A PROPOS DE HIROSHIMA MON AMOUR

Transcription

A PROPOS DE HIROSHIMA MON AMOUR
A PROPOS DE HIROSHIMA MON AMOUR
Alain Resnais à Marguerite Duras : Correspondance août 1958
(Extraits)
Afin de commencer les repérages et choisir son acteur principal, Alain Resnais doit
s’envoler pour le Japon et ce, avant que le scénario ne soit achevé. Il écrit régulièrement à
Marguerite Duras pour lui livrer ses impressions détaillées accompagnées de photos qu’il
prend au fur et à mesure de ses découvertes des lieux de tournage. En retour, elle lui fait
parvenir ses propositions de continuité et quelques bandes magnétiques sur lesquelles
elle a enregistré le moderato cantabile de la phrase durassienne.
L’intégralité des lettres d’Alain Resnais, remises par Jean Mascolo à l’I.M.E.C. (Institut
Mémoire de l’Edition Contemporaine) où elles sont conservées, ont été reproduites
en fac-similé dans le livret du DVD de Hiroshima mon amour co-édité par Arte France
Développement et Argos Films, et ont été publiées par les Editions Gallimard au sein de
l’ouvrage « Tu n’as rien vu à Hiroshima ».
Nous vous en livrons quelques extraits qui témoignent de l’étroite et amicale
collaboration des deux auteurs.
Dimanche 3 août. Aube (1958)
Chère Margrot Dora, (comme écrit le « Japan Times)
(…)Ce qui paraît le plus affoler les producteurs japonais,
c’est notre désir de tourner à Hiroshima même et
dans des lieux réels. Cela pose il est vrai des problèmes
particuliers : on ne peut tourner dans une gare car
cela pourrait gêner les voyageurs. On ne peut tourner
dans un hôtel car cela pourrait gêner les clients. On ne
peut tourner dans les rues la nuit car cela dérange les
gangsters. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’y arrivera
pas.
***
Parmi toutes les choses qu’on nous avait racontées,
certaines sont vraies, d’autres fausses, bien sûr. Ainsi :
un Européen ne peut pas aimer la cuisine japonaise,
laquelle d’ailleurs ne vaut rien. Faux. Jamais je n’ai été à
pareille fête culinairement. Tokyo est très américanisé.
Tout est bilingue. Faux. Il y a vingt pancartes de rues
pour toute la ville et le plan du métro est entièrement
en caractères japonais (ce qui rend son emploi
incroyablement délicat). Il n’y a pas de cafés au Japon.
Particulièrement faux. Il n’y a même que ça. Bien plus
que de bistrots en France. La vie nocturne continue
toute la nuit à Tokyo. Faux. Les boites de nuit ouvrent à
six heures du soir et ferment à minuit. A une heure du
matin tout le monde est couché. Tokyo est la capitale
la plus bruyante du monde. Faux. Rome l’est quatre fois
plus. Tokyo est la capitale du néon. Vrai. L’incroyable
politesse japonaise dans les rapports commerciaux.
Peut-être vrai, mais c’est indiscernable pour moi.
Dauman l’est vingt fois plus (poli). Les femmes rient
tout le temps, les hommes jamais. Vrai.
***
J’ai été à Hiroshima.
Oui, je disais donc : j’ai été à Hiroshima. J’ai bien
trouvé : l’Hôtel. C’est le « New Hiroshima Hotel ». C’est
le seul où la Française peut habiter d’une manière
vraisemblable. Il donne à la fois sur le Musée, la place
de le Paix, le Cénotaphe et au loin on voit le dôme
du Palais de l’Industrie. Les chambres du premier
étage sont entourées à l’extérieur d’une espèce de
plateforme en béton sur laquelle Riva peut prendre
son café. Cette plateforme donne sur un parc un peu
macabre, où des gens dorment la nuit et où passent
de nombreux cyclistes (mais deux par deux, pas en
essaim). Toujours de cette plateforme, on aperçoit le
fleuve et un pont. L’Hôtel ne comporte pas d’ascenseur
mais d’admirables escaliers. Il y a aussi un bar mais qui
ferme à dix heures du soir.
