
Sir Roger Baron, homme d’affaires britannique, excentrique à la crinière de lion, était l’auteur phare de notre
maison d’édition. Fondateur et P-DG de Pure, il a créé un empire de 150 000 salariés, développant compagnies
aériennes, chemin de fer, téléphonie mobile, produits financiers, sodas. Il possède deux îles et a parcouru à deux
reprises la moitié du tour du monde en ballon. Il a traversé les océans Pacifique et Atlantique en montgolfière, en
hors-bord et en bateau à voile. Et il a fait fortune à vingt ans dans la musique. Beau, drôle, il est un des hommes
les plus célèbres et les plus riches du monde. Je l’appelais à l’aide, l’invitant à Paris pour participer à la création
d’une nouvelle maison d’édition qui devait être financée par le magazine ArtPop et un imprimeur du Nord. La
soirée fut somptueuse. Éric Garaud, l’imprimeur lillois aux faux airs d’Humphrey Bogart et à qui nous avions
laissé de lourdes factures impayées, était venu. J’avais pu lui réserver une chambre dans l’hôtel qui nous recevait
en échange d’une publicité gracieuse dans ArtPop. Igor Zinov, le Serbe qui me terrifiait, vint aussi, observant
avec distance et amusement la cour qui se formait autour de Roger Baron. Il était élégant, raffiné et, finalement,
sympathique.
J’avais invité les quelques jeunes filles que je côtoyais alors, Mélanie, vingt-deux ans, sa soeur Jennifer, vingquatre ans et une de leurs amies, Alexandra, vingt-trois ans : trois Parisiennes, dont deux d’origine russe et la
troisième eurasienne. Soit, en tout, trois géantes exotiques et pleines d’esprit. D’autres créatures que je ne
connaissais pas apparurent. Les femmes s’approchaient de Roger Baron comme des lionnes autour du mâle
dominant. Les hôtesses nous emmenèrent par petits groupes dans l’igloo qui est ici un bar, nous servant des
séries de vodka par moins vingt degrés.
Jeanne arriva un peu tard, vêtue d’un simple jean et d’une chemise en coton. Roger Baron lui demanda si elle
était toujours amoureuse. Je n’entendis pas la réponse. On ne se parla pas de la soirée. J’en plaisantais
publiquement, elle s’en alla froissée et je finis la nuit dans un night-club, trinquant avec la ravissante assistante
de Roger Baron, lui assurant qu’un grand groupe venait de naître.
Six mois plus tard, la maison d’édition dont nous avions fêté la naissance cette nuit-là n’est toujours pas sortie
des effluves de champagne de cette fête où je crus, pour la dernière fois, que tout n’était pas fini. Et je fuis les
appels des journalistes qui me demandent quand sort notre premier livre.
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Je déprimais. Une amie m’emmena dans des vernissages. Un soir, je dînai seul avec elle, lui caricaturant mes
déboires qui la faisaient beaucoup rire. Elle était séduisante, blonde, vêtue d’une robe de haute couture échancrée
dans le dos. Nous avions commandé une bouteille de vin blanc qu’un serveur cérémonieux et bavard nous versait
dans des verres ballons gigantesques. Je lui dis que Jeanne n’était plus satisfaite de nos nuits d’amour. Elle parut
un peu déçue par cette dernière remarque et me déposa en scooter à une station de métro. Je retrouvai au Café de
Paris mon ami Patrice de Ronceveau. Nous devions partir le lendemain entre hommes avec nos enfants dans sa
maison de Champoville, en Normandie. Sa femme, qui elle aussi voulait de l’oxygène, était ravie de ce
programme. Mais, ce soir, j’étais seul et eux étaient ensemble. Je leur racontai mes craintes, les mots durs de
Jeanne. Voulait-elle passer le week-end avec un amant ? Patrice me regarda derrière sa drôle de barbe rousse.
Son air de capitaine écossais tranchait avec le style Blade Runner de sa femme, belle plante aux cheveux blond
platine. Tous deux me dirent d’une seule voix que si Jeanne n’était plus amoureuse, cela reviendrait. Ils rirent en
me disant qu’eux non plus n’étaient plus amoureux depuis longtemps et que ce n’était finalement pas bien grave.
Ils m’encouragèrent à ne pas annuler mon week-end. Le lendemain matin, Jeanne me jura qu’elle m’aimait
encore. Rassuré, je pris la route de la Normandie.
Le soir, les enfants couchés, Patrice et moi nous dînâmes en tête-à-tête, à la bougie, au coin du feu, dans son petit
château normand. J’avais préparé une dorade en croûte de sel et une ratatouille à la façon de Robuchon. Les
enfants étaient heureux et j’étais malheureux. Mais, avec Jeanne, nous recommencions à nous envoyer des textos
amoureux. Elle me parlait de ses rêves de jeune fille, quand, adolescente, elle m’imaginait tel un d’Artagnan
moderne qu’elle retrouverait un jour pour braver la vie. Je l’imaginais refaisant le monde de l’édition avec
Armand dans des salons de thé. Ces week-ends-là seraient la routine des six mois suivants.
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13
Les collines de San Francisco sortent de la brume. Les enfants se réveillent. Nous appelons Jeanne via Skype, à 9
000 km de distance. À Paris, c’est l’après-midi. Elle porte le petit haut de survêtement bleu marine que je lui ai
offert à Deauville, ses cheveux noirs sont coiffés en arrière, ses traits détendus. Elle a dû aller à la piscine, son
jardin secret, sa passion qu’elle pratique plusieurs fois par semaine, capable de nager 20 longueurs d’affilée.
Nous nous promettons de tout faire pour nous retrouver – en commençant par ne plus communiquer pendant
quinze jours. Me voilà coincé seul aux États-Unis.
Mon road-trip commence par un brunch chez ma mère. La scène ressemble à un Thanksgiving dans un film
américain. Son nouveau fiancé, rencontré sur Internet, Steve, septuagénaire blagueur au physique à la fois juif et
américain, me parle de sa fille qui ne veut jamais le voir. Il attend son appel depuis le début de l’après-midi et ne
sait pas ce qu’il doit en penser. Il me demande mon avis. Il me fait penser à moi-même, questionnant chaque
personne que je rencontre au sujet de Jeanne, des femmes, de l’amour, des relations d’adultes. Un Français d’origine tunisienne, qui vient d’épouser une Américaine, me dit qu’il ne pourrait plus jamais vivre à Paris où les
gens sont trop prétentieux. Mais Paris lui manque, ses restaurants, ses cinémas, ses cafés, sa vie sociale et
culturelle qui n’existe pas ici, me dit-il. Ses chaussettes de sport blanches gâchent l’assortiment appliqué de sa
tenue d’expatrié raffiné. Un jeune couple d’enseignants nous salue en partant, emportant avec eux un nourrisson
dans un couffin. Lui est élancé, petit, brun et un peu fermé. Elle est grande, mince, jolie, ses cheveux noirs
coupés au carré façon années vingt. Je me demande quel effet aura sur eux les nuits blanches, la disparition de la
liberté et de l’indépendance qui transforme soudain votre vie lorsqu’un enfant arrive.
Une petite dame brune, boulangère dans le célèbre centre commercial de Stanford, me raconte qu’elle a grandi
dans les Hautes-Alpes. Je lui dis que la mère de Lou a aussi grandi dans cette région, à Megève. Alors nous
parlons de ski, de montagne, de randonnées, de Chamonix et Argentières, de la Mer de Glace et de l’aiguille du
Midi, où tous les ans elle continue d’aller se promener l’été.
Les enfants jouent avec des petits Américains de leur âge. Les invités s’en vont. Ma mère me fait remarquer
combien ils sont jeunes. Avoir de nouveaux amis est aussi difficile en Californie qu’à Paris. Louise l’aide à
ranger les restes dans des Tupperware, finit la vaisselle et rentre à San Francisco. Nous sommes seuls. Il fait nuit,
il pleut. Nous donnons le bain aux enfants et je pars retrouver mon amie Sandy à Berkeley, à 50 kilomètres de là.
Avec Orson, que j’ai emmené, je me perds sur l’autoroute, sors par erreur à Oakland et me retrouve sur
d’immenses avenues à six voies. C’est un déluge, la pluie bat le tambour sur le toit de la voiture, et je ne vois
aucune indication. Les seuls passants sont des S.D.F. couverts de sacs-poubelles en guise d’imperméables. Une
voiture de police en patrouille me dépasse doucement. Je n’ai pas envie d’un contrôle maintenant, je ne voudrais
pas qu’Orson se réveille, je suis fatigué. Ils ne s’arrêtent pas, poursuivent leur route, et je retrouve la mienne par
hasard, reconnaissant enfin les rues qui mènent au quartier résidentiel de Berkeley, la ville de Jack Kerouac où
habite Sandy. Je me gare devant sa maison, sous un arbre qui nous protège un peu de la pluie, sors de la voiture,
prends Orson dans mes bras et me dirige vers la porte. J’aperçois Sandy s’affairant dans sa cuisine dont la
fenêtre éclaire le trottoir. Elle est belle et douce. Je sonne. Nous nous embrassons, j’allonge Orson sur un lit et je
lui résume immédiatement les bouleversements de ma vie, debout dans la cuisine, alors qu’elle termine de
cuisiner notre dîner.
Sandy a connu à Paris la vraie bohème, ne vivant que d’amour, de joints et de vin. Puis elle est rentrée en
Californie, son pays natal qui lui manquait. Elle y reprit ses études et partit voyager au Tibet et en Inde où elle
apprit le sanskrit, qu’elle enseigne aujourd’hui. Son mari est un grand professeur de yoga. Il donne des
conférences sur tous les continents et fait régulièrement la Une des journaux spécialisés. Il rentre demain d’un
voyage de trois mois en Inde.
Nous parlons d’amour. Sandy me raconte qu’elle aime et désire désormais cet homme capable de contrôler
chaque pouce de son corps et de son esprit, avec qui elle eut un enfant alors qu’elle n’avait fait sa connaissance
que cinq semaines plus tôt. Elle est heureuse. Ils ont fait un parcours à l’envers, dit-elle, n’ayant pas eu le temps
de savoir s’ils s’aimaient vraiment avant de se trouver engagés. Aujourd’hui, le sentiment qu’ils partagent n’est
pas celui de la passion que l’on ressent lorsqu’un inconnu vous attire, ce désir dont on devient si vite dépendant,
si bon, si frustrant, si répétitif, si attirant, et que l’on appelle amour, dit-elle. C’est quelque chose de plus profond,
que l’on appelle amour également. Leurs nuits, qui devinrent conflictuelles lorsque ces sentiments
contradictoires brouillèrent sa raison, ont désormais une intensité ignorée jusque-là, en partie grâce à des
techniques de massages enseignées sur DVD, me dit-elle. Et grâce à la patience de son mari qui, après plusieurs
années de désagrément, eut l’intelligence de se refuser à elle plus de cent jours d’affilée. Il avait lu dans une
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revue de yoga que l’homme pouvait augmenter sa puissance par l’abstinence. Au bout de trente jours, Sandy
voulait qu’il la prenne dans ses bras. Aujourd’hui, ils travaillent et voyagent ensemble, elle s’épanouit. Ils ont eu
un deuxième enfant. Elle comprend les qualités si décriées du mariage de raison. Peut-être auront-ils une autre
vie quand les enfants seront grands, dit-elle.
Elle nous a préparé un poulet au römertopf. La recette vient d’Anna, mon ex-femme, me dit-elle. Cela me
rappelle les plats de ma mère qui, toute notre enfance, a cuit des mets dans ces récipients de terre cuite ocre,
mélangeant souvent sucré et salé. Je débouche une bouteille de chardonnay et remplis nos verres. Je voudrais me
détendre. Sandy me sourit. Nous buvons et mangeons en silence. Nous parlons de sa fille, de son école, de ses
devoirs, de ses vacances. Sandy va la coucher et, doucement, nous retrouvons l’intimité de nos vingt ans.
Le krach a bouleversé la vie de beaucoup de membres de sa famille, dont les économies étaient entièrement
investies en Bourse. Elle est nostalgique. Nous nous remémorons la nuit où nous avions dormi dans un champ à
la belle étoile, regardant les météorites du mois d’août se consumer en pénétrant dans l’atmosphère. Nous étions
en Dordogne, dans la maison du père d’Alexandre, mon ami d’enfance. Fondateur des éditions de La Pelle, il
luttait depuis cinq ans contre le cancer qui allait bientôt l’emporter. Alexandre adorait son père, parisien né à
Marseille de père non pas inconnu mais enfui, grand industriel italien, et finalement élevé par une mère juive
dans l’âme et un père adoptif aimant. Il avait les yeux bleus, un sourire intelligent, des mots tendres et espiègles,
il aimait la littérature américaine, les photographes de mode, Richard Avedon, Jean-Loup Sieff, Robert
Mapplethorpe, Cecil Beaton, William Klein, Guy Bourdin et l’art contemporain. Il portait les cheveux longs et
des chemises Brooks Brothers à rayures bleu ciel. Nous allions souvent lui rendre visite le mercredi après-midi
dans le bureau qu’il occupait dans une cour pavée de la rue Jacob, dans le 6e. Il dirigeait alors les éditions du
Seuil, juste avant de créer sa propre maison. Quelques années plus tard, malade, il s’était coupé les cheveux
courts et ressemblait à Paul Newman. Après mon dépôt de bilan, un médecin décela un drôle de bruit dans mes
poumons. Pendant une semaine, jusqu’à ce que je reçoive les résultats de mes radios, je craignais d’avoir
développé un cancer, comme lui qui, aussi, avait connu les difficultés financières, la pression des lettres
recommandées et des menaces de saisie ou de procès en tout genre. Il vendit son affaire sur son lit de mort,
soulagé de laisser à ses enfants un peu d’argent plutôt que les dettes d’une aventure trop audacieuse. Mon
docteur ne repéra nulle tache et diagnostiqua de l’asthme, mal dont je n’avais jamais souffert auparavant.
Ce soir-là, il y a plus de vingt ans, nous étions donc avec Sandy et Alexandre allongés dans l’herbe d’un champ
que la rosée commençait à rafraîchir, un verre de vin à la main. Je crois avoir raconté à mes amis la théorie de la
relativité d’Einstein que mon ami Sacha, chercheur à la Nasa, m’avait un jour expliquée : vous montez dans un
wagon de cent mètres qui est envoyé autour de la Terre à la vitesse de la lumière. Mesurez ce wagon de
l’intérieur, il est toujours de cent mètres. Mais, de l’extérieur, il n’en mesure plus que dix. Le voyage dure un an.
Mais, à votre retour, vous découvrez que sur la Terre tout a vieilli de dix ans, sauf vous qui voyagiez à plus de
300 000 kilomètres par seconde. Nous comptions les étoiles filantes qui griffaient le ciel bleu marine et constellé.
Le lendemain, nous allions prendre la route pour le Pays basque, où nous serions hébergés chez des amis. La
veille nous étions en Aveyron. Nous traversions ainsi la France dans une petite Renault Super 5, sur des routes
bordées d’arbres dont les feuilles faisaient défiler l’infinité des verts de l’été. Sandy était ravissante dans sa robe
à fleurs qui lui descendait jusqu’aux chevilles, ses cheveux blonds, ses dents blanches et ses lèvres charnues. Elle
ressemblait aux collégiennes de la comédie musicale Grease, dont, enfants, nous connaissions les pas et les
chansons. Elle me dit aujourd’hui que ces quelques jours-là furent peut-être les plus heureux de sa vie. Nous
avions dix-huit ans.
Nous allons nous coucher. Sandy étale un futon sur le sol sur lequel je m’endors sous la protection chaleureuse
d’un poêle, d’un chat angora et d’une nuit pluvieuse qui vient battre les baies vitrées derrière lesquelles les
lumières de San Francisco apparaissent. J’entends le cri d’un train et le souffle d’un enfant. C’est Orson, enrobé
dans une couverture. Je devais venir seul mais il a tant pleuré que je l’ai emmené. Il est là, endormi sur un
canapé, juste au-dessus de moi. Je l’écoute respirer. Dans la nuit, je pense à ces toutes dernières années,
l’angoisse me fait suffoquer, j’ai le vertige, je perds pied. J’écris à la mère de Jeanne le détail de mes paranoïas
qui, dans la nuit, me semblent si réelles.
Orson se réveille. Il est 3 heures. Il me raconte son cauchemar : « Orson était seul sur le canapé. Il avait fait un
cauchemar : il croyait que son Papa n’était pas là. Il a crié : “Papa !” Papa a dit : “Mon fiston, je suis là.” Et
Orson est venu dans le lit de Papa. » Jeanne et sa mère m’ont envoyé des messages m’encourageant à rester
calme. Sa mère m’a rappelé que j’avais promis de faire une retraite de cistercien. Cela m’amuse. En fait,
j’aimerais être un stoïcien. Je pense au livre de Sénèque que m’a offert Jeanne, Apprendre à vivre, et tente de me
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souvenir d’un précepte qui me permettrait de m’endormir. Le sommeil nous emporte, Orson et moi, serrés l’un
contre l’autre.
Le jour se lève. Je suis à bout. Sandy m’allonge sur le sol et me parle doucement : « Guido, laisse-toi aller,
inspire en gonflant bien ton ventre d’oxygène, puis gonfle le thorax. Et expire. Oublie les histoires qui te
viennent à l’esprit, les histoires que l’on se répète, que tu fais défiler, sur lesquelles on n’a plus de prise et
concentre-toi sur l’émotion seulement, ce que tu ressens. Aime cette émotion, aime-la comme un enfant,
insuffle-lui de l’air comme de la vie, de la lumière, tu dois la choyer comme un don, la transformer, la garder, la
regarder. » Elle m’étire, manipule mon corps, mes jambes, mon dos, ma nuque, caresse ma poitrine. J’ai envie de
pleurer, je suffoque. « Chasse tes larmes avec l’air que tu inspires, me dit-elle, respire. » J’inspire, et les larmes
se bloquent, mes impressions n’explosent pas comme d’habitude, lorsque les larmes secouent mon corps et mon
esprit. Sandy place ses mains sur les miennes, les pose sur mon thorax encore, me parle doucement. Je pleure.
Orson vient s’allonger sur mon ventre en riant, se serre. Je me lève. Je dois m’asseoir tant la tête me tourne. Pour
la première fois depuis des mois, je perçois une solution. Il ne faut pas penser, juste ressentir, et accepter cela
comme une expérience, un don, une richesse de la vie. Je me dis que, s’il y avait eu une caméra cachée, cette
scène ridicule aurait fait ma célébrité sur Internet.
De retour à Redwood City, je m’étends sur le lit de ma mère et m’endors. Dans mon sommeil – je n’ai dormi que
trois heures la veille et je suis très décalé –, j’entends les cris des enfants qui jouent dans la maison. La journée
passe : bain, dîner, câlins. Il fait nuit. La vue depuis le salon ressemble à celle de Los Angeles que l’on voit dans
les films américains. De petites lumières dorées illuminent la nuit à perte de vue. Orson dort et toussote. Lou
s’est couchée. Demain, nous partons, Orson, Lou et moi, pour Santa Barbara. Arturo, l’ancien fiancé d’Anna,
attend les enfants pour une séance de kid aïkido.
Je vais à la pharmacie prendre les médicaments pour l’asthme d’Orson. L’appareil, tout petit, est beaucoup plus
ingénieux que celui qu’on trouve en France. Celui-ci fait de la musique quand on souffle dedans. Orson adore
s’en servir. Il y avait des chats chez Louise et chez Sandy. Nous en avons un à Paris. Peut-être est-il allergique
aux chats. J’achète aussi une brosse à dents électrique et des produits pour blanchir les dents. Je veux être
séduisant à mon retour. Ce sera mon grand retour.
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14
Nous partons à 9 h 30 après le petit-déjeuner, bagages et lits faits. Dans la voiture, Orson et Lou ont chacun un
biberon de jus de pomme. Orson veut le plus grand, que Lou a déjà dans les mains.
— Le biberon grand est à moi. Je le veux, dit Orson.
— Je ne l’ai pas fini et je ne peux pas prendre le tien parce que tu es malade.
— Papa, elle m’a pris mon biberon.
— Les enfants, arrêtez, dis-je.
— Mais je veux mon biberon.
— Bon, Lou, c’est un petit bébé, donne-lui le biberon.
Lou est obligée de céder. Encore. C’est dur d’être une grande sœur. Surtout en voiture.
Orson s’est endormi, un masque Air France sur les yeux qu’il gardait caché depuis deux jours dans sa petite
valise de carton. Nous nous arrêtons pour prendre de l’essence. Orson se réveille et dit : « Oh, j’ai dormi moi. Je
suis en pleine forme. »
Nous reprenons la route et nous nous arrêtons au Old Fashion Burger Queen, un diner dont le style Edward
Hopper m’a attiré. Lou prend des notes et des photos : un ancien ventilateur transformé en chauffage, une hélice
de saloon au plafond, une table en formica. Nous jouons à décrire tout ce que nous voyons : une dame vêtue
d’une combinaison grise, plusieurs hommes avec des casquettes, des chemises rayées et des bottes en
caoutchouc. Une femme aux cheveux teints en blond avec des lunettes de soleil est accompagnée d’un homme
qui mange très vite. Nous reprenons la route après avoir avalé un cheeseburger et un shrimp combo. Il fait moins
froid et la double ligne qui sépare la chaussée se fait plus jaune.
Sur la 101, je reçois un texto de Jeanne : « Je bois un verre avec Isild et je pense à vous. Je t’embrasse. » Elle
pense à nous. Normal, nous sommes sa famille. Mais elle m’écrit pour me le dire. Pour me rassurer ou parce
qu’elle le pense. Est-ce qu’elle m’aime ? Est-ce qu’elle a dit qu’elle m’aimait ? Il faut que je relise le texto.
Prendre l’iPhone, l’allumer, retourner dans le menu texto. Une lumière apparaît dans le rétroviseur. Une voiture
de police est collée derrière nous, gyrophares rouge, orange et bleu. Je me range sur le côté. Les enfants : « Papa,
Papa, c’est la police, ils vont t’arrêter ? » Mon coeur, qui battait déjà fort à cause du texto de Jeanne, va lâcher.
L’agent approche : papiers, assurance, sermon sur l’utilisation du portable dans l’État de Californie.
Exceptionnellement, il nous laisse partir. Dans le rétroviseur, je le regarde retourner dans sa voiture qui
ressemble à un avion de chasse. Petit signe de la main. Je réponds. Son haut-parleur hurle en français avec
l’accent américain : « Au revoir Guido ! » Il me fait un signe. Et nous repartons.
Paysages de western, chevaux, vaches… Orson, qui par la fenêtre regarde défiler les églises de prêcheur et les
maisons du Far West, clôturées de barrières de bois, s’attend à voir apparaître un cow-boy harnaché d’un colt et
d’une épée. Il a reconnu le pays de Zorro. Il me fait promettre de lui offrir un chapeau de cow-boy. Nous passons
la montagne et arrivons au-dessus de Santa Barbara. Les enfants jouent à dire ce qu’ils voient : « Je vois des
nuages, je vois la mer, je vois une maison… » Nous arrivons. Je regarde le texto de Jeanne. Non, elle ne m’aime
pas, ou plus, ou pas encore, ou si, peut-être. Enfin, la seule certitude est qu’elle ne le dit pas. Mais elle
m’embrasse, personnellement.
Arrivés à Santa Barbara, nous nous rendons directement au club d’aïkido. Dix minutes plus tard, Lou, qui a
longuement serré Arturo contre elle, est en kimono sur le tatami pistache. Arturo me fait penser à un héros de
film hollywoodien. Il est noir, grand, fort, ses cheveux noués jusqu’aux fesses, et porte des petites lunettes en
acier qui lui donnent un air d’intellectuel. Il donne son cours à Lou, puis nous emmène chez lui : une maison
aussi petite qu’une cabine de bateau. La lumière s’allume et s’éteint quand on tape deux fois dans les mains – ou
« avec la bouche », précise Orson.
Nous déposons nos bagages et partons nous promener dans le parc voisin. Orson escalade un arbre géant, qu’il
qualifie aussitôt d’« indien », puis nous allons dîner dans un restaurant mexicain, le seul qui ne soit pas vide dans
cette ville devenue fantôme depuis le krach boursier. Orson se sert tout seul du Coca-Cola avec le distributeur
automatique et nous rentrons dans la petite maison d’Arturo. Les enfants s’endorment en pyjama pendant que
nous devisons. Orson se réveille, vient dans mes bras, et s’endort à nouveau en ronflant comme un petit moteur.
Au cours de cette nuit de bavardages, un verre de vin rouge à la main, Arturo me confie la déchirure de son
premier mariage, avorté après huit années de passion dans la ville toujours pluvieuse de Seattle. Il eut le
sentiment d’avoir tout essayé, même la thérapie de couple qu’ils suivirent ensemble et qui acheva plus
brutalement encore cette relation que jusqu’au bout il pensait pouvoir sauver. Il me parla d’Anna aussi, et de la
douleur encore de cet échec. Son plus grand regret, me dit-il, fut de quitter Lou qu’il avait vue grandir pendant
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trois ans à Paris alors qu’elle était encore toute petite.
Arturo m’a dit que Santa Barbara était une toute petite communauté où tout le monde se connaît. Un seul
restaurant sert après 22 heures. Il est un des rares Noirs. Les femmes craignent toutes de s’engager avec qui que
ce soit. Une invitation à dîner est ressentie comme une pression. Il est seul. Il a cinquante ans.
Il part dans le froid, pour aller dormir au dojo sur un tatami, me promettant de revenir à l’aube avec des bagels.
Dans la nuit, les mouvements des enfants me réveillent. Je suis entre eux deux. Et rien ne peut être plus agréable
que cette sensation.
Au petit matin, après le petit-déjeuner apporté par Arturo, nous nous lançons dans une séance d’écriture sur le
minuscule canapé coincé sous le lit. Orson est à ma gauche, Lou à ma droite, comme pour cette nuit toute douce
passée ensemble ici.
— Alors, Orson, que veux-tu dire à Maman ? lui dis-je.
