Article en PDF - Culture (ULg)

Transcription

Article en PDF - Culture (ULg)
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Spirou a 75 ans !
e
Les éditions Dupuis fêtent en grandes pompes le 75 anniversaire de Spirou, à la fois l'hebdomadaire
e
et le personnage nés tous deux le 21 avril 1938. En plus du 53 épisode de la série, Dans les griffes de
e
la vipère, dessiné par Yoann sur un scénario Vehlmann, et du 13 tome de l'intégrale prévue en avril
(la première consacrée au duo Tome et Janry), paraissent deux albums extrêmement intéressants :
l'intégrale des planches dessinées par le créateur du personnage, Rob-Vel, et, rédigé par Christelle
et Bertrand Pissavy-Yvernault, le premier volume de La Véritable histoire de Spirou racontant sa
gestation, sa naissance et ses dix premières années. Parallèlement à ces publications, seront mis sur
pied tout au long de l'année 2013 un « Spirou tour » allant de Liège à Rennes en passant par Bruxelles,
Lille, Paris, Lausanne, Lyon, Montpelier, Bordeaux et Nantes, ainsi qu'une expo successivement visible
à Paris, Bruxelles et Angoulême.
Sur quelque 300 pages grand format riches d'une iconographie remarquable
(photos et autres documents d'époque), Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault racontent La Véritable
Histoire de Spirou en s'appuyant sur les multiples interviews réalisées au cours de leur enquête. Le
personnage et le journal naissent dans la tête d'un imprimeur installé à Marcinelle, non loin de Charleroi, Jean
Dupuis, qui édite déjà Le Moustique et Les Bonnes soirées. Le nom de Spirou, signifiant écureuil en wallon,
et plus largement un garçon espiègle, est trouvé au terme de longues réflexions et discussions. Et c'est sur
la suggestion de Charles, fils de Jean et lecteur du Journal de Toto, qu'il est fait appel à Robert Velter, dit
Rob-Vel. Ce dessinateur parisien qui a fait ses classes auprès de Martin Banner, le père de Bicot, est chargé
d'imaginer un personnage « typiquement belge ».
Pour la première fois, les planches qu'il dessinera jusqu'en 1943 sont réunies en un même volume d'un
intérêt historique exceptionnel, Spirou par Rob-Vel. Dans leur introduction, les deux auteurs racontent pourquoi
le dessinateur a fait de Spirou un groom. Fils d'un père maître d'hôtel dans la marine marchande, il a
effectué comme steward ou moniteur de jeux environ trois cents traversées transatlantiques à bord de bateaux
fréquentés par la jetset - Laurel et Hardy, Maurice Chevalier, Charlie Chaplin, Joséphine Baker - qu'il s'amusait
à croquer de son habile coup de crayon. Ces navires grouillaient de grooms dont l'un d'eux, lors d'une partie
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 08/02/2017
-1-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
de cache-cache, a trouvé la mort. Et quand il lui a fallu donner une fonction au nouvel héros, l'ancien marin
s'en est souvenu.
Poursuivant ses autres séries, Rob-Vel se fait aider par un illustrateur et
peintre liégeois installé à Paris, Luc Lafnet, qui meurt d'un cancer en septembre 1939. Pendant la drôle de
guerre, envoyé à Saint-Quentin dans l'Aisne, il parvient néanmoins à fournir des planches hebdomadaires,
secondé par sa femme Blanche. Mais en mai 1940, il est fait prisonnier et Dupuis demande alors à un jeune
Belge, Joseph Gillain, alias Jijé, de reprendre le personnage. Ce dessinateur très doué va assurer l'intérim
jusqu'au retour du soldat en mars 1941. Les communications entre Paris et Marcinelle étant aléatoires et
« suspendues aux visites parisiennes d'un émissaire muni d'un ausweis », l'éditeur rachète les droits du
personnage en décembre 1942. Cet arrangement satisfait également le Français pour qui les temps sont
difficiles, Le Journal de Toto ayant cessé de paraître. Il continue néanmoins à faire vivre Spirou jusqu'en
septembre 1943, date à laquelle le journal est interdit par l'occupant. Lorsqu'il reparaît en octobre 1945, c'est
Jijé qui, tout naturellement, relance la série. Mais pas longtemps : quelques mois plus tard, il la confie à un
tout jeune dessinateur récemment entré chez Dupuis, André Franquin, qui fera du groom un mythe. Franquin
est d'ailleurs à l'honneur avec une très belle Chronologie d'une œuvre publiée chez Marsu Production. Spirou
et Fantasio, bien sûr, mais aussi Gaston, Modeste et Pompon, Les idées noires et d'autres albums moins
connus y sont répertoriés et commentés année par année.