Les chambres comportent deux ou un lit. Une salle
de bain, mais tout à fait internationale qu’elle est, la
baignoire. Devant l’Hôtel, c’est calme. Il y a seulement
des taxis qui viennent prendre les voyageurs. Mais
rien ne nous empêche d’inventer deux Japonais se
poursuivant à scooter ou un hélicoptère très bruyant
qui décolle et se pose sans arrêt sur la Place. (Je l’ai vu
et entendu pendant tout mon séjour.)
J’ai trouvé l’Hôpital et ses malades. Et les cartes de
souffrance. Et les ruines des temples sur la colline,
et l’herbe qui repousse mal et les boutiques aux
souvenirs, et les gens qui se font photographier devant
le Cénotaphe, et les pierres grillées, et une ombre
(très vague) et le marché aux poissons, et une veuve
directrice de restaurant, et trois ou quatre fourmis, et
l’autobus qui fait visiter la ville (mais c’est une guide et
il y a très peu de touristes) et la tasse de café le matin,
et les ponts et les innombrables canaux.
Et puis encore, en plus, la fondation Moriss où se
réunissent les rescapés. Et les arbres replantés qui
paraissent ne pas pouvoir repousser. Et les pierres d’un
temple à côté de celui-ci reconstruit en ciment armé.
Et des milliers de lotus qui ont remplacé les pièces
d’eau où vivaient des carpes géantes avant le 6 août. Et
un orphelinat où grandissent une dizaine d’enfants. Et
une mairie à la façade brune, pelée.
J’arrête pour aller déjeuner. Un temps.
***
Dès mon débarquement j’ai demandé à voir un film
d’Okada. On m’a déconseillé d’aller voir celui qu’on
donnait à Tokyo car c’était dans un cinéma trop éloigné
et trop louche. Devant mon insistance après un voyage
de près d’une demi-heure en taxi (comme vous le
savez, il n’y a pas de noms de rue et le chauffeur est
obligé toutes les cinq minutes de descendre faire une
enquête pour savoir s’il est dans la bonne direction)
nous sommes arrivés dans un village où, dans une
salle remplie à craquer (il y avait même un jeune
garçon installé sur la scène, c’est-à-dire dans l’écran
qui, de temps à autre, allait chatouiller le visage des
comédiens de ses doigts sans que le public manifeste
la moindre désapprobation) j’ai pu enfin voir apparaître
notre héros en civil. Depuis, je l’ai vu dans deux autres
productions. (Au Japon, paraît-il, on ne conserve pas
les films. Il est donc très difficile de se faire projeter
une production ancienne.) De cette triple expérience
Okada me semble bien sortir vainqueur. Ouf ! Défauts :
il est petit, un peu trapu, les mains et la démarche
sont sans beauté particulière. Qualités : le regard est
intelligent, le jeu très varié et précis (un peu style
John Garfield), le sourire, très sympa, il gifle très bien,
sait embrasser « western-style ». Il a énormément
d’intensité contenue et peut brusquement éclater.
Il rit et se marre très bien. Il sait aussi avoir l’air
extrêmement tendre et pathétique. Les deux profils
sont bons et il ne présente que rarement cette espèce
de mollesse de la joue qui nous avait inquiétés à Paris.
Autre bon point, c’est un acteur qui fait surtout du
théâtre. Dans les rues de Tokyo, j’ai bien entendu,
regardé tous les visages. Un seul m’a paru convenir à
votre personnage. Or il était du type Okada. J’ai été voir
jouer Mori Miki dont le visage vous avait séduite sur le
calendrier la semaine dernière. Il est très beau, mais
paraît avoir un jeu inexpérimenté […]. On ne l’imagine
guère poursuivant Riva avec un tel acharnement.
Une nuit doit lui suffire. Physiquement il aurait été un
parfait Joseph du « Barrage ». J’ai vu aussi Akutagawa,
le fils du romancier qui se suicide. Il est fin mais a je
ne sais quoi de malsain qui ne collerait pas non plus.
J’ai regardé une trentaine de photos d’acteurs divers.