— Attends, je joue aux « Trois petits cochons »…
J’entends les petits bruits qu’il fait avec sa jolie bouche : « Crack, quick, crunch… » Il me dicte : « Appuie sur
“H” » et me montre la lettre sur le clavier. « Appuie sur la boule de “V” de la Chapelle ». Boulevard et “W” ne
sont qu’un dans son esprit. Il dit : « Maman, je t’aime toute la vie. »
Lou va accompagner Arturo à la leçon de yoga qu’il donne à des personnes âgées. Il lui dit qu’elle sera l’élève la
plus jeune. Nichée en haut du lit, elle montre les mouvements qu’elle connaît. Aucune de ses élèves âgées ne
pourra plus jamais faire cela, dit-il. Elle glousse. Avec Orson, nous partons au parc. Au soleil, il joue avec des
petits Américains. Il marche comme un militaire, me dit qu’il est le chef. Un instant, je ne le vois plus. Comme à
chaque fois, j’imagine qu’on l’a enlevé, et je me maudis. Il est allé s’asseoir à l’ombre d’un grand arbre. Il
semble rêver, penser. Je lui dis qu’il faut qu’il vienne, que la police va le gronder sinon. Il me regarde : « La
police du parc ? » Et reste là. Une Américaine, tenant un tout petit chien en laisse, s’approche. Il lui sourit. Me
regarde. Me sourit. Croassements, piaillements, rosée dans l’herbe. Voitures qui passent, gros 4 x 4 conduits par
des mamans, enfants à l’arrière. Une petite fille blonde. Une maman enceinte. Je me demande à quoi ressemble
sa vie. Est-elle heureuse avec son mari ? A-t-elle déjà envisagé de le quitter ? L’a-t-elle déjà trompé ? Pourrais-je
la séduire ? Pourrais-je recommencer une vie ici, ailleurs, n’importe où ? Peut-on faire table rase et tout
recommencer ? Cela existe-t-il ?
Si je rencontrais Jeanne aujourd’hui, ici, dans ce parc, je la séduirais peut-être. Elle n’aurait pas les mauvais
souvenirs de ces dernières années difficiles passées ensembles, sans espace pour une vie simple, comme toutes
ces femmes que je croise aujourd’hui mais que je ne connais pas.
Orson m’a demandé de faire le capitaine Crochet, le robot, le monstre, et de le poursuivre, lui, Peter Pan. Il m’a
fait monter sur le dos d’une baleine en pierre, escalader un château en bois. Nous sommes allés voir des tortues
dans une petite mare, animal qu’il n’avait jamais vu auparavant. Puis il a dit : « J’ai mal aux jambes » et il m’a
demandé que je le porte, ses petites mains se glissant sous ma chemise pour caresser ma nuque. Comment retenir
cette sensation ? Au bout de cent mètres, il m’a dit qu’il avait encore un peu mal aux jambes, mais que, comme
promis, il voulait bien marcher, précisant gravement qu’il était très gentil : « Je t’aime Papa. » Nous sommes
allés boire un verre dans un café : un café noir pour le Papa, un Coca-Cola pour le fiston. Il m’a dit : « J’ai faim
», et, comme je ne voulais pas lui acheter à manger à 10 heures du matin, il a dit : « Je compte jusqu’à cinq, et si
tu ne me donnes pas à manger, je ne suis plus ton fiston. » Il a compté plusieurs fois jusqu’à cinq : « Un, deux,
trois, sept, neuf, dix, cinq… », je lui ai acheté des chips et il m’a dit : « Je suis ton fiston, Papa. » Je crois que
j’aimerais avoir d’autres enfants. Changer de vie. Voyager. Traîner, comme ça. Écrire, lire, rêver, aimer, jouer.
Plus que ça. Comme je me suis perdu ces dernières années.
— Je veux rentrer, dit Orson.
— Où ?
— À la maison.
— La maison d’Arturo ?
— Non, la maison de Maman, je veux rentrer tout de suite.
— On ne peut pas, mais on va lui écrire sur l’ordinateur.
Nous marchons jusque devant la maison d’Arturo. « C’est la maison de Kung Fu Panda » corrige Orson,
impressionné par le kimono que porte Arturo quand il enseigne. « Nous sommes tous des Kung Fu Panda »
ajoute-t-il. C’est une petite maison construite en 1875, faite de bois, peinte en blanc et vert, avec un jardin devant,
orné de deux palmiers géants. Orson cueille deux fleurs de lavande et me donne « le bouquet pour Jeanne ». Mon
téléphone vibre. C’est Anna. Elle me réclame un mail lui racontant les vacances de Lou. Mais je suis ailleurs : à
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Paris, il est 20 h 30 et je n’ai pas reçu de texto de Jeanne. Ne surtout pas interpréter. La conclusion de ce récit
sera la réalité du retour à Paris - que je ne connais pas encore et que, je l’espère, personne ne connaît. Suspense
naturel.
Je mets des baskets pour la première fois depuis très longtemps. Jeanne n’aimait pas que j’en porte. Lou, lunettes
de soleil sur le nez, All Star dépassant de la portière de la Toyota d’Arturo, surf sur le toit, musique californienne,
volume poussé au maximum. Elle les remarque aussitôt :
— Whaouh, Papa, les baskets !
— Tu n’aimes pas ?
— Si, j’adore !
Et nous partons tous en voiture pour aller chercher la mère d’Arturo, avec qui nous allons déjeuner. Cette
Portoricaine, veuve d’un psychiatre militaire, a toute sa vie suivi son mari de ville en ville, au gré de ses
mutations, enseignant l’espagnol dans les universités de ces mêmes villes. Nous allons au restaurant Natural
food, le frère d’Arturo nous y rejoint. Les enfants commandent des tacos et jouent sur nos genoux.
— Je n’ai pas de jeu sur mon iPhone, dit Arturo, autrement je ne décrocherais pas.
— Je ne joue pas tellement, dis-je.
— Tu as de la chance. Je suis un peu accro. C’est un vraie perte de temps.
— Tu crois ?
— Oui, dit sa mère. C’est comme les mails. Mes amis de Porto Rico m’en envoient toutes les nuits. Et, toutes les
nuits ils attendent que je réponde.
Elle nous raconte que, pour la première fois, sa machine à laver le linge, achetée il y a plus de quarante ans, est
tombée en panne. Nous nous quittons. À chacun de ses fils, elle dit : « Merci mon fils. Merci d’être venu.
Reviens quand tu veux. Au revoir mon fils. » Elle nous propose, à Lou en particulier, de revenir quand nous le
voudrons. Elle aurait aimé cuisiner pour nous, nous dit-elle, mais elle est trop âgée. Elle repart, frêle, dans un
petit blouson bleu, coiffée d’un petit bob du même bleu. Le bleu du Burberry que j’ai offert à Jeanne.
Sur mon téléphone, un nouveau texto de Jeanne : « Je me couche. J’ai la grippe. Mais je pense à vous. » Et à
moi ? M’aime-t-elle ? M’a-t-elle jamais aimé ?
Ma vie est comme un rêve dont je n’arrive plus à palper la réalité. Ma femme n’est plus amoureuse de moi et ne
sait même pas depuis quand. Un an après la naissance d’Orson, elle entretenait une relation écrite avec un autre.
Elle me dit avoir souvent eu l’envie de céder à des avances. Elle ne me désire plus et s’est souvent obligée à
jouer l’amour lors de nos ébats. Dans ses carnets, qu’elle laisse posés sur son bureau, elle relate des fictions
amoureuses plus réelles que nos propres relations. Avons-nous jamais été réellement ensemble ?
Ne pas y penser. Se concentrer sur le réel. Les enfants. L’amour d’Arturo pour Lou, sa gentillesse. J’écris
allongé dans l’herbe, Orson dort devant moi dans la voiture, Arturo fait jouer Lou, dans le parc. Je les entends.
Lou l’adore. Je voudrais ne plus jamais vivre la comédie de ces dernières années, ne plus jamais me sentir ainsi
trompé, ne plus jamais avoir le sentiment de perdre mon temps.
Au début, quand je croyais que Jeanne était encore avec moi, je lui écrivais des lettres d’amour. Ses réponses me
firent comprendre qu’il valait mieux ne pas continuer.
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15
Aujourd’hui, j’ai reçu un texto de Jeanne : « J’ai eu des nouvelles par ma mère. Je me réjouis de vous retrouver
la semaine prochaine. Je t’embrasse très, très fort. » Et la journée est passée. Nous allons dîner dans un
restaurant de bord de mer, le Shore Line Café. Dans la lueur du coucher du soleil, les silhouettes noires des
surfeurs se détachent au large dans le ciel rose et bleu pastel. Je commande un verre de vin blanc pour moi et des
fish and chips pour tout le monde. Lou pleure et me parle de ceux qu’elle a perdus, son arrière-grand-mère Ba et
ses cochons d’Inde. De jolies larmes coulent sur son petit visage. Arturo l’emmène à un cours du soir.
Je suis seul avec Orson qui dit qu’il veut écrire « à Maman ». Puis il réclame sa grande sœur. Il veut la retrouver.
Tout de suite. Il est angoissé, câlin, glisse ses petits doigts le long de ma nuque. Il m’embrasse, me dit qu’il
m’aime, qu’on est une famille qui s’aime. Il fait nuit, l’eau est bleu ciel, le ciel presque noir. On entend le bruit
sourd et puissant des vagues. La serveuse apporte les plats. À la deuxième bouchée, Orson tousse, s’étrangle et
vomit. Nous rentrons.
Le lendemain matin, avec Arturo, Lou et Orson, nous sommes allés sur la plage de Hope Ranch, là où nous
venions enfants avec mon frère Lucien quand notre mère nous avait emmenés en vacances à Santa Barbara, le
premier été après la séparation. Nous avions fait un home exchange, un échange de maison avec des Californiens
qui avaient, comme nous, publié des photos et un descriptif de leur foyer dans un catalogue. Nous étions arrivés
dans une hacienda mexicaine qui, à flanc de colline, dominait la vallée de Santa Barbara, en bordure de mer.
Tout était en chaux, en bois sombre et massif. Les Gordin nous avaient laissé les clés de leurs deux voitures, un
coupé BMW et un grand break aux ailes couvertes de bois, les cartes de membre du club de tennis et de la plage
et les numéros de téléphone de leurs amis qui avaient des enfants de notre âge. Nous découvrions un nouvel
appareil, le four à micro-ondes. Ma mère rencontra un petit ami, Michael, un bel homme aux yeux bleus qui
vivait dans une sorte de cabane dans les montagnes, juste à côté de la villa de Joe Cocker, son voisin. Il buvait
beaucoup de bière et nous parlait de la philosophie de La guerre des étoiles.
Mon père était venu nous rendre visite. Il était arrivé de Los Angeles dans une décapotable de location. Il était
bronzé, portait un pantalon blanc et un Lacoste bleu ciel. Nous rêvions qu’il reste avec nous. Ou qu’il nous
emmène. Avec notre mère. C’est ce qu’il voulait lui aussi. Mais il repartit le lendemain. Ma mère, qui
aujourd’hui me dit parfois regretter ne plus vivre avec lui, avait tourné la page. Elle voulait une nouvelle vie.
Le club de Hope Ranch était dirigé par un couple de Français, les Patoux, parents de huit enfants qui régnaient
sur cette plage privée de Santa Barbara. Je me souviens de ce type qui pouvait s’enfoncer des épingles à nourrice
dans les bras sans souffrir ni même saigner. Il nous demandait de le frapper de toutes nos forces et semblait ne
jamais rien ressentir. Comme les gens qui font la queue dans les fêtes foraines pour frapper un punching-ball
mécanique, nous défilions les uns après les autres pour le cogner de mille et une façons : coup de pied, crochet,
coup de tête. Il encaissait en soufflant tranquillement. Nous portions des shorts de bain longs et colorés. Nous
surfions allongés sur des petites planches de polystyrène. Je me trouvais maigre et me demandais si un jour une
femme m’aimerait. Je rêvais d’une vie d’amour et de voyages.
Avec les enfants, nous avons marché sur le sable gris souillé par les algues et les morceaux de bois mort que
l’océan Pacifique rejette ici. Avec Orson, nous avons construit une petite cabane en forme de tipi, posant les uns
contre les autres les bâtons qu’il ramassait, et nous nous y sommes cachés en attendant les pirates. Arturo a
emmené Lou marcher pieds nus dans l’eau claire, sautant de caillou en caillou, jolies pierres polies par la mer
depuis toujours. Lou choisissait les plus beaux et s’en emplissait les poches. Elle attrapa un crabe plus petit
qu’un ongle que nous avons admiré tous en rond autour d’elle.
Cette plage me rappelle encore ce premier été en vacances sans notre père, quand notre mère l’avait quitté. Ma
mère était plus jeune que moi aujourd’hui quand elle est partie pour la Californie. Aujourd’hui, elle est grandmère. J’ai perdu mon temps. Je devrais tout quitter moi aussi.
Puis, nous avons quitté Arturo et nous avons repris la route, la 101, vers le Nord, ce même freeway que nous
avions descendu sous une pluie battante. Les collines noires et grises entre lesquelles nous avions roulé dans le
froid et la bruine en descendant la côte sont devenues vertes, tendres et profondes.
On aperçoit les ranchs, le bétail, les lignes de chemin de fer, dans ce corridor désert qui, le long de la route
historique d’El Camino Real relie Santa Barbara à San Francisco. Orson dort. Pendant six heures, je dissèque ces
six derniers mois. Quand Jeanne me demandait de partir en week-end avec les enfants pour trouver l’oxygène
nécessaire à nos retrouvailles, était-ce pour le voir ? S’appelaient-ils dès que je n’étais plus là ? A-t-elle
seulement oeuvré une fois pour que nous nous retrouvions ? Pourquoi ai-je cru en elle ? Ai-je bien fait
d’attendre ? Aurais-je dû écouter mes soupçons ? Fallait-il la quitter ? En aurais-je eu la force ? Cette situation
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peut-elle durer ? Que va-t-il se passer ? Ai-je trop d’imagination ? Divaguerais-je ? Mon coeur se serre, je ne
respire plus que lorsqu’Orson se réveille. Son visage, ses questions, son humour me font tout oublier. Il est
charmant. On dirait qu’il devine et se bat pour que ces nuages-là disparaissent aussi.
Assise devant, à mes côtés, Lou est triste. Je lui raconte les moments les plus merveilleux passés avec sa mère.
L’Égypte, où nous avions dormi quelques jours sur une felouque, sous le barrage d’Assouan, près de la Nubie ;
nos nuits dans un petit hôtel sur la place Khan el-Khalili, au Caire. Je lui raconte Londres, où je vivais dans un
mews de trois étages payé par Paris Star lorsque j’étais reporter, et puis notre promenade sur la plage de Stinson
Beach, au nord de San Francisco, lorsque nous étions venus célébrer le deuxième mariage de ma mère. Je lui dis
que sa mère était belle, qu’elle l’est toujours, que je l’ai rencontrée à Paris grâce à Stéphane, avec qui je
partageais un appartement. Qu’elle était gracieuse et poétique, comme elle. Les larmes sèchent sur ses joues. Ses
yeux, les mêmes que ceux d’Anna, scintillent, elle sourit. Je lui demande si elle aime Jeanne :
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que depuis trois ans elle donne toujours raison à Orson.
— Tu aimerais que je vive sans elle ?
— Oui.
— Pour vivre seul ?
— Non. Avec Maman.
Je lui dis que j’écris un livre sur ma vie et que dans ce livre j’écris un livre. Elle me répond que dans ce livre, je
peux écrire que j’écris que j’écris que j’écris…. Cette idée la fait rire. Elle me demande juste de ne pas évoquer
mes problèmes d’argent causés par la faillite des éditions. Elle a dix ans.
Jeanne m’a menti. Elle m’a trompé. Elle m’a maltraité. Hier, tard dans la nuit, j’ai appelé Angélique, sa mère.
Elle m’a dit qu’il ne fallait idéaliser personne, que la vie était ainsi et que tout rentrerait bientôt dans l’ordre. Je
lui demandai si elle trouvait grave que Jeanne ait eu un échange amoureux par mail avec un Anglais. Elle me
répondit : « Bien sûr que non. » Et Armand ? Jeanne a nié, me dit-elle.
Elle était douce et déterminée.
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16
Un jour, lors d’un déjeuner en tête-à-tête avec Armand organisé pour moi par Jeanne, j’ai réalisé que nous
portions les mêmes habits, provenant d’une boutique que Jeanne m’avait vantée. Je compris soudain que depuis
quelque temps Jeanne m’emmenait aussi aux bains de la mosquée de Paris, qui se révéleraient être également le
passe-temps favori d’Armand. Ils y allaient désormais ensemble, parfois à l’heure du déjeuner. Lorsque je
m’étonnai de ces coïncidences suspectes, elle me traita de jaloux possessif.
Depuis six mois, elle disparaît le lundi soir. Le jeudi, elle est à la piscine jusqu’à 20 heures. Et nous ne sommes
pas en vacances ensemble parce qu’elle a accepté un remplacement dans sa maison d’édition. Armand a bientôt
soixante-dix ans. Jeanne me parle sans cesse de la sexualité du troisième âge. Elle projette la réalisation d’un
long métrage dont la chute serait une scène d’amour avec un septuagénaire. Elle prépare un documentaire sur les
pratiques sexuelles des femmes à tous les âges. Elle m’a emmené voir le film de Josiane Balasko, Cliente, dans
lequel Nathalie Baye fait appel à des escort boys pour faire l’amour dans des parkings. Et si Jeanne fréquentait
des gigolos ? Et si le « A. » du carnet noir était Anne, cette nouvelle amie dont elle me parle parfois et que je ne
connais pas ? Paranoïaque, je voyais le mal partout.
Je l’attendais le soir dans le noir, entendant son frère, Georges, se préparer des plats dans la cuisine, sous notre
chambre. Grand gaillard de vingt-huit ans, champion d’arts martiaux, mannequin occasionnel aux abdominaux
dignes de Bruce Lee et dessinateur, il s’était improvisé graphiste de notre société. Il vivait chez nous, dormant
dans une petite chambre sur le palier, partageant avec nous la cuisine, la salle de bains et les machines à laver le
linge et la vaisselle. Lorsque je commençais à passer plus de temps avec lui qu’avec elle dans notre maison, je
m’ouvris à lui de cette situation désagréable. Il me comprit, s’étonna du comportement de sa sœur, me confirma
qu’elle lui avait avoué ne plus m’aimer, et il quitta notre appartement avec ses deux ordinateurs et ses trois
mountain bikes. Il retourna chez sa mère comme la plupart de ses copains.
Les plus tristes furent les enfants, qu’il faisait dessiner des heures entières dans sa chambre d’artiste. Jeanne
aussi m’en voulut beaucoup. Elle ne supportait plus d’être seule avec moi.
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17
La nuit, je ne dors plus. J’imagine. Alors j’appelle la mère de Jeanne. Elle m’apaise. Depuis quelques jours une
idée me hante : Et si Orson n’était pas mon fils mais celui d’Armand ? Ma mère me dit qu’il me ressemblait à la
naissance. Sandy m’a dit qu’il avait mes yeux, bien qu’ils soient bleus et les miens verts. Ce soir, au sujet de mes
doutes en paternité, la mère de Jeanne me dit que je n’ai qu’à faire un test génétique et qu’elle va venir me casser
la gueule. Et elle rit. Et m’envoie un texto : « C’est vrai que t’es con parfois. Je vous embrasse tous les trois. »
Souvent, Orson se réveille, glisse ses mains dans les manches de mon pyjama et me dit : « Je t’aime, Papa. » Le
matin, un texto s’affiche sur l’écran du iPhone : « Je trouve que notre pacte de ne pas nous parler jusqu’à ton
retour est une super idée… Les choses se calment. Je t’embrasse très, très fort. Ta Jeanne. »
Les choses se calment. Il fallait attendre. Partir.
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18
Peter a trente-sept ans aujourd’hui. Louise veut lui faire une surprise. Nous nous retrouvons le soir dans un
restaurant sur les quais de San Francisco, là où nous avions fêté notre mariage improvisé aux États-Unis avec
Jeanne. Il y a aussi Pierre, un ami de la famille de passage ici. C’est son frère qui lui a conseillé de nous appeler.
Il craignait d’être seul ce soir. En fait, nous allons aussi fêter avec lui les six mois de son divorce. Ils ont eu deux
enfants et, après avoir vécu à Barcelone, se sont installés à San Diego. Je montre à Louise les derniers textos de
Jeanne. Ils sont pleins d’espoir. Nous dînons, buvons, rions et, après un passage dans un bar où nous sirotons
quelques cocktails encore, nous rentrons. Nous avons décidé de partir skier demain à Squaw Valley, au lac
Tahoe. Le départ est fixé à 6 heures du matin. Nous serons sur les pistes à 10 heures.
Avec Louise, nous appelons notre père pour avoir des nouvelles de notre grand-mère qui sera opérée dans un
quart d’heure. Elle s’est cassé le col du fémur dans la journée, en traversant son salon, à quatre-vingt-dix-huit
ans.
Il est minuit chez nous, à Paris il est 9 heures. Ils l’ont endormie nous dit-il. Personne ne peut dire si elle
supportera l’opération. Je devrais aller me coucher. Mais je ne résiste pas. J’envoie un texto à la mère de Jeanne
au sujet de l’architecte qui doit passer aujourd’hui à la maison : « Tu as pu passer le message à Jeanne ? Désolé
de passer par toi… C’est pour le “pacte”. Je t’embrasse. On opère Grand-Mère. » Elle ne répond pas, je l’appelle,
elle me dit que Jeanne n’est pas joignable, j’appelle à la maison. Rien. Je l’imagine installée pour le week-end
chez Armand, se promenant dans les salons de thé, se prélassant aux bains turcs, je repense aux mots « caresse »,
« voix », « mains » lus dans le carnet noir. Je veux la quitter, vendre notre appartement. Je pense à eux vivant en
couple, partant ensemble à la Foire de Francfort où nous allions ensemble avec Jeanne, dînant le soir dans les
auberges gothiques. L’année dernière, nous étions passés sur le stand de sa maison d’édition. Il était là, avec son
assistante, une jeune et belle fille. Jeanne m’avait dit qu’ils étaient amants.
Au mois d’octobre dernier, Armand avait proposé à Jeanne de l’emmener à Francfort. Elle n’avait pas donné
suite mais m’avait demandé mon avis. Je m’étais étonné de cette proposition.
Est-ce une vieille histoire ? Un coup de foudre ? Une passion ? S’aiment-ils ? Depuis combien de temps ?
Vivront-ils ensemble ? Comment a-t-elle osé ? Que dois-je faire ?
Mon coeur se serre, et je sens des lancements dans mes bras et jambes gauches. Ma grand-mère est au bloc. Je
pense à elle, qui, depuis ses vingt ans, se poudre tous les jours, ne dort qu’en nuisette et enfile des mules de soie
le matin. De sa fenêtre parisienne, elle regarde tous les jours entrer et sortir des boutiques de luxe les jeunes
femmes qui ont l’allure qu’elle avait à leur âge. Elle se souvient du défilé de la victoire de la guerre de 14-18.
Ses parents les avaient habillées, elle et sa soeur, en bleu-blanc-rouge et elles avaient regardé passer les soldats
du haut du balcon de leur appartement du 8e arrondissement de Paris. Le soir où l’impresario d’Édith Piaf fut
assassiné en sortant de son club, le Jarny’s, elle avait assisté au spectacle de la Môme, petite jeune fille en robe
noire qui vendait aussi des fleurs à l’entrée du club. Une nuit, dans un bal russe, elle avait été coupée à la jambe
par l’éclat du cristal d’un verre brisé. Quand elle avait rencontré mon grand-père, ils avaient vécu un an à l’hôtel
George V en attendant que leur appartement du nouveau quartier de Bagatelle, à Neuilly, soit décoré. Une fois
par semaine, l’homme de sa vie recevait à dîner trente personnes chez Maxim’s.
L’été, depuis cinquante ans, ma grand-mère s’installe à Deauville et commande, parfois, encore à l’hôtel Royal,
un Alexandra, le cocktail de sa jeunesse, dans les années trente, à base de liqueur de cacao.
À 6 heures, je reçois un texto de Jeanne : « Excuse-moi. J’avais oublié mon portable. » À Paris, il est 16 heures.
Pendant une heure encore elle ne répond pas. Quand elle décroche, elle me dit qu’elle est à la campagne avec
Pauline. Je lui propose de la rappeler là-bas. Elle rétorque qu’elle est chez des amis dans une maison voisine. Je
voudrais saluer Pauline mais elle est partie se promener dans les bois avec les enfants, me dit-elle. Je me perds.
Elle me dit qu’elle ne supporte pas mon flicage et me raccroche au nez. Elle me rappelle brièvement pour me
dire qu’elle n’est pas chez Pauline, mais chez Charles. Elle ajoute qu’elle m’aime et est heureuse de me retrouver
vendredi. Ce n’est plus Armand. C’est Charles. Mais qui est Charles ? Rien ne vient alimenter mon imagination.
Jeanne m’envoie un texto : « Guido, il n’y a pas de problème. Je souhaite me reposer, je t’en prie, pas de drame.
Je suis très contente de te retrouver vendredi. Je ne pensais pas que ce week-end allait te mettre dans cet état.
Guido, encore une fois, je t’aime et je suis heureuse que tu rentres. » Je respire par le ventre, puis la poitrine,
selon la technique de Sandy.
Le jour se lève. Peter et Louise m’annoncent le départ pour le lac Tahoe. Je prends un somnifère, me couche à
l’arrière du break Volvo et me réveille à la montagne en entendant la voix de ma grand-mère dans le haut-parleur
du kit mains-libres. Elle s’est réveillée et nous appelle. Guillerette, elle plaisante, demande à Louise ce qu’elle
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pense du nouveau président, Barack Obama.
Je me souviens que ma grand-mère m’a raconté avoir un jour refusé une invitation de mon grand-père. Elle était
malade et ne souhaitait pas sortir de chez elle alors qu’il lui faisait la cour et voulait l’emmener pique-niquer.
Elle n’avait pas trente ans. Il partit sans elle sur les bords de la Marne, lorsque, soudain, dans l’après-midi, il la
vit au bras d’un jeune homme à bord d’un bateau. Toute sa vie, elle jura que c’était une maladresse, que ses amis
étaient venus la chercher, avaient insisté, et qu’elle avait cédé. Ce n’était pas prémédité. Ce jour-là, elle rentra
chez elle en pleurant. Elle l’aimait. Ma grand-mère et mon grand-père se sont revus, ils se sont mariés, ils ont eu
trois enfants. Plusieurs fois, elle m’en a parlé, espérant que je la croirai.