En 1946, au moment où Spirou change de main, Le Secret de l'Espadon, le premier épisode des aventures
de Blake et Mortimer imaginées par Edgar P. Jacobs, débute dans le tout nouveau Journal de Tintin.
Près de sept décennies plus tard, l'agent du contre-espionnage anglais et le futé professeur continuent
d'affronter vaillamment moult dangers au cœur des années 1950, grâce aux scénaristes Jean Van Hamme,
successivement épaulé par Ted Benoît, René Stern et Antoine Aubin, Yves Sente, accompagné d'André
Julliard, bientôt rejoints par Jean Dufaux, toujours avec Aubin (l'album est prévu pour la fin d'année).
Signé Sente et Juillard, Le Serment des cinq Lords est, en soi, un bon album. L'un après l'autre, quatre Lords
anglais sont assassinés et chaque crime est suivi du vol d'un objet dans un musée d'Oxford. Or William Blake,
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 08/02/2017
-2-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
lié à eux par un étrange serment en lien avec Lawrence d'Arabie, pourrait être la cinquième victime. Le scénario
est original en ce qu'il implique directement l'un des deux héros, et tant pis si le dessin parfois trop insistant
évente quelque peu le suspense. Mais là n'est pas le problème. Alors que, chez Jacobs, les intrigues étaient
intimement liées au duo, elle est ici plaquée sur eux. En d'autres termes, les héros de cet album auraient pu
être n'importe qui d'autre, cela n'aurait rien changé (et les quelques références à des épisodes précédents de
la série n'y font rien). Mais l'album aurait eu moins de succès. Ce qui confirme, une fois de plus, que la reprise
d'une telle série (comme d'ailleurs beaucoup d'autres, la pire étant Achille Talon) est pari quasi impossible.
Que ce n'est définitivement qu'une juteuse affaire éditoriale.
Erwin Dejasse est chercheur doctorant à l'ULg où il encadre, avec Frédéric Paques, un cours d'histoire
de la bande dessinée.
Dans quel contexte est né le Journal de Spirou en 1938 ?
e
Comme revue de bandes dessinées, il existait en Belgique Le Petit XX , où paraissaient les aventures
e
de Tintin, mais qui était le supplément du quotidien Le XX Siècle. Les éditions Dupuis, qui publiaient Le
Moustique, une revue familiale, et Les Bonnes Soirées, destinée aux femmes, le tout imprégné de bonne
morale catholique, ont l'idée de publier un magazine pour les enfants plus large que la simple bande dessinée
même si c'est celle-ci qui domine. Dans cette revue confessionnelle marquée par un esprit assez conservateur,
on trouve pourtant une subversion douce qui va imprégner en profondeur les mentalités.
Quelle est son importance dans l'histoire de la BD ?
Considérable. Elle a révélé énormément d'auteurs de premier plan comme Jijé, Peyo, Franquin, Morris,
Tillieux, etc. De l'après-guerre à la fin des années 1960, elle est d'une créativité extraordinaire, publiant des
séries qui appartiennent aujourd'hui à l'imaginaire collectif. Mais au début, comme la majorité des autres
revues de bandes dessinées de l'époque, elle publie un grand nombre de bandes dessinées américaines
comme Dick Tracy ou le western Red Ryder qui ne coûtent pas cher. Dans les années 1930, il y a en effet un
décalage énorme entre la sophistication de ces bandes dessinées et ce qui se fait en Europe francophone.
Contrairement à ce que l'on croit, ces bandes dessinées ne sont pas toujours destinées aux enfants. Dick
Tracy, par exemple, est un polar très violent. Dupuis a pourtant la volonté d'engager des dessinateurs belges,
même si Rob-Vel, qui invente le personnage de Spirou, est français. Mais, pendant la guerre, Jijé remplit une
bonne moitié du journal.
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 08/02/2017
-3-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Quel est l'apport de Franquin à la série ?