Aucun ne me paraît convenir. Restent, bien sûr, les
inconnus ! Mais ça, ça me paraît trop dangereux étant
donné le peu de temps autorisé pour le tournage. Détail
marrant : on attaque hier dans le journal corporatif
notre film sous prétexte que nous avons choisi Okada
comme acteur, alors qu’il est communiste notoire ! Et
que nous sommes tous des « reds ». J’ai rendez-vous
avec Okada demain. J’attends ce moment avec une
curiosité manifeste. Pas vous ?
Adressez mon amical souvenir à Dyonis Mascolo.
***
A Hiroshima, j’ai trouvé la maison qui pourrait être celle
d’Okada. Elle est assez plaisante, car elle fait très villa
de Neauphle. Et ne possède pas le moindre pittoresque.
***
Pour la commémoration du 6 août, il n’y a pas de
défilé d’aucune sorte. La population d’Hiroshima se
rassemble simplement sur la place de la Paix. Il y a
des discours et des colombes. C’est tout. Je vais donc
voir avec un décorateur si on peut inventer avec les
moyens du bord un faux défilé qui serait, soit inventé
par les réalisateurs du film, soit un défilé folklorique
d’Hiroshima (il y a trois festivals à Hiroshima : au
printemps, en août, en novembre). Réunir la figuration
nécessaire pour ce défilé parait impossible. Manque de
yens. Mais là encore je ne veux pas être pessimiste.
***
Le 6 août les enfants n’étaient pas à Hiroshima
en général. Les bombardements répétés avaient
contraints les écoles à se replier dans la campagne.
Le café au bord du fleuve existe bien. Il y en a
même deux. Les tables et les sièges correspondent
exactement à la mise en scène que nous souhaitons.
Pour des raisons de commodité, je tournerai sans
doute la scène en studio. Pas vu de juke-box, mais
comme il y en a paraît-il beaucoup au Japon on peut en
ajouter un sans scrupules. De toutes façons, tous les
bars sont équipés de pick-up avec petits haut-parleurs
au-dessus des tables. On boit du café ou du thé glacé,
plus rarement du saké (qui est devenu mon vin, alcool
préféré), de la bière et du whisky.
***
Il y a beaucoup de boîtes de nuit. Dont trois immenses.
L’une d’elles « Le Casablanca » me paraît très bien
convenir. Faux rochers, faux palmiers en alkathène,
cascades, jets d’eau, petites passerelles qui enjambent
des cours d’eau avec poissons rouges, etc. Mais deux
problèmes. Le premier : il faudra payer une redevance
aux « racketeers » du coin si l’on veut tourner. Le
second plus grave : comme toutes les boites, elle
ferme à minuit. Donc impossible d’y voir se lever l’aube.
C’est dommage car son toit est en matière plastique
transparente et l’aspect du décor doit devenir
absolument innommable-admirable au lever du jour.
Je vais donc voir avec les Japonais si on peut faire une
entorse à la vérité sur ce point.
***
La Gare porte en lettres au néon les mots « Hiroshima
Station » qui se détachent très nettement sur le ciel.
La salle d’attente, le hall plus exactement, est tout
à fait conforme à ce qu’on pouvait souhaiter. Un peu
plus animé que prévu, mais ce n’est pas un mal. De
nombreuses familles y passent la nuit à dormir (ainsi
que sur la pelouse qui est devant la Gare). C’est très
éclairé, la buvette reste ouverte en permanence ainsi
que les marchands de gâteaux et le kiosque à journaux.
Le tout est assez cauchemardeux. Dommage qu’on ne
puisse pas y tourner vraiment. J’espère trouver aussi
bien près de Tokyo (dans une gare désaffectée).
***
La place de la Gare à l’aube avec ses enseignes au néon
éteintes est proprement hallucinante.
***
Une nuit, m’identifiant consciencieusement à votre
héroïne, je me suis levé à trois heures et demie du
matin et j’ai été de l’Hôtel à la Gare en passant par
le café, la place de la Paix, le quartier des boîtes, le
Palais de l’Industrie, etc. En errant ainsi, je n’ai pu
m’empêcher de penser que « c’était pas tous les
jours ». J’ai noté beaucoup de bruits intéressants
qui vont servir dans le film. Particulièrement l’appel
mélancolique (style un peu cornemuse) du marchand
de nouilles.