À la mort de mon grand-père, le jeune homme dont ma grand-mère tenait le bras ce jour-là sur la Marne est
souvent venu lui rendre visite, l’emmener déjeuner au restaurant du Plazza.
Tous les jours, elle regarde la photo de mon grand-père dans un cadre d’or, posée sur la fourrure du lit dans
lequel elle se pâme jusqu’à midi, renouant avec cette habitude prise à vingt ans, lorsqu’elle était retournée vivre
chez ses parents. Elle avait quitté son premier mari qui lui avait pris son alliance pour la jouer dans un casino de
la Côte d’Azur en 1934, l’année où parut l’ouvrage de Francis Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit. Quand mon
grand-père la rencontra et l’épousa, quatre ans plus tard, il avait quarante ans. J’aurai cet âge-là dans six mois.
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19
Squaw Valley, au lac Tahoe, a été élue meilleure station de ski de la Californie du Nord. Tonie, une amie de
Louise, nous attend devant la billetterie avec ses deux enfants. Poitrine tendue, yeux foncés, cheveux d’ébène,
Tonie est une petite femme pleine d’énergie. Elle parle, bouge et rit fort. Son père, qui travaille dans la station,
va nous procurer forfaits et matériel à prix réduit. Cet homme de soixante-dix ans, sec, moustachu, coiffé d’une
casquette et vêtu d’un blouson de guide de haute montagne américain, nous accompagne et nous équipe. Là-haut,
après avoir descendu plusieurs pistes, Tonie m’offre une vodka sec dans un bar de glace. Après une relation de
douze ans avec le père de ses enfants , elle s’est séparée et s’est installée dans une nouvelle maison achetée à
crédit. Elle revit.
Avec Louise nous évoquons notre grand-mère à qui nous pensions ne plus jamais parler. Des larmes coulent sur
nos visages. Elle est vivante. Louise me dit qu’elle est heureuse que je sois là, avec elle, qu’il me faut prendre
soin de moi. Je suis fatigué. J’ai envie d’appeler les enfants. De leur parler, de les serrer contre moi. Nous
appelons ma mère qui me raconte leur journée. Je les entends piailler derrière elle.
Nous descendons des chaises et glissons sur l’arête d’un col, le vent glace nos visages. La tête me fait mal. Les
nuages cachent le ciel azur. Nous prenons la pente. Avec la vitesse, je ne pense plus qu’à la piste. Mes skis, les
bosses, mes cuisses qui me font mal.
Cela fait huit ans que je n’ai pas skié. Autrefois, l’hiver, nous partions souvent à Argentière, petit village situé en
haut de la vallée de Chamonix, au pied du glacier. Notre père y avait un chalet qu’il avait aménagé avec sa
femme comme un coucou suisse douillet. Nous invitions nos amis, ceux que nous ne pouvions pas loger louaient
des chambres simples dans les hôtels de charme alentour dont certaines ne coûtaient que 150 francs la nuit. Nous
nous levions tard, skiions, et le soir nous sortions beaucoup, rentrant souvent ivres dans un vieux taxi Peugeot,
un break dans lequel le chauffeur avait fait installer une banquette supplémentaire dans le coffre. Nous tenions à
six et parfois commandions deux voitures. Notre père, qui avait ouvert des comptes chez de nombreux
commerçants du village, nous fournissait équipement, forfaits, repas, il nous invitait au restaurant, nous
organisait des randonnées avec un guide. Madeleine, sa femme, préparait du gigot d’agneau, des poulets en
sauce, des côtes de boeuf, des gratins de pommes de terre, et servait de grandes tablées. Sur la terrasse quand il
faisait beau, dans la cuisine le soir, après que le soleil se fut couché derrière l’aiguille du Midi, une grande table
en bois accueillait les invités qui s’y installaient au réveil ou venaient à l’improviste le jour de l’an. Champagne,
café, chocolats, jambon, saucissons, fromage de chèvre, pain frais et craquant, bûches de Noël, foie gras, vins
d’Arbois, fondue, les mets défilaient selon les heures et les saisons. Les trois enfants de Madeleine y ont grandi.
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Un jour, Madeleine annonça par fax à mon père qu’elle le quittait pour un autre homme, un 1er avril, le même
jour où il perdit le contrat d’édition qui avait fait l’opulence de sa petite société pendant plus de trente ans. Seul
onguent sur ce drame sentimental, le nom de l’amant, comme prédestiné à cette date qui faisait le malheur de
mon père : Monsieur Merlanfri. Madeleine avait changé. Ses seins, son visage, son corps, la couleur de ses
cheveux, ses yeux, sa bouche, son esprit, son humour n’étaient plus les mêmes. Elle voulait depuis plusieurs
années se séparer, hésitant, partant, renonçant, revenant. Dans l’année, mon père vendit le chalet et fit entreposer
tous les meubles dans une vieille grange en Aveyron. Je n’ai plus jamais revu ni Madeleine ni ses enfants.
Quelques mois avant la vente du chalet, en 2002, nous y étions allés avec Jeanne, son frère et Lou. Nous avions
voyagé dans mon vieux coupé Mercedes 230 C gris clair qui a depuis rejoint les meubles fantômes de la grange
aveyronnaise.
Le soir, nous bavardions avec Jeanne, main dans la main, allongés sur une fourrure devant la cheminée. Nous
jouions avec Lou sur une grande table basse, enfoncés dans de profonds canapés, sous le regard des trophées qui
peuplaient cette maison : chamois, loutre, cabri… Lou avait trois ans et commençait à bien parler. Nous l’avions
inscrite à un cours de ski. Le frère de Jeanne l’avait entraînée un après-midi entier sur une luge de bois ; elle
l’encourageait de ses petits cris, il courait à en perdre le souffle, tombant dans la poudreuse sous les fous rires de
Lou ; nous avions fait des batailles de boules de neige dans un petit sous-bois, avant d’aller nous réchauffer dans
une guérite où on nous servit une raclette, du vin chaud et du fromage blanc aux myrtilles.
Nous nous endormions en nous embrassant sous un édredon blanc, un filet d’air glacial se glissant par la fenêtre
fermée à l’espagnolette. Nous y étions retournés un dernier été, entreprenant de grandes marches jusqu’en Suisse,
dormant dans des gîtes, nous promettant de partir un jour en excursion avec les enfants que nous aurions peutêtre. Nous évoquions même les mulets qui les porteraient.
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Le chalet où nous sommes aujourd’hui avec Louise et Peter ressemble à celui de notre adolescence. Sa
décoration n’a pas changé depuis les années cinquante. Sur les murs en pierre et en bois verni sont peints les
animaux de la ferme. Les lits sont couverts de grands patchworks colorés. Orson et Lou aimeraient les petits
détails qui le décorent, en particulier le petit lit lové sous l’escalier, comme une niche douillette pour animal
alpestre. Nous avons entrepris une séance de gymnastique dans le salon, mimant les gestes des sportifs du début
du siècle dernier, les jambes maigres, torses bombés, bras tendus. Louise m’aide à me détendre en m’indiquant
des positions de yoga. J’aime sentir ses mains sur moi. Les mains de ma sœur.
Le soir, Erik, un ami allemand de Peter, nous rejoint. C’est un grand type mince aux cheveux coupés court.
Louise prépare des pâtes à la sauce tomate, aux oignons et aux saucisses, nous ouvrons des bières, je mets la
table, Erik nous raconte que son ex-femme, avec qui il a vécu douze ans, a rencontré quelqu’un il y a six mois.
Ils parlent de vivre ensemble. Erik et sa femme sont séparés depuis un an, ils venaient d’avoir un enfant. Hier, il
a passé la nuit avec une jeune fille rencontrée dans un bar. Je prends un somnifère et vais me coucher.
Ce matin, je trouve trois textos de Jeanne : « Mon Guido. La vie est longue et nous passons tous par des états.
Bref, je voulais te dire que je t’aime, et que je me réjouis que tu rentres. Je déteste le téléphone et préfère nos
petits mots. Je t’aime, je t’embrasse. » « Mon Guido, j’ai absolument confiance en l’avenir et je t’aime. » « Je
vous souhaite une très bonne journée, je pense à vous très fort et je vous prépare une délicieuse soirée de retour.
Je t’embrasse très fort. »
Peter a préparé un petit-déjeuner allemand. Jus de pomme, bagels, fromage blanc et myrtilles, fromages. Je lui
fais remarquer que ses bretelles sont croisées devant-derrière. Il aime ce qui est croisé, me dit-il, et il traverse le
salon jambes et bras croisés. Son ami Erik nous raconte que son père, qui fut chauffeur de bus anglais pendant
trente ans, quitta l’Allemagne pour l’Afrique il y a cinquante deux ans, laissant sa fiancée d’alors. Pendant deux
ans, il lui écrivit tous les jours, puis il cessa de donner des nouvelles à quiconque. Quand il décida de rentrer, il
embarqua sur un bateau qui transportait des bananes de l’Afrique vers l’Europe. Son voyage dura quatre ans. Il
revint un jour dans son village. Ses amis, qu’il croisait dans la rue, tombaient en larmes dans ses bras. Tous le
croyaient disparu à jamais, avalé par un crocodile. Il rendit visite à sa fiancée. Elle ne vivait plus là. Le père de la
jeune fille l’emmena au bout de la propriété, où coule un petit ruisseau, et lui dit qu’elle avait tenté de se tuer en
ce lieu, désespérée par son absence subite et inexpliquée.
Le père d’Erik rencontra plus tard une autre femme sur les bords d’une rivière où il pratiquait sa passion, la
pêche. Erik naîtrait de ce coup de foudre. Quelques années plus tard, quand ils divorcèrent, la mère d’Erik
inscrivit comme motif : « Pêche à la mouche. »
Il quitta un jour l’Allemagne car il y avait acheté à crédit une caravane qu’il avait décidé de ne jamais payer, et il
s’installa en Irlande où il serait à l’abri de la loi allemande, les deux pays n’ayant pas d’accord d’extradition. La
mère d’Erik éleva seule ses deux enfants, sous les regards courroucés des voisins qui lui attribuaient l’échec de
son mariage. Toute sa vie, elle reprocha à son mari ses habitudes de coureur, qui furent la cause véritable de leur
rupture. Lui partit sur les routes. Il eut mille métiers. Ce géant, toujours armé d’une machette, travailla comme
chauffeur de poids lourd, vivant dans des caravanes. Lorsqu’il devint le chauffeur d’un bus rouge à étage, il gara
sa caravane dans l’entrepôt des célèbres véhicules et, jusqu’à la retraite, ne quitta plus ce parking géant où tous
les matins une trentaine de moteurs diesel vrombissaient d’une seule voix. Il vit aujourd’hui sur un petit terrain
où il a déplacé sa caravane. L’année dernière, le visage d’une femme croisée dans un supermarché lui parut
familier. Elle le regarda. Il prononça son prénom. C’était l’amour de sa jeunesse, celle qui avait voulu se tuer
pour lui au bord d’une rivière. Elle visitait l’Irlande. Elle lui donna son numéro de téléphone, en Allemagne. Ils
s’appelèrent. Elle s’était mariée, son mari était décédé, ils avaient eu deux enfants, aujourd’hui adultes. Il lui
rendit visite en Allemagne.
Erik nous dit qu’ils s’aiment de l’amour du premier jour et vont se marier. Lui ne supporte pas la présence de ce
père solitaire qui jamais ne sut lui parler et, peut-être, encore moins l’aimer.
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Nous appelons mon père pour prendre des nouvelles de notre grand-mère. Elle se remet, fait des caprices,
arrache ses perfusions et veut rentrer chez elle. Elle s’est levée. Angélique, la mère de Jeanne est venue lui
rendre visite. Mon père lui a dit que de ne plus m’aimer ne justifiait pas que Jeanne se comporte ainsi,
accumulant fuites et mensonges. Angélique soutenait que Jeanne m’aimait. Il lui demanda si elle le pensait ou si
elle l’espérait. Elle répondit qu’elle le pensait. Il lui dit qu’il m’avait conseillé de ne plus rien espérer d’elle, qu’il
n’était pas raisonnable de s’exposer ainsi, que l’on ne devait pas accepter de souffrir longtemps, et que tout cela
n’était pas bien grave. Si Jeanne ne pouvait pas assumer les situations difficiles, assumer ses choix, alors elle ne
méritait pas que je déploie autant d’efforts pour elle. Si elle m’aimait elle prendrait un avion pour venir me
retrouver en Californie. Il s’occuperait du billet, lui dit-il.
Ces mots durs me perturbent. Je préfère croire Angélique, croire que Jeanne m’aime, que je vais la retrouver. Je
voudrais passer un semaine agréable sans imaginer cette séparation que je ne souhaite pas. Il sera toujours temps
de souffrir en rentrant.
Nous partons skier. Dans le magasin de location de skis, un employé ne comprend pas que la pointure 42 est une
mesure étrangère. Il regarde son collègue, tous deux s’étonnent et imaginent des chaussures géantes. Aux ÉtatsUnis, nous disent-ils, la plus grande taille est du 15. 42, non, ils n’ont pas. Je lui demande du 8 et il me tend une
paire. Un grand Indien ordonne à Peter de rester derrière une ligne tracée au sol alors que nous sommes les seuls
clients du magasin. On nous dirige d’un comptoir à un autre. Cela ressemble à l’arrivée de l’aéroport de San
Francisco.
Il neige. Cette montagne est peuplée d’arbres tristes dont la taille semble rétrécir avec l’altitude. Du haut des
chaises qui nous emmènent au sommet, le lac Tahoe disparaît derrière nous dans le brouillard. Peter me raconte
comment son père est parti de l’Allemagne de l’Est, échappant dans la nuit au monde policier du bloc de l’Est.
Peter avait six ans. Son père l’envoya avec sa mère en vacances. Il se souvient d’avoir trouvé étrange qu’il ne les
accompagnât pas, lui qui passait tant de temps avec eux, les emmenant souvent faire de longues balades à bicyclettes ou de grandes randonnées en montagne. Ils reçurent quelques jours plus tard une carte postale d’Autriche.
Il les avait abandonnés pour trouver la liberté à l’Ouest. Il avait nagé huit heures, la nuit, dans les eaux froides du
Danube. Après un entraînement quotidien dans la piscine de leur quartier, il était alors capable de nager quatre
heures d’affilée. Peter ne revit pas son père avant l’âge de douze ans, lorsque le gouvernement de l’Ouest acheta
pour la somme de 15 000 dollars deux passeports pour sa mère et lui-même. Ils durent aller jusqu’en Californie
pour le rejoindre et découvrir qu’il vivait avec une autre femme. Jusque-là, Peter avait cru que ses parents se
retrouveraient. Son père, qui vient d’épouser une jeune femme, a aujourd’hui une fille de six ans. Peter, lui,
n’ose pas faire l’enfant que ma soeur lui demande.
Louise nous raconte le mariage d’une amie avec un riche Indien qui ne lui avait pas dit qu’il venait de maigrir de
trente kilos. Ma soeur, Peter et Erik se souviennent que la première fois qu’ils le rencontrèrent il avait une dent
de deux centimètres plus longue que les autres. Peter nous assure qu’il pouvait s’en servir pour râper les carottes
et mime l’Indien grignotant à toute vitesse le légume. Erik ajoute qu’il pouvait également râper à la chaîne des
concombres ou des courgettes. Sur les photos des noces qu’ils ont publiées sur Facebook, leur ami indien a l’air
désespéré. Sa femme aussi. Ils ont eu un enfant. Il s’est fait limer sa dent trop longue, a repris trente kilos et vient
de passer quatre jours d’affilée au lit. Il est dépressif. Elle veut le quitter.
Les flocons gèlent mon visage, je descends plus vite, mes poumons me brûlent. Nous ne cessons de monter et
descendre, et de rire, enfin.
Ces pentes me rappellent mon enfance avec mon frère, lorsque nous dévalions les pentes de Vars, les sports
d’hiver de notre jeunesse, les jeunes filles à qui nous osions pour la première fois parler au bas des pistes ou le
soir dans les discothèques de Val d’Isère ou de Chamonix. Nos premiers whisky-coca, le Pac-Man dans le lobby
du Blizzard, nos cheveux longs que nous attachions, nos Ray-Ban Balorama, notre bande d’amis, celles des
autres. Lucien savait sauter sur une bosse, faire un tour sur lui-même, et poursuivre sa course. Alexandre avait eu
son Chamois de vermeil et sa Flèche d’or à quinze ans. À sept ans, je croyais que la barre chocolatée Milky Way
me permettait de skier plus vite. Un jour avec un ami, Thomas, je fonçais en riant, mon bonbon magique au bout
du poing. Je croisais les skis et me cassais la jambe. Je me souviens encore de la douleur, de la descente en
brancard, de l’ambulance. Thomas n’a, je crois, jamais été aussi jaloux de moi. J’avais des béquilles et un plâtre
sur lequel tous ceux que nous rencontrions apposaient leur signature. Je terminais les vacances assis sur une luge,
poussant sur des bâtons ou tiré par ma grand-mère. Jamais on ne prit autant soin de moi. Tout l’hiver, la
maîtresse, que je trouvais belle, me porta pour m’emmener dans la classe, au premier étage de l’école Saint-
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Benoît.
En haut des chaises, un panneau indique la piste Milky Way, vers l’Arizona, dont on voit les plaines désertes
s’étendre à l’infini.
Je la prends. J’étouffe.
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23
J’ai rencontré Jeanne sur la péniche d’un ami, Philippe, bel homme, grand, maigre et aux yeux très bleus qui
avait connu l’ivresse de l’insouciance dans les années soixante lorsque son père, riche propriétaire de
laboratoires pharmaceutiques, possédait la totalité de Pampelone, la plus grande plage de Saint-Tropez. Philippe
avait alors vingt ans, un groupe de rock, et se disputait les mêmes jeunes filles que Serge Gainsbourg ou Mick
Jagger. France Gall avait été son premier amour. Une nuit, à Saint-Tropez, avec ses frères et ses amis, ils jetèrent
la totalité des meubles de leur villa au fond de la piscine, pour s’amuser. Un jour, on arrêta le père de Philippe.
On l’accusa d’utiliser les drogues de ses laboratoires pour alimenter les fêtes grandioses qu’il donnait. Faute de
charges, on le relâcha. Le soir, il se tua avec une carabine d’une balle dans la tête.
Philippe perdit sa fortune, ses relations et ses petites amies. Nous l’avions rencontré quelques années plus tard, à
la sortie du lycée, au Villars, où il venait prendre son café. Nous avions quinze ans et passions là nos après-midi
en sortant des cours, jouant au flipper, lisant Libération, parlant politique, nous renseignant sur les soirées à
venir dans lesquelles nous pourrions nous incruster, comme nous disions alors, grisés par cette audace. Philippe
nous invita chez lui et ce fut le début d’une très longue fête. De ces nuits passées sur sa péniche, j’ai le souvenir
de moments embrumés, de départs improvisés sur la Seine à bord du bateau de son ami Olivier, sous le ciel bleu
marine de Paris en été, des projecteurs des bateaux-mouches balayant les berges. Un ami jouait de la guitare,
nous nous laissions dériver. Parfois, je passais l’après-midi allongé à l’arrière de son bateau, regardant les nuages
flotter au-dessus des chevaux du pont Alexandre III. Le vendredi soir, après avoir dîné à quinze autour d’une
grande table de bois, nous passions au salon, dans les murs duquel était encastrées des enceintes géantes.
Philippe jouait de vieux vinyles, du blues et les derniers tubes dont il était toujours au courant. Nous buvions et
fumions beaucoup encore, enfoncés dans des canapés de velours, dans la lumière tamisée de candélabres
représentant, comme dans la chanson de Gainsbourg, « des nègres portant des flambeaux ». Le téléphone sonnait.
Des amis venaient. Nous étions bientôt trente ou quarante, nous dispersant dans la cuisine, les chambres, sur le
pont ou sur le bateau voisin, petite annexe à moteur sur laquelle nous partions pour de courtes virées sur la Seine.
Nous remontions jusqu’à l’île Saint-Louis puis coupions le moteur et nous laissions dériver dans la nuit au son
des guitares. Paris paraissait glisser. Nous regardions dériver Notre-Dame, la Conciergerie, le pont Neuf, les
notes de musiciens nous parvenaient, puis disparaissaient. Les flots nous emportaient. Le jour se levait. Il nous
semblait traverser le Styx.
Louise venait avec ses copines, Lucien avec les siennes, Lorenzaccio, un ami italien à qui nous louions une
chambre chez nous, grand et long comme un lévrier ténébreux, était poursuivi par toutes ces jeunes lycéennes.
Pierre passait des nuits entières dans les chambres du bateau enlacé avec des conquêtes sans cesse nouvelles.
Nous tenions la vie dans nos bras, dansions, buvions et nous entassions dans les voitures garées sur les berges, là
où aujourd’hui des adolescents font la queue pour entrer au Showcase, et partions au Studio A, club des ChampsÉlysées qui n’existe plus. Philippe connaissait le patron, un homme que j’aperçus un jour priant dans la
synagogue où j’étais venu pour l’anniversaire de la mort de mon grand-père. Il réservait plusieurs tables, nous
offrant vodka, whisky et sodas. Il nous semblait arriver comme des rois, embrassant des jeunes filles d’un soir,
cachés derrière des enceintes, dans des pièces dérobées et à la lumière des spots multicolores. J’avais les
cheveux longs jusqu’au bas du dos, la chemise ouverte sur une poitrine imberbe. Le jeudi, c’était le Whisky à
gogo, le lundi chez Castel. Je me réveillais dans la rue devant le Palace, une serpillière d’éboueur en guise
d’oreiller. Pendant les vacances, nous allions aux Caves du Roy, à Saint-Tropez et à Megève, aux Planches de
Deauville. Seul Alexandre s’éclipsait un peu plus tôt que les autres et ne nous rejoignait pas dans les villas que
Philippe louait sur la Côte d’Azur.
Jeanne avait quinze ans et quelques mois. Nous nous étions embrassés, et, souvent, lorsque nous nous
retrouvions sur cette péniche, nous nous cachions dans un couloir, au détour d’une pièce, et disparaissions pour
poursuivre la nuit ensemble.
Un matin, Philippe s’est tiré une balle de fusil dans la bouche, comme son père. Et, soudain, ce monde qui
m’avait paru si merveilleux nous sembla à tous terriblement triste.
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24
Louise dort sur un canapé. Son fiancé, Peter, travaille sur son ordinateur. Leur ami, Erik, lit le New Yorker. Nous
avons dîné de pâtes à la sauce tomate, recette de Louise améliorée par Erik avec les ingrédients que nous
sommes allés chercher au supermarché : du parmesan et des épices. La musique est douce. Nous buvons le thé
qu’Erik a fait infuser, trois minutes précisément. Ce soir, il me semble que Jeanne et moi ne pourrons plus jamais
vivre ensemble. Je me souviens de ces vacances en Floride où elle cuisinait des légumes et du tofu dans un
bungalow que nous avions fini par trouver, après trois jours de quête tendue sur les routes de Key West. Lou
passait son temps dans le jardin, fascinée par un perroquet géant. Le jour de l’an, nous avions bu des cocktails au
clair de lune. Nous nous amusions. Tous les matins, nous emmenions Lou sur le ponton au bord de l’eau à la
recherche de traces de sirènes qui, chaque nuit, venaient s’y reposer. C’est ce jour-là, lors d’une promenade en
kayak, que j’ai demandé à Jeanne si elle souhaitait un enfant.
À Paris, nous vivions chez elle, rue de Crimée, où nous avions installé un lit dans le dressing pour Lou. J’avais
construit un plan de travail dans la toute petite cuisine de cet appartement dont le sol était recouvert de jonc de
mer, et baptisé pour cela « la maison qui pique les pieds » par Lou. Le dimanche soir, en hiver, nous
l’emmenions aux manèges illuminés du parc de la Villette, longeant le canal Saint-Martin, où des pêcheurs
scrutaient les eaux sombres jusque tard dans la nuit. Jeanne enseigna la lecture à Lou, griffonnant des mots sur
des petits papiers qu’elle cachait partout. En les rassemblant, ces mots formaient une phrase qui indiquait
toujours la cachette d’une surprise.
La semaine, nous sortions, travaillions, nous amusions. Je l’encourageais à écrire et l’accompagnais dans
quelques-unes de ses virées nocturnes, dans des bars clandestins qu’elle avait trouvés dans le 20e. Nos amis nous
rejoignaient, nous étions amoureux et agréables à fréquenter. Lorsque je partais à Londres pour mon travail de
reporter, elle m’accompagnait. Nous descendions toujours au Miller’s, maison d’hôte aristocratique au coeur de
Notting Hill, décorée d’un extraordinaire bric-à-brac d’antiquités où s’enchevêtraient bronzes, peintures, tentures
et curiosités. De là, nous sortions dîner, danser, nous promener. Nous explorions les restaurants, les clubs
underground, nous nous aventurions dans les lieux clandestins de Soho, découvrant dans l’ivresse de nos nuits
des salles cachées sous les bars de clubs sans devanture où l’on jouait des musiques noires sur de vieux 33-tours.
Nous rentrions dormir dans de grands lits à baldaquins.
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25
J’ai quitté Paris Star, vendu l’appartement que nous possédions au Palais-Royal avec Anna, et nous avons acheté
à crédit un grand duplex boulevard de La Chapelle, au-dessus du métro aérien. Et j’ai créé la maison d’édition.
