L`image dans le secret de l`atelier
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L`image dans le secret de l`atelier
JEAN-LOUIS FLECNIAKOSKA UFR Arts Université Marc Bloch, Strasbourg <j.fl[email protected]> L’image dans le secret de l’atelier A vant d’être offerte au regard de l’autre, toute image peinte est soumise au regard de celui qui la pense ou plus exactement la concocte – car c’est avant tout une histoire de peinture sinon de cuisine –, de celui qui la fait, la maîtrise ou la rejette. C’est dans le secret de l’atelier que l’image, issue de la matière, des limbes du figural et du figurable, émerge, s’impose, résiste, tel « un monstre à nourrir » disait Souriau face à celui qui de jeu, de ruse, de passion, de délectation, tout autant que de dégoût, de faillite et de revers, parviendra peut-être à ses fins. Il cherche l’image, se risque à la faire advenir et dès lors, se trouve seul devant elle, seul juge de sa présence, de sa pertinence ou de son inutilité. Ce premier regard n’a rien à voir avec la rencontre ; rencontre fulgurante ou attendue du spectateur dans un contexte donné (musée, lieu de culte, livre, etc.). Au contraire, il se construit de rien, de la forme du subjectile, du blanc du support, de la première macule, jusqu’au moment, si difficile, de livrer l’œuvre au regard d’autrui. Ce qui se trame dans l’atelier se trame dans le silence du face à face, dans l’effervescence du faire, dans le secret d’un lieu rempli de bribes de mémoire visuelle, d’images collectionnées, déjà faites, en cours ou encore à venir. Le peintre accueille, convoque, et espère les images comme le suggère très 14 bien Vincent Bioulès, dans « Note sur ma peinture » : « Notre nouvelle maison s’ouvrait sur un jardin, sur une allée de cyprès à l’italienne, sur d’amples marronniers qui, l’été venant, font l’ombre noire et presque angoissante. Par la fenêtre de la salle à manger, le soir, on peut voir le soleil tomber entre les cyprès. Le ciel est soit peuplé de grands nuages dramatiques, soit de cuivre fourbi, étincelant, soit d’un rose glacé où s’avance, dès les premiers jours de février, l’amandier aux pieds nus. Aussitôt, derrière ces fenêtres, ont défilé tous les tableaux aimés. Des oiseaux noirs ont quitté les Très Riches Heures du duc de Berry pour se poser sur la neige de la cour, les pins parasols de Botticelli se sont glissés entre les cyprès comme des décors de théâtre, le soleil de Van Gogh flambe taciturne tel un brûlot suspendu dans les arbres ; en juillet, dans la grande coulée verte peinte par Matisse, un arrosoir en matière plastique jaune nous vient de l’Orient. Il fallait ordonner tous ces signes, toutes ces images et faire à leur tour des objets disposés dans la maison : la table Louis XIII, les chandeliers de bronze en forme de serpent, la soupière d’Avignon à l’émail aussi lourd et gras qu’une palette de peintre, les éléments choisis d’un vocabulaire et, de la mêlée des Jean-Louis Flecniakoska souvenirs et des tableaux, le flux d’une syntaxe capable d’ordonner le tout. »1 Même s’il est des exceptions, comme Picasso qui laissait volontairement ses œuvres à la critique de ses visiteurs, les images sont appréhendées de manière peu coutumière par le seul maître des lieux, le peintre. Celui qui passe là, le visiteur, est toujours un intrus. Il est toujours sous haute surveillance. Ici, on ne fouille pas, on ne retourne pas une image que le peintre boude aujourd’hui, on ne s’autorise aucun jugement sur des images jetées à la poubelle. « (…) Je ne supporte pas – disait Joan Mitchell lors d’une interview avec Catherine Lawless – que celui ou celle qui entre, prenne la liberté de retourner les tableaux que j’ai cachés contre le mur. A-t-on cette désinvolture et cette indiscrétion envers les manuscrits disposés sur le bureau d’un écrivain ? »2 Non, le regard de l’autre ne peut aller que vers des images dont le peintre a, en quelque sorte, fait le deuil: celles qui peuvent quitter l’atelier. Et encore, on se souvient de l’anecdote relatée par Valéry dans Degas Danse Dessin à propos du comportement de Degas. « Quand il retrouvait une œuvre de lui, plus ou moins ancienne, il avait toujours envie de la remettre sur le chevalet et de la remanier. C’est ainsi que, revoyant constamment chez mon père un délicieux pastel que celui-ci avait acquis et qu’il aimait beaucoup, Degas fut pris de son habituel et impérieux besoin de retoucher