***
Avez-vous une idée sur la teinte du complet de Okada
dans le film ?
***
A Hiroshima on peut aussi louer de petites barques et
se laisser descendre vers le Pacifique. Mais je crois qu’il
y a avantage à ne pas quitter le café du fleuve pendant
tout le IV afin d’accentuer le côté théâtre.
***
J’ai vu le Musée à Hiroshima. Il y a tout un côté barreaux
de prison qui est exploitable. Les mannequins ne
sont pas en cire, mais en carton bouilli (ce sont des
mannequins de grands magasins) et se trouvent
placées dans des vitrines. Mais on doit pouvoir modifier
un peu la phrase sur le touriste.
***
J’aimerais bien savoir ce qu’ont donné vos entretiens
avec Riva et Baudrot. Est-ce que Riva a commencé à
apprendre son texte par coeur ?
***
On ne sait pas encore si Okada jouera en japonais.
Certains disent qu’il serait incapable d’apprendre le
texte français. Demain on saura.
***
Riva pourrait-elle se maquiller elle-même, pour
le film, dans la chambre d’hôtel sans que ce soit
invraisemblable ? Ca aiderait bien la mise en place
(encore que pas très neuf). Et puis ça pourrait donner
une certaine dureté à ses « Non », ce qui ne serait pas
mauvais.
En analysant la continuité du 26 juillet, j’ai trouvé un
total de 357 plans à tourner ici ! Hâte de connaître le
résultat du devis.
***
On m’apporte une enveloppe de Paris. C’est votre
nouvelle continuité. Merci. J’arrête donc brutalement
cet essai de correspondance. Je vais me mettre
au travail tout de suite. Donnez-moi beaucoup de
nouvelles.
Affectueusement :
Alain
P-S : Voici les premières photos prises par moi à
Hiroshima
***
Déjà Mercredi, déjà le 6 août !
Comme vous pouvez le voir de vos propres yeux, j’ai
réellement rencontré Okada Eiji. Rassurez-vous, il
ne ressemble pas du tout à cette image (pas plus
que moi j’espère !). Rien à ajouter à ce que je vous ai
écrit Dimanche sur lui. Qualités et défauts sont bien
ceux prévus. S’il peut jouer le rôle avec les regards,
les gestes, les rires et les jeux de physionomie qu’il a
utilisés au cours de notre entretien, c’est gagné pour
nous. Je peux ajouter qu’il paraît d’un commerce très
agréable et dégage beaucoup de chaleur humaine. Il
veut même essayer de prononcer le rôle en français.
En tout cas ce sera dommage de le doubler car sa voix
est très belle. Samedi, il nous donnera sa réponse après
lecture du scénario. Comme dates de tournage il n’y a
pas de problèmes pour lui.
***
Continuant à appliquer ma technique du désordre je
passe brusquement, sans la moindre transition, sans le
moindre enchainé (ON COUPE) au résultat de la lecture
de votre continuité du « 26 juillet ». Je prends quand
même le temps de vous féliciter de votre travail et du
soin que vous avez apporté à fusiller les lièvres. Je crois
qu’il n’en reste plus beaucoup à massacrer.
Bon. « Starti » comme on dit ici.
***
PREMIER ACTE
Montrer Riva dans l’hôpital et ailleurs peut nous
coûter dans les 800 000 yens. Je crois avantageux de
transporter cet argent dans la scène du café du fleuve,
par exemple, ou le défilé.
Page 3. A Hiroshima, il y a peu de touristes, peu
d’acheteurs de souvenirs. Je vous propose donc de
jouer sur cette absence. Et d’ajouter un adjectif ou une
phrase là-dessus.
Page 4. On ne peut toucher les mannequins puisqu’ils
sont dans des vitrines. Pourrait-elle dire soit qu’on a
mis ces mannequins sous verre pour empêcher les
touristes de les toucher, soit « Certains font le geste de
(veulent, essayent) toucher la cire » ?