Cette aventure commença par un drame, la mort de Marca, charmant garçon de trente ans qui termina sa nuit du
31 décembre par une overdose. Nous étions chez lui, ce soir-là. Jeanne était enceinte. Nous sommes partis un
peu avant minuit. Le lendemain matin, nous nous promenions dans les jardins des Buttes-Chaumont lorsque
Jeanne reçut un appel lui annonçant le drame. Avec Marca, nous passions souvent des nuits entières à imaginer
un avenir professionnel commun. Il travaillait à Radio Luna. Il était l’auteur de l’un de nos premiers livres, écrit
avec sa complice Tania et avait participé, avec son père et sa mère, à l’élaboration d’un projet aussi burlesque
qu’audacieux. Il s’agissait de la création d’un livre concurrent du Livre Guinness des records, dont mon père
venait de perdre le contrat. Tout un été nous avions travaillé à la traduction et la préparation de cet ouvrage. Ce
projet un peu clandestin fut mené depuis notre appartement. C’était l’été de la canicule. Nous avions installé
trois ventilateurs dans ce bureau improvisé sous les toits. La cousine de Jeanne, Mistral, que nous imaginions
devenir une madame de Fontenay des records français, appelait au téléphone les recordmen les plus loufoques.
Elle leur demandait de nous écrire et commençait déjà à s’adresser à eux avec l’autorité de sa future fonction.
La mort de Marca, si tendre et si généreux, qui souffrait jour et nuit des hésitations d’une petite amie qu’il
adorait, fut un choc intime. Ce fut aussi une catastrophe pour notre projet dont il devait être l’animateur
stratégique. Sans lui, notre maison d’édition était soudain fragile. Il était un des grands animateurs et
chroniqueurs de la culture contemporaine française. Il sentait et savait ce qui se passait. Au coeur du système, il
m’avait présenté James, directeur du Palais de Tokyo, dandy vêtu d’un blazer, d’une chemise blanche, de jeans
étroits et de souliers noirs, comme Andy Warhol, hormis la fine cravate qu’il avait troquée pour un foulard.
Jérôme devait devenir un ami proche et notre associé.
De mon cher ami Marca, ma fille disait, en lui caressant le visage, qu’il avait des yeux de chat, un nez de chat et
une bouche de chat. Il n’avait pas trente-trois ans.
Puis ce fut un travail sans fin ponctué de quelques éclairs heureux, de fêtes, de livres intéressants et de
rencontres. Nous avons perdu beaucoup d’argent dans cette aventure jouée d’avance. J’y ai mis ma passion. Et
Jeanne s’en est allée, fatiguée de mes humeurs, lassée de l’attente de ce succès toujours repoussé au lendemain,
déçue d’une vie qui ne ressemblait pas à celle qu’elle avait imaginée, attirée par d’autres rêves.
Parmi les auteurs des deux cents livres publiés en cinq ans, un seul m’a écrit après la faillite. C’est une femme,
Virginie Deval, romancière la plus cinglante de sa génération : « Salut, Guido, meilleurs voeux pour toi et tes
projets pour 2009… et meilleurs voeux pour Jeanne !!! Je voulais t’envoyer un petit mot depuis quelque temps.
J’espère que tu as “bien digéré” le dépôt de bilan, je crois savoir que c’est toujours un peu amer et tendu comme
passage… mais ça fait partie des boulots qu’on fait, et j’espère que maintenant tu es surtout fier de la boîte que
tu as fait exister et des livres sortis grâce à toi ! Meilleurs voeux pour 2009, que tes projets se concrétisent, et que
la chance t’appuie quand il faut… Je ne sais pas si tu comptes remettre sur pied une maison d’édition, je l’espère
en tout cas, et je me souviendrai que je te dois une nouvelle ! Je t’embrasse, et à une prochaine. Virginie. »
Léo Stabenbach, beau gosse des années quatre-vingt qui avait été mon professeur de piano, acteur pour François
Truffaut et chanteur de big band avant l’accident de voiture dans lequel il perdit l’usage de ses jambes, m’appela
pour m’encourager, comme il l’avait toujours fait.
Le livre que nous avions publié ensemble s’intitulait Les destins brisés. Il était plein d’humour et de poésie. Les
appels de Léo relativisent toujours tout.
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Le dernier été, je rencontrais de nombreux éditeurs et distributeurs parisiens, cherchant une solution. Nous étions
à court de financement. Nos récents ouvrages, sur lesquels nous avions misé nos derniers espoirs, ne se
vendaient pas suffisamment. Tous les jours, les libraires nous renvoyaient les livres par centaines. Nous les
détruisions. En quelques semaines, nous allions envoyer près de 100 000 ouvrages au pilon. La situation avait
basculé d’un coup. Notre livre sur le mariage du président avait été un succès, plus de 20 000 exemplaires
s’étaient arrachés en quelques jours. Mais, à la demande des libraires nous en avions imprimé plus du double et,
maintenant, ils nous renvoyaient tout ce qui n’avait pas été vendu. Nous devions les rembourser. Et mettre en
pièces ces retours. Le cas du livre sur les Ch’tis, que nous avions lancé dès que nous avions appris le succès du
film, était le pire. Non seulement les ventes étaient décevantes, mais je m’étais personnellement impliqué dans la
promotion de cet ouvrage dont pourtant le sujet m’intéressait peu. Une équipe de télévision avait suivi dans nos
locaux la conception de ce que nous espérions être un coup. Dans ce reportage, dont nous avions regardé la
diffusion en famille en trinquant au champagne, j’apparaissais comme un être cynique et avide, au physique
étrangement ingrat. Alors que ma famille riait et applaudissait, j’étais embarrassé à la vue de ce drôle d’éditeur
vêtu d’une canadienne, de lunettes à verres fumés et ressemblant au terrible Farez de Rabbi Jacob. J’aurais tout
donné pour ne plus être moi.
Sur les conseils d’Armand, nous avions également réduit les coûts, notamment de promotion. Cette décision,
ajoutée à celle du changement de ligne des couvertures, entraînèrent des méventes records sur nos derniers titres.
J’avais revu les couvertures des prochains ouvrages, qui s’annonçaient meilleurs. La baisse de la production
décidée à la demande du distributeur, qui peinait de plus en plus à placer les ouvrages des éditeurs qu’il
représentait, sur un marché saturé et probablement en récession, était une sage décision. Mais elle tombait très
mal. Depuis quelques semaines, les ventes n’étaient plus normales. Dès que nous sortions des nouveautés, les
libraires, qui les avaient pourtant commandées, les renvoyaient dès réception, ce qui nous obligeait à les
rembourser sur le champ. Le chiffre d’affaires de nos futurs livres allait être insuffisant pour couvrir les retours
massifs de ces derniers ouvrages qui ne rencontraient pas leur public. Il aurait fallu injecter de la trésorerie, le
temps de résorber ces retours, en attendant que la société retrouve son équilibre. Je pris rendez-vous avec Michel
Marteau, le directeur de notre banque, pour emprunter la somme nécessaire. Il m’écouta, me demanda des pièces
et il me répondit laconiquement par lettre qu’il me donnait deux mois pour clore le compte. Il en fut de même
avec notre deuxième banque, puis la troisième.
L’éditeur Michaël Falon, qui détenait des actions dans notre société, m’invita chez Lipp. Il arriva un peu en
retard, le pas chaloupé, un cigare pas encore tout à fait éteint à la main, les cheveux grisonnants. Je commandais
des pieds de porc et lui une choucroute. Je lui détaillais la situation. Nous buvions une bouteille de rosé glacé. Il
me raconta comment il réussissait aujourd’hui à vendre les livres de sa propre maison d’édition par dizaines de
milliers. Les affaires de cet homme charmant, plein d’une énergie joyeuse et communicative, étaient enfin au
beau fixe, après deux ou trois échecs successifs. Il savait aujourd’hui comment faire pour survivre dans ce
monde contrôlé en grande partie par des maisons plusieurs fois centenaires, appartenant à cinq groupes qui se
partagent le monopole de la distribution. Il lui avait fallu quarante ans pour le comprendre. À la fin de ce
déjeuner aimable, qui ne fut interrompu que par les saluts cordiaux, chaleureux, intéressés ou distants de
quelques auteurs, éditeurs ou imprimeurs, il appela le P-DG de la société qui nous distribuait, propriétaire d’un
tiers du secteur de l’édition en France, et obtint un rendez-vous pour la semaine suivante. Le jour convenu, je
crus que la situation allait s’arranger.
Pierre Cuit nous reçut dans son grand bureau de la Défense, noir et gris comme son costume et ses cheveux. Il
allait échelonner une partie de la créance que nous allions bientôt lui devoir – ou bien nous reprendre pour nous
adosser à l’une de ses filiales, nous dit-il. Nous étions sauvés. En sortant de cet entretien parfait, nous sommes
allés prendre un café avec Michaël Falon, nous confirmant mutuellement nos impressions. J’écrivis aux
fournisseurs auprès de qui nous commencions à avoir des retards de paiement pour leur demander de patienter,
leur assurant que la situation se rétablirait dès la rentrée. Mais, au retour des vacances, Pierre Cuit n’était plus
joignable. Son second m’annonça finalement que le distributeur ne souhaitait pas sortir de son rôle de
distributeur. Autrement dit, contrairement à ce que nous avions projeté ensemble lors de notre entrevue, les
contrats seraient appliqués à la lettre. Aucune négociation n’était plus possible. Et, il en convint avec moi au
téléphone, cela nous serait forcément fatal.
Dans la même semaine, Le Monde révéla que Pierre Cuit et son second étaient désormais millionnaires. Le fonds
de pension qui détenait leur groupe venait de le vendre à un conglomérat italien pour la somme record d’un
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milliard d’euros. Tous les cadres dirigeants en étaient récompensés. Une avance ponctuelle de 100 000 euros
aurait suffi à sauver notre maison. Cela représentait moins d’un millionnième de ce qu’ils venaient d’encaisser.
Pierre Cuit m’appela des États-Unis, désolé, et me dit qu’il ne pouvait plus rien. Il semblait sincère.
Les projets d’ouvrages, romans, essais, documents et livres de photos dont nous rêvions encore avec mes
associés, les auteurs, mes amis, ma famille – et avec Jeanne – s’évanouissaient. C’était terminé.
Les dernières semaines du mois d’août, qui précédèrent le coup de grâce, Jeanne partit en vacances chez Pauline
à l’île d’Yeu.
Moi, je m’accrochais à mon bureau le jour, à mon ordinateur la nuit, multipliant les scénarios que je développais
toujours à l’infini dans le détail. Je rencontrai de nombreux éditeurs, financiers, imprimeurs et distributeurs. On
m’invita à dîner. On m’accordait un petit-déjeuner, un café, une entrevue glissée entre deux rendez-vous.
J’envisageais une souscription géante auprès de ma famille, mes amis, et, pourquoi pas, les auteurs et les
libraires. J’avais déjà, par précaution, averti nos collaborateurs les plus réguliers de la fragilité de notre situation,
assurant seul la plupart des tâches, de la relecture des textes à l’écriture des quatrièmes, de la maquette des
couvertures à la promotion des ouvrages auprès de la presse. Je répondais à environ cinquante mails par jour :
décidant des tirages des ouvrages comme des commandes de papier, choisissant de nouveaux manuscrits, gérant
de vieux problèmes juridiques qui semblaient ne jamais disparaître, répondant à des lecteurs, journalistes,
libraires, auteurs, correcteurs, maquettistes. Les deux cents ouvrages que nous avions publiés en cinq ans avaient
généré près de mille interlocuteurs qui, désormais, n’avaient plus qu’une seule personne à qui s’adresser : moi.
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Ma barbe poussait, mes cheveux s’effilochaient, mes vestes perdaient leurs boutons, les cols de mes chemises
commençaient à s’élimer, mes lacets se cassaient, mes dents prenaient la couleur du café que je buvais toute la
journée – et Jeanne ne m’appelait plus.
Son retour de vacances fut un choc. J’avais aménagé différemment notre appartement, allant seul chez IKEA le
samedi acheter des lits superposés pour les enfants, meubles que je passais le week-end à monter, les tempes
battantes, torse nu, en nage dans la chaleur de l’été, vissant et dévissant nerveusement, ne voyant plus les vis qui
étaient sous mes yeux et que j’imaginais toujours manquantes, au bord de la syncope.
Je finis mon chantier en pleine nuit, épuisé, nerveux, les mains calleuses et les reins endoloris. Je voulais dégager
dans l’appartement une pièce que nous aurions pu louer ou transformer en bureau de repli.
Jeanne rentra de vacances le teint hâlé, d’humeur joyeuse mais distante. Elle interpréta mon initiative comme un
outrage et exigea que l’on défasse tout ce que j’avais installé. Je ne supportais pas son attitude. Nous avions pris
cette décision ensemble, lui dis-je. Elle me dit que j’étais colérique. Peut-être avait-elle raison.
Je commençais à dérailler. Je m’étais lancé en vain dans de grands travaux domestiques qui, bien sûr, n’auraient
jamais le pouvoir de ranimer le bonheur et l’insouciance qui s’étaient évanouis de notre foyer, et encore moins
de sauver mes affaires. Impuissant, je devenais hystérique et ridicule.
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Je vais avoir quarante ans cette année. J’ai dans ma vie pris le thé avec un Japonais cannibale légalement libre,
Issei Sagawa, qui avait mangé une Hollandaise rencontrée à la faculté de médecine de Paris devant laquelle nous
passions enfants pour aller à l’école. J’ai retrouvé le premier GI à avoir débarqué sur le sol français le jour J du 6
juin 1944, le lieutenant Leonard T. Schroeder, que ma grand-mère invita chez elle à Deauville lors de la
cérémonie du cinquantième anniversaire de l’événement. Je suis retourné sur les traces de son enfance avec le
voisin juif d’Hitler, Edgar Feuchtwanger, qui me montra l’appartement du Führer dont il voyait, depuis sa
chambre, la lumière s’éteindre et s’allumer soir et matin. J’ai suivi Roger Baron, le P-DG de Pure, dans les bars
de Hong Kong, sur son île privée des îles Vierges britanniques. J’ai publié ses ouvrages en France et il vint à
chaque occasion les défendre auprès des médias, arrivant seul du bout du monde, à Roissy où j’allais le chercher,
le déposant au premier Eurostar le lendemain. J’ai croisé le prince Charles dans la campagne anglaise qui me
félicita pour mon choix de cravate. Shimon Peres me donna ses bonnes adresses de restaurants à Tel Aviv. Tony
Blair me reçut dans son bureau du 10, Downing Street et me parla de Paris en français. La mère de Lady Diana
me dit à Lourdes ce qu’elle pensait de sa fille. J’ai suivi les tentatives de tour du monde en ballon de Steve
Fossett, qui me présenta sa femme et m’invita à dîner dans un restaurant de Carmel, en Californie, d’où nous
sommes sortis en titubant. J’ai aidé Richard Noble à financer sa voiture, qui fut la première à passer le mur du
son. J’ai pataugé dans les inondations françaises, conduit un char d’assaut sous l’eau en Grande-Bretagne, visité
la bande de Gaza et les studios de cinéma du Caire, dormi dans une prison suédoise et dans un igloo au nord du
cercle polaire. J’ai été suspecté d’avoir attaqué une banque et emprisonné à Oxford. J’ai été policier un an à Paris.
J’ai vu des hommes se faire frapper par des collègues racistes et j’ai été tabassé par des inspecteurs qui
m’avaient pris pour un autre. J’ai connu Hervé Boccador, élégant dandy des années trente, ami de Marlon
Brando, Jean Cocteau et Pierre Lazareff, prince de la presse et de la vie parisienne, que j’ai aidé à écrire ses
mémoires dans son appartement de l’avenue George V, décoré par son amie Gabrielle Chanel, et qui, pendant un
an m’invita tous les soirs à dîner dans le restaurant le plus élégant de Paris, Le Relais, qu’il possédait dans le 8e.
Le Monde publia en première page mon premier article quand j’avais quinze ans. Manager de groupes de rock à
dix-sept ans, j’ai organisé des concerts de 3 000 personnes au Palace. J’ai cru mourir d’un extasy dans une rave à
Londres où je gagnais ma vie comme plongeur dans une boîte de nuit, le Roof Garden, dont les jardins
suspendus, habités par un couple de flamands roses, dominaient les nuits des années quatre-vingt-dix. J’ai été
stagiaire à dix-huit ans au magazine Elle, collectant de la documentation pour une rédaction de femmes qui me
choyèrent un an sous la direction tendre et bienveillante d’Anne-Marie, éternelle égérie des Yéyés et de Jean-Do,
homme scaphandre au coeur de papillon. J’ai fait le café et le chauffeur pour mes copains animateurs de Radio
Luna avec qui nous sortions toutes les nuits. Richard Sète, vieil homme qui dominait la presse depuis quarante
ans, m’annonça sur le canapé du petit bureau de sa maison de campagne au coeur de Paris, aux murs couverts de
tirages originaux de Gustave Le Gray, qu’il m’engageait dans son journal, Paris Star. Il m’envoya à Londres, au
sein de la rédaction du Daily Mirror pour imaginer un tabloïd français qui ne vit jamais le jour. J’ai entendu des
fauves rôder autour de ma tente dans l’Okawongo, au Botswana, réserve de la taille d’un tiers de la France, où
les armes sont proscrites, apprenant à mon retour que les tours du World Trade Center étaient parties en fumée.
J’étais journaliste. La nuit je sortais. Le jour j’écrivais. Ces années-là passèrent comme un éclair, facilement.
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La création d’une maison d’édition fut une plongée en apnée dans un gouffre de petites tracasseries quotidiennes
et de pressions mentales qui jamais ne me laissèrent ni le temps ni la force nécessaires pour me consacrer
convenablement à mes enfants, ma famille, mes amis et moi-même. Les fêtes que nous organisâmes ne suffirent
pas à changer cela. Le champagne coula à flots dans notre maison perchée sur les toits de Barbès, des bougies
éclairant notre balcon où des couples bavardaient, se disputaient ou s’embrassaient jusqu’à l’aube, roulant sur le
parquet de notre salon, dansant au son des guitares serbes de notre voisin mercenaire, les premiers métros
jaillissant sous leurs yeux extasiés. Je rapportais le soir vins, fromages et sorbets, invitais Jeanne seule ou avec
nos nouveaux amis écrivains au Terminus Nord, à La Petite Sirène de Copenhague, Chez Flo, aux Vapeurs à
Deauville. Au Baron, à l’hôtel Amour, au Lutetia, nous avons tenté de créer des événements dont nous espérions
que l’émulation intellectuelle et mondaine nous ferait renouer par magie avec l’insouciance créatrice à laquelle
nous aspirions. Mais jamais l’argent ni les efforts dépensés dans ces artifices agréables ne purent remplacer le
temps et l’attention que la maison d’édition dont nous avions tant rêvé ensemble nous volait sans pitié. Ce fut
implacable. Notre travail devint notre monde. Et notre entreprise périclita. La poursuite d’un rêve avait volé
notre réalité.
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La venue d’Orson aurait dû nous apporter la paix spirituelle dont nous manquions. Mais l’arrivée d’un enfant
apporte au sein d’un foyer autant de magie que de fatigue. C’est un bouleversement physique et psychique. Les
nuits sans sommeil se succèdent. On n’est plus jamais seul. Et alors que je m’enfonçais dans les marécages de
mon ambition, j’échouais aussi à la maison. Je devenais irascible, mutique. Jeanne rentrait seule le soir, montant
les six étages à pied, l’enfant dans un bras, les courses dans l’autre, préparait le dîner, et j’arrivais tendu avec
mes angoisses que j’étais incapable d’endiguer. Pour la naissance de notre enfant, elle avait imaginé une
nouvelle vie, ouatée et poétique. Un mari aimant emmenant loin d’elle l’enfant désiré, le temps d’une
convalescence nécessaire et méritée. Un mois après un accouchement difficile et douloureux, Jeanne, qui avait
donné son âme et son corps, travaillait déjà dans une sombre salle de montage. La vie, notre vie qui aurait dû
devenir merveilleuse, était déjà la même, à nouveau. Mais nous ne dormions plus. Jeanne, qui avait tant rêvé et
voulu notre enfant, voyait soudain notre rêve se troubler doucement, puis se dissiper dans les brumes d’une
existence absurde. Quelques mois plus tard, elle entretenait une liaison amoureuse par mail avec un autre. Quant
aux petites tâches de la vie quotidienne, elles continuaient de broyer notre couple. C’était tout.
L’une des premières suggestions de Jeanne lorsqu’elle m’annonça pour la première fois ne plus m’aimer fut que
je fasse une thérapie, comme le mari de son amie Samantha. Je m’empressais d’accepter afin de la satisfaire,
profitant de cette occasion pour soulager ma conscience. J’avais besoin de parler. Mais le psychothérapeute que
je connaissais, un Américain qui était allé jusqu’à m’initier à la thérapie de groupe, avec des patients qui parfois
rasaient les murs au sens propre du terme, était devenu fou et avait disparu.
Je fis la connaissance de Melinda, psychothérapeute sud-américaine, brune et roulant les « r », qui me reçut dans
son cabinet derrière la place de la République. Elle pratiquait dans un hôtel particulier au fond d’une cour fleurie.
Dans son grand salon décoré d’oeuvres de Niki de Saint Phalle où j’attendais que le patient précédent termine sa
séance, un journal était posé sur la table basse. La page sur laquelle il était ouvert présentait un article d’un ami
et ancien amant de Jeanne, Abraham, qui donnait son point de vue sur le métier d’éditeur. J’étais cerné. Je
questionnai Melinda. Pourquoi toutes ces oeuvres ? Et connaissait-elle Abraham ? Elle était une amie de Niki de
Saint Phalle mais ne connaissait pas mon ami. C’était un hasard, me dit-elle. Au bout de trois séances, il me
sembla que le manque d’information sur les intentions de Jeanne nous empêcherait d’avancer. Il eut fallu qu’elle
participât à nos séances, pensais-je, ce qu’elle refusait, m’affirmant un jour, dans un instant de colère, que « ce
n’était pas sa religion ». Je ne suis pas retourné voir Melinda.
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Les mauvais souvenirs que j’essaie d’enfouir aujourd’hui remontent à mon esprit. Je me vois dans la rue au
téléphone avec le père de Jeanne. Je lui relatais mon anniversaire, le 5 novembre, pour lequel je dus insister pour
que nous sortions dîner, et au cours duquel elle m’expliqua une fois encore combien la vie avait été difficile avec
moi ces dernières années. J’avais attendu ce soir-là comme une trêve, un premier pas de réconciliation, croyant
que les dix jours qu’elle venait de passer seule à Paris, tandis que j’avais emmené les enfants en Aveyron,
auraient eu l’effet escompté ; que ces quelques jours lui auraient permis de renouer avec un certain désir
d’indépendance auquel elle aspirait et auquel je ne souhaitais pas être un obstacle. Mais elle était en colère. Elle
m’en voulait et ne s’en cachait plus. Je n’eus pas de cadeau.
Je pensais au seul présent qu’elle m’avait offert le matin de Noël, 25 décembre 2008, une trousse de toilette –
vide – de chez Chapelier. Cette trousse que je n’avais cessé de tripoter ce triste matin, regardant Orson sauter
d’un canapé à l’autre dans son nouveau costume d’homme-araignée. Je pensais à tous ces lundis où elle me dit
sortir travailler chez Pauline mais rentrait souvent en ayant bu, me racontant avoir dansé seule chez son amie
jusqu’à 3 heures du matin. Je pensais à tous les soirs où je dus garder Orson car elle souhaitait sortir seule pour
aller dîner dehors sans jamais me dire où ni avec qui. Ces nuits, où elle disait ne plus me désirer, alors que je ne
l’avais pas effleurée, déclenchant chez moi des insomnies. Le lendemain, j’étais à bout.
Ses amis ne m’invitaient plus aux événements qu’ils organisaient. Elle y allait seule.
— C’est leur choix et le mien, me dit-elle froidement.
Je préparais des salades de fruits aux ananas, mangues ou raisins, espérant partager avec elle un petit-déjeuner
intime, seul moment où je savais qu’elle ne pourrait fuir. Le matin, je lui proposais de boire un thé dans notre
salon, l’incitant à se confier, à me parler, alors que le soleil se levait doucement sur la ville, étalant la lumière
rose des nuages sur les façades des immeubles, le métro aérien, nos murs et notre plafond blanc. Le Louxor
Palace, de l’autre côté du boulevard, semblait rutilant à cette heure-là. Mais ces discussions la fatiguaient.
Je l’invitai à Cassis sur la Méditerranée. Ce furent trois jours sous la pluie, nous entendions le vent dans les
gréements des bateaux du port. Nous regardions les lames se briser contre un petit phare blanc et rouge, les
roches soudain éclairées par un rayon de soleil. Nous montâmes en haut d’une falaise de 400 mètres qui
dominait la côte et, au bord du précipice, regardâmes la côte rocheuse disparaître à l’horizon. À La Ciotat, nous
avions découvert un joli marché à l’ombre des chantiers.
Mais jamais je ne pus transformer l’indifférence qui était désormais la sienne en l’amour qu’elle avait eu un jour
pour moi et que j’avais cru lové pour toujours au fond de ses yeux gris. Mille fois elle me dit vouloir en finir
avec cette insistance de ma part. Alors, je partis les week-ends avec Orson et Lou, la laissant seule à Paris. Dans
la semaine, je revenais tôt le soir pour qu’elle puisse sortir et rentrer tard, couchant seul Orson et m’occupant de
l’amener à l’école le matin. Le week-end, j’étais seul avec les enfants. Le dimanche, Anna nous accueillait chez
elle à Montrouge. Elle préparait pour nous un déjeuner et je m’endormais sur les tapis persans du salon bercé par
la voix des petits qu’elle faisait jouer. Nous glissions sur les lacs gelés du bois de Boulogne. Nous visitions sous
la neige le château de Versailles. Ils découvrirent, amusés, et peut-être soulagés, que le roi et la reine avaient eux
aussi plusieurs chambres. Je les emmenais à des anniversaires, des goûters, chez des amis, au jardin du
Luxembourg, au Trocadéro, dans le petit square en haut de la rue de l’Abbé-de-l’Épée et au restaurant du
Clocher de Montmartre où la propriétaire nous connaît bien maintenant.
Avec Jeanne j’ai peu à peu espacé mes tentatives de discussion. J’ai cessé de l’approcher, de l’embrasser, de la
toucher, de lui parler. Je pensais la retrouver ainsi, en acceptant ses exigences. Elle est partie plus loin encore,
murée dans sa colère, ses reproches et son indifférence.