le tableau. Il y revenait sans cesse et, de guerre lasse, mon père finit par lui laisser emporter l’objet. On ne le revit jamais. Mon père demandait souvent des nouvelles de son cher pastel ; Degas répondait d’une façon dilatoire, mais il dut finir par avouer son crime ; il avait complètement démoli l’œuvre à lui confiée pour une simple retouche. Désespoir de mon père qui ne s’est jamais consolé d’avoir laissé détruire un objet qu’il aimait tant. »3 Cet attachement aux tableaux ne relève pas d’un culte particulier pour ses propres œuvres mais plutôt d’une impossible dépossession. Le peintre étant lui-même possédé par la présence des images dont il ne vient jamais à bout ou dont il ne sera jamais satisfait. Une peinture arrêtée L'image dans le secret de l'atelier n’est au fond jamais inachevée, elle est suspendue, elle est en suspens. Le peintre n’a pas atteint son dessein que l’œuvre l’a déjà médusé de sa présence. Elle coupe court au travail en train et s’impose de manière inouïe dans l’œuvre du peintre qui, de ces moments de peinture, bâtit ce que l’on a coutume d’appeler la collection de l’artiste. Désir, jouissance, connivence, mais aussi frustration, impuissance, jalousie voire destruction dans ce rapport quasi amoureux entre le peintre et ses images. Attardons-nous sur quelques aspects secrets de ces rapports complexes qu’entretient le peintre seul, dans son antre, avec les images, avant qu’elles ne soient données à voir. Le désir du peintre : faire un tableau unique ■ Tout commence par le désir de faire une image. Que signifie faire une image de plus dans notre monde ? On peut se poser la question. En quoi en effet, le projet s’impose-t-il comme un possible trajet, comme une aventure portée par une intense persuasion de singularité et un perpétuel constat d’échec ? Retourner à l’atelier, c’est être en quête de l’inaccessible image. « Nos vies sont à la fois très banales et très étonnantes. C’est dans ce sens là – affirme Vincent Bioulès – que je dis que la peinture ne m’a jamais déçu, c’est-àdire que je n’ai envie de peindre que ce qui a déjà été peint, mais que je crois en même temps qu’aucune peinture préexistante ne peut remplacer la peinture que j’essaye de faire ».4 Nicolas de Staël, Jackson Pollock et bien d’autres n’ont, un jour, plus eu de raison de retourner à l’atelier. D’autres, comme Gauguin, ont su décrire « le labyrinthe du peintre » dans un court texte intitulé : « Le tableau que je veux faire » dont voici quelques fragments : « Il a six mètres de long, deux de haut. Pourquoi ces mesures ? Parce que c’est toute la largeur de mon atelier et pour la hauteur, je ne peux travailler sans fatigue extrême. La toile est déjà tendue, préparée, lissée avec soin : pas un nœud, pas un pli, pas une tache. Pensez donc, ce sera un chef-d’œuvre. Au coup d’œil géométrique la composition de lignes partira du milieu, lignes elliptiques d’abord, puis ondulant jusqu’aux extrémités. La figure principale sera une femme se transformant en statue, conservant la vie pourtant, mais devenant idole. La figure se détachera sur un bouquet d’arbres comme il n’en pousse pas sur la terre mais dans le paradis. […] L’aspect du tableau doit être grave comme une évocation religieuse, mélancolique, et gaie comme les enfants. Ah ! J’oubliais : j’y veux aussi d’adorables petits cochons noirs reniflant du groin les bonnes choses que l’on mangera, signalant leur envie par des rires de la queue. Mes personnages seront grandeur nature au premier plan, mais voilà, les règles de perspective vont me forcer à un horizon très élevé et ma toile n’a que deux mètres de haut, je ne pourrai alors développer les superbes manguiers de mon jardin. Comme c’est difficile la peinture ! Je marcherai à pieds joints sur les règles et je serai lapidé. »5 On le voit, la quête de Gauguin est bien de faire un tableau jamais fait et pour le faire, il faut à la fois bousculer le programme iconographique en écartant les modèles, mettre en tension des données coloristiques antinomiques, bousculer les règles de la perspective, faire des sacrifices, bien sûr, et espérer que l’ensemble existe et soit en mesure de capter le regard d’autrui devant une image à l’« alchimie » inconcevable avant la rencontre. De manière lapidaire, moins dramatique mais non sans humour, Picasso dit « Si tu crois que tu n’as pas raté ton tableau, retourne à l’atelier et tu verras que ton tableau est