Page 9. En août 1945, un Japonais était forcément
mobilisé. Il doit donc répondre quelque chose dans le
genre de « Je faisais la guerre. J’étais soldat » ou « On
m’avait arrêté ». De toute façon, ça enchaine plutôt
mieux avec la réplique qui suit.
Page 9 et 10. Je ne sais pas encore si je supprime
là les allusions au film mais j’aimerais bien avoir
en réserve deux ou trois répliques dans le sens de :
« J’étais à Tokyo. Une tournée théâtrale. On cherchait
une Européenne ! »
***
Depuis Dimanche on se bat pour essayer de sortir des
mains de la douane votre voix sur « magnetic tape ».
Dieu sait pourtant que j’ai hâte de l’entendre, votre
voix !
***
J’attends toujours de connaître le devis réel du film.
Remarquez que les discussions entre les différents
producteurs du film ne sont pas sans rapport avec les
dialogues de Raymond Roussel. Ce qui explique bien des
choses. On me dit aussi qu’en japonais il n’existe aucun
mot pour dire oui ou non.
***
DEUXIEME ACTE
Page 17. Pourriez-vous ajouter quelque chose à « De
la politique » ? Dans le genre de : « De l’architecture… et
puis surtout, de la politique. » Je suis certain désormais
qu’il n’est pas ingénieur. Prêtre défroqué à la rigueur…
***
Page 18. Y aurait-il pas avantage à coller les
répliques sur le film qu’elle tourne avant celles sur la
politique, de façon à les synchroniser avec le costume
d’infirmière ou le maquillage ? Etes-vous d’accord pour
qu’elle se maquille elle-même ? Je crois que toute la
dernière scène y gagnerait, y compris leur fou rire. Et
puis si elle est maquillée elle peut, soit ne pas se laisser
embrasser, soit laisser des traces de rouge sur son
bras à lui, soit donner à son visage à elle quelque chose
d’un peu inquiétant. A tout hasard j’aimerais bien avoir
une réplique d’Okada genre « Tu te maquilles toimême
? » Riva « Oui. J’aime mieux. Ca me …………………….. »
Reste que la réplique sur la vie utile et inutile est
encore trop lourde, trop longue. Pourtant, je voudrais
bien garder celle de l’arbre.
Page 12. Je ne sais pas encore si des salles de bains
japonaises existent mais je crois qu’on pourrait leur
faire prendre une douche ensemble. Ce serait peutêtre
meilleur car moins « couleur locale », non ?
Page 22. Si on remplaçait « quinze jours » par « un
mois » et « France » par « Paris » ?
***
QUATRIEME ACTE (Génial)
Page 40. Je me demande si la répétition de « Nevers »
quand elle boit (« Nevers » au lieu de « là ») n’était pas
une bonne chose. Vous ?
Page 45. Je trouve la tonte à la tondeuse de coiffeur
peut être plus impressionnante comme image. Plus
véridique sûrement. Mais là n’est pas la question.
Qu’avez-vous su sur le rasoir et son emploi ?
Page 52. La réplique sur la France me paraît encore
ambiguë. Ne pourrais-je en avoir une autre plus
catégorique de rechange. Ce serait tout de même trop
bête d’être compris exactement dans l’autre sens !
Page 52. Commençant à dix-huit heures, la vie
nocturne s’arrête à vingt-trois heures au Japon. Il
faudrait donc un peu modifier. Les enseignes au néon,
elles, marchent presque toute la nuit. Certaines ne
s’éteignent qu’à l’aube.
A un moment peut-être peut-elle dire une phrase
dans le genre « J’aime marcher la nuit dans les villes
étrangères en suivant les lumières » ou sans préciser
« J’aime les villes où le soir tout le monde marche dans
la rue ».
Il n’y a pas de canots à moteur sur le fleuve, mais des
espèces de péniches au moteur sourd et très lent. Très
beau.