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Quelle aurait été notre vie si les ventes du livre de la mère de l’écrivain Thomas Michel ne s’étaient pas
effondrées ? Ce récit écrit par une femme née dans la campagne algérienne avant-guerre, lycéenne sous
l’Occupation, major de la faculté de médecine d’Alger, étudiante communiste, médecin sans le sou à Paris dans
les années d’après-guerre, féministe réactionnaire à l’avant-garde du mouvement hippie, confiant son fils à sa
grand-mère, puis à la mère de son mari, pour partir avec lui sur les routes, traversant l’Inde et l’Afrique, avait fait
la joie des médias, hypnotisés par le court passage qui le terminait. Elle répondait en quelques phrases à son fils
qui s’était inspiré de son parcours pour son plus célèbre ouvrage, vendu à plus d’un million d’exemplaires dans
le monde entier, Les Éléments particuliers, dans lequel il la décrivait comme une femme sans sentiments,
égocentrique et légère. Les journalistes défilèrent dans le petit hôtel de la Gare du Nord où nous l’avions logée,
certains se faisant passer pour d’autres afin de pouvoir la rencontrer deux fois. Aucun livre n’eut autant de presse
dans l’année. Elle fit la couverture du Monde, la quatrième de Libération, et la Une de la presse quotidienne
mondiale. Elle fut interviewée le dimanche soir sur TF1 et il n’est pas un quotidien, un hebdomadaire ou un
mensuel français qui n’en parla pas. Ses cheveux étaient orange, teints au henné, elle marchait avec une canne
équipée d’une pince. Le soir, elle se roulait des joints dans sa petite chambre avant que je ne vienne la chercher
pour l’accompagner dans le restaurant russe dont le propriétaire l’avait charmée. Nous nous retrouvions pour
bavarder tard dans la nuit en buvant de la vodka, évoquant sa jeunesse à Alger, la ville natale de mon grand-père
paternel, et le souvenir de ses amis torturés et guillotinés à vingt ans par l’État français.
Une semaine après la sortie du livre, les exemplaires mis en place dans le commerce furent retournés par
centaines chaque jour par les libraires malgré les très nombreuses parutions d’articles dans les journaux et ses
passages à la télévision. Il ne s’en vendit pas plus de 3 000 alors que nous en avions imprimé 20 000. Cette
aventure qui devait nous tirer d’affaire nous acheva. Lucie Michel repartit seule et amère, déçue de ne pas avoir
retrouvé ce fils avec qui elle pensait renouer ainsi. Il lui répondit par le silence, comme depuis quinze ans. Elle
s’était encore trompée, me dit-elle. Elle regrettait les quelques phrases qu’elle avait voulues ironiques et qui,
reprises par la presse, avaient simplifié son propos. « J’ai toujours fait des conneries », me dit-elle. Elle était
triste, affligée d’avoir écrit ce qu’elle avait écrit, face à une réalité qu’elle avait provoquée et ne pouvait plus
changer. Sa vie s’achevait et elle était seule. Elle voulait dire à son fils qu’elle l’aimait, me dit-elle.
Je compris que ma mère aussi était sincère lorsqu’elle pleurait devant nous, regrettant les choix qui nous avaient
heurtés. Mais elle était incapable de ne pas recommencer. Ces deux mères ne savaient pas comment faire et se
trompaient toujours, comme rattrapées sans fin par un destin qu’elles faisaient tout pour fuir, provoquant ellesmêmes leur drame. Tout était vrai. La réalité de leurs actions, leurs larmes et leurs regrets. J’acceptais que ma
mère fut une mère et l’appelais pour le lui dire.
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Je n’ai jamais su si ma mère avait été trop aimée ou pas assez par la sienne. Je n’ai jamais compris si elle avait
souffert d’un manque d’amour de cette femme extravagante et excentrique qu’était ma grand-mère, ou si elle en
avait trop reçu. Faut-il dire à ceux que l’on aime qu’on les aime ?
Hervé Boccador, l’ami de Cocteau, de Colette et de Brando, le vieil homme que j’avais aidé à écrire le roman de
sa vie, découvrit un soir, au fil de notre conversation, qu’il avait connu ma grand-mère maternelle. Nous dînions
au Relais de petits hamburgers Windsor accompagnés d’un saint-émilion. Les lumières, tamisées par de petits
abat-jour, caressaient les boiseries des murs. Il me regarda de ses yeux bleus. Hésita. Et m’annonça que ma
grand-mère avait eu un premier mari. Et il avait été le témoin de ce mariage qui fut, me dit-il, le plus court et le
plus scandaleux de son époque. Le jour de la cérémonie, le marié, son ami, arriva dans l’église très en retard,
titubant devant le parterre mondain qui ne l’attendait plus. Avant le sacrement, il demanda au prêtre de le
recevoir dans le confessionnal. Il lui dit alors, dans le détail, comment il avait dans la nuit enterré sa vie de
garçon. Hervé, qui savait tout, ne put me décrire cette virée de débauche tant il riait. C’était un secret. Ma grandmère pleura un an et son mari, proscrit par sa famille, fut exilé aux États-Unis, me dit-il. Le divorce fut prononcé
discrètement.
Hervé avait quatre-vingt-treize ans et toisait de ses yeux bleus les dames qui entraient dans son restaurant, faisant
voler manteaux de fourrure, étoles, boas de plumes et renards. Il se pencha en avant et me souffla, au sujet d’une
femme ridée et voûtée, ses doigts aux bagues d’or serties de diamants tenant une canne d’ébène : « Si vous
saviez quelle beauté elle fut. Elle était la plus belle femme de Paris. »
Le lendemain, il m’invita à dîner chez lui. On nous servit une sole meunière et un château d’Yquem dans des
verres de cristal. Il me parla de son frère, joueur, charmeur et noceur, disparu à soixante-cinq ans, et me dit : « Il
a eu raison. » « De quoi eut-il raison, Hervé ? » demandais-je. « De vivre plus et de partir tôt. » Depuis trente ans,
son frère lui manquait. De lui, il disait qu’il n’avait pas de défauts. Seulement des faiblesses. Hervé s’en alla
dans la semaine. Il demanda, dans son dernier soupir, du champagne qu’on lui servit dans une cuiller d’argent. Et
il partit pour le pays de son enfance, dont il me parlait souvent, la Turquie, où il était né.
Son premier souvenir, qui toute sa vie l’envoûta, avait été la vision de Pierre Loti, les yeux maquillés de khôl, à
l’arrière d’un voilier disparaissant à l’horizon sur les eaux du Bosphore, à Constantinople. C’était il y a un siècle.
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Une nuit, en Aveyron, ma tante donna une fête dans sa grande maison, en bas du village, près de la rivière.
C’était un bal costumé. De la terrasse, on voyait la croix, dressée sur le pont du village, éclairée par la lune. Les
eaux noires de la rivière scintillaient, emportées par le léger courant de l’été. On entendait les hauts peupliers que
le vent agitait au fond du clos, soufflant dans les milliers de feuilles qui bruissaient d’autant de notes. Dans le
salon ma grand-mère était assise sur un petit tabouret africain dans l’âtre d’une imposante cheminée où brûlait
un grand feu. Elle portait une tunique orientale et un turban. Les pierres de cette ancienne grange à foin
dessinaient des ombres sur les murs. Diminuée par la maladie, elle ne pouvait plus se déplacer sans qu’on lui
donne le bras. J’attrappai un prie-Dieu au coussin de velours grenat et m’assis à ses côtés. De ma vie je n’avais
jamais eu de conversation intime avec elle. Je n’osais échanger que politesses, plaisanteries ou calembours. Elle
m’intimidait. Je prononçai alors le nom magique d’Hervé Boccador. Et lui dis que je savais. Ses yeux bleus
s’illuminèrent, elle me sourit. Soudain, je voyais une jeune fille. Sans un mot, elle se leva et m’entraîna dans une
valse, elle qui ne pouvait plus marcher. Mille bougies semblaient nous tourner autour. Nous oubliions les regards.
Je ne voyais que ses yeux bleus, son sourire. Elle était belle. Je n’avais jamais pensé qu’elle eût pu être jeune et
insouciante. Ce soir-là, elle l’était. Nous tournions sous les grandes toiles qu’elle avait peintes à vingt ans,
reproductions surréalistes de La leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt. Sur l’une de ces immenses
peintures sans cadre, flottante, déformée, suspendue au-dessus de la cheminée par des clous rouillés, un groupe
de médecins du xviie siècle se penchaient sur un gisant d’albâtre. Ils portaient de grands chapeaux qui
semblaient eux aussi ondulés par le feu et l’alcool. Les visages de mon enfance, qui avaient vieilli, se
mélangeaient comme dans un kaléidoscope, derrière ma grand-mère avec qui je tournais. Mon oncle Mario,
l’aventurier qui vivait en Afrique et dont j’admirais enfant la moto et les larges épaules, mon oncle Cyril, qui
avait vécu une année dans ma chambre parisienne quand il était junkie, m’offrant des disques punk et
empruntant les sous de ma tirelire qu’il n’oubliait jamais de me rendre, mon oncle Basile, boulanger, qui nous
racontait enfants ses aventures sur un galion en Colombie. Ils portaient redingotes, hauts-de-forme et queues-depie. J’étais emporté par les bougeoirs d’argent, le piano à queue, les canapés de velours, la lune au-dessus du
pont, défilant par intermittence derrière le visage de ma grand-mère qui tournait avec moi.
Dans mes bras, elle avait quinze ans et elle vivait sa dernière nuit.
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35
Avant mon départ, pendant une semaine, nous avons parlé du souhait de Jeanne de s’installer dans le studio que
Jules lui propose. Jules est l’amour de ses quinze ans. Il est aussi celui de Zora, une amie de Jeanne, qui loue
l’autre studio qu’il possède sur le même palier, et d’Élisa encore, qui fut ma collaboratrice aux éditions. J’appris
par hasard que tout au long de cette semaine Jeanne avait déjà la clé du studio dans sa poche. Ce lieu semblait
être déjà le sien. Elle s’y était imaginée. Elle avait prévenu ses amis. Elle avait élaboré le partage des nuits
d’Orson, qu’elle souhaitait faire dormir là-bas le mardi et le mercredi, et qu’elle aurait déposé tous les jours chez
nous en sortant de l’école. Elle voulait garder une clé de notre appartement. Elle n’a pas parlé des week-ends.
Elle avait fait tous ces plans sans moi.
Il est minuit sur le lac Tahoe. La boîte de somnifères posée sur la commode me rappelle celle que je voyais
enfant sur la table de nuit de mon père. Je prends un demi-cachet. Je sais que j’en avalerai un autre vers 5 heures
du matin. Jeanne aurait pu être là, ce soir. J’aurais aimé l’embrasser. Elle me manque. Je voudrais pouvoir tout
oublier, tout recommencer.
Je m’endors en rêvant à notre rencontre, notre première nuit. Son apparition, un soir chez ma tante, où j’habitais
depuis que j’avais quitté Anna, avait été une surprise. C’était un samedi. Elle était venue dîner, et était partie
pour rentrer chez elle. Il n’y avait pas de taxi, le métro était fermé, au bout d’une heure de marche sur les
Champs-Élysées, elle m’avait appelé pour me demander si elle pouvait revenir s’endormir sur un canapé.
Ma tante habitait un grand appartement sous les toits, tapissé de tissus rares et meublé d’objets exotiques
rapportés de ses voyages en Afrique, en Papouasie, en Égypte ou en Amérique du Sud, et gardés par un petit
singe domestique. Elle était déjà allée se coucher, m’embrassant de son visage mystérieux dont les yeux noirs et
jaunes paraissaient toujours maquillés de khôl. Son chevalier servant, Enrique, mexicain, grand, maigre et sans
âge, me dit que Jeanne pouvait bien sûr passer la nuit ici. Leur appartement était déjà habité par deux étudiantes
japonaises et un Brésilien.
Jeanne arriva, je lui proposai un sweat-shirt, puis de s’endormir contre moi. Ce soir, j’aimerais revivre cette nuit
féerique, Jeanne dans mes bras, où je crus que je serai à jamais heureux. Cette nuit jaillie des Enfants terribles de
Jean Cocteau.
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L’été approchait. La vie me brûlait. J’achetai un coupé Mercedes de la fin des années soixante-dix. Une belle
voiture, gris métallisé, pleine de chromes et d’acajou, aux portières lourdes et au moteur silencieux. Tous les
soirs nous nous retrouvions pour des virées dans Paris, fenêtres ouvertes, de vieux reggaes de Lee Scratch Perry
à fond dans la sono, nous roulions, ébahis.
Nous allions souvent à la brasserie Le Général Lafayette, à côté du parking que tenait mon parrain. Ce garage,
dont le quatrième étage donnait sur les toits de Paris, ressemblait à un jouet pour enfants. Mon parrain y avait
ouvert un magasin de fleurs au rez-de-chaussée. Il avait demandé à sa jeune femme, artiste, de peindre de
grandes fresques antiques qui lui rappelaient sa ville natale de Rome. Il y entreposait les voitures qu’il gagnait la
nuit au poker : une Range Rover, dans laquelle il transportait ses deux bergers allemands, une Mini Cooper des
années soixante avec de fausses plaques italiennes qui lui évitaient les contraventions, un coupé Mercedes
décapotable bleu nuit des années quarante ayant appartenu à Yul Brynner, un autre coupé Mercedes 1960 qu’il
m’avait offert à dix-huit ans. Je n’avais jamais pu l’utiliser. Le joueur qui le lui avait donné avait filé en oubliant
de lui laisser la carte grise.
Avec Jeanne, nous avions projeté d’organiser des soirées, d’ouvrir un restaurant et de nous marier en ce château
merveilleux qui a depuis peu disparu.
Au Général Lafayette, les parents de Jeanne nous retrouvaient. Son père riait en dessinant sur les tables. Il portait
un pardessus de toile et était coiffé d’une casquette légère. Il dessinait Lou sous les traits d’un bouquetin dont il
voulait faire le héros d’un livre qui jamais ne se réalisa. La mère de Jeanne était émue. Elle était vêtue d’une
robe vichy et de chaussures vernies à talon aiguille, un nœud rose dans les cheveux. C’était le printemps. Le
week-end, nous partions à Deauville avec Lou. Je commençais l’écriture d’un livre. Jeanne travaillait à des
nouvelles. Et nous nous lisions nos ébauches.
Au mois d’août, nous sommes allés plus loin, en Auvergne, en Aveyron, sur la Côte, en Italie, en Suisse, dans les
Alpes et dans l’est de la France, dormant chez des amis, dans des hôtels ou dans des gîtes de haute montagne,
plongeant dans des lacs, nageant dans des rivières, bavardant dans des bars à de grandes tablées familiales ou
commandant des pintes de bière fraîche dans des auberges allemandes, nous allongeant dans l’herbe, cueillant
des fleurs et coupant saucisson, cantal et tomates que nous étalions comme un festin sur une nappe posée dans de
jolies clairières, arrivant à Paris le coffre chargé de meubles pour notre nouvelle vie. Elle portait des robes
fleuries et légères, des sandales à talons de corde. J’aimais ses yeux gris, ses longues jambes et ses doux baisers.
Elle aimait m’embrasser.
Je dois cesser de penser à elle et admettre que vendredi nous allons nous séparer.
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Je me réveille angoissé et engourdi. Toute la nuit, j’ai entendu le tic-tac du réveil. Pas de texto. Ces cartes
postales numériques, que je ne lui ai pas demandées, je les attends maintenant. Je crains qu’elle ne m’en envoie
pas de la semaine. Je dois m’y préparer. C’est le dernier pouvoir qu’elle a sur moi avant vendredi. Depuis six
mois, je suis allé de désagrément en désagrément. Aucune raison que cela cesse subitement. Vendredi, je saurai.
Je reçois un texto de Jeanne : « Hello, veux-tu qu’on se fasse un petit Skype ? » Nous dialoguons :
— Je ne peux pas. Je suis dans le blizzard à la montagne, loin de toute connexion téléphonique ou Internet. Je
t’embrasse.
— Pas de problème, je vous embrasse.
— Ai presque terminé l’écriture de mon livre. Pense beaucoup à toi.
— Tu me l’envoies ?
— Je dois terminer d’abord.
— OK.
Mon père nous appelle pour nous donner des nouvelles de ma grand-mère, qui s’est levée aujourd’hui. Au sujet
de Jeanne, il me dit : « Éloigne-toi, éloigne-toi, éloigne-toi… »
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Avec Erik, nous enchaînons les descentes dans la poudreuse. Les flocons m’aveuglent. Se laisser aller dans la
pente, enchaîner les mouvements, ne pas penser… J’arrive trempé dans le restaurant en bas des pistes sous les
regards amusés des touristes. Nous avalons un sandwich, rendons nos équipements et reprenons la route. Sur le
chemin du retour, Erik me dit qu’il prend la vie comme elle vient. Sans y penser. La route trace comme un sillon
profond dans la poudreuse épaisse de la montagne, le sol est recouvert de neige, la nuit tombe, et plus nous
descendons plus le vert des sapins se découvre. Nous arrivons bientôt dans la vallée de Sutter, où l’on découvrit
les premières pépites d’or en 1848. Des baraques aux toits pointus et aux vérandas décorées de néons ou de
lampions rappellent cette époque qui m’avait tant fasciné enfant lorsque ma mère m’offrit L’Or de Blaise
Cendrars. Dans cet ouvrage, l’homme le plus riche de la Californie, un Allemand parti de rien et qui a tout
conquis, voit son monde disparaître le jour où un ouvrier trouve une grosse pépite dorée dans la rivière qui
traverse son domaine. Cette découverte déclenche la fameuse Ruée vers l’or et dévaste son royaume. Elle est sa
ruine.
Drugstores, vieux néons, maisons délabrées, bistrots déserts, nous traversons des villes fantômes jusqu’à la
métropole de Sacramento qui apparaît sous un ciel diluvien, puis, après de nouvelles vallées, les ponts suspendus
de la baie de San Francisco. La guitare de Django Reinhardt nous accompagne, petite plainte de cow-boy venue
du Ménilmontant de l’après-guerre. Dans le cockpit ouaté de la voiture, je pense aux montagnes d’où nous
descendons. Leurs cimes me rappellent le refrain d’un morceau de Gainsbourg qui me hante.
« La femme des uns sous le corps des autres,
A des soupirs de volupté,
On s’en fout quand c’est pas la nôtre,
Mais celle des autres
D’abord on se dit Vous et puis on se dit Tout,
On s’envoie un verre, on s’envoie en l’air,
Et tout là-haut, là-haut, tout là-haut, là-haut,
On regarde en bas et qu’est-ce qu’on y voit ?
La femme des uns sous le corps des autres,
Et on commence à s’inquiéter,
On se dit que si c’était la nôtre, là qui se vautre,
On lui ferait passer le goût de recommencer,
Et pour changer d’air, on l’enverrait faire,
Un tour là-haut, là-haut, tout là-haut, là-haut,
Et pour se consoler, alors on irait, on irait voir
La femme des autres, et quand elle écarterait les bras
On se dirait elle est comme la nôtre, la femme des autres. »
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Avec Lucien, Momo – qui vivait avec sa famille dans une chambre de service au sixième étage – et Emir –
descendant de Russes blancs qui habitaient un petit appartement sombre au premier – nous allions souvent
sonner à la porte de Gainsbourg, rue de Verneuil. Nous lui demandions des autographes que nous collectionnions.
Né en 1969, j’avais huit ans et je ne connaissais pas encore ses chansons. Nous ne savions pas qui il était. Mais
nous savions qu’il était connu. Il ouvrait sa porte noire qui donnait dans la rue et nous faisait entrer chez lui. Je
détournais toujours le regard de la photo géante d’une femme nue, face à la porte d’entrée. J’appris plus tard que
c’était Brigitte Bardot. Il nous faisait asseoir dans le canapé, dos au grand paravent de bois noir ouvragé que l’on
voyait de la rue. Il allait nous chercher un goûter. Nous n’osions pas parler, observant chacun des objets de ce
musée miniature où le jour ne pénétrait pas, éclairé par des spots soigneusement placés.
Ce salon me rappelait l’hôtel particulier de mes grands-parents maternels, à Neuilly, qui a été démoli cette année.
Un piano à queue identique à celui-ci reposait sur les mêmes carreaux en damier de marbre noir et blanc, dans
une pièce aussi chargée de curiosités, statues de Rodin, daguerréotype de Nadar, silex préhistoriques rapportés
par ma grand-mère de ses fouilles en Palestine. Nos grands-parents, que nous vouvoyions, ne tutoyaient que leur
teckel et eux-mêmes. Ils nous offraient du gin et de l’orangeade. Mon grand-père, colosse aux moustaches
blanches, recevait parfois en djellaba et se faisait embrasser sur le bout du nez par ses petits-enfants, qu’ils aient
quatre ou trente ans. Ma grand-mère, petite chose aux yeux bleus, le visage doux et ridé, souligné d’un foulard,
nous menaçait de nous mettre la tête entre les deux oreilles et corrigeait nos fautes de français. « Il faut dire
“nous”. “On” est un cornichon », nous disait-elle, ajoutant que seul le boucher, éventuellement, « fait » du
cheval : le cavalier « monte » à cheval. Un jour, avec ma cousine, nous lui avions répondu. Elle nous fouetta
avec des orties. Elle était l’héritière d’une vieille famille française qui avait fait fortune dans le commerce
triangulaire des esclaves et celui de l’or noir. Lui était né en Pologne, sa famille et leurs amis avaient fui la
Révolution.
Les cheveux de Gainsbourg n’étaient pas encore gris et les murs sur la rue de son hôtel particulier étaient
immaculés. Il nous montrait son frigidaire à la porte transparente, le berceau de Charlotte, en plastique
transparent lui aussi. La première fois qu’il apposa pour nous sa signature sur une photo, ce fut sur un portrait
comme pixellisé, mot qui n’existait pas à l’époque, à la manière de Roy Lichtenchtein. Je ne le reconnaissais pas
et le lui dis. Il rit et je compris en rougissant qu’il avait vieilli. Je le vis une dernière fois, marchant seul dans la
rue, quelques jours avant sa mort. Ses cheveux avaient blanchi, il s’aidait d’une canne. Je regarde parfois la
photo de ce visage glabre et effilé, elle est collée dans un carnet que mon parrain m’avait offert le jour de ma
première communion.
Nous n’avions pas neuf ans et les seules stars que nous aurions été capables de reconnaître étaient Alain Delon,
Louis de Funès ou Jean-Paul Belmondo, chez qui nous allions aussi quémander les mêmes joyaux. La chasse aux
autographes était une façon de découvrir le monde des autres dans notre quartier doré. Chez Jean-Paul Belmondo,
nous regardions des films avec un appareil que nous ne connaissions pas, un magnétoscope. Il les projetait sur un
immense écran concave, presque aussi grand que celui d’une salle de cinéma. Nous n’avons jamais réussi à voir
Romy Schneider mais nous lui avons laissé des fleurs sur le pas de sa porte. La mère de Michel Sardou, Jackie,
nous a offert des biscuits dans la cuisine de son fils. Nous ne savions pas à quel étage habitait Catherine Deneuve
place Saint-Sulpice, à côté de la mairie où avec Lucien nous prenions des leçons de solfège.
Trente ans plus tard, la sortie du livre que nous avons publié sur Gainsbourg ressembla à un bal. L’hôtel Lutetia
nous avait offert pour l’occasion la totalité de ses salles de réception, installant un piano à queue et nous
permettant d’inviter 300 personnes. Le champagne coula à flots, et le tout-Paris trinqua à la santé de Serge
Gainsbourg, de l’auteur, et de notre maison d’édition. Même Anna Karina était là.
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40
Le soir du nouvel an, Jeanne me retrouva chez les Ronceveau, à Champoville, où j’étais arrivé la veille. Je
l’attendais dans notre chambre en regardant par la fenêtre la brume couvrir les couleurs ternes de rouge, de jaune
et de vert de la campagne normande en hiver. Elle arriva en retard, juste à temps pour passer à table. Le dîner fut
embarrassant. Nous ne nous parlions pas. Je posai un baiser sur ses lèvres à minuit et elle alla se coucher seule.
Quand je la rejoignis, elle dormait. J’avais envie d’amour. Je voulais la retrouver. Je n’osais pas poser ma main
sur sa hanche. Depuis longtemps maintenant ces gestes simples ne m’étaient plus permis. Je crois pourtant
qu’eux seuls auraient pu aider nos âmes à communier, à nouveau, comme autrefois. Elle ne voulait pas.
Ce soir, en Californie, j’ai appelé Jeanne. Elle partait travailler. J’ai été heureux d’entendre sa voix.
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41
Ce matin, pas de message. Je prends la 101 pour East Palo Alto où je dois retrouver ma mère.
À la sortie du freeway, des policiers interpellent le conducteur d’une voiture. Les baraques sont en carton, les
voitures défoncées. Un jeune homme conduit un truck surélevé et chromé. La ville où travaille ma mère,
psychologue dans une école, est l’une des plus pauvres et dangereuses des États-Unis. Nous l’avions traversée
avec Jeanne en cachant une caméra sous une serviette de bain. Le chicano qui bondit de la véranda de sa maison
pour courir vers nous nous rappela que nous étions dans le quartier des gangs d’East Palo Alto. Jeanne avait
envisagé
de réaliser un documentaire pour la télévision française sur ces familles d’immigrés clandestins, maçons,
femmes de ménage, jardiniers mexicains, qui, tout au long de l’année, s’installent, repartent, reviennent, se
marient, ont des enfants et meurent ici, au gré des saisons. Ils travaillent, leurs enfants échouant dans l’école où
ma mère panse les plaies de ces familles éclatées. Les garçons s’entretuent, les filles sont violées, les maris
boivent, les femmes sont abandonnées. Ils habitent et grandissent à sept ou huit par pièce. Seuls les enfants
parlent l’anglais. Les écoles sont bilingues pour ne pas les couper de leurs parents sans-papiers.
Dans le hall du bureau de ma mère, un poster géant représente une petite fille qui ressemble à Lou. C’est bien
elle. D’autres posters : ma fille encore, mon fils, ma nièce, et une photo de ma soeur, mon frère et moi, enfants.