raté. » L’atelier comme lieu d’accueil ■ Alors on recommence, et l’atelier se remplit. Le stockage est un casse-tête pour les artistes mais ils ne peuvent s’y soustraire. Les œuvres s’accumulent jour après jour laissant les traces de l’aventure qui se déroule. Couche après couche, c’est la sédimentation d’une oeuvre qui habite l’atelier. La peinture en cours n’est autre que la nécessaire suite de la pré15 cédente. Ne dit-on pas que le peintre ne cesse de faire le même tableau ? En quête sans doute d’une impossible image, celle bien sûr, que l’on fera demain. Picasso envahissait les espaces de travail comme les espaces de vie. On sait combien les lieux, les ateliers de Picasso ont été en parfaite adéquation avec sa vie affective. Chaque compagne envahit sa vie comme son œuvre. Toutes les images envahissent l’espace en se succédant, s’engendrant les unes les autres dans un environnement conçu autour de l’égérie. Ainsi, de quelques signes saisis sur le visage de Jacqueline Roque naîtront dessins, peintures, sculptures où plus que la ressemblance évidente, s’affirmera un style. Ainsi, tout l’environnement est pris au piège du charme du mobile/modèle/motif. Les objets, parfois même des «riens» finissent par s’inscrire dans cet univers. L’atelier travaille. En 1905-1906, Matisse peint La joie de vivre. Dessins préparatoires, reprise de figures de Luxe, calme et volupté (1904) font partie de la constitution de l’œuvre. Mais ce qui est plus fondamental dans cette peinture qui, bien entendu, se nourrit de nombreuses références tant mythologiques que picturales, c’est la mise en place du monde matissien : figures sensuellement détourées, ligne serpentine, plénitude des formes, couleurs, ordonnance décorative y sont inscrites comme origine de tout ce qui va suivre. La danse de 1907, puis celle de 1910, que l’on retrouve dans Capucines à la danse I, Le nu bleu (souvenir de Biskra), que l’on retrouve aussi sous la forme d’une sculpture aux dimensions savamment adaptées dans Poissons rouges et sculpture dans laquelle se retrouve le rideau jaune qui deviendra plus tard le rideau égyptien. Tout est ici lié à l’atelier, véritable décor pour les œuvres à venir. Tout s’enchevêtre un peu comme pour garder les images dans le lieu de leur avènement. L’atelier ouvre sur des ailleurs qui ne sont que des images piégées à la frontalité d’un mur, à la réflexion d’un miroir, au clin d’œil d’un accessoire, d’un tissu, voire simplement d’une courbe. L’espace de l’atelier fait ici corps avec les images qui le charpentent et l’ornent. Comme Giacometti le fit en son temps, Bacon prolongeait son univers sur les murs de l’atelier marquant ainsi l’espace de la création. L’attachement au lieu, par son envahissement d’images, est une des caractéristiques du comportement des artistes qui, ainsi, se construisent un univers de leurs propres formes et images mais aussi de leurs ingrédients, de leurs restes, de leurs déjections. Car, tout ici est en relation. L’atelier comme lieu d’images en effervescence ■ L’atelier n’est pas une bibliothèque mais une réserve d’images en perpétuel remaniement. Les images n’y sont pas seulement consultées, elles y sont manipulées, utilisées, maculées, maltraitées, accumulées selon un ordre propre à ce qui se trame à un moment précis. Prédateur par nature, le peintre a besoin de créer en compagnie d’images ambassadrices d’autres peintres, d’autres cultures. Les associations n’appartiennent qu’à la création. Photographies, reproductions d’œuvres, coupures de journaux, formes insolites, échantillons de tissus, objets ethnographiques ou petits riens, tout se mixe ici sans référence orthodoxe à un temps historique, à une aire géographique et culturelle. Les photographies de l’atelier de Bacon sont connues pour l’immense brassage d’images qui semble être permanent. L’état des reliures des ouvrages de référence, les amas de photographies, les images froissées et jetées au sol comme autant de restes d’un intérêt fugace montrent qu’ici les images ne sont pas seulement objets de connaissance mais objets participant à l’élaboration d’un monde. C’est ce qu’explique François Rouan à propos de son travail en 1991 : « Je brode à partir de tableaux et de photographies. J’habille et déshabille les modèles des autres à mon gré. (…) Elles forment mon matériel de base. A mesure qu’elles se multiplient, il me semble que je cherche à formuler quelque chose que je ne