Énorme. L'œuvre charnière est, selon moi, Il y a un sorcier à Champignac [deuxième album de la série paru en
1951], sa première longue histoire écrite à partir d'un épais manuscrit du frère de Jijé, Henri Gillain. Franquin
commence à mettre en place son univers, il crée des personnages - le comte, le maire de Champignac - qui
seront récurrents. Son œuvre épouse remarquablement son époque. Elle est ponctuée de symboles de la
modernité, la Turbotraction de Spirou et Fantasio, le mobilier intérieur, les bases de Zorglub, etc. Elle est liée
à une époque, les années 50, et à une esthétique, le style atome, en référence à l'Atomium et à l'expo de
58. Franquin crée un univers extraordinairement cohérent. Un monde complexe existe derrière les images.
On sent que Franquin a pensé son univers au delà de ce qui est visible. Si on ouvre une porte, on sait qu'on
trouvera d'autres univers en puissance. Et le fait que l'histoire passe dans une revue, sur une ou deux pages
par semaine, l'oblige à donner beaucoup de choses au lecteur sur peu d'espace.
Il faut aussi parler de la virtuosité de son dessin…
Tout est pensé chez lui. Notamment comment restituer au mieux le mouvement dans une image fixe. Il a ainsi
créé des codes qui ont été repris par d'autres. Mais il n'est pas né ex-nihilo. Il y a eu Popeye, Félix le Chat,
Bicot de Martin Branner, toutes ces productions américaines d'avant-guerre qu'il a bien regardées.
En 1946, naît Le Journal de Tintin. On dit qu'il occupe le versant sérieux de la bande dessinée face à Spirou
davantage ouvert à l'humour.
Il y a un peu de vrai là-dedans même si ce ne sont pas deux blocs monolithiques. Hergé, qui est le directeur
artistique de Tintin, imprime sa patte qui est très forte et forge l'identité du journal. Martin, Jacobs ou
Vandersteen adoptent une esthétique se rapprochant de ce qu'on n'appelle pas encore la Ligne claire. Et
finalement, il n'y aura pas beaucoup de passages de dessinateurs entre les deux hebdos.
Quelle est l'importance d'Edgar P. Jacobs ?
La filiation entre Hergé et lui me semble assez évidente. Il a commencé dans Bravo où il continuait une
histoire de Flash Gordon d'Alex Raymond qui a marqué son style. Hergé l'engage comme assistant sur Tintin
au moment où les albums passent du noir et blanc à la couleur et sont partiellement redessinés. Dans les
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 08/02/2017
-4-
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
premiers numéros du journal Tintin, il vole un peu la vedette à Hergé avec Blake et Mortimer. Son dessin va
beaucoup évoluer, comme s'il était tiraillé entre Hergé et Alex Raymond. Le Mystère de la Grande Pyramide
est sans doute son album le plus hergéen. Il va progressivement aller vers une espèce de photo réalisme. À
l'origine, Jacobs est un chanteur d'opéra et apparemment il a longtemps hésité entre le dessin et le chant. Son
autobiographie s'appelle d'ailleurs Un opéra de papier. La dimension théâtrale, avec ses pavés de textes, ses
effets de manches, son suspense un peu prévisible, on la retrouve complètement dans son œuvre, c'est ce qui
fait sa poétique. Il faut accepter ces codes profondément non réalistes pour pleinement jouir de cette création.
Et que pensez-vous de la reprise de la série ?
En général, les reprises ne sont pas très intéressantes. Franquin est une exception, il a mis en place l'essentiel
de l'univers de Spirou. Il y a forcément des impératifs commerciaux là-derrière. La question qui se pose est
celle du positionnement du repreneur par rapport à la série. C'est un boulot assez schizophrène, je ne sais
pas si c'est tenable à long terme. C'est comme si le repreneur se réincarnait dans l'enveloppe du créateur
du personnage, cela ne peut que difficilement fonctionner. Quelle part de soi-même y mettre ? S'il y a une
reprise, il est plus intéressant de l'envisager comme une relecture. Avec Spirou, il y a eu une tentative dans ce
sens avec Chaland, mais ses deux histoires ont été interrompues car l'éditeur n'en voulait pas. Récemment,
il y a eu Le Journal d'un ingénu d'Émile Bravo.
Michel Paquot
Avril 2013
Michel Paquot est journaliste indépendant.
© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 08/02/2017
-5-