Ses collègues viennent me saluer. Elles ont l’air émues. Ma mère aussi. Elle me montre son bureau, les photos
du château familial de son enfance, en Aveyron, la cuisinière qui y officiait et qu’elle aime aujourd’hui comme
une grand-mère, dernier témoin d’un monde disparu où, avec ses quatre frères et soeurs, ils replongent ensemble
lorsqu’ils se retrouvent. Ils montaient à cheval dans le village, faisaient du patin à glace sur les mares gelées des
champs alentours, écoutaient leur grand-oncle leur raconter ses combats aériens de la Grande Guerre. Leur
grand-père avait inventé la traction-avant et fait atterrir un avion dans le clos en bas du village. Il avait établi le
premier dictionnaire français-basque pour faire plaisir à sa nouvelle épouse, femme de chambre qu’il aima
jusqu’à la fin de ses jours. Leur grand-mère avait été la muse de Rodin et, tout le monde l’espérait désormais,
peut-être sa maîtresse. Ce village fut l’un des premiers à avoir l’électricité grâce à une dynamo que l’ancêtre
avait fait installer dans le moulin à eau du château.
Chaque année, avec ma cousine, nous donnions un concert dans le salon de ma grand-tante, jouant à quatre
mains, devant un parterre de cousins, neveux, oncles, tantes, frères et soeurs de tous âges. C’était un vaste salon
aux murs épais décorés de tapisseries des Gobelins et au centre duquel une vieille harpe désaccordée semblait
oubliée depuis des siècles. On nous applaudissait. On nous servait des orangeades et des petits biscuits salés.
Nous nous éparpillions après cela dans les maisons du village, chaque famille ayant la sienne.
Nous passions l’été là-bas, ainsi que toutes les vacances scolaires, descendant en voiture, dans le break CX
familial, banquettes arrières baissées, allongés sur les matelas étalés sur les bagages, chantant, nous battant,
dormant et dévorant sandwiches et bonbons. Le voyage durait douze heures, rythmé par les aboiements de nos
deux chiens, le hit-parade écoutaient en boucle et leurs disputes, tout cela dans un nuage opaque de Marlboro. La
chanson préférée de mon frère était « Allô Maman bobo », d’Alain Souchon.
« Dans ma tête y a rien à faire
J’suis mal en campagne et mal en ville
Peut-être un p’tit peu trop fragile
Allô Maman bobo
Maman comment tu m’as fait j’suis pas beau
Allô Maman bobo
Allô Maman bobo »
Dans notre belle maison de vieilles pierres, au toit de lauze et aux murs épais où nous nous étions endormis, dans
la nuit de Noël 1979, je fus réveillé par les pleurs de ma mère qui m’appelait à l’aide. Elle criait, comme
possédée, recluse dans un coin sombre de l’entrée, en chemise de nuit, pieds nus sur la pierre du sol de cette
pièce plusieurs fois centenaire.
Mon père l’avait frappée, me dit-elle. Elle ouvrit la porte d’entrée et s’enfuit sous la neige. J’avais neuf ans. Je
retournai me coucher en pleurant.
J’étais hanté. Les tableaux qui décoraient ma chambre, un Topor représentant des femmes enlacées, des scènes
de cirque peintes par mon arrière-grand-père, la toile d’une femme nue résistant à un diable venu l’arracher à son
lit pour l’emmener en enfer, se mélangeaient au drame auquel ma mère m’avait mêlé, et que, longtemps,
j’espèrerais oublier.
Le lendemain, alors que ma mère était allée se réfugier dans la maison voisine de ses parents, mon père, seul
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avec nous, vêtu d’un vieux peignoir bleu qui peluchait, nous rassura, nous dit qu’il ne l’avait pas battue mais
qu’ils s’étaient battus. Avec Louise et Lucien, nous sanglotions, plongeant nos visages dans de grands bols pour
y boire le chocolat chaud qu’il nous avait servi. Il nous raconta une histoire de vomi de chien qu’elle avait voulu
qu’il nettoie dans la nuit, de chaussures qu’elle lui avait envoyées à la figure. Cela n’arriverait plus, nous dit-il.
Nous avions envie de partir nous réfugier dans les cabanes que nous bâtissions dans les prés. Et de tout oublier.
Elle revint dans la matinée, tremblante. Ma grand-mère lui avait dit de ravaler ses larmes. Et la vie reprit. Ils
partirent en voyage en Guadeloupe. Puis les disputes recommencèrent, une nouvelle scène eut lieu. Et elle le
quitta.
Le château familial, dans les combles et le donjon duquel nous jouions enfants, découvrant de vieux fusils de
chasse, des lettres oubliées et guettant les hallebardes ennemies, avait été légué à un grand-cousin londonien. Sa
situation de banquier assurait que la propriété resterait dans la famille jusqu’à la génération suivante. Son frère
aîné, qui s’était installé comme agriculteur dans le village, n’aurait pas eu les moyens de l’entretenir, pensèrent
leurs parents. Et nos enfants pourraient ainsi continuer à y rechercher un passage secret, un trésor, une chambre
dérobée. Ils seraient, peut-être, eux aussi, sous le charme des aventures du Club des cinq. Harry Potter lui-même
pourrait venir les y retrouver, un été. Ce château de notre enfance, de celle de ma mère, de ma grand-mère, de
mon arrière-grand-mère, et ainsi de suite depuis si longtemps, vient hélas d’être mis en vente. Victime du krach
boursier, lui aussi.
Le portable de Maman sonne dans son bureau. C’est mon père. Il était ce matin avec le commissaire-priseur
chargé de récupérer les dernières propriétés de la société : ordinateurs, livres, chaises, tout ce qui pourrait être
bradé aux enchères. Il était venu chercher le bureau de son père que j’utilisais, un bureau d’associés sur lequel on
pouvait travailler à deux, face-à-face. Je suis soulagé qu’il se soit chargé de cette corvée. Il dit avoir réfléchi à
mon cas : « Tu te sous-estimes, tu dois changer de prairie, tu perds ton temps. » Il me dit qu’il partait le
lendemain à Val d’Isère, au Blizzard. Quand nous étions petits, nos parents allaient souvent skier le week-end làbas, dans le même hôtel déjà. Lorsque, pendant les vacances scolaires, nous louions ensemble un petit appartement dans lequel nous nous entassions à cinq, nous les retrouvions après nos leçons de ski à la terrasse de La
Grande Ourse, le restaurant du bas des pistes où ils bronzaient dans des transats, Ray-Ban dorées sur le nez,
emmitouflés dans des blousons Moncler, les mêmes que celui que portait un alpiniste dont j’ai oublié le nom et
qui faisait la couverture d’un livre que mon père avait édité. Il avait une barbe noire et profonde identique à la
sienne. Il était en haut de l’Everest, au sommet du monde.
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À l’école américaine où je suis venu le chercher, Orson me saute dans les bras. Il est attablé avec une vingtaine
d’enfants mexicains qui ne parlent que l’espagnol. « Tous les enfants ont rigolé avec moi », me dit-il. Je lui
demande pourquoi. « Je ne sais pas, je crois que c’est parce qu’ils m’aimaient. » Dans la voiture, il me demande
de me raser pour mieux l’endormir le soir. Et je n’aurai plus, dit-il, qu’à imiter la voix de Maman. « Et j’aurai
deux mamans », dit-il.
Jeanne nous envoie un message : « J’espère que tout va bien, je vous embrasse très fort. » Je réponds : « Tout va
bien. On t’embrasse très fort. Je t’aime Maman (Orson). Moi aussi (Papa). » « Moi aussi je vous embrasse très
fort et je vous aime », écrit-elle. Elle ne dit plus qu’elle m’aime. Je ne sais pas où elle en est, jusqu’où elle est
partie, si elle reviendra. Attendons. Vendredi je saurai. Je pense à ce que m’a dit mon père. Je ne crois pas perdre
mon temps. Je me sens mieux. Je veux retrouver Jeanne. Je ferai tout ce que je pourrai pour cela.
Les petits ont passé un week-end divin avec leur grand-mère. Ils sont allés au cinéma et ont choisi des animaux
en peluche. Pour s’endormir, Orson lui demandait l’histoire de Jésus. Lorsqu’à la Toussaint, j’étais parti seul
avec lui et Lou en Aveyron, nous étions allés allumer des cierges dans la cathédrale de Rodez. Il ne voulait plus
partir, hypnotisé par les vitraux, les statues et les tombeaux, impressionné de voir des hommes et des femmes se
prosterner. Il me demanda ce qu’ils faisaient. Je lui expliquai qu’il priaient. Ils pensaient à ceux qu’ils aimaient.
Il se mit à prier, énumérant la liste de ceux qu’il aimait, qui comprenait tous ceux de sa famille, dont il n’oublia
personne, mais également ses amis et tous ceux que nous croisions parfois dans notre vie.
Nous prenons Lou à la sortie de son école américaine de Palo Alto. Elle attend seule dans la rue, dans son petit
blouson bleu ciel, sac à dos sur l’épaule, au coeur du quartier des gangs. Elle monte dans la voiture et nous
raconte que des comédiens sont venus ce matin jouer du Shakespeare : Roméo et Juliette.
Aujourd’hui, nous allons tous les trois à San José, au Tech Museum, où tout l’après-midi Orson jouera au
pompier et à l’ambulancier dans les véritables véhicules de ces deux métiers, ses préférés. Et Lou fera des
expériences avec l’air, l’eau et les matières. À la cafétéria où je me suis installé, des personnes handicapées
mentales me servent un hot-dog et un café noir.
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Hier, Erik nous a raconté comment il perdit la mémoire une journée entière à la suite d’une chute en snowboard.
Dans la soirée qui suivit cet accident, de retour à l’hôtel où ils étaient descendus avec sa femme, il ne pouvait
plus se souvenir de sa journée. Il ne savait plus où il était. Il ouvrait les rideaux, regardait par la fenêtre, et,
chaque fois, s’étonnait de découvrir le lac Tahoe. Sa femme lui racontait à nouveau l’épisode. Et il l’oubliait.
Elle lui racontait à nouveau. Il commença à pleurer lorsqu’il réalisa qu’il oubliait sans cesse ce qu’elle lui disait,
ne sachant pas si cela durerait toute la journée ou la vie entière. Le lendemain matin, il se leva, alla à la fenêtre,
et demanda à nouveau à sa femme ce qu’il faisait là. Cette fois-ci, il plaisantait.
Notre ami David, qui venait avec nous toutes ces années sur la péniche, perdit un jour le fil de ses pensées.
Pendant plusieurs semaines, il pensa avoir gagné au loto. J’allai le voir à l’hôpital. Il me demanda le billet de
loterie que, dit-il, je devais lui apporter. Il m’expliqua que la presse était à ses trousses et que, millionnaire, il
avait loué ce lieu et payé des figurants pour jouer le rôle des fous et des médecins qui nous entouraient. Je souris,
sachant qu’il se moquait de moi. Ses yeux s’assombrirent. Il croyait ce qu’il disait et craignait que sa réalité ne
soit pas réelle. Il savait qu’il avait peur d’être fou. Il me dit : « Je ne veux pas que tu sortes d’ici en pensant que
je suis fou. » Je lui dis que je ne le pensais pas, ce qui était vrai.
C’était David qui avait retrouvé Philippe dans la chambre de son bateau, le visage ensanglanté.
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Après le dépôt de bilan et les menaces de Jeanne, je craignais moi aussi de perdre la tête. Pendant six mois, mon
frère Lucien m’aida à ne pas céder aux provocations de Jeanne. Il me conseilla d’aller dans son sens, de la
comprendre, d’accepter ses désirs, de ne pas m’offusquer de ses envies, de résister à la tentation de la rupture
brutale. Il m’apprit que l’on ne contrôle pas les pensées des autres. Il m’encouragea à l’aimer, à la suivre, me dit
qu’elle aurait besoin de moi un jour, que toutes les situations se retournent. Il m’aida à ne pas perdre les pédales,
m’ouvrant les portes de ses propres expériences angoissées, aux frontières de la raison, où l’on trouve, au-delà de
la logique, un sens à la vie. Il me parla de religion, de tarots, de spiritualité, de fraternité et d’amour. La nuit, il
me réconforta, me donna la force et le souffle qui me permirent de ne sombrer ni dans la dépression ni dans la
folie, flottant dans un état second, retenu à la vie par le fil de sa parole à laquelle je me raccrochais lorsque
Jeanne sortait le soir et ne rentrait plus que pour me dire qu’elle ne m’aimait pas ni ne me désirait. Il me
réconforta lorsqu’on me traita d’escroc, me menaça et m’insulta. Il me dit que ce que je croyais voir n’était pas
forcément réel, qu’il s’agissait de mes propres angoisses que mon inconscient m’imposait, ou de celles des autres.
Il m’assura qu’un jour tout cela m’apparaîtrait autrement. Et qu’il en serait de même aux yeux de Jeanne, et
même des autres, ceux qui ne nous rapprochaient pas aujourd’hui. Un jour, ils reviendraient tous. Tout
reviendrait. Ou tout disparaîtrait, mais je m’en foutrais.
Lorsque mon compte en banque fondait alors que j’offrais à Jeanne les cadeaux qui, pensais-je, la
réconforteraient et la retiendraient, lorsque je ne trouvais pas de travail, ne sachant pas vraiment où chercher, il
me dit que je saurais trouver une solution quand il le faudrait. Je n’avais pas touché le fond. Et je ne risquais pas
de l’atteindre. J’en étais loin. J’avais peur et bientôt cette peur allait disparaître. J’allais retrouver Jeanne, car elle
était bonne au fond d’elle et ne pouvait mentir sciemment. Elle lui semblait paumée, larguée. Mais sincère. Il me
dit que nous avions été séparés, lui et moi, trop longtemps, que nos ennemis s’étaient engouffrés dans cette faille.
Mon frère voit la vie comme une guerre de clans. Nous sommes une meute, face à d’autres meutes. Il faut rester
ensemble pour vaincre, se rapprocher, se serrer les uns contre les autres. Jeanne fait partie du clan, il faut la tenir,
ne pas l’abandonner. L’aimer, la chérir comme on doit chérir la mère de son enfant, qui vous a tout donné.
Dans le petit écran qui s’ouvrait sur Skype, alors que nous parlions, je voyais mon visage blafard émerger d’un
tas de pantalons, de chemises, de vestes, et de pulls suspendus derrière moi. Ma penderie parisienne était
devenue le lieu où je passais mes nuits et mes jours. De cette petite pièce, j’entendais Jeanne parler au téléphone,
ses paroles toujours couvertes par les musiques qu’elle n’écoutait plus qu’à tue-tête dans ce que nous appelions
elle et moi affectueusement son boudoir. Elle boudait. En dansant. En chantant. En sortant. Je dépérissais. Je
découvrais la musique de mon frère, la beauté de ses textes et de ses mélodies. Je l’accompagnais à ses concerts,
invitant les nouveaux amis que je fréquentais depuis le dépôt de bilan, les autres ayant soudain disparu. Il y avait
les deux incroyables soeurs Mélanie et Jennifer, dont j’avais publié le roman de la benjamine, Patrice de
Ronceveau, qui m’avait prêté un bureau dans les locaux de son magazine ArtPop. Jeanne venait encore.
L’instinct de la louve, peut-être, toujours là. Ou la pression familiale. Les représentations étaient toujours
chaleureuses et émouvantes. Seule Jeanne semblait ailleurs.
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J’avais résilié mon abonnement au parking et étais allé chercher une carte de résident pour stationner ma voiture
dans la rue en attendant de la vendre. J’avais pris un pass Navigo sur laquelle ma photo me donnait l’air d’un
agent de la RATP. J’arpentais les lignes de métro, le iPhone sur lequel je recevais autrefois une cinquantaine
d’appels par jour trouva pour la première fois sa fonction de baladeur. Isolé dans ma bulle, entre une convocation
chez le mandataire judiciaire et un rendez-vous chez ArtPop, je regardais par bribes des films téléchargés sur
Internet et synchronisés sur mon téléphone. Pressés contre moi des inconnus arboraient les mêmes écouteurs
blancs. Je venais de racheter un premier emprunt à la consommation avec un second. Je commençais à ne plus
payer certaines factures, les courriers recommandés s’accumulaient. Je négociais avec la banque une suspension
d’un an du remboursement de notre emprunt immobilier. Je réclamais au Trésor public un étalement de mes
impôts. Sans travail ni chômage, je n’avais plus que quinze jours d’économies devant moi. Le compte bancaire
de mon père, qui avait investi un bonne part de son capital dans notre aventure, était à découvert pour la
première fois de sa vie. Tout s’était évaporé dans la crise boursière.
Un matin, mon ami d’enfance, Alexandre, que je n’avais pas vu ces derniers mois, m’appela pour prendre des
nouvelles. Je lui détaillais la situation. Il me rappela dans l’après-midi avec une proposition d’emploi dans le
groupe qu’il dirigeait. Je pris rendez-vous pour un entretien qui se passa bien et commençai quinze jours plus
tard. J’avais un petit salaire et un contrat de six mois. Les bourses continuaient de s’effondrer, les sociétés de
péricliter. C’était inespéré.
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Tonie, avec qui nous avions skié, qui me disait avoir changé sa vie en se séparant de son compagnon et venait
d’acheter une maison à crédit, a appris ce matin qu’elle est licenciée. Nous dînons ce soir chez elle à San
Francisco, dans sa haute maison de bois, hissée sur trois étages à flanc de colline, construite en 1912. Elle nous
accueille en nous serrant fort dans ses bras, comme le font les Américains, et nous raconte sa journée qui,
probablement, va changer sa vie. C’est ce matin même, en ouvrant sa boîte mail dans laquelle elle trouva une
convocation chez son supérieur, qu’elle comprit. Dans son bureau, il lui dit que son poste avait été « éliminé » en
raison de la crise économique. Depuis le mois de septembre, neuf postes sur douze ont été ainsi supprimés dans
la cellule pour laquelle elle travaille. Ses collègues l’ont invitée à déjeuner et ont été très bienveillants, nous ditelle. Mais elle est seule, avec deux enfants et un crédit immobilier sur le dos. Elle a trois mois devant elle. Alors,
elle est rentrée chez elle, elle a bu du vin, et elle a pleuré. Elle a aussi acheté cinq tickets de loto. Elle promet à
Louise de lui donner un million de dollars si elle gagne le jackpot. Elle lui dit « Tu es ma soeur », lui tape dans la
main et retient ses larmes. Louise me dit qu’elle me donnera 100 000 dollars.
Ses deux enfants sont devant la télé avec les voisins, deux grands gaillards en baggy, casquette vissée sur la tête.
Ils ont douze ans. On ne sait pas bien si ce soir il sont venus jouer avec le fils de Tonie, âgé de six ans, ou sa
grande soeur, âgée de treize ans.
Nous passons à table. Un copain de Tonie, vétéran de la guerre en Irak, petit, musclé et coiffé comme James
Dean, nous raconte comment le week-end dernier il s’est retrouvé chez une amie avec la supérieure de celle-ci.
Après plusieurs bouteilles de Cabernet, il finit la nuit en suçant les doigts de pied de cette femme de pouvoir.
Elle l’invita cette semaine à venir chez elle réparer son vélo, mais, bien qu’il eut envie de revoir ces pieds qu’il
trouvait ravissants et exquis, il refusa.
J’ai appelé Jeanne ce soir. C’était le matin à Paris. Elle ne voulait pas parler. J’ai insisté, souhaitant savoir ce
qu’elle ressentait. Elle me dit que l’un de ses amis vivait heureux et marié depuis des années avec sa femme mais
ne partageait avec elle ni amis, ni week-end, ni vacances. C’était, à ses yeux, un idéal de bonheur. Elle me
demanda si je savais bien qui elle était. Elle me dit qu’elle n’était pas une femme au foyer mais une personne
aimant l’indépendance. Son envie de liberté, résumée à des activités mondaines, virent à l’obsession. Et au
grotesque. Je préfèrerais me séparer plutôt que de revivre le supplice de ces derniers temps. Elle me dit qu’elle
m’attend et qu’elle souhaite que nous voyions un thérapeute de couple. Je ne ressens en elle aucune volonté de
satisfaire mes envies. Je repense à elle, dans les escaliers, un matin du mois d’octobre. Après m’avoir avoué
qu’elle ne m’aimait plus, ne me désirait plus, ne me trouvait pas drôle, elle avait ajouté : « Je suis une femme
libre. »
Elle commence à m’agacer.
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Anna m’envoie un mail : « J’aimerais aussi que tu retrouves le plaisir de la vie. C’est dommage que ton séjour ne
te donne pas cette opportunité. Comment se passe votre voyage ? Était-ce sympa de voir la famille de Sandy ?
As-tu passé de bons moments en Californie ? Comment te sens-tu en voyage avec les deux enfants ? Et enfin une
dernière question : quels sont votre jour et heure d’arrivée ? »
Moi aussi j’aimerais retrouver le plaisir de la vie. Enfants, notre chambre donnait sur un grand balcon. Nous
laissions la fenêtre ouverte quand il faisait chaud. Nous nous réveillions avec la lumière du soleil qui arrivait du
sud-est, au-dessus des toits que notre immeuble dominait. Je revois les moulures du plafond, les craquelures que
je regardais des heures entières quand mes parents nous faisaient faire la sieste, j’imaginais des formes qui se
transformaient en images puis en scènes vivantes, et je m’endormais, bercé par les cris des enfants qui jouaient
dans la cour de récréation de la maternelle, juste en face de chez nous. Mon grand-père maternel regardait-il les
mêmes moulures quand, enfant, il avait vécu ici à son arrivée de Pologne ? Il portait alors des robes de petite
fille, à la mode de l’époque, et ses cheveux auburn était coupés au bol. Dans la salle à manger au murs laqués de
noir de la maison de mes grands-parents à Neuilly, où ils invitaient parfois leurs cinq enfants et tous leurs petitsenfants, des tableaux impressionnistes peints par son père représentaient les scènes de leur vie d’alors. On le
voyait petit dans une barque tendant la main vers un cygne, sa mère lui souriant sous une ombrelle, des
nénuphars flottant à la surface d’une eau limpide et turquoise. À la fin de ces déjeuners, nous nous tenions tous
par le petit doigt et nous poussions ensemble un cri strident – comme si un courant électrique nous avait pétrifiés.
Avec Lucien, nous jouions dans cette chambre, brisant les thermomètres pour faire glisser les boules de mercure
sur le lino, nous poursuivant avec des pistolets à eau, boxant avec les gants de professionnels que nous avaient
offerts nos parents. Nous superposions collants, tee-shirts et slips de couleur pour ressembler à des super-héros
ou des cascadeurs. Nous bondissions de meuble en meuble, comme avait dû le faire notre grand-père avant nous,
nous agrippant à un miroir au tain usé, qui, un jour, bascula dans le vide, explosant en mille morceaux.
Nous choisissions avec attention nos tenues qui évoluèrent avec les modes. Nous nous enduisions les cheveux de
Pento et les peignions longuement. Nous voulions ressembler à John Travolta dans Grease, mais la gomina
française que nous avions achetée à la pharmacie du coin de la rue n’empêchait nullement nos cheveux de friser,
elle les faisait au contraire boucler.
Le sommet de notre art fut probablement lorsque, comme notre petit groupe d’amis du collège – notre « bande »,
disions-nous alors, cette dénomination n’étant pas encore passible d’une peine de trois ans de prison – nous
enfilions tous les jours des Burlington à motifs Jacquard, un jean 501, ou un pantalon en toile beige Sta-Press
infroissable coupé en haut des chevilles, un Lacoste de couleur, un pull à col rond ou en V Benetton et un
Catalina, blouson léger américain disponible en cinq couleurs seulement : beige, bleu marine, bleu ciel, bordeaux
et jaune. Nous nous fournissions dans la boutique du père d’un copain, Benedit, qui s’approvisionnait
directement en Californie deux fois par an. Et nous partions à pied ou en bus à l’école, Chapelier sur l’épaule
droite, Van’s aux pieds. À damiers, forcément. Tous les soirs, nous retrouvions la bande sur l’esplanade des
Invalides, « les Invas », pour y pratiquer le bicross, discutant roulement à billes, pédaliers, potence et figures de
free-style. Alex, qui est aujourd’hui agent immobilier, était capable de sauter sans tremplin au-dessus de sept
corps allongés les uns contre les autres, figure à laquelle nous nous prêtions effrayés. Il pouvait aussi faire sauter
les PV de nos parents car son père était policier. Tristan pouvait rouler sur la roue arrière de son vélo le temps
qu’il voulait. Flavien avait remporté une compétition en banlieue. Christian était arrivé troisième. Lucien s’était
fait voler son vélo chromé, un Skyway reçu à Noël, par des voyous dans le bois de Boulogne. Benedit avait la
même bicyclette qu’Elliot dans E.T., rapportée des États-Unis par son père. Nous étions tous un peu amoureux
de la mère de Jean-Olivier, dit J-O., qui était jeune, brune, avait le teint mat, et élevait seule notre ami et sa soeur
dans un immeuble moderne. Elle avait quitté leur père qui venait souvent les chercher à la sortie de l’école dans
un coupé Alfa Romeo rouge. Alexandre nous rejoignait le week-end aux Invas, traversant Paris depuis le Marais
où il habitait, ne roulant que sur les trottoirs, comme nous l’avions tous promis à nos parents. Nous étions plus
de dix enfants, certains déjà adolescents, et nous allions tous nous retrouver bientôt sur le bateau romantique et
décadent de Philippe.
Nous étions tous nés en 1969. L’année érotique. Et pour nous tous la traversée a déjà quarante années, me dis-je,
en pensant aux paroles de la chanson. Sauf pour Tristan, fils unique à qui ses parents avaient offert une moto de
cross que nous enviions tous et avec laquelle il savait faire les mêmes roues arrière qu’à vélo. Tristan allait
disparaître au guidon de celle-ci, à dix-huit ans, écrasé par un poids lourd sur les quais de Seine.
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Ce matin, Anna, la mère de Lou, nous appelle. Orson et Lou se disputent pour lui parler, mais je suis le premier à
prendre le combiné. Je lui parle du carnet noir, de la disparition du week-end dernier, des petits mensonges, de
son souhait de consulter un thérapeute. Anna me dit que malgré la grossièreté de la situation, l’absence d’égards
pour mes sentiments, je dois essayer. À l’époque de notre séparation, me dit-elle, elle aurait aimé que je lui
donne ce temps que Jeanne semble vouloir nous donner bien qu’elle n’en ait peut-être plus l’envie. Elle ne
s’inquiète pas pour moi, me dit-elle. Je lui passe les enfants qui jouent comme des petits chats. Hier, Orson a
pleuré quand je suis sorti, puis il a couvert mes mains de petits baisers et il a ravalé ses larmes.