sais pas désigner ; que j’épelle, que je balbutie des voyelles, puis des mots. L’atelier se remplit peu à peu et quand ça y est, quand j’ai avancé, je fais mes tableaux avec cette masse qui l’encombre. Ils s’assemblent par une circulation de sensations, par touches fragmentaires qui s’articulent les unes aux autres d’une 16 Revue des Sciences Sociales, 2005, n° 34, “Le rapport à l’image” façon que je ne maîtrise pas. A dire vrai même, c’est un bordel incroyable. »6 Un fauteuil pour prendre le temps de regarder ■ Au milieu de ce capharnaüm fabriqué, en quelque sorte pour faire exister de possibles images, le fauteuil du peintre trône en bonne place. C’est de là que tout va s’articuler. C’est là que le faiseur d’images passe le plus clair de son temps, plus longtemps assis à scruter, contempler, à apprivoiser le travail en cours qu’à gesticuler. Le fauteuil à bascule de Picasso, le fauteuil roulant de Matisse, le fauteuil confortable de Sam Francis ou l’inénarrable rocking chair de Willem de Kooning sont là pour rappeler le temps consacré au regard sur le travail en cours, sur les oeuvres au pilori, installées sur un chevalet, le long d’un mur, adossées à un meuble ou au sol, ruisselantes encore, à l’épreuve du jugement critique de leur auteur pour être poursuivies ou abandonnées, reprises pour ainsi dire jusqu’à être achevées dans les deux sens du terme. Le moment décisif ■ Le comportement du peintre à l’égard des images est à la fois de l’ordre de la vénération et à la fois de l’ordre de la subversion. Il n’y a pas d’interdit dans l’atelier. Les images y sont tout autant contemplées, soumises à la plus grande attention, jusqu’à l’excès, que maltraitées déchirées, maculées, voire détruites ou brûlées. Image stéréotypée du peintre romantique qui lacère ou brûle ses toiles certes, mais pratique que certains artistes maîtrisent parfaitement et qui fait, en quelque sorte, partie de la démarche artistique. Sait-on par exemple que Pincemin – dont les toiles de l’époque étaient très fortement cotées – prit le risque, à l’insu de tout regard, de recouvrir ses toiles aux glacis sublimes, de graphismes et de peinture boueuse maladroitement torchée. On imagine l’effroi des collectionneurs et des marchands devant ce geste iconoclaste. Jean-Louis Flecniakoska Sait-on par ailleurs que Willem De Kooning, alors atteint de la maladie d’Alzheimer s’est vu retirer le droit d’intervenir sur toutes les œuvres qui étaient encore en sa possession. Il est vrai que toute sa vie il détruisait beaucoup et mentionnait « ne pas détruire » sur les œuvres à garder. C’est dire à quel point l’atelier est un lieu immaîtrisable pour qui y est étranger autrement qu’en mettant l’œuvre sous séquestre. Sait-on enfin que Pierre Soulages a installé, à proximité de son atelier de Sète, un « crématorium » pour y jeter sans qu’aucun spéculateur ne puisse s’y opposer, toutes les images qu’il juge incontrôlables, car hors de son dessein. C’est le lieu de l’exigence. « Il est des toiles que l’on brûle – écrit Maïten Bouisset – parce que l’on ne saurait les accepter ni pour soi ni pour les autres, puisque comme l’a souvent dit le peintre (Pierre Soulages) « la réalité d’une œuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde ». Voilà un aperçu de la situation paradoxale du faiseur d’images et la manière dont il se débat avec elles, dans son atelier, ce lieu qui « n’intéresse personne – dit Tony Grand car, poursuit-il – Si on enlève le folklore, l’atelier c’est un truc spécial, où personne ne comprend rien, pas même l’auteur. Ce sont des lieux à géométrie variable pas du tout explicites ».7 L'image dans le secret de l'atelier Notes 1. Vincent Bioulès, Peindre entre les lignes, Ecrits d’artistes, énsb-a, 1995, p. 64-65. 2. Catherine Lawless, Artistes et ateliers, Jacqueline Chambon, 1990, p. 16. 3. Paul Valery, Degas Danse Dessin, dans Oeuvres complètes, La pléiade, t. II, p. 1232-1233. 4. Vincent Bioulès, « Entretien avec Catherine Millet », Art Press, n° 102, avril 1986, repris dans Peindre entre les lignes, Ecrits d’artistes, énsb-a, Paris, 1995, p. 89-90. 5. Paul Gauguin, « Diverses choses » (1896-97), dans Oviri, écrits d’un sauvage, Gallimard, 1974, p. 165-166. 6. Entretien avec Philippe Dagen, « François Rouan dans le labyrinthe », série « Chez les peintres », Le Monde, 18-19 août 1991. 7. Catherine Lawless, Artistes et ateliers, Jacqueline Chambon, 1990, p. 177. 17