***
CINQUIEME ACTE (Emouvant) ou (Bouleversant)
Page 55. Ne serait-il pas possible de simplifier les cinq
premières lignes (sur la durée du temps, etc.) au cas où
Riva n’arriverait pas à les dire bien ?
Reste la scène « optionable ». Boîte de nuit, café de la
Gare, ou bar de l’Hôtel. Si nous utilisons un voyageur
ou un patron du café ou le propriétaire de l’Hôtel, il me
faudrait un petit choix de répliques pour le dialogue
anglais.
Devant la Gare, il y a une pelouse où des gens dorment
entassés, allongés sur de vieux journaux. Peut-être cela
peut nourrir quelques phrases du monologue intérieur
de Riva. Ou faire se dérouler là, la scène de la place de
la Paix.
***
Pour ne pas manquer le départ du courrier, je ne vous
parlerai pas dans cette enveloppe de l’acte trois. Ce
sera pour demain matin.
***
Mercredi 20 août. Nuit.
J’ai achevé samedi dernier le découpage du film.
J’aboutis à 480 plans y compris les documents
d’actualité et Nevers. Une semaine juste pour établir
un découpage c’est, évidemment, parfaitement
déraisonnable, pas moins sans doute d’écrire un
scénario en deux mois ou envisager de tourner la
partie Hiroshima en un mois. Mais je me dis que c’était
ça ou rien. Alors … L’étroitesse du devis dans lequel
nous devons vivre m’a poussé à faire quelque chose
de très simple et je me suis refusé à toute acrobatie
technique. Je n’oublierai pas ces étranges journées
passées dans ma chambre en compagnie de votre voix
et de deux poupées articulées en bois chargées de
remplacer Riva et Okada. En un sens ça me rappelait un
peu les jours que j’ai passés autrefois dans un couvent
de Dominicains. Pas d’extase mystique dans les deux
cas ! Mais tout de même très ému par le quatrième
acte. Puissent les spectateurs … comme on dit.
***
C’était drôlement émouvant et impressionnant pour
moi votre lettre magnétophonique. J’ai décidé de me la
jouer tous les soirs pendant le tournage.
***
Je ne saurais pas vous dissimuler que j’attends avec
impatience votre réponse à mes deux dernières
lettres. Okada est en train de tenter le tour de force
d’apprendre par coeur le texte en français afin de
faciliter notre doublage. Tous les changements posent
du coup pour lui d’énormes difficultés. Donc, plus tôt
vous me les enverrez… Je ris en pensant que j’arrive
à vous gâcher vos vacances. D’après la description
de Sylvette Baudrot vous aviez pourtant l’air bien
rassurée.
***
Page 14. Toujours pas satisfait (je suis casse-pieds
hein ?) de la réponse à « Qu’est-ce que c’était pour
toi Hiroshima ? ». J’aime bien le sens de « C’était loin.
Et puis, c’étaient des Jaunes, etc. » mais sous cette
forme ça fait trop démonstration. Sans doute faut-il
développer, la nourrir plus.
***
Page 45. Donnez-moi vite des précisions sur l’emploi
du rasoir ou de la tondeuse puisque certaines phrases
du texte en dépendent.
***
Je termine aujourd’hui les répétitions avec Okada. Je
le crois un très bon acteur. Si le problème qui consiste
à passer par un interprète pour communiquer (ce qui
enlève toute spontanéité à mes indications) n’existait
pas je serais tout à fait tranquille de ce côté-là. J’avoue
quand même que c’est miraculeux d’être tombé sur un
comédien qui vous connaissait déjà de nom, qui a joué
(au théâtre) Tchekhov, Strindberg, Maxwell Anderson,
Saroyan, Tennessee Williams, Roger Vailland , et qui
nous pose des colles sur les théories de Sartre sur le
roman. Je ne sais pas encore si on va pouvoir utiliser
sa véritable voix, mais il fait chaque jour de tels progrès
que la question va sans doute se poser. Riva est ravie
de l’avoir pour partenaire.
***
Mardi 26 août.