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La dernière fois que je suis venu en Californie, c’était avec Jeanne. Nous nous sommes mariés à la mairie de San
Francisco. Louise avait organisé une petite fête. Et le lendemain nous sommes partis tous les deux dans un lodge
au nord de la baie où nous avions passé le week-end. Nous avons dîné d’huîtres au coucher du soleil. Nous nous
sommes embrassés dans un jacuzzi sur la terrasse de la chambre. Et nous nous sommes endormis, mari et femme,
dans une pièce décorée de trophées, de fourrures et d’étoffes western. Quand, le week-end dernier, je le lui
rappelais, elle précisa sèchement que nous n’étions pas officiellement mariés car nous n’avions pas fait valider
cette union en France. Peut-être faudra-t-il divorcer en Californie.
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Je ne sais pas si je retrouverai Jeanne. Mais j’ai retrouvé ma mère, mon frère, mes enfants, le goût du ski et des
week-ends entre amis, le plaisir de marcher sur une plage, de ramasser des cailloux et des coquillages, de
regarder un petit crabe dans la main de ma fille, de parler une nuit entière en buvant du vin avec un ami. Je
recommence à m’amuser. J’ai connu mon beau-frère, les collègues de ma mère, ses amis, j’ai revu Sandy, me
suis initié au yoga, ai compris que la respiration comptait. J’ai envie de partir, de déménager, de vivre. J’ai envie
de voir du désir dans les yeux d’une femme, de toucher un corps offert, de cuisiner, écrire, peindre, dessiner,
sentir, courir. Je veux rencontrer des gens et ne pas en voir certains.
Je vais à nouveau travailler, imaginer, dormir et danser. Je suis plus riche qu’avant car plus jamais je n’aurai
peur. Jeanne avait raison. Il faut aimer la liberté et l’indépendance. Je cherchais à rattraper Jeanne. Je me suis
retrouvé.
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Je pense à elle. Je la provoque un peu, espérant la faire sourire. Elle ne répond pas. Hier, elle m’a dit qu’elle
craignait que je me suicide.
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J’emmène les enfants à Palo Alto pour déjeuner. Nous nous arrêtons chez Pete’s Coffee, où Stephen, l’ex-mari
de Louise, allait le matin avant de partir travailler, quand ils habitaient ensemble un petit duplex aux murs et à la
moquette d’un beige années soixante-dix. Stephen, un Écossais au visage marqué et qui buvait souvent trop,
avait épousé ma soeur lors d’une cérémonie magique qui fit danser notre village aveyronnais trois jours d’affilée.
La cornemuse chanta toutes les nuits. Des grand-mères dansèrent avec de jeunes hommes en kilt autour d’un feu
de joie. Louise et Stephen se séparèrent deux ans plus tard. Stephen aimait sortir, jouer au DJ dans les clubs.
Louise aimait décorer sa maison, se lever tôt et partir en week-end.
Demain, avec Orson et Lou, nous prenons l’avion. Louise et Peter viennent dîner chez ma mère. Et je me mets à
la cuisine pour préparer un phô. J’ai terminé le dernier chapitre de mon roman :
Le voyage de François avait duré toute une année. Il visita les campagnes de l’Asie, souffrit, aiguisa son âme
comme une lame d’acier. Il eut une patience de bonze, ne cédant jamais à la tentation d’appeler, d’écrire ou de
demander des nouvelles de Jane. Il tint sa promesse, surmonta sa douleur, dompta sa peur. Il apprit le contrôle
de soi et la patience. Il marcha le long de l’Himalaya, se fondit dans la population, disparut du monde et ouvrit
son coeur. Un matin, il sonna à la porte. Il était bronzé, mal rasé. Lorsqu’il entra, Jane était là, un tablier noué
sur une grande chemise blanche rentrée dans son jean. Il embrassa son fils. Le soir, ils ne parlèrent de rien,
dégustant un bourgogne. Il lui montra le manuscrit qu’il avait écrit dans un monastère tibétain. Son écriture
était fine et appliquée. Jane le lut dans la nuit. Elle pleura. Il était beau, il était fort. Ils s’étaient manqués. Jane
et François ne parlèrent qu’une fois des errances de Jane. Il la comprenait et lui pardonnait. Ils pleurèrent
ensemble, puis en rirent. Et la vie reprit. Il déménagèrent, s’installèrent dans un appartement plus petit qui leur
permettait de vivre simplement avec leurs enfants. Cela permit à Jane de quitter son travail. Elle ne supportait
plus l’ambiance du bureau. Elle avait plus de temps.
François remania le manuscrit de son journal, l’enrichit. Il le fit lire à un célèbre éditeur qui l’invita à déjeuner
pour en parler. Il souhaitait le publier pour la rentrée littéraire, à condition qu’il ajoute quelques détails
supplémentaires sur le monde de l’édition. Le passage sur l’éditeur coureur l’amusa beaucoup. Il crut
reconnaître un vieux confrère, mais François lui assura qu’il l’avait inventé pour ajouter une intrigue humaine
au récit, une tension. Lorsque le livre parut, François fut invité à l’émission de Mireille Dumas. Cela le lança. Il
allait être adapté au cinéma.
Souvent, le soir, Jane sortait. Elle avait rencontré une bande d’acteurs de théâtre qui s’étaient pris de passion
pour elle et l’encourageait à écrire. Elle termina son recueil de nouvelles qui fut accepté dans la collection
littéraire d’un grand éditeur. Ses nouveaux amis souhaitaient l’adapter au théâtre.
Jane et François fêtèrent la nouvelle chez eux. François était devenu un véritable cuisinier.
Deux ans plus tard, Jane croisa dans la rue l’homme qui l’avait tant fascinée. Il était avec sa femme. Il avait
vieilli. Il semblait vouloir prouver qu’il pouvait encore contrôler la vie, comme à l’époque où, lorsqu’il dirigeait
sa société d’édition, il laissait penser qu’il dirigeait un peu le temps, distribuant des invitations dans son bureau,
au restaurant, à la piscine, ou dans son appartement, comme autant d’appâts lâchés à des petits poissons dans
un aquarium. Il lui dit qu’il avait pris sa retraite et profitait désormais de la vie. Avec sa femme, ils la
complimentèrent sur son livre. Jane surprit le regard agacé que sa femme lui lança et comprit qu’il ne l’avait
pas lu. Elle le vit tel qu’elle avait toujours su qu’il était et s’étonna de l’avoir oublié un temps. Elle en eut un peu
honte.
Elle partit en courant pour attraper un bus.
C’était le printemps.
C’était le passé.
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Jeanne s’est installée dans le studio et je n’ai plus jamais senti ses lèvres sur les miennes. C’est un petit
appartement à côté de la maison qui donne sur le square Léon, à la Goutte d’Or. Le sol est rouge, les portes
bleues et les murs blancs. Sur la porte de l’entrée de ce qui sera la chambre d’Orson, est inscrit à l’extérieur, au
marqueur, le nom de Jules – son ami, ex-petit ami, et maintenant logeur – suivi de la mention : « Je suis un peu
sourd ». Elle est allée avec son père chez IKEA, ils ont installé une armoire et une commode. Une collègue de
travail lui a donné un lit pour Orson. Des fleurs comme nous n’en avons jamais eu chez nous embaument cette
jolie petite maison. De la fenêtre de sa chambre, on peut voir des Algériens âgés et élégants dans leurs galabias
jouer aux dames sur des tables en pierre.
J’ai des photos de nos enfants s’ébrouant dans ce parc où nous allions souvent ensemble. Lou aide Orson à
grimper dans des filets de corde qui mènent à un toboggan, sous les yeux sévères d’un imposant gardien noir qui
cite Voltaire lorsqu’il gronde ceux qui ne respectent pas le règlement. Sur le cliché, on voit, au loin, au-dessus
des têtes des petits, les fenêtres du nouvel appartement de Jeanne.
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Le soir de son départ, j’ai retrouvé au bar Le Cactus, dans le Marais, deux amis, Stéphane et Benedit, avec qui
nous allions souvent sur le bateau. Stéphane m’a demandé des nouvelles de ma grand-mère, avec qui nous étions
allés dîner un soir à Deauville au restaurant de L’Étrier, au Royal. Ce soir-là, les serveurs étaient venus à trois
pour enlever d’un geste les cloches qui recouvraient nos assiettes. Ma grand-mère nous avait raconté les miracles
qui ont protégé sa famille pendant la guerre, alors que la police les recherchait pour les arrêter et les déporter.
Stéphane me demande de lui raconter une fois encore cette histoire qui le fascine et qui, dit-il, a certainement
déterminé la vie de notre famille, nos caractères et nos comportements. Stéphane, qui survécut à un cancer à
l’âge de vingt-huit ans, aime l’aventure et les histoires d’aventures. Il est célibataire et vit comme un aventurier.
Dans la nuit, à la lumière tamisée de ce petit bar, le visage de Benedit me rappelle celui de Gustave Courbet,
dont l’autoportrait, intitulé Le Désespéré faisait la couverture du Horla de Guy de Maupassant en Folio. Il a
aujourd’hui deux enfants et il est marié. Ils m’écoutent. Je leur raconte les miracles successifs que nous nous
remémorons souvent lors des déjeuners que ma grand-mère organise chez elle depuis quarante ans tous les
samedis.
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Un matin de 1942, la Gestapo est venue chez ma grand-mère, dessinant des nez crochus sur les photos des
albums de famille, fouillant tout ce qui pouvait l’être, des bocaux de lentilles jusqu’aux layettes du bébé qu’elle
attendait. Après quatre heures à les avoir regardés tout retourner, en larmes, elle s’est placée devant la porte de la
dernière pièce, celle où étaient cachés les papiers attestant que la vente fictive à un homme d’affaires des usines
de mon grand-père étaient pour se soustraire aux nouvelles lois qui interdisaient aux Juifs toute propriété
industrielle. Les documents cachés derrière cette porte devaient permettre à notre famille de retrouver ses biens
après la guerre. L’officier demanda : « C’est une fausse porte, non ? » Elle répondit : « Oui ». Et ils repartirent.
Quelques mois plus tard, dans un café de Toulouse, elle descendit aux toilettes au sous-sol. Un homme
tambourina à la porte, lui chuchotant de ne pas en sortir. Lorsqu’elle remonta, les clients du café avaient été
arrêtés.
Une nuit, alors que mon grand-père, caché depuis plusieurs mois au premier étage d’une ferme isolée dans le
Tarn, était venu la retrouver pour quelques heures, elle le supplia de retarder son départ, ce qu’il fit. Le train
qu’il aurait dû prendre fut arrêté par les Allemands et tous les passagers emmenés.
Aux beaux jours, ils se donnèrent rendez-vous dans un hôtel de la Côte d’Azur, traversant chacun la France avec
de faux papiers. Dans la nuit, on frappa. La police contrôlait tous les pensionnaires de l’hôtel. L’agent regarda
leurs papiers, et, découvrant qu’ils venaient comme lui du même petit village du Tarn, leur dit de fermer leur
porte et leurs volets et de ne répondre à personne. Toute la nuit ils entendirent les cris des clients que l’on arrêtait
et le vrombissement des camions qui les emportaient.
Un autre jour, à 5 heures, un motard, arrivé de Vichy, la réveilla et lui ordonna de prendre la fuite sur-le-champ.
Elle était seule avec ses trois enfants, nés en 1939, 1940 et 1941. Des amis les conduisirent toute la nuit en
voiture dans une ferme isolée dans la montagne. Ils apprirent par la suite que la police avait sonné à 7 heures
pour les arrêter. Un proche avait su qu’un mandat d’arrêt allait partir du bureau de Pierre Laval et avait dépêché
un motard. Elle n’a jamais revu la plupart de ses amis d’enfance, nous dit-elle. Avec Stéphane, nous nous
souvenons que lorsqu’elle nous raconta ces histoires, à L’Étrier, les serveurs semblaient glisser sur des patins.
Elle nous avait dit de commander des desserts. Nous avions tous ensemble demandé des soufflés au Grand
Marnier.
Quand Maman voulut épouser mon père, ses parents s’y opposèrent. Sa mère pleura devant la mairie et ils ne
vinrent pas à la réception organisée chez mes grands-parents. Mon père est juif. Au yeux des antisémites, je le
suis aussi. Ma mère n’est pas juive. Pour les Juifs, je ne le suis pas. Ma fille Lou se dit bouddhiste, sa mère est
juive par sa mère et bouddhiste par son père. Sa grand-mère avait les dents laquées en noir, tradition élégante du
Nord-Vietnam. J’ai fait pieusement ma première communion et ma profession de foi. J’ai cessé de prier, d’aller à
l’église, puis de croire.
Ce soir, je ne sais plus où j’en suis. Mais j’ai vingt ans. La tête me tourne. Je suis éternel.
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J’ai dit adieu à Stéphane et à Benedit et j’ai pris un Vélib’. J’étais ivre. Je suis tombé seul sur le trottoir désert en
bas de la maison. J’ai marché jusqu’à notre immeuble, le 69, et j’ai monté les six étages en titubant.
Cette nuit-là, dans mes rêves je retrouvais Véronique avec qui, à dix ans, j’avais dansé mon premier slow sur la
musique de La Boum. Son sous-pull en acrylique bleu roi contre le mien, vert, avait fait des étincelles. J’ai revu
les yeux bleus et la frange de Maud, ses joues fraîches lorsqu’elle venait en Chappy de Neuilly, se levant à 6
heures du matin pour me retrouver avant d’aller à ses cours, sa bouche et ses lèvres si jolies lorsque je lui faisais
chanter les textes de Gainsbourg sur des versions musicales que j’avais découvertes. Je revis les poèmes à
l’encre mauve que m’avait écrits Eva pour mes vingt ans. Anna me servait du saké chaud devant un feu de
cheminée, j’apercevais sa silhouette en contre-jour dans notre chambre qui donnait sur un souk égyptien.
J’entendais la voix aigüe de Niloufar et le chant des oiseaux qui nous réveillait à l’aube lorsque je vécus chez
elle un été à Paris. Le voilier sur lequel nous étions partis tous les deux seuls un mois de juin en Grèce nous
emportait. Je borde la voile de L’optimiste de mon enfance, grelottant dans mon pull marin mouillé par les
vagues de la Manche. Je suis dans le vide, comme lorsque, avec Lucien, nous roulions à bicyclette sur les silos
de ciment du chantier désert de la gare d’Orsay, grimpions sur les toits gris des immeubles parisiens, bondissant
d’une adresse à une autre, escaladant les échelles de fer de grues de 30 mètres à l’abandon, nous pendant hors du
balcon de notre chambre. Nous ne nous retenions plus que d’une main au cinquième étage de notre immeuble.
J’ai le vertige.
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J’ai insulté Jeanne le matin. Elle était venue chercher quelques affaires : le grille-pain en inox que lui avait offert
son père lorsqu’elle s’était installée dans son premier appartement, à vingt ans, mes enceintes Bose que j’avais
fixées sous son bureau, une planche et des tréteaux que son amie Zora est venue l’aider à transporter. Ce jour-là,
j’aurais aimé la voir pleurer, j’aurais voulu qu’elle crie, qu’elle me supplie d’arrêter de lui dire ce que je lui
disais, au nom de tout ce que nous avions vécu et que je souillais ainsi de mes paroles enivrées. J’ai cherché des
mots, des paroles blessantes. Jeanne m’a alors dit que le A. du carnet noir était Alan, l’Anglais avec qui elle avait
correspondu un an après la naissance d’Orson, il y a trois ans. C’est avec lui qu’elle avait dîné un soir de janvier,
c’est-à-dire il y a un mois. Elle n’a pas voulu me dire si ce soir-là j’étais à la maison ou à la campagne avec les
enfants, ni si elle avait prétendu être allée travailler chez Pauline, dîner entre filles ou être à la piscine. Elle me
dit aussi qu’il ne s’était rien passé entre eux, ni ce soir-là ni aucun autre, que les passages mentionnant des
caresses étaient des fantasmes, qu’il était reparti en Angleterre sans donner suite à cette liaison qui n’aurait
jamais vraiment commencé, puis, deux jours plus tard, elle me dit encore, peut-être pour relativiser l’importance
de cette relation qu’elle assurait platonique, qu’elle en avait eu d’autres au cours de notre histoire. Elle ajouta
que les filles étaient ainsi, romantiques, fleur bleue. Je trouvais ce sentimentalisme un peu mièvre aussi et me dit
qu’il était inutile de chercher encore la vérité. Je ne la connaîtrai jamais.
Jeanne a continué à faire ses valises, paisiblement. Elle avait l’air de me plaindre un peu. Ma poitrine me faisait
mal. Inquiète, douce et maternelle, elle appela un médecin qui ne diagnostiqua pas l’attaque cardiaque dont
j’imaginais être la victime, mais seulement deux côtes cassées. Ma chute nocturne me revint à l’esprit quand le
docteur, qui m’auscultait, s’étonna de découvrir quelques écorchures et hématomes. Jeanne me dit que c’étaient
les accidents de vélo qui fournissaient le plus grand nombre d’organes. J’étais heureux qu’elle semblât se
préoccuper de ma santé.
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Il fallait aller chercher Lou à sa boum. Avec Alexandre, nous avions onze ans lorsque nous avons vécu notre
première nuit blanche. C’était un mois de juin. Nous avions dormi chez Clotilde et ses trois soeurs, tentant toute
la nuit d’embrasser des filles de notre âge, dans ce grand appartement quai Malaquais, dans le 7e, face au palais
du Louvre dont nous apercevions la sombre silhouette de l’autre côté de la Seine. Les feux des bateaux-mouches
caressaient ces grandes façades autrefois noires de pollution et balayaient le plafond de notre chambre de leurs
lumières dorées que filtraient les vitres gondolées des fenêtres de cet hôtel particulier de quatre siècles. Je revois
les taches de rousseur et les yeux verts de Gwendoline, et sa bouche ourlée sur laquelle j’avais voulu déposer
mon premier baiser ce soir merveilleux où je ne rentrai pas dormir chez moi pour la première fois.
Lou devait m’attendre. J’ai avalé deux aspirines, j’ai salué le cul-de-jatte qui passe ses dimanches au pied de
notre immeuble et, réfugié derrière mes lunettes de soleil, j’ai pris le boulevard Magenta, la rue du FaubourgSaint-Denis, passant devant la porte de nos anciens bureaux dont j’avais déménagé les derniers dossiers dans la
semaine, un matin, avec mon père, lors d’un ultime adieu aux ouvrages que nous avions publiés et que j’aimais.
Le livre de Kader, témoignage d’un ancien dealer qui voulut retrouver une vie normale en écrivant, retourné
depuis en prison. Celui d’un jeune Parisien arrivé à New York dans la fin des années soixante-dix où il vécut
l’ivresse de la drogue et des années punk, rescapé d’une époque sombre et dorée dont il ne put sauver qu’un
humour et un espoir contagieux, à l’état brut dans cet ouvrage plein d’humanité. Et tant d’autres qui seront
envoyés eux-aussi au pilon pour y être broyés comme le reste des souvenirs de cette aventure merveilleuse –
mais si coûteuse.
Je pensais à ceux que j’avais retrouvés chaque matin au bureau pendant cinq ans. Ils s’étaient comme évaporés
de ma vie, d’une case cochée un 15 septembre quai de Corse. Erwan, Laëtitia, Claire, Danièle, Charlotte,
Bernard… De cette vie partagée avec eux, il ne me reste que les livres au papier soyeux et aux couvertures
granulées et si douces, rangés dans ma bibliothèque, pensai-je. Comme ces morceaux de bois qui remontent à la
surface après un naufrage. Quand tout a sombré.
Lou me sauta dans les bras. Les parents, au courant de ma situation, n’osèrent pas me parler. Ils me servirent un
verre de vin. Nous sommes rentrés en silence. Lou m’a dit qu’elle avait dansé pour la première fois de sa vie.
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Ce dimanche, dans l’après-midi, nous sommes allés prendre le thé chez Jeanne avec les enfants. Lou n’a pas
croisé son regard, elle a tiré une chaise à côté de la fenêtre et s’est assise là toute seule. Son petit visage était
grave. Elle regardait par la fenêtre les enfants jouer en bas, dans le parc, et les oiseaux sur les branches de l’arbre
que l’ont pouvait presque toucher en tendant la main. Puis nous sommes rentrés à la maison, sans Orson. Ce soirlà, nous avons dîné seuls, en tête-à-tête, Lou et moi.
Dans notre maison soudain immense nous n’entendions plus les cris d’Orson, ni la voix de Jeanne. Nous avions
envie de pleurer. J’ai pris Lou dans mes bras et nous sommes allés nous coucher. Demain, nous nous levons à 6
heures, comme tous les lundis depuis que j’ai quitté sa mère. Nous prendrons un petit-déjeuner dans la nuit, je la
coifferai et nous descendrons sous terre à la station Barbès. Blottis l’un contre l’autre, je l’embrasserai, signerai
ses cahiers, lui ferai réciter ses leçons, la bercerai quand elle s’endormira sur mon épaule ou m’endormirai en lui
tenant la main, jusqu’au terminus, porte d’Orléans, où nous descendrons pour marcher jusqu’à son école, de
l’autre côté du périphérique, à Montrouge. J’ai quelque part un petit film d’elle, pris avec un téléphone portable.
Elle a quatre ans et danse dans la rame, vêtue d’un kilt et d’une cape écossaise, qu’elle fait voler en tournant sur
elle-même.
Je me souviens qu’à la naissance de Lou, lorsque nous sommes rentrés de l’hôpital sous les flocons qui
tombaient sur Paris, nous écoutions dans la voiture les Variations Goldberg par Glenn Gould.
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Lou dort. Je suis descendu dans le salon et, dans le noir, j’ai écouté seul la chanson de Brigitte Bardot. Le joli
son du trombone, sa voix limpide et insolente, imprimant une tristesse grave à la beauté naïve des textes de
Gainsbourg. Je l’écoutais encore. Les métros passaient sur les ponts d’aciers, devant le Louxor Palace que les
néons bleus de Tati éclairaient. Paris avait la couleur jaune de la nuit, la couleur des lampadaires.
« C’est un jour comme un autre
Et pourtant tu t’en vas
Tu t’en vas vers une autre
Sans me dire un seul mot
Et je ne comprends pas, comprends pas
C’est un jour comme un autre
Mais nous sommes déjà
Éloignés l’un de l’autre
De nous deux il ne reste que moi
Mais pourquoi mais pourquoi
Toi tu étais pour moi
Tout ce que j’espérais
Toi tu étais ma vie
Et même un peu plus
Tu étais l’amour
C’est un jour comme un autre
Et pourtant tu t’en vas
Tu t’en vas vers une autre
Sans me dire un seul mot
Et je ne comprends pas, comprends pas
C’est un jour comme un autre
Mais moi j’ai mal de toi
Moi qui riais des autres
Aujourd’hui c’est vous deux qui devez
Rire de moi rire de moi
Toi tu prends à jamais
Tout ce que j’espérais
Toi tu me prends la vie
Et même un peu plus
Tu me prends l’amour
C’est un jour comme un autre
Et pourtant tu t’en vas
Et pourtant tu t’en vas
Et pourtant tu t’en vas. »
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Mes côtes me font encore mal. L’appartement vide commence à retrouver un peu de vie grâce à une jeune
femme de ménage brésilienne. Sue-Sue ressemble aux Parisiennes de Kiraz. Elle en a le visage, la silhouette, la
toilette et la tenue. Elle se marie à la fin du mois, me dit-elle. Elle a fait les lits des enfants, changé l’eau des
fleurs que j’avais offertes à Jeanne la veille de son départ mais qu’elles n’a pas emportées. Je suis seul depuis
une semaine.
Le matin, avant d’aller au bureau, je passe parfois par surprise en bas de chez Jeanne. Je me cache à l’angle de la
rue, et quand je vois apparaître les roues de la poussette, je bondis. Orson pousse un cri de joie : « Mon Papa ! ».
Et il me saute dans les bras. Nous l’accompagnons ensemble à l’école. C’est une jolie promenade dans les rues
pavées de la Goutte d’Or qui rappellent les photos de Robert Doisneau. Un soir, quand nous étions enfants, il
était passé à la maison. Il nous avait parlé d’oiseaux. Il avait une petite voix douce.
Nous passons sous les gargouilles de l’église Saint-Bernard, sous les arbres maigres et perdus de cette place
oubliée, puis nous prenons la rue Myrha où se trouve le dernier poulailler de Paris. Après avoir laissé Orson nous
allons prendre un café. Le matin, en hiver, ce joli quartier est identique aux descriptions d’Émile Zola dans
L’assommoir.
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Avant de partir pour la Californie, je suis allé chez un coiffeur turc qui m’a en quinze minutes rasé la barbe et
coupé les cheveux, plongeant ma tête en avant dans un lavabo, ne laissant pas un poil sur mes joues qu’il caressa
au blaireau d’abord puis de son coupe-chou géant. J’en suis sorti lisse et parfumé. J’ai perdu cinq kilos, je me
suis acheté des chaussures de sport et me suis inscrit dans une salle de gymnastique, j’ai acheté des pilules au
Ginseng pour la forme, aux acides aminés naturels pour les cheveux et un gel-crème antifatigue revitalisant pour
le visage. Je me suis même offert un rasoir électrique pour ôter les poils qui se cachent dans mes narines et sur
mes oreilles, un appareil pour se nettoyer la langue et une brosse en poils de buffle. J’envisage de faire des UV.
J’ai désormais des tickets restaurant et des horaires. J’arrive à 9 h 30 au bureau, j’ai une heure pour déjeuner, et
je pars à 18 h 30. La journée commence par la lecture de l’horoscope dans Le Parisien et se poursuit
tranquillement, ponctuée par des bavardages et des plaisanteries. Chacun vaque à sa tâche, concentré sur les
textes que nous sommes chargés de relire et de corriger. Une complicité à la fois distante et chaleureuse s’est
installée entre nous. Je suis le seul homme de l’étage. J’ai raconté mes déboires et depuis, je suis
particulièrement choyé par la studieuse équipe avec laquelle je passe mes journées depuis maintenant trois mois.
Les sept femmes qui composent ce bureau lumineux me servent du thé. Je leur offre du chocolat.
Christie ressemble à un petit colibri. Ses cheveux d’un blond du nord sont coupés au carré, façon Art déco. Elle
porte des tailleurs en flanelle, des écharpes de soie et des cardigans en cachemire boutonnés sous le col
seulement, comme une cape. Virginie a les cheveux d’un noir gothique, avec une pointe de bleu. Catherine
coupe les textes comme un samouraï du Moyen Âge. Et quand Gisèle tapote son clavier, on dirait un lionceau,
presque une lionne, grattant un morceau de bois de ses coussinets. Marie-Claude veille comme une lady anglaise
au Far West, Winchester en main, qui continuerait de prendre le thé tous les jours à 4 heures pile en tenue de
ville, quoi qu’il arrive. Avec Sandra, stagiaire anglaise, je m’échappe pour déjeuner d’un sandwich au soleil sur
les marches de l’église Saint-Vincent-de-Paul, place Franz-Liszt, qui ressemblent tant à celles de la Piazza di
Spania, à Rome, où j’étais allé enfant avec ma mère.
Puis nous retrouvons nos bureaux immaculés et leur moquette d’un noir et blanc hypnotisant inspirée d’un
Vasarely. Et, du matin au soir, je vérifie la syntaxe, la grammaire et l’orthographe de séries d’articles écrits par
des auteurs qui ont visité les plus belles villes du monde pour le guide sur lequel nous travaillons. Assis à mon
bureau blanc, sur lequel s’empilent chemises, feutres de couleurs et dictionnaires, je voyage dans mes souvenirs.
La ville de Stockholm m’a rappelé un voyage avec Jeanne. Nous étions allés voir nos amis Marca, Aude et
James, mon associé, qui donnaient un concert là-bas. D’autres amis parisiens, Isild, directrice du magazine
France-Claire, et son mari, Simon, rédacteur en chef sur la chaîne Télé Plus, avaient pris avec nous le charter
low-cost qui nous avait déposés dans la nuit sur une piste à plus d’une heure de Stockholm. Nous avions raté le
concert, mais nous étions enivrés la nuit entière au Café Opéra, grande salle baroque où se mêlaient géants
suédois, mannequins et secrétaires en H&M. Le lendemain, nous avions parcouru la ville dont James, notre
guide improvisé, connaissait tous les responsables. Il était alors le directeur du centre d’art contemporain du
Palais de Tokyo qu’il avait créé. Nous étions sortis encore, avions dégusté des huîtres accompagnées de vins
suédois, nous avions dévalisé des marchés couverts qui offraient biscuits et conserves de hareng aux emballages
nordiques toujours charmants. Les musiciens, anciens du groupe Great, dont nous jouions les tubes dans les
boums de notre jeunesse, étaient poursuivis par une nuée de groupies. Le bassiste, qui venait d’avoir un enfant et
n’avait jamais trompé sa femme, avait été kidnappé par un couple de lesbiennes. Avec Jeanne, nous nous étions
échappés pour aller prendre un brunch au Grand Hôtel, sur les quais. Nous avions goûté à toutes les variétés de
poissons de la mer du Nord, marinés, accompagnant ce festin de verres d’aquavit glacé. Nous habitions une jolie
chambre simple et pratique dans un hôtel pour artistes que connaissait James. Nos premiers livres venaient de
sortir, ils avaient rencontré le succès. Nous pouvions tout imaginer. Et de nouvelles relations apparaissaient tous
les jours pour rêver avec nous de ce beau futur. La réussite nous semblait à portée de main.
Varsovie m’a fait penser au Pape Jean-Paul II, que j’étais allé retrouver à Cracovie, sa ville natale, pour Paris
Star. Au journal, nous n’avions pas anticipé ce voyage historique pourtant annoncé de longue date. Je devais
retrouver son photographe personnel, Arturo Finzi, pour rapporter à la rédaction ses films afin de les publier en
exclusivité mondiale. Depuis trente ans, Paris Star travaillait ainsi, offrant au Vatican les tirages qu’on leur
rapportait en main propre dès le lendemain. Pendant trois jours, envoyé seul, sans accréditation, dans la foule des
croyants, je n’arrivai pas à l’approcher. Je parvins à obtenir un pass pour une cérémonie religieuse où il devait
officier dans la petite chapelle de son enfance. Je vis passer son corps massif, son visage épais, profond, à trois
mètres de moi, suivi d’un photographe, d’un médecin armé d’une trousse de cuir et d’un groupe d’hommes de
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foi. Je reconnus ce Pape pour lequel j’avais prié enfant, lorsque j’étais profondément croyant, et devant qui
j’aurais dû chanter avec ma chorale, à l’âge de onze ans, dans la cathédrale de Notre-Dame, rendez-vous que
j’avais raté, ne voyant pas les heures passer alors que je jouais au flipper chez un ami. Ma famille avait attendu
la journée entière devant le poste qui diffusait en direct l’événement. À nouveau, il m’échappait. Les cardinaux
dans leurs robes rouges étaient toujours trop nombreux autour du Pape, qu’Arturo Finzi suivait comme son
ombre, ne s’éloignant jamais de lui de plus d’un mètre. J’obtins enfin un rendez-vous avec le photographe par le
Vatican. Je devais me rendre à une adresse dans la nuit. Sous le porche d’un grand hôtel particulier, je serrais
contre moi le sac de plastique qui cachait une bouteille de whisky. Mon rédacteur en chef m’avait conseillé
d’apporter un cadeau. Un homme en robe ouvrit la porte, laissant s’échapper la voix d’une cantatrice. Je
demandai que l’on alla chercher Arturo Finzi. Des cardinaux déambulaient au loin, au fond de cette grande pièce
dont j’apercevais quelques recoins baroques à travers l’embrasure de la porte. Il arriva, seul homme sans soutane,
son visage de paysan italien marqué par l’alcool. Je lui tendis la bouteille, il marmonna quelques mots que je ne
compris pas, disparut et revint un instant plus tard, un autre sac plastique à la main, qu’il me laissa, refermant la
lourde porte aussitôt. Je rentrai à l’hôtel où je logeais. Dans ce bâtiment monumental, tout, de la moquette aux
rideaux, des tables en formica aux téléphones à cadran, était marron, gris ou beige. J’étalais les centaines de
pellicules sur mon lit et pensai que je possédais là les clichés originaux du dernier voyage du Pape au pays de
son enfance. Plus d’un million de Polonais étaient venus célébrer cet événement. Le lendemain matin, n’ayant
rien à faire avant de prendre l’avion, je partis visiter le camp d’Auschwitz dont j’avais découvert la proximité sur
un mur du hall de l’hôtel où étaient affichées des publicités. Des agences de tourisme proposaient des excursions
dans la région. On pouvait visiter des villages, des églises ou les camps de la mort. Le Pape, que j’avais vu de si
près la veille, n’était pas retourné à Auschwitz et ne l’avait pas mentionné au cours de ce dernier voyage. Le soir
même, dans mon lit à Paris, je pleurai en songeant à ce que j’avais vu : des fils de fer barbelés, un terrain vague,
une seule baraque, des cheveux, de la paille, des fours crématoires, une cheminée, des chiffres. Et le Pape qui
n’avait rien dit.
Et Athènes fut un plongeon dans l’été de nos dix-sept ans, lorsque nous étions partis avec Alexandre, sac sur le
dos, pour un voyage d’un mois en Grèce. Après un été initiatique, où nous avions bu de l’ouzo, écrit des lettres
d’amour à des jeunes filles qui nous préféraient d’autres garçons et écouté tout Donovan dans nos walkmans,
nous dissertions sur les auteurs que nous lisions, Henry Miller, Ernest Hemingway, Boris Vian. Notre périple
s’était achevé sur la place Syntagma, au coeur de la capitale, où nous nous étions endormis un soir, étalant sur le
sol nos tapis de mousse et nos sacs de couchage. Un policier nous avait réveillés dans la nuit à coups de pieds, ce
que nous avions été fiers de raconter à nos parents en arrivant à Paris, sales, les yeux cernés et ravis.
Notre arrogance satisfaite, alors que nous lui répondions trop souvent, pensant avoir déjà tout compris des
secrets de l’existence, agaçait la mère d’Alexandre. Elle avait finit par le gifler un soir. Alexandre l’avait mimée
férocement alors que, la bouche pleine, elle avait eu un geste maladroit, et j’en avais ri bêtement.
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63
Alexandre fêtera ses quarante ans samedi. Il est le premier d’entre nous. Ce vendredi matin, il m’envoie un texto.
Il va venir me rendre visite au bureau, me dit-il. Comme il est le directeur de cette agence de plus de 3 000
salariés, je me demande si je devrai l’embrasser ou lui serrer la main devant les autres.
Il m’embrasse et nous nous installons dans les canapés de cuir de la salle d’attente destinée aux clients qu’on
reçoit ici. Il m’apprend que sa mère a un cancer du poumon. Elle a commencé à tousser la semaine dernière. Elle
est aujourd’hui dans le coma. Nous parlons de la vie, qui semble si fragile et passe si vite, du bonheur, de nos
mères dont nous nous moquions enfants car elles avaient décidé d’être des femmes libérées. Elles fumaient un
paquet de Marlboro par jour et lisaient Les frustrés de Claire Bretécher. Elles avaient été parmi les premières à
divorcer. Mais elles nous avaient aussi initiés à la lecture, au théâtre, elles nous laissaient venir à table, le soir,
quand elles invitaient à dîner leurs amis acteurs, écrivains, metteurs en scène, musiciens, poètes et autres
marginaux séduisants. Elles nous emmenaient dans les musées de Florence ou de Venise, échangeant leurs
appartements contre des maisons l’été. Elles nous invitaient au théâtre des Amandiers, à Nanterre, où la mère
d’Alexandre avait ouvert une librairie.
Nous passions tous nos week-ends avec leurs deux meilleurs amis, Michel et Nino, couple d’homosexuels qui
nous firent découvrir les premiers brunchs, mot qui n’existait pas alors. Michel portait une moustache, un jean
moulant, un tee-shirt à col rond et des Timberland. Il ressemblait à un dessin de Tom of Finland. Nino avait un
beau visage souligné par une fine barbe soyeuse. Il était mannequin. Nous allions chez eux ou au Diable des
Lombards, aux Halles. Des États-Unis, ils nous rapportaient 501 à l’étiquette rouge et doudounes aux épaules de
cuir. Michel disparut subitement, emporté par une maladie appelée alors le « Gay cancer ». Nino, son fiancé
argentin, n’avait plus d’appartement où habiter. Ma mère l’installa chez nous, dans ma petite chambre. Tous les
soirs je sortais le matelas du lit gigogne et tous les matins je le rentrais. Il y vécut un an avant de s’éteindre lui
aussi. Ils étaient les premières victimes du sida.
La fête pour l’anniversaire d’Alexandre a été annulée. Sa mère va s’en aller, me dit-il.
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Je pense à la Leçon d’anatomie du docteur Tulp et au corps gisant de mon grand-père, son visage de cire au
lendemain de sa mort, à quatre-vingt-onze ans, à celui d’Hervé Boccador, quatre-vingt-treize ans, décédé
également, allongé dans sa chambre au milieu de ses objets, aussi immobile que lorsqu’il me dicta sa vie un an
durant dans cette même pièce. Je vois le visage émacié et apaisé de Richard Sète, soixante-quatorze ans, qui lui
avait succédé trente ans plus tôt à la direction de Paris Star. Il reposait sur son lit à baldaquin dans la pénombre
d’un après-midi d’été, inerte. Je plongeais mon regard dans une peinture accrochée au mur de cette pièce pleine
de souvenirs. Le tableau représentait une scène de corrida avec les couleurs vives du Sud. C’était le Midi, le pays
de son enfance, où il avait connu Georges Brassens, son copain d’école. Le pays où il avait perdu sa première
femme. La guerre venait de commencer. Elle était juive et avait vingt ans. Elle était enceinte. Sa voiture avait
quitté la route.
La nuit, je me réveille et je vois l’ombre d’un homme au bout de mon lit. Je le vois si bien que parfois je me
dresse et j’allume.
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Lorenzaccio, l’ami italien dont raffolaient nos copines de la péniche, le colocataire de mon adolescence, m’a
appelé de New York où il a fait fortune. Il venait à Paris. Nous nous sommes vus au restaurant The Floors, dans
le bas Montmartre. Il est arrivé, svelte, vêtu d’une veste de cuir, un parapluie à la main, des Ray-Ban argentées
sur les yeux. Il avait vieilli, lui aussi, me dis-je, les dents plus blanches qu’avant, les cheveux coiffés un peu en
avant. Nous nous sommes embrassés. Il me dit qu’il vivait toujours seul, travaillant beaucoup, voyageant tant
qu’il pouvait, les histoires d’amour défilant. Il en était triste, me dit-il. Il aurait aimé avoir des enfants. Et je lui
résumais ma vie. « Tu as eu beaucoup de succès très jeune, me dit-il avec son accent. Un homme ne peut
s’accomplir sans échecs. Tu vas pouvoir devenir un homme. C’est une chance. » Nous ne nous étions pas vus
depuis huit ans. J’ai pensé à Narcisse et Goldmund de Herman Hesse, que nous avions lu à vingt ans et dont
nous discutions souvent dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, chez Cosi, sandwicherie de luxe qui servait
des jambons et du vin italien sur une musique d’opéra. Ce roman conte le parcours de deux amis qui se perdent
dans l’Europe du Moyen Âge, menant chacun une vie différente, de débauche pour l’un, de sacrifice pour l’autre,
se retrouvant à la fin de leur vie, leur existence derrière eux. Nous passions parfois nos journées chez Cosi.
Lorenzaccio, qui n’avait alors pas d’ambition, était torturé par la peine qu’il faisait à ses parents. À dix-huit ans,
il avait quitté l’Italie pour éviter le service militaire, avait vécu comme mannequin à Tokyo puis comme
saisonnier en Australie. Il venait d’arriver en France. La mort subite de ses parents, emportés l’un après l’autre
en moins de six mois par le cancer, allait, un an plus tard, mettre fin à la vie de dilettante que nous menions alors,
partageant lectures et parties d’échecs, promenades nocturnes et discussions, agacements et plaisanteries. Il se
plongea dans le travail, totalement, jusqu’à rien plus pouvoir, fortune faite. Je l’ai quitté square Léon. De dos, au
loin, il semblait ne pas avoir vieilli.
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J’ai profité de mon travail de correcteur pour la ville de Deauville pour improviser un week-end sur place. J’ai
invité Mélanie et Jennifer. Nous marchons sur les planches. Il fait très beau. Elles voudraient que je crée une
nouvelle maison d’édition avec elles. Elles me donnent le bras et me demandent à nouveau de leur raconter mon
expérience sous Lariam. Elles ont déjà beaucoup ri chacune une fois à ce récit. C’était il y a dix ans. J’étais parti
rencontrer la famille d’Anna au Vietnam. Ce séjour devait être un voyage romantique entre la baie d’Along, les
jardins fleuris de Hué, les plages blanches et poétique de Hoi An. Nous allions rencontrer son grand-père, âgé de
quatre-vingt-douze ans, autrefois jeune bourgeois riche et élégant, père de cinq enfants, dont la vie se transforma
en cauchemar lorsque, à la veille de la prise du pouvoir par les communistes, il décida d’envoyer sa famille en
Europe. Il resta auprès de sa maîtresse. Les Français puis les Américains quittèrent le pays, et il fût envoyé
pendant vingt ans en camp de redressement. Il en ressortit physiquement et mentalement brisé. Nous l’avons
rencontré dans la petite pièce de pierre où il vivait au coeur de la ville, puisant l’eau dans une vasque de ciment.
Lorsqu’il plongeait son écuelle, il la balançait doucement avant de la remplir afin d’en écarter la vermine qui
flottait à la surface. Il parlait français, il était doux et cultivé. Les cousines d’Anna nous préparèrent des dîners
délicieux. Ses cousins nous invitèrent dans des grandes salles de fêtes, nous offrant des bières légères et fruitées.
Notre voyage pourtant si prometteur se transforma bientôt pour moi en une plongée dans les ténèbres. Je pensais
tout à coup comprendre la folie délirante des GI’s lorsque je glissais moi-même dans un état de démence
paranoïaque, perdant le sommeil, ne supportant plus le son de la langue locale, le parfum des herbes et des
poulets qui, me semblait-il, grillaient partout dans les petites gargotes ouvertes sur la rue, le bruit des pots
d’échappement des milliers de mobylettes roulant nuit et jour sur les avenues cabossées et grouillantes, ni même
la vue des visages des autochtones que je trouvais soudain très jaunes et bridés. J’étais devenu raciste. Anna me
traîna dans un dispensaire où l’on m’injecta un calmant par intraveineuse, m’assurant que les vertiges dont je
souffrais n’étaient provoqués ni par la malaria ni par la dépression, maladies que je croyais avoir identifiées moimême. Je poursuivis mon voyage en avalant un Lexomil par jour en quatre prises régulières.
Mes journées passaient comme sur un nuage, je déambulais, assis à l’arrière de cyclos, sur les banquettes de
trains délabrés nous transportant de rizières en vallées fleuries, ne pensant qu’aux cachets que je tripotais toute la
journée au fond de ma poche. Je finis par changer mes billets pour rentrer plus tôt en France. Je ne supportais
plus l’Asie. Je ne dormais plus qu’une ou deux heures par nuit depuis deux semaines. Je n’avais plus de Lexomil.
Dans le charter, je suppliais l’équipage de me surclasser afin de ne plus avoir à supporter la présence des Chinois
qui me semblaient tous plus mal élevés les uns que les autres. J’inventais des maladies, menaçais d’écrire à la
direction à mon retour, brandissais ma carte de presse. L’escale de six heures dans une salle d’attente sale et
déserte de Taipei fut le sommet de mon calvaire. Les chaises ne permettaient ni de s’allonger ni de reposer la
nuque. La vue des autoroutes françaises bien goudronnées me fit l’effet d’une injection de morphine. Je passais
rapidement à Paris Star le lendemain et rentrais m’isoler chez moi une semaine en attendant le retour d’Anna. Je
ne pouvais plus traverser le salon sans craindre de m’évanouir. Je ne m’habillais plus, déambulant seul dans une
robe de chambre, chaussé de pantoufles. Je me souviens qu’Alexandre, venu un soir à la maison, n’osa pas me
dire combien il était choqué par mes propos xénophobes et ma haine de l’Asie. Les médecins me firent tous les
tests : scanner, prise de sang, analyse d’urine, mais ne décelèrent ni dépression ni malaria – j’étais toujours
persuadé que, malgré la dose de Lariam que je prenais scrupuleusement chaque semaine, c’était bien la malaria
qui se terrait quelque part. Un soir, je tapai sur Internet les mots-clés : Vietnam, Vertiges, Malaria, Racisme. Des
dizaines de témoignages apparurent. D’autres personnes avaient enduré les mêmes symptômes, qui avaient
souvent changé leur vie, brisant leur mariage, leur faisant perdre leur travail. Tous avaient cru comme moi être
en proie à une nouvelle forme de malaria et avaient doublé les prises d’antipaludéen. Et tous avaient pris le
même médicament : le Lariam. Je jetais le tube dans la poubelle et les effets secondaires qui, statistiquement,
n’étaient censés atteindre qu’une infime partie des consommateurs disparurent progressivement en un mois. Je
cessais de haïr les jaunes et de me méfier d’Anna. Anna aura quarante ans cette année mais au Vietnam, on ne
célèbre que la mort, me dit-elle. Et la vie y est un long voyage sans escale.
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Tout à Deauville me rappelle Jeanne. La piscine olympique où elle allait tous les jours nager vingt longueurs, les
tas de sable au bord des planches où nous avions joué avec Lou lors de notre premier week-end. Le bar du Royal
où nous venions boire des cocktails en nous amusant d’Omar Sharif qui chantait seul au piano. Le lit bleu de ma
grand-mère où nous dormions. Je n’ai pas entendu Jeanne me demander gentiment de prendre soin de nous. Et
quand je l’entendais, ne sachant pas le faire, je criais plus fort qu’elle pour ne plus l’entendre, espérant qu’elle ne
s’entendrait pas elle-même non plus. Notre vie est passée vite, entre nos rêves que nous avons réalisés à moitié,
nos nuits qui nous on laissés épuisés, nos week-ends qui n’étaient plus qu’un défilé de minutes mal aimées, où le
temps a glissé sans que je sache le retenir, un instant, une seconde, cette seconde qu’il aurait fallu que je prenne
mille fois pour lui dire que je l’aimais. Alors que je n’ai plus à regarder sur mon ordinateur tous les matins, le
coeur battant, les chiffres de ventes de nos livres, j’aurais voulu commencer cette nouvelle vie avec elle.
J’aimerais pouvoir effacer mes erreurs. Mais la réalité est la seule chose que l’on ne peut changer, me dit
Jennifer. Il est bien trop tard.
Nous avons passé la nuit dans les bars et les restaurants, sortant mes feuillets que je faisais vérifier par les
gérants des établissements, prenant un air scrupuleux, attendant qu’on nous offre un verre pour bavarder plus
librement. Le propriétaire des Quatre Chats nous offrit du calva. Le barman du Régine’s nous fit passer par les
cuisines pour rejoindre un autre bar dans le Casino, nous laissant une liasse de jetons pour des consommations de
champagne. Nous avons fini au bar du Royal et sommes rentrés dormir en riant tous les trois sur mon lit.
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En me réveillant ce matin, j’ai appris qu’Alain Bashung était mort hier. Il avait soixante-deux ans. Il vivait dans
un hôtel particulier dans un petit passage pavé protégé par une grille en fer forgé, juste derrière chez nous, à la
Goutte d’Or, quartier aux bazars bleu indigo remplis de rayonnages byzantins offrant olives noires, vertes et
pimentées, semoules aux sachets transparents ornés d’écritures arabes multicolores, jus et sodas algériens, tissus
tunisiens aux fils d’or et d’argent. J’ai son autographe dans mon carnet de premier communiant, à côté de celui
de Serge Gainsbourg. Ma mère l’avait obtenu par l’intermédiaire d’une amie de l’époque, Béatrice, grande brune
aux airs de Fanny Ardant qui vivait presque à la maison. Béatrice avait disparu de notre vie peu de temps après
avoir rencontré ce rocker alors inconnu et auquel, enfant, j’aurais tant aimé ressembler.
Devant la glace avec Lucien, nous essayions d’imiter sa coupe de cheveux, enduisant encore nos cheveux de
gomina. J’écoutais « Vertige de l’amour » sur la chaîne stéréo offerte par mon père pour mes dix ans, un mois
après la séparation de mes parents. Dans le noir, je regardais les diodes rouges accompagner sa voix. Sur la
pochette de cet album, on pouvait voir une jeune fille endormie dans un lit. Elle était blonde et gracieuse.
J’apprendrai plus tard que c’était la mère de Jeanne, il y a trente ans, plus jeune que sa fille aujourd’hui.
Je suis parti seul au bout des planches de Trouville, au-delà des Roches Noires, plus loin, sur cette jetée sauvage
aux allures de terrain vague où, avec Alexandre, son père et le mien, nous allions enfants manger des huîtres
dans un petit restaurant qui n’existe plus. Écouteurs sur les oreilles, j’ai mis le morceau de Bashung et Bergman :
« Mes circuits sont niqués
Puis y’a un truc qui fait masse
Le courant peut plus passer
Non mais t’as vu c’qui passe
Je veux le feuilleton à la place
Oh oh vertige de l’amour »
J’aime les planches de Deauville, le ciel bleu, gris ou rose à l’horizon. Les châteaux de sable des enfants. La
guérite des CRS. Les tentes rouges, vertes, bleues et jaunes. Le marchand de glaces. La boutique de jouets. C’est
sur ces planches, dont ma grand-mère garde une photo où on la voit marchant fièrement au bras de son mari, que
j’ai pour la première fois ressenti, enfant, la douceur du soleil sur la peau, les grains de sable chaud sous la plante
des pieds, le rouge que l’on voit lorsqu’on ferme les yeux en dirigeant la tête vers le ciel. Un soir nous avions
pique-niqué au coucher du soleil avec mon père, ma mère, mon frère et ma sœur. Nous étions tous les cinq. C’est
mon souvenir le plus parfait du bonheur.
À vingt ans nous étions venus avec un copain d’autrefois, Fabrice, et toute une bande d’amis. J’ai des photos de
nous courant sur la plage. Nous avions l’âge de Mélanie et Jennifer aujourd’hui. Nous voulions des enfants, une
femme et réussir. Fabrice avait été adopté. Boucles noires, yeux en amande, il disait descendre d’une princesse
indienne séduite par un milliardaire inconnu. Il eut deux enfants, se sépara de sa femme, Laura, héroïnomane
dont il aimait le regard vert évaporé, et disparut asphyxié chez lui par le feu de l’incendie qui dévasta sa maison.
Il avait trente-trois ans. Que me dirais-tu, Fabrice, si tu étais là ? « Je te l’ai déjà dit. Rien n’est grave, Guido,
rien n’est grave. »
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Mélanie et Jennifer m’ont appelé sur mon portable. Je suis passé les prendre, et nous avons repris l’autoroute
pour Paris. C’était vraiment une belle journée. Il n’y avait personne sur la route. Et rien n’est plus agréable que
de rouler, me dis-je.
Nous avons parlé de la maison d’édition que nous allons créer, des sorties que nous prévoyons cette semaine à
Paris, des vacances et des week-ends que nous allons passer ensemble sur la Côte d’Azur et de la fête qu’elles
veulent organiser pour mes quarante ans. J’ai aussi pensé que j’allais m’acheter un nouveau grille-pain, chercher
une colocataire. Et corriger la fin de mon roman.
Dans ma tête, j’entendais un reggae de Gainsbourg.
« Oh Daisy Temple
Tu aimes les boubous
Tu aimes ta nounou
Tu aimes les cachous
Et les noix de cajou
Oh Daisy Temple
Tu aimes les boubous
Tu aimes les gourous
Les rastas les papous
Watuzis et zoulous
Oh Daisy Temple
Tu aimes les boubous
Tu aimes les tatous
Tu as tous les atouts
Et tu es prête à tout
Oh Daisy Temple. »