Aujourd’hui grand drame à la production. Le devis a été
établi. Il dépasse du tiers la somme de yens dont nous
devions disposer. Les propos amers que vous imaginez
ont été comme il se doit échangés. Ca faisait très
vrai film. Après avoir étudié le problème avec Baudrot
on a décidé de commencer quand même. Même si
on n’arrive pas à tourner entièrement le film il vaut
mieux en ramener le plus de morceaux possibles. Et
peut-être avec un peu de chance… Baudrot a établi
un plan de travail qui va nous permettre de porter les
« sacrifices » sur le défilé. J’ai souvent dit qu’il valait
mieux tourner un sujet intéressant sans moyens plutôt
qu’un « policier » avec un temps de tournage normal.
Me voilà obligé de pratiquer ma morale. Après tout,
nous n’avons pas fini le travail sur le scénario à Paris.
Alors peut-être l’ensemble aura-t-il le charme des
esquisses (lesquelles, chacun le sait, valent toujours
mieux que les tableaux achevés). D’autant plus hâte
d’être au tournage pour vous voir […]
A vous, comme à Gérard, je souhaite un beau « voyage
au Portugal ».
Toute mon amitié
Alain Resnais
Marguerite Duras (1914-1996), scénariste du film
Resnais travaille comme un romancier…
Marguerite Duras :
Nous avons fait deux sortes de continuité dans Hiroshima mon amour. L’une qui était la continuité
proprement dite. L’autre qui était ce que l’on pourrait appeler la continuité souterraine du film.
Avant de tourner son film, Resnais a voulu tout connaitre, et de l’histoire qu’il allait raconter, et de
l’histoire qu’il ne raconterait pas, celle des personnages auxquels nous nous intéressions. Il a voulu
tout savoir de ceux-ci : leur jeunesse, leur existence avant le film et aussi, dans une certaine mesure,
leur avenir après le film. J’ai donc fait des biographies de nos personnages. Et Resnais, à partir de ces
biographies, les a abordés par l’image tout comme s’il relayait, par cette image, un film déjà existant
de la vie antérieure des personnages.
Une fois cela fait, une fois les coordonnées sociales et psychologiques des personnages établies, une
fois ces personnages cernés, et par leur passé et par leur avenir, Resnais a exigé que soit clairement
établi le pourquoi de l’intérêt que nous leur portions. Autre travail encore, se rattachant aussi à la
continuité souterraine du film. D’habitude, les cinéastes se demandent si l’histoire qu’ils vont
raconter est susceptible d’intéresser le public. Et Resnais, lui, s’est demandé si l’histoire qu’il allait
raconter l’intéressait, lui, Resnais. On se voyait chaque jour, et chaque jour Resnais me disait où il en
était, si le développement de l’histoire lui convenait ou s’il ne lui convenait pas. Jamais une seule fois
je ne l’ai entendu parler de ce qui devait ou non plaire au public futur de son film. Resnais sait
extraordinairement bien ce qu’il veut faire, comment et pourquoi il le veut. Avant de le connaitre et
de travailler avec lui, je ne pouvais pas imaginer que l’on puisse, en étant cinéaste, être aussi « seul ».
Resnais travaille comme un romancier.
En plus des coordonnées sociales des personnages, de la justification de l’histoire, etc… Resnais m’a
demandé de lui faire une sorte de pré-commentaire des images qui illustreraient cette histoire.
« Dites-moi comment elle voit Nevers dans son avenir. Dites-moi comment elle voit entrer la bille
dans la cave » disait Resnais. Alors on a inventé Nevers comme elle doit le voir de l’autre côté du
monde. Et l’entrée de la bille perdue dans ce Nevers inventé.
Le travail que j’ai fait sur cette continuité souterraine du film est au moins aussi important que celui
que j’ai fait sur la continuité proprement dite. Ce qui est montré est doublé de ce qui n’est pas
montré. Pourquoi ? Parce Resnais voulait, en ne montrant qu’un aspect parmi les cent aspects d’une
même chose, être conscient de sa « faillite » de ne pouvoir en montrer qu’une parmi cent. Il s’en est
toujours, je crois, référé à ce drame, par excellence inévitable… Resnais savait ce qu’il voulait : il me
provoquait et je répondais dans son sens…
Image et son, n°128